LA MYSTÉRIEUSE AFFAIRE DE STYLES Agatha Christie

— Certes, et j’ai fort bien compris votre accablement.

— Pardonnez-moi, mon bon ami, mais j’ai bien peur que vous n’ayez rien compris du tout… Je me demandais s’il convenait que j’innocente John Cavendish d’entrée de jeu. J’avais tous les atouts en main pour le faire… mais il m’aurait été plus difficile ensuite de confondre les véritables coupables. Jusqu’au dernier moment, ceux-ci se sont complètement trompés sur ma position, ce qui explique en bonne partie ma réussite.

— Vous voulez dire que vous auriez pu éviter à John Cavendish l’épreuve d’un procès ?

— Oui, mon bon ami. Mais j’ai finalement décidé de privilégier le bonheur d’une femme. Seule la terrible épreuve qu’ils viennent de subir pouvait réunir ces deux âmes fières.

Je regardai mon ami avec ahurissement. Quel aplomb colossal chez ce petit homme ! Qui d’autre que lui eût laissé accuser un homme de meurtre dans le seul but de restaurer son bonheur conjugal ?

— Je lis dans vos pensées, mon bon ami ! dit-il avec un sourire. Non, personne hormis Hercule Poirot n’aurait osé prendre un tel risque ! Mais vous avez tort de lui en faire grief : le bonheur d’une femme, et d’un homme, est le bien le plus précieux au monde.

À ces mots, je me remémorai les événements qui avaient précédé cette conversation. Livide, au dernier degré de l’épuisement, Mary Cavendish était étendue sur le canapé. Elle attendait quelque chose… Puis un coup de sonnette s’était fait entendre au rez-de-chaussée, et elle s’était levée d’un bond. Poirot avait ouvert la porte et son regard avait rencontré celui, implorant, de la jeune femme. Il avait alors hoché doucement la tête.

— Oui, madame, avait-il dit, je vous l’ai ramené.

Puis il s’était écarté pour laisser le passage à John et, tandis que nous nous éclipsions, j’avais surpris le feu qui brûlait dans les yeux de Mary Cavendish que son époux serrait dans ses bras.

— Peut-être avez-vous raison, Poirot, dis-je, radouci. C’est le bien le plus précieux au monde…

On frappa soudain à la porte, et la tête de Cynthia parut dans l’entrebâillement :

— Je… je voulais juste…

— Entrez donc, m’empressai-je de dire en me levant. Elle entra mais ne fit pas mine de s’asseoir.

— Je venais simplement pour vous dire…

— Oui ?

Elle tortillait quelque chose dans ses mains.

— Vous êtes deux amours, voilà ! dit-elle enfin.

Sur quoi elle m’embrassa, embrassa Poirot et sortit de la pièce en courant.

— Qu’est-ce que diable cela peut bien signifier ? demandai-je, éberlué.

Recevoir un baiser de Cynthia était certes très agréable, mais cette démonstration publique avait quelque peu gâté mon plaisir.

— Cela signifie qu’elle vient de se rendre compte que Mr Lawrence ne la déteste pas autant qu’elle le pensait, répondit Poirot avec le plus grand sérieux.

— Mais…

— Justement, voici l’intéressé.

À ce moment, en effet, Lawrence passa devant la porte entrouverte.

— Eh bien, Mr Lawrence ! lança Poirot. Il semblerait que vous méritiez quelques félicitations, non ?

Lawrence rougit puis réussit à sourire d’un air penaud. En vérité, l’homme amoureux offre un spectacle bien ridicule ! Le trouble de Cynthia, en revanche, m’avait paru tout à fait touchant.

Je soupirai.

— Qu’avez-vous, mon bon ami ?

— Oh, rien ! dis-je, morose. Ces deux femmes sont exquises !

— Et ni l’une ni l’autre n’est pour vous, n’est-ce pas ? compléta Poirot. Mais quelle importance, mon bon ami ? Consolez-vous : bientôt, peut-être, une nouvelle enquête nous réunira. Et alors qui sait…

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