La Piste du crime

Chapitre 42NOUVELLES SURPRISES !

Le même soir, je reçus, par les mains d’unclerc, le devis promis.

C’était un document tout à faitcaractéristique. Les dépenses étaient rigoureusement calculées à unshilling, à un penny près, et les instructions de notre infortunémessager, en ce qui touchait ses dépenses personnelles, lesréduisaient à une parcimonie telle, que la vie en Amérique nepouvait lui être que péniblement à charge. Par commisération pource pauvre homme, je pris la liberté, dans ma réponse àM. Playmore, d’augmenter un peu les chiffres indiqués commedevant figurer dans le chèque. J’aurais dû mieux savoir à quij’avais affaire. M. Playmore me répondit pour m’informer quenotre émissaire était parti, et il m’envoya un reçu en bonne forme,avec l’argent représentant le surplus de la somme que j’avais crudevoir ajouter à son évaluation.

En quelques lignes écrites à la hâte, il mefaisait part du résultat de sa visite à Miserrimus Dexter.

Il n’y avait aucune amélioration, aucunchangement dans son état. M. Dexter, le frère, était arrivé,accompagné d’un médecin spécialiste. Le nouveau docteur s’étaitrefusé à donner une opinion positive, avant d’avoir eu tout letemps d’examiner et d’étudier le cas qui lui était soumis. Enconséquence, il avait été décidé, que Miserrimus serait transportédans une maison d’aliénés dont le docteur était le propriétaire,aussitôt que les dispositions à prendre pour recevoir le maladeauraient été complétées. La seule difficulté qui se présentaitétait relative à la fidèle créature qui n’avait quitté son Maîtreni jour ni nuit, depuis la catastrophe. Ariel n’avait point d’amiset point d’argent. Il ne fallait pas s’attendre à ce que lepropriétaire de l’asile spécial la reçût, sans le payement de larétribution accoutumée, et M. Dexter, le frère, n’était pasassez riche pour se charger de cette dépense. Sa séparation forcéedu seul être qu’elle aimait et son transport dans un des asilespublics ouverts à la pauvreté, telle était la perspective quiattendait cette infortunée créature, à moins que quelqu’unn’intervînt en sa faveur avant la fin de la semaine.

Dans ces circonstances, le bonM. Playmore, faisant céder les droits de l’économie devantceux de l’humanité, proposa d’ouvrir une souscription et offrit des’inscrire libéralement en tête.

J’aurais écrit en pure perte tout ce quiprécède s’il m’était nécessaire d’ajouter que j’envoyaiimmédiatement une lettre à M. Dexter, le frère, dans laquelleje déclarai prendre à ma charge toutes les dépenses que necouvrirait pas la souscription, à la condition qu’Ariel suivraitMiserrimus lorsqu’il serait transporté à l’asile. Ce point me futfacilement concédé. Mais on souleva de graves objections quand jedemandai qu’il fût permis à Ariel de donner ses soins à son Maîtredans l’asile, comme elle le faisait chez lui. Les règlements del’établissement s’y opposaient ; c’était, du reste, la loiconstamment suivie partout ; etc., etc. Néanmoins, à force depersévérance, et en employant tous les moyens de persuasion, jegagnai assez de terrain pour arriver à une concession raisonnable.Durant certaines heures du jour, et sous certaines restrictions,Ariel aurait le privilège de veiller sur son maître dans sachambre, et de l’accompagner quand il serait conduit dans sa chaiseroulante, pour prendre l’air au jardin. Pour rendre hommage àl’humanité, qu’on me permette d’ajouter que la responsabilité quej’avais acceptée ne fut pas très-onéreuse pour ma bourse. Grâce àBenjamin, qui s’était chargé de la faire circuler, notre liste desouscription eut un plein succès. Les amis, et même des étrangers,ouvrirent leur cœur et leur bourse au récit de la touchantehistoire d’Ariel.

 

Le jour qui suivit la visite deM. Playmore m’apporta des nouvelles d’Espagne, dans une lettrede ma belle-mère. Décrire ce que je ressentis à la lecture despremières lignes serait simplement impossible. LaissonsMme Macallan parler à ma place.

Voici ce qu’elle écrivait :

« Préparez-vous, ma chère Valéria, à unedélicieuse surprise. Eustache a justifié ma confiance en lui. Quandil reviendra en Angleterre, il reviendra… si vous le voulez bien… àsa femme.

« Cette résolution, je me hâte de vous endonner l’assurance, n’a été provoquée par aucun effort de ma part.Elle est toute spontanée et uniquement due à la reconnaissance et àl’amour de votre mari.

« Dès qu’il a été en état de m’entendre,je lui ai appris que vous étiez venue veiller sur lui et l’entourerde vos plus doux soins, et, dès qu’il a été en état de parler,voici les premiers mots qu’il m’a dits : – Si je vis et qu’àmon retour en Angleterre j’aille voir Valéria, pensez-vous qu’elleme pardonne ? Nous ne pouvons, ma chère enfant, que vouslaisser libre de faire vous-même la réponse à cette question. Sivous nous aimez, envoyez-nous-la vite, par le retour ducourrier.

« Je vous avoue que, moi, j’ai retardé dequelques jours l’envoi de ma lettre. Vous ne m’en voudrez pas quandvous songerez qu’Eustache est bien faible encore et ne parlequ’avec difficulté. Je voulais lui donner tout le temps de la mûreréflexion et vous avertir franchement s’il était survenu quelquechangement dans sa résolution.

« Trois jours se sont passés, et il n’apas varié dans son sentiment. Il n’a plus qu’une pensée et qu’unrêve : il aspire au moment qui le réunira à vous.

« Mais ce n’est pas là tout ce que vousdevez savoir et tout ce que je dois vous dire.

« Quelque grands que soient leschangements apportés en lui par le temps et la souffrance, il n’y anul changement dans l’aversion, dans l’horreur, devrais-je diremême, avec laquelle il envisage votre idée de provoquer unenouvelle enquête sur les circonstances qui se rattachent à la mortlamentable de sa première femme. Vous avez beau n’être évidemmentanimée que du désir de servir ses intérêts, cette considération nesaurait modifier en rien sa manière de voir.

« – A-t-elle renoncé à cette idée ?Êtes-vous positivement sûre qu’elle a renoncé à cette idée ?telle est la question qu’il ne cesse de m’adresser.

« J’ai répondu… pouvais-je faireautrement dans le triste état de santé où il est encore ?…j’ai répondu de manière à le calmer et à le satisfaire. Je lui aidit : Tranquillisez-vous l’esprit à ce sujet. Valéria n’a pasautre chose à faire qu’à renoncer à son dessein : lesobstacles qu’elle a rencontrés ont été reconnus insurmontables, etont triomphé de sa résolution.

« C’était, vous vous le rappelez, ce queje croyais réellement devoir arriver, quand nous nous sommesentretenues de ce pénible sujet ; et je n’ai rien appris devous, depuis ce temps, qui tende à ébranler le moins du monde maconviction.

« Si j’ai été bien inspirée, comme jeprie Dieu que cela soit, en prenant le parti que j’ai pris, vousn’avez qu’à confirmer mon dire dans votre réponse, et tout serapour le mieux.

« Dans le cas contraire, c’est-à-dire si,par impossible, vous vouliez persévérer encore dans votre projetdésespéré, alors ne vous faites pas d’illusion sur ce qui devras’ensuivre ; dites-vous bien qu’en heurtant le sentiment siprofond d’Eustache sur ce sujet, vous annulez tous les bons effetsqu’ont produits dans son cœur sa reconnaissance, son repentir etson amour ; dites-vous bien… c’est ma conviction intime… quevous ne le reverrez jamais.

« Je m’exprime avec énergie dans votreintérêt, ma chère enfant, et pour votre bien. Lorsque vous merépondrez, joignez à votre lettre quelques lignes pourEustache.

« Quant à la date de notre départ, il estencore impossible de vous la fixer d’une manière positive. Eustachese rétablit très-lentement : le docteur ne lui a pas encorepermis de quitter son lit ; et, quand nous nous mettrons enroute, nous devrons voyager à petites journées. Ce n’est donc pasavant six semaines, au plus tôt, que nous pouvons espérer revoirnotre chère Angleterre.

« Affectueusement à vous.

« CATHERINE MACALLAN ».

Après la lecture de cette lettre, je fispendant quelque temps des efforts infructueux pour ramener le calmedans mon esprit. Dans ce même moment, l’émissaire auquel nousavions confié le soin de poursuivre notre enquête, traversaitl’Océan, en route vers l’Amérique.

Que fallait-il faire ?

J’hésitai. Cela semblera blâmable peut-être.Il est certain que j’hésitai. Cependant, il n’y avait réellementpas nécessité de me décider à la hâte ; j’avais devant moitoute la journée.

Je sortis et j’allai faire une promenadesolitaire pour retourner dans mon esprit la question sous toutesses faces. Je rentrai à la maison, et je continuai mes réflexionsau coin du feu. Offenser et repousser mon bien aimé mari quand ilrevenait à moi ; quand, de sa propre volonté, il revenaitrepentant, c’était ce qu’une femme animée de mes sentiments nepouvait dans aucun cas se décider à faire. Et pourtant, d’un autrecôté, comment, ô mon Dieu, abandonner ma grande entreprise, dansl’instant même où le sage et prudent M. Playmore entrevoyaitune tette perspective de succès qu’il s’était offert de lui-même àme prêter son assistance ? Placée entre ces deux cruellesalternatives, laquelle pouvais-je choisir ? Je ne choisis nil’une ni l’autre. Qu’on veuille bien considérer la faiblessehumaine, et qu’on ait quelque indulgence pour la mienne ! Deuxséduisants esprits malins, la Ruse et le Mensonge, me prirentdoucement par la main et me dirent tout bas de leurs voixpersuasives : « Ne te compromets ni dans l’une ni dansl’autre voie ; écris tout juste ce qu’il faut pour calmer tabelle-mère et pour contenter ton mari. Tu as du temps devant toi.Le temps peut se faire ton allié et te tirer d’embarras. »

Abominables conseils ! je les écoutaipourtant, hélas ! moi qui avais été bien élevée et aurais dûavoir de meilleurs sentiments. Vous qui lisez cette honteuseconfession, vous eussiez été mieux inspirés. Vous n’êtes pas rangésdans la catégorie des misérables pécheurs du Livre de Prières.

Que j’aie au moins la vertu de dire lavérité ! En écrivant à ma belle-mère je l’informai qu’il avaitété jugé nécessaire de faire transporter Dexter dans une maisond’aliénés ; mais je la laissai tirer, elle-même, lesconclusions de ce fait, sans l’éclairer par le moindrerenseignement additionnel. Dans le même esprit, je dis à mon mariune partie de la vérité, rien de plus. Je lui dis que je luipardonnais de tout cœur… ce qui était vrai. Je lui dis qu’ilpouvait venir à moi et que je le recevrais, les bras ouverts, cequi était encore profondément sincère. Pour le reste, laissez-moidire avec Hamlet :

… Le reste est le silence.

Après avoir fait partir ces deux affreuseslettres, je me sentis incapable de rester en place, et j’éprouvaile besoin de changer d’air. Il fallait attendre huit ou neuf joursavant de pouvoir espérer un télégramme de New-York. Je résolus dequitter, pour quelque temps, mon cher et admirable Benjamin, etd’aller revoir mon ancienne demeure dans le Nord, le presbytère demon oncle. Mon voyage en Espagne, pour aller soigner mon mari,avait rétabli la paix entre moi et mes dignes parents, et j’avaispromis d’aller leur demander l’hospitalité aussitôt qu’il me seraitpossible de quitter Londres.

Ce fut, à tout prendre, un temps heureux quecelui que je passai dans ces lieux si pleins de souvenirs. J’allairevoir le sentier du bord de la rivière, où Eustache et moi nousnous étions rencontrés pour la première fois. Je me promenai sur lapelouse, et j’errai dans les allées bordées de massifs d’arbustes,où nous avions tant de fois marché côte à côte, où nous nous étionssi souvent entretenus de nos inquiétudes, où si souvent nous lesavions oubliées dans un baiser. Comme nos existences avaient ététristement et étrangement séparées depuis ! Comme il étaitencore incertain, le sort que nous réservait l’avenir !

Les gens et les choses au milieu desquelles jevivais avaient pour mon cœur un effet adoucissant, élevaient monesprit. Je me reprochais, et me reprochais amèrement de n’avoir pasécrit plus longuement et plus franchement à Eustache. Pourquoiavais-je hésité à lui sacrifier mes espérances et mes intérêts dansmes recherches futures ? Il n’avait point hésité, lui, lepauvre garçon… sa première pensée avait été pour safemme !

J’avais passé une quinzaine de jours chez mononcle, sans recevoir de nouvelles de M. Playmore, quand unelettre arriva enfin, qui me causa un désappointementindescriptible. Un télégramme de notre émissaire nous informait quela fille du concierge de Gleninch avait quitté New-York avec sonmari et que notre messager s’occupait de retrouver leurstraces.

Je n’avais pas autre chose à faire qu’àattendre patiemment, avec l’espoir de recevoir de meilleuresnouvelles. Je restai dans le Nord, d’après le conseil deM. Playmore, de façon à ne pas me trouver à une grandedistance d’Édimbourg, pour le cas où il aurait besoin decommuniquer directement avec moi. Trois longues semaines d’attentes’écoulèrent encore, avant qu’une seconde lettre me parvînt. Cettefois, il était impossible de dire si les nouvelles étaient bonnesou mauvaises, elles étaient simplement ahurissantes.M. Playmore, lui-même, en demeura stupéfait. Voici lesquelques mots étranges… limités dans leur nombre, probablement parraison d’économie… qui nous parvinrent sous forme d’un télégrammeadressé par notre agent en Amérique :

« – FOUILLEZ LE TAS D’ORDURES, À GLENINCH ».

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