La Peste Albert Camus

Rieux arriva à midi. Au récit de l’hôtesse, il répondit seulement que Paneloux avait raison et que ce devait être trop tard. Le père l’accueillit avec le même air indifférent. Rieux l’examina et fut surpris de ne découvrir aucun des symptômes principaux de la peste bubonique ou pulmonaire, sinon l’engorgement et l’oppression des poumons. De toute façon, le pouls était si bas et l’état général si alarmant qu’il y avait peu d’espoir :

  • Vous n’avez aucun des symptômes principaux de la maladie, dit-il à Paneloux. Mais, en réalité, il y a doute, et je dois vous isoler.

Le père sourit bizarrement, comme avec politesse, mais se tut. Rieux sortit pour téléphoner et revint. Il regardait le père.

  • Je resterai près de vous, lui dit-il doucement.

L’autre parut se ranimer et tourna vers le docteur des yeux où une sorte de chaleur semblait revenir. Puis il articula difficilement, de manière qu’il était impossible de

savoir s’il le disait avec tristesse ou non :

  • Merci, dit-il. Mais les religieux n’ont pas d’amis. Ils ont tout placé en Dieu.

Il demanda le crucifix qui était placé à la tête du lit et, quand il l’eut, se détourna pour le regarder.

À l’hôpital, Paneloux ne desserra pas les dents. Il s’abandonna comme une chose à tous les traitements qu’on lui imposa, mais il ne lâcha plus le crucifix. Cependant, le cas du prêtre continuait d’être ambigu. Le doute persistait dans l’esprit de Rieux. C’était la peste et ce n’était pas elle. Depuis quelque temps d’ailleurs, elle semblait prendre plaisir à dérouter les diagnostics. Mais dans le cas de Paneloux, la suite devait montrer que cette incertitude était sans importance.

La fièvre monta. La toux se fit de plus en plus rauque et tortura le malade toute la journée. Le soir enfin, le père expectora cette ouate qui l’étouffait. Elle était rouge. Au milieu du tumulte de la fièvre, Paneloux gardait son regard indifférent et quand, le lendemain matin, on le trouva mort, à demi versé hors du lit, son regard n’exprimait rien. On inscrivit sur sa fiche : « Cas douteux. »

La Toussaint de cette année-là ne fut pas ce qu’elle était d’ordinaire. Certes, le temps était de circonstance. Il avait brusquement changé et les chaleurs tardives avaient tout d’un coup fait place aux fraîcheurs. Comme les autres années, un vent froid soufflait maintenant de façon continue. De gros nuages couraient d’un horizon à l’autre, couvraient d’ombre les maisons sur lesquelles retombait, après leur passage, la lumière froide et dorée du ciel de novembre. Les premiers imperméables avaient fait leur apparition. Mais on remarquait un nombre surprenant d’étoffes caoutchoutées et brillantes. Les journaux en effet avaient rapporté que, deux cents ans auparavant, pendant les grandes pestes du Midi, les médecins revêtaient des étoffes huilées pour leur propre préservation. Les magasins en avaient profité pour écouler un stock de vêtements démodés grâce auxquels chacun espérait une immunité.

Mais tous ces signes de saison ne pouvaient faire oublier que les cimetières étaient désertés. Les autres années, les tramways étaient pleins de l’odeur fade des chrysanthèmes et des théories de femmes se rendaient aux lieux où leurs proches se trouvaient enterrés, afin de fleurir leurs tombes. C’était le jour où l’on essayait de compenser auprès du défunt l’isolement et l’oubli où il

avait été tenu pendant de longs mois. Mais cette année-là, personne ne voulait plus penser aux morts. On y pensait déjà trop, précisément. Et il ne s’agissait plus de revenir à eux avec un peu de regret et beaucoup de mélancolie. Ils n’étaient plus les délaissés auprès desquels on vient se justifier un jour par an. Ils étaient les intrus qu’on veut oublier. Voilà pourquoi la Fête des Morts, cette année-là, fut en quelque sorte escamotée. Selon Cottard, à qui Tarrou reconnaissait un langage de plus en plus ironique, c’était tous les jours la Fête des Morts.

Et réellement, les feux de joie de la peste brûlaient avec une allégresse toujours plus grande dans le four crématoire. D’un jour à l’autre, le nombre de morts, il est vrai, n’augmentait pas. Mais il semblait que la peste se fût confortablement installée dans son paroxysme et qu’elle apportât à ses meurtres quotidiens la précision et la régularité d’un bon fonctionnaire. En principe, et de l’avis des personnalités compétentes, c’était un bon signe. Le graphique des progrès de la peste, avec sa montée incessante, puis le long plateau qui lui succédait, paraissait tout à fait réconfortant au docteur Richard, par exemple.

« C’est un bon, c’est un excellent graphique », disait-il. Il estimait que la maladie avait atteint ce qu’il appelait un palier. Désormais, elle ne pourrait que décroître. Il en attribuait le mérite au nouveau sérum de Castel qui venait de connaître, en effet, quelques succès inattendus. Le vieux Castel n’y contredisait pas, mais estimait qu’en fait, on ne pouvait rien prévoir, l’histoire des épidémies comportant des rebondissements imprévus. La préfecture qui, depuis longtemps, désirait apporter un

apaisement à l’esprit public, et à qui la peste n’en donnait pas les moyens, se proposait de réunir les médecins pour leur demander un rapport à ce sujet, lorsque le docteur Richard fut enlevé par la peste, lui aussi, et précisément sur le palier de la maladie.

L’administration, devant cet exemple, impressionnant sans doute, mais qui, après tout, ne prouvait rien, retourna au pessimisme avec autant d’inconséquence qu’elle avait d’abord accueilli l’optimisme. Castel, lui, se bornait à préparer son sérum aussi soigneusement qu’il le pouvait. Il n’y avait plus, en tout cas, un seul lieu public qui ne fût transformé en hôpital ou en lazaret, et si l’on respectait encore la préfecture, c’est qu’il fallait bien garder un endroit où se réunir. Mais, en général, et du fait de la stabilité relative de la peste à cette époque, l’organisation prévue par Rieux ne fut nullement dépassée. Les médecins et les aides, qui fournissaient un effort épuisant, n’étaient pas obligés d’imaginer des efforts plus grands encore. Ils devaient seulement continuer avec régularité, si l’on peut dire, ce travail surhumain. Les formes pulmonaires de l’infection qui s’étaient déjà manifestées se multipliaient maintenant aux quatre coins de la ville, comme si le vent allumait et activait des incendies dans les poitrines. Au milieu de vomissements de sang, les malades étaient enlevés beaucoup plus rapidement. La contagiosité risquait maintenant d’être plus grande, avec cette nouvelle forme de l’épidémie. Au vrai, les avis des spécialistes avaient toujours été contradictoires sur ce point. Pour plus de sûreté cependant, le personnel sanitaire continuait de

respirer sous des masques de gaze désinfectée. À première vue, en tout cas, la maladie aurait dû s’étendre. Mais, comme les cas de peste bubonique diminuaient, la balance était en équilibre.

On pouvait cependant avoir d’autres sujets d’inquiétude par suite des difficultés du ravitaillement qui croissaient avec le temps. La spéculation s’en était mêlée et on offrait à des prix fabuleux des denrées de première nécessité qui manquaient sur le marché ordinaire. Les familles pauvres se trouvaient ainsi dans une situation très pénible, tandis que les familles riches ne manquaient à peu près de rien. Alors que la peste, par l’impartialité efficace qu’elle apportait dans son ministère, aurait dû renforcer l’égalité chez nos concitoyens, par le jeu normal des égoïsmes, au contraire, elle rendait plus aigu dans le cœur des hommes le sentiment de l’injustice. Il restait, bien entendu, l’égalité irréprochable de la mort, mais de celle-là, personne ne voulait. Les pauvres qui souffraient ainsi de la faim pensaient, avec plus de nostalgie encore, aux villes et aux campagnes voisines, où la vie était libre et où le pain n’était pas cher. Puisqu’on ne pouvait les nourrir suffisamment, ils avaient le sentiment, d’ailleurs peu raisonnable, qu’on aurait dû leur permettre de partir. Si bien qu’un mot d’ordre avait fini par courir qu’on lisait, parfois, sur les murs, ou qui était crié, d’autres fois, sur le passage du préfet : « Du pain ou de l’air. » Cette formule ironique donnait le signal de certaines manifestations vite réprimées, mais dont le caractère de gravité n’échappait à personne.

Les journaux, naturellement, obéissaient à la consigne

d’optimisme à tout prix qu’ils avaient reçue. À les lire, ce qui caractérisait la situation, c’était « l’exemple émouvant de calme et de sang-froid » que donnait la population. Mais dans une ville refermée sur elle-même, où rien ne pouvait demeurer secret, personne ne se trompait sur

« l’exemple » donné par la communauté. Et pour avoir une juste idée du calme et du sang-froid dont il était question, il suffisait d’entrer dans un lieu de quarantaine ou dans un des camps d’isolement qui avaient été organisés par l’administration. Il se trouve que le narrateur, appelé ailleurs, ne les a pas connus. Et c’est pourquoi il ne peut citer ici que le témoignage de Tarrou.

Tarrou rapporte, en effet, dans ses carnets, le récit d’une visite qu’il fit avec Rambert au camp installé sur le stade municipal. Le stade est situé presque aux portes de la ville, et donne d’un côté sur la rue où passent les tramways, de l’autre sur des terrains vagues qui s’étendent jusqu’au bord du plateau où la ville est construite. Il est entouré ordinairement de hauts murs de ciment et il avait suffi de placer des sentinelles aux quatre portes d’entrée pour rendre l’évasion difficile. De même, les murs empêchaient les gens de l’extérieur d’importuner de leur curiosité les malheureux qui étaient placés en quarantaine. En revanche, ceux-ci, à longueur de journée, entendaient, sans les voir, les tramways qui passaient, et devinaient, à la rumeur plus grande que ces derniers traînaient avec eux, les heures de rentrée et de sortie des bureaux. Ils savaient ainsi que la vie dont ils étaient exclus continuait à quelques mètres d’eux, et que les murs de ciment séparaient deux univers plus

étrangers l’un à l’autre que s’ils avaient été dans des planètes différentes.

C’est un dimanche après-midi que Tarrou et Rambert choisirent pour se diriger vers le stade. Ils étaient accompagnés de Gonzalès, le joueur de football, que Rambert avait retrouvé et qui avait fini par accepter de diriger par roulement la surveillance du stade. Rambert devait le présenter à l’administrateur du camp. Gonzalès avait dit aux deux hommes, au moment où ils s’étaient retrouvés, que c’était l’heure où, avant la peste, il se mettait en tenue pour commencer son match. Maintenant que les stades étaient réquisitionnés ce n’était plus possible et Gonzalès se sentait, et avait l’air, tout à fait désœuvré. C’était une des raisons pour lesquelles il avait accepté cette surveillance, à condition qu’il n’eût à l’exercer que pendant les fins de semaine. Le ciel était à moitié couvert et Gonzalès, le nez levé, remarqua avec regret que ce temps, ni pluvieux ni chaud, était le plus favorable à une bonne partie. Il évoquait comme il pouvait l’odeur d’embrocation dans les vestiaires, les tribunes croulantes, les maillots de couleur vive sur le terrain fauve, les citrons de la mi-temps ou la limonade qui pique les gorges desséchées de mille aiguilles rafraîchissantes. Tarrou note d’ailleurs que, pendant tout le trajet, à travers les rues défoncées du faubourg, le joueur ne cessait de donner des coups de pied dans les cailloux qu’il rencontrait. Il essayait de les envoyer droit dans les bouches d’égout, et quand il réussissait, « un à zéro », disait-il. Quand il avait fini sa cigarette, il crachait son mégot devant lui et tentait, à la volée, de le rattraper

du pied. Près du stade, des enfants qui jouaient envoyèrent une balle vers le groupe qui passait et Gonzalès se dérangea pour la leur retourner avec précision.

Ils entrèrent enfin dans le stade. Les tribunes étaient pleines de monde. Mais le terrain était couvert par plusieurs centaines de tentes rouges, à l’intérieur desquelles on apercevait, de loin, des literies et des ballots. On avait gardé les tribunes pour que les internés pussent s’abriter par les temps de chaleur ou de pluie. Simplement, ils devaient réintégrer les tentes au coucher du soleil. Sous les tribunes, se trouvaient les douches qu’on avait aménagées et les anciens vestiaires de joueurs qu’on avait transformés en bureaux et en infirmeries. La plupart des internés garnissaient les tribunes. D’autres erraient sur les touches. Quelques-uns étaient accroupis à l’entrée de leur tente et promenaient sur toutes choses un regard vague. Dans les tribunes, beaucoup étaient affalés et semblaient attendre.

  • Que font-ils dans la journée ? demanda Tarrou à Rambert.
  • Rien.

Presque tous, en effet, avaient les bras ballants et les mains vides. Cette immense assemblée d’hommes était curieusement silencieuse.

  • Les premiers jours, on ne s’entendait pas, ici, dit Rambert. Mais à mesure que les jours passaient, ils ont parlé de moins en moins.

Si l’on en croit ses notes, Tarrou les comprenait, et il les voyait au début, entassés dans leurs tentes, occupés à écouter les mouches ou à se gratter, hurlant leur colère ou leur peur quand ils trouvaient une oreille complaisante. Mais à partir du moment où le camp avait été surpeuplé, il y avait eu de moins en moins d’oreilles complaisantes. Il ne restait donc plus qu’à se taire et à se méfier. Il y avait en effet une sorte de méfiance qui tombait du ciel gris, et pourtant lumineux, sur le camp rouge.

Oui, ils avaient tous l’air de la méfiance. Puisqu’on les avait séparés des autres, ce n’était pas sans raison, et ils montraient le visage de ceux qui cherchent leurs raisons, et qui craignent. Chacun de ceux que Tarrou regardait avait l’œil inoccupé, tous avaient l’air de souffrir d’une séparation très générale d’avec ce qui faisait leur vie. Et comme ils ne pouvaient pas toujours penser à la mort, ils ne pensaient à rien. Ils étaient en vacances. « Mais le pire, écrivait Tarrou, est qu’ils soient des oubliés et qu’ils le sachent. Ceux qui les connaissaient les ont oubliés parce qu’ils pensent à autre chose et c’est bien compréhensible. Quant à ceux qui les aiment, ils les ont oubliés aussi parce qu’ils doivent s’épuiser en démarches et en projets pour les faire sortir. À force de penser à cette sortie, ils ne pensent plus à ceux qu’il s’agit de faire sortir. Cela aussi est normal.

Et à la fin de tout, on s’aperçoit que personne n’est capable réellement de penser à personne, fût-ce dans le pire des malheurs. Car penser réellement à quelqu’un, c’est y penser minute après minute, sans être distrait par rien, ni les soins du ménage, ni la mouche qui vole, ni les

repas, ni une démangeaison. Mais il y a toujours des mouches et des démangeaisons. C’est pourquoi la vie est difficile à vivre. Et ceux-ci le savent bien. »

L’administrateur, qui revenait vers eux, leur dit qu’un

M. Othon demandait à les voir. Il conduisit Gonzalès dans son bureau, puis les mena vers un coin des tribunes d’où

M. Othon, qui s’était assis à l’écart, se leva pour les recevoir. Il était toujours habillé de la même façon et portait le même col dur. Tarrou remarqua seulement que ses touffes, sur les tempes, étaient beaucoup plus hérissées et qu’un de ses lacets était dénoué. Le juge avait l’air fatigué, et, pas une seule fois, il ne regarda ses interlocuteurs en face. Il dit qu’il était heureux de les voir et qu’il les chargeait de remercier le docteur Rieux pour ce qu’il avait fait.

Les autres se turent.

  • J’espère, dit le juge après un certain temps, que Philippe n’aura pas trop souffert.

C’était la première fois que Tarrou lui entendait prononcer le nom de son fils et il comprit que quelque chose était changé. Le soleil baissait à l’horizon et, entre deux nuages, ses rayons entraient latéralement dans les tribunes, dorant leurs trois visages.

  • Non, dit Tarrou, non, il n’a vraiment pas souffert.

Quand ils se retirèrent, le juge continuait de regarder du côté d’où venait le soleil.

Ils allèrent dire au revoir à Gonzalès, qui étudiait un tableau de surveillance par roulement. Le joueur rit en

leur serrant les mains.

  • J’ai retrouvé au moins les vestiaires, disait-il, c’est toujours ça.

Peu après, l’administrateur reconduisait Tarrou et Rambert, quand un énorme grésillement se fit entendre dans les tribunes. Puis les haut-parleurs qui, dans des temps meilleurs, servaient à annoncer le résultat des matches ou à présenter les équipes, déclarèrent en nasillant que les internés devaient regagner leurs tentes pour que le repas du soir pût être distribué. Lentement, les hommes quittèrent les tribunes et se rendirent dans les tentes en traînant le pas. Quand ils furent tous installés, deux petites voitures électriques, comme on en voit dans les gares, passèrent entre les tentes, transportant de grosses marmites. Les hommes tendaient leurs bras, deux louches plongeaient dans deux marmites et en sortaient pour atterrir dans deux gamelles. La voiture se remettait en marche. On recommençait à la tente suivante.

  • C’est scientifique, dit Tarrou à l’administrateur.
  • Oui, dit celui-ci avec satisfaction, en leur serrant la main, c’est scientifique.

Le crépuscule était là, et le ciel s’était découvert. Une lumière douce et fraîche baignait le camp. Dans la paix du soir, des bruits de cuillers et d’assiettes montèrent de toutes parts. Des chauves-souris voletèrent au-dessus des tentes et disparurent subitement. Un tramway criait sur un aiguillage, de l’autre côté des murs.

  • Pauvre juge, murmura Tarrou en franchissant les portes. Il faudrait faire quelque chose pour lui. Mais comment aider un juge ?

Il y avait ainsi, dans la ville, plusieurs autres camps dont le narrateur, par scrupule et par manque d’information directe, ne peut dire plus. Mais ce qu’il peut dire, c’est que l’existence de ces camps, l’odeur d’hommes qui en venait, les énormes voix des haut-parleurs dans le crépuscule, le mystère des murs et la crainte de ces lieux réprouvés, pesaient lourdement sur le moral de nos concitoyens et ajoutaient encore au désarroi et au malaise de tous. Les incidents et les conflits avec l’administration se multiplièrent.

À la fin de novembre, cependant, les matins devinrent très froids. Des pluies de déluge lavèrent le pavé à grande eau, nettoyèrent le ciel et le laissèrent pur de nuages au- dessus des rues luisantes. Un soleil sans force répandit tous les matins, sur la ville, une lumière étincelante et glacée. Vers le soir, au contraire, l’air devenait tiède à nouveau. Ce fut le moment que choisit Tarrou pour se découvrir un peu auprès du docteur Rieux.

Un jour, vers dix heures, après une longue et épuisante journée, Tarrou accompagna Rieux, qui allait faire au vieil asthmatique sa visite du soir. Le ciel luisait doucement au-dessus des maisons du vieux quartier. Un léger vent soufflait sans bruit à travers les carrefours obscurs. Venus des rues calmes, les deux hommes

tombèrent sur le bavardage du vieux. Celui-ci leur apprit qu’il y en avait qui n’étaient pas d’accord, que l’assiette au beurre était toujours pour les mêmes, que tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse et que, probablement, et là il se frotta les mains, il y aurait du grabuge. Le docteur le soigna sans qu’il cessât de commenter les événements.

Ils entendaient marcher au-dessus d’eux. La vieille femme, remarquant l’air intéressé de Tarrou, leur expliqua que des voisines se tenaient sur la terrasse. Ils apprirent en même temps qu’on avait une belle vue, de là-haut, et que les terrasses des maisons se rejoignant souvent par un côté, il était possible aux femmes du quartier de se rendre visite sans sortir de chez elles.

  • Oui, dit le vieux, montez donc. Là-haut, c’est le bon air.

Ils trouvèrent la terrasse vide, et garnie de trois chaises. D’un côté, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on n’apercevait que des terrasses qui finissaient par s’adosser à une masse obscure et pierreuse où ils reconnurent la première colline. De l’autre côté, par- dessus quelques rues et le port invisible, le regard plongeait sur un horizon où le ciel et la mer se mêlaient dans une palpitation indistincte. Au-delà de ce qu’ils savaient être les falaises, une lueur dont ils n’apercevaient pas la source reparaissait régulièrement : le phare de la passe, depuis le printemps, continuait à tourner pour des navires qui se détournaient vers d’autres ports. Dans le ciel balayé et lustré par le vent, des étoiles pures brillaient

et la lueur lointaine du phare y mêlait, de moment en moment, une cendre passagère. La brise apportait des odeurs d’épices et de pierre. Le silence était absolu.

  • Il fait bon, dit Rieux, en s’asseyant. C’est comme si la peste n’était jamais montée là.

Tarrou lui tournait le dos et regardait la mer.

  • Oui, dit-il après un moment, il fait bon.

Il vint s’asseoir auprès du docteur et le regarda attentivement. Trois fois, la lueur reparut dans le ciel. Un bruit de vaisselle choquée monta jusqu’à eux des profondeurs de la rue. Une porte claqua dans la maison.

  • Rieux, dit Tarrou sur un ton très naturel, vous n’avez jamais cherché à savoir qui j’étais ? Avez-vous de l’amitié pour moi ?
  • Oui, répondit le docteur, j’ai de l’amitié pour vous.

Mais jusqu’ici le temps nous a manqué.

  • Bon, cela me rassure. Voulez-vous que cette heure soit celle de l’amitié ?

Pour toute réponse, Rieux lui sourit.

  • Eh bien, voilà…

Quelques rues plus loin, une auto sembla glisser longuement sur le pavé mouillé. Elle s’éloigna et, après elle, des exclamations confuses, venues de loin, rompirent encore le silence. Puis il retomba sur les deux hommes avec tout son poids de ciel et d’étoiles. Tarrou s’était levé pour se percher sur le parapet de la terrasse, face à Rieux, toujours tassé au creux de sa chaise. On ne voyait

de lui qu’une forme massive, découpée dans le ciel. Il parla longtemps et voici à peu près son discours reconstitué :

  • Disons pour simplifier, Rieux, que je souffrais déjà de la peste bien avant de connaître cette ville et cette épidémie. C’est assez dire que je suis comme tout le monde. Mais il y a des gens qui ne le savent pas, ou qui se trouvent bien dans cet état et des gens qui le savent et qui voudraient en sortir. Moi, j’ai toujours voulu en sortir.

« Quand j’étais jeune, je vivais avec l’idée de mon innocence, c’est-à-dire avec pas d’idée du tout. Je n’ai pas le genre tourmenté, j’ai débuté comme il convenait. Tout me réussissait, j’étais à l’aise dans l’intelligence, au mieux avec les femmes, et si j’avais quelques inquiétudes, elles passaient comme elles étaient venues. Un jour, j’ai commencé à réfléchir. Maintenant…

« Il faut vous dire que je n’étais pas pauvre comme vous. Mon père était avocat général, ce qui est une situation. Pourtant, il n’en portait pas l’air, étant de naturel bonhomme. Ma mère était simple et effacée, je n’ai jamais cessé de l’aimer, mais je préfère ne pas en parler. Lui s’occupait de moi avec affection et je crois même qu’il essayait de me comprendre. Il avait des aventures au-dehors, j’en suis sûr maintenant, et, aussi bien, je suis loin de m’en indigner. Il se conduisait en tout cela comme il fallait attendre qu’il se conduisît, sans choquer personne. Pour parler bref, il n’était pas très original et, aujourd’hui qu’il est mort, je me rends compte que s’il n’a pas vécu comme un saint, il n’a pas été non

plus un mauvais homme. Il tenait le milieu, voilà tout, et c’est le type d’homme pour lequel on se sent une affection raisonnable, celle qui fait qu’on continue.

« Il avait cependant une particularité : le grand indicateur Chaix était son livre de chevet. Ce n’était pas qu’il voyageât, sauf aux vacances, pour aller en Bretagne où il avait une petite propriété. Mais il était à même de vous dire exactement les heures de départ et d’arrivée du Paris-Berlin, les combinaisons d’horaires qu’il fallait faire pour aller de Lyon à Varsovie, le kilométrage exact entre les capitales de votre choix. Êtes-vous capable de dire comment on va de Briançon à Chamonix ? Même un chef de gare s’y perdrait. Mon père ne s’y perdait pas. Il s’exerçait à peu près tous les soirs à enrichir ses connaissances sur ce point, et il en était plutôt fier. Cela m’amusait beaucoup, et je le questionnais souvent, ravi de vérifier ses réponses dans le Chaix et de reconnaître qu’il ne s’était pas trompé. Ces petits exercices nous ont beaucoup liés l’un à l’autre, car je lui fournissais un auditoire dont il appréciait la bonne volonté. Quant à moi, je trouvais que cette supériorité qui avait trait aux chemins de fer en valait bien une autre.

« Mais je me laisse aller et je risque de donner trop d’importance à cet honnête homme. Car, pour finir, il n’a eu qu’une influence indirecte sur ma détermination. Tout au plus m’a-t-il fourni une occasion. Quand j’ai eu dix- sept ans, en effet, mon père m’a invité à aller l’écouter. Il s’agissait d’une affaire importante, en cour d’assises, et, certainement, il avait pensé qu’il apparaîtrait sous son meilleur jour. Je crois aussi qu’il comptait sur cette

cérémonie, propre à frapper les jeunes imaginations, pour me pousser à entrer dans la carrière que lui-même avait choisie. J’avais accepté, parce que cela faisait plaisir à mon père et parce que, aussi bien, j’étais curieux de le voir et de l’entendre dans un autre rôle que celui qu’il jouait parmi nous. Je ne pensais à rien de plus. Ce qui se passait dans un tribunal m’avait toujours paru aussi naturel et inévitable qu’une revue de 14 juillet ou une distribution de prix. J’en avais une idée fort abstraite et qui ne me gênait pas.

« Je n’ai pourtant gardé de cette journée qu’une seule image, celle du coupable. Je crois qu’il était coupable en effet, il importe peu de quoi. Mais ce petit homme au poil roux et pauvre, d’une trentaine d’années, paraissait si décidé à tout reconnaître, si sincèrement effrayé par ce qu’il avait fait et ce qu’on allait lui faire, qu’au bout de quelques minutes je n’eus plus d’yeux que pour lui. Il avait l’air d’un hibou effarouché par une lumière trop vive. Le nœud de sa cravate ne s’ajustait pas exactement à l’angle du col. Il se rongeait les ongles d’une seule main, la droite… Bref, je n’insiste pas, vous avez compris qu’il était vivant.

« Mais moi, je m’en apercevais brusquement, alors que, jusqu’ici, je n’avais pensé à lui qu’à travers la catégorie commode d’“inculpé”. Je ne puis dire que j’oubliais alors mon père, mais quelque chose me serrait le ventre qui m’enlevait toute autre attention que celle que je portais au prévenu. Je n’écoutais presque rien, je sentais qu’on voulait tuer cet homme vivant et un instinct formidable comme une vague me portait à ses côtés avec

une sorte d’aveuglement entêté. Je ne me réveillai vraiment qu’avec le réquisitoire de mon père.

« Transformé par sa robe rouge, ni bonhomme ni affectueux, sa bouche grouillait de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaient comme des serpents. Et je compris qu’il demandait la mort de cet homme au nom de la société et qu’il demandait même qu’on lui coupât le cou. Il disait seulement, il est vrai : “Cette tête doit tomber.” Mais, à la fin, la différence n’était pas grande. Et cela revint au même, en effet, puisqu’il obtint cette tête. Simplement, ce n’est pas lui qui fit alors le travail. Et moi qui suivis l’affaire ensuite jusqu’à sa conclusion, exclusivement, j’eus avec ce malheureux une intimité bien plus vertigineuse que ne l’eut jamais mon père. Celui-ci devait pourtant, selon la coutume, assister à ce qu’on appelait poliment les derniers moments et qu’il faut bien nommer le plus abject des assassinats.

« À partir de ce jour, je ne pus regarder l’indicateur Chaix qu’avec un dégoût abominable. À partir de ce jour, je m’intéressai avec horreur à la justice, aux condamnations à mort, aux exécutions et je constatai avec un vertige que mon père avait dû assister plusieurs fois à l’assassinat et que c’était les jours où, justement, il se levait très tôt. Oui, il remontait son réveil dans ces cas-là. Je n’osai pas en parler à ma mère, mais je l’observai mieux alors et je compris qu’il n’y avait plus rien entre eux et qu’elle menait une vie de renoncement. Cela m’aida à lui pardonner, comme je disais alors. Plus tard, je sus qu’il n’y avait rien à lui pardonner, parce qu’elle avait

été pauvre toute sa vie jusqu’à son mariage et que la pauvreté lui avait appris la résignation.

« Vous attendez sans doute que je vous dise que je suis parti aussitôt. Non, je suis resté plusieurs mois, presque une année. Mais j’avais le cœur malade. Un soir, mon père demanda son réveil parce qu’il devait se lever tôt. Je ne dormis pas de la nuit. Le lendemain, quand il revint, j’étais parti. Disons tout de suite que mon père me fit rechercher, que j’allai le voir, que sans rien expliquer, je lui dis calmement que je me tuerais s’il me forçait à revenir. Il finit par accepter, car il était de naturel plutôt doux, me fit un discours sur la stupidité qu’il y avait à vouloir vivre sa vie (c’est ainsi qu’il s’expliquait mon geste et je ne le dissuadai point), mille recommandations, et réprima les larmes sincères qui lui venaient. Par la suite, assez longtemps après cependant, je revins régulièrement voir ma mère et je le rencontrai alors. Ces rapports lui suffirent, je crois. Pour moi, je n’avais pas d’animosité contre lui, seulement un peu de tristesse au cœur. Quand il mourut, je pris ma mère avec moi et elle y serait encore si elle n’était pas morte à son tour.

« J’ai longuement insisté sur ce début parce qu’il fut en effet au début de tout. J’irai plus vite maintenant. J’ai connu la pauvreté à dix-huit ans, au sortir de l’aisance. J’ai fait mille métiers pour gagner ma vie. Ça ne m’a pas trop mal réussi. Mais ce qui m’intéressait, c’était la condamnation à mort. Je voulais régler un compte avec le hibou roux. En conséquence, j’ai fait de la politique comme on dit. Je ne voulais pas être un pestiféré, voilà tout. J’ai cru que la société où je vivais était celle qui reposait sur la

condamnation à mort et qu’en la combattant, je combattrais l’assassinat. Je l’ai cru, d’autres me l’ont dit et, pour finir, c’était vrai en grande partie. Je me suis donc mis avec les autres que j’aimais et que je n’ai pas cessé d’aimer. J’y suis resté longtemps et il n’est pas de pays en Europe dont je n’aie partagé les luttes. Passons.

« Bien entendu, je savais que, nous aussi, nous prononcions, à l’occasion, des condamnations. Mais on me disait que ces quelques morts étaient nécessaires pour amener un monde où l’on ne tuerait plus personne. C’était vrai d’une certaine manière et, après tout, peut-être ne suis-je pas capable de me maintenir dans ce genre de vérités. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’hésitais. Mais je pensais au hibou et cela pouvait continuer. Jusqu’au jour où j’ai vu une exécution (c’était en Hongrie) et le même vertige qui avait saisi l’enfant que j’étais a obscurci mes yeux d’homme.

« Vous n’avez jamais vu fusiller un homme ? Non, bien sûr, cela se fait généralement sur invitation et le public est choisi d’avance. Le résultat est que vous en êtes resté aux estampes et aux livres. Un bandeau, un poteau, et au loin quelques soldats. Eh bien, non ! Savez-vous que le peloton des fusilleurs se place au contraire à un mètre cinquante du condamné ? Savez-vous que si le condamné faisait deux pas en avant, il heurterait les fusils avec sa poitrine ? Savez-vous qu’à cette courte distance, les fusilleurs concentrent leur tir sur la région du cœur et qu’à eux tous, avec leurs grosses balles, ils y font un trou où l’on pourrait mettre le poing ? Non, vous ne le savez pas parce que ce sont là des détails dont on ne parle pas.

Le sommeil des hommes est plus sacré que la vie pour les pestiférés. On ne doit pas empêcher les braves gens de dormir. Il y faudrait du mauvais goût, et le goût consiste à ne pas insister, tout le monde sait ça. Mais moi, je n’ai pas bien dormi depuis ce temps-là. Le mauvais goût m’est resté dans la bouche et je n’ai pas cessé d’insister, c’est-à- dire d’y penser.

« J’ai compris alors que moi, du moins, je n’avais pas cessé d’être un pestiféré pendant toutes ces longues années où pourtant, de toute mon âme, je croyais lutter justement contre la peste. J’ai appris que j’avais indirectement souscrit à la mort de milliers d’hommes, que j’avais même provoqué cette mort en trouvant bons les actions et les principes qui l’avaient fatalement entraînée. Les autres ne semblaient pas gênés par cela ou du moins ils n’en parlaient jamais spontanément. Moi, j’avais la gorge nouée. J’étais avec eux et j’étais pourtant seul. Quand il m’arrivait d’exprimer mes scrupules, ils me disaient qu’il fallait réfléchir à ce qui était en jeu et ils me donnaient des raisons souvent impressionnantes, pour me faire avaler ce que je n’arrivais pas à déglutir. Mais je répondais que les grands pestiférés, ceux qui mettent des robes rouges, ont aussi d’excellentes raisons dans ces cas- là, et que si j’admettais les raisons de force majeure et les nécessités invoquées par les petits pestiférés, je ne pourrais pas rejeter celles des grands. Ils me faisaient remarquer que la bonne manière de donner raison aux robes rouges était de leur laisser l’exclusivité de la condamnation. Mais je me disais alors que, si l’on cédait une fois, il n’y avait pas de raison de s’arrêter. Il me

semble que l’histoire m’a donné raison, aujourd’hui c’est à qui tuera le plus. Ils sont tous dans la fureur du meurtre, et ils ne peuvent pas faire autrement.

« Mon affaire à moi, en tout cas, ce n’était pas le raisonnement. C’était le hibou roux, cette sale aventure où de sales bouches empestées annonçaient à un homme dans les chaînes qu’il allait mourir et réglaient toutes choses pour qu’il meure, en effet, après des nuits et des nuits d’agonie pendant lesquelles il attendait d’être assassiné les yeux ouverts. Mon affaire, c’était le trou dans la poitrine. Et je me disais qu’en attendant, et pour ma part au moins, je refuserais de jamais donner une seule raison, une seule, vous entendez, à cette dégoûtante boucherie. Oui, j’ai choisi cet aveuglement obstiné en attendant d’y voir plus clair.

« Depuis, je n’ai pas changé. Cela fait longtemps que j’ai honte, honte à mourir d’avoir été, fût-ce de loin, fût-ce dans la bonne volonté, un meurtrier à mon tour. Avec le temps, j’ai simplement aperçu que même ceux qui étaient meilleurs que d’autres ne pouvaient s’empêcher aujourd’hui de tuer ou de laisser tuer parce que c’était dans la logique où ils vivaient et que nous ne pouvions pas faire un geste en ce monde sans risquer de faire mourir. Oui, j’ai continué d’avoir honte, j’ai appris cela, que nous étions tous dans la peste, et j’ai perdu la paix. Je la cherche encore aujourd’hui, essayant de les comprendre tous et de n’être l’ennemi mortel de personne. Je sais seulement qu’il faut faire ce qu’il faut pour ne plus être un pestiféré et que c’est là ce qui peut, seul, nous faire espérer la paix, ou une bonne mort à son défaut. C’est cela

qui peut soulager les hommes et, sinon les sauver, du moins leur faire le moins de mal possible et même parfois un peu de bien. Et c’est pourquoi j’ai décidé de refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu’on fasse mourir.

« C’est pourquoi encore cette épidémie ne m’apprend rien, sinon qu’il faut la combattre à vos côtés. Je sais de science certaine (oui, Rieux, je sais tout de la vie, vous le voyez bien) que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne. Et qu’il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection. Ce qui est naturel, c’est le microbe. Le reste, la santé, l’intégrité, la pureté, si vous voulez, c’est un effet de la volonté et d’une volonté qui ne doit jamais s’arrêter. L’honnête homme, celui qui n’infecte presque personne, c’est celui qui a le moins de distraction possible. Et il en faut de la volonté et de la tension pour ne jamais être distrait ! Oui, Rieux, c’est bien fatigant d’être un pestiféré. Mais c’est encore plus fatigant de ne pas vouloir l’être. C’est pour cela que tout le monde se montre fatigué, puisque tout le monde, aujourd’hui, se trouve un peu pestiféré. Mais c’est pour cela que quelques-uns, qui veulent cesser de l’être, connaissent une extrémité de fatigue dont rien ne les délivrera plus que la mort.

« D’ici là, je sais que je ne vaux plus rien pour ce monde lui-même et qu’à partir du moment où j’ai renoncé à tuer, je me suis condamné à un exil définitif. Ce sont les

autres qui feront l’histoire. Je sais aussi que je ne puis apparemment juger ces autres. Il y a une qualité qui me manque pour faire un meurtrier raisonnable. Ce n’est donc pas une supériorité. Mais maintenant, je consens à être ce que je suis, j’ai appris la modestie. Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. Cela vous paraîtra peut-être un peu simple, et je ne sais si cela est simple, mais je sais que cela est vrai. J’ai entendu tant de raisonnements qui ont failli me tourner la tête, et qui ont tourné suffisamment d’autres têtes pour les faire consentir à l’assassinat, que j’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu’il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. Si, disant cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je n’y suis pas consentant. J’essaie d’être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n’est pas une grande ambition.

« Il faudrait, bien sûr, qu’il y eût une troisième catégorie, celle des vrais médecins, mais c’est un fait qu’on n’en rencontre pas beaucoup et que ce doit être difficile. C’est pourquoi j’ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion, pour limiter les dégâts. Au milieu d’elles, je peux du moins chercher comment on arrive à la troisième catégorie, c’est-à-dire à la paix. »

En terminant, Tarrou balançait sa jambe et frappait

doucement du pied contre la terrasse. Après un silence, le docteur se souleva un peu et demanda si Tarrou avait une idée du chemin qu’il fallait prendre pour arriver à la paix.

  • Oui, la sympathie.

Deux timbres d’ambulance résonnèrent dans le lointain. Les exclamations, tout à l’heure confuses, se rassemblèrent aux confins de la ville, près de la colline pierreuse. On entendit en même temps quelque chose qui ressemblait à une détonation. Puis le silence revint. Rieux compta deux clignements de phare. La brise sembla prendre plus de force, et du même coup, un souffle venu de la mer apporta une odeur de sel. On entendait maintenant de façon distincte la sourde respiration des vagues contre la falaise.

  • En somme, dit Tarrou avec simplicité, ce qui m’intéresse, c’est de savoir comment on devient un saint.
  • Mais vous ne croyez pas en Dieu.
  • Justement. Peut-on être un saint sans Dieu, c’est le seul problème concret que je connaisse aujourd’hui.

Brusquement, une grande lueur jaillit du côté d’où étaient venus les cris et, remontant le fleuve du vent, une clameur obscure parvint jusqu’aux deux hommes. La lueur s’assombrit aussitôt et loin, au bord des terrasses, il ne resta qu’un rougeoiement. Dans une panne de vent, on entendit distinctement des cris d’hommes, puis le bruit d’une décharge et la clameur d’une foule. Tarrou s’était levé et écoutait. On n’entendait plus rien.

  • On s’est encore battu aux portes.
  • C’est fini maintenant, dit Rieux.

Tarrou murmura que ce n’était jamais fini et qu’il y aurait encore des victimes, parce que c’était dans l’ordre.

  • Peut-être, répondit le docteur, mais vous savez, je me sens plus de solidarité avec les vaincus qu’avec les saints. Je n’ai pas de goût, je crois, pour l’héroïsme et la sainteté. Ce qui m’intéresse, c’est d’être un homme.
  • Oui, nous cherchons la même chose, mais je suis moins ambitieux.

Rieux pensa que Tarrou plaisantait et il le regarda. Mais dans la vague lueur qui venait du ciel, il vit un visage triste et sérieux. Le vent se levait à nouveau et Rieux sentit qu’il était tiède sur sa peau. Tarrou se secoua :

  • Savez-vous, dit-il, ce que nous devrions faire pour l’amitié ?
  • Ce que vous voulez, dit Rieux.
  • Prendre un bain de mer. Même pour un futur saint c’est un plaisir digne.

Rieux souriait.

  • Avec nos laissez-passer, nous pouvons aller sur la jetée. À la fin, c’est trop bête de ne vivre que dans la peste. Bien entendu, un homme doit se battre pour les victimes. Mais s’il cesse de rien aimer par ailleurs, à quoi sert qu’il se batte ?
  • Oui, dit Rieux, allons-y.

Un moment après, l’auto s’arrêtait près des grilles du port. La lune s’était levée. Un ciel laiteux projetait partout

des ombres pâles. Derrière eux s’étageait la ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. Ils montrèrent leurs papiers à un garde qui les examina assez longuement. Ils passèrent et à travers les terre-pleins couverts de tonneaux, parmi les senteurs de vin et de poisson, ils prirent la direction de la jetée. Peu avant d’y arriver, l’odeur de l’iode et des algues leur annonça la mer. Puis ils l’entendirent.

Elle sifflait doucement au pied des grands blocs de la jetée et, comme ils les gravissaient, elle leur apparut, épaisse comme du velours, souple et lisse comme une bête. Ils s’installèrent sur les rochers tournés vers le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette respiration calme de la mer faisait naître et disparaître des reflets huileux à la surface des eaux. Devant eux, la nuit était sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d’un étrange bonheur. Tourné vers Tarrou, il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce même bonheur qui n’oubliait rien, pas même l’assassinat.

Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides d’abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers d’automne qui reprennent à la terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. Il nageait régulièrement. Le battement de ses pieds laissait derrière lui un bouillonnement d’écume, l’eau fuyait le long de ses bras pour se coller à ses jambes. Un lourd clapotement lui

apprit que Tarrou avait plongé. Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et d’étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus distinctement un bruit d’eau battue, étrangement clair dans le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. Tarrou avançait avec plus de puissance que lui et il dut précipiter son allure. Pendant quelques minutes, ils avancèrent avec la même cadence et la même vigueur, solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste. Rieux s’arrêta le premier et ils revinrent lentement, sauf à un moment où ils entrèrent dans un courant glacé. Sans rien dire, ils précipitèrent tous deux leur mouvement, fouettés par cette surprise de la mer.

Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé un mot. Mais ils avaient le même cœur et le souvenir de cette nuit leur était doux. Quand ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu’il fallait maintenant recommencer.

Oui, il fallait recommencer et la peste n’oubliait personne trop longtemps. Pendant le mois de décembre, elle flamba dans les poitrines de nos concitoyens, elle illumina le four, elle peupla les camps d’ombres aux mains vides, elle ne cessa enfin d’avancer de son allure patiente et saccadée. Les autorités avaient compté sur les jours froids pour stopper cette avance, et pourtant elle passait à travers les premières rigueurs de la saison sans désemparer. Il fallait encore attendre. Mais on n’attend plus à force d’attendre, et notre ville entière vivait sans avenir.

Quant au docteur, le fugitif instant de paix et d’amitié qui lui avait été donné n’eut pas de lendemain. On avait ouvert encore un hôpital et Rieux n’avait plus de tête-à- tête qu’avec les malades. Il remarqua cependant qu’à ce stade de l’épidémie, alors que la peste prenait, de plus en plus, la forme pulmonaire, les malades semblaient en quelque sorte aider le médecin. Au lieu de s’abandonner à la prostration ou aux folies du début, ils paraissaient se faire une idée plus juste de leurs intérêts et ils réclamaient d’eux-mêmes ce qui pouvait leur être le plus favorable. Ils demandaient sans cesse à boire, et tous voulaient de la chaleur. Quoique la fatigue fût la même pour le docteur, il se sentait cependant moins seul, dans

ces occasions.

Vers la fin de décembre, Rieux reçut de M. Othon, le juge d’instruction, qui se trouvait encore dans son camp, une lettre disant que son temps de quarantaine était passé, que l’administration ne retrouvait pas la date de son entrée et qu’assurément, on le maintenait encore au camp d’internement par erreur. Sa femme, sortie depuis quelque temps, avait protesté à la préfecture, où elle avait été mal reçue et où on lui avait dit qu’il n’y avait jamais d’erreur. Rieux fit intervenir Rambert et, quelques jours après, vit arriver M. Othon. Il y avait eu en effet une erreur et Rieux s’en indigna un peu. Mais M. Othon, qui avait maigri, leva une main molle et dit, pesant ses mots, que tout le monde pouvait se tromper. Le docteur pensa seulement qu’il y avait quelque chose de changé.

  • Qu’allez-vous faire, monsieur le juge ? Vos dossiers vous attendent, dit Rieux.
  • Eh bien, non, dit le juge. Je voudrais prendre un congé.
  • En effet, il faut vous reposer.
  • Ce n’est pas cela, je voudrais retourner au camp. Rieux s’étonna :
  • Mais vous en sortez !
  • Je me suis mal fait comprendre. On m’a dit qu’il y avait des volontaires de l’administration, dans ce camp.

Le juge roulait un peu ses yeux ronds et essayait d’aplatir une de ses touffes…

  • Vous comprenez, j’aurais une occupation. Et puis, c’est stupide à dire, je me sentirais moins séparé de mon petit garçon.

Rieux le regardait. Il n’était pas possible que dans ces yeux durs et plats une douceur s’installât soudain. Mais ils étaient devenus plus brumeux, ils avaient perdu leur pureté de métal.

  • Bien sûr, dit Rieux, je vais m’en occuper, puisque vous le désirez.

Le docteur s’en occupa, en effet, et la vie de la cité empestée reprit son train, jusqu’à la Noël. Tarrou continuait de promener partout sa tranquillité efficace. Rambert confiait au docteur qu’il avait établi, grâce aux deux petits gardes, un système de correspondance clandestine avec sa femme. Il recevait une lettre de loin en loin. Il offrit à Rieux de le faire profiter de son système et celui-ci accepta. Il écrivit, pour la première fois depuis de longs mois, mais avec les plus grandes difficultés. Il y avait un langage qu’il avait perdu. La lettre partit. La réponse tardait à venir. De son côté, Cottard prospérait et ses petites spéculations l’enrichissaient. Quant à Grand, la période des fêtes ne devait pas lui réussir.

Le Noël de cette année-là fut plutôt la fête de l’Enfer que celle de l’Évangile. Les boutiques vides et privées de lumières, les chocolats factices ou les boîtes vides dans les vitrines, les tramways chargés de figures sombres, rien ne rappelait les Noëls passés. Dans cette fête où tout le monde, riche ou pauvre, se rejoignait jadis, il n’y avait plus de place que pour les quelques réjouissances

solitaires et honteuses que des privilégiés se procuraient à prix d’or, au fond d’une arrière-boutique crasseuse. Les églises étaient emplies de plaintes plutôt que d’actions de grâces. Dans la ville morne et gelée, quelques enfants couraient, encore ignorants de ce qui les menaçait. Mais personne n’osait leur annoncer le dieu d’autrefois, chargé d’offrandes, vieux comme la peine humaine, mais nouveau comme le jeune espoir. Il n’y avait plus de place dans le cœur de tous que pour un très vieil et très morne espoir, celui-là même qui empêche les hommes de se laisser aller à la mort et qui n’est qu’une simple obstination à vivre.

La veille, Grand avait manqué son rendez-vous. Rieux, inquiet, était passé chez lui de grand matin sans le trouver. Tout le monde avait été alerté. Vers onze heures, Rambert vint à l’hôpital avertir le docteur qu’il avait aperçu Grand de loin, errant dans les rues, la figure décomposée. Puis il l’avait perdu de vue. Le docteur et Tarrou partirent en voiture à sa recherche.

À midi, heure glacée, Rieux, sorti de la voiture, regardait de loin Grand, presque collé contre une vitrine, pleine de jouets grossièrement sculptés dans le bois. Sur le visage du vieux fonctionnaire, des larmes coulaient sans interruption. Et ces larmes bouleversèrent Rieux parce qu’il les comprenait et qu’il les sentait aussi au creux de sa gorge. Il se souvenait lui aussi des fiançailles du malheureux, devant une boutique de Noël, et de Jeanne renversée vers lui pour dire qu’elle était contente. Du fond d’années lointaines, au cœur même de cette folie, la voix fraîche de Jeanne revenait vers Grand, cela était sûr.

Rieux savait ce que pensait à cette minute le vieil homme qui pleurait, et il le pensait comme lui, que ce monde sans amour était comme un monde mort et qu’il vient toujours une heure où on se lasse des prisons, du travail et du courage pour réclamer le visage d’un être et le cœur émerveillé de la tendresse.

Mais l’autre l’aperçut dans la glace. Sans cesser de pleurer, il se retourna et s’adossa à la vitrine pour le regarder venir.

  • Ah ! docteur, ah ! docteur, faisait-il.

Rieux hochait la tête pour l’approuver, incapable de parler. Cette détresse était la sienne et ce qui lui tordait le cœur à ce moment était l’immense colère qui vient à l’homme devant la douleur que tous les hommes partagent.

  • Oui, Grand, dit-il.
  • Je voudrais avoir le temps de lui écrire une lettre. Pour qu’elle sache… et pour qu’elle puisse être heureuse sans remords…

Avec une sorte de violence, Rieux fit avancer Grand. L’autre continuait, se laissant presque traîner, balbutiant des bouts de phrase.

  • Il y a trop longtemps que ça dure. On a envie de se laisser aller, c’est forcé. Ah ! docteur ! J’ai l’air tranquille, comme ça. Mais il m’a toujours fallu un énorme effort pour être seulement normal. Alors maintenant, c’est encore trop.

Il s’arrêta, tremblant de tous ses membres et les yeux

fous. Rieux lui prit la main. Elle brûlait.

  • Il faut rentrer.

Mais Grand lui échappa et courut quelques pas, puis il s’arrêta, écarta les bras et se mit à osciller d’avant en arrière. Il tourna sur lui-même et tomba sur le trottoir glacé, le visage sali par des larmes qui continuaient de couler. Les passants regardaient de loin, arrêtés brusquement, n’osant plus avancer. Il fallut que Rieux prît le vieil homme dans ses bras.

Dans son lit maintenant, Grand étouffait : les poumons étaient pris. Rieux réfléchissait. L’employé n’avait pas de famille. À quoi bon le transporter ? Il serait seul, avec Tarrou, à le soigner…

Grand était enfoncé au creux de son oreiller, la peau verdie et l’œil éteint. Il regardait fixement un maigre feu que Tarrou allumait dans la cheminée avec les débris d’une caisse. « Ça va mal », disait-il. Et du fond de ses poumons en flammes sortait un bizarre crépitement qui accompagnait tout ce qu’il disait. Rieux lui recommanda de se taire et dit qu’il allait revenir. Un bizarre sourire vint au malade et, avec lui, une sorte de tendresse lui monta au visage. Il cligna de l’œil avec effort. « Si j’en sors, chapeau bas, docteur ! » Mais tout de suite après, il tomba dans la prostration.

Quelques heures après, Rieux et Tarrou retrouvèrent le malade, à demi dressé dans son lit, et Rieux fut effrayé de lire sur son visage les progrès du mal qui le brûlait. Mais il semblait plus lucide et, tout de suite, d’une voix

étrangement creuse, il les pria de lui apporter le manuscrit qu’il avait mis dans un tiroir. Tarrou lui donna les feuilles qu’il serra contre lui, sans les regarder, pour les tendre ensuite au docteur, l’invitant du geste à les lire. C’était un court manuscrit d’une cinquantaine de pages. Le docteur le feuilleta et comprit que toutes ces feuilles ne portaient que la même phrase indéfiniment recopiée, remaniée, enrichie ou appauvrie. Sans arrêt, le mois de mai, l’amazone et les allées du Bois se confrontaient et se disposaient de façons diverses. L’ouvrage comportait aussi des explications, parfois démesurément longues, et des variantes. Mais à la fin de la dernière page, une main appliquée avait seulement écrit, d’une encre fraîche :

« Ma bien chère Jeanne, c’est aujourd’hui Noël… » Au-

dessus, soigneusement calligraphiée, figurait la dernière version de la phrase. « Lisez », disait Grand. Et Rieux lut.

« Par une belle matinée de mai, une svelte amazone, montée sur une somptueuse jument alezane, parcourait, au milieu des fleurs, les allées du Bois… »

  • Est-ce cela ? dit le vieux d’une voix de fièvre. Rieux ne leva pas les yeux sur lui.
  • Ah ! dit l’autre en s’agitant, je sais bien. Belle, belle ce n’est pas le mot juste.

Rieux lui prit la main sur la couverture.

  • Laissez, docteur. Je n’aurai pas le temps…

Sa poitrine se soulevait avec peine et il cria tout d’un coup :

  • Brûlez-le !

Le docteur hésita, mais Grand répéta son ordre avec un accent si terrible et une telle souffrance dans la voix, que Rieux jeta les feuilles dans le feu presque éteint. La pièce s’illumina rapidement et une chaleur brève la réchauffa. Quand le docteur revint vers le malade, celui-ci avait le dos tourné et sa face touchait presque au mur. Tarrou regardait par la fenêtre, comme étranger à la scène. Après avoir injecté le sérum, Rieux dit à son ami que Grand ne passerait pas la nuit, et Tarrou se proposa pour rester. Le docteur accepta.

Toute la nuit, l’idée que Grand allait mourir le poursuivit. Mais le lendemain matin, Rieux trouva Grand assis sur son lit, parlant avec Tarrou. La fièvre avait disparu. Il ne restait que les signes d’un épuisement général.

  • Ah ! docteur, disait l’employé, j’ai eu tort. Mais je recommencerai. Je me souviens de tout, vous verrez.
  • Attendons, dit Rieux à Tarrou.

Mais à midi, rien n’était changé. Le soir, Grand pouvait être considéré comme sauvé. Rieux ne comprenait rien à cette résurrection.

À peu près à la même époque pourtant, on amena à Rieux une malade dont il jugea l’état désespéré et qu’il fit isoler dès son arrivée à l’hôpital. La jeune fille était en plein délire et présentait tous les symptômes de la peste pulmonaire. Mais, le lendemain matin, la fièvre avait baissé. Le docteur crut reconnaître encore, comme dans le cas de Grand, la rémission matinale que l’expérience

l’habituait à considérer comme un mauvais signe. À midi, cependant, la fièvre n’était pas remontée. Le soir, elle augmenta de quelques dixièmes seulement et, le lendemain matin, elle avait disparu. La jeune fille, quoique faible, respirait librement dans son lit. Rieux dit à Tarrou qu’elle était sauvée contre toutes les règles. Mais dans la semaine, quatre cas semblables se présentèrent dans le service du docteur.

À la fin de la même semaine, le vieil asthmatique accueillit le docteur et Tarrou avec tous les signes d’une grande agitation.

  • Ça y est, disait-il, ils sortent encore.
  • Qui ?
  • Eh bien ! les rats !

Depuis le mois d’avril, aucun rat mort n’avait été découvert.

  • Est-ce que ça va recommencer ? dit Tarrou à Rieux. Le vieux se frottait les mains.
  • Il faut les voir courir ! C’est un plaisir.

Il avait vu deux rats vivants entrer chez lui, par la porte de la rue. Des voisins lui avaient rapporté que, chez eux aussi, les bêtes avaient fait leur réapparition. Dans certaines charpentes, on entendait de nouveau le remue- ménage oublié depuis des mois. Rieux attendit la publication des statistiques générales qui avaient lieu au début de chaque semaine. Elles révélaient un recul de la maladie.

V

Quoique cette brusque retraite de la maladie fût inespérée, nos concitoyens ne se hâtèrent pas de se réjouir. Les mois qui venaient de passer, tout en augmentant leur désir de libération, leur avaient appris la prudence et les avaient habitués à compter de moins en moins sur une fin prochaine de l’épidémie. Cependant, ce fait nouveau était sur toutes les bouches, et, au fond des cœurs, s’agitait un grand espoir inavoué. Tout le reste passait au second plan. Les nouvelles victimes de la peste pesaient bien peu auprès de ce fait exorbitant : les statistiques avaient baissé. Un des signes que l’ère de la santé, sans être ouvertement espérée, était cependant attendue en secret, c’est que nos concitoyens parlèrent volontiers dès ce moment, quoique avec les airs de l’indifférence, de la façon dont la vie se réorganiserait après la peste.

Tout le monde était d’accord pour penser que les commodités de la vie passée ne se retrouveraient pas d’un coup et qu’il était plus facile de détruire que de reconstruire. On estimait simplement que le ravitaillement lui-même pourrait être un peu amélioré, et que, de cette façon, on serait débarrassé du souci le plus pressant. Mais, en fait, sous ces remarques anodines, un espoir insensé se débridait du même coup et à tel point

que nos concitoyens en prenaient parfois conscience et affirmaient alors, avec précipitation, qu’en tout état de cause, la délivrance n’était pas pour le lendemain.

Et, en effet, la peste ne s’arrêta pas le lendemain, mais, en apparence, elle s’affaiblissait plus vite qu’on n’eût pu raisonnablement l’espérer. Pendant les premiers jours de janvier, le froid s’installa avec une persistance inusitée et sembla cristalliser au-dessus de la ville. Et pourtant, jamais le ciel n’avait été si bleu. Pendant des jours entiers, sa splendeur immuable et glacée inonda notre ville d’une lumière ininterrompue. Dans cet air purifié, la peste, en trois semaines et par des chutes successives, parut s’épuiser dans les cadavres de moins en moins nombreux qu’elle alignait. Elle perdit, en un court espace de temps, la presque totalité des forces qu’elle avait mis des mois à accumuler. À la voir manquer des proies toutes désignées, comme Grand ou la jeune fille de Rieux, s’exacerber dans certains quartiers durant deux ou trois jours alors qu’elle disparaissait totalement de certains autres, multiplier les victimes le lundi et, le mercredi, les laisser échapper presque toutes, à la voir ainsi s’essouffler ou se précipiter, on eût dit qu’elle se désorganisait par énervement et lassitude, qu’elle perdait, en même temps que son empire sur elle-même, l’efficacité mathématique et souveraine qui avait été sa force. Le sérum de Castel connaissait, tout d’un coup, des séries de réussites qui lui avaient été refusées jusque-là. Chacune des mesures prises par les médecins et qui, auparavant, ne donnaient aucun résultat, paraissait soudain porter à coup sûr. Il semblait que la peste à son tour fût traquée et que sa faiblesse soudaine

fît la force des armées émoussées qu’on lui avait, jusqu’alors, opposées. De temps en temps seulement, la maladie se raidissait et, dans une sorte d’aveugle sursaut, emportait trois ou quatre malades dont on espérait la guérison. Ils étaient les malchanceux de la peste, ceux qu’elle tuait en plein espoir. Ce fut le cas du juge Othon qu’on dut évacuer du camp de quarantaine, et Tarrou dit de lui en effet qu’il n’avait pas eu de chance, sans qu’on pût savoir cependant s’il pensait à la mort ou à la vie du juge.

Mais dans l’ensemble, l’infection reculait sur toute la ligne et les communiqués de la préfecture, qui avaient d’abord fait naître une timide et secrète espérance, finirent par confirmer, dans l’esprit du public, la conviction que la victoire était acquise et que la maladie abandonnait ses positions. À la vérité, il était difficile de décider qu’il s’agissait d’une victoire. On était obligé seulement de constater que la maladie semblait partir comme elle était venue. La stratégie qu’on lui opposait n’avait pas changé, inefficace hier et, aujourd’hui, apparemment heureuse. On avait seulement l’impression que la maladie s’était épuisée elle-même ou peut-être qu’elle se retirait après avoir atteint tous ses objectifs. En quelque sorte, son rôle était fini.

On eût dit néanmoins que rien n’était changé en ville. Toujours silencieuses dans la journée, les rues étaient envahies, le soir, par la même foule où dominaient seulement les pardessus et les écharpes. Les cinémas et les cafés faisaient les mêmes affaires. Mais, à regarder de plus près, on pouvait remarquer que les visages étaient

plus détendus et qu’ils souriaient parfois. Et c’était alors l’occasion de constater que, jusqu’ici, personne ne souriait dans les rues. En réalité, dans le voile opaque qui, depuis des mois, entourait la ville, une déchirure venait de se faire et, tous les lundis, chacun pouvait constater, par les nouvelles de la radio, que la déchirure s’agrandissait et qu’enfin il allait être permis de respirer. C’était encore un soulagement tout négatif et qui ne prenait pas d’expression franche. Mais alors qu’auparavant on n’eût pas appris sans quelque incrédulité qu’un train était parti ou un bateau arrivé, ou encore que les autos allaient de nouveau être autorisées à circuler, l’annonce de ces événements à la mi-janvier n’eût provoqué au contraire aucune surprise. C’était peu sans doute. Mais cette nuance légère traduisait, en fait, les énormes progrès accomplis par nos concitoyens dans la voie de l’espérance. On peut dire d’ailleurs qu’à partir du moment où le plus infime espoir devint possible pour la population, le règne effectif de la peste fut terminé.

Il n’en reste pas moins que, pendant tout le mois de janvier, nos concitoyens réagirent de façon contradictoire. Exactement, ils passèrent par des alternances d’excitation et de dépression. C’est ainsi qu’on eut à enregistrer de nouvelles tentatives d’évasion, au moment même où les statistiques étaient les plus favorables. Cela surprit beaucoup les autorités, et les postes de garde eux-mêmes, puisque la plupart des évasions réussirent. Mais, en réalité, les gens qui s’évadaient à ces moments-là obéissaient à des sentiments naturels. Chez les uns, la peste avait enraciné un scepticisme profond dont ils ne

pouvaient pas se débarrasser. L’espoir n’avait plus de prise sur eux. Alors même que le temps de la peste était révolu, ils continuaient à vivre selon ses normes. Ils étaient en retard sur les événements. Chez les autres, au contraire, et ils se recrutaient spécialement chez ceux qui avaient vécu jusque-là séparés des êtres qu’ils aimaient, après ce long temps de claustration et d’abattement, le vent d’espoir qui se levait avait allumé une fièvre et une impatience qui leur enlevaient toute maîtrise d’eux- mêmes. Une sorte de panique les prenait à la pensée qu’ils pouvaient, si près du but, mourir peut-être, qu’ils ne reverraient pas l’être qu’ils chérissaient et que ces longues souffrances ne leur seraient pas payées. Alors que pendant des mois, avec une obscure ténacité, malgré la prison et l’exil, ils avaient persévéré dans l’attente, la première espérance suffit à détruire ce que la peur et le désespoir n’avaient pu entamer. Ils se précipitèrent comme des fous pour devancer la peste, incapables de suivre son allure jusqu’au dernier moment.

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