Quant aux autres, absorbés dans leur travail jour et nuit, ils ne lisaient les journaux ni n’entendaient la radio. Et si on leur annonçait un résultat, ils faisaient mine de s’y intéresser, mais ils l’accueillaient en fait avec cette indifférence distraite qu’on imagine aux combattants des grandes guerres, épuisés de travaux, appliqués seulement à ne pas défaillir dans leur devoir quotidien et n’espérant plus ni l’opération décisive, ni le jour de l’armistice.
Grand, qui continuait à effectuer les calculs nécessités par la peste, eût certainement été incapable d’en indiquer les résultats généraux. Au contraire de Tarrou, de Rambert et de Rieux, visiblement durs à la fatigue, sa santé n’avait jamais été bonne. Or, il cumulait ses fonctions d’auxiliaire à la mairie, son secrétariat chez Rieux et ses travaux nocturnes. On pouvait le voir ainsi dans un continuel état d’épuisement, soutenu par deux ou trois idées fixes, comme celle de s’offrir des vacances complètes après la peste, pendant une semaine au moins, et de travailler alors de façon positive, « chapeau bas », à ce qu’il avait en train. Il était sujet aussi à de brusques attendrissements et, dans ces occasions, il parlait
volontiers de Jeanne à Rieux, se demandait où elle pouvait être au moment même, et si, lisant les journaux, elle pensait à lui. C’est avec lui que Rieux se surprit un jour à parler de sa propre femme sur le ton le plus banal, ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là. Incertain du crédit qu’il fallait attacher aux télégrammes toujours rassurants de sa femme, il s’était décidé à câbler au médecin-chef de l’établissement où elle se soignait. En retour, il avait reçu l’annonce d’une aggravation dans l’état de la malade et l’assurance que tout serait fait pour enrayer les progrès du mal. Il avait gardé pour lui la nouvelle et il ne s’expliquait pas, sinon par la fatigue, comment il avait pu la confier à Grand. L’employé, après lui avoir parlé de Jeanne, l’avait questionné sur sa femme et Rieux avait répondu. « Vous savez, avait dit Grand, ça se guérit très bien maintenant. » Et Rieux avait acquiescé, disant simplement que la séparation commençait à être longue et que lui aurait peut-être aidé sa femme à triompher de sa maladie, alors qu’aujourd’hui, elle devait se sentir tout à fait seule. Puis il s’était tu et n’avait plus répondu qu’évasivement aux questions de Grand.
Les autres étaient dans le même état. Tarrou résistait mieux, mais ses carnets montrent que si sa curiosité n’avait pas diminué de profondeur, elle avait perdu de sa diversité. Pendant toute cette période, en effet, il ne s’intéressait apparemment qu’à Cottard. Le soir, chez Rieux, où il avait fini par s’installer depuis que l’hôtel avait été transformé en maison de quarantaine, c’est à peine s’il écoutait Grand ou le docteur énoncer les résultats. Il ramenait tout de suite la conversation sur les
petits détails de la vie oranaise qui l’occupaient généralement.
Quant à Castel, le jour où il vint annoncer au docteur que le sérum était prêt, et après qu’ils eurent décidé de faire le premier essai sur le petit garçon de M. Othon qu’on venait d’amener à l’hôpital et dont le cas semblait désespéré à Rieux, celui-ci communiquait à son vieil ami les dernières statistiques, quand il s’aperçut que son interlocuteur s’était endormi profondément au creux de son fauteuil. Et devant ce visage où, d’habitude, un air de douceur et d’ironie mettait une perpétuelle jeunesse et qui, soudain abandonné, un filet de salive rejoignant les lèvres entrouvertes, laissait voir son usure et sa vieillesse, Rieux sentit sa gorge se serrer.
C’est à de telles faiblesses que Rieux pouvait juger de sa fatigue. Sa sensibilité lui échappait. Nouée la plupart du temps, durcie et desséchée, elle crevait de loin en loin et l’abandonnait à des émotions dont il n’avait plus la maîtrise. Sa seule défense était de se réfugier dans ce durcissement et de resserrer le nœud qui s’était formé en lui. Il savait bien que c’était la bonne manière de continuer. Pour le reste, il n’avait pas beaucoup d’illusions et sa fatigue lui ôtait celles qu’il conservait encore. Car il savait que, pour une période dont il n’apercevait pas le terme, son rôle n’était plus de guérir. Son rôle était de diagnostiquer. Découvrir, voir, décrire, enregistrer, puis condamner, c’était sa tâche. Des épouses lui prenaient le poignet et hurlaient : « Docteur, donnez-lui la vie ! » Mais il n’était pas là pour donner la vie, il était là pour ordonner l’isolement. À quoi servait la haine qu’il lisait alors sur les
visages ? « Vous n’avez pas de cœur », lui avait-on dit un jour. Mais si, il en avait un. Il lui servait à supporter les vingt heures par jour où il voyait mourir des hommes qui étaient faits pour vivre. Il lui servait à recommencer tous les jours. Désormais, il avait juste assez de cœur pour ça. Comment ce cœur aurait-il suffi à donner la vie ?
Non, ce n’étaient pas des secours qu’il distribuait à longueur de journée, mais des renseignements. Cela ne pouvait pas s’appeler un métier d’homme, bien entendu. Mais, après tout, à qui donc, parmi cette foule terrorisée et décimée, avait-on laissé le loisir d’exercer son métier d’homme ? C’était encore heureux qu’il y eût la fatigue. Si Rieux avait été plus frais, cette odeur de mort partout répandue eût pu le rendre sentimental. Mais quand on n’a dormi que quatre heures, on n’est pas sentimental. On voit les choses comme elles sont, c’est-à-dire qu’on les voit selon la justice, la hideuse et dérisoire justice. Et les autres, les condamnés, le sentaient bien eux aussi. Avant la peste, on le recevait comme un sauveur. Il allait tout arranger avec trois pilules et une seringue, et on lui serrait le bras en le conduisant le long des couloirs. C’était flatteur, mais dangereux. Maintenant, au contraire, il se présentait avec des soldats, et il fallait des coups de crosse pour que la famille se décidât à ouvrir. Ils auraient voulu l’entraîner et entraîner l’humanité entière avec eux dans la mort. Ah ! il était bien vrai que les hommes ne pouvaient pas se passer des hommes, qu’il était aussi démuni que ces malheureux et qu’il méritait ce même tremblement de pitié qu’il laissait grandir en lui lorsqu’il les avait quittés.
C’était du moins, pendant ces interminables semaines, les pensées que le docteur Rieux agitait avec celles qui concernaient son état de séparé. Et c’était aussi celles dont il lisait les reflets sur le visage de ses amis. Mais le plus dangereux effet de l’épuisement qui gagnait, peu à peu, tous ceux qui continuaient cette lutte contre le fléau n’était pas dans cette indifférence aux événements extérieurs et aux émotions des autres, mais dans la négligence où ils se laissaient aller. Car ils avaient tendance alors à éviter tous les gestes qui n’étaient pas absolument indispensables et qui leur paraissaient toujours au-dessus de leurs forces. C’est ainsi que ces hommes en vinrent à négliger de plus en plus souvent les règles d’hygiène qu’ils avaient codifiées, à oublier quelques-unes des nombreuses désinfections qu’ils devaient pratiquer sur eux-mêmes, à courir quelquefois, sans être prémunis contre la contagion, auprès des malades atteints de peste pulmonaire, parce que, prévenus au dernier moment qu’il fallait se rendre dans les maisons infectées, il leur avait paru d’avance épuisant de retourner dans quelque local pour se faire les instillations nécessaires. Là était le vrai danger, car c’était la lutte elle-même contre la peste qui les rendait alors le plus vulnérables à la peste, ils pariaient en somme sur le hasard et le hasard n’est à personne.
Il y avait pourtant dans la ville un homme qui ne paraissait ni épuisé, ni découragé, et qui restait l’image vivante de la satisfaction. C’était Cottard. Il continuait à se tenir à l’écart, tout en maintenant ses rapports avec les autres. Mais il avait choisi de voir Tarrou aussi souvent
que le travail de celui-ci le permettait, d’une part, parce que Tarrou était bien renseigné sur son cas et, d’autre part, parce qu’il savait accueillir le petit rentier avec une cordialité inaltérable. C’était un miracle perpétuel, mais Tarrou, malgré le labeur qu’il fournissait, restait toujours bienveillant et attentif. Même lorsque la fatigue l’écrasait certains soirs, il retrouvait le lendemain une nouvelle énergie. « Avec celui-là, avait dit Cottard à Rambert, on peut causer, parce que c’est un homme. On est toujours compris. »
C’est pourquoi les notes de Tarrou, à cette époque, convergent peu à peu sur le personnage de Cottard. Tarrou a essayé de donner un tableau des réactions et des réflexions de Cottard, telles qu’elles lui étaient confiées par ce dernier ou telles qu’il les interprétait. Sous la rubrique « Rapports de Cottard et de la peste », ce tableau occupe quelques pages du carnet et le narrateur croit utile d’en donner ici un aperçu. L’opinion générale de Tarrou sur le petit rentier se résumait dans ce jugement :
« C’est un personnage qui grandit. » Apparemment du reste, il grandissait dans la bonne humeur. Il n’était pas mécontent de la tournure que prenaient les événements. Il exprimait quelquefois le fond de sa pensée, devant Tarrou, par des remarques de ce genre : « Bien sûr, ça ne va pas mieux. Mais du moins, tout le monde est dans le bain. »
« Bien entendu, ajoutait Tarrou, il est menacé comme les autres, mais justement, il l’est avec les autres. Et ensuite, il ne pense pas sérieusement, j’en suis sûr, qu’il puisse être atteint par la peste. Il a l’air de vivre sur cette
idée, pas si bête d’ailleurs, qu’un homme en proie à une grande maladie, ou à une angoisse profonde, est dispensé du même coup de toutes les autres maladies ou angoisses. “Avez-vous remarqué, m’a-t-il dit, qu’on ne peut pas cumuler les maladies ? Supposez que vous ayez une maladie grave ou incurable, un cancer sérieux ou une bonne tuberculose, vous n’attraperez jamais la peste ou le typhus, c’est impossible. Du reste, ça va encore plus loin, parce que vous n’avez jamais vu un cancéreux mourir d’un accident d’automobile.” Vraie ou fausse, cette idée met Cottard en bonne humeur. La seule chose qu’il ne veuille pas, c’est être séparé des autres. Il préfère être assiégé avec tous que prisonnier tout seul. Avec la peste, plus question d’enquêtes secrètes, de dossiers, de fiches, d’instructions mystérieuses et d’arrestation imminente. À proprement parler, il n’y a plus de police, plus de crimes anciens ou nouveaux, plus de coupables, il n’y a que des condamnés qui attendent la plus arbitraire des grâces, et, parmi eux, les policiers eux-mêmes. » Ainsi Cottard, et toujours selon l’interprétation de Tarrou, était fondé à considérer les symptômes d’angoisse et de désarroi que présentaient nos concitoyens avec cette satisfaction indulgente et compréhensive qui pouvait s’exprimer par un : « Parlez toujours, je l’ai eue avant vous. »
« J’ai eu beau lui dire que la seule façon de ne pas être séparé des autres, c’était après tout d’avoir une bonne conscience, il m’a regardé méchamment et il m’a dit : “Alors, à ce compte, personne n’est jamais avec personne.” Et puis : “Vous pouvez y aller, c’est moi qui vous le dis. La seule façon de mettre les gens ensemble,
c’est encore de leur envoyer la peste. Regardez donc autour de vous.” Et en vérité, je comprends bien ce qu’il veut dire et combien la vie d’aujourd’hui doit lui paraître confortable. Comment ne reconnaîtrait-il pas au passage les réactions qui ont été les siennes ; la tentative que chacun fait d’avoir tout le monde avec soi ; l’obligeance qu’on déploie pour renseigner parfois un passant égaré et la mauvaise humeur qu’on lui témoigne d’autres fois ; la précipitation des gens vers les restaurants de luxe, leur satisfaction de s’y trouver et de s’y attarder ; l’affluence désordonnée qui fait queue, chaque jour, au cinéma, qui remplit toutes les salles de spectacle et les dancings eux- mêmes, qui se répand comme une marée déchaînée dans tous les lieux publics ; le recul devant tout contact, l’appétit de chaleur humaine qui pousse cependant les hommes les uns vers les autres, les coudes vers les coudes et les sexes vers les sexes ? Cottard a connu tout cela avant eux, c’est évident. Sauf les femmes, parce qu’avec sa tête… Et je suppose que lorsqu’il s’est senti près d’aller chez les filles, il s’y est refusé, pour ne pas se donner un mauvais genre qui, par la suite, eût pu le desservir.
« En somme, la peste lui réussit. D’un homme solitaire et qui ne voulait pas l’être, elle fait un complice. Car visiblement c’est un complice et un complice qui se délecte. Il est complice de tout ce qu’il voit, des superstitions, des frayeurs illégitimes, des susceptibilités de ces âmes en alerte ; de leur manie de vouloir parler le moins possible de la peste et de ne pas cesser cependant d’en parler ; de leur affolement et de leurs pâleurs au moindre mal de tête depuis qu’ils savent que la maladie
commence par des céphalées ; et de leur sensibilité irritée, susceptible, instable enfin, qui transforme en offense des oublis et qui s’afflige de la perte d’un bouton de culotte. »
Il arrivait souvent à Tarrou de sortir le soir avec Cottard. Il racontait ensuite, dans ses carnets, comment ils plongeaient dans la foule sombre des crépuscules ou des nuits, épaule contre épaule, s’immergeant dans une masse blanche et noire où, de loin en loin, une lampe mettait de rares éclats, et accompagnant le troupeau humain vers les plaisirs chaleureux qui le défendaient contre le froid de la peste. Ce que Cottard, quelques mois auparavant, cherchait dans les lieux publics, le luxe et la vie ample, ce dont il rêvait sans pouvoir se satisfaire, c’est-à-dire la jouissance effrénée, un peuple entier s’y portait maintenant. Alors que le prix de toutes choses montait irrésistiblement, on n’avait jamais tant gaspillé d’argent, et quand le nécessaire manquait à la plupart, on n’avait jamais mieux dissipé le superflu. On voyait se multiplier tous les jeux d’une oisiveté qui n’était pourtant que du chômage. Tarrou et Cottard suivaient parfois, pendant de longues minutes, un de ces couples qui, auparavant, s’appliquaient à cacher ce qui les liait et qui, à présent, serrés l’un contre l’autre, marchaient obstinément à travers la ville, sans voir la foule qui les entourait, avec la distraction un peu fixe des grandes passions. Cottard s’attendrissait : « Ah ! les gaillards ! » disait-il. Et il parlait haut, s’épanouissait au milieu de la fièvre collective, des pourboires royaux qui sonnaient autour d’eux et des intrigues qui se nouaient devant leurs
yeux.
Cependant, Tarrou estimait qu’il entrait peu de méchanceté dans l’attitude de Cottard. Son « J’ai connu ça avant eux » marquait plus de malheur que de triomphe.
« Je crois, disait Tarrou, qu’il commence à aimer ces hommes emprisonnés entre le ciel et les murs de leur ville. Par exemple, il leur expliquerait volontiers, s’il le pouvait, que ce n’est pas si terrible que ça : “Vous les entendez, m’a-t-il affirmé : après la peste je ferai ceci, après la peste je ferai cela… Ils s’empoisonnent l’existence au lieu de rester tranquilles. Et ils ne se rendent même pas compte de leurs avantages. Est-ce que je pouvais dire, moi : après mon arrestation, je ferai ceci ? L’arrestation est un commencement, ce n’est pas une fin. Tandis que la peste… Vous voulez mon avis ? Ils sont malheureux parce qu’ils ne se laissent pas aller. Et je sais ce que je dis.”
« Il sait en effet ce qu’il dit, ajoutait Tarrou. Il juge à leur vrai prix les contradictions des habitants d’Oran qui, dans le même temps où ils ressentent profondément le besoin de chaleur qui les rapproche, ne peuvent s’y abandonner cependant à cause de la méfiance qui les éloigne les uns des autres. On sait trop bien qu’on ne peut pas avoir confiance en son voisin, qu’il est capable de vous donner la peste à votre insu et de profiter de votre abandon pour vous infecter. Quand on a passé son temps, comme Cottard, à voir des indicateurs possibles dans tous ceux de qui, pourtant, on recherchait la compagnie, on peut comprendre ce sentiment. On compatit très bien avec des gens qui vivent dans l’idée que la peste peut, du jour au lendemain, leur mettre la main sur l’épaule et
qu’elle se prépare peut-être à le faire, au moment où l’on se réjouit d’être encore sain et sauf. Autant que cela est possible, il est à l’aise dans la terreur. Mais parce qu’il a ressenti tout cela avant eux, je crois qu’il ne peut pas éprouver tout à fait avec eux la cruauté de cette incertitude. En somme, avec nous, nous qui ne sommes pas encore morts de la peste, il sent bien que sa liberté et sa vie sont tous les jours à la veille d’être détruites. Mais puisque lui-même a vécu dans la terreur, il trouve normal que les autres la connaissent à leur tour. Plus exactement, la terreur lui paraît alors moins lourde à porter que s’il y était tout seul. C’est en cela qu’il a tort et qu’il est plus difficile à comprendre que d’autres. Mais, après tout, c’est en cela qu’il mérite plus que d’autres qu’on essaie de le comprendre. »
Enfin, les pages de Tarrou se terminent sur un récit qui illustre cette conscience singulière qui venait en même temps à Cottard et aux pestiférés. Ce récit restitue à peu près l’atmosphère difficile de cette époque et c’est pourquoi le narrateur y attache de l’importance.
Ils étaient allés à l’Opéra municipal où l’on jouait Orphée et Eurydice. Cottard avait invité Tarrou. Il s’agissait d’une troupe qui était venue, au printemps de la peste, donner des représentations dans notre ville. Bloquée par la maladie, cette troupe s’était vue contrainte, après accord avec notre Opéra, de rejouer son spectacle, une fois par semaine. Ainsi, depuis des mois, chaque vendredi, notre théâtre municipal retentissait des plaintes mélodieuses d’Orphée et des appels impuissants
d’Eurydice. Cependant, ce spectacle continuait de connaître la faveur du public et faisait toujours de grosses recettes. Installés aux places les plus chères, Cottard et Tarrou dominaient un parterre gonflé à craquer par les plus élégants de nos concitoyens. Ceux qui arrivaient s’appliquaient visiblement à ne pas manquer leur entrée. Sous la lumière éblouissante de l’avant-rideau, pendant que les musiciens accordaient discrètement leurs instruments, les silhouettes se détachaient avec précision, passaient d’un rang à l’autre, s’inclinaient avec grâce. Dans le léger brouhaha d’une conversation de bon ton, les hommes reprenaient l’assurance qui leur manquait quelques heures auparavant, parmi les rues noires de la ville. L’habit chassait la peste.
Pendant tout le premier acte, Orphée se plaignit avec facilité, quelques femmes en tuniques commentèrent avec grâce son malheur, et l’amour fut chanté en ariettes. La salle réagit avec une chaleur discrète. C’est à peine si on remarqua qu’Orphée introduisait, dans son air du deuxième acte, des tremblements qui n’y figuraient pas, et demandait avec un léger excès de pathétique, au maître des Enfers, de se laisser toucher par ses pleurs. Certains gestes saccadés qui lui échappèrent apparurent aux plus avisés comme un effet de stylisation qui ajoutait encore à l’interprétation du chanteur.
Il fallut le grand duo d’Orphée et d’Eurydice au troisième acte (c’était le moment où Eurydice échappait à son amant) pour qu’une certaine surprise courût dans la salle. Et comme si le chanteur n’avait attendu que ce mouvement du public, ou, plus certainement encore,
comme si la rumeur venue du parterre l’avait confirmé dans ce qu’il ressentait, il choisit ce moment pour avancer vers la rampe d’une façon grotesque, bras et jambes écartés dans son costume à l’antique, et pour s’écrouler au milieu des bergeries du décor qui n’avaient jamais cessé d’être anachroniques mais qui, aux yeux des spectateurs, le devinrent pour la première fois, et de terrible façon. Car, dans le même temps, l’orchestre se tut, les gens du parterre se levèrent et commencèrent lentement à évacuer la salle, d’abord en silence comme on sort d’une église, le service fini, ou d’une chambre mortuaire après une visite, les femmes rassemblant leurs jupes et sortant tête baissée, les hommes guidant leurs compagnes par le coude et leur évitant le heurt des strapontins. Mais, peu à peu, le mouvement se précipita, le chuchotement devint exclamation et la foule afflua vers les sorties et s’y pressa, pour finir par s’y bousculer en criant. Cottard et Tarrou, qui s’étaient seulement levés, restaient seuls en face d’une des images de ce qui était leur vie d’alors : la peste sur la scène sous l’aspect d’un histrion désarticulé et, dans la salle, tout un luxe devenu inutile sous la forme d’éventails oubliés et de dentelles traînant sur le rouge des fauteuils.
Rambert, pendant les premiers jours du mois de septembre, avait sérieusement travaillé aux côtés de Rieux. Il avait simplement demandé une journée de congé le jour où il devait rencontrer Gonzalès et les deux jeunes gens devant le lycée de garçons.
Ce jour-là, à midi, Gonzalès et le journaliste virent arriver les deux petits qui riaient. Ils dirent qu’on n’avait pas eu de chance l’autre fois, mais qu’il fallait s’y attendre. En tout cas, ce n’était plus leur semaine de garde. Il fallait patienter jusqu’à la semaine prochaine. On recommencerait alors. Rambert dit que c’était bien le mot. Gonzalès proposa donc un rendez-vous pour le lundi suivant. Mais cette fois-ci, on installerait Rambert chez Marcel et Louis. « Nous prendrons un rendez-vous, toi et moi. Si je n’y suis pas, tu iras directement chez eux. On va t’expliquer où ils habitent. » Mais Marcel, ou Louis, dit à ce moment que le plus simple était de conduire tout de suite le camarade. S’il n’était pas difficile, il y avait à manger pour eux quatre. Et de cette façon, il se rendrait compte. Gonzalès dit que c’était une très bonne idée et ils descendirent vers le port.
Marcel et Louis habitaient à l’extrémité du quartier de la Marine, près des portes qui ouvraient sur la corniche. C’était une petite maison espagnole, épaisse de murs, aux
contrevents de bois peint, aux pièces nues et ombreuses. Il y avait du riz que servit la mère des jeunes gens, une vieille Espagnole souriante et pleine de rides. Gonzalès s’étonna, car le riz manquait déjà en ville. « On s’arrange aux portes », dit Marcel. Rambert mangeait et buvait, et Gonzalès dit que c’était un vrai copain, pendant que le journaliste pensait seulement à la semaine qu’il devait passer.
En fait, il eut deux semaines à attendre, car les tours de garde furent portés à quinze jours, pour réduire le nombre des équipes. Et, pendant ces quinze jours, Rambert travailla sans s’épargner, de façon ininterrompue, les yeux fermés en quelque sorte, depuis l’aube jusqu’à la nuit. Tard dans la nuit, il se couchait et dormait d’un sommeil épais. Le passage brusque de l’oisiveté à ce labeur épuisant le laissait à peu près sans rêves et sans forces. Il parlait peu de son évasion prochaine. Un seul fait notable : au bout d’une semaine, il confia au docteur que pour la première fois, la nuit précédente, il s’était enivré. Sorti du bar, il eut tout à coup l’impression que ses aines grossissaient et que ses bras se mouvaient difficilement autour de l’aisselle. Il pensa que c’était la peste. Et la seule réaction qu’il put avoir alors et dont il convint avec Rieux qu’elle n’était pas raisonnable, fut de courir vers le haut de la ville, et là, d’une petite place, d’où l’on ne découvrait toujours pas la mer, mais d’où l’on voyait un peu plus de ciel, il appela sa femme avec un grand cri, par-dessus les murs de la ville. Rentré chez lui et ne découvrant sur son corps aucun signe d’infection, il n’avait pas été très fier de cette crise
soudaine. Rieux dit qu’il comprenait très bien qu’on puisse agir ainsi : « En tout cas, dit-il, il peut arriver qu’on en ait envie. »
- M. Othon m’a parlé de vous ce matin, ajouta soudain Rieux, au moment où Rambert le quittait. Il m’a demandé si je vous connaissais : « Conseillez-lui donc, m’a-t-il dit, de ne pas fréquenter les milieux de contrebande. Il s’y fait remarquer. »
- Qu’est-ce que cela veut dire ?
- Cela veut dire qu’il faut vous dépêcher.
- Merci, dit Rambert, en serrant la main du docteur.
Sur la porte, il se retourna tout d’un coup. Rieux remarqua que, pour la première fois depuis le début de la peste, il souriait.
- Pourquoi donc ne m’empêchez-vous pas de partir ?
Vous en avez les moyens.
Rieux secoua la tête avec son mouvement habituel, et dit que c’était l’affaire de Rambert, que ce dernier avait choisi le bonheur et que lui, Rieux, n’avait pas d’arguments à lui opposer. Il se sentait incapable de juger de ce qui était bien ou de ce qui était mal en cette affaire.
- Pourquoi me dire de faire vite, dans ces conditions ? Rieux sourit à son tour.
- C’est peut-être que j’ai envie, moi aussi, de faire quelque chose pour le bonheur.
Le lendemain, ils ne parlèrent plus de rien, mais travaillèrent ensemble. La semaine suivante, Rambert
était enfin installé dans la petite maison espagnole. On lui avait fait un lit dans la pièce commune. Comme les jeunes gens ne rentraient pas pour le repas, et comme on l’avait prié de sortir le moins possible, il y vivait seul, la plupart du temps, ou faisait la conversation avec la vieille mère. Elle était sèche et active, habillée de noir, le visage brun et ridé, sous des cheveux blancs très propres. Silencieuse, elle souriait seulement de tous ses yeux quand elle regardait Rambert.
D’autres fois, elle lui demandait s’il ne craignait pas d’apporter la peste à sa femme. Lui pensait que c’était une chance à courir, mais qu’en somme elle était minime, tandis qu’en restant dans la ville, ils risquaient d’être séparés pour toujours.
- Elle est gentille ? disait la vieille en souriant.
- Très gentille.
- Jolie ?
- Je crois.
- Ah ! disait-elle, c’est pour cela.
Rambert réfléchissait. C’était sans doute pour cela, mais il était impossible que ce fût seulement pour cela.
- Vous ne croyez pas au bon Dieu ? disait la vieille qui allait à la messe tous les matins.
Rambert reconnut que non et la vieille dit encore que c’était pour cela.
- Il faut la rejoindre, vous avez raison. Sinon, qu’est-ce qui vous resterait ?
Le reste du temps, Rambert tournait en rond autour des murs nus et crépis, caressant les éventails cloués aux parois, ou bien comptait les boules de laine qui frangeaient le tapis de table. Le soir, les jeunes gens rentraient. Ils ne parlaient pas beaucoup, sinon pour dire que ce n’était pas encore le moment. Après le dîner, Marcel jouait de la guitare et ils buvaient une liqueur anisée. Rambert avait l’air de réfléchir.
Le mercredi, Marcel rentra en disant : « C’est pour demain soir, à minuit. Tiens-toi prêt. » Des deux hommes qui tenaient le poste avec eux, l’un était atteint de la peste et l’autre, qui partageait ordinairement la chambre du premier, était en observation. Ainsi, pendant deux ou trois jours, Marcel et Louis seraient seuls. Au cours de la nuit, ils allaient arranger les derniers détails. Le lendemain, ce serait possible. Rambert remercia. « Vous êtes content ? » demanda la vieille. Il dit que oui, mais il pensait à autre chose.
Le lendemain, sous un ciel lourd, la chaleur était humide et étouffante. Les nouvelles de la peste étaient mauvaises. La vieille Espagnole gardait cependant sa sérénité. « Il y a du péché dans le monde, disait-elle. Alors, forcément ! » Comme Marcel et Louis, Rambert était torse nu. Mais quoi qu’il fît, la sueur lui coulait entre les épaules et sur la poitrine. Dans la demi-pénombre de la maison aux volets clos, cela leur faisait des torses bruns et vernis. Rambert tournait en rond sans parler. Brusquement, à quatre heures de l’après-midi, il s’habilla et annonça qu’il sortait.
- Attention, dit Marcel, c’est pour minuit. Tout est en place.
Rambert se rendit chez le docteur. La mère de Rieux dit à Rambert qu’il le trouverait à l’hôpital de la haute ville. Devant le poste de garde, la même foule tournait toujours sur elle-même. « Circulez ! » disait un sergent aux yeux globuleux. Les autres circulaient, mais en rond.
« Il n’y a rien à attendre », disait le sergent dont la sueur perçait la veste. C’était aussi l’avis des autres, mais ils restaient quand même, malgré la chaleur meurtrière. Rambert montra son laissez-passer au sergent qui lui indiqua le bureau de Tarrou. La porte en donnait sur la cour. Il croisa le père Paneloux, qui sortait du bureau.
Dans une sale petite pièce blanche qui sentait la pharmacie et le drap humide, Tarrou, assis derrière un bureau de bois noir, les manches de chemise retroussées, tamponnait avec un mouchoir la sueur qui coulait dans la saignée de son bras.
- Encore là ? dit-il.
- Oui, je voudrais parler à Rieux.
- Il est dans la salle. Mais si cela peut s’arranger sans lui, il vaudrait mieux.
- Pourquoi ?
- Il est surmené. Je lui évite ce que je peux.
Rambert regardait Tarrou. Celui-ci avait maigri. La fatigue lui brouillait les yeux et les traits. Ses fortes épaules étaient ramassées en boule. On frappa à la porte, et un infirmier entra, masqué de blanc. Il déposa sur le
bureau de Tarrou un paquet de fiches et, d’une voix que le linge étouffait, dit seulement : « Six », puis sortit. Tarrou regarda le journaliste et lui montra les fiches qu’il déploya en éventail.
- De belles fiches, hein ? Eh bien, non, ce sont des morts de la nuit.
Son front s’était creusé. Il replia le paquet de fiches.
- La seule chose qui nous reste, c’est la comptabilité.
Tarrou se leva, prenant appui sur la table.
- Allez-vous bientôt partir ?
- Ce soir, à minuit.
Tarrou dit que cela lui faisait plaisir et que Rambert devait veiller sur lui.
- Dites-vous cela sincèrement ? Tarrou haussa les épaules :
- À mon âge, on est forcément sincère. Mentir est trop fatigant.
- Tarrou, dit le journaliste, je voudrais voir le docteur.
Excusez-moi.
- Je sais. Il est plus humain que moi. Allons-y.
- Ce n’est pas cela, dit Rambert avec difficulté. Et il s’arrêta.
Tarrou le regarda et, tout d’un coup, lui sourit.
Ils suivirent un petit couloir dont les murs étaient peints en vert clair et où flottait une lumière d’aquarium. Juste avant d’arriver à une double porte vitrée, derrière
laquelle on voyait un curieux mouvement d’ombres, Tarrou fit entrer Rambert dans une très petite salle, entièrement tapissée de placards. Il ouvrit l’un d’eux, tira d’un stérilisateur deux masques de gaze hydrophile, en tendit un à Rambert et l’invita à s’en couvrir. Le journaliste demanda si cela servait à quelque chose et Tarrou répondit que non, mais que cela donnait confiance aux autres.
Ils poussèrent la porte vitrée. C’était une immense salle, aux fenêtres hermétiquement closes, malgré la saison. Dans le haut des murs ronronnaient des appareils qui renouvelaient l’air, et leurs hélices courbes brassaient l’air crémeux et surchauffé, au-dessus de deux rangées de lits gris. De tous les côtés, montaient des gémissements sourds ou aigus qui ne faisaient qu’une plainte monotone. Des hommes, habillés de blanc, se déplaçaient avec lenteur, dans la lumière cruelle que déversaient les hautes baies garnies de barreaux. Rambert se sentit mal à l’aise dans la terrible chaleur de cette salle et il eut de la peine à reconnaître Rieux, penché au-dessus d’une forme gémissante. Le docteur incisait les aines du malade que deux infirmières, de chaque côté du lit, tenaient écartelé. Quand il se releva, il laissa tomber ses instruments dans le plateau qu’un aide lui tendait et resta un moment immobile, à regarder l’homme qu’on était en train de panser.
- Quoi de nouveau ? dit-il à Tarrou qui s’approchait.
- Paneloux accepte de remplacer Rambert à la maison de quarantaine. Il a déjà beaucoup fait. Il restera la
troisième équipe de prospection à regrouper sans Rambert.
Rieux approuva de la tête.
- Castel a achevé ses premières préparations. Il propose un essai.
- Ah ! dit Rieux, cela est bien.
- Enfin, il y a ici Rambert.
Rieux se retourna. Par-dessus le masque, ses yeux se plissèrent en apercevant le journaliste.
- Que faites-vous ici ? dit-il. Vous devriez être ailleurs.
Tarrou dit que c’était pour ce soir à minuit et Rambert ajouta : « En principe. »
Chaque fois que l’un d’eux parlait, le masque de gaze se gonflait et s’humidifiait à l’endroit de la bouche. Cela faisait une conversation un peu irréelle, comme un dialogue de statues.
- Je voudrais vous parler, dit Rambert.
- Nous sortirons ensemble, si vous le voulez bien.
Attendez-moi dans le bureau de Tarrou.
Un moment après, Rambert et Rieux s’installaient à l’arrière de la voiture du docteur. Tarrou conduisait.
- Plus d’essence, dit celui-ci en démarrant. Demain, nous irons à pied.
- Docteur, dit Rambert, je ne pars pas et je veux rester avec vous.
Tarrou ne broncha pas. Il continuait de conduire.
Rieux semblait incapable d’émerger de sa fatigue.
- Et elle ? dit-il d’une voix sourde.
Rambert dit qu’il avait encore réfléchi, qu’il continuait à croire ce qu’il croyait, mais que s’il partait, il aurait honte. Cela le gênerait pour aimer celle qu’il avait laissée. Mais Rieux se redressa et dit d’une voix ferme que cela était stupide et qu’il n’y avait pas de honte à préférer le bonheur.
- Oui, dit Rambert, mais il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul.
Tarrou, qui s’était tu jusque-là, sans tourner la tête vers eux, fit remarquer que si Rambert voulait partager le malheur des hommes, il n’aurait plus jamais de temps pour le bonheur. Il fallait choisir.
- Ce n’est pas cela, dit Rambert. J’ai toujours pensé que j’étais étranger à cette ville et que je n’avais rien à faire avec vous. Mais maintenant que j’ai vu ce que j’ai vu, je sais que je suis d’ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne tous.
Personne ne répondit et Rambert parut s’impatienter.
- Vous le savez bien d’ailleurs ! Ou sinon que feriez- vous dans cet hôpital ? Avez-vous donc choisi, vous, et renoncé au bonheur ?
Ni Tarrou ni Rieux ne répondirent encore. Le silence dura longtemps, jusqu’à ce qu’on approchât de la maison du docteur. Et Rambert, de nouveau, posa sa dernière question, avec plus de force encore. Et, seul, Rieux se tourna vers lui. Il se souleva avec effort :
- Pardonnez-moi, Rambert, dit-il, mais je ne le sais pas. Restez avec nous puisque vous le désirez.
Une embardée de l’auto le fit taire. Puis il reprit en regardant devant lui :
- Rien au monde ne vaut qu’on se détourne de ce qu’on aime. Et pourtant je m’en détourne, moi aussi, sans que je puisse savoir pourquoi.
Il se laissa retomber sur son coussin.
- C’est un fait, voilà tout, dit-il avec lassitude.
Enregistrons-le et tirons-en les conséquences.
- Quelles conséquences ? demanda Rambert.
- Ah ! dit Rieux, on ne peut pas en même temps guérir et savoir. Alors guérissons le plus vite possible. C’est le plus pressé.
À minuit, Tarrou et Rieux faisaient à Rambert le plan du quartier qu’il était chargé de prospecter, quand Tarrou regarda sa montre. Relevant la tête, il rencontra le regard de Rambert.
- Avez-vous prévenu ? Le journaliste détourna les yeux :
- J’avais envoyé un mot, dit-il avec effort, avant d’aller vous voir.
Ce fut dans les derniers jours d’octobre que le sérum de Castel fut essayé. Pratiquement, il était le dernier espoir de Rieux. Dans le cas d’un nouvel échec, le docteur était persuadé que la ville serait livrée aux caprices de la maladie, soit que l’épidémie prolongeât ses effets pendant de longs mois encore, soit qu’elle décidât de s’arrêter sans raison.
La veille même du jour où Castel vint visiter Rieux, le fils de M. Othon était tombé malade et toute la famille avait dû gagner la quarantaine. La mère, qui en était sortie peu auparavant, se vit donc isolée pour la seconde fois. Respectueux des consignes données, le juge avait fait appeler le docteur Rieux, dès qu’il reconnut, sur le corps de l’enfant, les signes de la maladie. Quand Rieux arriva, le père et la mère étaient debout au pied du lit. La petite fille avait été éloignée. L’enfant était dans la période d’abattement et se laissa examiner sans se plaindre. Quand le docteur releva la tête, il rencontra le regard du juge et, derrière lui, le visage pâle de la mère qui avait mis un mouchoir sur sa bouche et suivait les gestes du docteur avec des yeux élargis.
- C’est cela, n’est-ce pas ? dit le juge d’une voix froide.
- Oui, répondit Rieux, en regardant de nouveau
l’enfant.
Les yeux de la mère s’agrandirent, mais elle ne parlait toujours pas. Le juge se taisait aussi, puis il dit, sur un ton plus bas :
- Eh bien, docteur, nous devons faire ce qui est prescrit.
Rieux évitait de regarder la mère qui tenait toujours son mouchoir sur la bouche.
- Ce sera vite fait, dit-il en hésitant, si je puis téléphoner.
M. Othon dit qu’il allait le conduire. Mais le docteur se retourna vers la femme :
- Je suis désolé. Vous devriez préparer quelques affaires. Vous savez ce que c’est.
Mme Othon parut interdite. Elle regardait à terre.
- Oui, dit-elle en hochant la tête, c’est ce que je vais faire.
Avant de les quitter, Rieux ne put s’empêcher de leur demander s’ils n’avaient besoin de rien. La femme le regardait toujours en silence. Mais le juge détourna cette fois les yeux.
- Non, dit-il, puis il avala sa salive, mais sauvez mon enfant.
La quarantaine, qui au début n’était qu’une simple formalité, avait été organisée par Rieux et Rambert, de façon très stricte. En particulier, ils avaient exigé que les membres d’une même famille fussent toujours isolés les
uns des autres. Si l’un des membres de la famille avait été infecté sans le savoir, il ne fallait pas multiplier les chances de la maladie. Rieux expliqua ces raisons au juge qui les trouva bonnes. Cependant, sa femme et lui se regardèrent de telle façon que le docteur sentit à quel point cette séparation les laissait désemparés. Mme Othon et sa petite fille purent être logées dans l’hôtel de quarantaine dirigé par Rambert. Mais pour le juge d’instruction, il n’y avait plus de place, sinon dans le camp d’isolement que la préfecture était en train d’organiser, sur le stade municipal, à l’aide de tentes prêtées par le service de voirie. Rieux s’en excusa, mais M. Othon dit qu’il n’y avait qu’une règle pour tous et qu’il était juste d’obéir.
Quant à l’enfant, il fut transporté à l’hôpital auxiliaire, dans une ancienne salle de classe où dix lits avaient été installés. Au bout d’une vingtaine d’heures, Rieux jugea son cas désespéré. Le petit corps se laissait dévorer par l’infection, sans une réaction. De tout petits bubons, douloureux, mais à peine formés, bloquaient les articulations de ses membres grêles. Il était vaincu d’avance. C’est pourquoi Rieux eut l’idée d’essayer sur lui le sérum de Castel. Le soir même, après le dîner, ils pratiquèrent la longue inoculation, sans obtenir une seule réaction de l’enfant. À l’aube, le lendemain, tous se rendirent auprès du petit garçon pour juger de cette expérience décisive.
L’enfant, sorti de sa torpeur, se tournait convulsivement dans les draps. Le docteur, Castel et Tarrou, depuis quatre heures du matin, se tenaient près
de lui, suivant pas à pas les progrès ou les haltes de la maladie. À la tête du lit, le corps massif de Tarrou était un peu voûté. Au pied du lit, assis près de Rieux debout, Castel lisait, avec toutes les apparences de la tranquillité, un vieil ouvrage. Peu à peu, à mesure que le jour s’élargissait dans l’ancienne salle d’école, les autres arrivaient. Paneloux d’abord, qui se plaça de l’autre côté du lit, par rapport à Tarrou, et adossé au mur. Une expression douloureuse se lisait sur son visage, et la fatigue de tous ces jours où il avait payé de sa personne avait tracé des rides sur son front congestionné. À son tour, Joseph Grand arriva. Il était sept heures et l’employé s’excusa d’être essoufflé. Il n’allait rester qu’un moment, peut-être savait-on déjà quelque chose de précis. Sans mot dire, Rieux lui montra l’enfant qui, les yeux fermés dans une face décomposée, les dents serrées à la limite de ses forces, le corps immobile, tournait et retournait sa tête de droite à gauche, sur le traversin sans drap. Lorsqu’il fit assez jour, enfin, pour qu’au fond de la salle, sur le tableau noir demeuré en place, on pût distinguer les traces d’anciennes formules d’équation, Rambert arriva. Il s’adossa au pied du lit voisin et sortit un paquet de cigarettes. Mais après un regard à l’enfant, il remit le paquet dans sa poche.
Castel, toujours assis, regardait Rieux par-dessus ses lunettes :
- Avez-vous des nouvelles du père ?
- Non, dit Rieux, il est au camp d’isolement.
Le docteur serrait avec force la barre du lit où
gémissait l’enfant. Il ne quittait pas des yeux le petit malade qui se raidit brusquement et, les dents de nouveau serrées, se creusa un peu au niveau de la taille, écartant lentement les bras et les jambes. Du petit corps, nu sous la couverture militaire, montait une odeur de laine et d’aigre sueur. L’enfant se détendit peu à peu, ramena bras et jambes vers le centre du lit et, toujours aveugle et muet, parut respirer plus vite. Rieux rencontra le regard de Tarrou qui détourna les yeux.
Ils avaient déjà vu mourir des enfants puisque la terreur, depuis des mois, ne choisissait pas, mais ils n’avaient jamais encore suivi leurs souffrances minute après minute, comme ils le faisaient depuis le matin. Et, bien entendu, la douleur infligée à ces innocents n’avait jamais cessé de leur paraître ce qu’elle était en vérité, c’est-à-dire un scandale. Mais jusque-là du moins, ils se scandalisaient abstraitement, en quelque sorte, parce qu’ils n’avaient jamais regardé en face, si longuement, l’agonie d’un innocent.
Justement l’enfant, comme mordu à l’estomac, se pliait à nouveau, avec un gémissement grêle. Il resta creusé ainsi pendant de longues secondes, secoué de frissons et de tremblements convulsifs, comme si sa frêle carcasse pliait sous le vent furieux de la peste et craquait sous les souffles répétés de la fièvre. La bourrasque passée, il se détendit un peu, la fièvre sembla se retirer et l’abandonner, haletant, sur une grève humide et empoisonnée où le repos ressemblait déjà à la mort. Quand le flot brûlant l’atteignit à nouveau pour la troisième fois et le souleva un peu, l’enfant se
recroquevilla, recula au fond du lit dans l’épouvante de la flamme qui le brûlait et agita follement la tête, en rejetant sa couverture. De grosses larmes, jaillissant sous les paupières enflammées, se mirent à couler sur son visage plombé, et, au bout de la crise, épuisé, crispant ses jambes osseuses et ses bras dont la chair avait fondu en quarante-huit heures, l’enfant prit dans le lit dévasté une pose de crucifié grotesque.
Tarrou se pencha et, de sa lourde main, essuya le petit visage trempé de larmes et de sueur. Depuis un moment, Castel avait fermé son livre et regardait le malade. Il commença une phrase, mais fut obligé de tousser pour pouvoir la terminer, parce que sa voix détonnait brusquement :
- Il n’y a pas eu de rémission matinale, n’est-ce pas, Rieux ?
Rieux dit que non, mais que l’enfant résistait depuis plus longtemps qu’il n’était normal. Paneloux, qui semblait un peu affaissé contre le mur, dit alors sourdement :
- S’il doit mourir, il aura souffert plus longtemps.
Rieux se retourna brusquement vers lui et ouvrit la bouche pour parler, mais il se tut, fit un effort visible pour se dominer et ramena son regard sur l’enfant.
La lumière s’enflait dans la salle. Sur les cinq autres lits, des formes remuaient et gémissaient, mais avec une discrétion qui semblait concertée. Le seul qui criât, à l’autre bout de la salle, poussait à intervalles réguliers de
petites exclamations qui paraissaient traduire plus d’étonnement que de douleur. Il semblait que, même pour les malades, ce ne fût pas l’effroi du début. Il y avait, maintenant, une sorte de consentement dans leur manière de prendre la maladie. Seul, l’enfant se débattait de toutes ses forces. Rieux qui, de temps en temps, lui prenait le pouls, sans nécessité d’ailleurs et plutôt pour sortir de l’immobilité impuissante où il était, sentait, en fermant les yeux, cette agitation se mêler au tumulte de son propre sang. Il se confondait alors avec l’enfant supplicié et tentait de le soutenir de toute sa force encore intacte. Mais une minute réunies, les pulsations de leurs deux cœurs se désaccordaient, l’enfant lui échappait, et son effort sombrait dans le vide. Il lâchait alors le mince poignet et retournait à sa place.
Le long des murs peints à la chaux, la lumière passait du rose au jaune. Derrière la vitre, une matinée de chaleur commençait à crépiter. C’est à peine si on entendit Grand partir en disant qu’il reviendrait. Tous attendaient. L’enfant, les yeux toujours fermés, semblait se calmer un peu. Les mains, devenues comme des griffes, labouraient doucement les flancs du lit. Elles remontèrent, grattèrent la couverture près des genoux, et, soudain, l’enfant plia ses jambes, ramena ses cuisses près du ventre et s’immobilisa. Il ouvrit alors les yeux pour la première fois et regarda Rieux qui se trouvait devant lui. Au creux de son visage maintenant figé dans une argile grise, la bouche s’ouvrit et, presque aussitôt, il en sortit un seul cri continu, que la respiration nuançait à peine, et qui emplit soudain la salle d’une protestation monotone,
discorde, et si peu humaine qu’elle semblait venir de tous les hommes à la fois. Rieux serrait les dents et Tarrou se détourna. Rambert s’approcha du lit près de Castel qui ferma le livre, resté ouvert sur ses genoux. Paneloux regarda cette bouche enfantine, souillée par la maladie, pleine de ce cri de tous les âges. Et il se laissa glisser à genoux et tout le monde trouva naturel de l’entendre dire d’une voix un peu étouffée, mais distincte derrière la plainte anonyme qui n’arrêtait pas : « Mon Dieu, sauvez cet enfant. »
Mais l’enfant continuait de crier et, tout autour de lui, les malades s’agitèrent. Celui dont les exclamations n’avaient pas cessé, à l’autre bout de la pièce, précipita le rythme de sa plainte jusqu’à en faire, lui aussi, un vrai cri, pendant que les autres gémissaient de plus en plus fort. Une marée de sanglots déferla dans la salle, couvrant la prière de Paneloux, et Rieux, accroché à sa barre de lit, ferma les yeux, ivre de fatigue et de dégoût.
Quand il les rouvrit, il trouva Tarrou près de lui.
- Il faut que je m’en aille, dit Rieux. Je ne peux plus les supporter.
Mais brusquement, les autres malades se turent. Le docteur reconnut alors que le cri de l’enfant avait faibli, qu’il faiblissait encore et qu’il venait de s’arrêter. Autour de lui, les plaintes reprenaient, mais sourdement, et comme un écho lointain de cette lutte qui venait de s’achever. Car elle s’était achevée. Castel était passé de l’autre côté du lit et dit que c’était fini. La bouche ouverte, mais muette, l’enfant reposait au creux des couvertures
en désordre, rapetissé tout d’un coup, avec des restes de larmes sur son visage.
Paneloux s’approcha du lit et fit les gestes de la bénédiction. Puis il ramassa ses robes et sortit par l’allée centrale.
- Faudra-t-il tout recommencer ? demanda Tarrou à Castel.
Le vieux docteur secouait la tête.
- Peut-être, dit-il avec un sourire crispé. Après tout, il a longtemps résisté.
Mais Rieux quittait déjà la salle, d’un pas si précipité, et avec un tel air que, lorsqu’il dépassa Paneloux, celui-ci tendit le bras pour le retenir.
- Allons, docteur, lui dit-il.
Dans le même mouvement emporté, Rieux se retourna et lui jeta avec violence :
- Ah ! celui-là, au moins, était innocent, vous le savez bien !
Puis il se détourna et, franchissant les portes de la salle avant Paneloux, il gagna le fond de la cour d’école. Il s’assit sur un banc, entre les petits arbres poudreux, et essuya la sueur qui lui coulait déjà dans les yeux. Il avait envie de crier encore pour dénouer enfin le nœud violent qui lui broyait le cœur. La chaleur tombait lentement entre les branches des ficus. Le ciel bleu du matin se couvrait rapidement d’une taie blanchâtre qui rendait l’air plus étouffant. Rieux se laissa aller sur son banc. Il
regardait les branches, le ciel, retrouvant lentement sa respiration, ravalant peu à peu sa fatigue.
- Pourquoi m’avoir parlé avec cette colère ? dit une voix derrière lui. Pour moi aussi, ce spectacle était insupportable.
Rieux se retourna vers Paneloux :
- C’est vrai, dit-il. Pardonnez-moi. Mais la fatigue est une folie. Et il y a des heures dans cette ville où je ne sens plus que ma révolte.
- Je comprends, murmura Paneloux. Cela est révoltant parce que cela passe notre mesure. Mais peut- être devons-nous aimer ce que nous ne pouvons pas comprendre.
Rieux se redressa d’un seul coup. Il regardait Paneloux, avec toute la force et la passion dont il était capable, et secouait la tête.
- Non, mon père, dit-il. Je me fais une autre idée de l’amour. Et je refuserai jusqu’à la mort d’aimer cette création où des enfants sont torturés.
Sur le visage de Paneloux, une ombre bouleversée passa.
- Ah ! docteur, fit-il avec tristesse, je viens de comprendre ce qu’on appelle la grâce.
Mais Rieux s’était laissé aller de nouveau sur son banc. Du fond de sa fatigue revenue, il répondit avec plus de douceur :
- C’est ce que je n’ai pas, je le sais. Mais je ne veux pas
discuter cela avec vous. Nous travaillons ensemble pour quelque chose qui nous réunit au-delà des blasphèmes et des prières. Cela seul est important.
Paneloux s’assit près de Rieux. Il avait l’air ému.
- Oui, dit-il, oui, vous aussi vous travaillez pour le salut de l’homme.
Rieux essayait de sourire.
- Le salut de l’homme est un trop grand mot pour moi. Je ne vais pas si loin. C’est sa santé qui m’intéresse, sa santé d’abord.
Paneloux hésita.
- Docteur, dit-il.
Mais il s’arrêta. Sur son front aussi la sueur commençait à ruisseler. Il murmura : « Au revoir » et ses yeux brillaient quand il se leva. Il allait partir quand Rieux qui réfléchissait, se leva aussi et fit un pas vers lui.
- Pardonnez-moi encore, dit-il. Cet éclat ne se renouvellera plus.
Paneloux tendit sa main et dit avec tristesse :
- Et pourtant je ne vous ai pas convaincu !
- Qu’est-ce que cela fait ? dit Rieux. Ce que je hais, c’est la mort et le mal, vous le savez bien. Et que vous le vouliez ou non, nous sommes ensemble pour les souffrir et les combattre.
Rieux retenait la main de Paneloux.
- Vous voyez, dit-il en évitant de le regarder, Dieu lui-
même ne peut maintenant nous séparer.
Depuis qu’il était entré dans les formations sanitaires, Paneloux n’avait pas quitté les hôpitaux et les lieux où se rencontrait la peste. Il s’était placé, parmi les sauveteurs, au rang qui lui paraissait devoir être le sien, c’est-à-dire le premier. Les spectacles de la mort ne lui avaient pas manqué. Et bien qu’en principe il fût protégé par le sérum, le souci de sa propre mort non plus ne lui était pas étranger. Apparemment, il avait toujours gardé son calme. Mais à partir de ce jour où il avait longtemps regardé un enfant mourir, il parut changé. Une tension croissante se lisait sur son visage. Et le jour où il dit à Rieux, en souriant, qu’il préparait en ce moment un court traité sur le sujet : « Un prêtre peut-il consulter un médecin ? », le docteur eut l’impression qu’il s’agissait de quelque chose de plus sérieux que ne semblait le dire Paneloux. Comme le docteur exprimait le désir de prendre connaissance de ce travail, Paneloux lui annonça qu’il devait faire un prêche à la messe des hommes, et qu’à cette occasion il exposerait quelques-uns, au moins, de ses points de vue :
- Je voudrais que vous veniez, docteur, le sujet vous intéressera.
Le père prononça son second prêche par un jour de grand vent. À vrai dire, les rangs de l’assistance étaient
plus clairsemés que lors du premier prêche. C’est que ce genre de spectacle n’avait plus l’attrait de la nouveauté pour nos concitoyens. Dans les circonstances difficiles que la ville traversait, le mot même de « nouveauté » avait perdu son sens. D’ailleurs, la plupart des gens, quand ils n’avaient pas entièrement déserté leurs devoirs religieux, ou quand ils ne les faisaient pas coïncider avec une vie personnelle profondément immorale, avaient remplacé les pratiques ordinaires par des superstitions peu raisonnables. Ils portaient plus volontiers des médailles protectrices ou des amulettes de saint Roch qu’ils n’allaient à la messe.
On peut en donner comme exemple l’usage immodéré que nos concitoyens faisaient des prophéties. Au printemps, en effet, on avait attendu, d’un moment à l’autre, la fin de la maladie, et personne ne s’avisait de demander à autrui des précisions sur la durée de l’épidémie, puisque tout le monde se persuadait qu’elle n’en aurait pas. Mais à mesure que les jours passaient, on se mit à craindre que ce malheur n’eût véritablement pas de fin et, du même coup, la cessation de l’épidémie devint l’objet de toutes les espérances. On se passait ainsi, de la main à la main, diverses prophéties dues à des mages ou à des saints de l’Église catholique. Des imprimeurs de la ville virent très vite le parti qu’ils pouvaient tirer de cet engouement et diffusèrent à de nombreux exemplaires les textes qui circulaient. S’apercevant que la curiosité du public était insatiable, ils firent entreprendre des recherches, dans les bibliothèques municipales, sur tous les témoignages de ce genre que la petite histoire pouvait
fournir et ils les répandirent dans la ville. Lorsque l’histoire elle-même fut à court de prophéties, on en commanda à des journalistes qui, sur ce point au moins, se montrèrent aussi compétents que leurs modèles des siècles passés.
Certaines de ces prophéties paraissaient même en feuilleton dans les journaux et n’étaient pas lues avec moins d’avidité que les histoires sentimentales qu’on pouvait y trouver, au temps de la santé. Quelques-unes de ces prévisions s’appuyaient sur des calculs bizarres où intervenaient le millésime de l’année, le nombre des morts et le compte des mois déjà passés sous le régime de la peste. D’autres établissaient des comparaisons avec les grandes pestes de l’histoire, en dégageaient les similitudes (que les prophéties appelaient constantes) et, au moyen de calculs non moins bizarres, prétendaient en tirer des enseignements relatifs à l’épreuve présente. Mais les plus appréciées du public étaient sans conteste celles qui, dans un langage apocalyptique, annonçaient des séries d’événements dont chacun pouvait être celui qui éprouvait la ville et dont la complexité permettait toutes les interprétations. Nostradamus et sainte Odile furent ainsi consultés quotidiennement, et toujours avec fruit. Ce qui d’ailleurs restait commun à toutes les prophéties est qu’elles étaient finalement rassurantes. Seule, la peste ne l’était pas.
Ces superstitions tenaient donc lieu de religion à nos concitoyens et c’est pourquoi le prêche de Paneloux eut lieu dans une église qui n’était pleine qu’aux trois quarts. Le soir du prêche, lorsque Rieux arriva, le vent, qui
s’infiltrait en filets d’air par les portes battantes de l’entrée, circulait librement parmi les auditeurs. Et c’est dans une église froide et silencieuse, au milieu d’une assistance exclusivement composée d’hommes, qu’il prit place et qu’il vit le père monter en chaire. Ce dernier parla d’un ton plus doux et plus réfléchi que la première fois et, à plusieurs reprises, les assistants remarquèrent une certaine hésitation dans son débit. Chose curieuse encore, il ne disait plus « vous », mais « nous ».
Cependant, sa voix s’affermit peu à peu. Il commença par rappeler que, depuis de longs mois, la peste était parmi nous et que maintenant que nous la connaissions mieux pour l’avoir vue tant de fois s’asseoir à notre table ou au chevet de ceux que nous aimions, marcher près de nous et attendre notre venue aux lieux de travail, maintenant donc, nous pourrions peut-être mieux recevoir ce qu’elle nous disait sans relâche et que, dans la première surprise, il était possible que nous n’eussions pas bien écouté. Ce que le père Paneloux avait déjà prêché au même endroit restait vrai – ou du moins c’était sa conviction. Mais, peut-être encore, comme il nous arrivait à tous, et il s’en frappait la poitrine, l’avait-il pensé et dit sans charité. Ce qui restait vrai, cependant, était qu’en toute chose, toujours, il y avait à retenir. L’épreuve la plus cruelle était encore bénéfice pour le chrétien. Et, justement, ce que le chrétien en l’espèce devait chercher, c’était son bénéfice, et de quoi le bénéfice était fait, et comment on pouvait le trouver.
À ce moment, autour de Rieux, les gens parurent se carrer entre les accoudoirs de leur banc et s’installer aussi
confortablement qu’ils le pouvaient. Une des portes capitonnées de l’entrée battit doucement. Quelqu’un se dérangea pour la maintenir. Et Rieux, distrait par cette agitation, entendit à peine Paneloux qui reprenait son prêche. Il disait à peu près qu’il ne fallait pas essayer de s’expliquer le spectacle de la peste, mais tenter d’apprendre ce qu’on pouvait en apprendre. Rieux comprit confusément que, selon le père, il n’y avait rien à expliquer. Son intérêt se fixa quand Paneloux dit fortement qu’il y avait des choses qu’on pouvait expliquer au regard de Dieu et d’autres qu’on ne pouvait pas. Il y avait certes le bien et le mal, et, généralement, on s’expliquait aisément ce qui les séparait. Mais à l’intérieur du mal, la difficulté commençait. Il y avait par exemple le mal apparemment nécessaire et le mal apparemment inutile. Il y avait don Juan plongé aux Enfers et la mort d’un enfant. Car s’il est juste que le libertin soit foudroyé, on ne comprend pas la souffrance de l’enfant. Et, en vérité, il n’y avait rien sur la terre de plus important que la souffrance d’un enfant et l’horreur que cette souffrance traîne avec elle et les raisons qu’il faut lui trouver. Dans le reste de la vie, Dieu nous facilitait tout et, jusque-là, la religion était sans mérites. Ici, au contraire, il nous mettait au pied du mur. Nous étions ainsi sous les murailles de la peste et c’est à leur ombre mortelle qu’il nous fallait trouver notre bénéfice. Le père Paneloux refusait même de se donner des avantages faciles qui lui permissent d’escalader le mur. Il lui aurait été aisé de dire que l’éternité des délices qui attendaient l’enfant pouvait compenser sa souffrance, mais, en vérité, il n’en savait
rien. Qui pouvait affirmer en effet que l’éternité d’une joie pouvait compenser un instant de la douleur humaine ? Ce ne serait pas un chrétien, assurément, dont le Maître a connu la douleur dans ses membres et dans son âme. Non, le père resterait au pied du mur, fidèle à cet écartèlement dont la croix est le symbole, face à face avec la souffrance d’un enfant. Et il dirait sans crainte à ceux qui l’écoutaient ce jour-là : « Mes frères, l’instant est venu. Il faut tout croire ou tout nier. Et qui donc, parmi vous, oserait tout nier ? »
Rieux eut à peine le temps de penser que le père côtoyait l’hérésie que l’autre reprenait déjà, avec force, pour affirmer que cette injonction, cette pure exigence, était le bénéfice du chrétien. C’était aussi sa vertu. Le père savait que ce qu’il y avait d’excessif dans la vertu dont il allait parler choquerait beaucoup d’esprits, habitués à une morale plus indulgente et plus classique. Mais la religion du temps de peste ne pouvait être la religion de tous les jours et si Dieu pouvait admettre, et même désirer, que l’âme se repose et se réjouisse dans les temps de bonheur, il la voulait excessive dans les excès du malheur. Dieu faisait aujourd’hui à ses créatures la faveur de les mettre dans un malheur tel qu’il leur fallait retrouver et assumer la plus grande vertu qui est celle du Tout ou Rien.
Un auteur profane, dans le dernier siècle, avait prétendu révéler le secret de l’Église en affirmant qu’il n’y avait pas de Purgatoire. Il sous-entendait par là qu’il n’y avait pas de demi-mesures, qu’il n’y avait que le Paradis et l’Enfer et qu’on ne pouvait être que sauvé ou damné,
selon ce qu’on avait choisi. C’était, à en croire Paneloux, une hérésie comme il n’en pouvait naître qu’au sein d’une âme libertine. Car il y avait un Purgatoire. Mais il était sans doute des époques où ce Purgatoire ne devait pas être trop espéré, il était des époques où l’on ne pouvait parler de péché véniel. Tout péché était mortel et toute indifférence criminelle. C’était tout ou ce n’était rien.
Paneloux s’arrêta, et Rieux entendit mieux à ce moment, sous les portes, les plaintes du vent qui semblait redoubler au-dehors. Le père disait au même instant que la vertu d’acceptation totale dont il parlait ne pouvait être comprise au sens restreint qu’on lui donnait d’ordinaire, qu’il ne s’agissait pas de la banale résignation, ni même de la difficile humilité. Il s’agissait d’humiliation, mais d’une humiliation où l’humilié était consentant. Certes, la souffrance d’un enfant était humiliante pour l’esprit et le cœur. Mais c’est pourquoi il fallait y entrer. Mais c’est pourquoi, et Paneloux assura son auditoire que ce qu’il allait dire n’était pas facile à dire, il fallait la vouloir parce que Dieu la voulait. Ainsi seulement le chrétien n’épargnerait rien et, toutes issues fermées, irait au fond du choix essentiel. Il choisirait de tout croire pour ne pas être réduit à tout nier. Et comme les braves femmes qui, dans les églises en ce moment, ayant appris que les bubons qui se formaient étaient la voie naturelle par où le corps rejetait son infection, disaient : « Mon Dieu, donnez- lui des bubons », le chrétien saurait s’abandonner à la volonté divine, même incompréhensible. On ne pouvait dire : « Cela je le comprends ; mais ceci est inacceptable », il fallait sauter au cœur de cet inacceptable qui nous était
offert, justement pour que nous fissions notre choix. La souffrance des enfants était notre pain amer, mais sans ce pain, notre âme périrait de sa faim spirituelle.
Ici le remue-ménage assourdi qui accompagnait généralement les pauses du père Paneloux commençait à se faire entendre quand, inopinément, le prédicateur reprit avec force en faisant mine de demander à la place de ses auditeurs quelle était, en somme, la conduite à tenir. Il s’en doutait bien, on allait prononcer le mot effrayant de fatalisme. Eh bien, il ne reculerait pas devant le terme si on lui permettait seulement d’y joindre l’adjectif « actif ». Certes, et encore une fois, il ne fallait pas imiter les chrétiens d’Abyssinie dont il avait parlé. Il ne fallait même pas penser à rejoindre ces pestiférés perses qui lançaient leurs hardes sur les piquets sanitaires chrétiens en invoquant le ciel à haute voix pour le prier de donner la peste à ces infidèles qui voulaient combattre le mal envoyé par Dieu. Mais à l’inverse, il ne fallait pas imiter non plus les moines du Caire qui, dans les épidémies du siècle passé, donnaient la communion en prenant l’hostie avec des pincettes pour éviter le contact de ces bouches humides et chaudes où l’infection pouvait dormir. Les pestiférés perses et les moines péchaient également. Car, pour les premiers, la souffrance d’un enfant ne comptait pas et, pour les seconds, au contraire, la crainte bien humaine de la douleur avait tout envahi. Dans les deux cas, le problème était escamoté. Tous restaient sourds à la voix de Dieu. Mais il était d’autres exemples que Paneloux voulait rappeler. Si on en croyait le chroniqueur de la grande peste de Marseille, sur les
quatre-vingt-un religieux du couvent de la Mercy, quatre seulement survécurent à la fièvre. Et sur ces quatre, trois s’enfuirent. Ainsi parlaient les chroniqueurs et ce n’était pas leur métier d’en dire plus. Mais en lisant ceci, toute la pensée du père Paneloux allait à celui qui était resté seul, malgré soixante-dix-sept cadavres, et malgré surtout l’exemple de ses trois frères. Et le père, frappant du poing sur le rebord de la chaire, s’écria : « Mes frères, il faut être celui qui reste ! »
Il ne s’agissait pas de refuser les précautions, l’ordre intelligent qu’une société introduisait dans le désordre d’un fléau. Il ne fallait pas écouter ces moralistes qui disaient qu’il fallait se mettre à genoux et tout abandonner. Il fallait seulement commencer de marcher en avant, dans la ténèbre, un peu à l’aveuglette, et essayer de faire du bien. Mais pour le reste, il fallait demeurer, et accepter de s’en remettre à Dieu, même pour la mort des enfants, et sans chercher de recours personnel.
Ici, le père Paneloux évoqua la haute figure de l’évêque Belzunce pendant la peste de Marseille. Il rappela que, vers la fin de l’épidémie, l’évêque ayant fait tout ce qu’il devait faire, croyant qu’il n’était plus de remède, s’enferma avec des vivres dans sa maison qu’il fit murer ; que les habitants dont il était l’idole, par un retour de sentiment tel qu’on en trouve dans l’excès des douleurs, se fâchèrent contre lui, entourèrent sa maison de cadavres pour l’infecter et jetèrent même des corps par-dessus les murs, pour le faire périr plus sûrement. Ainsi l’évêque, dans une dernière faiblesse, avait cru
s’isoler dans le monde de la mort et les morts lui tombaient du ciel sur la tête. Ainsi encore de nous, qui devions nous persuader qu’il n’est pas d’île dans la peste. Non, il n’y avait pas de milieu. Il fallait admettre le scandale parce qu’il nous fallait choisir de haïr Dieu ou de l’aimer. Et qui oserait choisir la haine de Dieu ?
« Mes frères, dit enfin Paneloux en annonçant qu’il concluait, l’amour de Dieu est un amour difficile. Il suppose l’abandon total de soi-même et le dédain de sa personne. Mais lui seul peut effacer la souffrance et la mort des enfants, lui seul en tout cas la rendre nécessaire, parce qu’il est impossible de la comprendre et qu’on ne peut que la vouloir. Voilà la difficile leçon que je voulais partager avec vous. Voilà la foi, cruelle aux yeux des hommes, décisive aux yeux de Dieu, dont il faut se rapprocher. À cette image terrible, il faut que nous nous égalions. Sur ce sommet, tout se confondra et s’égalisera, la vérité jaillira de l’apparente injustice. C’est ainsi que, dans beaucoup d’églises du Midi de la France, des pestiférés dorment depuis des siècles sous les dalles du chœur, et des prêtres parlent au-dessus de leurs tombeaux, et l’esprit qu’ils propagent jaillit de cette cendre où des enfants ont pourtant mis leur part. »
Quand Rieux sortit, un vent violent s’engouffra par la porte entrouverte et assaillit en pleine face les fidèles. Il apportait dans l’église une odeur de pluie, un parfum de trottoir mouillé qui leur laissait deviner l’aspect de la ville avant qu’ils fussent sortis. Devant le docteur Rieux, un vieux prêtre et un jeune diacre qui sortaient à ce moment eurent du mal à retenir leur coiffure. Le plus âgé ne cessa
pas pour autant de commenter le prêche. Il rendait hommage à l’éloquence de Paneloux, mais il s’inquiétait des hardiesses de pensée que le père avait montrées. Il estimait que ce prêche montrait plus d’inquiétude que de force, et, à l’âge de Paneloux, un prêtre n’avait pas le droit d’être inquiet. Le jeune diacre, la tête baissée pour se protéger du vent, assura qu’il fréquentait beaucoup le père, qu’il était au courant de son évolution et que son traité serait beaucoup plus hardi encore et n’aurait sans doute pas l’imprimatur.
– Quelle est donc son idée ? dit le vieux prêtre.
Ils étaient arrivés sur le parvis et le vent les entourait en hurlant, coupant la parole au plus jeune. Quand il put parler, il dit seulement :
- Si un prêtre consulte un médecin, il y a contradiction.
À Rieux qui lui rapportait les paroles de Paneloux, Tarrou dit qu’il connaissait un prêtre qui avait perdu la foi pendant la guerre en découvrant un visage de jeune homme aux yeux crevés.
- Paneloux a raison, dit Tarrou. Quand l’innocence a les yeux crevés, un chrétien doit perdre la foi ou accepter d’avoir les yeux crevés. Paneloux ne veut pas perdre la foi, il ira jusqu’au bout. C’est ce qu’il a voulu dire.
Cette observation de Tarrou permet-elle d’éclairer un peu les événements malheureux qui suivirent et où la conduite de Paneloux parut incompréhensible à ceux qui l’entourèrent ? On en jugera.
Quelques jours après le prêche, Paneloux, en effet, s’occupa de déménager. C’était le moment où l’évolution de la maladie provoquait des déménagements constants dans la ville. Et, de même que Tarrou avait dû quitter son hôtel pour loger chez Rieux, de même le père dut laisser l’appartement où son ordre l’avait placé, pour venir loger chez une vieille personne, habituée des églises et encore indemne de la peste. Pendant le déménagement, le père avait senti croître sa fatigue et son angoisse. Et c’est ainsi qu’il perdit l’estime de sa logeuse. Car celle-ci lui ayant chaleureusement vanté les mérites de la prophétie de sainte Odile, le prêtre lui avait marqué une très légère impatience, due sans doute à sa lassitude. Quelque effort qu’il fît ensuite pour obtenir de la vieille dame au moins une bienveillante neutralité, il n’y parvint pas. Il avait fait mauvaise impression. Et, tous les soirs, avant de regagner sa chambre remplie par des flots de dentelles au crochet, il devait contempler le dos de son hôtesse, assise dans son salon, en même temps qu’il emportait le souvenir du
« Bonsoir, mon père » qu’elle lui adressait sèchement et
sans se retourner. C’est par un soir pareil qu’au moment de se coucher, la tête battante, il sentit se libérer à ses poignets et à ses tempes les flots déchaînés d’une fièvre qui couvait depuis plusieurs jours.
Ce qui suivit ne fut ensuite connu que par les récits de son hôtesse. Le matin elle s’était levée tôt, suivant son habitude. Au bout d’un certain temps, étonnée de ne pas voir le père sortir de sa chambre, elle s’était décidée, avec beaucoup d’hésitations, à frapper à sa porte. Elle l’avait trouvé encore couché, après une nuit d’insomnie. Il
souffrait d’oppression et paraissait plus congestionné que d’habitude. Selon ses propres termes, elle lui avait proposé avec courtoisie de faire appeler un médecin, mais sa proposition avait été rejetée avec une violence qu’elle considérait comme regrettable. Elle n’avait pu que se retirer. Un peu plus tard, le père avait sonné et l’avait fait demander. Il s’était excusé de son mouvement d’humeur et lui avait déclaré qu’il ne pouvait être question de peste, qu’il n’en présentait aucun des symptômes et qu’il s’agissait d’une fatigue passagère. La vieille dame lui avait répondu avec dignité que sa proposition n’était pas née d’une inquiétude de cet ordre, qu’elle n’avait pas en vue sa propre sécurité qui était aux mains de Dieu, mais qu’elle avait seulement pensé à la santé du père dont elle s’estimait en partie responsable. Mais comme il n’ajoutait rien, son hôtesse, désireuse, à l’en croire, de faire tout son devoir, lui avait encore proposé de faire appeler son médecin. Le père, de nouveau, avait refusé, mais en ajoutant des explications que la vieille dame avait jugées très confuses. Elle croyait seulement avoir compris, et cela justement lui paraissait incompréhensible, que le père refusait cette consultation parce qu’elle n’était pas en accord avec ses principes. Elle en avait conclu que la fièvre troublait les idées de son locataire, et elle s’était bornée à lui apporter de la tisane.
Toujours décidée à remplir très exactement les obligations que la situation lui créait, elle avait régulièrement visité le malade toutes les deux heures. Ce qui l’avait frappée le plus était l’agitation incessante dans laquelle le père avait passé la journée. Il rejetait ses draps
et les ramenait vers lui, passant sans cesse sa main sur son front moite, et se redressant souvent pour essayer de tousser d’une toux étranglée, rauque et humide, semblable à un arrachement. Il semblait alors dans l’impossibilité d’extirper du fond de sa gorge des tampons d’ouate qui l’eussent étouffé. Au bout de ces crises, il se laissait tomber en arrière, avec tous les signes de l’épuisement. Pour finir, il se redressait encore à demi et, pendant un court moment, regardait devant lui, avec une fixité plus véhémente que toute l’agitation précédente. Mais la vieille dame hésitait encore à appeler un médecin et à contrarier son malade. Ce pouvait être un simple accès de fièvre, si spectaculaire qu’il parût.
Dans l’après-midi, cependant, elle essaya de parler au prêtre et ne reçut en réponse que quelques paroles confuses. Elle renouvela sa proposition. Mais, alors, le père se releva et, étouffant à demi, il lui répondit distinctement qu’il ne voulait pas de médecin. À ce moment, l’hôtesse décida qu’elle attendrait jusqu’au lendemain matin et que, si l’état du père n’était pas amélioré, elle téléphonerait au numéro que l’agence Ransdoc répétait une dizaine de fois tous les jours à la radio. Toujours attentive à ses devoirs, elle pensait visiter son locataire pendant la nuit et veiller sur lui. Mais le soir, après lui avoir donné de la tisane fraîche, elle voulut s’étendre un peu et ne se réveilla que le lendemain au petit jour. Elle courut à la chambre.
Le père était étendu, sans un mouvement. À l’extrême congestion de la veille avait succédé une sorte de lividité d’autant plus sensible que les formes du visage étaient
encore pleines. Le père fixait le petit lustre de perles multicolores qui pendait au-dessus du lit. À l’entrée de la vieille dame, il tourna la tête vers elle. Selon les dires de son hôtesse, il semblait à ce moment avoir été battu pendant toute la nuit et avoir perdu toute force pour réagir. Elle lui demanda comment il allait. Et d’une voix dont elle nota le son étrangement indifférent, il dit qu’il allait mal, qu’il n’avait pas besoin de médecin et qu’il suffirait qu’on le transportât à l’hôpital pour que tout fût dans les règles. Épouvantée, la vieille dame courut au téléphone.