AU LECTEUR.
En vous soumettant cet ouvrage je n’ai pas de Préface à écrire. Je veux seulement vous inviter à vous souvenir de certaines vérités reconnues qui parfois échappent à votre mémoire lorsque vous lisez un ouvrage de fiction. Soyez donc assez bon pour vous rappeler : 1° que les actions humaines ne sont pas invariablement régies par les lois de la pure raison ; 2° que nous n’avons nullement l’habitude de n’accorder notre amour qu’aux objets qui en sont les plus dignes selon l’opinion de nos amis ; 3° enfin que les personnages qui n’ont pas agi sous nos yeux et les événements qui ne sont pas arrivés à notre propre connaissance n’en peuvent pas moins être, malgré tout, des personnages naturels et des événements parfaitement probables.Ayant dit ce peu de mots, j’ai dit, pour le moment, tout ce qui me semble nécessaire pour recommander ce nouveau roman à votre approbation.
W.C.
Londres, 1er février 1875.
Chapitre 1LA MÉPRISE DE LA FIANCÉE.
« … Car, dans les temps anciens, les saintes femmes qui croyaient en Dieu s’honoraient elles-mêmes en étant soumises à leur mari ; Sarah obéissait à Abraham et l’appelait son seigneur ; et vous serez ses filles tant que votre conduite sera droite et que vous ne vous laisserez dominer par aucune crainte. »
Mon oncle Starkweather, terminant par ces paroles connues l’Office du Mariage selon le rite de l’Église d’Angleterre, ferma son livre, et, du haut de l’autel, fixa sur moi son regard avec toute la tendresse que pouvait exprimer sa large face colorée. En même temps, ma tante Starkweather, qui se tenait à côté de moi, me donna une forte tape sur l’épaule, et me dit :
« Valéria, vous êtesmariée ! »
Quelles étaient en ce moment mespensées ? dans quelle rêverie étais-je plongée ? J’étaistrop troublée pour m’en rendre compte. Je tressaillis, et jeregardai celui qui était maintenant mon mari. Il me parut à peuprès aussi troublé que moi. Je crois que la même idée nous étaitvenue à tous deux dans le même instant. Était-il bien possiblequ’en dépit de l’opposition de sa mère, nous fussions mari etfemme ? Ma tante résolut la question par une seconde tapequ’elle me donna sur l’épaule.
« Prenez le bras de votremari ! » me dit-elle tout bas, du ton d’une femme quiperd patience.
Je pris le bras de mon mari.
« Suivez votre oncle ! »
Serrant le bras de mon mari contre le mien, jesuivis mon oncle et le vicaire qui l’avait assisté dans lacélébration du mariage.
Les deux ecclésiastiques nous conduisirentdans la sacristie. L’église était située dans celui des tristesquartiers de Londres qui s’étend entre la Cité et le West End. Lejour était sombre ; l’atmosphère pesante et humide. Nousformions une mélancolique petite noce, bien digne de ce tristequartier et de ce sombre jour. Aucun parent ou ami de mon marin’était présent ; sa famille, comme je l’ai déjà donné àentendre, désapprouvait ce mariage. Excepté mon oncle et ma tante,nul membre de la mienne ne m’accompagnait. J’avais perdu mon pèreet ma mère, et n’avais que bien peu d’amis. M. Benjamin,l’ancien et fidèle commis de mon père, avait assisté au mariage,pour régler la livraison, comme il disait. Il me connaissait depuismon enfance, et, dans mon isolement, il avait été aussi bon pourmoi qu’aurait pu l’être un père.
La dernière formalité à remplir consistait,comme de coutume, à signer sur le registre des mariages. Dans laconfusion du moment et en l’absence de tout avertissement qui pûtme guider, je commis une méprise : je signai de mon nom defemme, au lieu de signer de mon nom de fille.
« Ah ! c’est de fâcheuxaugure ! s’écria ma tante.
– Eh quoi ! reprit mon oncle de savoix la plus joyeuse, vous avez déjà oublié votre nom propre !Espérons que vous ne vous repentirez jamais d’y avoir renoncé sipromptement ! signez de nouveau, Valéria !… signez commeil faut signer. »
Je biffai d’une main tremblante ma premièresignature et je la remplaçai par mon nom de fille, écrit dans cescaractères qui ne brillaient guère par l’élégance.
Quand ce fut le tour de mon mari, jeremarquai, avec surprise, que sa main tremblait aussi et qu’il nousdonna un bien pauvre spécimen de sa signature accoutumée.
Quand ma tante fut invitée à signer, elle fitses réserves.
« Mauvais début ! répéta-t-elle, enindiquant de sa plume ma première signature. Je dis comme mon mari…j’espère qu’elle n’aura pas à regretter ce nom. »
Même alors, dans ces jours de mon ignorance etde ma candeur, cette boutade bizarre de l’esprit superstitieux dema tante produisit un certain malaise dans mon âme. Ce fut uneconsolation pour moi de sentir la main de mon mari presser lamienne en ce moment, comme pour me rassurer, et je ne saurais direcombien je me sentis soulagée d’entendre la voix sympathique de mononcle me souhaiter cordialement en se séparant de nous, une vieheureuse et prospère. L’excellent homme avait laissé momentanémentson presbytère dans le Nord, qui était ma demeure depuis la mort demes parents, uniquement pour venir officier à mon mariage ; etil avait décidé avec ma tante qu’ils prendraient pour y retournerle train de midi. Il me serra dans ses bras robustes et me donna ungros baiser, qui dut être certainement entendu par les badauds quiattendaient, à la porte de l’église, la sortie de la mariée et deson époux.
« Je vous souhaite santé et bonheur, machérie, du plus profond de mon cœur. Vous étiez d’âge à fairevous-même votre choix… et je puis, sans vous offenser, monsieurWoodville, puisque nous sommes encore des amis de date récente…demander à Dieu qu’il lui plaise, Valéria, de permettre que vousayez fait un bon choix. Notre maison va être bien triste, sansvous. Mais je ne m’en plains pas, mon enfant. Au contraire, je m’enréjouis, si ce changement dans votre existence doit vous rendreplus heureuse. Allons ! allons ! ne pleurez pas, ou vousmettriez votre tante en colère… ce qui ne vaut rien à son âge.D’ailleurs, vos larmes gâteraient votre beauté. Essuyez-les, etregardez-vous dans cette glace, vous verrez que j’ai raison. Aurevoir, ma fille… et que le Seigneur vous bénisse ! »
Il prit ma tante sous son bras, et tous deuxsortirent précipitamment. Malgré mon profond amour pour mon mari,mon cœur saigna quand je vis s’éloigner ce fidèle ami, leprotecteur de mes années de jeune fille.
Le vieux Benjamin vint ensuite prendre congéde moi.
« Je vous souhaite toutes sortes debonheur, ma chère enfant ; ne m’oubliez pas. »
Il ne me dit rien de plus. Mais cela suffitpour rappeler à mon souvenir les jours que j’avais passés dans lamaison paternelle. Benjamin dînait toujours avec nous, le dimanche,du vivant de mon père, et apportait toujours avec lui quelquespetits présents pour l’enfant de son maître. J’étais bien près degâter ma beauté, comme mon oncle venait de dire, quand je tendis majoue au vieux bonhomme, et je l’entendis soupirer,comme si lui non plus n’augurait pas tout à fait bien de ma futureexistence.
La voix de mon mari me rappela à moi-même ettourna mon esprit vers de plus agréables pensées.
« Partons-nous, Valéria ? » medit-il.
Je l’arrêtai encore une minute avant de sortirde la sacristie, pour suivre le conseil de mon oncle, en d’autrestermes pour savoir comment je me trouverais en me regardant dans laglace placée sur la cheminée.
Qu’est-ce que me montre cette glace ?
Elle me montre une grande et svelte jeunefemme de vingt-trois ans. Elle n’est pas du tout de ces personnesqui attirent l’attention dans les rues, vu qu’elle n’a ni lescheveux blonds ni les joues roses en si grande admiration chez meschers compatriotes. Ses cheveux sont noirs, et arrangés encore,dans ces derniers jours, comme ils l’avaient été, il y a bien desannées, pour plaire à son père, c’est-à-dire en larges bandeauxrejetés du front en arrière et réunis là en un seul nœud, commeceux de la Vénus de Médicis, pour laisser mieux voir le cou. Sonteint est mat et ne laisse apercevoir aucune coloration sur safigure, excepté dans certains moments de violente agitation. Sesyeux sont d’un bleu si foncé qu’on croit généralement qu’ils sontnoirs. Ses sourcils sont bien dessinés, mais trop noirs et tropfortement marqués. Son nez est bien près d’être aquilin, etconsidéré comme un peu trop large par les personnes difficiles àcontenter en matière de nez. Sa bouche est le trait le plus parfaitde son visage ; elle est très-délicatement modelée et peutexprimer une grande variété de sensations. Dans l’ensemble, safigure est trop menue et trop allongée dans la partieinférieure ; trop large et trop basse, dans la région plusélevée des yeux et de la tête. Tout le portrait reflété dans laglace est celui d’une femme de quelque élégance, mais un peu troppâle, un peu trop calme, un peu trop sérieuse, dans ses moments desilence et de repos ; en un mot une femme qui ne fait pas dupremier coup impression sur l’observateur superficiel, mais quigagne à la seconde ou à la troisième vue. Quant à son costume, ilcache soigneusement, au lieu de le proclamer bien haut, qu’elle aété mariée le matin. Elle porte une tunique de cachemire gris,bordée de soie grise, et en dessous une jupe de même étoffe et demême couleur. Sur sa tête, un chapeau relevé par une ruche demousseline blanche, avec une rose d’un rouge foncé, fait ressortirl’effet de l’ensemble de la toilette.
Ai-je réussi ou échoué dans ma description dema propre personne, telle qu’elle m’est apparue dans laglace ? Ce n’est pas à moi de le dire. J’ai fait de mon mieuxpour éviter ces deux écueils : la vanité de déprécier et lavanité de louer mon apparence extérieure. Du reste, que ce portraitsoit bien ou mal tracé, j’en ai fini, Dieu merci !
Et qui voyais-je dans la glace, debout à côtéde moi ?
Un homme dont la taille n’égale pas tout àfait la mienne, et qui a le désavantage de paraître un peu plus âgéqu’il ne l’est réellement. Son épaisse barbe châtain et ses longuesmoustaches sont prématurément mélangées de gris. Sa figure a lecoloris et la vigueur qui manquent à la mienne. Il me regarde avecdes yeux d’un brun clair, qui me paraissent les plus tendres et lesplus charmants que j’aie jamais vus chez aucun homme. Son sourireest rare et doux ; ses façons, parfaitement calmes etréservées, ont cependant une force de persuasion latente qui gagneirrésistiblement le cœur des femmes. Il boite légèrement enmarchant. Cela lui vient d’une blessure qu’il a reçue au service,dans l’Inde, il y a quelques années, et il porte une canne enbambou pour s’aider à marcher à la maison et au dehors. À partcette petite défectuosité, si tant est que c’en soit une, il n’estrien en lui qui manque d’élégance ou de jeunesse. Sa démarche amême une grâce non commune, du moins à mes yeux prévenus, et elleplaît mieux que la désinvolture des autres hommes. Enfin, et cecirépond à tout, je l’aime ! C’est par où je finirai le portraitde mon mari, tel que je le vis le jour de nos noces.
La glace m’avait dit tout ce que je voulaissavoir. Nous sortîmes alors de la sacristie.
Le ciel, nuageux depuis le matin, s’est encoreplus assombri, pendant que nous étions à l’église. La pluiecommença à tomber abondamment. Les curieux, qui stationnent audehors abrités de leurs parapluies, nous regardent avec des yeuxmédiocrement sympathiques quand nous traversons leurs rangs pourregagner en toute hâte notre voiture. Pas le moindre salut amical,pas le moindre rayon de soleil, pas la moindre fleur jetée surnotre passage ; point de grand déjeuner, point de discoursjoyeux, point de demoiselles d’honneur, point de bénédiction d’unpère ou d’une mère ! Une triste noce… il faut en convenir… et,si ma tante a raison, un fâcheux commencement de notre nouvellevie !
Un coupé avait été retenu pour nous au cheminde fer. L’homme préposé à l’ouverture des portières, ne perdant pasde vue son pourboire, avait eu le soin de baisser les stores denotre coupé, pour nous soustraire aux regards indiscrets. Après untemps qui nous parut d’une longueur infinie, le train se mit enmarche. Mon mari m’enveloppa la taille d’un de ses bras.
« Enfin ! » murmura-t-il, enattachant sur moi un regard d’amour que nulle expression ne sauraitrendre, et en me serrant tendrement sur son cœur.
Je lui passai aussi le bras autour du cou. Monregard répondit à son regard. Nos lèvres se rencontrèrent dans lepremier long baiser de la vie commune où nous entrions.
Oh ! quels souvenirs se réveillent en moià l’instant où j’écris ces lignes ! Permettez-moi d’essuyermes yeux et de replier mon papier jusqu’à demain.
Nous roulions sur les rails depuis un peu plusd’une heure, lorsqu’insensiblement un changement s’opéra ennous.
Toujours assis à côté l’un de l’autre, ma maindans la sienne, ma tête appuyée sur son épaule, nous tombâmes peu àpeu dans un complet silence. Avions-nous déjà épuisé le mince maiséloquent vocabulaire de la langue de l’amour… ou avions-nous prisle parti, par un consentement tacite, après avoir savouré les joiesde la passion qui parle, de savourer celles de la passion quipense ? Je puis difficilement le dire. Je sais seulement qu’unmoment vint où, sous l’effet d’une influence inexplicable, noslèvres se fermèrent. Nous restâmes longtemps absorbés l’un etl’autre dans nos rêveries. Pensait-il exclusivement à moi dans cemoment… comme je pensais exclusivement à lui ? Avant la fin duvoyage j’eus des doutes ; un peu plus tard, j’eus la certitudeque ses pensées, errant loin de sa femme, s’étaient tournées versles malheurs de sa vie passée.
Pour moi, le secret plaisir de n’occuper monesprit que de lui, tandis que je le sentais à mes côtés avait parlui-même un indicible attrait.
Je rappelais dans mes souvenirs notre premièrerencontre dans le voisinage de la maison de mon oncle.
Le célèbre cours d’eau, si abondant entruites, de nos régions septentrionales, roulait ses flots écumeuxet fumants à travers une ravine creusée dans les roches de ce solmarécageux. C’était pendant une après-midi sombre et agitée par levent ; le soleil couchant était nuageux et déjà fort bas surl’horizon, qu’il colorait de ses rouges rayons. Un pêcheursolitaire agitait au-dessus de l’eau sa ligne, armée d’un moucheronqui est l’appât dont la truite est avide ; il se tenait sur lerivage, au bord d’un tournant où l’eau, revenant sur elle-même,était tranquille et profonde, sous une levée de terre qui lasurplombait. Une jeune fille, c’était moi, debout sur cette levée,invisible au pêcheur placé en contre-bas, attendait, avec une vivecuriosité, le moment où elle verrait la truite s’élancer au-dessusde l’eau pour happer sa proie.
Ce moment vint, le poisson fit un bond etsaisit le moucheron.
Alors se mettant à marcher, tantôt surl’étroite bande de sable que l’eau effleurait au pied de la levée,tantôt, quand la rivière faisait un coude, dans l’eau même quicourait plus sombre sur son lit de roche, le pêcheur marchait deconserve avec la truite qui avait mordu à l’hameçon ; parfoislaissant sa ligne suivre les mouvements de la truite ; laramenant parfois à lui, et se jouant avec sa proie dans une luttedifficile et délicate. Je marchai, de mon côté, le long de lalevée, pour ne pas perdre de vue ce combat de science et d’adresseentre l’homme et le poisson. J’avais assez longtemps vécu avec mononcle pour partager un peu son enthousiasme pour les amusements dela campagne et spécialement pour la pêche à la ligne. Marchant dumême pas que l’étranger, mes yeux attentivement fixés sur lesmouvements de sa ligne, et sans prendre aucunement garde à lanature du sentier inégal que je suivais, je montai par hasard surle rebord sablonneux dela levée ; le sable céda sous mespieds, et je tombai dans l’eau, au même instant.
La hauteur d’où je tombais étaitinsignifiante ; l’eau peu profonde ; le lit de larivière, fort heureusement pour moi, était sablonneux. Excepté lapeur que j’éprouvai et le bain que je pris, il ne résulta de machute aucun mal. Je me retrouvai bientôt debout, sur la terreferme, toute honteuse de mon accident. Si peu qu’il eût duré, ilavait donné pourtant à la truite le temps de s’échapper. Le pêcheuravait entendu le cri d’alarme que j’avais poussé instinctivement,et, jetant sa ligne sur le rivage, il était accouru à mon secours.Nous nous regardâmes pour la première fois, moi en haut sur lalevée, et lui en bas les pieds dans l’eau. Nos yeux serencontrèrent, et je crois vraiment que nos cœurs se rencontrèrentaussi, au même instant. Ce dont je suis certaine, c’est que nousoubliâmes, moi, la politesse d’une fille bien élevée, lui, celled’un homme du monde ; nous nous regardâmes mutuellement engardant un silence sauvage.
Je fus la première à le rompre. Que luidis-je ?
Je lui dis quelque chose relativement àl’insignifiance de ma chute ; puis j’insistai pour qu’il allâtessayer de rattraper son poisson.
Il le fit comme malgré lui, et, naturellement,il revint à moi les mains vides. Sachant combien mon oncle auraitété amèrement désappointé, dans une circonstance pareille, jem’excusai avec vivacité auprès du pêcheur, et, dans monempressement à diminuer ses regrets, je m’offris même à luiindiquer un endroit un peu plus bas, dans la rivière, où ilpourrait renouveler ses tentatives.
Il ne voulut pas en entendre parler, et mesupplia de retourner chez moi pour changer mes vêtements mouillés.Je ne tenais nullement à prendre ce soin. Néanmoins, je cédai à saprière, sans savoir pourquoi.
Il marcha à côté de moi. Mon chemin pourretourner au presbytère était aussi celui qui le ramenait à sonauberge. Il était venu dans nos environs, me dit-il, plus pourgoûter les charmes de la tranquillité et de la solitude que pour leplaisir de pêcher. Il m’avait aperçue une fois ou deux de lafenêtre de sa chambre. Il me demanda si je n’étais pas la fille dupasteur.
Je le tirai d’erreur. Je lui dis que lepasteur avait épousé la sœur de ma mère, et que sa femme et lui,depuis la mort de mes parents, m’en avaient tenu lieu. Il medemanda s’il pouvait prendre la liberté de se présenter chez leDocteur Starkweather, le lendemain, et me nomma un de ses amis,qu’il croyait être de la connaissance du Vicaire. Je l’invitai ànous visiter, comme si la maison de mon oncle avait été la mienne.J’étais dominée par le charme de ses yeux et de sa voix. Dans macandeur d’enfant, je m’étais figuré mainte et mainte fois, avant cetemps, que j’étais bel et bien amoureuse. Mais jamais, en présenced’aucun autre homme, je n’avais senti rien de ce que je sentais ence moment devant celui-ci. Il me sembla qu’il fit nuit subitementautour de moi, quand il me quitta. Je m’appuyai contre la porte dupresbytère. Je ne pouvais pas respirer ; je ne pouvais paspenser ; mon cœur s’agitait, comme s’il eût voulu s’élancerhors de ma poitrine… et tout cela à cause d’un étranger ! J’enrougissais de honte ; mais, en dépit de tout, j’étaisheureuse, bien heureuse !
Et maintenant, après que quelques semaines sesont écoulées depuis cette première rencontre, je l’ai là, près demoi ! Il est à moi pour la vie ! Je levai la tête dedessus son épaule pour le regarder. J’étais comme un enfantpossesseur d’un nouveau jouet… j’avais besoin de m’assurer qu’ilétait bien réellement à moi.
Il ne bougeait pas de son coin. Était-ilprofondément enfoncé dans ses propres pensées ? Et était-cemoi qui étais le sujet de ses pensées ?
Je replaçai ma tête sur son épaule de façon àne pas le déranger. Mes pensées se remirent à errer à l’aventure,et me rappelèrent un autre tableau de la galerie dorée dupassé.
La scène se passe cette fois dans le jardin dupresbytère. Il fait nuit. Nous nous sommes donné un rendez-voussecret. Nous marchons lentement, hors de la vue de la maison,tantôt sous le feuillage des bosquets, tantôt à ciel découvert, surla pelouse où brille un charmant clair de lune.
Il y avait longtemps déjà que nous nous étionsavoué notre mutuel amour, et que nous avions promis et juré d’êtrepour toujours l’un à l’autre. Déjà nos intérêts étaientcommuns ; déjà nous partagions les mêmes peines et les mêmesjoies. J’étais allée cette nuit à sa rencontre, le cœur attristé,pour chercher un soulagement dans sa présence, un encouragementdans sa voix. Il remarqua que je soupirai, quand il me donna lebras, et il tourna gentiment ma tête vers le clair de lune, pourmieux voir les traces de ma douleur sur ma figure. Combien de foisavait-il lu mon bonheur de la même manière, dans les premiers tempsde notre amour !
« Vous m’apportez de mauvaises nouvelles,mon ange, me dit-il, en écartant tendrement mes cheveux de monfront. Je vois des lignes là qui me disent que vous avez duchagrin. Peu s’en faut que je ne souhaite de vous aimer moinsardemment, Valéria.
– Pourquoi ?
– Je pourrais vous rendre votre liberté.Je n’aurais qu’à quitter ce pays, et votre oncle serait satisfait,et vous seriez délivrée de toutes les peines dont vous souffrezmaintenant.
– Ne parlez pas ainsi, Eustache. Si vousvoulez que j’oublie mes peines, dites-moi que vous m’aimez plustendrement que jamais. »
Il me répondit par un baiser ; et,pendant un moment exquis, ce fut un profond oubli des rudessentiers de la vie… une délicieuse absorption de nos deux âmesl’une dans l’autre. Je revins à la réalité, fortifiée ettranquille, récompensée par un autre baiser de toutes messouffrances passées, prête à supporter avec résignation toutescelles qui pouvaient m’attendre dans l’avenir. Allumez l’amour dansle cœur d’une femme et il n’est rien qu’elle ne veuille tenter etsouffrir.
« Ont-ils donc fait de nouvellesobjections à notre mariage ? me demanda Eustache, tandis quenous nous promenions à pas lents.
– Non ; ils en ont fini avec lesobjections. Ils se sont souvenus enfin que j’étais majeure, et queje pouvais choisir mon mari moi-même. Mais ils ont insisté pour mefaire renoncer à vous, Eustache. Ma tante, qui n’est pas sensible,a pleuré… pour la première fois depuis que je la connais. Mononcle, qui m’a toujours témoigné de l’affection et de la bonté,s’est montré encore plus tendre et plus affectueux que jamais. Ilm’a dit que si je persiste à devenir votre femme, il nem’abandonnera pas, au jour de mes noces ; en quelque endroitque nous puissions nous marier, il sera là pour célébrer leservice, et ma tante m’accompagnera à l’église. Mais il me conjurede réfléchir sérieusement à ce que je vais faire… de consentir àvotre éloignement momentané, de consulter d’autres amis, si je nesuis pas satisfaite de son opinion. Oh ! mon bien-aimé, ilssont aussi désireux de nous séparer, que si vous étiez le pire deshommes au lieu d’en être le meilleur.
– Est-il survenu quelque incident, depuishier, qui ait augmenté leur défiance à mon égard ?
– Oui.
– Quel est cet incident ?
– Vous vous rappelez que vous avezindiqué à mon oncle, comme pouvant le renseigner sur votre compte,un de vos amis, qui se trouve être l’un des siens.
– Oui. Le Major Fitz-David.
– Mon oncle a écrit à ce MajorFitz-David.
– Pourquoi ?… »
Eustache prononça ce mot d’un ton siabsolument différent de celui qui lui était ordinaire, que j’en fusfrappée d’étonnement.
« Vous ne serez pas fâché, Eustache, dece que je vais vous dire, ajoutai-je. Mon oncle, à ce que j’aicompris, avait plusieurs motifs pour écrire au Major. L’un de cesmotifs était de lui demander s’il connaissait l’adresse de votremère. »
Eustache devint soudain muet.
Je m’arrêtai aussitôt, comprenant que je nepouvais pas m’aventurer à en dire davantage, sans courir le risquede l’offenser.
Pour dire la vérité, sa conduite, quand ilavait parlé pour la première fois de mariage à mon oncle, avaitété, quant aux apparences, quelque peu légère et étrange. LeVicaire l’avait naturellement questionné sur sa famille. Il avaitrépondu que son père était mort, et il n’avait consenti qu’avecquelque répugnance à annoncer à sa mère son mariage projeté. Ennous apprenant qu’elle aussi vivait à la campagne, il était allé lavoir, sans nous faire connaître plus précisément son adresse. Aubout de deux jours, il était revenu au presbytère avec une nouvellefort surprenante. Sa mère, sans vouloir mettre en doute monhonorabilité ni celle de ma famille, désapprouvait si absolument lemariage projeté par son fils qu’elle-même et les membres de safamille, qui partageaient tous sa manière de voir, se refuseraientà assister à la cérémonie, si M. Woodville persistait à tenirl’engagement qu’il avait pris avec la nièce du DocteurStarkweather. Sollicité d’expliquer cette réponse extraordinaire,Eustache nous avait dit que sa mère et ses sœurs tenaient à luifaire épouser une autre dame, et qu’elles étaient amèrementmortifiées et désappointées de voir qu’il eût fait choix d’unepersonne inconnue à sa famille. Cette explication était suffisantepour moi. Elle impliquait, en ce qui me concernait, un aveu de moninfluence sur Eustache qu’une femme entend toujours avec plaisir.Mais elle ne satisfit ni mon oncle ni ma tante. Le Vicaire fitconnaître à M. Woodville qu’il désirait écrire à sa mère oul’aller voir, au sujet de son étrange réponse. Eustache refusaobstinément d’indiquer l’adresse de sa mère prétendant quel’intervention du pasteur serait absolument inutile. Mon oncle enconclut aussitôt que le mystère qu’on lui faisait de cette adressecachait quelque chose de plus grave. Il refusa de favoriser lesprétentions de M. Woodville à ma main, et il écrivit le mêmejour pour obtenir des renseignements à la personne que lui avaitindiquée M. Woodville, et qu’il connaissait aussi… au MajorFitz-David.
Dans de telles circonstances, parler desmotifs qu’avait eus mon oncle d’écrire au Major, c’était sehasarder sur un terrain délicat. Eustache me délivra de toutembarras en m’adressant une question à laquelle je pouvaisfacilement répondre.
« Votre oncle a-t-il reçu une réponse duMajor Fitz-David ?… me demanda-t-il.
– Oui.
– Vous a-t-il été permis de lalire ?… »
Sa voix faiblit, en prononçant ces mots, et safigure trahit une soudaine inquiétude, que je remarquai avecpeine.
« J’ai apporté cette réponse avec moipour vous la montrer, » dis-je.
Il arracha presque la lettre de ma main. Il metourna le dos, pour la lire à la clarté de la lune. La lettre étaitassez courte pour être bientôt lue. J’aurais pu la dire par cœur àl’instant. Je puis la répéter maintenant.
« Cher Vicaire,
« M. Eustache Woodville vous ditexactement la vérité, en affirmant qu’il est gentleman de naissanceet de situation, et qu’il a hérité, en vertu du testament de sonpère, d’une fortune indépendante de deux mille livres derevenu.
« Toujours à vous,
« LAWRENCE FITZ-DAVID. »
« Peut-on désirer une réponse plus netteque celle-là ? me dit Eustache en me rendant la lettre duMajor.
– Si c’était moi qui eusse écrit pourdemander des informations sur votre compte, répondis-je, ellem’aurait pleinement suffi.
– Mais elle n’a pas paru pleinementsuffisante à votre oncle ?
– Non.
– Que lui reproche-t-il ?
– Pourquoi voulez-vous le savoir, monbien aimé ?
– J’ai besoin de le savoir, Valéria.Entre nous, il ne doit pas y avoir de secret sur ce point. Votreoncle vous a-t-il dit quelque chose, en vous montrant la lettre duMajor ?
– Oui.
– Quoi ?
– Il m’a dit que la lettre qu’il avaitécrite au Major contenait trois pages, et m’a fait remarquer que laréponse du Major ne contenait qu’une seule phrase. Il aajouté : – Je lui proposais d’aller le voir et de causer aveclui de cette affaire. Vous voyez qu’il ne fait aucune mention de maproposition. Je lui demandais l’adresse de la mère deM. Woodville. Il passe sous silence cette demande, comme il apassé sous silence ma proposition. Il se renferme soigneusementdans la mention la plus brève de quelques simples faits.Rapportez-vous en à votre propre bon sens, Valéria. Cettesécheresse n’est-elle pas au moins singulière de la part d’un hommequi est gentleman par sa naissance et par son éducation, et qui deplus est un de mes amis ? »
Eustache m’arrêta ici.
« Avez-vous répondu à la question devotre oncle ? demanda-t-il.
– Non ; je lui ai dit seulement queje ne comprenais pas la conduite du Major.
– Et qu’est-ce que votre oncle a ajoutéensuite ? Si vous m’aimez, Valéria, dites-moi la vérité.
– Il a employé un langage très-sévère.Mais c’est un vieillard ; il ne faut pas vous en offenser.
– Je ne m’en offenserai pas. Qu’a-t-ildit ?
– Il m’a dit : – Remarquez bien mesparoles, Valéria ! Il y a là-dessous, par rapport àM. Woodville ou à sa famille, quelque secret sur lequel leMajor n’est pas libre de s’expliquer. Bien interprétée, cettelettre est un avertissement. Montrez-la à M. Woodville, etrapportez-lui, si vous voulez, ce que je viens de vousdire… »
Eustache m’interrompit encore une fois.
« Vous êtes sûre que votre oncle a bienemployé ces propres termes ? me demanda-t-il en examinantattentivement ma figure à la lueur de la lune.
– Parfaitement sûre. Mais moi, je nepense pas comme mon oncle, croyez-le bien, je vous enprie. »
Il me pressa dans ses bras et fixa ses yeuxsur les miens. Son regard m’effraya.
« Adieu. Valéria ! dit-il. Jugez-moiet pensez à moi avec indulgence, quand vous aurez épousé un hommeplus heureux, ma bien-aimée. »
Il allait me quitter ! Je me cramponnai àlui, dans l’angoisse d’une terreur qui me saisit de la tête auxpieds.
« Que voulez-vous dire ? m’écriai-jeaussitôt que je pus parler. Je suis à vous, à vous uniquement.Qu’ai-je dit, qu’ai-je fait, pour mériter que vous me teniez ceteffrayant langage ?
– Il faut nous séparer, mon ange,répondit-il tristement. La faute n’en est pas à vous. C’est lemalheur qui me poursuit. Chère Valéria, comment pourriez-vousépouser un homme qui est suspect à vos plus proches, à vos pluschers amis ! J’ai mené une triste existence. Je n’ai jamaisrencontré dans aucune autre femme la douce sympathie, la conformitéde sentiments que j’ai trouvées en vous. Oh ! il m’est biencruel de me séparer de vous. Il est dur pour moi de retourner à mavie solitaire. Mais il faut que je fasse ce sacrifice, ma chérie,pour l’amour de vous. Je ne sais pas plus que vous ce que contenaitcette lettre. Votre oncle ne me croira pas, vos amis ne me croirontpas. Un dernier baiser, Valéria ! Pardonnez-moi de vous avoiraimée… passionnément, religieusement aimée. Pardonnez-moi… etlaissez-moi m’éloigner. »
Je le retins avec l’énergie dudésespoir ; ses regards me mettaient hors de moi, ses parolesme pénétraient d’une intolérable douleur.
« Allez où vous voudrez, dis-je, je vaisavec vous. Amis… réputation… je ne m’inquiète de rien de ce que jeperds ni de ce que je puis perdre… Ô Eustache, je ne suis qu’unefemme… ne me rendez pas folle ! je ne puis vivre sans vous. Jedois, je veux être votre femme… »
Je ne pus en dire davantage. Mon angoisse etma folie éclatèrent en sanglots et en larmes.
Il n’y résista pas. Il me calma en me parlantde sa plus douce voix ; il me rendit à moi-même par sestendres caresses. Il attesta le ciel qui brillait sur nos têtes,qu’il me dévouerait sa vie entière. Il fit vœu… oh ! en quelstermes solennels ! en quels termes éloquents !… qu’iln’aurait d’autre pensée, jour et nuit, que de se montrer digne d’unamour comme le mien. N’a-t-il pas noblement tenu son serment ?Nos fiançailles, dans cette nuit mémorable, n’ont-elles pas étésuivies de notre union au pied de l’autel, de notre serment devantDieu ? Ah ! quelle vie j’avais devant moi ! Quellefélicité au-dessus de toutes les félicités était alors lamienne !
Je relevai encore une fois ma tête appuyée sursa poitrine, pour goûter les chères délices de le voir à côté demoi… lui, ma vie, mon amour, mon mari, mon trésor !
À peine ramenée de mes absorbants souvenirs dupassé aux douces réalités du présent, je touchais sa joue de lamienne et je murmurais tout bas :
« Oh ! comme je vous aime !…comme je vous aime !… »
Mais, soudain, je redressai ma tête entressaillant. Mon cœur cessa de battre. Je portai ma main à mafigure. Qu’est-ce que je sentais sur ma joue ?… Je n’avais paspleuré !… J’étais si heureuse ! Qu’est-ce que je sentaissur ma joue ? Une larme !
Sa figure était tournée du côté opposé à lamienne. Je le forçai à la retourner de mon côté.
Je le regardai… et je vis que mon mari, lejour de nos noces, avait les yeux pleins de larmes.
Eustache réussit à calmer mes alarmes. Mais jene saurais dire qu’il réussit à satisfaire aussi mon esprit.
Il avait pensé, me dit-il, au contraste entresa vie passée et sa vie présente. D’amers souvenirs des annéesécoulées lui étaient revenus et l’avaient rempli de douloureusescraintes sur son impuissance à me rendre heureuse. Il s’étaitdemandé s’il ne m’avait pas rencontrée trop tard ? s’iln’était pas déjà un homme aigri et fatigué par les désappointementset les désenchantements de son passé ? Ces souvenirs, pesantde plus en plus sur son âme, avaient rempli ses yeux des larmes quej’y avais surprises ; larmes qu’il me conjurait, au nom de monamour pour lui, d’oublier pour toujours.
Je l’excusai, je le rassurai, je le ranimai.Mais il y eut des moments où le souvenir de ce que j’avais vu metroublait en secret, et où je me demandais si je possédais enréalité la pleine confiance de mon mari, comme il possédait lamienne.
Nous laissâmes le train à Ramsgate.
Cette ville d’eau, si fréquentée, étaitdéserte ; la saison venait de finir. Nos projets de voyage,pendant notre lune de miel, comprenaient une excursion à travers laMéditerranée dans un yacht prêté à Eustache par un ami. Nousaimions tous deux la mer et nous étions également désireux, à causedes circonstances qui avaient accompagné notre mariage, d’éviter larencontre de nos amis et de nos connaissances. En conséquence de ceprojet, après la célébration tout intime de notre mariage àLondres, nous avions décidé, en donnant nos instructions aucapitaine du yacht, qu’il irait nous rejoindre à Ramsgate. Nouspouvions, la saison des bains étant achevée, nous embarquer dans ceport bien plus incognito que dans toute autre station deyachts, située dans l’Île de Wight.
Trois jours se passèrent, jours de délicieusesolitude, d’exquise félicité, qui ne sauraient être oubliés detoute notre vie, que nous ne retrouverons jamais plus avant lafin !
De bonne heure, durant la matinée du quatrièmejour, un peu avant le lever du soleil, il survint un incident,insignifiant en soi, mais que je remarquai néanmoins, parce qu’ilme parut étrange, avec la connaissance que j’avais de moi-même.
Je me réveillai subitement, et sans savoirpourquoi, d’un profond sommeil, avec un malaise nerveux qui avaitenvahi toute ma personne et que je n’avais jamais ressentijusque-là. Dans le temps passé au presbytère, ma réputation deparfaite dormeuse avait été le sujet de bien des innocentesplaisanteries. Du moment où je posais la tête sur mon oreiller, jen’avais jamais su ce que c’était que de me réveiller jusqu’à ce quela servante vînt frapper à ma porte. Dans toutes les saisons, àtoutes les époques, mon sommeil avait toujours été le long etpaisible repos d’un enfant.
Et, cette fois, je me réveillais, sans causeapparente, plusieurs heures avant mon heure habituelle. Jem’efforçai de me rendormir ; je n’y réussis pas. J’étais siagitée que je ne pus même rester au lit. Mon mari dormaitprofondément à côté de moi. Dans la crainte de troubler sonsommeil, je me levai, et ne pris que ma robe de chambre et mespantoufles.
J’allai à la fenêtre. Le soleil se levait surla mer grise et calme. Pendant un moment, le spectacle majestueuxque j’avais devant moi exerça une influence salutaire et calmal’irritation de mes nerfs. Mais bientôt cette irritation reprit ledessus. Je me mis à marcher sans bruit à travers la chambre,jusqu’à ce que je fusse fatiguée de la monotonie de cet exercice.Je pris un livre et le laissai presque aussitôt. Mon attentionerrait à l’aventure ; l’auteur fut impuissant à la fixer. Jeme levai de ma chaise et regardai Eustache ; je l’admirais, jel’aimais dans son paisible sommeil. Je retournai à la fenêtre, etme rassasiai de la beauté du matin. Je m’assis devant la glace etme regardai. Combien je me trouvai l’air hagard, fatigué,évidemment à cause de ce réveil avant l’heure accoutumée ! Jeme relevai encore, mais je ne savais plus que faire. Il me devintintolérable de me sentir plus longtemps confinée dans les quatremurs de la chambre. J’ouvris la porte qui conduisait dans lecabinet de toilette de mon mari, et j’y entrai, pour essayer si lechangement de place me ferait quelque bien.
Le premier objet qui frappa mes yeux fut sonnécessaire de voyage, laissé ouvert sur la toilette.
J’en tirai les flacons, les pots, les brosses,les peignes ; les couteaux et les ciseaux, qui étaient dans uncompartiment, et les objets pour écrire qui étaient dans un autre.Je respirai les parfums et les pommades ; je nettoyaisoigneusement les flacons au fur et à mesure que je les retirais dunécessaire. Peu à peu je le vidai complètement. Il était doublé envelours bleu. Dans un coin, je remarquai un petit ruban de soiebleue, libre par son extrémité visible. Le prenant entre l’index etle pouce, et le tirant à moi, je m’aperçus qu’il y avait un doublefond dans le nécessaire, formant un compartiment secret pour deslettres et des papiers. Dans l’étrange situation d’esprit oùj’étais… cédant à un caprice ou à un sentiment de curiosité… jeretirai les papiers, comme j’avais retiré les autres objetscontenus dans le nécessaire.
C’étaient quelques notes et billets acquittés,qui ne pouvaient m’offrir aucun intérêt, quelques lettres que jelaissai naturellement de côté, après en avoir lu seulementl’adresse ; mais, en dessous, je vis une photographie, sur ledos de laquelle je lus ces mots :
À mon cher fils Eustache.
Sa mère ! la femme qui s’était siobstinément et si impitoyablement opposée à notremariage !
Je m’empressai de retourner la photographie,n’attendant à trouver une physionomie sévère, bourrue, revêche. Àma grande surprise, la figure montrait les restes d’une grandebeauté ; l’expression, quoique indiquant un caractère plein defermeté, avait du charme, et était empreinte de tendresse et debonté. Les cheveux gris étaient disposés en touffes de gentillespetites boucles à l’ancienne mode, de chaque côté de la tête, etombragés par un chapeau de dentelle unie. À un coin de la bouche,on remarquait un signe, évidemment un grain de beauté, qui ajoutaitau caractère de la figure. Je regardai avec attention ce portraitet le fixai dans ma mémoire. Cette femme, qui nous avait presqueinsultés, moi et les miens, était sans aucun doute, et autant queles apparences l’indiquaient, une personne vers laquelle on sesentait invinciblement attiré… une personne qu’on serait heureux etfier de connaître.
Je m’abandonnai à mes réflexions. Ladécouverte de cette photographie me calma plus que n’aurait pufaire toute autre chose.
Le bruit d’une cloche, qui sonna au bas del’escalier, m’avertit de la rapidité avec laquelle le temps s’étaitenfui. Je remis soigneusement en place tous les objets contenusdans le nécessaire, en commençant par la photographie, que jereplaçai exactement comme je l’avais trouvée, et je m’en retournaidans la chambre à coucher. Tandis que je regardais mon mari dormanttoujours de son calme sommeil, une question s’imposa à mon esprit.D’où sont venus, à cette charmante et gracieuse mère, la sévèrerésolution d’empêcher notre mariage et son impitoyable refus del’approuver ?
Pouvais-je soumettre ouvertement cettequestion à Eustache, à son réveil ? Non ; je n’osai m’yaventurer. Ilavait été tacitement entendu entre nousque nous ne parlerions jamais de sa mère… et d’ailleurs nepouvait-il pas être mécontent que j’eusse ouvert le compartimentsecret de son nécessaire ?
Après le déjeuner, nous eûmes enfin desnouvelles du yacht. Il était venu mouiller en sûreté dansl’intérieur du port, et le capitaine attendait à bord les ordres demon mari.
Eustache ne me demanda pas de l’accompagnerjusqu’au yacht : il lui fallait examiner l’inventaire dunavire et décider quelques questions qui n’étaient pas de nature àintéresser une femme, relativement aux cartes, aux baromètres, auxprovisions, et à l’eau. Il me pria de vouloir bien attendre sonretour. Le temps était admirablement beau et la marée en son plein.Je me décidai pour une promenade sur la plage, et la maîtresse denotre hôtel, qui se trouvait en ce moment dans notre chambre,s’offrit à m’accompagner et à prendre soin de moi. Il fut convenuque nous nous promènerions, aussi loin que nous en aurions envie,dans la direction de Broadstairs, et qu’Eustache viendrait nousretrouver sur le rivage, quand il aurait fini ses arrangements àbord du yacht.
Au bout d’une demi-heure, l’hôtesse et moi,nous étions descendues sur la plage.
Le tableau, dans cette belle matinéed’automne, était admirable. La douce brise, le ciel éclatant, lamer calme et bleue, les rochers miroitant au soleil, les sables decouleur fauve, enfin le va-et-vient des navires qui sillonnaient laManche… tout cela formait un spectacle merveilleux, tout cela meravissait au point que, si j’avais été seule, j’aurais dansé dejoie comme un enfant. La seule compensation qui diminuât monplaisir était le parlage intarissable de l’hôtesse. C’était unefemme empressée, d’un bon naturel, mais dont la tête était vided’idées ; qui ne cessait pas de parler, que je l’écoutasse ounon ; et qui avait la manie de m’adresser la parole enm’appelant perpétuellement Madame Woodville.
Nous étions sur le rivage depuis plus d’unedemi-heure, lorsque nous aperçûmes une dame qui marchait devantnous.
Précisément au moment où nous allions ladépasser, elle tira son mouchoir de sa poche et en fit sortir enmême temps une lettre qui tomba, sans qu’elle s’en aperçût, sur lesable, presque à mes pieds. Je ramassai cette lettre et laprésentai à la dame.
Elle se retourna pour me remercier. La vue deson visage me cloua sur place. Ce visage était le propre originalde la photographie que j’avais trouvée, le matin même, dans lenécessaire de mon mari. C’était sa mère que j’avais devant moi. Jereconnus les jolies petites boucles de ses cheveux gris, lacharmante expression de sa physionomie, le petit grain de beautéqui se laissait voir à l’un des coins de sa bouche. Il n’était paspossible de s’y méprendre. C’était bien la mèred’Eustache !
La vieille dame, naturellement, prit masurprise pour de la timidité. Avec un tact parfait et un air pleinde bonté, elle engagea la conversation avec moi, et je me mis àmarcher à côté de celle qui avait si cruellement refusé dem’accueillir dans sa famille. Je me sentais, je l’avoue, fort mal àl’aise, ne sachant nullement, si je devais ou non, en l’absence demon mari, prendre sur moi de faire connaître à sa mère quij’étais.
Mais bientôt mon hôtesse, qui marchait del’autre côté de la dame, trancha la question en m’adressant laparole avec son ton familier. Je venais de dire que je croyais quenous étions en ce moment près des petits bains de Broadstairs, leterme de notre promenade.
« Oh ! non, madame Woodville, dit mababillarde hôtesse, nous n’en sommes pas aussi près que vouspensez. »
Je regardai avec un battement de cœur mabelle-mère.
À mon grand étonnement, elle n’eut pas lemoins du monde l’air de me reconnaître. La vieilleMme Woodville continua à causer avec la jeuneMme Woodville aussi tranquillement que si ellen’avait jamais entendu de sa vie prononcer son nom.
Ma figure et ma contenance durent trahirjusqu’à un certain point mon agitation ; carMme Woodville, ayant jeté par hasard les yeux surmoi en ce moment, tressaillit, et me dit avec bonté :
« Je crains que vous ne vous soyezfatiguée outre mesure. Vous êtes bien pâle… vous paraissez voussoutenir à peine. Venez vous asseoir là et prenez mon flacon desels. »
J’eus à peine la force de la suivre jusqu’aupied de la falaise, où de grands quartiers de rochers tombés dusommet nous tinrent lieu de sièges. Je ne saisis que vaguement leslongues effusions de tendre sollicitude auxquelles s’abandonna monhôtesse avec une volubilité intarissable. Je pris, sans trop savoirce que je faisais, le flacon que la mère de mon mari, après avoirentendu mon nom, m’offrit avec bienveillance, comme elle l’auraitoffert à une étrangère.
S’il ne s’était agi que de moi, je crois quej’aurais provoqué sur-le-champ une explication. Mais je devaispenser à Eustache. J’ignorais entièrement si les relations quiexistaient entre sa mère et lui étaient hostiles ou amicales. Quepouvais-je faire ?
Pendant que toutes ces questions s’agitaienten moi, la vieille dame continuait à me parler avec la plus vivesympathie. Elle aussi, était fatiguée ; elle avait passé unemauvaise nuit, auprès du lit d’une proche parente qui habitaitRamsgate. Elle avait reçu, la veille seulement, un télégramme luiannonçant qu’une de ses sœurs était sérieusement malade. Quant àelle, elle était encore, grâce à Dieu, pleine d’activité et deforce, et elle avait cru qu’il était de son devoir d’accouriraussitôt à Ramsgate. Vers le matin, l’état de la malade s’étaitamélioré.
« Le docteur m’a assuré, madame, qu’iln’y a aucun danger immédiat à redouter ; et j’ai pensé qu’untour de promenade sur la plage, après une longue nuit passée auprèsde la malade, ne pouvait que me faire du bien. »
J’entendis ces mots… j’en compris le sens…mais j’étais encore trop intimidée et trop bouleversée pour être enétat de soutenir la conversation. L’hôtesse avait grande envie dele faire, aussi l’hôtesse fut-elle la première personne quiparla.
« Voici un gentleman qui vient de cecôté, dit-elle, en indiquant la direction de Ramsgate. Il ne vousserait pas possible de marcher ; voulez-vous que je le pried’envoyer une chaise à porteurs à la brèche de lafalaise ? »
Le gentleman continua d’avancer.
L’hôtesse et moi, nous le reconnûmes en mêmetemps. C’était Eustache, venant au-devant de nous, comme il avaitété convenu. L’hôtesse, ne pouvant contenir sa satisfaction en levoyant, s’écria :
« Oh ! madame Woodville ! voiciM. Woodville en personne, n’est-ce pasheureux ? »
Je regardai encore ma belle-mère, et je visque, cette fois encore, elle n’éprouva pas la moindre émotion enentendant de nouveau prononcer son nom. Ses yeux ne voyaient pasd’aussi loin que les nôtres : elle n’avait pas encore reconnuson fils. Pendant un court moment, Eustache s’arrêta, comme frappéde la foudre. Puis il s’avança… son visage coloré devint pâle d’uneémotion contenue ; ses yeux se fixèrent sur sa mère.
« Vous ici !… lui dit-il.
– Comment vous portez-vous,Eustache ? dit-elle tranquillement. Aviez-vous donc apprisaussi la maladie de votre tante ? Saviez-vous qu’elle était àRamsgate ? »
Il ne répondit pas. L’hôtesse, tirantl’inévitable conclusion qui ressortait des mots qu’elle venaitd’entendre, me regarda tour à tour, moi et ma belle-mère, dans unétat d’étonnement qui paralysa sa langue. J’attendis, les yeuxfixés sur mon mari, pour voir ce qu’il ferait. S’il avait tardé unmoment de plus à me reconnaître, tout le reste de ma vie eût pu enêtre empoisonné.
Il ne tarda pas un moment. Il vint à moi et meprit par la main.
« Savez-vous qui est cettedame ? » dit-il à sa mère.
Celle-ci répondit en me regardant et enfaisant avec la tête un signe gracieux d’affirmation.
« C’est une dame que j’ai rencontrée surla plage, Eustache, et qui a eu l’obligeance de me rendre unelettre que j’avais laissé tomber. Je crois que j’ai entendu sonnom. Et, se tournant vers l’hôtesse : N’avez-vous pasdit : Mme Woodville ? »
La main de mon mari serra involontairement lamienne, au point de me faire mal. Cependant, il n’hésita pas uneseconde.
« Mère, dit-il avec le plus grand calme,cette dame est ma femme. »
Elle était jusqu’à ce moment restée assise.Elle se leva alors, lentement, et regarda son fils en silence. Puisl’expression première de surprise de son visage disparut et futremplacée par le plus terrible regard d’indignation et de méprisque j’aie jamais vu éclater dans les yeux d’une femme.
« Je plains votre femme, »dit-elle.
Elle ne prononça que ces seuls mots. Elle levala main en lui faisant signe de s’éloigner d’elle, et reprit d’unpas grave sa promenade solitaire.
Laissés à nous-mêmes, nous restâmes un momentsilencieux. Eustache parla le premier.
« Êtes-vous en état de marcher et deretourner à pied ? me dit-il, ou devons-nous aller jusqu’àBroadstairs, et revenir à Ramsgate par le chemin defer ? »
Il me fit cette question aussi tranquillementque si rien de remarquable n’était arrivé. Mais ses yeux et seslèvres le trahissaient et me disaient qu’il souffrait beaucoupintérieurement. La scène extraordinaire qui venait de se passer, aulieu de m’enlever le reste de mon courage, avait fortifié mes nerfset m’avait rendu maîtresse de moi-même. J’aurais été plus ou moinsqu’une femme, si mon amour-propre n’avait pas été surexcité au plushaut point, par l’attitude incompréhensible de la mère de mon mari,pendant que son fils me présentait à elle. Quel était le secret deson mépris pour lui et de sa pitié pour moi ? Qu’est-ce quipouvait expliquer son incompréhensible indifférence, quand mon nomavait frappé deux fois son oreille ? Pourquoi nous avait-ellelaissés, comme si la seule idée de rester dans notre compagnie luieût été insupportable ? L’intérêt capital de ma vie étaitmaintenant l’intérêt que j’avais à pénétrer ces mystères.Marcher ? J’éprouvais une si fiévreuse impatience de lesconnaître, qu’il me semblait que je serais allée au bout du monde,si j’avais pu seulement avoir mon mari à côté de moi, et lequestionner pendant la route.
« Je suis tout à fait remise, lui dis-je.Retournons à pied, comme nous sommes venus. »
Eustache lança un regard à l’hôtesse. Elle lecomprit.
« Je ne voudrais pas vous imposer macompagnie, monsieur, lui dit-elle vivement. J’ai affaire àBroadstairs… et j’en suis si voisine ici, que je ferais bien d’yaller. Bonjour, madame Woodville. »
Elle prononça ce nom avec emphase, etl’accompagna, en s’éloignant, d’un coup d’œil significatif que,dans l’état de préoccupation où se trouvait mon esprit, je necompris pas le moins du monde ; je n’avais ni le temps, nil’envie de lui demander ce qu’il signifiait. Après avoir faitàEustache une petite révérence assez raide, elle nous laissa, à sontour, en prenant d’un pas rapide le chemin de Broadstairs.
Enfin, nous étions seuls !
Je ne perdis pas de temps pour commencer monenquête. Je ne prodiguai pas mes paroles en préliminairessuperflus. La question que j’adressai à Eustache fut parfaitementnette et claire.
« Qu’est-ce que signifie la conduite devotre mère ? »
Au lieu de me répondre, il partit d’un éclatde rire… d’un éclat de rire bruyant, grossier, violent, sicomplètement différent de tous ceux auxquels je l’avais jamais vuse laisser aller, si étrangement contraire à ce que je connaissaisde son caractère, que je demeurai immobile.
« Eustache ! lui dis-je, je ne vousreconnais pas. Vous m’effrayez presque. »
Il ne prit pas garde à ce que je lui disais.Il semblait poursuivre quelque idée plaisante qui venait de seréveiller dans son esprit.
« C’est de cette façon que m’aime mamère ! s’écria-t-il avec l’air d’un homme irrésistiblemententraîné par une pensée qui s’est emparée de lui. Dites-moi tout ceque vous savez à ce propos, Valéria.
– Vous dire ce que je sais ?répétai-je. Après ce qui vient d’arriver, c’est certainement à vousqu’il appartient de m’éclairer.
– Vous ne voyez pas laplaisanterie ? dit-il.
– Non-seulement je ne vois pas laplaisanterie, mais je vois quelque chose, dans le langage et dansla conduite de votre mère, qui m’autorise à vous en demander unesérieuse explication.
– Ma chère Valéria ! si vousconnaissiez ma mère aussi bien que je la connais, une sérieuseexplication de sa conduite serait la dernière chose dans le mondeque vous attendriez de moi. Prendre ma mère au sérieux !… Iléclata de rire encore une fois. Ma chérie ! vous ne savez pascombien vous m’amusez. »
Tout cela n’avait rien de naturel ; toutcela était forcé. Lui, le plus délicat, le plus distingué deshommes… lui, un gentleman dans la plus haute expression du mot…était en me parlant ainsi, lourd, bruyant, vulgaire ! Mon cœurfut soudainement saisi d’une terreur à laquelle, malgré tout monamour pour lui, il me fut impossible de résister. Dans l’excès demon chagrin et de mes alarmes, je me demandai si mon maricommençait à me tromper, à jouer… et à jouer mal, la comédie avecmoi… après une semaine à peine de mariage !
J’essayai de gagner sa confiance d’une autrefaçon. Il était évidemment déterminé à me faire partager sa manièrede voir. Je résolus, de mon côté, d’accepter son point de vue.
« Vous prétendez que je ne comprends pasvotre mère, lui dis-je doucement. Voulez-vous m’aider à lacomprendre ?
– Il n’est pas facile de vous aider àcomprendre une femme qui ne se comprend pas elle-même, merépondit-il. Mais je vais essayer. La clef du caractère de mapauvre mère est dans un seul mot : Excentricité. »
S’il avait cherché dans tout le dictionnairele mot le moins propre à peindre la dame que j’avais rencontrée surla grève, excentricité eût été ce mot. Un enfant qui aurait vu ceque j’avais vu, qui aurait entendu ce que j’avais entendu, auraitdécouvert qu’il se moquait… et se moquait grossièrement… de lavérité.
« Rappelez-vous ce que je viens de vousdire, continua-t-il, et, si vous voulez comprendre ma mère, faitesce que je vous ai demandé de faire, il n’y a qu’une minute…dites-moi tout ce qui vient d’arriver. Comment en êtes-vous venue àlui parler, à entrer en conversation avec elle ?
– Votre mère vous l’a dit, Eustache. Jemarchais derrière elle, quand elle a laissé tomber une lettre parhasard…
– Non par hasard, dit-il enm’interrompant, mais à dessein.
– Impossible ! m’écriai-je. Pourquoiaurait-elle laissé tomber cette lettre à dessein ?
– Usez de la clé de son caractère, machère. Excentricité ! Une manière bizarre employée par ma mèrepour faire connaissance avec…
– Pour faire connaissance avecmoi… ? Mais je viens de vous dire que je marchais derrièreelle. Elle ne pouvait deviner ma présence avant que je lui eusseparlé la première.
– C’est une supposition,Valéria !
– C’est un fait certain !
– Pardonnez-moi… vous ne connaissez pasma mère comme je la connais. »
Je commençai à perdre patience.
« Voulez-vous dire, repris je, que votremère était sortie ce matin dans le dessein exprès de faireconnaissance avec moi ?
– Je n’ai pas le moindre doute là-dessus,me répondit-il froidement.
– Pourquoi ne m’a-t-elle pas reconnue enentendant mon nom ? Deux fois l’hôtesse m’a appeléeMme Woodville, de manière à être parfaitemententendue par elle, et deux fois, je vous le jure sur l’honneur, cenom n’a fait aucune impression sur elle. Son regard, le jeu de saphysionomie ont été ceux d’une personne qui aurait entendu son nompour la première fois de sa vie.
– Jeu est le mot propre, dit-il. Lesfemmes de théâtre ne sont pas les seules qui puissent jouer lacomédie. Le but de ma mère était de vous connaîtrecomplètement ; et, pour cela, d’empêcher que vous ne vousmissiez sur vos gardes, c’est-à-dire de vous parler comme pouvaitle faire une personne qui vous eût été étrangère. C’est bien là untrait digne de ma mère, que de prendre ce détour pour arriver àsatisfaire sa curiosité à l’égard d’une belle-fille, dont elle adésapprouvé le mariage. Si je ne vous avais pas rejointes, comme jel’ai fait, elle vous aurait examinée et interrogée, en ce qui vousconcerne et en ce qui me concerne, et vous lui auriez réponduinnocemment, dans la parfaite croyance que vous causiez avec uneconnaissance de hasard. Je reconnais bien là ma mère. Elle estvotre ennemie, rappelez-vous-le… et non pas votre amie : ellen’est pas en quête de vos mérites, mais de vos défauts. Et vousvous étonnez que votre nom, quand elle l’a entendu, n’ait faitaucune impression sur elle ! Pauvre innocente ! Je puisvous dire ceci… vous n’avez vu ma mère dans son vrai caractère, quelorsque j’ai mis fin à la mystification, en vous présentant l’une àl’autre. »
Je le laissais aller, sans dire un mot.J’écoutais. Oh ! avec quel cœur rempli de tristesse !avec quel désenchantement et quel désespoir, qui me déchiraientl’âme ! L’idole de mon culte, le compagnon, le guide, leprotecteur de ma vie, était-il donc tombé si bas ? Pouvait-ils’avilir par une ruse aussi éhontée ?
Y avait-il un seul mot de vérité dans tout cequ’il m’avait dit ? Oui ! si je n’avais pas découvert leportrait de sa mère, il est certain que je n’aurais pas connu, queje n’aurais pas même soupçonné qui était réellement la dame que jevenais de rencontrer. À part cela, le reste n’était que mensonges…grossiers mensonges, qui ne permettaient de dire qu’une chose en safaveur, c’est qu’il n’était pas accoutumé à la fausseté et à latromperie. Bon Dieu !… s’il fallait en croire mon mari, samère nous aurait suivis à la piste à Londres, suivis à la piste àl’église, suivis à la piste à la station du chemin de fer, suivis àla piste à Ramsgate ! Affirmer qu’elle me connaissait de vuepour la femme d’Eustache, qu’elle m’attendait sur la grève, etqu’elle avait laissé tomber à dessein sa lettre, dans le but exprèsde faire connaissance avec moi, c’était affirmer que chacune de cesmonstrueuses improbabilités était un fait qui était réellementarrivé !
Je ne pouvais plus trouver un mot. Je marchaisà côté d’Eustache en silence, pénétrée de la malheureuse convictionqu’il y avait un abîme, sous la forme d’un secret de famille, entremon mari et moi. En esprit, sinon en fait, nous étions séparés l’unde l’autre… après une existence commune de seulement quatrejours !
« Valéria, me demanda-t-il, n’avez-vousrien à me dire ?
– Rien.
– Est-ce que vous n’êtes pas satisfaitede mes explications ? »
Je remarquai un léger tremblement dans savoix, quand il m’adressa cette question. Le son en était, pour lapremière fois depuis que nous causions, devenu semblable à celuique mon expérience associait, en lui, à certains traits de sonhumeur que j’avais appris déjà à bien connaître. Parmi les milliersd’influences mystérieuses qu’un homme exerce sur la femme quil’aime, je doute qu’il y en ait une plus irrésistible quel’influence de sa voix. Je ne suis pas de ces femmes qui versentdes larmes si peu qu’elles y soient provoquées ; ce n’est pas,sans doute, dans mon tempérament. Mais quand je remarquai ce légerchangement naturel dans le son de sa voix, mon esprit se reporta,je ne sais pourquoi, à ce jour heureux où, pour la première fois,je lui avais avoué que je l’aimais. J’éclatai en sanglots.
Il s’arrêta soudain et me prit par la main. Ilessaya de regarder mon visage.
Mais je tins la tête baissée et mes yeux fixéssur le sol. J’étais honteuse de ma faiblesse et de mon défaut decourage. J’étais résolue à ne pas le regarder en face.
Durant l’instant de silence qui suivit, iltomba subitement à genoux devant moi, en poussant un cri dedésespoir qui me déchira le cœur.
« Valéria ! s’écria-t-il, je suis unhomme méprisable… un homme faux… un homme indigne de vous. Necroyez pas un mot de ce que je viens de vous dire. Ce sont autantde mensonges, de lâches et détestables mensonges. Vous ne savez paspar quelles épreuves j’ai passé ; vous ne savez pas combienj’ai été torturé. Oh ! ma bien-aimée, ne me méprisezpas ! Il faut que j’aie été hors de moi-même quand je vous aiparlé comme je l’ai fait. Vous sembliez offensée ; je nesavais que faire. Je voulais vous épargner même un moment de peine.Je voulais en détourner votre pensée, et je l’ai tenté par cesmensonges. Pour l’amour de Dieu, ne me demandez pas de vous en diredavantage ! Mon amour ! mon ange ! il s’agit dequelque chose entre ma mère et moi, mais qui ne vous touche enrien. Je vous aime, je vous adore ; tout mon cœur, toute monâme sont à vous. Que cela vous suffise ! Oubliez ce qui vientd’arriver. Vous ne reverrez plus jamais ma mère. Nous quitteronsdemain cette ville. Nous nous embarquerons sur le yacht. Qu’importeoù nous vivions, pourvu que nous vivions l’un pour l’autre !Pardonnez et oubliez ! Oh ! Valéria, Valéria, pardonnezet oubliez ! »
Une indicible douleur se peignait sur safigure. Une indicible douleur se laissait sentir dans sa voix.Rappelez-vous cela ; et rappelez-vous que je l’aimais.
« Pardonner est aisé ; dis-je avectristesse. Pour l’amour de vous, Eustache, je tâcherai aussid’oublier… »
Je l’obligeai à se relever. Il me baisa lesmains, de l’air d’un homme qui était trop au-dessous de moi pour sepermettre une expression plus familière de sa gratitude. L’embarrasqui nous tenait l’un et l’autre, pendant que nous continuions àmarcher lentement, était si intolérable, que je m’efforçai detrouver, dans mon esprit, un sujet de conversation, comme sij’avais été dans la compagnie d’un étranger. Par pitié pour lui, jelui demandai de me parler de son yacht.
Il saisit ce sujet de conversation, comme unhomme qui se noie saisit la main qui lui est tendue.
À propos de ce malheureux yacht, il parla,parla, parla, comme si sa vie avait tenu à ce qu’il ne cessât pasd’en parler jusqu’à ce que nous fussions rentrés à l’hôtel. Quant àmoi, il m’était pénible de l’entendre. Je pus me faire idée de sasouffrance, par la violence qu’il faisait à son caractère et à seshabitudes, lui d’ordinaire silencieux et pensif. Ce ne fut qu’àgrand’peine que je me contins, jusqu’à ce que nous eussions atteintla porte de notre appartement. Arrivée là, je prétextai ma fatigueet lui demandai de me laisser reposer quelques moments dans lasolitude de ma chambre.
« Partirons-nous demain ? » medemanda-t-il tout à coup, comme je montais l’escalier.
S’embarquer avec lui pour la Méditerranée, lejour suivant ? Passer semaines sur semaines absolument seuleavec lui, dans l’étroite enceinte d’un navire, avec son terriblesecret qui s’interposerait entre nous, et nous éloignerait chaquejour davantage l’un de l’autre ? Je frémis d’y penser.
« Demain, n’est-ce pas un peu bientôt ? dis-je. Voulez-vous me donner un peu plus de temps pourfaire mes préparatifs ?
– Oh ! certainement ! Preneztout le temps que vous voudrez, me répondit-il, un peu, je pense, àcontre-cœur. Pendant que vous vous reposerez, il y a encore une oudeux choses que je pourrai faire. Je pense que je dois retourner auyacht. N’avez-vous rien à me commander, Valéria, avant que jesorte ?
– Rien… je vous remercie,Eustache. »
Il s’empressa de se rendre au port.Redoutait-il ses propres pensées, s’il restait livré à lui-mêmedans son appartement, ou préférait-il la société du capitaine ou dusteward à l’absence de toute société ?
Il était inutile de le lui demander. Quesavais-je de lui et de ses pensées ? Je m’enfermai dans machambre.
Je m’assis et j’essayai de remettre le calmedans mes esprits. C’était le moment ou jamais de décider ce que mondevoir envers mon mari et mon devoir envers moi-même exigeaient queje fisse.
Je n’en vins pas à bout. Fatiguée d’espritaussi bien que de corps, j’étais absolument incapable de suivre ledéveloppement régulier d’aucune idée. Je sentais vaguement que… sije laissais les choses dans l’état où elles étaient… je ne pouvaisespérer, de dissiper jamais les ténèbres qui allaients’épaississant sur notre vie à deux, si doucement commencée. Nouspouvions continuer à demeurer ensemble de façon à sauver lesapparences. Mais, oublier ce qui était arrivé, me sentir satisfaitede mon sort, cela était au delà de mes forces. Ma tranquillitécomme femme… peut-être mes plus chers intérêts comme épouse… mefaisaient une loi impérieuse de pénétrer le mystère de la conduitede ma belle-mère, et aussi de découvrir ce que signifiaient lesmots étranges de repentir et de reproche que mon mari s’étaitadressés à lui-même, en revenant à notre logis.
Mais qu’est-ce que je pouvais ? Constaterma position… rien de plus. Quand, je me demandais ce que je devaisfaire ensuite, une confusion sans espoir d’en sortir, un doute quime rendait folle, remplissaient mon âme et faisaient de moi lafemme la moins capable de réfléchir et de s’aider elle-même qu’il yeût au monde.
Je renonçai à mes efforts. Je me jetai sur monlit, en proie à un désespoir sombre et à une morne stupeur, et jetombai, par le seul effet de la fatigue, dans un sommeil pénible etsans suite.
Je fus réveillée par un coup frappé à la portede ma chambre.
Était-ce mon mari ? Je tressaillis de latête aux pieds à cette idée. Ma patience et mon courageallaient-ils être mis de nouveau à l’épreuve ?
« Qui est là ? » demandai-je,nerveuse et irritée.
La voix de mon hôtesse me répondit :
« Puis-je, s’il vous plaît, vous parlerun moment ? »
J’ouvris la porte. Je ne peux le cacher…quoique j’aimasse mon mari si tendrement, quoique j’eusse laissépour lui ma famille et mes amis… ce fut, en ce moment, unsoulagement pour moi de voir que ce n’était pas lui quirevenait.
L’hôtesse entra et s’assit, sans y êtreinvitée, auprès de moi. C’était se mettre tout d’abord sur le piedde l’égalité ; mais elle ne s’en tint pas là, elle gravit undegré de plus dans l’échelle sociale, elle se posa en protectrice,et me jeta de haut un regard attendri, comme sur un pauvre êtredigne de sa pitié.
« Je reviens à l’instant de Broadstairs,dit-elle en commençant. J’espère que vous me rendrez la justice decroire que je regrette sincèrement ce qui est arrivé. »
Je m’inclinai et gardai le silence.
« Femme de condition moi-même, quoiqueréduite par des malheurs de famille à tenir une maison meublée… jesympathise sincèrement avec vous. J’irai plus loin ; je necraindrai pas de dire que je ne saurais vous blâmer. Non, non, jene vous blâme pas. J’ai vu que vous avez été aussi blessée de laconduite de votre belle-mère que je l’ai été moi-même, et c’estbeaucoup dire ; beaucoup dire, en vérité. Néanmoins, j’ai undevoir à remplir. Il est pénible, mais ce n’en est pas moins undevoir. Je vis dans le célibat, non que je n’aie eu bien desoccasions d’en sortir… je vous prie de le croire… mais j’y suisrestée par goût. Dans cette situation, je ne reçois dans ma maisonque des locataires extrêmement respectables. Il ne doit y avoiraucun mystère dans leur position. Un mystère dans la position d’unlocataire entraîne à sa suite… comment dirai-je ? car jedésire ne pas vous offenser… je dirai une certaine tache.Très-bien. Maintenant, je m’en remets à votre propre jugement. Unepersonne dans ma position doit-elle s’exposer… à une tache ?Je fais cette remarque dans un esprit de charité toute chrétienne.Comme vous êtes une femme de condition vous-même, j’irai mêmejusqu’à dire une femme de condition avec qui on en a usécruellement, vous me comprendrez, j’en suis sûre… »
Je ne pus en supporter davantage ; jel’interrompis.
« Je comprends, dis-je, que vous désirezque nous quittions votre maison. Quand voulez-vous que nous ensortions ? »
L’hôtesse tendit sa main longue, maigre,rouge, comme pour protester de ses regrets.
« Oh ! quel ton !… quelregard !… dit-elle. Il est naturel que vous soyez ennuyée… quevous soyez chagrine… Mais voyez, jugez vous-même, je vous prie.Mettons une semaine, c’est le délai ordinaire des congés. Pourquoine me tenez-vous pas pour une amie ! Vous savez quelsacrifice, quel cruel sacrifice j’ai fait uniquement pourvous !
– Vous !… un sacrifice ?… Quelsacrifice ?… m’écriai-je.
– Quel sacrifice ! Je me suisrabaissée comme femme de condition, j’ai oublié le respect que jeme devais à moi-même. »
Elle fit une courte pause et prit tout à coupma main, comme dans un accès d’amitié frénétique.
« Oh ! ma pauvre chère dame !s’écria l’insupportable femme, je sais tout ! Un misérablevous a trompée. Vous n’êtes pas plus mariée que je ne lesuis ! ».
Je dégageai brusquement ma main de la sienneet me levai avec colère de ma chaise.
« Êtes-vous folle ?… » luidis-je.
Elle leva ses yeux au plafond avec l’air d’unepersonne qui a mérité le martyre et qui s’y soumet avecrésignation.
« Oui, dit-elle, je commence à croire queje suis folle… folle de m’être dévouée à une ingrate, à une femmequi ne sait pas apprécier ce que j’ai fait pour elle, en bonnesœur, en bonne chrétienne. Soit ! Je ne le ferai plus. Dieu mele pardonne… je ne le ferai plus.
– Qu’est-ce que vous ne ferez plus ?demandai-je.
– Suivre votre belle-mère !s’écria-t-elle, en quittant soudain son air de martyre, pourprendre un air de mégère. J’en rougis, quand j’y pense ! J’aisuivi cette respectable dame, tout le long de son chemin, jusqu’àsa porte. »
Ma fierté, qui m’avait soutenue jusque-là,m’abandonna en ce moment. Je me laissai retomber sur ma chaise sanspouvoir cacher mon appréhension de ce qui allait suivre.
L’hôtesse éleva la voix de plus en plus etdevint de plus en plus rouge.
« Je vous avais fait signe, en vousquittant sur la plage, reprit-elle. Une femme reconnaissante auraitcompris ce que ce signe voulait dire. Soit ! je nerecommencerai plus. Je rejoignis votre belle-mère à la brèche de lafalaise. Je la suivis… oh ! comme je sens mon humiliation àprésent… je la suivis jusqu’à la station de Broadstairs. Ellerevint par le train à Ramsgate. Je fis comme elle. Elle se rendit àson logement ; je l’y suivis, comme un chien. Oh ! quellehonte ! Providentiellement, comme je le pensais alors… je nesais plus ce que j’en dois penser maintenant… le maître de l’hôtelse trouva être un de mes amis. Il était chez lui. Nous n’avons pasde secret entre nous, quand il s’agit de locataires. Je suis enposition de vous dire, madame, quel est le véritable nom de votrebelle-mère. Elle ne s’appelle nullement Woodville. Sonnom, et, par conséquent, le nom de son fils, est Macallan,Mme Macallan, veuve de feu le Général Macallan.Oui ! votre mari n’est pas votre mari. Vous n’êtes ni fille,ni femme, ni veuve. Vous êtes au-dessous de rien, madame… et ilfaut que vous quittiez ma maison. »
Elle ouvrait la porte pour sortir ; jel’arrêtai. Elle m’avait mise hors de moi. Le doute qu’elle avaitjeté sur mon mariage était au-dessus de tout ce que je pouvaisendurer.
« Donnez-moi l’adresse deMme Macallan, » lui dis-je.
La colère de l’hôtesse disparut et fit placeau plus vif étonnement.
« Vous ne voulez pas me donner àentendre, dit-elle, que vous allez vous-même chez la vieilledame ?
– Personne, si ce n’est la vieille damene peut me dire ce que j’ai besoin de savoir. Votre découverte,comme vous l’appelez, peut vous suffire, elle ne me suffit pas. Quiest-ce qui vous a dit que Mme Macallan ne s’est pasmariée deux fois, et que son premier mari ne s’appelait pasWoodville ? »
L’étonnement de l’hôtesse disparut à son tour,et la curiosité devint pour la minute son sentiment dominant. Aufond, comme je l’ai déjà dit, ce n’était nullement une méchantenature de femme. Ses accès de colère, comme cela arrive chez lesgens d’un bon naturel, étaient vifs et courts ; ils éclataientpromptement, mais s’apaisaient de même.
« Je n’avais pas réfléchi à cela,dit-elle. Voyons, si je vous donne l’adresse, promettez-vous de medire, à votre tour, tout ce que vous aurez appris ? »
Je lui fis la promesse demandée, et reçusl’adresse en échange.
« Sans rancune, me dit l’hôtesse enreprenant aussitôt sa familiarité.
– Sans rancune, » répondis-je del’air le plus cordial que je pus prendre de mon côté.
Dix minutes après j’étais à la porte de mabelle-mère.
Heureusement pour moi, ce ne fut pas le maîtrede l’hôtel qui vint m’ouvrir, quand je sonnai ; ce fut unestupide fille à tout faire qui m’introduisit, sans songer à medemander mon nom. Mme Macallan était chez elle, etseule. Après m’avoir donné ce double renseignement, la servante meconduisit au premier étage et me fit entrer dans le salon sansm’annoncer.
Ma belle mère était assise, seule, près d’unetable à ouvrage, et tricotait. Dès que je parus à la porte, ellemit de côté son ouvrage, et, se levant, me signifia, d’un geste dela main plein d’autorité, qu’elle voulait parler la première.
« Je sais pourquoi vous venez, medit-elle. Vous venez pour me questionner. Épargnez-vous-en lapeine, et épargnez-moi celle de vous écouter. Je vous avertis àl’avance que je ne répondrai à aucune question relative à monfils. »
Cela fut dit avec fermeté, mais non avecrudesse. Je répondis, de mon côté, avec une fermeté égale.
« Je ne suis pas venue ici, madame, pourvous questionner relativement à votre fils. Je suis, venue…veuillez m’excuser… pour vous adresser une question qui vousconcerne vous-même. »
Elle tressaillit et fixa sur moi, par-dessusses lunettes, un regard pénétrant. Je l’avais prise évidemment parsurprise.
« Quelle est cette question ? medemanda-t-elle.
– Je viens d’apprendre pour la premièrefois, dis-je, que votre nom est Macallan. Votre fils m’a épouséesous le nom de Woodville. La seule explication honorable de cettecirconstance est, ce me semble, que mon mari serait votre fils parun premier mariage. Il y va du bonheur de ma vie. Veuillez mepermettre de vous demander si vous avez été mariée deux fois, et sile nom de votre premier mari était Woodville ? »
Elle réfléchit un peu avant de répondre.
« La question est parfaitement naturelledans votre position, dit-elle. Mais je pense que je ferai mieux den’y pas répondre.
– Puis-je au moins vous demanderpourquoi ?
– Certainement. Si je réponds, vousm’adresserez d’autres questions, et je serai forcée de refuser d’yrépondre. Je suis fâchée de vous désobliger. Je vous répète ce queje vous ai dit sur la plage ; je n’éprouve envers vous d’autresentiment qu’un sentiment de sympathie. Si vous m’aviez consultéeavant votre mariage, je vous aurais volontiers admise dans mapleine confiance. Il est maintenant trop tard. Vous êtes mariée. Jevous engage à tirer le meilleur parti possible de votre situation,et de vous tenir pour satisfaite des choses telles qu’ellessont.
– Pardon, madame, lui dis-je, je vousferai remarquer que, dans l’état des choses, je ne sais pas même sije suis mariée. Tout ce que je sais à moins que vous ne m’éclairiezmieux, c’est que votre fils m’a épousée sous un nom qui n’est passon nom. Comment puis-je être assurée si je suis ou ne suis pas safemme légitime ?
– Je crois qu’il ne peut être douteux quevous ne soyez la femme légitime de mon fils, réponditMme Macallan. En tout cas, il vous est facile deconsulter un homme de loi à ce sujet. S’il est d’avis que vousn’êtes pas légitimement mariée, mon fils, en dépit de ses fautes etde ses erreurs, est un gentleman. Il est incapable de trompervolontairement une femme qui l’aime et qui a eu confiance en lui.Il vous fera justice. De mon côté, je vous ferai justice aussi. Sil’opinion de l’homme de loi est contraire à vos justes prétentions,je vous promets de répondre à toutes les questions qu’il pourravous convenir de m’adresser. En fait, je pense que vous êtes lafemme légitime de mon fils, et, je vous le répète, tirez de votreposition le meilleur parti possible. Contentez-vous du dévouementet de l’affection que votre mari a pour vous. Si vous tenez à lapaix de votre cœur et au bonheur de votre vie à venir,abstenez-vous d’essayer d’en savoir plus que vous n’en savezmaintenant. »
Elle se rassit de l’air d’une femme qui a ditson dernier mot.
Pousser plus loin mes questions eût étéinutile… je voyais cela dans sa physionomie ; j’entendais celadans sa voix. Je me retournai pour ouvrir la porte du salon.
« Vous êtes dure pour moi, madame, luidis-je en partant ; mais je suis à votre merci, et je n’aiqu’à me soumettre. »
Elle leva les yeux sur moi ; sa belle etbienveillante figure se colora vivement.
« Dieu m’est témoin, mon enfant,s’écria-t-elle, que je vous plains du fond de moncœur ! »
Après cette effusion inattendue de sympathie,elle reprit son ouvrage d’une main, et me fit signe de l’autre dela laisser seule.
Je la saluai par une révérence silencieuse etje me retirai.
J’étais entrée dans la maison sans bien savoirau juste quelle conduite je devais tenir ; j’en sortisabsolument résolue à découvrir, quoi qu’il pût en arriver, lesecret que la mère et le fils tenaient si fort à me cacher. Quant àla question du nom, je la considérais, maintenant, sous le jour oùj’aurais dû la voir du premier coup. SiMme Macallan avait été mariée deux fois, comme jem’étais trop pressée de le supposer, elle aurait certainementlaissé échapper quelque signe d’émotion, en m’entendant appeler dunom de son premier mari. Il pouvait y avoir partout ailleurs dumystère, il n’y en avait aucun dans l’affaire du nom. Quelles quepussent avoir été ses raisons, Eustache s’était marié sous un nomqui n’était pas le sien.
En approchant de notre logement, je vis monmari qui allait et venait devant la porte, attendant évidemment monretour. S’il me demandait d’où je venais, j’étais déterminée à lelui dire franchement et à lui faire connaître ce qui s’était passéentre sa mère et moi.
Il s’empressa de venir au-devant de moi,laissant apercevoir un certain trouble sur son visage et dans sesmanières.
« J’ai une faveur à vous demander,Valéria, me dit-il ; voudriez-vous revenir à Londres, avecmoi, par le prochain, convoi ? »
Je le regardai. Pour me servir d’uneexpression populaire, je pouvais à peine en croire mesoreilles.
« Il s’agit d’une affaire, continua-t-il,d’une affaire qui n’intéresse absolument que moi, et qui exige maprésence à Londres. Vous ne tenez pas à vous embarquer tout desuite, à ce qu’il m’a semblé. Je ne puis vous laisser ici, livréeseule à vous-même. N’avez-vous aucune objection à venir passer unjour ou deux à Londres ? »
Je ne fis aucune objection. J’étais, moiaussi, très-désireuse de revenir à Londres.
À Londres, je pourrais obtenir l’avis d’unlégiste, qui me dirait si j’étais légalement mariée ou non. ÀLondres, je trouverais l’appui et les conseils de l’ancien employéde mon père. Je pouvais me confier à Benjamin avec plus d’assurancequ’à tout autre. Si sincèrement que j’aimasse mon oncle, jerépugnais à lui faire connaître dans quelles cruelles transes je metrouvais ! Sa femme m’avait dit que je faisais une chose demauvais augure quand j’avais signé de mon nom de femme, au lieu designer de mon nom de fille, sur le registre des mariages. Dois-jel’avouer ? J’étais humiliée de reconnaître, avant la fin de lalune de miel, que ma tante avait eu raison.
Deux heures après, nous roulions sur le cheminde fer. Ah ! quel contraste entre ce second voyage et lepremier ! Lorsque nous allions à Ramsgate, chacun pouvait voirque nous étions deux nouveaux mariés. Quand nous revînmes àLondres, personne ne prit garde à nous ; personne n’aurait misen doute que nous ne fussions en ménage depuis plusieursannées.
Nous descendîmes dans un hôtel particulier,non loin de Portland Place.
Le jour suivant, après le déjeuner Eustache medit qu’il était obligé de me quitter, pour aller s’occuper de sonaffaire. Je l’avais déjà prévenu moi-même que j’avais quelquesachats à faire à Londres. Il consentit sans difficulté à me laisseraller seule, à la condition que je prendrais la voiture attachée àl’hôtel.
Mon cœur était triste, durant cettematinée ; je ressentais avec une vive douleur l’éloignementsans cause avouée qui s’était produit entre nous. Mon mari ouvritla porte pour sortir… mais il revint sur ses pas pour m’embrasser,avant de me laisser seule. Je fus touchée de ce retour detendresse. Dans l’impulsion du moment, je jetai mon bras autour deson cou, je le pressai tendrement sur mon cœur.
« Ah ! cher Eustache, lui dis-je,accordez-moi donc toute votre confiance ! Je sais que vousm’aimez. Montrez-moi que vous pouvez vous fier à moi. »
Il poussa un profond soupir, et se dégagea demon étreinte… sans irritation, mais avec tristesse.
« Je pensais, Valéria, dit-il, que nousétions convenus de ne pas revenir sur ce sujet. Vous vous rendezmalheureuse vous-même et vous me rendez malheureux en mêmetemps. »
Il quitta brusquement la chambre, comme s’ilse méfiait de lui-même et craignait d’en dire davantage. Il vautmieux que je n’insiste pas sur ce que je ressentis après ce dernierrefus de s’expliquer. Je demandai la voiture aussitôt. J’étaispressée de trouver un refuge contre mes propres pensées dans lemouvement et le changement de lieu.
Je me fis conduire d’abord dans diversmagasins, et fis les emplettes dont j’avais parlé à Eustache pourjustifier ma sortie. Après quoi, je fus toute à l’objet que j’avaisréellement à cœur : j’allai à la petite villa du vieuxBenjamin, non loin de Saint John’s Wood.
Benjamin fut d’abord étrangement surpris en mevoyant ; puis il remarqua tout de suite comme j’étais pâle etcomme je paraissais inquiète. Je lui confiai, sans retard, la causede mon trouble. Nous nous assîmes près du foyer brillant de sapetite bibliothèque (Benjamin, autant que ses moyens le luipermettaient, aimait à s’entourer de livres)… et là je révélai àmon vieil ami, franchement et sincèrement, tout ce que j’ai racontéici.
Il fut trop accablé pour dire beaucoup deparoles. Il me serra cordialement la main, et remercia Dieu de ceque mon père n’avait pas assez vécu pour entendre tout ce qu’ilvenait d’entendre. Puis, après une pause, il prononça tout haut lenom de ma belle-mère, comme en s’interrogeant.
« Macallan ?… se dit-il,Macallan ?… où ai-je entendu ce nom ?… Pourquoisonne-t-il à mon oreille comme s’il ne m’était pasinconnu ?… »
Il renonça cependant à fouiller dans sessouvenirs pour répondre à cette interrogation, et me demanda avecempressement ce qu’il pouvait faire pour moi. Je lui répondis qu’ilpouvait en premier lieu, mettre fin à un doute… doute qui m’étaitinsupportable… celui de savoir si j’étais légalement mariée ou non.Son énergie des anciens jours, du temps où il conduisait lesaffaires de mon père, reparut tout entière, dès que je lui eus posécette question.
« Votre voiture est à la porte, ma chère,me répondit-il ; venez avec moi chez mon avocat, sans perdreun seul moment. »
Nous nous fîmes conduire à Lincoln’s InnFields.
À ma prière, Benjamin soumit le cas au légistecomme s’il concernait une amie à laquelle je m’intéressais. Laréponse ne se fit pas attendre : le jurisconsulte déclara sanshésitation que j’étais bien mariée, du moment où j’avais cru debonne foi que le nom sous lequel j’avais connu mon mari étaitvéritablement son nom. Les témoins de mon mariage, mon oncle, matante, Benjamin, avaient agi avec la même bonne foi. Dans cescirconstances, il n’y avait pas de doute à concevoir sur le pointde droit. J’étais bien légalement mariée : à Macallan ou àWoodville, peu importait ! j’étais sa femme on ne peut pluslégitime.
Cette réponse décisive me soulagea de ma pluscruelle anxiété. J’acceptai de mon vieil ami de retourner chez luiet de partager son dîner en guise de goûter.
Pendant le trajet, je revins à l’autrequestion sur laquelle j’avais maintenant le plus à cœur dem’éclairer. Je dis à Benjamin ma résolution arrêtée de découvrirpourquoi Eustache ne s’était pas marié sous son véritable nom.
Mon compagnon secoua la tête et me pria debien réfléchir. Comme les extrêmes se rencontrent !… il medonna, mot pour mot, le même conseil que ma belle-mère.
« Laissez les choses telles qu’ellessont, ma chère. Dans l’intérêt de votre tranquillité,contentez-vous de l’affection de votre mari. Vous savez que vousêtes bien sa femme ; vous savez qu’il vous aime. Certainement,cela suffit. »
Je n’avais à cela qu’une réponse à faire.C’est que la vie, dans de telles conditions, m’était toutsimplement insupportable. Rien ne pouvait changer ma détermination…par cette raison que rien ne pouvait me réconcilier avec uneexistence semblable à celle que nous menions depuis deux jours. Ilne restait à Benjamin qu’à me dire s’il voulait ou non aider lafille de son ancien maître à pénétrer ce mystère.
La réponse du vieux homme le caractérise d’untrait.
« Expliquez-moi ce que vous voulez que jefasse, ma chère, » me dit-il simplement.
Nous traversions en ce moment une rue dans levoisinage de Portman Square. J’ouvrais la bouche pour reprendre laparole et remercier Benjamin, quand je m’arrêtai, stupéfaite, enapercevant mon mari.
Il descendait les marches d’une maison… d’oùil paraissait sortir après une visite. Ses yeux étaient fixés surle sol ; il ne les leva pas sur la voiture qui passait. Aumoment où le domestique fermait la porte derrière lui, je remarquaique la maison portait le numéro 16. Au coin le plus proche, je lusle nom de la rue. C’était Vivian Place.
« Connaissez-vous la personne qui habitele numéro 16 de Vivian Place ? » demandai-je à moncompagnon.
Benjamin parût surpris. Ma question étaitcertainement assez étrange, succédant à ce qu’il venait de medire.
« Non, me répondit-il. Pourquoi medemandez-vous cela ?
– C’est que je viens de voir Eustachesortir de cette maison.
– Eh bien ! ma chère, quoi de plussimple et de plus naturel ?
– Rien, c’est vrai ; mais voyez,Benjamin, voyez comme je souffre et comme mon esprit est sur unemauvaise pente : tout ce que mon mari fait et que je necomprends pas, me paraît suspect ! »
Benjamin leva sa vieille main osseuse en l’airet la laissa retomber sur ses genoux, comme s’il éprouvait unsentiment intérieur de pitié pour moi.
« Je vous le répète, lui dis-je, je nepuis supporter une telle existence. Je ne saurais répondre de ceque je pourrais faire, s’il me fallait vivre bien longtemps, en meméfiant de ce que j’aime le plus sur la terre. Vous avezl’expérience de la vie ; mettez-vous à ma place. Supposezqu’Eustache vous ait retiré sa confiance, comme il l’a fait avecmoi ?… Supposez que vous l’aimiez autant que je l’aime et quevous ressentiez aussi amèrement que je la ressens la situation quecela me fait… que feriez-vous ? »
La question était nette. La réponse deBenjamin ne le fut pas moins.
« Eh bien ! je tâcherais dem’adresser à quelque ami intime de mon mari, ma chère, et,discrètement, je l’interrogerais sur ce que je désiresavoir. »
Quelque ami intime de mon mari ? Jeréfléchis un instant. Il n’y avait qu’un de ses amis qui me fûtconnu… c’était le correspondant de mon oncle, le Major Fitz-David.Mon cœur battit violemment, quand ce nom me revint en mémoire. Jefis ce raisonnement : en admettant que je suive l’avis deBenjamin, et que je m’adresse au Major Fitz-David, ma position nesera pas pire qu’elle ne l’est à présent, même quand lui aussirefuserait de répondre à mes questions. Je me déterminai donc,sur-le-champ, à tenter cette démarche. La seule difficulté quim’arrêtait était de découvrir l’adresse du Major. J’avais rendu salettre à mon oncle, qui me l’avait réclamée. Je me rappelais quecette lettre était datée de Londres ; mais je ne me rappelaispas autre chose.
« Merci, mon vieil ami ; vous m’avezsuggéré une idée, dis-je à Benjamin. Avez-vous un almanach desadresses ?
– Non, ma chère, répondit-il d’un airétonné ; mais il m’est facile de m’en procurer un. »
Nous retournâmes à la villa. La domestique futenvoyée aussitôt à la librairie voisine, pour s’y faire prêter unalmanach. Elle revint avec le volume, précisément comme nous nousmettions à table. Je me hâtai de chercher à la lettre F le nom duMajor. En le trouvant, je jetai un cri de surprise.
« Benjamin ! m’écriai-je, voilà uneétrange coïncidence ! Lisez ceci. »
Il regarda la ligne que je lui indiquais dudoigt. L’adresse du Major Fitz David était : Numéro 16 VivianPlace… la maison même d’où je venais de voir sortir monmari !
« Assurément, dit Benjamin ; c’estune coïncidence. Cependant… »
Il s’arrêta un instant, comme s’il craignaitque je ne prisse mal ce qu’il allait dire.
« Continuez, dis-je.
– Cependant, ma chère, reprit-il, je nevois rien là qui puisse éveiller votre défiance. Il esttrès-naturel encore, ce me semble, que votre mari, se trouvant àLondres, fasse une visite à l’un de ses amis. Il est égalementnaturel que nous ayons passé par Vivian Place à notre retour chezmoi. Cela me paraît la manière raisonnable d’interpréter la chose.Voyons, ne le croyez-vous pas comme moi ?
– Je vous ai dit déjà que mon esprit estsur une fâcheuse pente, en ce qui concerne Eustache. Je pressens enoutre qu’il doit y avoir, dans cette visite au Major Fitz-David, unmotif secret. Ce n’est pas une visite comme une autre, j’en suisfermement convaincue.
– Une supposition ! Si nous nousmettions à table ? dit Benjamin. Voici une longe de mouton, machère… une simple longe de mouton. Il n’y a rien en elle qui puisseprovoquer vos soupçons ! Eh bien ! donc, montrez-moi quevous avez confiance dans cette longe de mouton ; faites-moi leplaisir d’en manger. Voici du vin. C’est du vrai bordeaux, danslequel il n’y a pas le moindre mystère, Valéria. Je puis vousdonner ma parole que c’est du pur jus de la treille. Si nous nepouvons nous fier à rien autre chose, fions-nous du moins au jus dela treille. À votre bonne santé, ma chère ! »
Je mis, aussitôt que je pus, mon humeur audiapason de celle du bonhomme. Nous mangions, nous buvions, nousparlions du passé. Pendant un court moment, je fus presque heureusedans la société du vieil ami de mon père. Pourquoi n’étais-je pasvieille aussi ? Pourquoi n’en avais-je pas fini avec l’amour…avec ses douleurs profondes, ses plaisirs passagers, sesdésillusions certaines, ses bénéfices douteux ? Les dernièresfleurs de la saison se réchauffaient, dans la corbeille de lafenêtre, aux derniers rayons d’un soleil d’automne. Le petit chiende Benjamin digérait son dîner, paresseusement étendu près dufoyer. Un perroquet, dans la maison voisine, lançait gaiement lesnotes de sa voix criarde. Je ne doute pas que ce ne soit un grandprivilège d’appartenir à l’espèce humaine, mais la destinée del’animal ou de la plante n’est-elle pas plus heureuse ?
Ce court moment de relâche à mes peines futbientôt passé. Elles revinrent toutes m’assiéger comme auparavant.Je me sentis envahie de nouveau par mes doutes, mes inquiétudes,mon abattement, quand je me levai pour prendre congé deBenjamin.
« Promettez-moi, ma chère, que vous neferez rien trop précipitamment, me dit-il en m’ouvrant laporte.
– Est-ce agir trop précipitamment qued’aller voir le Major Fitz-David ? lui demandai-je.
– Oui… si vous y allez vous-même. Vous nesavez pas quelle espèce d’homme est ce major ; vous ne savezpas comment il pourra vous recevoir. Laissez-moi vous ouvrir lavoie, ou sonder le terrain, comme on dit. Ayez foi en monexpérience, ma chère. En pareilles circonstances, il n’est rien detel que de sonder le terrain. »
Je réfléchis un moment. Mon excellent amiméritait bien que je réfléchisse avant de répondre par un refus àson offre.
Après y avoir réfléchi, je résolus de prendresur moi la responsabilité de ma démarche, quel qu’en put être lerésultat. Bon ou méchant, compatissant ou impitoyable, le Majorétait un homme. L’influence d’une femme était la plus efficace àlaquelle on pût recourir, quand le but à atteindre était tel quecelui que j’avais en vue. Il n’était pas facile de dire cela àBenjamin, sans courir le risque de le mortifier. Je convins aveclui qu’il viendrait me faire visite à l’hôtel, le lendemain matin,et que nous discuterions ce sujet de nouveau. Il m’est pénibled’ajouter que j’étais en moi-même déterminée à voir d’ici-là leMajor, si la chose était possible.
« Ne faites rien avec précipitation, machère. Dans votre propre intérêt, ne faites rien avecprécipitation. »
Ce furent les derniers mots de Benjamin, quandnous nous séparâmes.
Je trouvai Eustache qui m’attendait dans notresalon, à l’hôtel. Il vint gaiement au-devant de moi, avec unefeuille de papier déployée à la main.
« Mon affaire est terminée plus tôt queje ne l’avais espéré, Valéria, me dit-il d’un air joyeux. Vosachats sont-ils finis, belle dame ?… Êtes-vous libreaussi ? »
J’avais appris à me méfier de ses accès degaieté. Je lui demandai avec précaution :
« Voulez-vous dire : libre pouraujourd’hui ?
– Libre pour aujourd’hui, pour demain,pour la semaine prochaine, pour le mois prochain… pour l’annéeprochaine et tout le temps à venir me répondit-il en passant sonbras autour de ma taille. Voyez ceci ! »
Il me mit devant les yeux la feuille de papierque j’avais vue dans sa main. C’était un télégramme adressé aucapitaine du yacht, l’informant que nous avions résolu de retournerle soir à Ramsgate et de nous embarquer à la marée prochaine.
« Je n’attendais que votre retour, ditEustache, pour faire partir le télégramme. »
Il traversa la chambre, pour aller tirer lecordon de la sonnette. Je l’arrêtai.
« Je crains bien de ne pouvoir repartirpour Ramsgate, aujourd’hui, lui dis-je.
– Pourquoi ? » demanda-t-il, enchangeant subitement d’accent et fronçant le sourcil.
Je dois l’avouer, quoique cela puisse paraîtreridicule, parce que cela est vrai, il avait ébranlé ma résolutiond’aller chez le Major Fitz-David, quand il avait passé son brasautour de ma taille. Cette simple caresse de lui m’avait attendrieet j’étais près de me rendre. Mais son brusque changement de tonfit de moi une autre femme. Je sentis une fois de plus, et je lesentis plus violemment que jamais, que, dans la situation grave oùje me trouvais, il n’y avait plus moyen de renoncer à mon projet etde revenir sur mes pas.
« Je suis fâchée de vous contrarier,répondis-je, mais il m’est impossible de m’embarquer ainsi àl’improviste. Il me faut du temps.
– Pourquoi faire ?… »
Non-seulement son accent, mais son regard,quand il me fit cette seconde question, crispa à la fois tous mesnerfs. Il faisait ressortir… je ne saurais dire comment nipourquoi… toute l’indignité de la situation qu’il avait faite à safemme, en l’épousant sous un faux nom. Craignant de répondreinconsidérément, craignant de laisser échapper un mot que jeregretterais de sens rassis, si je parlais en ce moment, je me tus.Les femmes seules pourront comprendre ce qu’il m’en coûta de garderle silence. Les hommes seuls pourront se faire une idée del’irritation que mon silence dut provoquer chez mon mari.
« Vous avez besoin de temps ?répéta-t-il. Je vous demande de nouveau pourquoi ?… »
Ma patience, poussée à bout, m’échappa. Cetteréponse irréfléchie partit de mes lèvres, comme un oiseau auquel onouvre la porte de sa cage :
« J’ai besoin de temps pour m’accoutumerà mon véritable nom. »
Il vint rapidement à moi en me jetant unregard sombre.
« Que voulez-vous dire par votrevéritable nom ?
– Vous le savez certainement,répondis-je. Je pensais d’abord que je m’appelaisMme Woodville. J’ai découvert maintenant que jem’appelle Mme Macallan. »
Il recula brusquement en entendant son nom,comme si je l’avais frappé… il devint si mortellement pâle que jecraignis de le voir tomber évanoui à mes pieds. Oh ! malangue !… ma langue !… Pourquoi n’avais-je pu retenir mamaudite langue de femme ?…
« Je ne pensais pas vous faire tant depeine, Eustache, dis-je. J’ai parlé sans réfléchir. Pardonnez-moi,je vous prie. »
Il agita sa main avec impatience, comme si lesmots de regret que je venais de prononcer étaient des chosestangibles qu’il voulût repousser, des mouches d’été quil’importunaient.
« Qu’est-ce que vous avez découvertencore ? me demanda-t-il d’un ton bas et sombre.
– Rien, Eustache.
– Rien ?… »
Il fit une pause quand il eut dit ce mot, etpassa sa main sur son front d’un air fatigué.
« Rien, naturellement, reprit-il, en separlant à lui-même, ou elle ne serait pas ici. »
Il fit encore une pause, et, me regardant d’unair scrutateur :
« Ne répétez pas ce que vous venez dedire. Dans votre intérêt, Valéria, aussi bien que dans lemien. »
Il se laissa tomber sur la chaise la plusproche, et se tut.
J’avais entendu l’avertissement. Mais lesseuls mots qui eussent fait réellement impression sur moi étaientceux qu’il s’était adressés à lui-même : « Rien,naturellement, ou elle ne serait pas ici. » Yavait-il donc à découvrir quelque secret autre que celui quiconcernait mon nom, et ce secret découvert m’aurait donc empêchéede retourner auprès de mon mari ? Était-ce là ce qu’il avaitvoulu dire ? Dieu du ciel ! ce nouveau mystère auquel ilavait pensé serait donc de nature à nous séparer aussitôt et pourtoujours l’un de l’autre ? Je demeurai sans voix, près de sachaise, m’efforçant de lire sur son visage la réponse à cetteterrible question. Il savait me parler si éloquemment quand il meparlait de son amour ! et maintenant, il restaitmuet !
Eustache demeura quelque temps assis sans meregarder, comme perdu dans ses propres pensées. Puis il se levatout à coup et prit son chapeau.
« L’ami qui m’a prêté son yacht est àLondres, dit-il. Je pense que je ferai bien de le voir et de luidire que nos plans sont changés. »
Il déchira le télégramme d’un air tristementrésigné, et ajouta :
« Vous êtes évidemment résolue à ne pasvous embarquer avec moi. Nous ferons aussi bien de renoncer à notreprojet de voyage. Ce voyage, je ne vois pas par quoi nous pourrionsle remplacer. Le voyez-vous ?… »
Le ton de sa voix ressemblait presque à un tonde dédain. J’étais trop abattue moi-même, j’étais trop alarmée surson compte, pour m’en fâcher.
« Choisissez le parti qui vous conviendrale mieux, Eustache, dis-je tristement. Quel qu’il soit, il m’estindifférent. Aussi longtemps que je serai privée de votreconfiance, il m’importera peu que nous vivions sur le Continent ousur la mer… nous ne vivrons pas heureux.
– Si vous pouviez mettre un frein à votrecuriosité, me répondit-il avec rudesse, nous pourrions vivresuffisamment heureux. Je croyais avoir épousé une femme supérieureaux vulgaires faiblesses de son sexe. Une femme raisonnable nesongerait pas à intervenir dans les affaires de son mari qui ne laregardent pas. »
Il était certainement bien dur de supporter cereproche. Je le supportai cependant.
« Est-ce une affaire qui ne me regardepas, lui demandai-je doucement, quand je vois que mon mari ne m’apas épousée sous son nom de famille ? Est-ce une affaire quine me regarde pas, quand j’entends votre mère dire, en proprestermes, qu’elle plaint votre femme ? Il est mal, Eustache, dem’accuser de curiosité, parce que je ne puis accepter la positionintolérable où vous m’avez placée… elle flétrit mon bonheur etmenace mon avenir. Votre cruel silence nous éloigne l’un del’autre, dès le début de notre vie commune. Et vous me blâmezd’être sensible à de tels procédés ? Vous me dites quej’interviens dans des affaires qui n’intéressent que vousseul ? Elles ne vous intéressent pas seul ; ellesm’intéressent aussi. Oh ! mon bien-aimé ! pourquoi vousjouez-vous ainsi de notre amour et de notre confianceréciproques ?… Pourquoi me laissez-vous dans cesténèbres ?… »
Il me répondit d’un ton sévère et avec uneconcision impitoyable :
« Pour votre propre bien. »
Je m’éloignai en silence. Il me traitait commeun enfant !
Il me suivit, et, posant une main pesante surmon épaule, il me força à lui faire face de nouveau.
« Écoutez bien ceci, me dit-il. Ce que jevais vous dire, je vous le dis pour la première et la dernièrefois. Valéria, si vous découvrez jamais ce que je veux maintenantvous laisser ignorer, dès ce moment vous vivrez dans lestortures ; vous n’aurez plus de tranquillité. Vos jours serontpleins de terreurs, vos nuits pleines d’horribles rêves… sans qu’ily ait de ma faute, songez-y, sans qu’il y ait de ma faute. Chaquejour vous croirez avoir un nouveau motif de vous défier de moi,chaque jour vos craintes ne feront que grandir, et vous serez enmême temps de plus en plus injuste envers moi. Sur ma foi dechrétien, sur mon honneur de gentleman, si vous faites un pas deplus vers cette découverte, c’en est fait de votre bonheur pour lereste de votre vie ! Songez sérieusement à ce que je vous aidit. Je vous laisse tout le temps d’y réfléchir. Je vais dire à monami que nous avons renoncé à notre voyage sur la Méditerranée. Jene serai pas de retour avant ce soir. »
Il soupira, et me regarda avec une indicibletristesse.
« Je vous aime, Valéria, dit-il. En dépitde tout ce qui s’est passé, j’en prends Dieu à témoin, je vous aimeplus tendrement que jamais. »
Après avoir dit ces mots, il me laissa.
Je dois dire la vérité, quelque étrangequ’elle puisse paraître. Je ne prétends pas être en état d’analysermes motifs ; je ne prétends pas deviner comment d’autresfemmes auraient agi à ma place. Ce qui est certain, quant à moi,c’est que le terrible avertissement de mon mari… d’autant plusterrible qu’il était plus vague et entouré de plus de mystères… nem’arrêta pas, ne m’effraya pas une seconde. Il ne fit quem’affermir dans ma résolution obstinée de découvrir ce secret siredoutable qu’il me cachait. Dès qu’Eustache fut sorti, je sonnaiet je demandai la voiture. J’étais décidée à me rendre sur le champà Vivian Place, chez le Major Fitz-David.
J’allais et venais dans ma chambre, enattendant… j’étais dans un tel état d’irritation fébrile, qu’ilm’était impossible de rester un instant assise et tranquille… parhasard, je me regardai, en passant, dans la glace.
La vue de ma figure me fit tressaillir, tantj’avais l’air effaré et étrange. Pouvais-je me présenter ainsi chezun inconnu ? Avec ces traits bouleversés, cette cheveluredérangée par ma main fiévreuse, quel effet lui ferais-je ?Pour qui me prendrait-il ? D’après ce que je savais, monavenir tout entier dépendait peut-être de l’impression que jeproduirais à première vue sur le Major Fitz-David. Cet homme avaitle secret de mon mari ; il fallait le lui arracher, ou plutôtil fallait le conquérir sur lui. Mais mon instinct m’avertissaitque, si je me présentais devant lui ainsi troublée et défaite, ilallait se défier, se renfermer, rester impénétrable. Je sonnai denouveau. La fille de service entra et j’envoyai dire à une desfemmes de chambre de l’hôtel de venir me trouver.
Elle ne tarda pas à se rendre à mon appel. Jene puis mieux donner une idée du désordre et du désespoir quirégnaient dans mon esprit, qu’en avouant que je consultai cettefemme qui m’était absolument inconnue, sur l’effet que mon air, ence moment, faisait sur elle. C’était une femme d’âge moyen quiavait une grande expérience du monde et de ses défauts, expériencevisiblement écrite dans ses manières et sur sa figure. Je misquelques pièces de monnaie dans sa main, ce qui parut lasurprendre. Elle me remercia avec un sourire cynique, en supposantsans doute que j’avais l’intention de la corrompre.
« Que puis-je faire pour votre service,Madame ? me demanda-t-elle tout bas et d’un ton mystérieux. Neparlez pas haut ; il y a quelqu’un dans la chambrevoisine.
– J’ai une visite à faire et j’ai recoursà vous pour que vous me donniez le meilleur air possible.
– Je comprends, Madame…
– Que comprenez-vous ? »
Elle me fit un signe de tête significatif, etme dit encore tout bas.
« Il s’agit d’un gentleman. Suffit,Madame. Je sais ce que c’est. »
Elle se tut et se mit à me considérer avecattention.
« Si j’étais à votre place, je nechangerais pas de robe, reprit-elle. La couleur de celle-ci voussied bien. »
Il était trop tard pour se fâcher de sonimpertinence, je n’avais rien de mieux à faire que de mettre àprofit son talent. Du reste elle avait raison, quant à la robe.Elle était d’une couleur blé de Turquie très-délicate et garnie dedentelle de bon goût. Je n’aurais pu en trouver une autre quim’allât mieux. Mes cheveux, toutefois, avaient besoin d’êtrearrangés avec soin. La femme de chambre s’y prit avec une adressequi montrait qu’elle n’était pas une apprentie dans l’art de lacoiffure. Puis elle déposa les peignes et les brosses, me regardaet regarda ensuite sur la toilette, cherchant visiblement quelquechose qu’elle ne trouvait pas.
« Où le mettez-vous ? medemanda-t-elle.
– Quoi donc ?…
– Regardez comme vous êtes pâle. Vousl’effrayerez s’il vous voit ainsi. Il faut vous mettre un peu derouge. Où le trouve-t-on ? Quoi vous n’en avez pas ? Vousn’en mettez jamais ? Ah chère Madame ! chèreMadame ! »
Pendant un moment, elle eût peine à revenir desa surprise. Puis elle me demanda la permission de me quitter uneminute. Je la laissai aller, devinant son intention. Elle revintavec un pot de fard et de la poudre. Je ne dis rien pour ladétourner de ce qu’elle voulait faire. Je vis, en me regardant dansla glace, mon teint prendre un faux brillant, mes joues un fauxcoloris, mes yeux un faux éclat, et je la laissai faire, je luilaissai achever son odieuse métamorphose. J’admirai même ladélicatesse et la dextérité avec lesquelles elle opéra.
« Que m’importe ? pensai-jeen moi-même pendant que je la laissais follement poursuivre sonœuvre, pourvu que je gagne ainsi la confiance du Major !Qu’importe ! Pourvu que je découvre ce que veulent dire lesderniers mots que m’a adressés mon mari ! »
La transformation de ma figure ainsiaccomplie, la femme de chambre m’indiqua la glace avec son index etme dit :
« Rappelez-vous, Madame, quelle mine vousaviez quand vous m’avez envoyé chercher, et voyez quel air charmantvous avez à cette heure ! Ah ! quelle chose précieuse estle fard, quand on sait l’employer ! »
Je ne saurais analyser les sensations quej’éprouvais pendant que la voiture me transportait chez le MajorFitz-David. Je doute même, en vérité, si j’éprouvais dessensations, si je pensais à quoi que ce soit dans le vrai sens dumot.
Depuis une heure, il me semblait que jen’étais plus moi, que j’avais perdu le sentiment de mon identité.En tout autre temps, mon tempérament était nerveux, inquiet,j’avais une tendance marquée à m’exagérer les difficultés et lesrisques de toutes choses. En tout autre temps, si j’avais eu enperspective une entrevue avec un étranger, j’aurais réfléchi enmoi-même à ce qu’il serait sage de dire, à ce qu’il serait prudentde taire. Cette fois, je ne pensai pas un seul instant à madémarche auprès du Major. Je sentais en moi une confianceinexpliquée, et j’avais en cet inconnu une foi aveugle. Cette fois,ni le passé ni l’avenir ne m’occupaient ; je vivais, sans yréfléchir, tout entière dans le présent. Je regardais les magasinsdevant lesquels nous passions, et les voitures qui croisaient lamienne. Je remarquais, et remarquais avec plaisir, les coups d’œild’admiration qu’il arrivait aux piétons de jeter par hasard surmoi. Je me disais : C’est bon ! je viendrai à bout desscrupules du Major. Quand ma voiture s’arrêta devant sa porte, jen’avais qu’une seule crainte, c’est qu’il ne fût pas chez lui.
La porte fut ouverte par un domestique sanslivrée, un vieux homme qui semblait avoir été soldat dans sajeunesse. Il me regarda avec une attention grave, qui se transformapeu à peu en un air de fine approbation. Je demandai si le MajorFitz-David était chez lui. La réponse ne fut pas encourageante. Ledomestique me dit qu’il ne savait pas bien si son maître était oun’était pas sorti.
Je lui donnai une de mes cartes. Cette carteportait nécessairement mon faux nom : MadameEustache Woodville. Le domestique m’introduisit dans unepièce au rez-de-chaussée, faisant face à la porte d’entrée, etdisparut, ma carte à la main.
En portant les yeux autour de moi, jeremarquai, dans le mur opposé à la fenêtre, une porte communiquantavec une pièce intérieure. Cette porte ne ressemblait pas auxportes ordinaires. Elle était à coulisses. En y regardant de plusprès, je vis qu’elle n’avait pas été exactement close ; on yavait laissé, par mégarde, en la fermant, une étroite ouverture,suffisante pour qu’en s’approchant on pût entendre, dans la pièceoù j’étais, ce qui se disait dans l’autre.
« Qu’avez-vous répondu, Olivier, quandelle vous a demandé si j’y étais ? dit une voix d’homme, quise maintint tout le temps dans le ton bas.
– J’ai dit que je n’étais pas sûr simonsieur était à la maison, » répondit le domestique quim’avait introduite.
Ici, il se fit un silence. Le premierinterlocuteur était évidemment le Major Fitz-David lui-même.J’attendis, pour en entendre davantage.
« Je pense qu’il vaut mieux que je ne lareçoive pas, Olivier, reprit le Major.
– Très-bien, monsieur.
– Dites-lui que je suis sorti et que vousne savez pas quand je serai de retour. Priez-la de m’écrire, sielle a quelque chose à me communiquer.
– Oui, monsieur.
– Attendez, Olivier. »
Olivier attendit. Il y eut encore un moment desilence, plus long que le premier. Puis le maître reprit sesquestions.
« Est-elle jeune, Olivier ?
– Oui, monsieur.
– Et… jolie ?
– Mieux que jolie, monsieur, à monavis.
– Oui da ! ce que vous appelez unebelle femme, Olivier ?
– Certainement, monsieur.
– Grande ?
– Grande et bien faite, Major.
– Oui da ! oui da !… Unegracieuse tournure ?
– Souple comme un jonc, et droite commeun I.
– Toute réflexion faite, j’y suis,Olivier. Faites-la entrer ! faites-la entrer ! »
Jusqu’à présent, une chose au moins me parutclaire, c’est que je n’avais pas eu tort de recourir au talent dela femme de chambre. Olivier n’aurait pas fait de moi ce portrait,si je m’étais présentée avec mes joues décolorées et mes cheveux endésordre.
Le domestique reparut et me conduisit dans lecabinet du Major Fitz-David, qui vint respectueusement au-devant demoi pour me recevoir. À quoi ressemblait le MajorFitz-David ?
Il ressemblait à un vieux gentleman bienconservé, âgé d’environ soixante ans ; petit et maigre, etprincipalement remarquable par l’extrême longueur de son nez. Aprèsson nez, je notai successivement sa belle perruque brune, sespetits yeux gris étincelants, son teint coloré, ses favoris courtset teints d’une nuance qui se mariait avec sa perruque ; sesdents blanches et son sourire aimable ; son bel habit bleuorné d’un camélia à la boutonnière, et son petit doigt paré d’unemagnifique bague, un rubis qui m’éblouit de ses feux, quand il mefit signe, avec courtoisie, de prendre un siège.
« Chère madame Woodville, combien vousêtes aimable de me faire cette visite ! Je désirais, depuislongtemps, avoir le bonheur de vous connaître. Eustache est un demes anciens amis. Je l’ai félicité quand j’ai entendu parler de sonmariage. Puis-je vous faire un aveu ?… Maintenant que j’ai vusa femme, je l’envie. »
L’avenir de ma vie était peut-être dans lesmains de cet homme. Je m’efforçai de lire son caractère dans lestraits de sa figure.
Les petits yeux gris et brillants du Majors’adoucirent quand il les fixa sur moi ; sa voix forte et rudedescendit à son diapason le plus doux et le plus tendre, quand ilm’adressa la parole ; ses manières exprimèrent, dès quej’entrai, un heureux mélange d’admiration et de respect. Ilapprocha sa chaise de la mienne, comme si c’était le plus grandprivilège du monde d’être près de moi. Il prit ma main et porta mongant à ses lèvres, comme si ce gant exhalait le parfum le plusexquis que la terre pût produire.
« Chère madame Woodville, dit-il, enreplaçant doucement ma main sur mes genoux, pardonnez cette libertéà un vieux garçon qui adore votre sexe enivrant. Votre présenceillumine cette sombre demeure. C’est pour moi une ineffable joie devous contempler ! »
Il n’était pas nécessaire que le vieuxgentleman me fît cette confession. Les femmes, les enfants, leschiens, dit un commun adage, reconnaissent par instinct les gensqui les aiment réellement. Les femmes avaient un ami ardent…peut-être, à une certaine époque, un dangereux ami… dans lapersonne du Major Fitz-David. Je m’en étais aperçue parfaitement,avant que je me fusse assise, avant que j’eusse ouvert la bouchepour lui répondre.
« Je vous remercie, Major, de votrebienveillant accueil et de vos aimables compliments, lui dis-je, enmettant mon ton à l’unisson du sien, autant que le permettait laretenue que m’imposait mon sexe. Vous m’avez fait votre confession.Puis-je vous faire la mienne ? »
Le Major reprit ma main et rapprocha sa chaisede la mienne aussi près que possible. Je le regardai gravement etessayai de dégager ma main. Le Major ne consentit pas à la laisseraller, et me dit tout de suite pourquoi.
« Je viens de vous entendre parler pourla première fois, dit-il. Je suis sous le charme de votre voix.Chère madame Woodville, laissez-le goûter à un vieux garçon qu’ilravit. Ne lui enviez pas cet innocent plaisir. Prêtez-moi… jevoudrais pouvoir dire donnez-moi votre jolie main. Je suis un sigrand admirateur des jolies mains ! J’écoute bien mieux, quandje tiens une jolie main comme la vôtre dans la mienne. Les dames mepassent cette faiblesse. Passez-la-moi aussi, je vous en prie. Vousme la passez, n’est-ce pas ?… À présent, qu’alliez-vous medire ?
– J’allais vous dire, Major, que je suisd’autant plus touchée de votre bon accueil, que je viens réclamerde vous une faveur. »
Je sentais, en parlant, que j’abordais lesujet de ma visite un peu trop brusquement. Mais l’admiration queme témoignait le Major allait croissant de minute en minute dansune si rapide progression, qu’il me parut indispensable d’y mettreun frein. Je ne doutais pas que ces mots de fâcheux augure :J’ai une faveur à vous demander, n’atteignissent parfaitement monbut. Ma confiance ne fut pas trompée. Mon admirateur suranné laissaaller doucement ma main, et, avec la plus grande politesse dumonde, changea de conversation.
« Cette faveur, naturellement, vous estaccordée, dit-il. Mais d’abord… comment… comment va notre cherEustache ?
– Il est inquiet et découragé,répondis-je.
– Inquiet et découragé ? répéta leMajor. Comment ! l’homme digne d’envie qui vous a épousée estinquiet et découragé ! C’est monstrueux. Je ne suis pascontent d’Eustache. Je le rayerai de la liste de mes amis.
– En ce cas, rayez-moi aussi de cetteliste, Major. Je suis de même dans une triste disposition d’esprit.Vous êtes l’ancien ami de mon mari. Je puis vous avouer que notrevie commune, en ce moment, n’est pas du tout une vieheureuse. »
Le Major Fitz David haussa ses sourcils ensigne d’étonnement.
« Déjà ! s’écria-t-il. Comment estdonc fait Eustache ? Est-il incapable d’apprécier la beauté etla grâce ? Est-il le plus insensible des hommes ?
– Il est le meilleur et le plus aimantdes hommes, répondis-je. Mais il y a dans son passé quelqueterrible mystère. »
Je ne pus continuer ; le Major m’arrêtarésolument. Il le fit avec la politesse la plus calme, enapparence. Mais je vis dans ses petits yeux étincelants un regardqui disait clairement : – Si vous voulez vous aventurer sur ceterrain glissant, madame, ne me demandez pas de vous yaccompagner…
« Ma charmante amie ! s’écria-t-il…Puis-je vous appeler ma charmante amie ?… vous êtes douée,entre mille autres aimables qualités que j’ai pu remarquer déjà,d’une imagination des plus vives. Ne lui laissez pas prendre untrop grand empire sur vous. Croyez-en le conseil d’un vieil ami, nelui laissez pas prendre trop d’empire ! Que puis-je vousoffrir, chère madame Woodville ? Une tasse de thé ?
– Appelez-moi de mon vrai nom, monsieur,répondis-je hardiment. J’ai fait une découverte… Je sais, aussibien que vous pouvez le savoir, que mon nom estMacallan. »
Le Major bondit sur sa chaise et me regardafixement. Ses manières devinrent graves, et son ton ne fut plus cequ’il était auparavant quand il ajouta :
« Puis-je vous demander si vous avezcommuniqué à votre mari la découverte dont vous venez de me fairepart ?
– Certainement ! répondis-je. Maconviction est que mon mari me doit, à ce sujet, une explication.Je lui ai demandé de me dire ce que signifie ce fait étrange. Il arefusé, en termes qui m’effrayent, de me l’expliquer. J’en aiappelé à sa mère ; elle m’a répondu par le même refus, entermes qui m’humilient. Cher Major Fitz-David, je n’ai aucun amiqui puisse prendre ma défense ; je n’ai aucun ami qui puissevenir à mon aide, si ce n’est vous. Rendez-moi le plus grand detous les services, dites-moi pourquoi votre ami Eustache m’aépousée sous un faux nom ?
– Accordez-moi la plus grande de toutesles faveurs, répondit le Major : ne me demandez pas de vousdire un mot là-dessus. »
Il semblait, en dépit de sa réponsedécourageante s’apitoyer réellement sur ma situation. Je résolusd’employer toutes les forces de mon éloquence à achever de legagner à ma cause. Je ne me tins pas pour battue du premiercoup.
« Je ne puis m’empêcher de vousinterroger là-dessus cependant. Réfléchissez à ma position. Commentpuis-je vivre sachant ce que je sais… et n’en sachant pasplus ? J’aimerais mieux apprendre je ne sais quoi, le plusterrible des secrets que vous puissiez me révéler, plutôt que derester dans l’ignorance où je suis. J’aime mon mari de tout moncœur, mais je ne puis vivre avec lui dans une situationpareille ; ce qu’elle me fait souffrir me conduirait à lafolie. Je ne suis qu’une faible femme, Major. Je ne puisqu’implorer votre bonté. Je vous en prie…, oh ! je vous ensupplie, ne me laissez pas plus longtemps plongée dans lesténèbres ! »
Je ne pus en dire davantage. Sous l’impulsiond’un premier mouvement, dont je ne fus pas maîtresse, je m’emparaid’une de ses mains, et la portai à mes lèvres. Le vieux gentlemantressaillit comme si je lui avais donné une secousseélectrique.
« Ma chère… chère… chère dame !s’écria-t-il, je ne puis vous dire combien je sympathise avecvous ! Vous me charmez, vous me subjuguez, vous remuez toutesles fibres de mon cœur. Que puis-je dire ? Que puis-jefaire ?… Je ne puis qu’imiter votre admirable franchise, votreintrépide candeur. Vous m’avez fait connaître votre position.Permettez que je vous fasse à mon tour, connaître la mienne.Calmez-vous… je vous prie, calmez-vous. J’ai ici un flacon de selsau service des dames. Permettez-moi de vous l’offrir. »
Il m’apporta le flacon ; il plaça unpetit tabouret sous mes pieds ; il me pria de prendre le tempsde me remettre.
« Diable d’entêté ! dit-il entre sesdents en s’éloignant un moment de moi et paraissant réfléchir. Moi,à la place de son mari, je lui aurais dit la vérité… quoi qu’il pûten arriver ! »
Voulait-il parler d’Eustache ? Était-ildisposé à faire ce qu’il aurait voulu faire à la placed’Eustache ? Allait-il réellement me dire la vérité ?
Cette idée avait eu à peine le temps detraverser mon cerveau, quand je tressaillis au bruit d’un violentcoup de marteau donné à la porte de la rue. Le Major s’arrêta pourécouter. Bientôt après, la porte fut ouverte, et le frôlement d’unerobe de femme se fit entendre. Le Major se précipita versl’antichambre avec toute la vivacité d’un jeune homme. Il étaittrop tard, laporte s’ouvrit violemment du dehors, et une dame fitbrusquement irruption dans la chambre.
La visiteuse était une jeune fille assezjolie, malgré sa toilette tapageuse, son embonpoint un peu tropmarqué, son teint un peu trop florissant et la couleur jaune paillede ses cheveux. Après avoir jeté sur moi un long regard étonné,elle adressa ses excuses au Major pour nous avoir ainsi dérangés.Elle crut évidemment que j’étais la nouvelle et dernière conquêtedu vieux gentleman, et ne se donna pas la peine de déguiser lesentiment de jalousie qui la piquait en nous trouvant entête-à-tête. Le Major arrangea l’affaire à l’aide de son procédéirrésistible : il baisa la main de la jeune fille avec autantde dévotion qu’il avait baisé la mienne, et lui dit qu’il latrouvait charmante. Puis, il la reconduisit, avec son heureuxmélange de respect, et d’admiration, à la porte par laquelle elleétait entrée, et qui donnait directement dans l’antichambre.
« Je n’ai pas besoin de vous faire mesexcuses, ma chère, lui dit-il, cette dame est venue me voir pouraffaires. Vous trouverez votre maître à chanter qui vous attend àl’étage supérieur. Commencez votre leçon, et j’irai vous rejoindredans quelques minutes. Au revoir, ma charmante pupille… aurevoir. »
La jeune dame répondit à ce petit discours parquelques mots qu’elle dit à voix basse, tout en fixant sur moi unregard de défiance. La porte se ferma sur elle. Le Major fut librede me revenir, pour en finir aussi avec moi.
« J’appelle cette jeune personne une demes plus heureuses trouvailles, dit avec complaisance le vieuxgentleman. Elle possède, je n’hésite pas à le dire, la plus bellevoix de soprano qu’on puisse entendre en Europe. Lecroiriez-vous ? je l’ai rencontrée dans une station de cheminde fer. Elle était derrière le comptoir d’une salle derafraîchissements, la pauvre enfant ! occupée à rincer desverres, et elle chantait pendant ce travail. Grand Dieu !quelle voix ! Ses notes d’en haut m’électrisèrent. Je me dis àmoi-même : « Voilà une prima-donna de naissance… Je latirerai d’ici ! C’est la troisième que j’aurai, de mon vivant,mise en lumière. Je la conduirai en Italie, quand son éducationsera suffisamment avancée, et elle se perfectionnera à Milan. Danscette jeune fille, véritable chef-d’œuvre de la nature, vous voyez,ma chère dame, une des futures reines du chant. Écoutez ! ellecommence ses gammes. Quelle voix ! Brava ! Brava !Bravissima ! »
Les notes élevées de la future reine du chantcouraient àtravers la maison pendant qu’il parlait ainsi. Il nepouvait y avoir sur ce point le moindre doute, sa voix avait unénorme éclat. Quant à la douceur et à la pureté, on pouvait, selonmoi grandement y redire.
Après quelques mots d’acquiescement poli, jeme hasardai à ramener le Major Fitz-David sur le sujet endiscussion entre nous, quand sa visiteuse avait fait si brusquementirruption dans sa chambre. Mais il montra une grande répugnance àreprendre cette question délicate. Il battit la mesure avec sesdoigts sur la rampe de l’escalier, en écoutant la chanteuse ;il m’interrogea sur ma voix et me demanda si je chantais : ilme dit qu’il ne saurait supporter la vie sans l’amour de l’art. Unhomme, à ma place, aurait peut-être perdu toute patience et renoncéà la lutte par écœurement. Mais j’étais femme, et rien ne pouvaitme détourner ou m’arrêter ; ma résolution était invincible. Jerepris donc avec fermeté :
« Pardon, Major ; mais revenons,s’il vous plaît, au point où nous en étions, quand on nous ainterrompus. Vous paraissiez dire que vous blâmiez Eustache de sesréticences, et qu’à sa place, vous auriez eu vis-à-vis de moi plusde sincérité ? »
Il hésita encore un moment ; puis ilsembla prendre son parti.
« Allons, dit-il du ton le plus sérieux,je vois qu’il faut que je vous parle à cœur ouvert, et que jem’explique en toute franchise, non pas sur Eustache je ne le peuxpas, mais sur moi-même. »
On pense si je l’écoutais !
« J’ai connu votre mari, reprit-il, àl’âge où il n’était encore qu’un enfant. À une certaine époque desa vie passée, un terrible malheur l’a frappé. Le secret de cemalheur est connu de ses amis, et religieusement gardé par eux.C’est le secret qu’il cache. Il ne vous le dira jamais tant qu’ilvivra. Et à moi, il m’a fait promettre sur l’honneur, de ne lerévéler à personne. Vous tenez à savoir, chère madame Woodville,quelle est ma position vis-à-vis d’Eustache. La voilà.
– Vous persistez à m’appelerMme Woodville ? dis-je.
– C’est le désir de votre mari, réponditle Major. Il a pris ce nom de Woodville parce qu’il n’osa pasdonner son véritable nom la première fois qu’il se présenta chezvotre oncle. Il ne veut plus maintenant se faire appeler autrement.Toutes les remontrances qu’on peut lui adresser à ce sujet sontinutiles. Il faut que vous fassiez ce que nous faisons ; ilfaut que vous cédiez à la volonté d’un homme déraisonnable. C’estle meilleur être du monde sous tous les autres rapports ; souscelui-là seul, il est aussi absolu et aussi tenace qu’on peutl’être.
– Vous lui donnez donc tort, et vous enconvenez ?
– Oui, j’en conviens ; oui, il a eutort de vous faire la cour et de vous épouser sous un faux nom. Ilvous a confié son honneur et son bonheur en vous épousant ;pourquoi ne vous a-t-il pas confié aussi l’histoire de sonmalheur ? Sa mère partage complètement mon avis à ce sujet.Vous ne sauriez la blâmer d’avoir refusé de vous admettre dans saconfidence, après votre mariage ; il était trop tard. Avantvotre mariage, elle fit tout ce qu’elle put, sans trahir dessecrets qu’elle était tenue de garder, comme une bonne mère qu’elleest, pour amener son fils à agir avec vous de bonne foi. Je necommets aucune indiscrétion en vous disant qu’elle a refusé sonconsentement à votre mariage, uniquement par la raison qu’Eustachen’a pas voulu suivre son avis, et vous dire quelle était réellementsa position. De mon côté, j’ai fait aussi tout ce que j’ai pu pourappuyer Mme Macallan dans ses instances auprès deson fils. Quand Eustache m’écrivit qu’il avait promis d’épouser unenièce de mon excellent ami, le Docteur Starkweather, et qu’ilm’avait indiqué comme pouvant donner des renseignements sur soncompte, je lui répondis en l’avertissant que je ne voulais me mêleren rien de cette affaire, à moins qu’il ne révélât à sa futurel’entière vérité sur sa position. Il refusa de m’écouter, comme ilavait refusé d’écouter sa mère, et insista en même temps pour queje tinsse ma promesse de garder son secret. Quand Starkweatherm’écrivit, je n’avais que cette alternative : ou me rendrecomplice d’une déception, ou répondre d’une façon si réservée et sibrève, qu’elle mit fin à la correspondance dès le début. Je pris cedernier parti, et je crains bien d’avoir ainsi offensé mon vieil etexcellent ami. Vous voyez que mes cruels embarras dans cetteaffaire n’ont pas commencé d’aujourd’hui. »
Le Major s’arrêta et leva sur moi des yeuxinquiets ; mais je gardai le silence.
« Voulez-vous, reprit-il, que je vousdise tout, du moins ce que je puis vous dire ? Eh bien, sachezqu’Eustache est encore venu aujourd’hui même. Il m’a averti d’êtresur mes gardes, pour le cas où vous viendriez m’adresser la demandeque vous êtes précisément venue m’adresser. Il m’a dit que vousaviez rencontré sa mère par suite d’un fâcheux hasard, et que vousaviez découvert son nom de famille. Il m’a déclaré qu’il était venuà Londres tout exprès pour me parler directement de cette gravecomplication. « Je connais votre faiblesse vis-à-vis desfemmes, » m’a-t-il dit. « Valéria sait que vous êtes monvieil ami. Elle vous écrira certainement ; elle peut même êtreassez hardie pour venir vous faire une visite. Renouvelez-moi lapromesse que vous m’avez faite, sur votre honneur et sur votre foi,de tenir secrète la plus grande calamité de ma vie. » Ce sontlà ses propres paroles, aussi exactement que je puis me lesrappeler. J’ai essayé de traiter la chose avec légèreté ; jeme suis moqué de cette idée théâtrale du renouvellement de mapromesse. Ç’a été en vain. Il a refusé de me laisser avant d’avoirobtenu ce qu’il demandait ; il m’a rappelé, le pauvregarçon ! ses souffrances imméritées dans le passé. Il a finipar fondre en larmes. Vous l’aimez et je l’aime aussi. Vousétonnerez-vous que j’aie satisfait à sa demande ? Ce qu’il enrésulte, vous le voyez. Je suis doublement engagé à ne vous riendire, engagé par le serment le plus sacré qui puisse lier un homme.Ma chère dame ! je sympathise cordialement avec vous, en cettecirconstance ; je ne demanderais pas mieux que de mettre unterme à vos anxiétés. Mais que puis-je faire ? »
Il s’arrêta, et attendit… il attendit, d’unair grave… que je lui répondisse.
Je l’avais écouté, depuis le commencementjusqu’à la fin, sans l’interrompre. Eh bien, le dirai-je ? lechangement extraordinaire qui s’était manifesté dans ses manièreset dans le ton qu’il avait pris en parlant d’Eustache m’avait pluseffrayée que tout ce qui avait pu m’épouvanter jusque-là.
« Combien, me disais-je, doit êtreterrible cette histoire qu’on persiste à tenir secrète, s’il suffitd’y penser pour que le Major Fitz-David, cet homme si léger, prenneun langage sérieux et triste, s’abstienne de sourire, ne m’adresseplus un seul compliment, et cesse même de songer à la joliechanteuse, qui l’attend là-haut ! »
Comment exprimer ce qui se passait enmoi ? J’éprouvais un découragement profond en voyant échouerainsi mes efforts. Pour la première fois, depuis que j’étais entréechez le Major, je me sentais à bout de ressources ; je nesavais plus que dire ni que faire.
Et cependant je ne bougeais pas de maplace ; et cependant ma volonté de découvrir le secret que mecachait mon mari n’avait jamais été plus ferme et plus ardente dansmon esprit. Explique qui voudra cette contradiction et cetteconfusion dans ma pensée ; je ne puis que raconter les chosescomme elles sont.
Cependant, la chanteuse d’en haut continuait àfaire retentir les airs, et le Major Fitz-David continuait àattendre, impénétrable, ma réponse.
Mais, avant que j’eusse pris un parti, unautre incident domestique se produisit. En termes plus clairs, unautre coup de marteau à la porte annonça une autre visite. Cettefois néanmoins le frôlement d’une robe de femme ne se fit pasentendre dans l’antichambre. Le vieux domestique du Major entraseul, tenant à la main un magnifique bouquet.
« Lady Clarinda se recommande au souvenirdu Major Fitz-David, et lui rappelle le rendez-vous qu’il lui adonné. »
Encore une dame ! Cette fois, la dameavait un titre. C’était une grande dame, qui envoyait ses fleurs etses messages, sans daigner en faire mystère.
Le Major, après s’être excusé près de moi,écrivit quelques lignes de remerciement et les fit remettre aumessager. Quand la porte fut de nouveau fermée, il choisit avecsoin une des plus belles fleurs dans le bouquet.
« Maintenant, me dit-il en me présentantcette fleur de la meilleure grâce du monde, maintenant, c’est àvous de parler. Oserai-je vous demander, chère madame, si vouscomprenez la position délicate dans laquelle je suis placé, entrevotre mari et vous ? »
La courte interruption causée par l’arrivée dubouquet avait donné une direction nouvelle à mes idées, et avaitainsi contribué jusqu’à un certain point à me rendre un peu plusmaîtresse de moi-même.
« Je vous remercie très-sincèrement,Major, répondis-je. Vous m’avez convaincue. Non, je ne puis vousdemander d’oublier en ma faveur la promesse que vous avez faite àmon mari. C’est une promesse sacrée que, moi-même, je suis obligéede respecter. Je comprends cela parfaitement. »
Le Major poussa un long soupir de soulagement,et, donnant de petits coups sur mon épaule en signed’approbation :
« Admirablement conclu ! reprit-il,en recouvrant à la fois sa légèreté et son amabilité. Ah ! machère dame, vous avez le don de sympathie ! vous jugez masituation à merveille. Tenez ! vous ressemblez à ma charmanteLady Clarinda ! Elle aussi a le don de sympathie, elle aussijuge à merveille ma situation. Que je serais heureux de vousprésenter l’une à l’autre ! » ajouta le Major enplongeant avec délices son long nez dans les fleurs de LadyClarinda.
Je l’écoutais vaguement ; mais je neperdais pas de vue mon but un seul instant : on a pus’apercevoir que j’étais une femme suffisamment obstinée.
« Je serai enchantée de me rencontreravec Lady Clarinda, répliquai-je. En attendant…
– Je veux, reprit le Major,m’interrompant dans un accès d’enthousiasme, je veux arranger unpetit dîner entre vous, Lady Clarinda, et moi ! Le soir, notrejeune prima-donna viendra se faire entendre. Supposons que nous endressons le menu. Quelle est, je vous prie, votre soupe d’automnefavorite ?
– … En attendant, continuai-jeimperturbable, et pour en revenir au sujet dont nousparlions… »
Le sourire du Major s’évanouit. Sa main laissatomber la plume destinée à immortaliser le nom de ma soupe favorited’automne.
« Faut-il donc que nous y revenions, à cemalheureux sujet ? demanda-t-il d’un ton piteux.
– Seulement pour un instant »dis-je.
– Vous me rappelez, poursuivit le MajorFitz-David, en secouant tristement la tête, une autre de mescharmantes amies, une Française, Mme Mirliflore.Vous êtes une personne prodigieusement tenace dans vos projets.Mme Mirliflore n’est pas moins tenace dans lessiens. Elle se trouve à Londres, en ce moment. Devons-nousl’inviter à notre petit dîner ? »
La figure du Major s’illumina à ce moment. Ilreprit la plume.
« Dites-moi quelle est votre soupefavorite d’automne ?… répéta-t-il.
– Pardon, repris-je, nous parlions, il ya un moment…
– Oh ! chère ! s’écria leMajor, nous revenons donc à ce sujet ?
– Oui… nous y revenons. »
Le major déposa sa plume pour la seconde fois,et écarta avec regret de sa pensée Mme Mirlifloreet la soupe d’automne.
« Oui ? dit-il, en s’inclinant avecrésignation et souriant d’un air soumis, vous alliez doncdire ?
– J’allai dire, repris-je, que votrepromesse vous engage seulement à ne pas divulguer le secret que monmari me cache. Mais vous n’avez pas promis de ne pas me répondre,si je vous adresse une ou deux questions. »
Le Major Fitz-David agita sa main comme pourrepousser ce que j’allais dire, et me lança, de ses brillantspetits yeux gris, un regard éploré.
« Arrêtez ! dit-il. Ma chère amie,arrêtez ! Je vois où vos questions me conduiront, et ce qui enrésultera, si je commence une fois à y répondre. Votre mari,aujourd’hui même, m’a fort à propos rappelé que, dans les mainsd’une jolie femme je suis aussi faible qu’un roseau. Il avaitraison, complètement raison. Chère et admirable dame, n’abusez pasde votre influence ! Ne poussez pas un vieux soldat à trahirsa parole d’honneur.
– Un seul mot… » interrompis-je.
Le Major joignit ses mains d’un airsuppliant.
« Pourquoi insister ? dit-il, je melivre à vous sans résistance. Je suis un agneau !… pourquoi mesacrifier ? Je reconnais votre pouvoir ; je m’abandonne àvotre merci. Tous les malheurs de ma jeunesse et de mon âge mûr mesont venus par les femmes. Je ne suis pas plus sage à l’âge où jesuis arrivé. Je suis précisément aussi épris des femmes et aussidisposé à me laisser égarer par elles que jamais. C’est absurde,n’est-ce pas ? Mais ce n’est que trop vrai. Tenez… »
Il souleva un coin de sa belleperruque et découvrit une terrible cicatrice près de l’une de sestempes.
« Voyez ceci, dit-il : c’est uneblessure, qu’on supposa dans le temps devoir être mortelle, et quime fut faite par une balle de pistolet. Je n’ai pas reçu cetteblessure au service de mon pays… non, chère dame, non ; jel’ai reçue au service d’une dame, victime d’un indigne traitement,et des mains de son scélérat de mari, dans un duel à l’étranger. Ladame, du reste, en valait la peine ! »
Il baisa sa propre main, en souvenir de ladame défunte ou absente, dont il venait de parler. Puis,m’indiquant du doigt une aquarelle, accrochée au mur et quireprésentait une superbe maison de campagne :
« Regardez un peu ce beau domaine,dit-il. Il m’a appartenu jadis. Je l’ai vendu, il y a bien desannées. Et dans quelles mains en a passé le prix ? Dans lesmains des femmes. Que Dieu les bénisse ! Je n’ai pas l’ombred’un regret, si j’avais un autre domaine, il aurait le même sort.Votre adorable sexe a daigné prendre ainsi, pour jouets de sesmains mignonnes, ma vie, mon temps, ma fortune. Je l’en remercie.La seule chose que j’ai conservée intacte, c’est mon honneur. Etmaintenant, le voilà en péril ! Oui, si vous m’adressez vosadroites questions avec ces beaux yeux, avec cette voix charmante,je prévois ce qui arrivera : vous me ravirez le dernier et lemeilleur de tous mes biens. Ai-je mérité d’être ainsi traité… etcela par vous, ma charmante amie ! par vous seule entre toutesles femmes du monde ! oh !… fi… fi…fi !… ».
Il s’arrêta et me regarda, du même airqu’auparavant, véritable personnification de la prière, la têtelégèrement penchée d’un côté, je tentai encore une fois de luiparler, à mon point de vue, du sujet en discussion entrenous ; il se mit aussitôt à ma merci avec plus d’insistanceque jamais.
« Demandez-moi tout au monde, dit-il,mais ne me demandez pas de trahir mon ami. Épargnez-moi cela, et iln’est rien que je ne puisse faire pour vous contenter. Je sais ceque je dis, ajouta-t-il en s’approchant plus près de moi et meparlant plus sérieusement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors. Jecrois que vous êtes victime du plus injuste traitement, il estmonstrueux d’espérer qu’une femme placée dans votre situationconsentira à y demeurer tout le reste de sa vie. Non !non ! Si je vous voyais en ce moment sur le point de découvrirpar vous-même ce qu’Eustache persiste à vous cacher, je mesouviendrais que ma promesse, comme toutes les promesses a seslimites et ses réserves. Je me croirais obligé en honneur à ne pasvous aider dans cette découverte, mais je ne voudrais pas leverseulement un doigt pour vous empêcher de découvrir la vérité parvous-même. »
Il parlait, enfin, très-sérieusement. Ilappuya fortement sur ses derniers mots. Je n’appuyai pas moins surceux que je prononçai en me levant subitement. J’obéis, en lefaisant, à une impulsion irrésistible. Les paroles du Majorm’avaient suggéré une nouvelle idée.
« Maintenant, nous nous entendons bien,lui dis-je. Je m’en tiendrai à vos propres termes, Major. Je nedemanderai de vous que ce que vous venez de m’offrirvolontairement…
– Que vous ai-je offert ?demanda-t-il d’un air un peu alarmé.
– Rien dont vous ayez à vous repentir,répondis-je ; rien qu’il ne vous soit facile d’accorder.Puis-je vous faire une question hardie ? Supposez que cettemaison est à moi, au lieu d’être à vous.
– Considérez-la comme à vous !s’écria le galant vieillard, à vous depuis la cave jusqu’augrenier !
– Mille remerciements, Major ! je laconsidérerai comme m’appartenant, pour le moment. Maintenant, voussavez, et personne n’ignore, qu’une des nombreuses faiblesses de lafemme est la curiosité. Supposez donc que la curiosité me poussetout d’abord à examiner chaque chose dans ma propriété nouvelle.C’est mon droit, je présume ?
– Sans doute.
– Supposez, en conséquence, que j’aillede pièce en pièce, ouvrant les armoires, furetant les meubles,fouillant les tiroirs, enfin faisant à la fois acte de propriétaireet de femme curieuse, rien n’est plus naturel, n’est-il pasvrai ? Pensez-vous que j’aie la chance ?… »
L’esprit prompt du Major alla au-devant de lafin de ma question. Lui aussi se leva subitement, comme je l’avaisfait, de son siège, avec une nouvelle idée dans l’esprit.
« Pensez-vous que j’aie la chance,repris-je, d’y trouver quelque chose qui me mette sur la piste dusecret de mon mari ? Répondez-moi par un seul mot : ouiou non ?
– Calmez-vous ! s’écria leMajor.
– Oui ou non ? répétai-je plusvivement encore.
– Eh ! bien !… Oui, »dit-il, après un moment de réflexion.
C’était la réponse que je souhaitais ;mais elle n’était pas suffisamment explicite pour me satisfaire. Jesentis la nécessité d’amener le Major, si c’était possible, à yajouter quelques détails.
« Ce oui veut-il dire qu’il y aici une sorte de fil d’Ariane qui conduise au mystère ?demandai-je. Une chose, par exemple, que mes yeux peuvent voir etmes mains peuvent toucher, si je peux seulement latrouver ? »
Il réfléchit encore. Je vis que j’avais réussià l’intéresser, sans que je susse comment ; et j’attendispatiemment qu’il eût médité sa réponse.
« La chose à laquelle vous faitesallusion, dit-il, ce fil d’Ariane, comme vous l’appelez, peut-êtrevu et peut-être touché, en supposant que vous parveniez à letrouver.
– Dans cette maison ? »dis-je.
Le Major fit un pas de plus vers moi, etrépondit :
« Dans cette chambre. »
J’étais comme éperdue ; ma têtecommençait à avoir le vertige ; mon cœur battait violemment.Je voulus continuer, achever ; cela me fut impossible ;mon effort pour y parvenir me fit mal. Il y eut un long silence.Pendant cette minute, je pus entendre la leçon de musique, allantson train dans la chambre au-dessus. La future prima-donna avaitfini de vocaliser et essayait sa voix sur des morceaux d’opéraitalien. Elle chantait l’air ravissant de la Sonnambula :Corne per me serene. Je n’ai jamais entendu depuis cettedélicieuse mélodie sans être à l’instant transportée en imaginationdans le fatal parloir de Vivian Place.
Le Major, très-ému, prit le premier laparole.
« Asseyez-vous, dit-il, mettez-vous dansce fauteuil, je vous prie. Vous êtes très-agitée ; vous avezbesoin de vous calmer. »
Il avait raison ; je ne pouvais plusrester debout. Je me laissai tomber dans le fauteuil. Le Majorsonna, et alla dire quelques mots au domestique qui se présenta àla porte.
« Voilà bien longtemps que je suisici ? dis-je d’une voix faible ; est-ce que je vousgêne ?
– Vous… me gêner !… répéta-t-il avecson irrésistible sourire, vous oubliez que vous êtes chezvous ! »
Le domestique rentra, apportant une bouteillede vin de champagne et un plateau de biscuits.
« J’ai fait mettre ce vin en bouteilleexprès pour les dames, dit le Major. Les biscuits me viennent endroite ligne de Paris. Faites-moi le plaisir de prendre quelquesrafraîchissements. Et ensuite… »
Il s’arrêta et me regarda attentivement.
« Et ensuite, reprit-il, puisqu’il estconvenu que vous êtes chez vous, c’est peut-être moi qui vous gêne…Irai-je retrouver en haut ma prima-donna, et vous laisserai-jeseule ici ? »
Pour toute réponse, je lui pris la main et laserrai de toutes mes forces.
« La tranquillité de toute ma vie à venirest en jeu, lui dis-je. Quand je serai seule ici, votre généreusesympathie permet-elle que j’examine tout ce qu’il y a dans cettechambre ? »
Il me fit signe de boire le champagne et degoûter aux biscuits, avant de me répondre.
« Ceci est sérieux, dit-il. Je désire quevous rentriez en pleine possession de vous-même. Reprenez desforces… je vous parlerai ensuite.
Je fis ce qu’il désirait. Une minute aprèsavoir bu de ce vin pétillant et exquis, je me sentis revivre.
« Est-ce votre vœu exprès, reprit-il, queje vous laisse seule ici procéder à votre perquisition dans cettechambre ?
– Oui, c’est mon vœu exprès, luirépondis-je.
– Je prends une grande responsabilité surmoi, en accédant à cette demande. Mais je le fais, parce que jecrois sincèrement, comme vous le croyez vous-même, que latranquillité de votre vie à venir dépend de la découverte de lavérité. »
En disant ces mots, il tira de sa poche deuxclefs.
« Vous éprouverez naturellement quelquessoupçons, continua-t-il, sur chaque porte fermée que vous trouverezici. Il n’y en a que deux dans cette pièce, les portes des placardssous la grande bibliothèque, et celle du cabinet italien dans cecoin. La plus grosse clef ouvre le cabinet. »
Ce disant, il déposa les clefs sur latable.
« Jusqu’ici, reprit-il, j’ai strictementrespecté la promesse que j’ai faite à votre mari. Je continuerai ày être fidèle, quel que puisse être le résultat de vos recherchesdans cette chambre. Je suis engagé sur l’honneur à ne vous aider nipar parole ni par action. Je n’ai pas même la liberté de vous fairela plus légère allusion. C’est entendu ?
– Certainement !
– J’ai maintenant un dernier mot à vousdire. Je me retire ensuite. S’il vous arrive par hasard de mettrela main sur le fil d’Ariane, rappelez-vous ceci : Ladécouverte qui s’en suivra sera terrible. Si vous doutez àl’avance de pouvoir soutenir un choc… qui vous frappera au cœur,pour l’amour de Dieu, abandonnez dès à présent et pour toujoursvotre dessein de chercher à découvrir le secret de votremari !
– Je vous remercie de l’avertissement,Major. J’affronterai les conséquences de la découverte, quellesqu’elles puissent être.
– Vous y êtes absolumentrésolue ?
– Absolument.
– Prenez tout le temps qu’il vousconviendra de prendre. La maison et toutes les personnes qui s’ytrouvent sont à votre disposition. Donnez un seul coup de sonnette,dès que vous aurez besoin du domestique. Donnez-en deux, si vousvoulez appeler la femme de chambre. De temps en temps, je viendraimoi-même voir comment vous vous trouvez. Je suis responsable devotre bien-être et de votre sécurité tout le temps que vous mefaites l’honneur de rester sous mon toit. »
Il éleva ma main jusqu’à ses lèvres et fixa undernier et long regard sur moi.
« Je pense que je ne cours pas un tropgrand risque, dit-il, en se parlant à lui-même plutôt qu’ens’adressant à moi. Les femmes m’ont entraîné, jadis, à plus d’unacte téméraire. M’auriez-vous entraîné dans le plus téméraire detous ? »
En prononçant ces mots qui avaient l’obscuritéd’un oracle, il me salua gravement et sortit. Je restai seule dansle parloir.
Le feu qui brûlait dans la grille du foyern’était pas très-vif, et l’air extérieur, comme je m’en étaisaperçue en venant chez le Major, avait quelque chose, ce jour-là,de l’âpreté d’une journée d’hiver.
Cependant la première impression que jeressentis, quand le Major Fitz-David me quitta, fut une impressionde chaleur, accompagnée d’oppression et d’une difficulté énorme àrespirer librement. L’agitation nerveuse où je me trouvais était,je le suppose, la cause de ces sensations étranges. Je retirai monchapeau, ma mante, mes gants, et j’ouvris pour un moment lafenêtre. On ne voyait, de cette fenêtre, qu’une cour pavée,qu’éclairait un pan du ciel et que bornait, en face, le mur desécuries du Major. Il me suffit de rester quelques minutes appuyéesur la balustrade pour me sentir complètement rafraîchie etapaisée. Je refermai alors la fenêtre pour procéder à maperquisition. Je commençai par promener les yeux sur les quatremurs qui m’entouraient.
J’étais moi-même étonnée de mon calme. Monentrevue avec le Major Fitz-David avait peut-être épuisé, pour untemps du moins, ma capacité d’éprouver des émotions fortes. C’étaitun soulagement pour moi de me trouver seule ; c’était unsoulagement de commencer mes recherches. Je ne souffrais en cemoment d’aucune douleur physique ou morale.
La chambre était oblongue. Dans l’une desparois les plus courtes s’ouvrait la porte à coulisses que j’aidéjà mentionnée ; l’autre était presque entièrement occupéepar la large fenêtre qui donnait sur la cour.
Je commençai par le mur de la porte d’entrée.Qu’y avait-il là, en fait d’ameublement, des deux côtés de laporte ? Une table à jouer de chaque côté. Au-dessus de chaquetable, se trouvait un magnifique vase de Chine, placé sur untasseau doré et sculpté, qui était fixé au mur.
J’ouvris les tables à jouer. Les tiroirs necontenaient que des cartes, ainsi que les jetons et les marques,leur accompagnement ordinaire. À l’exception d’un seul, tous lespaquets de cartes qui se trouvaient dans les deux tables étaientcachetés et tels qu’ils étaient sortis de la boutique du marchand.J’examinai toutes les cartes du paquet décacheté. Point d’écriture…point de marque d’aucune sorte visible sur aucune d’elles. À l’aided’une petite échelle qui était appuyée contre la bibliothèque, jepus regarder dans les deux vases de Chine. L’un et l’autre étaientparfaitement vides. Y avait-il encore quelque chose à examiner dece côté de la chambre ? Il y avait dans les deux coins deuxpetits fauteuils en bois marqueté, garnis de coussins en soierouge. Je les retournai ; je regardai sous les coussins ;je ne voulais rien négliger. Mais, ainsi que je le présumais, iln’y avait là rien à découvrir. Quand j’eus remis ces fauteuils àleur place, ma perquisition de ce côté de la chambre se trouvaitachevée. Jusque-là je n’avais rien trouvé.
Je passai au côté opposé, celui de lafenêtre.
Cette fenêtre, qui occupait, comme je l’aidit, presque toute la longueur et la hauteur de la muraille, étaitdivisée en trois compartiments. De superbes rideaux de veloursrouge foncé, tombant en larges plis, laissaient juste assez deplace pour deux étroites et hautes encoignures de Boule, contenantdes tiroirs superposés, et supportant, l’une une réduction de laVénus de Milo, l’autre une réduction de la Vénus de Médicis, toutesdeux en bronze. J’avais les pleins pouvoirs du Major ; jen’hésitai pas à ouvrir l’un après l’autre les six tiroirs des deuxchiffonniers, et à en explorer le contenu.
Dans l’encoignure de droite, mon investigationfut vite achevée. Les six tiroirs étaient uniquement remplis parune collection de fossiles qui, à en juger par les curieusesétiquettes fixées sur certains échantillons, dataient d’une périodede la vie du Major où il avait spéculé, sans grand profit, sur lesmines. Je me tournai alors vers l’encoignure de gauche.
Il y avait là une variété beaucoup plusgrande, et mon examen se prolongea beaucoup plus longtemps.
Le tiroir supérieur contenait une collectioncomplète d’outils de charpentier en miniature, datant, selon touteprobabilité, de l’époque lointaine où le Major était enfant, et oùses parents et leurs amis lui faisaient encore des cadeaux. Letiroir au-dessous était rempli de bagatelles d’une autreespèce ; des présents faits au Major par ses bellesamies : bretelles brodées, toques élégantes, gracieuses boîtesà cigares, riches pantoufles, bourses éblouissantes, toutes sortesde menus et mignons ouvrages qui attestaient la popularité dontjouissait parmi les femmes leur adorateur. Le contenu du troisièmetiroir était d’une nature moins intéressante : c’était unesérie de livres de comptes, remontant à un assez grand nombred’années. Après avoir parcouru, feuilleté et secoué inutilementchacun de ces livres, pour m’assurer qu’ils ne contenaient aucunpapier caché entre leurs feuillets, j’examinai le quatrième tiroir,consacré aussi à la comptabilité : factures, mémoires,quittances. Le cinquième tiroir ne présentait qu’un amas confusd’objets sans valeur. J’en tirai d’abord un paquet de cartesornées, dont chacune portait la liste des plats qui avaient figuréà des banquets qu’avait donnés le Major, ou auxquels il avaitassisté comme invité, à Londres ou à Paris ; puis une boîteremplie de plumes, finement coloriées ; puis une quantité devieilles cartes d’invitation ; puis quelques livrets d’opéra,un tire-bouchon de poche, un paquet de cigarettes, un paquet declés rouillées, un passeport, un amas de tickets de bagages, unetabatière d’argent brisée, deux étuis à cigares, une carte de Romeen lambeaux : rien, du reste, qui m’offrit le moindreintérêt.
J’ouvris alors le sixième tiroir. Ce futd’abord pour moi une surprise et un désappointement. Ce tiroir necontenait que les morceaux d’un vase brisé.
J’étais assise en ce moment sur une chaisebasse, en face de l’encoignure. Irritée de ne trouver là encore quedes riens, j’allais repousser du pied le tiroir à sa place. Laporte en ce moment s’ouvrit, et le Major entra.
Quand il me vit devant ce tiroir ouvert, jel’observais, il tressaillit et changea de visage. Ce fut l’affaired’un instant, et il se remit aussitôt. Mais, je ne m’étais pastrompée, son coup d’œil et son geste d’effarement ne pouvaientavoir d’autre sens, sinon qu’il me surprenait la main sur le fild’Ariane.
« Permettez que je vous dérange uneminute, dit le Major ; je reviens seulement pour vous adresserune petite requête.
– De quoi s’agit-il, Major ?
– Avez-vous, dans vos recherches, mis lamain sur un paquet de lettres qui m’appartiennent ?
– Je n’ai rien trouvé de pareil,répondis-je. Si je trouvais des lettres, il va de soi que je ne mepermettrais pas de les ouvrir et de les lire.
– C’est de cela que je voulais vousparler, reprit-il. L’idée m’est venue tout à l’heure là-haut quemes lettres pourraient vous causer du souci. Je comprends très-bienque tout ce que vous n’aurez pas la liberté d’examiner excite votredéfiance. Mais je puis aller au-devant de la difficulté, sans queni vous ni moi ayons à nous en inquiéter. Je crois ne pas manquer àma parole en vous affirmant, purement et simplement, que meslettres ne peuvent vous aider en rien dans votre recherche. Vouspouvez sans inconvénient n’en tenir aucun compte, comme d’objetsqui, à votre point de vue, ne valent pas la peine d’appeler votreattention. Vous me comprenez, n’est-ce pas ?
– Je vous comprends !… Major, etvous suis obligée.
– Ne vous sentez-vous pasfatiguée ?
– Nullement… je vous remercie.
– Et vous espérez toujours réussir ?Vous n’êtes pas encore découragée ?
– Je ne suis pas découragée le moins dumonde. Avec votre permission, j’entends persévérer quelque tempsencore. »
Pendant que nous avions échangé ces quelquesparoles, le tiroir de la crédence était resté ouvert, et, tout encausant, je regardais, comme indifféremment, les fragments de lapotiche brisée, et suivais en même temps du coin de l’œil lesmouvements du Major. Il était, lui aussi, redevenu maître delui-même, et il considérait ces morceaux de porcelaine avec un airde parfaite insouciance. Mais je me souvenais du regard étonné etinquiet que j’avais surpris dans ses yeux quand il était entré, etcette insouciance me paraissait un peu exagérée.
« Ces tessons, dit-il en riant, ne vouspromettent pourtant pas grand’chose ?
– Qui sait ?… répliquai-je, il nefaut pas toujours se fier aux apparences. Ce que j’ai de mieux àfaire, c’est, je crois, d’interroger toute chose, fût-ce unepotiche cassée. »
Je le regardais fixement, en parlant ainsi. Ilchangea de sujet.
« La musique d’en haut ne vous importunepas, demanda-t-il.
– Pas du tout, Major.
– Elle va cesser bientôt. Le maître dechant est sur le point de partir, et le maître d’italien vientd’arriver. Je n’épargne rien pour faire de ma jeune prima-donna uneartiste accomplie. En apprenant à chanter, elle doit aussiapprendre la langue qui est la langue de la musique. Je laperfectionnerai dans la prononciation en la conduisant en Italie.J’entends et je veux qu’elle soit prise pour une Italienne quandelle chantera en public. Je vous quitte. Vous n’avez pas d’ordre àme donner ? Il ne vous manque rien ?
– Rien, absolument. Mille remerciements,Major. »
Au seuil de la porte, il se retourna, et avantde sortir, m’envoya du bout des doigts un baiser. Je vis en mêmetemps son regard errer un moment sur la grande bibliothèque. Ce nefut qu’un éclair, mais j’eus le temps de le saisir.
Quand je fus seule, je regardai cettebibliothèque à mon tour.
La bibliothèque était un magnifique meuble envieux chêne sculpté, adossé à la muraille parallèle au vestibule.Excepté l’espace occupé par la seconde porte qui ouvrait sur levestibule, la bibliothèque remplissait toute la longueur du mur. Lehaut était orné de vases, statuettes, et candélabres placés sur unseul rang. En les examinant, je remarquai une lacune à l’extrémitéqui touchait à la fenêtre. L’extrémité opposée, voisine de laporte, était occupée par un très-beau vase d’une formeparticulière. Où était le vase en pendant qui avait rempli la placelaissée vide à l’extrémité correspondante de la bibliothèque ?Je me retournai vers le sixième tiroir du chiffonnier et l’examinaide nouveau. Il n’y avait pas à se méprendre sur la forme du vase,quand on en regardait les morceaux : la potiche brisée étaitcelle qui avait occupé la place maintenant vide à l’extrémitévoisine de la fenêtre.
Après avoir fait cette découverte, je pristous les fragments du vase brisé, jusqu’au plus petit, et lesétudiai attentivement l’un après l’autre.
J’étais trop ignorante en céramique pour êtreen état d’apprécier la valeur du vase, ou d’en reconnaîtrel’époque, ou même de savoir s’il était de fabrique anglaise ouétrangère. Sur un fond d’une délicate nuance café au lait, desguirlandes de fleurs et de cupidons entouraient, de chaque côté, undes médaillons sur lequel était peinte avec une finesse exquise,une tête de femme, une nymphe, une déesse, ou peut-être le portraitd’une femme célèbre ; dans l’autre médaillon, une têted’homme, héros ou dieu. Des bergers et des bergères étendus sur legazon, avec leurs chiens et leurs brebis, formaient les ornementsdu piédestal. Tel avait été le vase au temps où il figurait intactsur la bibliothèque. Par quel accident avait-il été brisé ? Etpourquoi la figure du Major s’était-elle rembrunie, quand il avaitvu que j’avais découvert les débris de cette œuvre d’art dans letiroir qui les contenait ?
Les débris laissaient irrésolues ces gravesquestions… les débris ne me disaient absolument rien. Et cependant,l’inquiétude du Major le prouvait assez… directement ouindirectement… il devait y avoir quelque chose dans ce vasebrisé !
Mais il ne s’agissait pas de réfléchir !il fallait chercher. Je retournai à la bibliothèque.
Jusqu’ici, j’avais présumé, sans raison bienplausible, que le fil conducteur devait nécessairement se révéler àmoi sous la forme d’un papier écrit. Il me vint alors à l’esprit,après le coup d’œil surpris dans les yeux du Major… que ce filpouvait tout aussi probablement se présenter sous la forme d’unlivre.
Je jetai les yeux sur les rayons du bas, dontj’étais assez voisine pour pouvoir lire les titres. J’y visVoltaire en maroquin rouge ; Shakespeare, en bleu ;l’Histoire d’Angleterre, en brun ; l’Annual Register,en veau jaune. Je m’arrêtai là, fatiguée et découragée déjà à lavue de cette longue série de volumes.
« Quoi ! pensai-je en moi-même, mefaut-il examiner tous ces volumes ? Et qu’y verrai-je, si jeles examine ? Le Major Fitz-David a parlé d’une terriblecalamité qui a assombri la vie passée de mon mari. Commentpourrait-il se faire que quelque trace de cette calamité, ouquelque indication s’y rapportant, se trouvât dans l’AnnualRegister ou dans les pages de Voltaire ! Il seraitabsurde de le supposer. La seule tentative d’examiner sérieusementces livres dans ce but serait une perte de tempsinutile. »
Et cependant le Major avait jeté un regardfurtif sur la bibliothèque. Et puis, le vase brisé avait eu naguèresa place sur la bibliothèque. Ces circonstancesm’autorisaient-elles à considérer le vase et la bibliothèque commedeux jalons jumeaux sur la route qui devait me conduire à madécouverte ? Le problème n’était pas facile à résoudre au piedlevé.
Je levai les yeux sur les rayonssupérieurs.
Là, les volumes étaient plus variés, d’un pluspetit format, et en moins bon ordre que sur les rayons inférieurs.Quelques-uns étaient reliés en toile, quelques autres seulementbrochés ; un ou deux étaient tombés et reposaient à plat àcôté des volumes restés debout ; il y avait aussi, çà et là,des places vides où l’on n’avait pas remis les livres qu’on enavait retirés. En un mot, ces rayons n’offraient pas ladécourageante uniformité des autres. Les plus élevés, remplis depoussière, permettaient d’espérer que je pourrais y faire quelqueheureuse trouvaille. Je résolus donc, si je devais passer en revuetous les livres de la bibliothèque, de commencer par les rayons lesplus élevés.
Où était l’échelle pour y atteindre ?
Je l’avais laissée appuyée contre le mur derefend. En regardant de ce côté, je devais nécessairement voir enmême temps la porte à coulisses, qui, imparfaitement fermée,m’avait permis d’entendre le Major Fitz-David questionner sondomestique sur ma personne. On n’avait pas passé par cette portedepuis que j’étais là ; toutes les fois qu’on avait dû entrerdans la chambre ou en sortir, on était entré ou sorti par l’autreporte donnant sur le vestibule.
Au moment où je regardais autour de moi, unléger bruit se fit entendre dans la première pièce, un rayon declarté perça à travers la porte à coulisses imparfaitement close.Quelqu’un m’avait-il épiée ? je m’approchai doucement et jepoussai vivement l’ouverture. Le Major était là, debout, je metrouvai face à face avec lui… il m’avait vue près de labibliothèque !
Il avait son chapeau à la main, et étaitévidemment prêt à sortir. Il tira parti de cette circonstance pourexpliquer d’une manière plausible comment il se trouvait si près dela porte.
« J’espère que je ne vous ai paseffrayée ? me dit-il.
– Vous m’avez un peu surprise, Major.
– J’en suis fâché et bien honteux.J’allais ouvrir la porte pour vous dire que j’étais obligé dem’absenter. Je viens de recevoir une dépêche pressée d’une dame.Une charmante personne… que j’aimerais à vous faire connaître. Ellese trouve dans un triste embarras, la pauvre femme ! Elle a àpayer de petits billets, vous comprenez ; de grossiersmarchands la pressent, et son mari… Ah ! ma chère dame !son mari est tout à fait indigne d’elle ! C’est uneintéressante personne. Vous me la rappelez un peu… toutes deux vousavez le même port de tête. Je ne serai pas plus d’une demi-heureabsent. Puis-je faire quelque chose pour vous ? Vous paraissezfatiguée. Je vous en prie, permettez que je vous envoie encore unpeu de champagne. Non ?… Alors promettez-moi de sonner quandvous en aurez besoin. Très-bien ! Au revoir, ma charmanteamie… à tout à l’heure ! »
Je refermai la porte, quand il m’eut tourné ledos, et m’assis un moment pour me reconnaître.
Il m’avait épiée pendant que j’examinais sabibliothèque ! L’homme qui était dans la confidence de monmari, l’homme qui savait où se trouvait le fil que je cherchais,m’avait épiée durant cet examen ! Il n’y avait plus à endouter maintenant : le Major Fitz-David m’avait indiqué, sansle vouloir, la place où devait porter ma recherche !…
Mes regards se promenèrent, sans aucunsentiment de curiosité, sur les autres meubles que je n’avais pasencore examinés, sur les petites bagatelles élégantes semées àtravers les tables et la chemisée, sur les aquarelles, sur lesportraits de femmes… objets charmants de l’adoration facile duMajor. Toute mon attention, j’en étais certaine à présent, devaitse concentrer sur la bibliothèque. Je me levai pour aller chercherl’échelle, résolue à commencer ma perquisition par les rayons duhaut.
En allant la prendre, je passai près de latable sur laquelle le Major Fitz-David avait déposé les deux clefsqu’il laissait à ma disposition.
La plus petite me rappela aussitôt lesarmoires placées sous la bibliothèque. Je les avais singulièrementnégligées. Une vague défiance des portes fermées à clef, un vaguedoute sur ce qu’elles pouvaient me cacher pénétrèrent dans monesprit. Je laissai l’échelle à sa place contre le mur et me mis àexaminer le contenu des armoires.
Elles étaient au nombre de trois. Au moment oùj’ouvrais la première, je cessai d’entendre chanter à l’étagesupérieur. Pour un moment, je me sentis comme gênée par ce silencesuccédant subitement au bruit. Je suppose que mes nerfs étaientsurexcités. J’entendis ensuite un craquement de bottes surl’escalier, qui me fit tressaillir de la tête aux pieds. Ce n’étaitpourtant que le maître de musique qui descendait après avoir donnésa leçon. Le bruit de la porte de la maison qui se fermait sur luime causa un nouveau frémissement comme si je n’avais jamais entendude bruit pareil ! Puis tout rentra encore dans le silence. Jeme levai alors et je commençai ma visite de la premièrearmoire.
Elle était divisée en deux compartimentssuperposés.
Celui de dessus ne contenait que des boîtes decigares rangées méthodiquement. Celui de dessous était consacré àune collection de coquilles, entassées pêle-mêle et sans ordre. LeMajor attachait évidemment un bien plus grand prix à ses cigaresqu’à ses coquilles. Je fouillai néanmoins ce compartiment avec leplus grand soin pour bien m’assurer qu’il ne s’y trouvait rien decaché qui pût m’intéresser. Je n’y vis que les coquilles.
J’ouvris la seconde armoire. Je m’aperçus ence moment que le jour faiblissait.
Je regardai à la fenêtre. Mais le soir n’étaitpas encore venu, et cet obscurcissement subit était produit par unegrosse pluie dont les gouttes battaient contre les vitres. Un ventd’automne tourbillonnait dans la cour. Je ranimai le feu avant dereprendre ma perquisition. Mes nerfs étaient malades, je suppose,et j’avais le frisson quand je revins à la bibliothèque. Mes mainstremblaient ; je ne saurais bien dire ce que j’éprouvais.
La seconde armoire me fit voir, dans sa partiesupérieure, quelques fort beaux camées, enveloppés dans du coton etrangés dans un casier en bois. À moitié caché sous un de cescasiers j’aperçus les feuilles blanches d’un petit manuscrit. Jem’en emparai vivement. Encore un désappointement. Ce manuscritn’était que le catalogue descriptif des camées… rien deplus !
Arrivant au compartiment inférieur, j’ytrouvai, en plus grande quantité encore, de coûteuses curiosités enivoire travaillé du Japon, et de précieux échantillons de soie dela Chine. Je commençais à me sentir fatiguée d’explorer les trésorsdu Major. Plus je cherchais, plus il me semblait que je m’éloignaisdu seul objet que j’avais à cœur de découvrir. Était-ce bien lapeine d’aller plus loin et d’ouvrir la dernière armoire ?…Eh ! oui, sans doute ! et puisque j’avais commencé cetteexploration, je devais la pousser jusqu’au bout !
Le compartiment supérieur de la troisièmearmoire était occupé par un seul objet : un volumesomptueusement relié.
Son format dépassait celui de nos modernesvolumes. Il était relié en velours bleu, avec des fermoirs d’argentornés de belles arabesques, et une serrure du même métal, destinéeà le protéger contre une indiscrète curiosité. Mais quand je lepris, je vis que cette serrure n’était pas bien fermée…
Avais-je le droit de tirer avantage de cettecirconstance pour ouvrir le volume ? J’ai soumis, depuis,cette question à quelques-uns de mes amis des deux sexes. Lesfemmes ont été unanimes à me répondre que… vu le sérieux intérêtqui était en jeu… j’avais parfaitement le droit d’ouvrir ce volumemal fermé, aussi bien que tous les autres. Les hommes ont été d’uneopinion différente, et m’ont déclaré que j’aurais dû respecter levolume et ne pas profiter d’un hasard indiscret. Je n’hésite pas àdire que les hommes avaient raison.
En ma qualité de femme, toutefois, j’ouvris levolume sans hésiter un seul moment.
Les feuilles étaient en beau vélin etencadrées d’illustrations du meilleur goût. Que contenaient cespages si soigneusement ornées ? Je fis, en les ouvrant, unemoue de dédain : c’étaient des boucles de cheveux fixées aucentre de chaque page, et suivies d’inscriptions attestant que cescheveux étaient des gages d’amour obtenus, à diverses époques, dediverses dames qui avaient touché le cœur si aisément accessible duMajor. Les inscriptions étaient en d’autres langues que la langueanglaise, mais elles paraissaient toutes avoir également pour butde rappeler au Major les dates auxquelles ses différentsattachements avaient prématurément pris fin. Ainsi, la premièrepage exhibait une boucle de fins cheveux couleur de lin, avec cetteinscription au-dessous : Mon adorée Madeleine. Constanceéternelle. Hélas ! 22 Juillet 1839 ! Lapage suivante était ornée d’une boucle de cheveux noirs, avec cetteinscription en français : Clémence. Idole de mon âme.Toujours fidèle. Hélas ! 2 avril 1840. Une boucle decheveux ardents suivait… avec une épitaphe en latin ; une noteaccompagnait la date de la dissolution de la société, portant quela dame descendait des anciens Romains et avait été, enconséquence, convenablement pleurée en latin par son dévouéFitz-David. La série des boucles de cheveux et des inscriptionspolyglottes se continuait et se prolongeait ainsi. Le volume, à unmoment, me tomba des mains d’écœurement. Mais je le reprisaussitôt, et me remis patiemment à tourner les feuillets l’un aprèsl’autre, jusqu’à ce que j’arrivasse à ne plus rencontrer que desfeuillets entièrement blancs.
Alors je pris le volume par le dos, et, commedernière précaution, je le secouai, pour en faire tomber lespapiers détachés ou les cartes qui auraient pu échapper à monattention.
Cette fois, ma patience fut récompensée parune découverte, qui me jeta dans une indescriptible agitation.
Une petite photographie, ayant la forme d’unecarte, tomba du livre. Un premier coup d’œil me permit de voirqu’elle contenait deux portraits.
L’un était celui de mon mari.
L’autre celui d’une femme.
La figure de la femme m’était entièrementinconnue. Elle n’était pas jeune. Le photographe l’avait fait poserassise ; mon mari debout derrière son siège, et se penchantvers elle. Leurs mains étaient l’une dans l’autre. La dame avaitles traits durs et était assez laide. Son visage portait d’ailleursl’empreinte de fortes passions et d’une volonté résolue. Néanmoins,toute laide qu’elle était, sa vue me fit éprouver un sentiment dejalousie, quand je remarquai la familiarité affectueuse de leurattitude ; naturellement le photographe ne les avait groupésainsi qu’avec leur permission ! Eustache m’avait dit, enpassant, pendant qu’il me faisait la cour, qu’il s’était figuréplus d’une fois être épris d’un véritable amour, avant de meconnaître. Cette femme, si peu attrayante, pouvait-elle avoir étél’objet de l’une de ses premières passions ? L’avait-il assezaimée pour se faire photographier dans cette pose ? J’examinaiassez longtemps ces portraits, pour que la vue m’en devînt enfininsupportable. La femme est une étrange créature : elle est unmystère, même à ses propres yeux. Je jetai la photographie dans uncoin de l’armoire. J’étais profondément irritée contre monmari ; je haïssais… oui, je haïssais, de toute la force de moncœur et de mon âme !… cette femme inconnue, à l’expressionénergique, aux traits durs, qui avait tenu la main de mon mari danssa main.
Pendant tout ce temps, le compartimentinférieur de l’armoire attendait toujours que j’en fisse à son tourl’examen.
Je m’agenouillai pour y procéder… désireuse derejeter loin de mon cœur cette jalousie qui s’en était emparée.
Malheureusement, la partie inférieure del’armoire ne contenait que des reliques de la vie militaire duMajor : son épée, ses pistolets, ses épaulettes, sonceinturon, et quelques autres menus fourniments ; aucun de cesobjets n’avait pour moi le moindre intérêt. Mes yeux errèrent denouveau sur le compartiment supérieur, et, comme une folle quej’étais… je ne saurais trouver un terme plus adouci pourcaractériser convenablement l’état où je me trouvais en ce moment…je repris la photographie et me remis à l’examiner avec une sortede ténacité furieuse. Cette fois, j’y remarquai quelque chose quiavait échappé jusque-là à mon attention : c’étaient deuxlignes d’une écriture de femme, au dos de la carte. Ces lignescontenaient ces mots :
Au Major Fitz-David,
avec deux vases,
De la part de ses amis S. et E. M.
Le vase brisé était-il un de ces deux vases etl’altération que j’avais remarquée sur le visage du Majorétait-elle produite par quelque souvenir se rapportant à cevase ? Mais, peu importait ! je n’étais pas disposée à melivrer à des réflexions sur ce sujet, pendant que la questionbeaucoup plus sérieuse des initiales qui figuraient sur le dos dela photographie me préoccupait.
S. et E. M. ? Ces deux dernièreslettres pouvaient être les initiales du nom de mon mari… de sonvrai nom, Eustache Macallan. En ce cas, la première lettre (S.)indiquerait le nom de la dame. Quel droit avait-elle d’accoler sonnom à celui d’Eustache de cette façon ? Je réfléchis unmoment. Je torturai ma mémoire. Tout à coup, je me souvinsqu’Eustache avait des sœurs. Il m’en avait parlé plusieurs fois,dans le temps qui avait précédé notre mariage. Avais-je été assezfolle pour me prendre de jalousie pour une sœur de mon mari ?Il pouvait bien en être ainsi ; S. pouvait être l’initiale dunom de baptême de cette sœur. Je me sentis véritablement honteusede moi-même, quand je considérai la chose sous ce nouveau point devue. Combien j’avais été injuste envers tous les deux ! Jeretournai la photographie, d’un air triste et repentant, pourexaminer les deux portraits sous un jour plus bienveillant et plusvrai.
Je cherchai naturellement à découvrir alors unair de famille entre les deux figures. Il n’y en avait aucun :au contraire, elles étaient aussi dissemblables l’une de l’autre,dans les traits et dans l’expression, que deux figures pouvaientl’être. Était-elle sa sœur après tout ? Je regardai les mains,telles que me les montrait la photographie. La main droite de lafemme était dans la main d’Eustache ; la main gauche posée surle corsage. Dans son doigt du milieu, on voyait distinctement unanneau nuptial. Mon mari avait-il des sœurs mariées ? Je luiavais posé cette question moi-même, quand il m’avait parlé d’elles,et je me rappelais fort bien qu’il m’avait répondunégativement.
Était-ce donc mon premier mouvement dejalousie qui s’était trouvé juste ? S’il en était ainsi, quesignifiait l’association des trois initiales ? Que signifiaitl’anneau nuptial ? Grand Dieu ! avais-je sous les yeux leportrait d’une rivale dans l’amour de mon mari… et cette rivaleétait-elle sa femme ?
Je rejetai la photographie en poussant un crid’horreur. Pendant un moment, je crus que ma raison m’abandonnait.Je ne sais ce qui serait arrivé… ou ce que j’aurais fait… si monamour pour Eustache n’avait pris le dessus sur les émotions qui metorturaient. Cet amour sincère calma mon cerveau. Cet amour sincèreréveilla l’influence de mon bon sens. L’homme qui tenait une sigrande place dans le fond de mon cœur était-il capable de labassesse criminelle qu’impliquait la seule supposition d’un mariageantérieur avec une autre femme ?… Non ! c’était moi quim’étais rendue coupable de cette bassesse, de ce crime, en ayantsupposé, même un seul moment, qu’il en était capable !
Je ramassai cette funeste photographie et jela replaçai dans le volume. Je fermai à la hâte l’armoire, je prisl’échelle et la posai contre la bibliothèque. Mon seul désirmaintenant était de chercher un refuge contre mes pensées dans uneoccupation quelconque. Je sentais le détestable soupçon qui m’avaitavilie à mes propres yeux renaître dans mon cœur, en dépit de mesefforts pour l’y étouffer. Les livres !… les livres !…Mon seul espoir était de m’absorber tout entière, corps et âme,dans l’examen des livres.
J’avais un pied sur l’échelle quand j’entendiss’ouvrir la porte du parloir… la porte qui communiquait avec levestibule.
Je me retournai, m’attendant à voir le Major.Au lieu de Fitz-David, je vis sa future prima-donna qui venait defranchir la porte et fixait ses yeux ronds sur moi. La jeunepersonne aux notes vibrantes croisa les bras et, m’interpella avecson air hardi.
« J’ai de la patience, dit-ellefroidement, mais je ne puis endurer cela plus longtemps.
– Qu’est-ce que vous ne pouvez endurerplus longtemps ? lui demandai-je.
– Voilà deux heures au moins,poursuivit-elle, que vous êtes ici toute seule, dans le cabinet duMajor… Je suis d’un tempérament jaloux, très-jaloux. Je veux savoirce que cela signifie. »
Elle avança de quelques pas vers moi, rouge decolère et le regard menaçant :
« Est-ce qu’il se propose de vous faireentrer au théâtre ? demanda-t-elle aigrement.
– Non, certes.
– Est-ce qu’il est votreamant ?… »
Dans d’autres circonstances, je l’aurais toutsimplement priée de sortir. Mais, dans l’état d’esprit où j’étaisen ce moment critique, la seule présence d’une créature humaineétait un soulagement pour moi. Même cette jeune fille, avec sesquestions grossières et son manque d’éducation, faisait unediversion bien venue à ma solitude ; elle m’offrait un refugecontre moi-même.
« Votre question n’est pas très-polie,dis-je. Cependant je vous excuse. Vous ignorez sans doute que jesuis mariée.
– Qu’est-ce que cela fait ?répondit-elle. Mariée ou non, c’est tout un pour le Major. Cetteeffrontée coquine qui se fait appeler Lady Clarinda est mariée… cequi ne l’empêche pas d’envoyer au Major un bouquet trois fois parsemaine. Ce n’est pas que je me soucie, croyez-le, de ce vieux fou.Mais j’ai perdu ma place à la station du chemin de fer, il faut queje veille à mes intérêts ; et je ne sais pas ce qui pourraitarriver, si je laissais une autre femme s’interposer entre lui etmoi. C’est là où le bât me blesse… voyez-vous ! Je ne suis pastranquille, quand je le vois vous laisser maîtresse de faire ici cequ’il vous plaît. Ne vous fâchez pas ! Je parle franchement.Je veux savoir ce que vous faites toute seule dans cette chambre etsur quel pied vous êtes avec le Major. Je ne l’ai jamais entenduparler de vous jusqu’à ce jour. »
Sous cette surface intéressée et grossière,cette bizarre jeune fille avait une sincérité, une liberté quiplaidait en sa faveur, à mon sens du moins. Je ne lui répondis pasd’une façon moins libre et moins sincère.
« Le Major Fitz-David est un ancien amide mon mari, lui dis-je, et il a de la bonté pour moi à cause delui. Il m’a permis de chercher dans ce parloir… »
Je m’arrêtai, ne sachant trop comment luiexpliquer à quelle occupation je me livrais, sans lui en trop dire,et en lui en disant assez toutefois pour dissiper les soupçons quema présence lui avait inspirés.
« De chercher quoi… ? »demanda-t-elle.
Ses yeux tombèrent sur l’échelle près delaquelle je me trouvais encore.
« De chercher un livre ?…reprit-elle.
– Oui, dis-je en acceptant cetteinsinuation, un livre.
– Ne l’avez-vous pas encoretrouvé ?
– Non. »
Elle me regarda fixement, sans prendre lapeine de cacher qu’elle se demandait à elle-même si je disais ou nedisais pas la vérité.
« Vous me semblez être une bonnepersonne, fit-elle, en prenant enfin son parti. Il n’y a rien delouche en vous. Je vous aiderai si je puis. Quel livrecherchez-vous ? J’ai farfouillé plus d’une fois tous cesbouquins, et je les connais, quel livre voulez-vous ?
Tout en me posant cette brutale question, lajeune chanteuse venait d’apercevoir le bouquet de Lady Clarinda,placé sur la table où le Major l’avait laissé. Oubliant aussitôt etmoi-même et les livres, elle se précipita comme une furie sur lesfleurs, et les trépigna sous ses pieds.
« Voilà !… s’écria-t-elle. Si jetenais ici Lady Clarinda, je la traiterais de même !
– Qu’est-ce que le Major va dire ?demandai-je.
– Que m’importe ! Est-ce que vouscroyez que j’ai peur de lui ? Tenez, pas plus tard que lasemaine dernière, je lui ai brisé un de ses plus beaux bibelots,précisément à cause de Lady Clarinda et de sesfleurs ! »
Elle me montra la place laissée vide sur lehaut de la bibliothèque… du côté de la fenêtre. Mon cœur se mit àbattre soudain avec violence, lorsque mes yeux prirent la directionque m’indiquait son doigt. C’était elle qui avait brisé le vase quioccupait cette place ! Le chemin qui devait me conduire à madécouverte devait-il m’être révélé par cette jeune fille ? Jene dis pas un mot. Je me bornai à la regarder d’un œilinterrogateur.
« Oui, dit-elle ; voici comment celas’est fait. Il sait combien je hais les fleurs quiviennent de cette Lady Clarinda, et il avait placé son bouquet dansce vase, qui était hors de ma portée. Il y avait un portrait defemme peint sur le vase ; et il m’avait dit que c’était lavivante image de Lady Clarinda. Joliment ! ce portrait luiressemblait comme à moi ! J’étais dans une rage ! Je mesuis levée, j’ai pris le livre que j’étais en train de lire, et quipourtant m’intéressait diantrement ; c’était justement unprocès criminel, et vous savez, dans les procès criminels, lescrimes sont bien plus amusants, parce qu’ils sont arrivés. Ça nefait rien ! j’ai lancé mon volume sur le bouquet et sur leportrait ; et, patatras ! le vase est tombé sur leparquet et s’y est brisé en trente-six morceaux. Attendezdonc ! Est-ce que ce ne serait pas ce livre-là que vouscherchiez ?… Êtes-vous comme moi ?… Aimez-vous lescomptes-rendus des procès criminels ?… »
Je répondis par un signe de tête affirmatif,j’étais encore incapable de parler. La jeune fille se dirigeatranquillement vers le foyer, et, prenant les pincettes, revintavec elles à la bibliothèque.
« Le livre est tombé là, dit-elle entrela bibliothèque et le mur. Je vais l’en retirer en un clind’œil. »
J’attendis sans remuer un muscle, sansprononcer un mot.
Elle revint bientôt à moi tenant les pincettesd’une main et un volume relié très-simplement de l’autre.
« Voilà le volume, dit-elle. Ouvrez etvoyez. »
Je pris le livre.
« Il est terriblement intéressant,continua-t-elle. Je l’ai lu deux fois jusqu’au bout. Je crois quec’est lui. »
Lui qui ? Lui quoi ? De quoiparlait-elle ? J’essayai de lui adresser, une question.J’essayai… tout à fait en vain de prononcer ces simples mots :« De qui et de quoi parlez-vous ? »
Elle paraissait prête à perdre patience. Elleme prit le volume des mains et le posa ouvert sur la table près delaquelle nous nous trouvions l’une et l’autre.
« Vous êtes aussi faible qu’uneenfant ! me dit-elle d’un air superbe. Là ! le voilà celivre ! »
Je lus les premières lignes dutitre :
RELATION COMPLÈTE
DU PROCÈS
D’EUSTACHE MACALLAN
Je m’arrêtai et la regardai. Elle se recula enpoussant un cri d’effroi. Je reportai mes yeux sur le titre, et j’ylus les lignes qui suivaient :
ACCUSÉ D’AVOIR EMPOISONNÉ
SA FEMME.
Là, je me ressouvins !… Là, jem’évanouis !…
Mon premier souvenir, quand je commençai àrecouvrer mes sens, fut un souvenir de souffrance et d’angoisse…d’une angoisse où chacun de mes nerfs aurait été tordu et arrachéviolemment de mon corps. Tout mon être frissonnait douloureusement,sous la muette protestation de la nature contre les efforts tentéspour me rappeler à la vie. J’aurais donné je ne sais quoi pour êtrecapable de pleurer… de conjurer les personnes invisibles quim’entouraient de m’arracher à la mort. Combien de temps dura cettecruelle agonie ? Je ne l’ai jamais su. Au bout d’un temps plusou moins long, un sommeil réparateur m’envahit peu à peu. Puisj’entendis le bruit de ma respiration pénible ; je sentis mesmains se remuer faiblement et machinalement comme celles d’un petitenfant. J’ouvris lentement les yeux, et regardai autour de moi…comme si, ayant franchi les épreuves de la mort, je me réveillaisavec de nouveaux sens dans un monde nouveau.
La première personne que je vis fut un homme…un étranger. Il s’éloigna sans bruit de moi, faisant signe, quandil disparut, à une autre personne qui se trouvait dans machambre.
Cette personne s’approcha lentement, et commeavec appréhension, du sopha sur lequel j’étais couchée. Un faiblecri de joie m’échappa ; je m’efforçai de lui tendre mes mainsvacillantes. Cette autre personne était mon mari !
Je le regardai ardemment. Mais lui, il évitade tourner vers moi ses yeux ; il les fixa sur le parquet,avec un air étrange de confusion et de douleur. Puis il s’éloigna.L’inconnu que j’avais remarqué le suivit hors de la chambre.J’appelai d’une voix éteinte : Eustache ! Il ne merépondit pas ; il ne revint pas. Je retournai péniblement matête sur mon oreiller vers l’autre côté du sopha. Une autrepersonne qui m’était bien connue parut devant moi, comme dans unrêve. Mon bon vieux Benjamin était assis et me regardait avec desyeux pleins de larmes.
Il se leva et prit ma main en silence, de sonair simple et affectueux.
« Où est Eustache ?… lui demandai-jePourquoi s’est-il éloigné et m’a-t-il laissée ?… »
J’étais toujours excessivement faible. Mesvagues regards erraient autour de la chambre. J’aperçus le MajorFitz-David. Je vis la table sur laquelle la jeune chanteuse avaitdéposé tout ouvert le livre qu’elle me montrait. Je vis cette jeunefille elle-même, assise seule dans un coin, et tenant son mouchoirsur ses yeux, comme si elle pleurait. En un moment, ma mémoire merevint tout entière, comme par l’effet d’une magie. Je me rappelaile titre fatal, dans toute son horreur. Le seul sentiment que cesouvenir provoqua en moi, ce fut un ardent désir de voir mon mari…de me jeter dans ses bras, de lui crier :
« Eh bien, quoi ! tu n’es pascoupable !… je le sais… j’en suis sûre !… Je t’aimetoujours autant !… je t’aime davantage !… »
Je saisis Benjamin de mes mainstremblantes.
« Conduisez-moi vers lui !… criai-jeà voix haute. Où est-il ? Aidez-moi à melever !… »
Une voix étrangère me répondit avec fermeté etbonté tout à la fois :
« Remettez-vous, madame ;M. Woodville est dans la pièce voisine, attendant que voussoyez plus calme. »
Je regardai la personne qui venait de parler,et reconnus celle qui avait suivi mon mari quand il était sorti dema chambre. Pourquoi y était-il rentré seul ? PourquoiEustache n’était-il pas auprès de moi comme les autres ? Jetâchai de me relever. L’étranger me replaça doucement sur monoreiller. Je renouvelai mon effort, mais sa main, plus forte que mavolonté, me retint toujours doucement sur le sopha.
« Vous avez encore besoin d’un peu derepos, me dit-il. Il faut prendre un peu de vin. Si vous voussurexcitez maintenant, vous vous évanouirez encore. »
Le vieux Benjamin se pencha sur moi et murmuraà mon oreille :
« C’est le docteur, ma chère. Il fautfaire ce qu’il vous dit. »
Le docteur !… On avait appelé un médecinpour me secourir !… Je commençai à comprendre confusément quemon évanouissement avait dû présenter un caractère plus sérieux quen’en présentent d’ordinaire les évanouissements des femmes. J’enappelai alors au docteur, d’un ton désespéré, pour qu’il me rendîtcompte de l’absence extraordinaire de mon mari.
« Pourquoi l’avez-vous laissé sortir dela chambre ? lui demandai-je. Si je ne puis aller à lui,pourquoi ne me ramenez-vous pas ici ? »
Le docteur parut embarrassé de me répondre, ilregarda Benjamin, et lui dit :
« Voulez-vous parler àMme Woodville ? »
Benjamin à son tour regarda le MajorFitz-David, et lui dit :
« Voulez-vous luiparler ? »
Le Major leur fit signe de s’éloigner l’un etl’autre. Ils se levèrent en même temps et passèrent dans la chambredu devant, en fermant derrière eux la porte à coulisses. Quand ilsnous eurent quittés, la jeune fille qui m’avait si étrangementrévélé le secret de mon mari sortit de son coin et s’approcha dusopha.
« Je pense que je ferai bien de m’enaller aussi ? dit-elle, en s’adressant au MajorFitz-David.
– Oui… » répondit le Major.
Il lui dit cela, à ce qu’il me sembla, assezfroidement. Elle secoua la tête, et, se retournant d’un airindigné :
« Il faut pourtant que je dise un motpour ma justification ! s’écria cette étrange créature. Il lefaut, ou j’éclaterais en sanglots ! »
Après quoi elle se tourna soudain versmoi.
« Vous entendez comment le Major meparle ? dit-elle. Il m’en veut… à moi qui n’y peux rien… pourtout ce qui est arrivé. J’en suis aussi innocente que l’enfant quivient de naître. Qu’est-ce que j’ai fait ? Je vous ai donné unlivre que vous m’avez demandé. Je ne vois pas encore ce qui a puvous faire tomber en syncope, quand je l’ai ouvert. Et le Major mele reproche comme si c’était de ma faute ! Je ne suis pas d’untempérament à m’évanouir ; mais je n’en suis pas moinsindignée, je puis le dire, oui… indignée… quoique je nem’évanouisse pas. J’appartiens à des parents respectables. Mon nomest Heighty… Mlle Heighty. Vous êtes en étatmaintenant, madame, de convenir que vous m’avez demandé ce volumeet de rendre témoignage à une pauvre jeune fille qui s’épuise àchanter, à baragouiner des langues étrangères, à je ne sais quoiencore, et qui n’a personne pour prendre sa défense. »
Là-dessus, Mlle Heighty cachasa figure dans son mouchoir et fondit de nouveau modestement enlarmes.
Il était certainement injuste de la rendreresponsable de ce qui était arrivé. Je lui répondis par quelquesmots aussi bienveillants que je pus les trouver, et je me tournaivers le Major. Mais il vit quelles terribles angoissesm’oppressaient en ce moment, et il ne me laissa pas la peine deparler. Il prit le parti de consoler lui-même sa jeune prima-donna.Ce qu’il lui dit, je ne l’entendis pas, ni ne me souciai del’entendre : il lui parla à voix basse. Il termina sesexplications en lui baisant la main, et la reconduisit jusqu’à laporte, comme il aurait pu reconduire une duchesse.
« Il ne faut pas que cette petite follevous ennuie… dans un pareil moment, s’empressa-t-il de me dire,quand il revint auprès de moi. Je ne saurais vous exprimer combienje suis désolé de tout ceci. Je vous avais pourtant avertie,solennellement avertie, vous vous en souvenez. Mais si j’avais puprévoir… »
Je ne le laissai pas achever. Aucuneprévoyance humaine, n’aurait pu prévenir ce qui était arrivé.D’ailleurs, si terrible qu’ait été ma découverte, j’aimerais mieuxl’avoir faite et souffrir ce que je souffris alors, que d’êtrerestée plus longtemps dans l’ignorance. Puis, j’arrivai à la seuleidée qui m’intéressât en ce moment.
« Mon mari !… dis-je ; parlonsdonc de mon mari !… » Comment mon mari est-il venuici ?… demandai-je d’abord.
– Il est venu, dit le Major, avecM. Benjamin, peu de temps après que je fus rentré.
– Longtemps après que je fus prise dedéfaillance ?
– Non. Je venais seulement d’envoyerchercher le docteur, commençant à m’alarmer de votreévanouissement.
– Qui a conduit Eustache ici ?Était-il retourné à l’hôtel, et s’était-il aperçu de monabsence ?
– Oui ; il y était revenu plus tôtqu’il ne l’avait prévu, et il a été inquiet de ne pas vous ytrouver.
– A-t-il donc soupçonné que j’étais venuechez vous ?… Est-il venu directement ici de l’hôtel ?
– Non. Il paraît qu’il est allé d’abordvous chercher chez M. Benjamin. Je ne sais pas ce que lui adit votre vieil ami. Je sais seulement que M. Benjamin et luisont arrivés ici ensemble. »
Cette brève explication me suffit. Je comprisce qui était arrivé. Eustache avait aisément effrayé le simple etbon Benjamin, en lui apprenant mon absence de l’hôtel ; etBenjamin inquiet avait été amené sans peine à répéter le peu demots que nous avions échangés au sujet du Major Fitz-David. Laprésence de mon mari dans la maison du Major était doncparfaitement expliquée. Mais son étrange façon d’agir, en quittantla chambre juste au moment où je reprenais mes sens, restaittoujours un mystère. Le Major parut sérieusement embarrassé quandje le questionnai à ce sujet.
« Je ne sais trop comment vous expliquercela, dit-il. Eustache m’a surpris et m’a affligé. »
Le Major avait un air grave en me parlantainsi, et ses yeux en disaient plus que ses paroles.
« Eustache ne vous a pas cherchéquerelle ? dis-je.
– Oh ! non !
– Il comprend que vous n’avez pointenfreint votre promesse ?
– Certainement. Ma jeune cantatrice,Mlle Heighty, a raconté exactement au docteur cequi était arrivé, le docteur, en sa présence, a répété à votre marile récit de la jeune fille.
– Le docteur a-t-il vu le compte-rendu duprocès ?
– Ni le docteur ni M. Benjamin n’ontvu ce compte-rendu ; je l’ai mis sous clef. M. Benjamin aévidemment des soupçons. Mais le docteur niMlle Heighty n’ont aucune idée de la causevéritable de votre défaillance. Tous deux croient que vous êtessujette à de sérieuses attaques de nerfs, et que le nom de votremari est véritablement Woodville. J’ai fait tout ce qu’un ami peutfaire en pareil cas pour ménager un ami. Eustache persistenéanmoins à me blâmer de vous avoir permis d’entrer chez moi. Et,ce qui est pis, bien pis que tout le reste, il persiste à déclarerque l’événement de ce jour vous a fatalement séparée de lui« Notre douce vie à deux est à jamais finie, – m’a-t-il dit, –maintenant qu’elle sait que je suis l’homme qui a été jugé, àÉdimbourg comme ayant empoisonné sa femme. »
Je me levai avec effroi.
« Grand Dieu ! Eustache suppose-t-ildonc que je doute de lui ?
– Eustache est convaincu qu’il ne vousest pas possible, qu’il n’est possible à personne, de croire à soninnocence.
– Aidez-moi à sortir ! m’écriai-je.Où est-il ?… Il faut que je le voie !… Je veux levoir !… »
Mais, en disant ces mots, je retombai,épuisée, sur le sopha. Le Major me versa, dans un verre, du vind’une bouteille qui était sur la table, et insista pour me le faireboire.
« Vous verrez Eustache, je vous lepromets, me dit-il. Le docteur lui a défendu de sortir de lamaison, avant que vous ne l’ayez vu. Mais attendez un momentencore. Ma pauvre chère dame, attendez, ne fût-ce que quelquesminutes, pour reprendre un peu de force ! »
Je ne pouvais faire autrement que d’obéir.Oh ! ces malheureuses minutes d’attente ! je ne puis meles rappeler, en écrivant ces lignes, sans frissonner encore… mêmeaprès ce long intervalle.
« Maintenant, amenez Eustache ici !repris-je après cette pause, je vous en prie, amenez-le !
– Qui pourrait lui persuader derevenir ? dit tristement le Major. Comment faire entendreraison à ce malheureux qui a pu s’éloigner de vous au moment oùvous jetiez pour la première fois les yeux sur lui ? J’ai vuEustache seul, dans la chambre d’à côté, pendant que le docteurvous donnait ses soins. Je me suis efforcé de le convaincre, de letoucher. Il m’a toujours fait la même réponse. À toutes mesraisons, à toutes mes instances, il a toujours opposé la mêmeparole obstinée : Le verdict écossais ! le verdict dujury d’Écosse !…
– Le verdict d’Écosse ? répétai-je.Qu’est-ce que le verdict d’Écosse ? »
Le Major me regarda, tout surpris de maquestion.
« N’avez-vous donc jamais entendu parlerde ce procès ? me dit-il.
– Jamais !
– En effet, quand vous m’avez dit quevous aviez découvert le véritable nom de votre mari, je trouvaisétrange que cette découverte n’eût rappelé dans votre esprit aucunpénible souvenir. Il n’y a pas plus de trois ans, que toutel’Angleterre parlait de votre mari. On a trouvé généralement toutsimple que le pauvre garçon se fût dérobé sous un nom d’emprunt. Oùpouviez-vous être à cette époque ?
– Vous dites qu’il y a trois ans decela ?
– Oui.
– Je crois que je puis expliquer monignorance de ce qui était si bien connu de tout le monde. Il y atrois ans, mon père vivait encore, et j’habitais avec lui unemaison de campagne en Italie, dans les montagnes, aux environs deSienne. Nous ne lisions jamais un journal anglais, et nous étionsdes semaines et des mois sans voir un voyageur anglais. Il est bienpossible qu’il ait été question de ce procès dans quelques-unes deslettres que mon père recevait d’Angleterre ; mais il ne m’en apas parlé ; ou bien s’il m’en a dit quelque chose, je n’y aiprêté aucune attention, et ce qu’il m’en a pu dire m’est sorti dela mémoire. Quel rapport peut avoir ce verdict avec les doutesd’Eustache sur ma foi en lui, sur mon amour pour lui ?Eustache est en liberté. Ce verdict, par conséquent, l’aacquitté ; ce verdict l’a déclaré non coupable. »
Le Major Fitz-David secoua tristement latête.
« Eustache, dit-il, a été jugé enÉcosse ; or, la loi écossaise admet une sorte de verdict quene connaît aucune loi, que je sache, chez les autres nationscivilisées. Quand le jury hésite à condamner autant qu’à acquitterle prévenu, il peut, d’après cette loi, exprimer son doute par unverdict formulé d’une manière particulière. S’il ne trouve pasqu’il y ait assez d’évidence, d’un côté, pour déclarer le prévenunon coupable ;et s’il n’y a pas non plusassez d’évidence, de l’autre côté, pour le déclarercoupable, le jury se tire de la difficulté en prononçantce verdict : Il n’y a pas de preuves suffisantes.
– Est-ce donc là, demandai-je, le verdictqui a été rendu dans le procès d’Eustache ?
– C’est ce verdict-là.
– Ainsi, le jury n’a été entièrementconvaincu ni de la culpabilité ni de l’innocence de mon mari ?C’est là ce que le verdict écossais signifie ?
– Oui, c’est là ce qu’il signifie. Et cedoute du jury qui l’a jugé a passé dans l’opinion publique, et pèsedepuis trois ans sur Eustache ! »
Je comprenais enfin… je comprenaistout !… Le faux nom sous lequel Eustache m’avaitépousée ; les mots terribles qu’il avait prononcés, quand ilm’avait demandé de respecter son secret ; le doute encore plusterrible qu’il ressentait en ce moment vis à vis de moi… tout celas’expliquait clairement à mon esprit. Je me levai de nouveau.J’avais pris ma résolution… une résolution à la fois trop sacrée ettrop désespérée pour être communiquée, dans le premier moment, àpersonne autre qu’à mon mari.
« Menez-moi auprès d’Eustache, dis-je auMajor, je suis assez forte pour supporter quoi que ce soitmaintenant. »
Après avoir jeté sur moi un regardinterrogateur, le Major m’offrit silencieusement son bras et meconduisit hors du parloir.
Nous nous dirigeâmes vers l’autre bout duvestibule. Le Major ouvrit la porte d’une pièce longue et étroite,construite sur le derrière de la maison, servant de fumoir, etoccupant un des côtés de la cour.
Mon mari était seul dans cette pièce, assis aufond, près du feu. Il se leva et se tourna vers moi en silencequand je me présentai. Le Major ferma la porte sur nous et seretira. Eustache ne bougea pas de sa place pour venir au-devant demoi. Je courus à lui, je jetai mes bras autour de son cou et jel’embrassai. Il ne me rendit pas mon baiser ; il l’acceptapassivement… rien de plus.
« Eustache ! lui dis-je, je ne vousai jamais aimé plus profondément qu’à cette heure ! je n’aijamais éprouvé pour vous une tendresse aussi grande que celle quej’éprouve maintenant ! »
Il se dégagea de mon étreinte et me fit signe,avec le geste poli d’un étranger, de prendre une chaise.
« Merci, Valéria, répondit-il d’un tonfroid et mesuré ; vous ne pouviez m’en dire moins, après cequi vient d’arriver, et vous ne pouvez m’en dire davantage ;merci ! »
Nous étions devant la cheminée. Il quitta saplace et s’éloigna silencieusement la tête basse, comme s’il allaitsortir de la chambre. Je le devançai, et j’allais me placer entrela porte et lui.
« Pourquoi me quittez-vous ? luidis-je. Pourquoi me tenez-vous ce cruel langage ? Êtes-vousfâché, Eustache ? Mon bien-aimé, si vous êtes fâché contremoi, je vous prie de me pardonner.
– C’est moi qui dois vous demanderpardon, répondit-il. Je vous demande pardon, Valéria, de vous avoirépousée. »
Il prononça ces mots avec l’humilité d’un cœurprofondément brisé et abattu, et cette douloureuse humilité faisaitmal à voir.
Je plaçai ma main sur son cœur en luidisant :
« Eustache, regardez-moi. »
Il leva lentement les yeux sur moi, des yeuxfroids, clairs, sans larmes, et attacha sur moi un regard pleind’une résignation calme, d’un désespoir immuable. Dans la suprêmedouleur que j’éprouvai en ce moment, j’étais comme lui ;j’étais aussi calme et aussi froide que lui. Il me faisaitfrissonner, il me glaçait.
« Est-ce possible ? lui dis-je,doutez-vous vraiment que je croie en votreinnocence ? »
Il laissa ma question sans réponse. Il murmuratristement, comme en lui-même :
« Pauvre femme ! »
Il répéta du ton de pitié qu’aurait pu avoirun inconnu :
« Pauvre femme ! »
Mon cœur se gonfla, comme s’il allait éclater.Je retirai ma main de dessus sa poitrine et l’appuyai sur sonépaule pour me soutenir.
« Je ne vous demande pas d’avoir pitié demoi, Eustache ; je vous demande de me rendre justice. Vous neme rendez pas justice. Si vous m’aviez confié la vérité, à l’époqueoù nous avons compris pour la première fois que nous nous aimions…si vous m’aviez tout avoué, et plus même que je n’en saismaintenant… je vous déclare, en présence de Dieu qui m’entend, queje vous aurais encore donné ma main. Après cela, doutez-vous que jevous croie innocent ?
– Je n’en doute pas, répondit-il. Tout envous est générosité, Valéria. Vous parlez généreusement. Ne meblâmez pas, ma pauvre enfant, si je vois plus loin que vous nevoyez ; si je vois ce qui doit arriver… trop sûrement arriver…dans un cruel avenir.
– Un cruel avenir !…répétai-je ; que voulez-vous dire ?
– Vous croyez en mon innocence,Valéria ? Le jury qui m’a jugé en doutait… et a écrit sondoute dans son verdict. Quelles raisons avez-vous pour croire,vous, en face de ce verdict, que je suis innocent ?
– Je n’ai pas besoin de raison ! Jecrois en dépit du jury, en dépit du verdict.
– Vos amis penseront-ils commevous ? Quand votre oncle et votre tante sauront ce qui estarrivé… et il faudra tôt ou tard qu’ils le sachent… quediront-ils ? Ils diront : Il a mal commencé ; il acaché à notre nièce qu’il avait été marié à une premièrefemme ; il a épousé notre nièce sous un faux nom. Il peut direqu’il est innocent ; mais nous n’avons que sa parole pour lecroire. Le verdict a été : Pas de preuves suffisantes. Pas depreuves suffisantes, ce n’est pas assez ! Si le jury a commisune injustice envers lui… s’il est réellement innocent… qu’il leprouve. Voilà ce que le monde pense, voilà ce que le monde dit demoi ; c’est là ce que vos amis penseront et diront aussi. Unjour viendra, Valéria, où vous… oui, vous-même… vous sentirez quevos amis ont des raisons à donner àl’appui de leur opinion, et quevous n’en avez aucune à donner à l’appui de la vôtre.
– Ce temps ne viendra jamais !m’écriai-je avec chaleur. Vous me méconnaissez, vous m’offensez enpensant qu’il puisse venir ! »
Il ôta ma main de dessus son épaule et reculad’un pas, en souriant amèrement.
« Il n’y a que peu de jours, Valéria, quevous êtes mariée. Votre amour pour moi est nouveau et jeune. Letemps, qui use tout, usera cette première ferveur de votreamour.
– Jamais !…jamais !… »
Il recula encore un peu plus loin.
« Regardez le monde qui vous entoure,dit-il, les plus heureux époux ne s’entendent pas et ne s’accordentpas toujours. Les meilleurs ménages ont leurs nuages passagers.Quand ces jours viendront pour nous, les doutes et les craintes quevous n’éprouvez pas maintenant pénétreront dans votre esprit. Quandles nuages obscurciront notre ciel conjugal… quand je vous diraipour la première fois un mot un peu dur ; quand vous me ferezpour la première fois une réponse un peu vive… alors, dans lasolitude de votre chambre, dans le silence de quelque nuit sanssommeil, vous penserez à la mort malheureuse de ma première femme.Vous vous souviendrez que j’en fus accusé et que mon innocence nefut réellement pas prouvée. Vous vous direz : Celacommença-t-il du temps de cette femme, par un mot dur d’un côté,par une réponse trop vive de l’autre ? Cela finira-t-il unjour avec moi, comme le jury a été près de croire que cela avaitfini avec elle ? Hideuses questions pour une femme às’adresser à elle-même ! Vous les étoufferez. Vous reculerezdevant elles avec horreur, comme une bonne épouse que vous êtes.Mais, quand nous nous retrouverons le matin suivant, vous serez survos gardes ; je m’en apercevrai, et je comprendrai au fond demon cœur ce que cela veut dire. Aigri par cette découverte, le motdur que je vous dirai une autre fois sera plus dur que leprécédent. Vous vous rappellerez alors plus vivement et plushardiment que votre mari a passé naguère en jugement commeempoisonneur, et que la question de la mort de sa première femmen’a jamais été complètement résolue. Voyez-vous quel enferdomestique peut sortir de ce qui vient d’arriver ? Était-cesans motif que je vous avertissais et cela en termes solennels, dene pas pousser plus loin vos recherches ? Pourrais-je me tenirà votre chevet, quand vous serez malade, sans que vous vousrappeliez, à propos de mes actions les plus innocentes, ce que j’aipu faire quand j’étais auprès du chevet de ma première femme ?Si je vous verse votre médecine, cette action sera suspecte… on adit que j’ai empoisonné les médecines de ma première femme. Si jevous apporte une tasse de thé, je ferai revivre le souvenir d’unhorrible doute… on a dit que je mettais de l’arsenic dans sestasses de thé. Si je vous embrasse quand je quitterai votrechambre… je vous ferai souvenir que les avocats de l’accusation ontdit que j’embrassais ma femme pour sauver les apparences, ettromper la garde-malade sur mes vrais sentiments. Pourrions-nousvivre dans de pareils rapports ? Nulle créature au monde n’estcapable de supporter une telle existence. Ce même jour, auquel jeviens de faire allusion, je vous ai dit : Si vous faites unpas de plus dans cette voie, c’en est fini de votre bonheur pour lereste de vos jours. Vous avez fait ce pas… et vous avez mis fin àvotre bonheur et au mien. Le chancre qui ronge et qui tue s’estemparé de vous et de moi pour le reste de notrevie ! »
Je m’étais contenue jusque-là pour écouterEustache. À ces derniers mots, le tableau de l’avenir qu’il venaitde mettre sous mes yeux était trop affreux pour que je pusse resterplus longtemps maîtresse de moi-même. Je refusai d’en entendredavantage.
« Vous me tenez, dis-je, un horriblelangage. À votre âge et au mien, en avons-nous déjà fini avecl’amour et avec l’espérance ? C’est un blasphème de parlerainsi quand on aime et qu’on espère.
– Attendez d’avoir lu mon procès,répondit-il. Vous vous proposez de le lire, je suppose ?
– Je n’en passerai pas un seul mot, pourune raison, Eustache, que je dois maintenant vous faireconnaître.
– Ni les raisons que vous avez à me faireconnaître, ni votre amour, ni votre espérance, ne peuvent altérerles faits. Ils sont inexorables. Ma première femme est morteempoisonnée ; et le verdict du jury ne m’a pas absolumentacquitté de l’accusation d’être l’auteur de sa mort. Aussilongtemps que vous avez ignoré ces faits, il nous était possibled’être heureux. Maintenant que vous les connaissez, je le répète…notre vie de mari et femme a pris fin.
– Non ! m’écriai-je ;maintenant que je les connais, notre vie commune a commencé… maiscommencé avec un nouveau but pour le dévouement de votre femme,avec une nouvelle raison pour votre femme de vous aimer !
– Que voulez-vous dire ?… »
Je me rapprochai de lui, et je pris samain.
« Que m’avez-vous dit, Eustache ?Que le monde avait pensé, et que mes amis penseraient :L’insuffisance de preuves, ce n’est pas assez ! si le jury aété injuste envers lui… s’il est innocent… qu’il le prouve. Ce sontlà les paroles que vous avez mises dans la bouche de mes amis. Jeles accepte comme miennes. Je dis : l’insuffisance de preuves,ce n’est pas assez pour moi. Prouvez, Eustache, que vous avez droità un verdict qui vous déclare non coupable. Pourquoiavez-vous laissé trois années s’écouler sans le faire ?Dois-je conjecturer que vous avez attendu que votre femme vous yaidât ? La voici, mon bien-aimé, prête à vous aider de toutson cœur et de toute son âme. La voici, n’ayant plus qu’un seul butdans sa vie… prouver au monde, prouver au jury d’Écosse que sonmari est innocent ! »
Je m’étais exaltée ; mon pouls battaitavec force ma voix retentissait dans la chambre. Mais s’était-ilranimé, lui ? Quelle fut sa première parole ?
« Lisez le procès, Valéria… Lisez leprocès !… »
Il ne me dit pas autre chose. Je le saisis parle bras. Dans mon indignation et mon désespoir, je le secouai detoute ma force. Dieu me le pardonne ! je l’aurais presquebattu, pour le ton avec lequel il avait parlé et le regard qu’ilavait jeté sur moi.
« Oui, oui, repris-je, oui j’entends bienle lire, ce procès. J’entends le lire, ligne par ligne, avec vous.Quelque impardonnable méprise a eu lieu. Quelque témoignage envotre faveur, qui pouvait s’y trouver, a passé inaperçu. Descirconstances suspectes n’ont pas été suffisamment éclaircies. Destémoignages artificieux n’ont pas été suffisamment passés aucreuset. Eustache, j’en ai la conviction profonde, quelque terribleinadvertance a été commise par vous ou par les personnes qui vousprêtaient leur concours. La résolution de faire rectifier cetabominable verdict a été la première que j’aie conçue, quand j’enai d’abord entendu parler, dans la chambre d’à côté. Nous le feronsrectifier. Il faut que nous le fassions rectifier ; il lefaut… pour vous, pour moi, pour nos enfants, si le ciel nousaccorde la grâce d’en avoir. Oh ! mon bien aimé, ne meregardez pas avec ces yeux pleins de froideur ! Ne me répondezpas d’un ton aussi dur ! Ne me traitez pas comme si j’étaisune pauvre femme ignorante et insensée qui parle d’une chose qui nepeut jamais arriver ! »
Eustache reprit encore, non plus cette foisavec froideur, mais avec une douleur profonde :
« Lisez le procès !… Ma défense aété présentée par les plus habiles avocats du pays. Après que deshommes d’un si grand talent ont fait tout ce qu’ils ont pu faire,et ont échoué… que pourrez-vous, ma pauvre Valéria, que pourrai-jemoi-même ? Nous n’avons qu’à nous résigner.
– Jamais ! m’écriai-je. Les plusgrands avocats sont des hommes ; les plus grands avocats ontcommis des erreurs avant ce procès. Vous ne pouvez le nier.
– Lisez le procès ! »
Il répéta ces mots cruels pour la troisièmefois, et n’ouvrit plus la bouche.
J’eus un moment de désespoir, je l’avoue,devant cette force de résistance impassible, invincible,impitoyable. Ainsi l’honnête ardeur de mon dévouement et de monamour ne pouvait rien, n’obtenait rien ! Je pensai au MajorFitz-David. Peut-être ce vieil ami serait-il plus heureux quemoi ?
« Attendez-moi un moment, dis-je à monmari. Il faut que vous entendiez une autre opinion que lamienne. »
Je le quittai et rentrai dans le cabinet duMajor. Il n’y était pas. Je frappai à la porte de communication quidonnait dans l’autre pièce. Elle fut aussitôt ouverte par le Majorlui-même. Le docteur était parti. Benjamin était encore là.
« Venez !… venez parler àEustache !… » dis-je au Major.
En ce moment on entendit la porte de la maisons’ouvrir et se fermer. Le Major et Benjamin se regardèrent ensilence.
Je m’élançai, avant que le Major pûtm’arrêter, et rentrai précipitamment dans la chambre où j’avaislaissé Eustache. Elle était vide. Mon mari était sorti de lamaison.
Sans penser, sans réfléchir mon premiermouvement fut d’aller, de courir, de suivre mon mari.
Le Major et Benjamin me retinrent. Ils merappelèrent au respect que je me devais à moi-même. Et comme je neles écoutais pas, ils me conjurèrent d’avoir un peu de patience,pour l’amour de mon mari. Par égard pour Eustache, ils me prièrentd’attendre une demi-heure. S’il n’était pas de retour au bout de cetemps, ils s’engageaient à m’accompagner eux-mêmes jusqu’à l’hôtelpour l’y chercher.
Par égard pour Eustache, je consentis àattendre. Ce que je souffris de rester ainsi passive dans ce momentde fièvre, je ne saurais trouver de termes pour l’exprimer. Mieuxvaut continuer mon récit.
Benjamin fut le premier à me demander ce quis’était passé entre mon mari et moi.
« Vous pouvez parler librement, chèreamie, me dit-il ; je sais, maintenant tout ce qui s’est passédepuis que vous êtes entrée dans la maison du Major Fitz-David.Personne ne m’a rien dit ; je me suis souvenu. Si vous vous lerappelez, j’avais été frappé de ce nom de Macallan, quand vousl’avez prononcé la première fois chez moi, dans mon cottage. Messouvenirs m’échappaient alors ; ils me sontrevenus. »
Cela étant, je crus pouvoir répéter sansréserve ce que j’avais dit à Eustache et ce qu’il m’avait répondu.À mon indicible étonnement, mes amis se rangèrent tons deux àl’avis de mon mari. Ma résolution de réviser en quelque sorte leprocès jugé était, selon eux, un véritable rêve. Eux aussi, ilsrépétèrent en secouant la tête la malheureuse phrase :
« Vous n’avez pas lu leprocès ! »
J’étais réellement furieuse contre eux.
« Les faits me suffisent, dis-je. Jesais… nous savons qu’Eustache est innocent. Pourquoi son innocencen’a-t-elle pas été prouvée ? Elle doit l’être, il faut qu’ellele soit, elle le sera ! Si le jugement me dit qu’elle ne peutl’être, je refuse de croire au jugement. Où est le compte-rendu,Major ? Laissez-moi voir moi-même si les avocats ne m’ont rienlaissé à faire pour mon mari. Donnez-moi levolume ! »
Le Major Fitz-David regarda Benjamin.
« Lui donner le volume, dit-il ;cela ne fera qu’ajouter à sa douleur et à son désespoir. »
J’intervins avant que Benjamin pûtrépondre.
« Si vous me refusez le volume, dis-je,vous m’obligerez, Major, à aller chez le libraire le plus voisinpour le charger d’acheter le procès pour moi. Je suis déterminée àle lire. »
Cette fois Benjamin vint à mon aide.
« Rien ne peut empirer les choses,dit-il. S’il m’est permis de donner mon avis, laissez-la contenterson désir. »
Le Major se leva et prit le volume dans lacrédence italienne… où il l’avait enfermé en sûreté.
« Ma jeune amie m’a appris, dit-il, en mele remettant, qu’elle vous avait confessé son regrettable accès decolère d’il y a quelques jours. J’ignorais quel livre elle avaitdans la main, quand elle s’est oubliée au point de briser le vase.En vous laissant seule dans mon cabinet, je ne pouvais supposer quevous alliez être mise sur la voie par cette malencontreusecoïncidence, et j’avoue que j’éprouvais quelque curiosité de savoirsi vous découvririez ce volume sur le rayon supérieur de labibliothèque. Le vase brisé… il est inutile de vous dissimuler celamaintenant… était un de ces deux vases dont m’avaient fait présentvotre mari et sa première femme, une semaine seulement avant laterrible mort de la pauvre dame. J’eus un premier pressentiment quevous touchiez à la découverte, quand je vous ai trouvée occupée àexaminer les fragments du vase… je crois que je vous ai laissé voirque j’en ressentais quelque trouble. Vous m’avez regardé comme sice trouble ne vous avait pas échappé.
– Il ne m’avait pas échappé, Major. Etmoi aussi, j’avais une vague idée que j’étais sur la voie de ladécouverte. Mais, pardon ! voulez-vous regarder à votremontre ? Y a-t-il une demi-heure que nousattendons ? »
Mon impatience m’avait trompée. Le délai d’unedemi-heure était loin d’être écoulé.
Les longues minutes se succédèrent et rien nenous annonça le retour de mon mari. La conversation était tombée.Aucun autre bruit que les bruits ordinaires de la rue ne troublaitnotre morne silence. Quelque effort que je fisse pour le repousser,le pressentiment qui m’oppressait se faisait de plus en plus lourdau fur et à mesure que l’intervalle de l’attente se prolongeait. Jefrissonnais en me demandant : Est-ce que notre vie conjugaleaurait déjà pris fin ?… Est-ce qu’Eustache m’a vraiment, et dece moment abandonnée ?
Le Major vit… ce que l’esprit plus lent deBenjamin ne percevait pas encore… ma force commençait à succombersous le poids de cette affreuse angoisse.
« Venez, me dit-il, allons àl’hôtel. »
Il s’en fallait de cinq minutes que lademi-heure fût écoulée. J’exprimai d’un regard ma reconnaissance auMajor, pour cinq minutes d’attente qu’il m’épargnait. J’étais horsd’état de lui dire un mot, non plus qu’à Benjamin. Nous montâmestous trois en silence dans une voiture, et nous nous fîmes conduireà l’hôtel.
L’hôtesse vint au-devant de nous, dans levestibule. Elle n’avait point vu Eustache et n’en avait pointentendu parler ; mais une lettre m’attendait sur la table denotre chambre à coucher ; elle avait été apportée par uncommissionnaire, il n’y avait pas cinq minutes.
Je montai les escaliers toute tremblante etrespirant à peine, suivie par mes deux amis. L’écriture del’adresse était de la main de mon mari. Le cœur me manqua à cettevue. Mon mari ne pouvait avoir qu’une raison pour m’écrire. Jem’assis et laissai tomber l’enveloppe sur mes genoux… incapable del’ouvrir, incapable de penser.
L’excellent Benjamin essaya de me fairereprendre courage. Mais le Major avait une plus grande expériencedes femmes ; je l’entendis lui dire tout bas :
« Attendez ! lui parler maintenantserait inutile. Donnez-lui le temps de se remettre. »
D’un mouvement instinctif et soudain, je luitendis la lettre, pendant qu’il parlait encore. Les minutespouvaient être précieuses : si Eustache m’avait vraimentquittée, le moindre retard pouvait me faire perdre la chance de lerappeler.
« Vous êtes son ancien ami, dis-je auMajor. Ouvrez la lettre, je vous prie, et lisez-la pourmoi. »
Le Major ouvrit la lettre et la lut tout bas.Quand il eut fini, il la jeta sur la table, avec un geste voisin dumépris.
« Je ne sais, dit-il, qu’une manière del’excuser : c’est de croire que cet homme est fou. »
Ces mots me disaient tout. Je connaissaismaintenant le plus grand malheur que j’eusse à redouter, et leconnaissant, je pouvais lire la lettre.
Elle était ainsi conçue :
« Ma bien-aimée Valéria,
« En lisant cette lettre, vous lisez mesadieux. Je retourne à ma vie solitaire, à la vie que je menaisavant de vous connaître… alors que j’étais privé de tout ami.
« Votre sort, ma pauvre chérie, est biendur et bien cruel. Vous avez été entraînée à épouser un homme qui aété publiquement accusé d’avoir empoisonné sa première femme… etqui n’a pas été honorablement et complètement acquitté de cetteaccusation. Et vous en êtes informée !
« Pouvez-vous vivre encore avec moi surle pied d’une mutuelle confiance et d’une mutuelle estime ? Lebonheur vous était possible à mes côtés, si vous aviez ignoré lavérité. Il est impossible, maintenant que vous la connaissez.
« Non ! La seule manière qui mereste d’expier ma faute, c’est… de vous quitter. La seule chanceque vous ayez de retrouver un avenir heureux, c’est de vous sépareraujourd’hui et pour toujours d’un homme dont la vie est à jamaisflétrie. Je vous aime, Valéria…, je vous aime avec dévouement, avecpassion. Mais le spectre d’une femme empoisonnée se dresse entrenous. Que je sois innocent d’avoir eu même la seule pensée de fairele moindre mal à ma première femme, peu importe ! moninnocence n’a pas été prouvée. Mon innocence ne peut être prouvéeici-bas. Vous êtes jeune, aimante, généreuse ; un avenir pleind’espérance est devant vous. Faites le bonheur de ceux qui vousentourent, Valéria, par ces dons précieux et ces admirablesqualités, qui ne peuvent plus, hélas ! contribuer au mien. Lafemme empoisonnée est entre nous, vous dis-je. Vous continueriez àvivre avec moi, que vous la verriez maintenant, comme je la vois.Il ne faut pas qu’une telle torture soit jamais la vôtre. Je vousaime. Je vous quitte.
« Vous me croyez injuste et cruel ?Attendez un peu, Valéria, et le temps changera votre façon depenser à mon égard. Au fur et à mesure que s’écouleront les années,vous vous direz : Si lâchement qu’il m’ait trompée, il y avaiten lui quelque générosité. Il a eu le courage de briser de sonplein gré les liens qui nous unissaient.
« Oui, Valéria, je vous dégagepleinement, librement. S’il est possible d’annuler notre mariage,qu’il soit annulé. Recouvrez votre liberté par tous les moyensqu’il vous conviendra d’employer, et soyez assurée d’avance de monentière et implicite soumission. Mes avocats ont reçu de moi lesinstructions nécessaires à ce sujet. Votre oncle n’a qu’às’entendre avec eux et je pense qu’il sera satisfait de madétermination de vous faire justice. Le seul intérêt qui m’attachedésormais à la vie est l’intérêt que je prends à votre bien-être età votre bonheur à venir. Votre bien-être et votre bonheur nepeuvent plus se trouver dans votre union avec moi.
« Je ne puis en écrire davantage. Cettelettre vous attendra à l’hôtel. Il serait inutile d’essayer de meretrouver. Je connais ma faiblesse. Mon cœur est tout à vous ;je ne pourrais vous résister, si je me laissais aller à vousrevoir.
« Montrez ces lignes à votre oncle et àceux de vos amis dont vous appréciez le jugement. Je n’ai qu’àsigner de mon nom déshonoré, et chacun comprendra et approuvera lemotif qui me fait vous écrire comme je le fais. Ce nom justifie…justifie amplement… ma lettre. Pardonnez-moi et oubliez-moi.Adieu !
« EUSTACHE MACALLAN. »
C’est ainsi qu’il me quitta. Nous avions étémariés six jours !
J’ai écrit jusqu’à présent avec une parfaitefranchise, et il me semble que je puis ajouter : avec quelquecourage. Courage et franchise me font défaut quand je relisaujourd’hui cette lettre d’adieu de mon mari et que j’essaye deréveiller le souvenir de la tempête de passions qu’elle soulevadans mon âme. Non ! je ne saurais dire la vérité sur ce qui sepassa en moi dans ce moment terrible… je n’oserais pas la dire.Lecteurs, consultez votre expérience des femmes, et imaginez ce quej’ai dû sentir. Lectrices, regardez dans votre propre cœur, etvoyez vous-mêmes ce que je sentis.
Ce que je fis, quand mon esprit reprit un peude calme, est plus aisé à raconter. Je répondis à la lettre de monmari. On va lire cette réponse. On verra quel effet produisit cetabandon sur mon esprit. On verra aussi quelles espérances mesoutinrent dans la vie toute nouvelle et tout étrange que ce qui vasuivre révélera.
Je quittai l’hôtel, grâce aux soins de monvieil et paternel ami Benjamin. Une chambre fut préparée pour moidans sa petite villa. J’y passai la première nuit de ma séparationd’avec mon mari. Vers le matin, la fatigue eut raison del’agitation de mon cerveau… je pus dormir.
À l’heure du déjeuner, le Major Fitz-Davidvint voir comment je me trouvais. Il s’était renduobligeamment, la veille, chez les avocats de mon mari, et leuravait parlé dans mon intérêt. Ils lui avaient avoué qu’ilsconnaissaient la retraite où s’était rendu Eustache ; mais ilsdéclarèrent en même temps qu’il leur était absolument interdit dedonner son adresse à personne. Du reste, les instructions qu’ilsavaient reçues relativement à la femme de leur client, étaientcomme ils se plurent à le dire généreuses au delà de toute mesure.Je n’avais qu’à leur écrire, et ils m’en enverraient une copie parle retour du courrier.
Telles étaient les nouvelles que me donna leMajor. Il s’abstint, avec le tact qui le distinguait, de m’adresseraucune autre question que celles qui concernaient ma santé. Ensuiteil prit congé de moi pour le reste de la journée. Il eut,d’ailleurs, avec Benjamin, une longue conversation dans le jardinde la villa.
Je me retirai dans ma chambre, et j’écrivis àmon oncle, lui rendant exactement compte de ce qui était arrivé, etj’enfermai dans ma lettre une copie de celle de mon mari. Celafait, je sortis pour prendre un peu l’air et pour réfléchir. Je fusbientôt fatiguée et revins me reposer dans ma chambre. Mon bonvieil ami Benjamin me laissa parfaitement libre de rester seuleaussi longtemps que cela me convint. Dans l’après-midi, jecommençai à me sentir revenue à une situation d’esprit un peumeilleure. Je pus penser à Eustache sans éclater en sanglots ;je pus parler à Benjamin sans désoler et sans effrayer ce vieilami.
La nuit suivante, je dormis mieux. Le matin jeme trouvai assez forte pour affronter le premier, le plus importantdevoir que je me croyais obligée de remplir… le devoir de répondreà la lettre de mon mari.
Je le fis en ces termes :
« Je suis encore trop faible et tropfatiguée, Eustache, pour vous écrire longuement. Mais mon espritest lucide. Je me suis formé une opinion sur votre compte et survotre lettre, et je sais ce que j’ai à faire, maintenant que vousm’avez abandonnée. D’autres femmes, dans ma position, penseraientque vous avez perdu tous droits à leur confiance. Je ne pense pascomme elles. C’est pourquoi je vous écris pour vous dire, dans lestermes les plus simples et les plus concis que je pourrai employer,quelles sont aujourd’hui mes intentions.
« Vous dites que vous m’aimez… et vousm’abandonnez !… Je ne comprends pas qu’on aime une femme etqu’on l’abandonne. Quant à moi, en dépit des choses si dures quevous m’avez dites et écrites ; en dépit de la manière cruelledont vous m’avez laissée, je vous aime… et je ne renoncerai pas àvous. Non ! aussi longtemps que je vivrai, je veux restervotre femme.
« Cela vous surprend ? Cela mesurprend moi-même. Si une autre femme écrivait ce que je vous écrisà un homme qui se serait conduit envers elle comme vous vous êtesconduit envers moi, je serais fort embarrassée de m’expliquer saconduite. Je ne le suis pas moins de m’expliquer la mienne. Jedevrais vous haïr… et cependant, je ne puis m’empêcher de vousaimer. J’en suis honteuse ; mais cela est ainsi.
« Vous ne devez pas craindre que j’essayede découvrir votre retraite, ni que je m’efforce de vous persuaderde revenir à moi. Je ne suis pas assez folle pour l’entreprendre.Vous n’êtes pas dans une disposition d’esprit qui vous permette deme revenir. Vous êtes plongé, perdu, abîmé dans l’injuste et dansle faux. Quand vous aurez recouvré votre bon sens, j’ai la vanitéde penser que vous reviendrez à moi de votre plein gré. Serai-jeassez faible alors pour vous pardonner ? Oui ! j’auraicertainement cette faiblesse.
« Mais comment parviendrez-vous àrecouvrer votre bon sens ?
« J’ai mis mon esprit à la torture, lanuit et le jour, pour résoudre cette question, et je me suispersuadée que vous n’y réussirez pas si je ne vous aide.
« Comment pourrai-je vousaider ?
« Il m’est facile de répondre à cettequestion. Écoutez-moi bien. Ce que la loi n’a pas réussi à fairepour vous, il faut que votre femme le fasse. Vous rappelez-vous ceque j’ai dit, quand nous étions ensemble dans la chambre du fond,chez le Major Fitz-David ? Je vous ai dit que la premièrepensée qui m’était venue, quand j’avais appris l’erreur du juryécossais, était la pensée de faire réformer son verdict. Ehbien ! votre lettre n’a fait que me confirmer dans cettepensée. La seule chance que je puisse avoir de vous ramener à moirepentant et aimant, est de faire changer l’injuste verdictécossais : Preuves insuffisantes, en unhonorable verdict anglais : Noncoupable.
« Vous êtes surpris de l’intelligence dela loi que ceci révèle chez une femme ignorante ? Je me suisinstruite, mon cher aimé : la loi et la femme ont commencé àse comprendre l’une l’autre. En termes plus clairs, j’ai regardédans le Dictionnaire impérial d’Ogilvie, et j’y aivu : Un verdict de Preuves insuffisantes indiqueseulement que dans l’opinion du jury, il n’y a pas assez detémoignages pour démontrer la culpabilité du prévenu. Un verdict deNon coupable indique que dans l’opinion du jury, leprévenu est innocent. Eustache, le premier verdict a représentédans votre procès l’opinion du monde en général et du jury écossaisen particulier. C’est à faire changer cette opinion que je consacredésormais ma vie, si Dieu me laisse vivre !
« Qui me viendra en aide, quand j’auraibesoin d’aide ? C’est ce que j’ignore. Un moment, j’ai espéréque nous nous donnerions la main pour entreprendre cette tâchesalutaire. Cette espérance s’est évanouie. Je n’attends plus, je nedemande plus votre assistance. Un homme qui pense ce que vouspensez ne peut venir en aide à personne… il est dans la misérablesituation de n’avoir plus d’espérance. Soit ! j’en aurai pourdeux ; je travaillerai pour deux… et je trouverai quelqu’unpour m’aider… si j’en suis digne.
« Je ne vous dirai rien de mon plan… Jen’ai pas encore lu le procès. C’est assez pour moi de savoir quevous êtes innocent. Quand un homme est innocent, il doit exister unmoyen de prouver son innocence. Le tout est de trouver ce moyen.Tôt ou tard, avec ou sans assistance, je le trouverai. Oui !avant que je connaisse une seule particularité de la cause, je vousaffirme ceci… Je le trouverai !
« Vous pouvez rire de mon aveugleconfiance ou vous pouvez la déplorer. Je ne tiens pas à savoir sije suis pour vous un sujet de moquerie ou un objet de pitié. Je nesuis certaine que d’une seule chose, c’est de reconquérir en vousun homme réhabitué, aux yeux du monde, sans une tache sur soncaractère ou sur son nom, et cela grâce à sa femme.
« Écrivez-moi quelquefois,Eustache ; et croyez-moi toujours malgré toute la tristesse decette bien triste affaire,
« Votre fidèle et dévouée,
« VALÉRIA. »
Telle fut ma lettre à mon mari ! Pauvrelettre sous le rapport du style… je la rédigerais peut-être mieuxaujourd’hui ; mais elle avait, j’ose le dire, le mérite d’êtrel’expression sincère de ce que je pensais et sentais siprofondément.
Je la lus à Benjamin. Il leva les mains versle ciel, comme il avait coutume de le faire, quand il étaitcomplètement étonné ou effrayé.
« C’est la lettre la plus téméraire quiait jamais été écrite ! s’écria le bonhomme. Je n’ai jamaisentendu dire, Valéria, qu’une femme ait entrepris ce que vous vousproposez d’entreprendre. Que Dieu nous soit en aide ! lagénération actuelle me confond. Je voudrais que votre oncle fûtici : je suis curieux de savoir ce qu’il dirait. BonDieu ! quelle lettre ! écrite par une femme à sonmari ! Pensez-vous réellement la lui envoyer ? »
Je mis le comble à la stupéfaction de monvieil ami, en n’ayant pas recours à la poste pour faire parvenir àmon mari cette lettre inouïe. Je désirais connaître lesinstructions qu’il avait données à ses avocats. En conséquence,j’allai moi-même porter ma lettre à ces messieurs.
C’était une association de deuxjurisconsultes. Ils me reçurent ensemble. L’un était un hommepassablement maigre, au sourire équivoque ; l’autre, fortgras, avec des sourcils mal plantés. Tous deux me déplurentégalement. De leur côté, ils parurent éprouver vis-à-vis de moi unvif sentiment de défiance. Nous commençâmes par nous trouver endésaccord. Ils me montrèrent les instructions de mon mari, portantentre autres clauses, qu’on me payerait, sa vie durant, la moitiénette de ses revenus. Je refusai positivement de toucher un liardde cet argent.
Ces hommes de loi ne cachèrent pas combien ilsétaient surpris et choqués de ce refus. Jamais rien de semblable neleur était arrivé dans tout le cours de leur carrière delégistes ! Ils argumentèrent et discutèrent avec moi.L’associé aux sourcils mal plantés voulait savoir quels pouvaientêtre les motifs d’un pareil refus. L’associé au sourire équivoquerappela à son collègue, avec un grain d’ironie, que j’étais unedame, et n’avais en conséquence aucune raison à donner. Je mecontentai de répondre :
« Ayez l’obligeance, messieurs, de faireparvenir cette lettre à mon mari. »
Et je me retirai.
Je n’ai aucun désir de me faire valoir dans cerécit, au delà de mes mérites ; la vérité est que monamour-propre me défendait d’accepter aucune pension d’Eustache,maintenant qu’il m’avait quittée. Mon petit revenu, huit centslivres, avait formé ma dot, quand je m’étais mariée. C’étaitlargement suffisant pour les besoins d’une femme seule, et j’étaisrésolue de m’en contenter. Benjamin avait insisté pour que jeconsidérasse son petit cottage comme ma maison ; les dépensesque pourrait entraîner ma détermination de faire réhabiliter monmari, étaient les seules auxquelles j’aurais à pourvoir. Jepouvais, dès lors, rester indépendante… et je résolus de resterindépendante.
Pendant que je suis en train de confesser mesfaiblesses, je suis obligée de dire encore que, si tendrement quej’aimasse toujours mon malheureux et mal inspiré mari, il était unepetite faute que je ne trouvais pas facile de lui pardonner.
C’était de m’avoir caché qu’il s’était mariéune première fois. Pourquoi avais-je senti cela aussiamèrement ? c’est ce que je ne saurais expliquer. La jalousie,je le suppose, était au fond de ce mécontentement. Cependant, jen’avais pas la conscience d’être jalouse, surtout quand je pensaisà la misérable mort de cette pauvre femme. N’importe ! jepensais qu’Eustache n’aurait pas dû me faire un secret de cepremier mariage. Qu’aurait-il pensé, si j’avais été veuve et que jele lui eusse dissimulé ?
Il était presque nuit quand je revins aucottage. Benjamin était apparemment aux aguets pour me voirarriver ; car, avant que j’eusse sonné, il ouvrit la porte dujardin.
« Préparez-vous à une surprise, ma chère,me dit-il. Votre oncle est arrivé et vous attend. Il a reçu votrelettre ce matin et a pris le train pour Londres, aussitôt aprèsl’avoir lue. »
Une minute s’était à peine écoulée que mononcle m’étreignait dans ses robustes bras. Dans ma tristesituation, je fus profondément reconnaissante de la tendresse dubon Vicaire, qui avait mis, pour venir à moi, tant d’empressement àfaire ce long voyage. Des larmes m’en vinrent aux yeux… de douceslarmes qui me firent du bien.
« Me voici, dit-il, ma chère enfant, pourvous ramener sous votre ancien toit. Aucune parole ne saurait direcombien je regrette que vous ayez quitté votre vieille tante etvotre vieil oncle. Mais ne parlons pas de cela. Le mal estfait ; notre premier soin, maintenant, doit être de l’atténuerautant que possible. Ah ! si je pouvais seulement tenir cetindigne mari à la portée de mon bras, là, là !… Dieu mepardonne, j’oublie que je suis prêtre. Que n’oublierais-je pas,d’ailleurs ? À propos, votre tante vous envoie ses plustendres amitiés. Elle est plus superstitieuse que jamais. Cemalheur ne la surprend pas le moins du monde. Elle prétend que toutcela a commencé avec votre méprise, quand vous avez signé sur leregistre de la paroisse ; vous vous rappelez ?… La chèrefemme est toujours un peu… Mais c’est une bonne âme, au fond. Elleaurait fait ce voyage avec moi, si je ne l’en avais empêchée. Maisje lui ai dit : Non ; vous resterez à la maison et vousveillerez sur la paroisse ; moi je ramènerai l’enfant.Valéria, vous reprendrez votre ancienne chambre avec ses rideauxblancs, vous savez. Nous retournerons au presbytère demain matinpar le premier convoi, si vous vous levez assez tôt. »
Retourner au presbytère ! Est-ce que jele pouvais ? Comment espérer atteindre le seul butqu’acceptait désormais mon existence, si j’allais m’enterrer dansun village éloigné du nord de l’Angleterre ? Il m’étaitabsolument impossible de suivre chez lui l’excellent Docteur.
« Je vous remercie de tout mon cœur, cheroncle, lui dis-je. Mais j’ai bien peur de ne pouvoir quitterLondres en ce moment.
– Vous ne pouvez quitter Londres en cemoment ? répéta-t-il. Que veut dire cette jeune femme,monsieur Benjamin ? »
Benjamin évita de répondre directement.
« Elle sera, dit-il, la bien venue dansma maison, Docteur, aussi longtemps qu’il lui plaira d’ydemeurer.
– Ce n’est pas répondre ! »repartit mon oncle de son ton brusque et bref ; puis il seretourna vers moi :
« Qu’est-ce qui peut vous retenir àLondres ? me demanda-t-il. Vous détestiez Londres autrefois.Je suppose que vous avez une raison ? »
Je ne pouvais me dispenser de faire tôt outard confidence de mon projet à mon excellent tuteur et ami. Ilfallut donc m’armer de courage et lui dire franchement ce que je meproposais de faire. Il m’écouta, comme suffoqué d’effroi. Puis, iltourna vers Benjamin son visage où se peignaient à la fois ladouleur et la surprise.
« Que Dieu lui vienne en aide !s’écria le digne homme ; les chagrins de la pauvre enfant luiont troublé le cerveau !
– Je pense que vous désapprouvez ceprojet, monsieur ? dit Benjamin de son ton doux et calme.Quant à moi, j’avoue que je le désapprouve.
– Désapprouver n’est pas le mot, repritle Vicaire ; n’appliquez pas, je vous prie, une si faibleexpression à un tel projet. Un acte de folie… voilà le nom qu’ilfaut lui donner, si elle pense réellement ce qu’elledit. »
Il se tourna vers moi et me regarda comme ilavait coutume de regarder, au service de l’après-midi, quelqueenfant obstiné qu’il catéchisait.
« Vous ne pensez pas ce que vous dites,n’est-il pas vrai ? reprit-il.
– Je regrette mon oncle, répondis-je, deperdre la bonne opinion que vous avez de mon jugement ; maisje dois avouer que l’intention arrêtée dans mon esprit est ce qu’ily a de plus sérieux.
– Parlons net, reprit le Vicaire, vousavez la prétention de croire que vous pourrez réussir là où lesgrands jurisconsultes d’Écosse ont échoué. Ils ne sont pointparvenus à prouver l’innocence de cet homme, en y employant tousleurs efforts réunis, et vous voulez, vous, entreprendre seule lamême tâche ? Sur ma parole, vous êtes une femmeétonnante ! ajouta-t-il, passant soudain de l’indignation àl’ironie. Est-il permis à un simple vicaire de campagne, qui n’apas l’habitude de s’entretenir avec des avocats en jupons, de vousdemander comment vous comptez vous y prendre ?
– Je compte commencer par lire le procès,mon oncle.
– Jolie lecture pour une jeunefemme ! Il vous faudra ensuite une fournée de romansfrançais ! Et après avoir lu le procès… que ferez-vous ?…Y avez-vous pensé ?
– Oui, mon oncle. Je m’efforcerai d’abordde conjecturer, de chercher, de deviner quel peut bien être le vraicoupable, celui qui a réellement commis le crime. Ensuite jedresserai une liste des témoins qui ont déposé en faveur de monmari. J’irai trouver chacun d’eux ; je leur dirai qui je suiset ce que je veux ; je leur adresserai toutes sortes dequestions que de graves avocats jugent au-dessous de leur dignitéd’adresser à des témoins. Je serai guidée dans ce que je feraiensuite par les réponses que j’aurai obtenues. Et je ne medécouragerai pas, quelles que soient les difficultés que jerencontrerai sur ma route. Voilà mon plan, mon oncle, autant que jepuis pour le moment le tracer. »
Le Vicaire et Benjamin se regardèrent commes’ils doutaient du témoignage de leurs sens. Le Vicaire parla lepremier.
« Voulez-vous dire par là que vous allezcourir le pays, vous mettre à la merci de gens inconnus, et vousexposer, dans le cours de vos voyages, à de grossièresdéconvenues ?… Vous ! une jeune femme !… délaisséepar votre mari !… sans personne qui vous protège !…Monsieur Benjamin, l’avez-vous entendue, et pouvez-vous en croirevos oreilles ? Quant à moi, je le déclare à la face du ciel,je ne sais plus si je veille ou si je rêve. Regardez-la !…regardez-la !… Elle est là aussi calme et aussi à son aise quesi elle venait de dire la chose la plus simple du monde, que sielle allait entreprendre la chose la plus ordinaire ! Quedois-je faire ?… C’est la question que je m’adressesérieusement… Que dois-je faire vis-à-vis d’elle ?
– Laissez-moi, dis-je, tenter cetteépreuve, mon oncle, quelque téméraire qu’elle vous paraisse. Il n’ya que cela qui puisse me réconforter et me consoler. Et Dieu saitsi j’ai besoin de consolation et de courage ! Ne me croyez pasaveuglée par une folle opiniâtreté. J’admets que je rencontrerai desérieuses difficultés dans l’accomplissement de mondessein. »
Le Vicaire reprit son ton ironique.
« Ah ! dit-il, vous admettezcela ? Eh bien, c’est déjà quelque chose !
– Beaucoup d’autres femmes avant moi,continuai-je, ont affronté de sérieuses difficultés, et les ontsurmontées… pour l’homme qu’elles aimaient. »
Le Docteur se leva lentement, comme quelqu’undont la patience avait atteint sa dernière limite.
« Dois-je supposer que vous aimez encoreM. Eustache Macallan ? me demanda-t-il.
– Oui, répondis-je.
– Le héros du grand procèsd’empoisonnement ? poursuivit mon oncle. L’homme qui vous atrompée et abandonnée, vous l’aimez encore ?
– Je l’aime plus tendrement quejamais.
– Monsieur Benjamin, dit le Vicaire, sielle retrouve son bon sens d’ici à demain matin neuf heures,envoyez-la avec son bagage à l’Hôtel Loxley, où je suisdescendu. Bonsoir, Valéria. Je me consulterai avec votre tante surce qu’il nous reste à faire. Je n’ai plus rien à vous dire.
– Embrassez-moi avant de partir, mononcle.
– Oui, je vous embrasserai, en dépit detout, Valéria. J’aurai bientôt soixante-cinq ans, et je pensaisconnaître un peu les femmes à mon âge. Il paraît que je ne lesconnais pas encore. L’Hôtel Loxley est mon adresse,monsieur Benjamin. Bonsoir. »
Benjamin avait un air très-grave quand ilrevint auprès de moi, après avoir accompagné mon oncle jusqu’à laporte du jardin.
« Réfléchissez, je vous prie, ma chère,me dit-il. Je ne vous demande pas de prendre mon opinion en grandeconsidération. Mais celle de votre oncle mérite, assurément, quevous y attachiez une sérieuse importance. »
Je ne répondis pas. Il était inutile dediscuter davantage. J’étais préparée à être méconnue et découragée,et je m’y résignais.
« Bonsoir, mon cher vieilami ! »
Ce fut tout ce que je dis à Benjamin. Ensuiteje me retirai… les yeux pleins de larmes, je l’avoue… et j’allai meréfugier dans ma chambre.
Le store de ma fenêtre était remonté, et unbeau clair de lune d’automne inondait ma petite chambre.
Pendant que je me tenais à ma fenêtre, lesyeux fixés sur la campagne, je me rappelai un autre clair de lune,celui qui nous éclairait, Eustache et moi, dans cette promenade aujardin du presbytère qui avait précédé notre mariage. Cette nuit-làen présence des obstacles qui s’opposaient à notre union, Eustachem’avait offert de me dégager de ma promesse. Je revoyais sa chèrefigure, tournée vers moi, à la lueur de la lune, j’entendais encoreses paroles et les miennes.
« Pardonnez-moi, m’avait-il dit, de vousavoir aimée… avec passion… avec adoration… pardonnez-moi, etlaissez-moi partir. »
Et je lui avais répondu :
« Oh ! Eustache, je ne suis qu’unefemme… ne me rendez pas folle… Je ne puis vivre sans vous… Je dois…je veux être votre femme ! »
Et maintenant, après que le mariage nous aunis, nous voilà séparés ! Séparés, mais nous aimant toujourspassionnément l’un l’autre. Séparés, et pourquoi ? parce qu’ila été accusé d’un crime qu’il n’a pas commis, et parce qu’un juryécossais n’a pas su voir qu’il était innocent.
Je regardais la lune, toujoursresplendissante, pendant que je m’abandonnais à ces souvenirs et àces pensées. Je sentis en moi la flamme d’une ardeur nouvelle.
« Non ! m’écriai-je, ni parents niamis ne parviendront à me faire abandonner la cause de mon mari. Saréhabilitation est l’œuvre à laquelle je veux consacrer ma vie… Jecommencerai, cette nuit même, à y travailler. »
Je baissai le store de ma fenêtre, etj’allumai mes bougies. Au milieu du calme de la nuit… seule et sansaide… je fis mon premier pas sur la route semée de difficultésterribles où je m’étais engagée. Je lus, depuis la première pagejusqu’à la dernière, sans en passer un seul mot, le procès de monmari, accusé du meurtre de sa femme.
Je confesse encore une de mesfaiblesses : je ne puis prendre sur moi de copier, pour laseconde fois, l’horrible titre qui, sur la première page de larelation du procès, imprimait une si ignominieuse tache au nom demon mari. J’ai déjà copié une fois ce titre, que cela suffise.
En tournant cette première page, je trouve surla seconde une note qui atteste la parfaite exactitude ducompte-rendu. Le reporter dit qu’il a joui de certains privilègesparticuliers. Ainsi, le Juge-Président a révisé le résumé qu’il afait au jury. En outre, les avocats pour l’accusation et pour ladéfense, suivant l’exemple du Président, ont aussi révisé leursplaidoiries pour et contre l’accusé. Enfin, un soin particulier aété apporté à la correction littérale des dépositions des témoins.J’éprouvai une certaine satisfaction en lisant cette note, quim’assurait dès le début que le compte-rendu de ce procès était,dans chacun de ses détails, complètement et absolumentauthentique.
La page suivante m’intéressa peut-être encoredavantage. Elle énumérait les acteurs de ce drame judiciaire… leshommes qui avaient tenu dans leurs mains l’honneur et la vie de monmari. En voici la liste :
Juges siégeants.
LE LORD JUSTICE CLERK,
LORD DRUMFENNICK,
LORD NOBLEKIRK.
Conseils pour la Couronne.
LE PROCUREUR-GÉNÉRAL (Mintlaw),
DONALD DREW, Esq. député-avocat.
Agent pour la Couronne.
M. JAMES ARLISS, W. S.,
Conseils pour l’accusé.
LE DOYEN DE LA FACULTÉ (Farmichael),
ALEXANDRE CROUKET, Esq. avocat.
Agents pour la défense.
M. THORNIEBANK, W. S.,
M. PLAYMORE, W. S.
L’acte d’accusation venait ensuite. Je necopierai pas le langage barbare, plein de répétitions inutiles et,si j’entends quelque chose en cette matière, émaillé de fautes degrammaire, dans lequel mon mari innocent était solennellement etfaussement accusé d’avoir empoisonné sa première femme. Le moinsque je reproduirai ici de ce faux et odieux document, ce sera,selon moi, le mieux.
En deux mots Eustache Macallan était incriminéet accusé, à la requête de David Mintlaw, Esq., avocat, chargé desintérêts de Sa Majesté, comme ayant donné la mort, au moyen depoison, à sa femme, dans sa résidence de Gleninch, comté deMid-Lothian. Il était allégué que ce poison avait été méchamment ettraîtreusement administré par le prévenu à sa femme, Sarah, en deuxoccasions, sous forme d’arsenic introduit dans le thé, la médecine,ou autres aliments et boissons, ignorés de l’avocat poursuivant, oude toute autre manière également ignorée dudit avocat. Il était, enoutre, déclaré que la femme du prévenu avait succombé à ce poisonainsi administré par son mari, dans l’une ou dans l’autre, ou dansles deux susdites éventualités, et que son mari lui avait ainsidonné la mort. Le paragraphe suivant constatait que le dit EustacheMacallan, conduit devant John Daviot, Esquire, avocat, substitut dushériff de Mid-Lothian, avait, à Édimbourg, le 29 octobre, enprésence dudit substitut, signé une déclaration affirmant qu’ilétait innocent de ce crime : déclaration insérée dans l’acted’accusation, ainsi que d’autres documents, papiers, et articlesénumérés dans un inventaire destiné à servir de témoignage contrele prévenu. L’acte d’accusation se terminait par cette conclusionque, dans le cas où le crime imputé à l’accusé serait reconnuprouvé par le verdict, ledit Eustache Macallan devrait être punides peines prévues par la loi, pour détourner, à l’avenir, de laperpétration d’un pareil crime, quiconque en aurait conçu lapensée.
Tel était en substance l’acted’accusation ! J’en ai fini… et je me réjouis d’en avoir finiavec cette pièce…
Un inventaire des papiers, documents, etarticles, venait à la suite et remplissait trois pages.L’inventaire même était suivi de la liste des témoins, et des nomsdes jurés, au nombre de quinze, tirés au sort, pour siéger dans lacause. Après quoi, commençait enfin le compte-rendu du procès. Ilpouvait se résumer, selon moi, en trois grandes questions. Qu’on mepermette de le produire tel qu’il apparut alors à mes yeux.
L’audience est ouverte à dix heures. L’accuséest amené à la barre, devant la Haute-Cour de Justice d’Édimbourg.Après avoir salué respectueusement la Cour, il déclare, d’une voixbasse, qu’il plaidera : Non coupable.
Tous les assistants observent que son visageporte la trace d’une profonde souffrance morale. Sa pâleur estextrême. Il ne lève pas une seule fois ses regards sur la foule quiremplit la salle. Quand certains témoins déposent contre lui, illes regarde avec une certaine attention ; puis il baisse lesyeux vers la terre. Quand un témoin parle de la maladie et de lamort de sa femme, il semble profondément ému et couvre son visagede ses mains. On a généralement remarqué, non sans quelquesurprise, que le prévenu, bien qu’il soit un homme, s’est montrébeaucoup moins maître de lui-même que la femme, dernièrement jugéedans cette Cour, pour crime de meurtre, et qui a été convaincue etcondamnée à la suite de dépositions accablantes. Quelquespersonnes, mais en petite minorité, étaient d’avis que ce manqued’assurance dans l’attitude de l’accusé témoignait plutôt en safaveur : se posséder, dans une si terrible conjoncture,dénoncerait à leurs yeux la profonde insensibilité d’un criminelsans cœur et sans honte, et autoriserait par cela même à présumer,non son innocence, mais sa culpabilité.
Le premier témoin appelé est John Daviot,Esquire, substitut du shériff de Mid-Lothian. Interrogé par leProcureur-Général, qui soutient l’accusation, il dit :
« Le prévenu m’a été amené sousl’accusation qui pèse sur lui. Il a fait et signé le 29 octobre unedéclaration. Il a fait cette déclaration librement etvolontairement, après avoir été, au préalable dûment averti etadmonesté. »
La conformité de la déclaration ayant étéconstatée, le Doyen de la Faculté, avocat de l’accusé, interroge àson tour le substitut du shériff, qui répond :
« Le crime imputé à l’accusé était lecrime de meurtre. On lui a fait connaître cette accusation avantqu’il eût fait sa déclaration. Les questions qu’on lui a adresséesont été posées en partie par moi, en partie par un autre officierministériel, le Procureur-Fiscal. Ses réponses ont été énoncéesdistinctement, et, autant que je pus en juger sans réserves. Lesénonciations consignées dans la déclaration ont été toutes faitesen réponse aux questions adressées par le Procureur-Fiscal ou parmoi. »
Un clerc, faisant fonction de clerc dushériff, produit alors officiellement la déclaration, et confirmela déposition du précédent témoin.
L’apparition du témoin qui suit produit unesensation marquée dans la Cour et dans le public. Ce témoin n’estautre que la garde qui a donné ses soins àMme Macallan dans sa dernière maladie, et qui senomme Christine Ormsay.
Après avoir répondu aux questions d’usage, lagarde témoigne ainsi qu’il suit :
« J’ai été appelée, le 7 octobre, pourdonner mes soins à la défunte. Elle souffrait alors d’un violentrhume, accompagné d’une affection rhumatismale dans la jointure dugenou gauche. Avant cette indisposition, on m’a assuré qu’ellejouissait d’une bonne santé. Ce n’était pas une personne difficileà soigner quand on savait la prendre. La principale difficultéprovenait de son caractère. Elle n’était pas méchante, mais entêtéeet emportée. Elle se laissait aller surtout à des accès de colère,et ne s’inquiétait guère alors de ce qu’elle disait ou faisait.Dans ces moments-là, je crois, en vérité, qu’elle ne savait plus oùelle en était. J’ai dans l’idée que son caractère était aigri pardes chagrins de ménage. Elle était loin d’être une personneréservée ; elle était vraiment portée, je crois, à être un peutrop communicative, sur ce qui la concernait et sur sescontrariétés, avec les personnes comme moi, qui étaient au-dessousde sa position. Elle ne se faisait pas scrupule, par exemple, quandnous sommes devenues suffisamment familières l’une avec l’autre, deme dire qu’elle était malheureuse avec son mari et très-irritéecontre lui. Une nuit qu’elle ne pouvait dormir, elle medit… »
Ici, l’avocat de l’accusé intervient. Il enappelle aux juges, et demande si une déposition si décousue et sifutile peut être admise par la Cour.
Le Procureur Général, parlant dans l’intérêtde la Couronne, soutient qu’il est de son droit de produire cetémoignage, et qu’il est de la plus grande importance, dans unetelle cause, de faire connaître, par la déposition d’un témoin sansprévention, dans quels rapports vivaient ensemble le mari et lafemme. Le témoin est une personne estimable, qui a obtenu et méritéla confiance de la malheureuse dame qu’elle a veillée à son lit demort.
Après s’être consultés pendant quelquesminutes, les juges décident, à l’unanimité, que le témoignage nepeut être admis ; que le témoin ne peut déposer que des seulsfaits qu’il a vus et observés de ses propres yeux.
Le Procureur-Général reprend soninterrogatoire du témoin. Christine Ormsay continue en cestermes :
« J’étais nécessairement, commegarde-malade, en position de savoir surMme Macallan, beaucoup plus de choses que touteautre personne de la maison. Je puis parler, ayant toujours étéprésente, de bien des circonstances ignorées des autres personnesqui ne venaient que par intervalles dans la chambre de lamalade.
« J’ai eu, par exemple, plus d’uneoccasion de remarquer que M. et Mme Macallanne vivaient pas en très-bonne intelligence. Je puis vous citer, àce sujet, un fait que je ne tiens pas d’autrui, mais que j’ai vu etobservé moi-même.
« Vers les derniers temps de mon serviceauprès de Mme Macallan, une jeune veuve nomméeMme Beauly, cousine de M. Macallan, est venueà Gleninch. Mme Macallan était jalouse de cettedame. Elle ne l’a pourtant laissé voir, que le jour qui a précédésa mort. M. Macallan était venu dans la chambre de sa femmepour voir comment elle avait passé la nuit. « Oh !dit-elle, que vous importe comment j’ai dormi, moi !…que vous importe si j’ai bien ou mal dormi !… Mais commentMme Beauly a-t-elle passé la nuit ?… Est-elleplus jolie que jamais, ce matin ?… Retournez auprès d’elle, jevous prie !… retournez-y !… Ne perdez pas votre tempsavec moi ! » Ayant ainsi commencé, elle se laissaemporter à un accès de colère. J’étais en train de lapeigner ; je comprenais que ma présence en ce moment devenaitindiscrète, et je me disposais à quitter la chambre. Elle ne l’apas permis. M. Macallan pensait comme moi que la convenance mecommandait de me retirer, et il l’a dit en termes assez clairs.Mais Mme Macallan a insisté pour me faire rester,et cela en termes bien injurieux pour son mari. Il a ditalors : « Si vous ne pouvez vous contenir, ou la gardesortira, ou je sortirai moi-même. »Mme Macallan n’a pas entendu raison :« Voilà, a-t-elle dit, un bon prétexte pour retourner auprèsde Mme Beauly ! Allez-y. » Monsieur l’aprise au mot et a quitté la chambre. Il avait à peine fermé laporte, qu’elle a commencé, en s’adressant à moi, à l’accabler desreproches les plus violents. Elle m’a dit, entre autres choses, quece qui pourrait faire le plus de plaisir à son mari, seraitd’apprendre qu’elle était morte. Je me suis hasardée,très-respectueusement, à lui faire quelques observations. Elle apris sa brosse à cheveux et me l’a jetée, en me criant de m’enaller, et que je n’étais plus à son service. Je l’ai quittée, et jesuis allée attendre en bas la fin de son accès, je suis revenueensuite à ma place, auprès de son lit, et tout a été comme s’il nes’était rien passé.
« Il n’est pas inutile de rappeler unechose qui peut servir à expliquer la jalousie que ressentaitMme Macallan contre la cousine de son mari.Mme Macallan n’était pas belle ; elle avait undéfaut dans l’un de ses yeux, et, sauf votre respect, le teint leplus brouillé et le plus sale que j’aie jamais vu sur visage defemme. Mme Beauly, au contraire, était une personnetrès-attrayante. Tout le monde admirait ses yeux ; et elleavait le teint le plus rose et le plus frais. La pauvreMme Macallan disait d’elle, mais faussement,qu’elle mettait du rouge.
« Ces défauts du teint de la défunte nedoivent pourtant pas être attribués à sa maladie ; je peuxdire qu’ils étaient nés et qu’ils avaient grandi avec elle.
« Faut-il parler de sa maladie ?C’était une incommodité, rien de plus. Jusqu’au dernier jour, il nes’est pas manifesté le moindre symptôme sérieux du mal qui l’aemportée. Son rhumatisme au genou était naturellement douloureux…très-douloureux, si vous voulez, quand elle se remuait ; enoutre, il lui était très-pénible… c’est sûr… de se voir confinéedans son lit. Mais autrement on n’a rien remarqué dans sa positionjusqu’à la fatale attaque, qui ait été, une minute, capabled’alarmer aucune des personnes qui l’entouraient. Elle avait seslivres et tout ce qu’il lui fallait pour écrire, sur une table demalade, montée sur pivot et pouvant prendre la position qui luiétait la plus commode. Par moments, elle lisait et écrivaitbeaucoup. D’autres fois, elle restait tranquille, s’abandonnait àses pensées, en causant avec moi et avec quelqu’une des dames, sesamies du voisinage, qui venaient régulièrement la visiter.
« Ce qu’elle écrivait, autant que je l’aisu, consistait principalement en vers. Elle était très-habile àcomposer des vers. Elle m’a fait voir, une fois, quelques-uns deses poëmes. Je ne suis pas juge dans ces choses-là ; tout ceque je sais, c’est que sa poésie était du genre mélancolique. Elley manifestait une grande tristesse, elle se demandait pourquoi elleétait née, et autres non-sens pareils. Elle y faisait plus d’unedure allusion à la cruauté de son mari, à l’ignorance qu’illaissait voir des mérites de sa femme. Bref, elle exhalait sonmécontentement avec sa plume aussi bien qu’avec sa langue. Il yavait des moments… et ils étaient fréquents… où un ange du ciel neserait pas parvenu à satisfaireMme Macallan !
« Pendant tout le temps de sa maladie, ladéfunte a toujours occupé la même chambre, une grande chambresituée, comme toutes les meilleures chambres, au premier étage dela maison.
« Le plan qu’on me représente de cettechambre est très-exact, et conforme à mes souvenirs. Une portedonnait dans le grand passage ou corridor, sur lequel s’ouvraienttoutes les autres portes. Une seconde porte, sur l’un des côtés(marquée B sur le plan) conduisait dans la chambre à coucher deM. Macallan. Une troisième porte sur le côté opposé (marquée Csur le plan), communiquait avec une petite pièce servant de cabinetd’étude ou de bibliothèque, et qui était, à ce qu’on m’a dit, lachambre où couchait la mère de M. Macallan, quand elle setrouvait à Gleninch ; mais personne autre n’y entrait, ou dumoins ce n’était que rarement. Cette dame n’était pas à Gleninch,dans le temps où j’y étais. La porte entre la chambre à coucher etce cabinet d’étude était fermée et la clef en avait été retirée. Jene sais pas qui avait cette clef, ou s’il en existait plus d’une.La porte n’en a jamais été ouverte, à ma connaissance. Je suisentrée seulement une fois, avec la femme de chambre, dans lecabinet d’étude, pour y jeter un coup d’œil, en passant par uneseconde porte qui donnait sur le corridor.
« Je demande la permission de dire que jepuis, d’après ma propre connaissance, parler exactement de lamaladie de Mme Macallan et du changement soudainqui a abouti à sa mort. Sur l’ordre du docteur, j’ai pris note, parjour et par heure, des incidents qui se sont produits.
« Depuis le 7 octobre, jour où j’ai étéappelée à lui servir de garde, jusqu’au 20 du même mois, sa santés’est améliorée lentement, mais continuellement. Son genou étaittoujours douloureux ; mais l’aspect inflammatoire qui s’yremarquait diminuait peu à peu. Quant aux autres symptômes, exceptéla faiblesse qui résultait de ce qu’elle restait toujours couchée,et l’irritation nerveuse qu’elle en éprouvait, ce n’est pasréellement la peine d’en parler. Je dois peut-être ajouter qu’elledormait mal. Mais on y remédiait par des potions calmantes queprescrivait le docteur.
« C’est dans la matinée du 21, à sixheures deux minutes, que, pour la première fois, j’ai éprouvé lacrainte de quelque accident fâcheux dans l’état deMme Macallan.
« J’ai été réveillée par le bruit de lasonnette qu’elle gardait sur sa table de nuit. Permettez-moi dedire, pour m’excuser, que je m’étais endormie sur le sopha de sachambre à coucher, à plus de deux heures du matin, tombant de purefatigue. À ce moment, deux heures, Mme Macallanétait éveillée. Elle était dans un de ses moments d’aigreur, etcela contre moi. Je lui avais demandé de me laisser éloigner satoilette de la table de nuit, après qu’elle s’en était servie pourse coiffer de nuit. Cette toilette prenait une grande place, etMme Macallan ne devait plus en avoir besoin avantle matin. Mais non ; elle avait insisté. « Je veuxqu’elle reste où elle est ! » Il y avait, sur latoilette, une glace, où Mme Macallan, malgré safigure commune, n’était jamais fatiguée de se mirer. Voyant qu’elleétait de mauvaise humeur, je n’avais pas voulu la contrarier etj’avais laissé la toilette en place. Mais elle était, après cela,trop maussade pour me parler ; elle avait refusé obstinémentde prendre sa potion, que je lui offrais. C’est alors que j’étaisallée m’étendre sur le sopha au pied de son lit, et que je m’étaisendormie, comme je viens de le dire.
« Au premier bruit de sa sonnette,j’étais debout, à côté d’elle, prête à la servir. Je lui aidit : « Comment se trouve Madame ? » Elle s’estplainte de faiblesse et d’oppression ; elle se sentait mal aucœur. J’ai demandé si elle avait pris quelque médicament ou quelquenourriture pendant que je dormais. Elle m’a répondu que son mariétait venu, une heure auparavant, qu’il l’avait trouvée encoreéveillée, et qu’il lui avait administré sa potion.
« M. Macallan, qui dormait dans lachambre d’à côté, est entré pendant que je parlais. Il avait étéaussi réveillé par le bruit de la sonnette. Il a entendu ce que safemme me disait au sujet de cette potion, et il n’a fait aucuneremarque. Il m’a semblé qu’il était inquiet de la faiblesseéprouvée par Mme Macallan. Il lui a conseillé deprendre un peu de vin ou d’eau-de-vie et d’eau. Elle a réponduqu’elle ne pourrait rien avaler d’aussi fort que le vin oul’eau-de-vie parce que son estomac était déjà comme en feu. J’aimis ma main sur son estomac, en ne le touchant que très-légèrement.Elle a crié quand j’y ai touché.
« Ce symptôme nous a inquiétés, et nousavons envoyé au village pour faire venir M. Gale, l’homme del’art qui a soigné Mme Macallan pendant samaladie.
« Le docteur n’a pas paru se rendrecompte mieux que nous du changement défavorable qui s’étaitmanifesté dans l’état de la malade. Entendant dire qu’elle seplaignait d’avoir soif, il lui a fait prendre un peu de lait. Peuaprès l’avoir pris, son mal au cœur a eu l’air de la quitter.Bientôt après, elle s’est assoupie et a sommeillé. M. Gales’est retiré en nous recommandant expressément de l’envoyerchercher tout de suite, si le malaise reparaissait.
« Rien de semblable n’est arrivé. Aucunchangement pendant les trois heures ou un peu plus qui ont suivison départ. Elle s’est réveillée vers neuf heures et demie et ademandé après son mari. Il était retourné dans sa chambre. J’avaisdemandé si je devais l’envoyer chercher. Elle m’a répondu non. Jelui ai demandé ensuite si elle voulait manger ou boire quelquechose. Elle a répondu encore non, d’une voix sans expression etcomme hébétée ; puis elle m’a dit de descendre pour allerchercher mon déjeuner. Sur l’escalier, j’ai rencontré la femme decharge, qui m’a invitée à déjeuner avec elle dans sa chambre, aulieu de le faire, comme j’en avais l’habitude, dans la salle desdomestiques. Je ne suis restée avec la femme de charge que peu detemps ; pas plus d’une demi-heure, pour sûr.
« En remontant l’escalier, j’ai rencontréla fille de chambre en second qui balayait l’un des paliers.
« Elle m’a dit queMme Macallan avait pris une tasse de thé, pendantque j’étais chez la femme de charge. Le valet de M. Macallanavait commandé ce thé pour madame. Il en avait reçu l’ordre de sonmaître. La fille de chambre l’avait préparé et monté elle-même dansla chambre de Mme Macallan. Monsieur avait ouvertla porte quand elle avait frappé et avait pris de sa main la tassede thé qu’elle tenait. Il avait ouvert la porte assezlargement ; elle avait pu voir l’intérieur de lachambre ; il ne s’y trouvait que Mme Macallanet son mari.
« Après avoir causé un peu avec cettefille, je suis retournée dans la chambre à coucher. Il n’y avaitpersonne. Mme Macallan était parfaitement calme, levisage tourné du côté opposé au mien. En m’approchant de son lit,j’ai poussé du pied quelque chose sur le parquet. C’était la tasseà thé, cassée. J’ai dit à Mme Macallan :« Tiens ! comment ça se fait-il ? la tasse à thé estcassée, Madame ? » Elle a répondu sans tourner la tête,d’une voix singulière et toute voilée : « Je l’ai laissétomber, » – « Avant que Madame n’ait bu sonthé ? » – « Non ; en rendant la tasse àM. Macallan, après avoir fini de boire. » Je lui avaisfait cette question pour savoir si elle avait renversé le thé ets’il fallait en aller chercher une autre tasse. Je suis sûre que jeme souviens parfaitement de ma question et de sa réponse. Je lui aidemandé ensuite : « Est-ce que Madame a été longtempsseule ? » Elle m’a répondu brièvement :« Oui ; j’ai essayé de dormir. » « Madame setrouve-t-elle mieux ? » – « Oui. » Pendant toutce temps, elle tenait son visage tristement tourné vers le mur. Enme baissant sur elle pour arranger ses couvertures, j’ai jeté lesyeux sur la table de nuit. Les objets pour écrire, qui étaienttoujours là bien rangés, se trouvaient en désordre, et l’une desplumes avait de l’encre encore fraîche, « Comment !est-ce que Madame a écrit ? » – « Pourquoinon ? Je ne pouvais dormir. » – « Un autrepoëme ?… » Elle s’est mise à rire, mais d’un rire amer etsec. « Oui, un autre poëme ! » – « C’est bonsigne ! il paraît que Madame est tout à fait remise :nous n’aurons plus besoin du docteur aujourd’hui. » Elle n’apas répondu. Elle a fait seulement avec la main comme un signed’impatience. Je n’ai pas compris d’abord ce signe ; alorselle m’a dit, avec un peu d’aigreur : « J’ai besoind’être seule, laissez-moi ! »
« Il ne me restait qu’à obéir. Jepensais, d’ailleurs, que je n’avais rien à faire pour le momentauprès de la malade, et que mes soins ne lui étaient pasnécessaires. Après avoir placé le cordon de la sonnette à la portéede sa main, je suis donc descendue de nouveau.
« Je suis restée ainsi éloignée unedemi-heure au moins, autant que je puis m’en souvenir. J’étais àportée d’entendre la sonnette ; mais elle ne sonnait pas. Sanstrop savoir pourquoi, je n’étais pas tranquille. Cette voixbizarrement voilée avec laquelle Madame m’avait parlé m’inquiétait.J’aurais voulu ne pas la laisser seule si longtemps, et je n’osaispas non plus risquer de lui occasionner un de ses accès de colère,en retournant auprès d’elle, avant qu’elle m’eût sonnée.Finalement, je me décidai à entrer dans la chambre durez-de-chaussée, appelée la chambre du matin, pour consulterMonsieur. Il avait l’habitude de s’y tenir jusqu’à midi.
« Cette fois cependant, il n’y étaitpas.
« Mais, au même instant, j’entendis savoix sur la terrasse extérieure. J’y allai et le trouvai causantavec M. Dexter, un de ses anciens amis, son hôte, en cemoment, comme Mme Beauly. M. Dexter étaitassis auprès de sa fenêtre au premier étage ; il étaitimpotent et ne pouvait se déplacer que dans un fauteuil àroulettes. M. Macallan lui parlait de la terrasse et étaitentrain de lui dire :
« – Dexter, où estMme Beauly ? L’avez-vous vue cematin ? »
« M. Dexter répondit du ton vif quilui est habituel :
« – Non, je ne l’ai pas vue, jene peux vous en rien dire. »
« Je m’avançai, et, m’excusantd’interrompre M. Macallan, je lui dis l’embarras oùj’étais ; devais-je ou non rentrer dans la chambre de sa femmesans être appelée ? Il n’avait pas eu le temps de merépondre ; le valet de pied entre et me dit que la sonnette deMme Macallan se faisait entendre avec violence.
« Il était alors près de onze heures. Jecourus, aussi vite qu’il était possible de monter l’escalier.
« Je n’avais pas ouvert la porte de lachambre que j’entendais déjà les gémissements deMme Macallan. Elle était très-mal ; ellesentait une chaleur dévorante dans son estomac et dans sa gorge, eten même temps cette douleur qu’elle avait éprouvée le matin. Jen’avais pas besoin d’être médecin pour voir sur sa figure que cetteseconde attaque avait un caractère beaucoup plus sérieux que lapremière. Je sonnai pour envoyer quelqu’un auprès deM. Macallan, puis je courus moi-même à la porte pour voir siaucun domestique ne se trouvait à portée de ma voix.
« Mme Beauly sortaitjustement de sa chambre pour venir savoir des nouvelles deMme Macallan. Je lui dis : « Madame estde nouveau très-mal. Je vous prie d’avertir M. Macallan et delui dire d’envoyer chercher le docteur. » Aussitôt elle se mità descendre, en courant, l’escalier.
« Il n’y avait pas bien longtemps quej’étais revenue près du lit, quand M. Macallan etMme Beauly sont arrivés ensemble.Mme Macallan a jeté sur eux un regard… un regardque je ne pourrais pas exprimer… et leur a ordonné de se retirer.Mme Beauly a paru très-effrayée et s’est en alléetout de suite. M. Macallan a fait un pas vers le lit. Sa femmelui a lancé encore le même étrange regard, et lui a crié, moitiécomme si elle le priait : « Laissez-moi avec la garde…Allez-vous-en ! » Il n’a pris que le temps de me dire àvoix basse : « J’ai envoyé chercher le docteur. » Etil a quitté la chambre.
« Avant l’arrivée de M. Gale,Mme Macallan a eu une violente attaque. Ce qu’ellea vomi était comme vaseux, écumeux, et légèrement mêlé de filets desang. Quand M. Gale a vu cela, il a paru très-sérieux. Je l’aientendu se dire à lui-même : « Qu’est-ce que celasignifie ? » Il a fait de son mieux pour soulagerMme Macallan, mais sans y parvenir, d’après ce quej’ai pu voir. Au bout d’un moment, elle a pourtant semblé moinssouffrir. Et puis une attaque est venue ; et puis un autremoment de calme. Mais qu’elle souffrît ou non, ses mains et sespieds, quand je les touchais, étaient également froids. De soncôté, le docteur trouvait que le pouls était toujours le même…très-petit et faible. Je dis àM. Gale : « Quefaut-il faire, monsieur ? » Et M. Gale merépondit : « Je ne voudrais pas prendre plus longtemps laresponsabilité sur moi seul. Il faut faire venir un médecind’Édimbourg. »
« Le meilleur cheval des écuries deGleninch a été attelé au char-à-banc de chasse, et le cocher acouru ventre à terre à Édimbourg, pour en ramener le fameux DocteurJérôme.
« Pendant que nous attendions le médecin,M. Macallan est revenu dans la chambre de sa femme, avecM. Gale. Épuisée comme elle était, la malade a levé encore samain et a fait signe à son mari de se retirer. Il a tâché, par dedouces paroles, d’obtenir d’elle de le laisser dans sa chambre.Non ! elle a persisté à le renvoyer. Il a paru en éprouver unevive peine, dans un pareil moment et en présence du docteur. Tout àcoup, sans qu’elle ait eu le temps de le voir, il s’est avancéjusqu’à son chevet et lui a baisé le front. Elle a détournévivement la tête, en poussant un cri. M. Gale est intervenu eta conduit M. Macallan hors de la chambre.
« Dans l’après-midi est arrivé le DocteurJérôme.
« Le grand médecin est venu juste à tempspour la voir saisie d’une autre attaque. Il l’a examinéeattentivement, mais sans dire un mot. Quand l’attaque a été passée,il a continué à étudier la malade, mais toujours en silence. Jecroyais qu’il n’aurait jamais fini de la regarder. Son examenterminé, il m’a dit de le laisser seul avec M. Gale.
– Nous sonnerons, a-t-il dit, quand nousaurons de nouveau besoin de vous ici. »
« Il s’est passé un long temps avant quela sonnette m’ait rappelée. Le cocher, dans l’intervalle, avait étédépêché pour la seconde fois à Édimbourg, avec un billet du DocteurJérôme, adressé à son valet de chambre, pour lui annoncer qu’il neretournerait pas probablement en ville avant quelques heures, etqu’on en avertît ses malades. Quelques-uns d’entre nous pensèrentque ce n’était pas bon signe pourMme Macallan ; d’autres dirent qu’on pouvaitcroire, au contraire, que le docteur avait l’espérance de lasauver, mais que cela sans doute lui demanderait beaucoup detemps.
« Enfin, on m’a rappelée. Lorsque je suisrentrée dans la chambre, le docteur en est sorti pour parler àM. Macallan, laissant M. Gale avec moi. Depuis ce moment,et tout le temps que la pauvre Madame a vécu encore, je n’ai jamaisété laissée seule avec elle. Un des deux docteurs est toujoursresté dans la chambre. On leur a servi une collation ; maisils ne sont allés prendre quelque chose que chacun à son tour, serelevant l’un l’autre auprès du chevet de la malade. S’ils luiavaient administré quelques médicaments, je n’aurais pas étésurprise de leur manière d’agir. Mais ils en avaient fini avecleurs remèdes. Leur seule occupation dans la chambre semblait êtred’y monter la garde. Je ne savais comment m’expliquer cesfaçons-là. Mais ils paraissaient avoir épuisé lesmédicaments ; leur seule occupation dans la chambre semblaitêtre d’y veiller sur la malade. Veiller ainsi la malade, c’étaitl’affaire de la garde. J’ai trouvé le procédé des docteurs assezsingulier.
« Lorsque l’on a allumé la lampe, j’ai puvoir que la fin était proche. Sauf une crise de crampes dans lesjambes, la malade paraissait moins souffrir. Mais ses yeux avaientl’air de s’éteindre, ses mains étaient glacées, ses lèvresprenaient une nuance de bleu pâle. Rien ne l’a plus réveillée, sice n’est la dernière tentative faite par son mari pour la voir. Ilest entré avec M. Jérôme, semblable à un homme frappé deterreur. Elle ne pouvait plus parler ; mais, dès qu’elle l’avu, elle a fait quelques faibles signes et articulé quelques sonsqui montraient qu’elle était aussi résolue que jamais à ne pas luipermettre d’approcher d’elle. Il était si accablé que M. Galea été obligé de le soutenir, quand il est sorti de la chambre.Aucune autre personne n’a été admise à voir la malade.M. Dexter et Mme Beauly se sont informés deson état ; mais ils ne sont pas entrés dans la chambre. Lesoir venu, les docteurs se sont assis de chaque côté du lit,veillant la mourante en silence, et attendant en silence sondernier soupir.
« Vers huit heures, elle a paru avoirperdu l’usage de ses mains et de ses bras, qui restaient sansmouvement sur sa couverture. Un peu après, elle est tombée dans unesorte de lourd sommeil. Peu à peu, le bruit de sa respiration estdevenu de plus en plus faible. À neuf heures vingt minutes, leDocteur Jérôme m’a dit d’apporter la lampe près du lit. Il aexaminé Madame, il lui a mis la main sur le cœur. Puis il m’adit : « Vous pouvez descendre, garde, tout estfini. » Et, s’adressant à M. Gale :« Voulez-vous vous informer si M. Macallan peut nousrecevoir ? » J’ai ouvert la porte à M. Gale, et jel’ai suivi. Le Docteur Jérôme m’a rappelée, et m’a dit de luidonner la clef de la porte. Naturellement je la lui ai donnée, maisj’ai trouvé encore cela passablement étrange. Dans la salle desdomestiques, on pensait généralement qu’il s’était passé quoiquechose de mal, et nous étions tous bien inquiets… sans savoirpourquoi.
« Un peu plus tard, les deux docteurs ontquitté la maison. M. Macallan avait été absolument hors d’étatde les recevoir, et d’apprendre d’eux ce qu’ils avaient à lui dire.Dans cet embarras, ils s’étaient entretenus en particulier avecM. Dexter, comme ancien ami de M. Macallan, et le seulgentleman qui se trouvât en ce moment à Gleninch.
« Avant l’heure du coucher, je suisremontée au premier, dans l’intention de faire la toilette de lamorte pour son ensevelissement. La chambre où était le corps avaitété fermée à clef, ainsi que la porte conduisant à la chambre deM. Macallan, et celle qui s’ouvrait sur le corridor. Les clefsde ces portes avaient été emportées par M. Gale. Deuxdomestiques mâles étaient postés en sentinelle hors de la chambre.Ils devaient être relevés à quatre heures du matin, c’est tout cequ’ils purent me dire.
« Dans l’absence de toute explication oude toute direction, je pris la liberté de frapper à la porte de lachambre de M. Dexter. J’appris de lui, pour la première fois,la surprenante nouvelle que les deux docteurs avaient refusé dedonner le certificat nécessaire pour procéder à l’enterrement. Ildevait y avoir le lendemain matin, un examen médical ducorps. »
Ici se terminait la déposition de lagarde-malade, Christine Ormsay.
Tout ignorante que je suis de la loi, il mefut aisé de voir quelle impression ce témoignage avait pu produiresur l’esprit du jury. Après avoir montré que mon mari avait eu deuxoccasions d’administrer le poison… d’abord dans la médecine, etensuite dans le thé… l’avocat de la Couronne avait amené le jury àconclure que l’accusé avait profité de ces occasions poursedébarrasser d’une femme laide et jalouse, dont il ne pouvaitsupporter plus longtemps le détestable caractère.
Ce point obtenu, le Procureur-Général n’avaitplus rien à tirer du témoin. Le Doyen de la Faculté, qui portait laparole dans l’intérêt de l’accusé, se leva alors pour faireressortir le côté favorable du caractère de la défunte, eninterrogeant à son tour la garde-malade. S’il atteignait son but,le jury ne pouvait plus admettre comme acquis que la femme del’accusé fût d’un caractère tel qu’elle rendît la vie tout à faitinsupportable à son mari. Dès lors, quelle raison aurait euel’accusé d’empoisonner sa femme et que devenait la présomption desa culpabilité ?
Pressée par les questions de l’habite avocat,la garde fut obligée de reconnaître, dans le caractère de lapremière femme de mon mari, des aspects tout différents desautres.
Voici la substance de la déclaration que leDoyen de la Faculté parvint à obtenir à son tour de ChristineOrmsay :
« Je persiste à déclarer, queMme Macallan avait un caractère très-violent. Maiselle avait l’habitude de faire amende honorable pour les offensesoù sa violence l’avait entraînée. Quand elle était redevenue calme,elle me faisait toujours des excuses, et les faisait de bonnegrâce. Ses manières étaient alors très-affables. Elle parlait etagissait comme une dame bien élevée. On en pouvait dire autant deson apparence extérieure. Si commune qu’elle fut de visage, elleavait ce qu’on peut appeler une bonne figure. Ses mains et sespieds, à ce qu’on m’a dit, avaient été modelés comme par unsculpteur. Le son de sa voix était très-agréable, et il paraîtqu’en bonne santé, elle chantait à ravir. Elle était aussi, s’ilfaut en croire les dires de sa femme de chambre, un guide et untype en fait de toilettes, pour les autres dames du voisinage. Ence qui concerne Mme Beauly, quoiqueMme Macallan fût certainement jalouse de cettejeune et jolie veuve, elle avait montré qu’elle pouvait en mêmetemps maîtriser ce sentiment. C’est sur les instances deMme Macallan que Mme Beauly setrouvait dans la maison. Mme Beauly avait manifestél’intention d’ajourner sa visite, à cause de l’état de santé deMme Macallan. C’est Mme Macallanelle-même, et non M. Macallan, qui s’était opposée à ce qu’onfît à Mme Beauly ce déplaisir, et qui n’avait pasadmis que sa visite fût retardée. Au reste,Mme Macallan, en dépit de son humeur, était aiméede ses amis, aimée de ses domestiques. Pas un œil n’est resté secdans la maison, quand on a su qu’elle était mourante. Enfin, dansles petites querelles de ménage auxquelles j’ai assisté,M. Macallan n’est jamais sorti de son caractère, il n’a jamaisemployé un langage inconvenant, et quand ces disputes éclataient,il semblait ressentir plus de tristesse que de colère. »
Quelle conclusion le jury avait-il à tirer dece témoignage ? Était-ce là une femme capable d’exaspérer sonmari au point qu’il eût la pensée de l’empoisonner ? Était-celà un mari capable de vouloir empoisonner sa femme ?
Après avoir produit sur le jury une impressionsi opposée à la précédente, le Doyen de la Faculté se rassit, etles hommes de l’art furent appelés à déposer.
Sur le fait de l’empoisonnement, lestémoignages furent tout simplement irrésistibles.
Le Docteur Jérôme et M. Gale affirmèrent,sous la foi du serment, que les symptômes de la maladie étaientpositivement ceux d’un empoisonnement par l’arsenic. Le chirurgienqui avait procédé à l’autopsie fut ensuite entendu. Il attestaaussi par serment, que l’aspect des organes internes de la défunteprouvait jusqu’à l’évidence que le Docteur Jérôme et M. Galeavaient eu raison en déclarant que la malade était morteempoisonnée. Enfin, pour compléter ces dépositions écrasantes, deuxchimistes produisirent devant la Cour l’arsenic qu’ils avaienttrouvé dans le corps, en quantité qu’on pouvait regarder commesuffisante pour tuer deux personnes au lieu d’une. En présence deces derniers témoignages, un interrogatoire contradictoire n’étaitplus qu’une pure formalité. La première question posée parl’accusation : La malade est-elle morteempoisonnée ? était résolue affirmativement, résolue sansqu’il fût possible d’admettre le moindre doute.
Les témoins qui furent appelés ensuite eurentà déposer sur la seconde question, l’obscure et terriblequestion : Qui a été l’empoisonneur ?
La première audience s’était terminée par lesdépositions des docteurs et des chimistes.
À la seconde audience, les dépositions destémoins assignés par l’accusation, étaient attendues avec unprofond sentiment de curiosité et d’intérêt. La Cour allaitapprendre ce qu’avaient vu et fait les personnes chargéesofficiellement des informations à prendre, pour l’instruction d’uncrime tel que celui qu’on supposait avoir été commis à Gleninch. LeProcureur-Fiscal, désigné officiellement pour diriger lesrecherches préliminaires ordonnées par la loi, fut le premiertémoin appelé dans l’audience du second jour.
Interrogé par le Procureur-Général, leProcureur-Fiscal déposa en ces termes :
« Le 26 octobre, je reçus unecommunication du Docteur Jérôme, d’Édimbourg, et deM. Alexandre Gale, médecin praticien qui réside dans levillage ou hameau de Dingdovie, près d’Édimbourg. Cet avis serapportait au décès, qu’on présumait être le résultat d’un crime,de Mme Eustache Macallan, morte dans la maison deson mari, située tout près de Dingdovie, et appelée Gleninch. Onm’adressait, en même temps, deux rapports inclus dans le documentque je viens de mentionner ; l’un donnait les détails del’autopsie pratiquée, post mortem, sur le cadavre de ladéfunte ; l’autre faisait connaître les résultats d’uneanalyse chimique des substances trouvées dans certains organesinternes du cadavre. Ces deux rapports arrivaient à la mêmeconclusion : Mme Eustache Macallan avaitsuccombé à un empoisonnement par l’arsenic.
« Dans ces circonstances, je résolus deprocéder dans la résidence de Gleninch, à des recherches et à uneenquête, ayant pour objet de faire la lumière sur lesparticularités qui avaient accompagné la mort de ladite dame.
« Aucune charge relative à cette mort nefut produite devant moi contre personne, ni dans la communicationdes hommes de l’art que je reçus dans mon cabinet, ni sous touteautre forme. Les investigations faites à Gleninch et ailleurs,commencées le 28 octobre, ne furent achevées que le 28. Àcettedernière date, à la suite de quelques découvertes dont on me donnaconnaissance, et de mon propre examen de lettres et autresdocuments apportés à mon bureau, je dirigeai une accusation decrime contre le détenu et j’obtins un mandat pour le faire arrêter.Il a été interrogé par le shériff, le 29 octobre, et renvoyé devantcette Cour, pour y être jugé. »
Le Procureur-Fiscal ayant fait cettedéposition et ayant répondu aux questions au seul point de vue dela procédure, les employés de son cabinet furent appelés à leurtour. Les employés avaient à raconter une histoire d’un intérêtsaisissant : celle de leurs fatales découvertes, lesquellesjustifiaient pleinement le Procureur-Fiscal d’avoir accusé mon maridu meurtre de sa femme. Le premier d’entre les agents du Procureurqui fut entendu était un officier du shériff, nommé IsaïeSchoolcraft.
Interrogé par M. Drew, avocat-député etconseil de la Couronne, et par le Procureur-Général, IsaïeSchoolcraft dit :
« Je reçus, le 20 octobre, un mandat quim’autorisait àaller faire une perquisition dans une maison decampagne nommée Gleninch et située près d’Édimbourg. Je me fisaccompagner de Robert Lorrie, assesseur du Procureur-Fiscal. Nousavons commencé nos recherches par la chambre dans laquelleMme Macallan était morte. Sur le lit, et sur unetable mobile qui y était attachée, nous avons trouvé des livres,tout ce qui est nécessaire pour écrire, et un papier contenant desvers manuscrits inachevés, qu’on a établi être de la main de ladéfunte dame. Nous avons fait un paquet du tout, et y avons apposénotre sceau.
« Nous avons ouvert ensuite un bureau debois des Indes qui se trouvait dans la chambre à coucher. Il yavait là un plus grand nombre de feuilles de papier, quicontenaient un plus grand nombre de vers de la même écriture. Nousdécouvrîmes aussi, d’abord quelques lettres ; puis un morceaude papier froissé, relégué, dans un coin de l’une des tablettes dunécessaire. En regardant avec plus de soin ce fragment de papier,nous vîmes qu’il portait l’étiquette imprimée d’un pharmacien. Nousremarquâmes encore que, dans les plis de ce fragment, se trouvaientquelques grains d’une poussière blanche. Ce papier et les lettresfurent soigneusement enveloppés et scellés par nous, comme nousavions fait précédemment.
« Le reste de notre investigation danscette chambre ne nous fit rien découvrir qui pût jeter quelquelumière sur l’objet que nous avions en vue. Nous avons examiné lesvêtements, les bijoux, et les livres, qui ont été mis sousclef ; puis le nécessaire de toilette de la défunte, que nousavons emporté, après y avoir apposé les scellés, pour le déposerdans le bureau du Procureur-Fiscal, avec tous les autres objets quenous avons trouvés dans la chambre.
« Le jour suivant, nous avons continuénos investigations dans la maison, après avoir reçu dansl’intervalle de nouvelles instructions du Procureur-Fiscal. Nousles avons reprises par la chambre communiquant avec celle danslaquelle Mme Macallan avait succombé à son mal.Cette chambre était restée fermée depuis sa mort. N’y découvrantrien d’important, nous avons passé dans une autre pièce du mêmeétage, où l’on nous dit que le détenu était alors couché etmalade.
« Le mal dont il souffrait avait, nousdit-on, son siège dans le système nerveux, qu’avaient sérieusementébranlé la mort de sa femme et les poursuites qui en étaientrésultées. On nous assura qu’il était absolument incapable de semouvoir ni de recevoir aucun étranger. Nous avons néanmoinsinsisté, conformément à nos instructions, pour obtenir d’être admisauprès de lui. Il ne nous a pas répondu quand nous lui avonsdemandé s’il n’avait transporté aucun autre objet de la chambre àcoucher où il se trouvait en ce moment. Tout ce qu’il fit fut defermer les yeux, comme s’il était trop faible pour nous parler ounous comprendre. Sans plus vouloir le troubler, nous nous sommesmis à examiner la chambre et les divers objets qu’ellecontenait.
« Pendant que nous étions ainsi occupés,nous fûmes interrompus par un bruit étrange. Il nous semblaentendre des roues qui roulaient dans le corridor voisin.
« La porte s’ouvrit, et un gentleman quin’avait pas l’usage de ses membres inférieurs, entra soudainementdans la chambre, roulant lui-même un fauteuil dans lequel il étaitassis, et qu’il dirigea tout droit vers une petite table placée àcôté du lit du prisonnier. Il lui dit aussitôt quelques mots, maisà voix si basse que nous ne pûmes les entendre. Le détenu ouvritles yeux et répondit immédiatement par un signe. Nous informâmesrespectueusement le gentleman estropié que nous ne pouvions luipermettre de rester dans la chambre en ce moment. Il ne parut pasfaire cas de ce que nous lui disions. Il se borna à répondre :« Je m’appelle Dexter. Je suis un des anciens amis deM. Macallan. C’est vous qui êtes ici des intrus, et non pasmoi. » De nouveau, nous lui avons notifié qu’il devait quitterla chambre, et nous lui avons fait remarquer, spécialement, qu’ilavait placé son fauteuil près de la table qui touchait au lit, defaçon à nous empêcher d’examiner cette table. Il s’est contenté derire. « Ne voyez-vous pas, a-t-il dit, que ce n’est qu’unetable, et pas autre chose ? » En réponse à cetteobservation, nous l’avons averti que nous agissions en vertu d’unmandat légal, et qu’il pouvait se faire un mauvais parti, en nousempêchant de remplir notre devoir. Mais il n’a pas paru vouloir selaisser convaincre par la douceur. Alors j’ai mis la main sur sonfauteuil et l’ai écarté de la table, tandis que Robert Lorrieprenait la table et la portait à l’autre bout de la chambre. Legentleman s’est emporté contre moi, parce que j’avais touché à sonfauteuil. « Mon fauteuil, c’est moi ! s’est-il écrié,comment osez-vous porter la main sur moi ? » Sans luirépondre, j’ai commencé par ouvrir la porte ; puis, par voied’accommodement, me servant non plus de ma main, mais de ma canne,je l’ai fortement appuyée sur le dos du fauteuil, et j’ai pousséainsi le fauteuil et l’homme hors de l’appartement, avec douceur etcélérité.
« Après avoir fermé la porte pour nousmettre à l’abri de toute nouvelle importunité, je suis allérejoindre Robert Lorrie pour procéder avec lui à l’examen de latable. Elle n’avait qu’un tiroir, lequel était fermé.
« Nous en avons demandé la clef auprévenu.
« Il a refusé nettement de nous ladonner. Il a nié que nous eussions aucun droit d’ouvrir sestiroirs. Dans sa colère, il est allé jusqu’à nous dire que nouspouvions nous estimer heureux qu’il fût trop faible pour descendrede son lit. Je lui ai répondu poliment que notre devoir nousordonnait de fouiller le tiroir, et que, s’il persistait à nous enrefuser la clef, il ne ferait que nous forcer à emporter la tableet à faire ouvrir le tiroir par un serrurier.
« Tandis que nous discutions ainsi, onfrappa à la porte.
« Je l’ouvris avec précaution. Au lieu dugentleman estropié que je m’attendais à voir, un autre étranger seprésenta. Le prévenu le salua du titre d’ami et de voisin, etimplora vivement sa protection contre nous. Les manières de cesecond gentleman méritaient qu’on s’expliquât avec lui. Ils’empressa de nous apprendre que c’était M. Dexter qui l’avaitfait appeler, et qu’il était lui-même homme de loi. Il demanda àvoir notre mandat. Après l’avoir lu, il déclara aussitôt auprévenu, à sa grande et évidente surprise, qu’il devait permettreque le tiroir fût examiné, quitte à formuler une protestationcontre cet examen. Sur quoi, ayant reçu de M. Macallan laclef, il ouvrit lui-même le tiroir de la table.
« Nous y avons trouvé plusieurs lettres,et un gros volume fermé à clef et portant sur la couverture lesmots : Mon Journal, imprimés en lettres d’or.Naturellement, nous avons pris possession des lettres et duJournal, et y avons apposé notre sceau, dans le but de lesporter au Procureur-Fiscal. Pendant ce temps, le gentleman écrivaitpour le prisonnier une protestation qu’il nous remit avec sa carte.Cette carte nous apprit qu’il se nommait Playmore… c’estaujourd’hui un des conseils du prévenu. La carte et la protestationont été transmises, avec les autres documents, au Procureur-Fiscal.Aucun autre objet de quelque importance n’a été trouvé àGleninch.
« Pour continuer nos investigations, nousnous sommes transportés ensuite à Édimbourg, chez le pharmaciendont nous avions lu l’étiquette sur le fragment de papierchiffonné, précédemment saisi par nous, et chez les autrespharmaciens que nos instructions nous recommandaient d’allerinterroger. Le 28 octobre, le Procureur-Fiscal était en possessionde tous les renseignements que nous avions pu nous procurer, etnotre tâche pour le moment était accomplie. »
Ces mots terminaient la déposition deSchoolcraft et de Lorrie. Elle ne fut pas affaiblie par lecontre-interrogatoire ; et elle était manifestementdéfavorable au prévenu.
Ce fut encore bien pis, quand déposèrent lestémoins appelés ensuite. Le pharmacien, dont on avait lul’étiquette sur le fragment de papier, comparut d’abord, et sesdéclarations rendirent plus critique que jamais la situation de monmalheureux mari.
André Kinlay, pharmacien droguiste, àÉdimbourg, s’exprima comme il suit :
« Je tiens un registre spécial despoisons vendus par moi. Voici ce registre. À la date dont il a étéfait mention, le prisonnier présent à cette barre, M. EustacheMacallan, vint à mon magasin et me dit qu’il désirait acheter unecertaine quantité d’arsenic. Je lui demandai pour quel usage. Il merépondit que son jardinier en avait besoin pour faire une solutiondestinée à tuer les insectes qui dévastaient sa serre. En mêmetemps, il me dit son nom : M. Macallan, de Gleninch.J’ordonnai aussitôt à mon aide de préparer un paquet d’arsenic dedeux onces ; et je mentionnai cette vente sur mon registre.M. Macallan signa cette mention et je la signai après lui. Ilme paya et emporta l’arsenic contenu dans deux enveloppes ;celle de dessus portait une étiquette où se lisait mon nom, monadresse, et le mot : POISON, en gros caractères, étiquetteabsolument semblable à celle qui m’est représentée, collée sur lefragment de papier saisi à Gleninch. »
Le témoin qui fut ensuite entendu, PierreStockdale, aussi pharmacien, à Édimbourg, déposa en cestermes :
« Le prévenu, ici présent, s’est présentédans mon officine, à la date indiquée sur mon registre, quelquesjours après celle que porte le registre de M. Kinlay. Ilvoulait acheter pour six pence d’arsenic. Mon aide, auquel ils’était adressé, m’a appelé. C’est une règle dans ma pharmacie, quepersonne autre ne délivre de poison que moi-même. Je demandai auprévenu ce qu’il désirait faire de cet arsenic. Il m’a réponduqu’il en avait besoin pour détruire les rats, dans sa résidence deGleninch. Je lui ai dit alors : « Ai-je l’honneur deparler à M. Macallan, de Gleninch ? » Il m’a dit quec’était en effet son nom. Je lui ai vendu l’arsenic… environ uneonce et demie… et j’ai collé, sur la bouteille dans laquellej’enfermais l’arsenic, une étiquette sur laquelle j’ai écrit de mapropre main le mot poison. Il a signé mon registre et emportél’arsenic, après m’avoir payé. »
Le contre-interrogatoire de ces deux témoinsne porta que sur quelques détails techniques. Mais le faitaccusateur, que mon mari, dans les deux cas, avait réellementacheté lui-même l’arsenic demeura incontesté.
Les deux témoins qui déposèrent ensuite, lejardinier et le cuisinier de Gleninch, ne firent que resserrerencore plus impitoyablement la chaîne des preuves hostiles auprévenu.
Dans son interrogatoire, le jardinier dit,sous la foi du serment :
« Le prisonnier, ni personne autre, nem’a jamais remis d’arsenic, ni à la date dont vous me parlez ni àaucune autre date. Je n’emploie jamais de solution d’arsenic, ni nepermets jamais que les ouvriers à mon service en emploient dans lesserres ou dans le jardin de Gleninch. Je désapprouve l’usage del’arsenic, comme moyen de détruire les insectes qui endommagent lesfleurs et les plantes. »
Le cuisinier, appelé à son tour, ne fût pasmoins positif que le jardinier.
« Ni mon maître, ni aucune autre personnene m’a donné la moindre quantité d’arsenic pour détruire les rats,à aucune époque. Je n’avais pas besoin de ce poison, car jedéclare, sous la foi du serment, que je n’ai jamais vu de rats dansla maison ou autour de la maison, et n’ai jamais entendu dire quedes rats y aient fait jamais le moindre dégât. »
D’autres domestiques de Gleninch firent lesmêmes dépositions, et, dans le contre-interrogatoire qu’ilssubirent, ils se bornèrent à dire qu’il était possible que des ratsse fussent montrés dans la maison, mais qu’ils n’en avaient pas euconnaissance. Il resta démontré que mon mari seul, avait eudirectement en sa possession du poison, et qu’après l’avoir acheté,il devait l’avoir gardé par devers lui : cela résulta avectoute évidence des dépositions reçues.
Les témoins qui furent ensuite entendusachevèrent d’accabler comme à l’envi le prévenu sous le poids deleurs dépositions. Ayant l’arsenic en sa possession, quel usage enavait-il fait ? Tous les témoignages conduisaient fatalementle jury à résoudre cette question contre l’accusé.
Son valet de chambre déclara queM. Macallan l’avait sonné, à dix heures moins vingt minutes,dans la matinée du jour où Madame était morte, et lui avaitcommandé d’apporter pour elle une tasse de thé. Le valet de chambreavait reçu cet ordre de son maître sur le seuil de la porte ouvertede la chambre de la malade, et il pouvait jurer qu’il n’y avaitdans cette chambre, en ce moment, personne autre que sonmaître.
La seconde fille de service vint déposer aprèsle valet de chambre, qu’elle avait préparé le thé elle-même,qu’elle l’avait monté dans la chambre deMme Macallan, avant dix heures, et que son maîtrelui avait pris la tasse des mains, sur le seuil de la porteouverte. Elle avait pu voir dans l’intérieur de la chambre ;l’accusé y était seul.
La garde-malade, Christine Ormsay étantrappelée, répéta ce que Mme Macallan lui avait dit,le jour où, pour la première fois, elle fut saisie de sonmal : « M. Macallan est venu, il y a environ uneheure ; il m’a trouvée éveillée et m’a donné ma potion. »Cela s’était passé à cinq heures du matin, tandis que ChristineOrmsay sommeillait sur le sopha. La garde attesta ensuite parserment qu’elle avait regardé la bouteille contenant la mixturecomposée, et avait vu, à l’échelle graduée de cette bouteille,qu’une dose en avait été versée, depuis celle qu’elle avait verséeelle-même et administrée à la malade.
À ce moment, un intérêt exceptionnel s’attachaà l’interrogatoire auquel procédèrent les avocats de l’accusé. Lesdernières questions posées par eux à la seconde fille de service età la garde révélèrent pour la première fois quel système la défensese proposait d’adopter.
En interrogeant la seconde fille de service,l’avocat du prévenu lui dit :
« N’avez-vous jamais remarqué, en faisantla chambre de Mme Macallan, si le liquide contenudans son vase de nuit avait une nuance noirâtre oubleuâtre ? »
Le témoin répondit :
« Je n’ai jamais remarqué rien depareil. »
Le défenseur reprit :
« N’avez-vous jamais trouvé, sousl’oreiller du lit, ou cachés dans tout autre endroit de la chambrede Mme Macallan, des livres ou des brochurestraitant de remèdes employés pour améliorer leteint ? »
Le témoin répondit :
« Non. »
Le défenseur insista.
« N’avez-vous jamais entenduMme Macallan parler de l’arsenic, employé en lotionou pris dans une médecine, comme d’un bon remède pour corriger leteint ? »
Le témoin répondit :
« Jamais. »
Les mêmes questions furent ensuite posées à lagarde, et ne provoquèrent, également de sa part, que des réponsesnégatives.
Dans les questions insinuées par les avocatssur l’emploi de l’arsenic, bien qu’il y fût répondu négativement,le système de la défense se révélait pour la première fois, quoiqueobscurément, au jury et à l’auditoire. Pour prévenir la possibilitéd’une méprise dans une matière aussi sérieuse, le Premier-Juge posanettement la question au conseil de la défense, quand les témoinsse furent retirés.
« La Cour et le jury, dit Sa Seigneurie,désirent comprendre clairement la pensée qui vous a inspiré dansvotre interrogatoire de la fille de chambre et de la garde.Est-elle que Mme Macallan aurait employé l’arsenicacheté par son mari comme médicament propre à amender sonteint ? »
Le défenseur répondit :
« C’est ce que nous pensons, Milord, etce que nous nous proposons de prouver, comme base de la défense.Nous ne pouvons contester les dépositions des hommes de l’art quidéclarent que Mme Macallan est morte empoisonnée.Mais nous affirmons qu’elle est morte d’une dose exagérée d’arsenicprise en secret, par ignorance, comme un remède propre à atténuerles défauts de son teint, défauts admis et prouvés. La déclarationdu prévenu devant le shériff établit expressément qu’il a achetél’arsenic, sur la demande de sa femme. »
Le Premier-Juge demanda, là-dessus, si aucundes doctes conseils ne s’opposait à ce qu’il fût donné lecture decette déclaration à la Cour, avant de passer outre aux débats.
À cette question, le défenseur répliqua qu’ilserait bien aise qu’il fût donné lecture de ladite déclaration. Ceserait, s’il lui était permis de s’exprimer ainsi, préparerconvenablement l’esprit du jury à entendre les arguments que ladéfense se proposait de faire valoir.
Le Procureur-Général, parlant comme conseil dela Couronne, dit qu’il était heureux d’être en mesure desatisfaire, en cette circonstance, son docte confrère. Tant que lesassertions contenues dans cette déclaration ne seraient pasappuyées sur des preuves, il considérait que ce document n’étaitpropre qu’à confirmer l’accusation, et il consentait bienvolontiers à ce qu’il en fût donné lecture.
On donna lecture alors de la déclaration duprévenu, attestant son innocence, lors de sa comparution devant leshériff, sous l’accusation du meurtre de sa femme. Cettedéclaration était ainsi conçue :
« J’ai acheté les deux paquets d’arsenicà la prière de ma femme. La première fois, elle me dit que lejardinier avait besoin de ce poison pour en faire usage dans lesserres. La seconde fois, elle me dit que le cuisinier le demandaitpour débarrasser le rez-de-chaussée de la maison des rats quil’infestaient.
« J’ai remis les deux paquets d’arsenic àma femme, en rentrant à la maison. Je n’avais que faire de cepoison, après l’avoir acheté. C’était ma femme qui donnait desordres au jardinier et au cuisinier, et non pas moi. Je n’ai jamaiseu aucune communication avec l’un ni avec l’autre.
« Je n’ai pas questionné ma femme surl’emploi de cet arsenic. Je n’ai même plus pensé à ce détail. Jesuis resté des mois entiers sans m’occuper des serres. J’ai peu degoût pour les fleurs. Quant aux rats, je laisse le soin de lesdétruire au cuisinier et aux autres domestiques, absolument commeje leur laisse tout autre détail du ménage.
« Ma femme ne m’a jamais dit qu’elleavait besoin de cet arsenic pour améliorer son teint. J’aurais étécertainement la dernière personne à qui elle eût confié ce secretde sa toilette. J’ai cru sans hésiter ce qu’elle m’a dit,c’est-à-dire que ce poison était réclamé par le jardinier et lecuisinier pour l’usage indiqué par elle.
« J’affirme et soutiens que je vivaisavec ma femme dans les termes les plus affectueux, sans vouloirnier naturellement qu’il s’élevât parfois entre nous quelques-unesde ces discussions, quelques-uns de ces désaccords qui seproduisent dans tous les ménages. Quant aux désillusions que jepuis avoir éprouvées par le fait de notre union, je regardais commemon devoir de mari et de gentleman de les dissimuler soigneusementà ma femme. Je n’ai pas été seulement consterné et désolé de samort prématurée ; j’ai été douloureusement frappé de lacrainte de ne lui avoir pas suffisamment témoigné, durant sa vie,malgré ma bonne volonté, toute l’affection que je lui portais.
« Je déclare solennellement que je nesais pas plus que l’enfant qui vient de naître de quelle façon ellea pris l’arsenic qu’on a trouvé dans son corps. Je suis innocentmême d’avoir jamais conçu la pensée de faire la moindre peine à mamalheureuse femme. Je lui ai administré sa potion exactement commeje l’ai trouvée dans la bouteille qui la contenait. Je lui ai donnéensuite la tasse de thé, exactement telle que je l’ai reçue desmains de la fille de service. Je n’ai jamais revu l’arsenic, aprèsl’avoir remis à ma femme. J’ignore absolument ce qu’elle en a faitet où elle l’a caché. Je le déclare devant Dieu : je suisinnocent de l’abominable crime dont je suis accusé. »
La lecture de cette véridique et touchantedéclaration mit fin à l’audience du second jour.
Je dois convenir que l’effet produit sur moi,jusqu’à ce moment, par la lecture du compte-rendu avait été de mefaire perdre une grande partie de mon courage et de mes espérances.Tous les témoignages entendus, jusqu’à la fin de la secondeaudience, s’élevaient contre mon infortuné mari ; mapartialité de femme ne m’empêchait pas de m’en rendre nettementcompte.
L’impitoyable Procureur-Général… j’avoue queje le haïssais !… avait établi : 1° qu’Eustache avaitacheté le poison ; 2° que la raison qu’il avait donnée auxpharmaciens pour expliquer cet achat n’était pas la vraie ; 3°qu’il avait eu deux fois l’occasion d’administrer secrètementl’arsenic à sa femme. Qu’est-ce qu’avait de son côté, prouvé ledéfenseur ? Rien jusqu’à présent. Les assertions énoncées dansla déclaration du prévenu étaient toujours, comme l’avait faitobserver le Procureur-Général, absolument dénuées de preuves. Pasle moindre témoignage n’était venu démontrer que c’était la maladequi avait fait secrètement usage de l’arsenic pour son teint.
Je n’avais qu’une consolation… la lecture ducompte-rendu m’avait fait entrevoir les figures de deux amis sur lasympathie desquels je pouvais sûrement compter. Le gentlemaninfirme, particulièrement, s’était montré le cordial allié de monmari. Je me sentais toute pleine de reconnaissance pour l’homme quiavait roulé résolument son fauteuil jusqu’à la table de nuit… pourl’homme qui s’était efforcé de défendre les papiers d’Eustachecontre les malheureux qui les avaient saisis. Je décidai aussitôtque la première personne à qui je confierais mes aspirations et mesespérances serait M. Dexter. S’il éprouvait quelque difficultéà me donner un conseil, je m’adresserais alors à l’avocat,M. Playmore… le second ami de mon mari, qui avait formellementprotesté contre la saisie de ses papiers.
Fortifiée par cette résolution, je tournai lapage et me mis à lire le compte-rendu de la troisième séance duprocès.
La première question : La femmeest-elle morte empoisonnée ? avait été résolueaffirmativement. La seconde question : Qui a étél’empoisonneur ? n’avait eu qu’une solution douteuse.Restait maintenant une troisième question : Quel aété le mobile du crime ? Les premiers témoinsentendus sur cette question furent des parents et des amis de ladéfunte.
Lady Brydehaven, veuve du Contre-Amiral SirGeorge Brydehaven, interrogée par M. Drew, conseil de laCouronne, et par le Procureur-Général, déposa en cestermes :
« La défunte,Mme Eustache Macallan, était ma nièce. Elle étaitl’unique enfant de ma sœur, et elle vivait chez moi depuis la mortde sa mère. Je fis des objections à son mariage ; mais cesobjections furent considérées comme de pure imagination ou de pursentiment par d’autres amis. Il m’est extrêmement pénible de rendreces détails publics, mais je suis prête à surmonter ma répugnancesi les nécessités de la justice l’exigent.
« Le détenu qui comparaît à la barre,était mon hôte à l’époque dont je parle. Dans une chute de cheval,il se fit une grave blessure à la jambe. Cette même jambe avait étédéjà blessée, pendant qu’il servait dans l’armée des Indes ;ce qui compliqua et aggrava le nouvel accident. Il resta pendantplusieurs semaines étendu sur un sopha ; et les dames de lamaison venaient tour à tour s’asseoir auprès de lui et luiallégeaient le poids du temps en lui faisant la lecture ou encausant avec lui. Ma nièce était la plus empressée dans ce grouped’infirmières volontaires. Elle jouait merveilleusement du piano,et le blessé… ce qui fut un grand malheur, comme la suite leprouva… était passionné pour la musique.
« Les conséquences de ces relationsparfaitement innocentes, furent déplorables pour ma nièce. Elledevint éperdûment éprise de M. Eustache Macallan, sanséveiller en lui une affection pareille.
« Je fis de mon mieux pour m’interposer,délicatement et utilement, tandis qu’il en était temps encore.Malheureusement, ma nièce n’eût en moi aucune confiance : ellepersista à nier qu’elle ressentît pour M. Macallan unsentiment autre qu’un intérêt purement amical. Il me fut dès lorsimpossible de les éloigner l’un de l’autre, sans faire connaîtreouvertement ma raison d’agir ainsi, et produire par là un scandalequi pouvait nuire à la réputation de ma nièce. Mon mari vivaitencore à ce moment ; et la seule chose que je pusse faire, enpareille occurrence, fut celle que je fis. Je le priai de parler ensecret à M. Macallan, et de faire appel à son honneur pourqu’il nous aidât à sortir d’embarras sans faire tort à manièce.
« M. Macallan se conduisitadmirablement bien. Il était encore dans un état de grandefaiblesse ; mais il s’empressa de nous fournir, pour seretirer, un motif qu’il était impossible de ne pas admettre. Deuxjours après son entretien avec mon mari, il avait quitté lamaison.
« Le moyen semblait le meilleur du monde.Mais il venait trop tard et manqua complètement son but. Le malétait fait. Ma nièce dépérit à vue d’œil. Ni les secours de l’art,ni le changement d’air et de lieu n’y firent rien. Au bout dequelque temps, quand M. Macallan fut complètement remis dessuites de sa chute, je découvris que ma nièce entretenait unecorrespondance clandestine avec lui, par l’intermédiaire de lafemme de chambre qui la servait. Les lettres de M. Macallan,je dois le dire, étaient écrites avec beaucoup de réserve et detact. Néanmoins, je compris qu’il était de mon devoir de mettre unterme à cette correspondance.
« Mon intervention… pouvais-je m’empêcherd’intervenir ?… ne fit que précipiter une crise. Un jour, manièce ne parut pas au déjeuner. Le lendemain, nous apprenions quela pauvre insensée était allée se réfugier dans l’appartement queM. Macallan avait à Londres, et que des jeunes amis de cegentleman, qui venaient lui faire visite, avaient trouvé notrenièce cachée dans sa chambre.
« Dans cette désastreuse circonstance,M. Macallan était resté à l’abri de toute espèce de blâme.Entendant des pas au dehors, il n’avait eu que le temps, poursauvegarder l’honneur de la jeune fille, de la cacher dans la piècela plus voisine, qui se trouva être sa chambre. L’affaire fitnaturellement du bruit, et l’on en parla dans les termes les plusfâcheux. Mon mari eut une nouvelle entrevue avec M. Macallan.Ce gentleman fut encore une fois admirable ; il déclarahautement et publiquement que ma nièce, en venant chez lui, avaitsimplement rendu visite à son fiancé ; et, moins de quinzejours après, il fit taire le scandale par le seul moyen efficacepossible : il l’épousa.
« Je fus seule à m’opposer à ce mariage.Je pensais alors… et mon pressentiment s’est trop vérifié depuis…que cette union ne se fondait que sur des fatalités et desméprises.
« Elle eût été suffisamment regrettable àmes yeux, même si M. Macallan l’avait contractée sans avoir lamoindre étincelle d’amour pour ma nièce. Mais ce qui rendait laperspective de l’avenir encore plus désespérante, c’est quelui-même, à cette époque, il souffrait d’un attachement mal placépour une femme engagée à un autre. Je sais bien que, dans sagénéreuse compassion pour ma nièce, il a nié le fait. Il a mêmefeint pour elle un amour qu’il n’éprouvait pas. Mais sa passionsans espérance pour la femme dont je viens de parler n’était unmystère pour aucun de ses amis. Il convient d’ajouter que lemariage de cette dame précéda son propre mariage. Il avait perduirrévocablement celle qu’il aimait réellement… il était sansespérance, sans but dans la vie… quand il prit en pitié ma pauvrenièce.
« En résumé, je ne puis que le répéter,rien de ce qui aurait pu lui arriver, si elle était restée fille,n’aurait selon moi, égalé le malheur pour elle d’avoir épouséM. Macallan. Je crois, en vérité, que jamais époux ne furentplus mal assortis que le prévenu qui est à cette barre et sadéfunte femme. »
Inutile de dire que la déposition de ce témoinproduisit une profonde sensation dans l’auditoire, et impressionnavisiblement l’esprit du jury : Le contre-interrogatoire forçaLady Brydehaven à modifier quelques-unes de ses déclarations. Ellereconnut que son allégation concernant l’amour du prévenu pour uneautre femme ne reposait que sur une simple rumeur. Mais les faitsracontés par elle n’en restèrent pas moins incontestés dansl’opinion, par cette seule raison qu’ils donnaient au crime dont leprévenu était accusé l’apparence d’une raison d’être, qu’on avaitcherchée en vain dans les premières audiences.
Deux autres dames, amies intimes deMme Eustache Macallan, furent appelées ensuite àdéposer. Elles différèrent d’opinion avec Lady Brydehaven, en cequ’elles avaient trouvé le mariage tout à fait convenable ;mais, sur tous les autres points essentiels, elles s’accordèrentavec elle et ne firent que confirmer l’impression qu’elle avaitproduite sur les membres de la Cour.
Les preuves que l’accusation invoqua après lestémoignages oraux furent les témoignages muets fournis par leslettres et le Journal trouvés à Gleninch.
Répondant à une question qui lui fut adresséepar l’un des jurés, le Procureur-Général constata que les lettresavaient été écrites par quelques amis du détenu et de sa défuntefemme, et que certains passages de ces lettres avaient traitdirectement aux rapports des deux époux dans leur vie commune. LeJournal était beaucoup plus intéressant encore ; ilenregistrait jour par jour les événements domestiques de la vie del’accusé, et les pensées, les impressions que faisaient naître enlui ces événements.
Une scène pénible suivit cetteexplication.
J’écris longtemps après que tous ces faitssont passés et je ne puis toujours prendre sur moi de rapporter endétail ce que mon infortuné mari dit et fit en ce moment critiquede son procès. Profondément affecté par la déposition de LadyBrydehaven, il avait eu beaucoup de peine à s’empêcher del’interrompre. Sous ce dernier coup, il ne fut plus maître delui-même. D’une voix éclatante et qui retentit dans toute la salled’audience, il protesta contre la violation qu’on allait commettrede ses secrets les plus sacrés et des secrets les plus sacrés de safemme : « Tuez-moi, tout innocent que je suis !s’écria-t-il, mais épargnez-moi cela. » L’effet que produisitcette terrible explosion sur tout l’auditoire fut, dit lecompte-rendu, indescriptible. Quelques femmes eurent des attaquesde nerfs. Les juges intervinrent… mais sans résultat. Le calme futcependant rétabli par l’avocat de l’accusé, qui réussit à le fairerentrer en lui-même, et qui, s’adressant alors aux juges, réclamaleur indulgence pour son malheureux client, dans les termes lesplus touchants et les plus éloquents. Son discours, chef-d’œuvred’improvisation oratoire, se termina par une protestation modéréedans les termes, bien que fortement motivée, contre la lecture despapiers trouvés à Gleninch.
Les trois juges se retirèrent dans la chambredes délibérations pour résoudre la question de droit qui leur étaitsoumise, et la séance fut suspendue pendant plus d’unedemi-heure.
Comme il arrive d’habitude en pareil cas,l’émotion qui s’était manifestée dans la Cour, se communiqua à lafoule qui stationnait dans la rue. L’opinion générale, dans cettefoule… excitée, comme on le supposa, par un des clercs ou parquelque autre individu d’un rang inférieur, attaché à lamagistrature… était décidément contraire au prévenu, et ne voulaitpas admettre qu’il pût échapper à une condamnation à mort.« Si les lettres et le Journalsont lus, disait lebrutal orateur de la foule, les lettres et leJournalconduiront l’accusé à la potence ! »
Les juges rentrèrent enfin dans la salled’audience. Ils avaient décidé, à la majorité de deux voix contreune, qu’il était licite de produire devant la Cour les documents enquestion. Chacun des juges, à son tour, fit connaître les motifs deson opinion. Cet incident vidé, le procès reprit son cours. Oncommença à lire les extraits des lettres et du Journalsaisis à Gleninch.
Les premières lettres produites furent cellesque l’on avait trouvées dans le bureau de bois des Indes de lachambre à coucher de Mme Eustache Macallan.C’étaient des lettres d’amies avec lesquelles la défunte était encorrespondance. Trois extraits de lettres écrites par troispersonnes différentes furent choisis pour être lues à la Cour.
« PREMIER EXTRAIT : – Il ne m’estpas possible, ma chère Sarah, de vous exprimer à quel point votredernière lettre m’a désolée. Pardonnez-moi ma franchise, je vous enprie, mais je crois que, sans le vouloir et par un effet de votreextrême sensibilité, vous exagérez ou dénaturez le caractère del’indifférence que votre mari semble vous montrer. Je ne puis riendire des singularités de son caractère, ne le connaissant pas assezpour savoir en quoi exactement elles consistent. Mais je suis, machère, plus âgée que vous et j’ai une bien plus longue expériencede ce qu’on peut appeler les hauts et les bas de la vie de ménage.Laissez-moi vous faire part des observations que cette expérienceme suggère. Les jeunes femmes mariées, dont le dévouement à leursmaris est comme le vôtre, sans réserve, sont sujettes à commettreune très-sérieuse erreur. Règle générale : elles attendentbeaucoup trop de leurs maris. Les hommes, ma pauvre Sarah, ne sontpas comme nous. Leur amour, alors même qu’il est sincère, n’a riende notre amour à nous ; il n’en a pas la durée ; il n’estpas, comme pour nous, l’unique espérance, l’unique pensée de leurvie. Aussi devons-nous, même lorsque nous les respectons et quenous les aimons de tout notre cœur, tenir compte de cettedifférence entre la nature de l’homme et celle de la femme. Necroyez pas que je veuille le moins du monde excuser la froideur devotre mari. Il a mille fois tort, bien évidemment, de ne pas vousregarder quand il vous parle, et de ne jamais tenir compte desefforts que vous faites pour lui plaire. C’est plus qu’un tort desa part, j’en conviens avec vous, c’est une cruauté que de nejamais vous rendre vos caresses. Mais, ma chère, êtes-vous biensûre qu’il ait l’intention d’être froid et cruel ? Sa conduitene peut-elle pas être l’effet de peines et d’inquiétudes qui pèsentsur son esprit, et que peut-être vous ne pouvez partager ?Considérez sa conduite sous ce nouveau jour, et vous comprendrezbien des choses qui, maintenant, vous inquiètent et vous désolent.Soyez patiente avec lui, chère enfant. Ne le fatiguez pas de vosplaintes, et ne lui offrez pas vos caresses quand vous le voyezpréoccupé ou irrité. Le conseil que je vous donne est difficile àsuivre, quand on aime ardemment son mari comme vous le faites.Mais, soyez-en certaine, le secret du bonheur pour nous autresfemmes se trouve, trop souvent hélas ! dans la pratique decette retenue et de cette résignation que votre amie vousrecommande aujourd’hui. Pensez, ma très-chère, à ce que je viens devous dire, et donnez-moi bientôt de vos nouvelles. »
« SECOND EXTRAIT : – Commentpouvez-vous être assez folle, Sarah, pour prodiguer votre amour àl’insensible brute que vous avez le malheur d’avoir pourépoux ? Il est vrai que je ne suis pas mariée encore, et c’estpeut-être pour cela que je suis si étonnée de votre façon d’agir.Mais, un jour ou l’autre, je me marierai, et si jamais mon mari secomporte envers moi comme M. Macallan se comporte envers vous,il peut être tranquille, je ne tarderai guère à demander ledivorce. Je vous déclare sincèrement que j’aimerais mieux êtrebattue, oui, battue comme le sont quelquefois les femmes du peuple,que d’être traitée avec la froideur et l’indifférence polies dontvous me faites la description. Je frémis d’indignation rien que d’ypenser. Ce doit être absolument insupportable ! Ne le souffrezdonc pas plus longtemps, ma pauvre chérie. Quittez-le, et venezvous réfugier près de moi. Mon frère est avocat, comme vous savez.Je lui ai lu quelques passages de votre lettre, et il est d’avisque vous pourriez obtenir ce qu’il appelle une séparationjudiciaire. Venez donc, venez le consulter. »
« TROISIÈME EXTRAIT : – Vous savez,ma chère madame Macallan, si j’ai sujet de connaître les hommes.Aussi votre lettre ne m’a-t-elle point surprise. La conduite devotre mari ne s’explique que d’une façon : il est amoureuxd’une autre femme. Vous avez dans l’ombre une rivale à qui ilprodigue tout ce qu’il vous refuse. J’ai passé par là, et je sais àquoi m’en tenir. Ne vous laissez pas aller au désespoir. Donnezpour but à votre vie de dénicher cette créature. Peut-être y ena-t-il plusieurs. Peu importe ! Qu’il y en ait une ouplusieurs, si seulement vous pouvez arriver à les découvrir, ilvous sera facile de lui rendre la vie aussi insupportable qu’ilvous la rend à vous. Si vous croyez que ma grande expérience puissevous être de quelque utilité, dites un mot, et j’accours la mettreà votre service. À partir du 4 du mois prochain, je suis libre, etrien ne me serait plus facile que de venir et de rester avec vous àGleninch. »
Ainsi finissaient ces lettres d’amies, et ilfaut avouer que la dernière était abominable. Quant à la première,elle fit sur la Cour une vive impression. Évidemment cette lettreavait été écrite par une personne aussi distinguée que sensée. Ensomme, le sentiment général fut que les trois lettres, quelquediverses qu’elles fussent de ton et de caractère, amenaientforcément la même conclusion. Il paraissait certain que la positionde Mme Macallan à Gleninch… son récit une foisadmis comme digne de foi… était celle d’une femme délaissée etmalheureuse.
On produisit alors la correspondance del’accusé, trouvée avec son Journal dans le tiroir fermé desa table. Les lettres, une seule exceptée, étaient des lettresd’hommes. Bien que le ton en fût, par comparaison avec les deuxdernières lettres de femmes, d’une modération extrême, laconséquence que l’on en pouvait tirer était la même. La vie dumari, à Gleninch, ne paraissait pas avoir été moins intolérable quecelle de la femme.
L’un des amis du prisonnier, par exemple, luiécrivait pour l’inviter à faire en yacht un voyage autour du monde.Un autre lui suggérait une absence de six mois à passer loin de safemme, sur le Continent. Un troisième lui conseillait la chasse etla pêche. Bref, le but indiqué par tous les correspondants étaitune séparation plus ou moins longue, plus ou moins complète, entreles époux.
La dernière lettre qui fut lue était écrited’une main féminine et signée seulement d’un petit nom defemme.
« Ah ! mon pauvre Eustache, »disait cette lettre, quelle destinée cruelle que la nôtre !Quand je pense à votre existence sacrifiée à cette malheureuse, moncœur saigne pour vous. Si nous avions été mari et femme, si j’eussepu avoir l’inexprimable bonheur d’aimer, d’adorer l’homme lemeilleur, le plus charmant qui soit… dans quel paradis nous aurionsvécu ! Mais les regrets sont vains ; nous sommes séparésdans cette vie, enchaînés tous deux par des liens que nous pouvonsdéplorer, mais que nous devons respecter. Mon Eustache, il y aheureusement un monde par delà celui-ci ! Là, nos âmespourront s’élever l’une vers l’autre et se confondre dans unembrassement céleste ; dans une ivresse qui, sur la terre,nous est interdite. La douleur que me dépeint votre lettre…oh ! pourquoi, pourquoi l’avez-vous épousée ?… m’arrachel’aveu de mes sentiments. Cet aveu, qu’il vous console ; maisqu’il reste ignoré de tous, excepté de vous. Brûlez mon imprudentelettre, et tournez vos regards, comme je le fais, vers la viemeilleure que vous pourrez un jour partager avec votre
« HÉLÈNE. »
La lecture de cette scandaleuse lettreprovoqua une question de la part d’un des magistrats. Il désiraitsavoir si la lettre était datée ou si elle portait quelque trace dulieu de provenance.
Le Procureur-Général répondit que la lettren’offrait aucune indication de ce genre ; que l’enveloppeprouvait seulement que la lettre avait été mise à la poste deLondres.
« Nous allons lire, continua-t-il,quelques passages du Journal tenu par l’accusé. Le nomdont est signée la lettre que l’on vient de lire, s’y retrouve àplusieurs reprises, et peut-être arriverons-nous, avant la fin duprocès, à constater l’identité de la personne de qui émane cettelettre. »
Alors commença la lecture des passages enquestion. Le premier extrait, qui parut bien compromettant et biengrave, se rapportait à une époque antérieure d’un an environ à ladate de la mort de Mme Macallan. Il était ainsiconçu :
« Je suis accablé, attéré par la nouvelleque je viens de recevoir. Le mari d’Hélène est mort subitement, ily a deux jours, d’une maladie de cœur. Elle est libre !… monHélène bien-aimée est libre ! Et moi !…
« Moi, je suis enchaîné à une femme aveclaquelle je n’ai pas un seul sentiment commun. Hélène est perduepour moi, et par ma propre faute ! Ah ! je comprendsmaintenant, comme je ne l’ai jamais compris, l’irrésistibleentraînement de certaines tentations, et la facilité avec laquelleon peut, en certains cas, se laisser aller au crime. Fermons, aumoins pour cette nuit, ces pages dont la lecture me rend fou ;n’écrivons pas, ne pensons pas ; tâchonsd’oublier ! »
L’extrait suivant du Journal del’accusé, postérieur de quelques jours au premier,disait :
« De toutes les folies qu’un homme peutcommettre, la plus grande est de se laisser aller à sonentraînement, et c’est ainsi que j’ai épousé la malheureuse qui estaujourd’hui ma femme.
« Hélène me semblait alors perdue pourtoujours, du moins je le supposais. Elle venait d’épouser celuiauquel elle s’était témérairement engagée, avant que nous nousfussions rencontrés. Il était plus jeune que moi, et, selon touteapparence, plus fort et mieux portant. Aussi loin que je pussevoir, mon sort dans cette vie était irrévocablement décidé. Hélènem’avait écrit la lettre d’adieu par laquelle, pour toujours, elleprenait congé de moi dans ce monde. Il n’y avait plus pour moi niavenir, ni espérance, ni sainte aspiration. Un généreux effort, undévouement chevaleresque était ma dernière ressource, la seulechose qui pût me rattacher à la vie.
« Avec une sorte de fatalité, lescirconstances vinrent d’elles-mêmes s’adapter à cette idée. Lapauvre femme qui s’était attachée à moi… Dieu sait si elle avaitreçu de ma part le moindre encouragement !… venait de mettreimprudemment sa réputation à la merci du monde. Il dépendait de moide réduire au silence les langues venimeuses qui s’acharnaient surelle. Hélène perdue, mon bonheur détruit, toutes les femmesm’étaient également indifférentes. Un acte généreux de ma partpouvait être le salut de cette femme. Pourquoi ne pasl’accomplir ? Je l’ai épousée. Je l’ai épousée exactementcomme je me serais jeté à l’eau pour la sauver, si elle eût été endanger de se noyer, comme je me serais précipité entre elle et unhomme qui l’eût maltraitée dans la rue.
« Et maintenant, celle pour qui j’ai faitce sacrifice insensé s’interpose entre moi et mon Hélène… monHélène, libre aujourd’hui de prodiguer les trésors de son amour àl’homme qui adore jusqu’à la terre qu’elle touche de sonpied !
« Oh ! fou que je suis !pourquoi, au lieu de tracer ces lignes, ne pas me briser la têtecontre la muraille ?
« Mon fusil est là, dans ce coin ;je n’ai qu’à attacher un bout de ficelle à la détente, et à memettre le canon dans la bouche… Mais non, ma mère vit, et, tantqu’elle vivra, l’existence qu’elle m’a donnée lui appartient ;je n’ai pas le droit d’en disposer, je dois souffrir et mesoumettre. Oh ! Hélène ! Hélène !… »
Le troisième passage, choisi parmi beaucoupd’autres semblables, avait été écrit environ deux mois avant lamort de la femme de l’accusé.
« Encore des reproches ! Toujoursdes reproches ! Vit-on jamais une femme se plaindreainsi ? L’air même qu’elle respire est plein de mécontentementet de mauvaise humeur.
« Mes nouveaux crimes sont au nombre dedeux. Je ne lui demande plus jamais de me faire de lamusique ; et, quand elle met une robe neuve expressément pourme plaire, je ne le remarque pas. Mais, Dieu du ciel ! toutl’effort de ma vie est de ne remarquer ni elle ni rien de cequ’elle fait ou dit. Comment pourrais-je rester calme si jen’évitais autant que possible tout tête-à-tête avec elle ? Etje reste calme pourtant. Je ne m’emporte jamais contre elle ;je ne lui parle jamais un langage offensant. Elle a, en effet,doublement droit à mon indulgence : elle est femme, et la loia fait d’elle ma femme. Je n’oublie rien de tout cela ; maisje suis homme après tout, et moins je la vois, hormis en présencedes visiteurs, plus je suis sûr de ne pas perdre le sang-froid dontj’ai besoin.
« Qu’est-ce donc qui me la rend siabsolument désagréable ? Elle n’est pas belle ; mais j’enai vu de plus laides, dont cependant j’aurais souffert les baiserssans éprouver le sentiment d’irrésistible répugnance qui s’emparede moi quand je suis obligé de me soumettre à ses caresses. Je luicache ce sentiment, car elle m’aime, la pauvre créature, et j’aivraiment pitié d’elle. Je voudrais pouvoir faire davantage. Jevoudrais pouvoir payer sa tendresse de quelque retour. Mais, non…je ne puis qu’avoir pitié d’elle. Si elle voulait se contenter devivre avec moi sur le pied de l’amitié, et ne jamais exiger dedémonstrations de tendresse, cela pourrait encore aller. Mais lamalheureuse veut que je l’aime d’amour !
« Oh ! mon Hélène ! je n’aipoint d’amour à lui donner : mon amour est à vous.
« La nuit dernière, j’ai rêvé que cetteinfortunée femme que la loi attache à mon sort, était morte. Lerêve avait à ce point les apparences de la réalité, que je sautai àbas du lit, courus à sa chambre, entrouvris la porte, etécoutai.
« Le bruit de sa respiration calme etpaisible était distinctement perceptible dans le silence de lanuit. Elle dormait d’un profond sommeil. Je suis rentré chez moi,j’ai allumé une bougie et je me suis mis à lire. Hélène étaitl’objet de toutes mes pensées, et à grand’peine je ramenais monattention sur le livre que je m’efforçais de lire. Mais tout valaitmieux que de me recoucher et de rêver peut-être une seconde foisque, moi aussi, j’étais libre.
« Quelle vie que la mienne ! quellevie que celle de ma femme ! Vraiment, si la maison prenaitfeu, je me demande si je ferais un effort quelconque pour me sauverou pour la sauver elle-même. »
Les deux derniers extraits dont on donnalecture se rapportaient à des dates plus récentes encore.
« Un rayon de lumière vient d’éclairersoudain ma triste existence.
« Hélène n’est plus condamnée à laréclusion du veuvage. Il s’est écoulé assez de temps depuis la mortde son mari pour qu’elle puisse reparaître dans le monde. Elle estdans le pays, en visite chez des amis, et, comme nous sommescousins, il est clair aux yeux de tous qu’elle ne peut quitterl’Écosse sans venir passer quelques jours chez moi. Elle m’écritque, ne fût-ce que par respect pour les convenances, il lui estimpossible de ne pas faire cette visite, quelque embarrassantequ’elle puisse être d’ailleurs pour nous en particulier. Béniessoient les convenances ! Je verrai donc cet ange dans monpurgatoire… et cela parce que la société de Mid-Lothian trouveraitétrange que ma cousine en visite dans nos environs ne vînt pasjusque chez moi !
« Mais que de précautions nous aurons àprendre ! C’est comme une sœur que je viens vous voir, me ditHélène, et c’est comme un frère qu’il vous faut me recevoir, ou ilne faut point me recevoir du tout. J’écrirai à votre femme pourconvenir du jour de ma visite. Je n’oublierai pas… et n’oubliez pasvous-même… que ce n’est que sur la permission de votre femme que jeviens chez vous !
« Oh ! pourvu que je la voie, quem’importent les conditions auxquelles il faudra me soumettre pourobtenir cet ineffable bonheur ! »
Enfin l’on arriva au dernier extrait. En voicila teneur :
« Encore un contre-temps ! Ma femmevient de tomber malade. Juste au moment fixé pour la visited’Hélène à Gleninch, un fort refroidissement l’oblige à garder lelit. Il est vrai qu’en cette occasion, je suis heureux de le dire,elle s’est conduite de la façon la plus aimable du monde. Elle aécrit à Hélène pour lui dire que son indisposition n’était pasassez sérieuse pour qu’on dût rien changer à nos arrangements, etelle a insisté tout particulièrement auprès d’elle pour que savisite ne fût point ajournée.
« C’est, il faut le reconnaître, un grandsacrifice que me fait ma femme. Jalouse comme elle l’est, de toutefemme qui ne touche pas à la quarantaine, elle est naturellementjalouse d’Hélène ; et cependant elle se contient et me montrela plus entière confiance.
« Je dois lui témoigner ma reconnaissancepour ce qu’elle fait aujourd’hui, et je ne manquerai pas à cedevoir. À partir de ce jour, je suis résolu à lui montrer plusd’affection. Ce matin même, je l’ai embrassée tendrement, etj’espère, pauvre âme, qu’elle n’a pas deviné l’effort que cela mecoûtait. »
Là s’arrêtaient les extraits duJournal de mon mari.
Les quelques pages contenant ces extraitsfurent pour moi les plus douloureuses de tout le compte-rendu. Il yavait, çà et là, des expressions qui non-seulement me torturaient,mais qui ébranlaient la haute estime où j’avais placé Eustache dansmon esprit. J’aurais donné tout ce que je possédais au monde pourque certaines lignes de ce Journal eussent pu êtreeffacées. Chacune de ces expressions de tendresse passionnée quis’adressaient à Mme Beauly, me frappait comme uneflèche empoisonnée. Elles me rappelaient les brûlantes parolesqu’au temps où il me faisait la cour, il avait murmurées à monoreille. Je n’avais aucune raison de douter qu’il m’eût tendrement,sincèrement aimée. Mais je me posais cette question : Avait-iltout aussi tendrement et sincèrement aiméMme Beauly avant moi ? Laquelle de nous deux,en un mot, avait eu son premier amour ? Mainte et mainte foisil m’avait déclaré que, jusqu’au jour où nous nous étionsrencontrés, il s’était trompé souvent sur la nature du sentimentqu’il avait pris pour de l’amour, ce souvenir me revint ;j’avais cru alors à sa parole, je résolus d’y croire encore, et j’ycrus. Mais je fus prise pour Mme Beauly d’une haineterrible.
L’impression produite sur la Cour par lalecture des lettres et du Journal avait été si pénible,qu’il semblait impossible que le sentiment de défaveur qui enrejaillit sur le prisonnier pût s’accroître. Il s’accrut cependantpar le dernier témoignage qu’appela l’accusation.
William Enzie, aide-jardinier à Gleninch, fit,sous la foi du serment, la déposition suivante :
« Le 20 octobre, à onze heures du matin,j’allais travailler dans le bosquet qui touche au jardin appelé lejardin hollandais. Dans ce jardin se trouve un cabinet de verdurequi tourne le dos au bosquet. La journée était, pour l’époque del’année, extrêmement belle et même chaude.
« J’avais, pour aller à mon ouvrage, àpasser derrière ce cabinet de verdure. En passant, j’entendis desvoix, une voix d’homme et une voix de femme. Celle de la femmem’était inconnue ; celle de l’homme, je ne pouvais m’ytromper, était la voix de mon maître. Le terrain du bosquet estmou, et ma curiosité étant excitée, je m’approchai sans bruit ducabinet et j’écoutai.
« Les premiers mots que je pus distinguerfurent prononcés par mon maître. Il disait :
« – Si j’avais pu prévoir que vous seriezlibre un jour, quel homme heureux j’aurais puêtre ! »
« La dame répondit :
« – Taisez-vous ! vous ne devezpoint parler ainsi. »
« Mon maître reprit :
« – Il faut bien que je vous dise ce quej’ai dans l’esprit. La pensée qui hante et torture mon esprit,c’est que je vous ai perdue. »
« Là, il s’arrêta un instant, et puis,soudainement, il dit :
« – Accordez-moi une grâce, monange ! promettez-moi de ne pas vous remarier. »
« La dame alors demanda sur un ton assezvif :
« – Que voulez-vous dire ?
« – Je ne souhaite aucun mal, reprit monmaître, à la malheureuse femme qui est le fardeau de ma vie ;mais, supposez…
« – Il n’y a rien à supposer, dit ladame, rentrons à la maison. »
« Elle sortit la première du cabinet, et,une fois dans le jardin, se retournant, elle fit signe à mon maîtrede la suivre. Dans cette position, je pus très-bien voir safigure ; et je reconnus en elle la jeune veuve qui était envisite à la maison. Dès son arrivée, elle m’avait été désignée, parle jardinier en chef, comme une personne à laquelle je ne devaisrien dire si je la trouvais à cueillir des fleurs. Il faut vousfaire savoir qu’à certains jours de la semaine, les jardins deGleninch étaient ouverts aux touristes, et naturellement nousfaisions, pour ce qui était des fleurs, une différence entre lesétrangers et les hôtes de la maison. Je suis absolument certain quela dame qui parlait ce jour-là avec mon maître étaitMme Beauly. C’était une personne fort avenante, etil était impossible de la prendre pour une autre, ou une autre pourelle. Elle et mon maître s’en allèrent vers la maison et jen’entendis pas la suite de leur conversation. »
Ce témoin fut, de part et d’autre, soumis à unsévère contre-examen. La défense mit en doute l’exactitude de sessouvenirs concernant la conversation dans le cabinet de verdure etson aptitude à reconnaître les gens. Sur certains points peuimportants, il se laissa ébranler : mais il maintint, avec unefermeté invincible, que les dernières paroles rapportées par luiétaient bien celles qui avaient été échangées entre son maître etMme Beauly, et il décrivit toute la personne de ladame en termes qui ne permettaient pas de douter qu’il n’eûtparfaitement constaté son identité.
Ainsi se termina l’audition des témoignagesrelatifs à la troisième question, celle de savoir quel avait puêtre le mobile de l’accusé pour empoisonner sa femme.
L’accusation avait rempli sa tâche, et lesplus fermes amis de l’accusé étaient forcés de reconnaître que toutjusque-là tendait à établir, de la façon la plus concluante et laplus claire, sa culpabilité. Lui-même semblait partager cesentiment, car lorsqu’il se retira à la fin du troisième jour duprocès, il était tellement abattu et à bout de forces qu’il futobligé de s’appuyer sur le bras du gouverneur de la prison.
L’immense intérêt qu’excitait ce procèss’accrut encore prodigieusement le quatrième jour. C’étaitmaintenant le tour des témoins appelés par la défense. Au premierrang parmi eux se trouvait la mère du prévenu. Appelée la première,elle jeta, en levant son voile pour prêter serment, un regardmaternel sur son fils, qui aussitôt fondit en larmes. À cetinstant, la sympathie que tout le monde éprouva pour la mèrecommença enfin à s’étendre un peu jusqu’à son malheureux fils.
À toutes les questions qui lui furent posées,Mme Macallan mère répondit avec un calme et unedignité admirables.
Interrogée sur certaines causeries intimesqu’elle avait eues avec sa bru, elle déclara queMme Eustache Macallan était, pour tout ce quitenait à l’extérieur de sa personne, d’une sensibilité maladive.Passionnément attachée à son mari, le grand souci de sa vie étaitde se rendre à ses yeux aussi attrayante que possible. Lesimperfections de sa personne, et particulièrement de son teint,étaient pour elle le sujet des plus amers regrets. Mainte et maintefois le témoin lui avait entendu dire qu’il n’y avait pas de risquequ’elle ne fût prête à courir, pas de souffrance qu’elle ne fûtprête à endurer, pour embellir ce teint qui faisait son malheur.« Les hommes, avait-elle coutume de dire, se laissent tousprendre aux charmes extérieurs, et peut-être, sans ce malheureuxteint, mon mari m’aimerait-il davantage ! »
À la question de savoir si les extraits duJournal de son fils pouvaient être regardés comme destémoignages dignes de foi, ou, en d’autres termes, s’ilsreprésentaient exactement les particularités de son caractère etses vrais sentiments envers sa femme, Mme Macallanrépondit par la dénégation la plus claire et la plus formelle.
« Ces extraits du Journal de monfils, dit-elle, sont une diffamation de son caractère, et ne croyezpas que, pour être écrits de sa main, ils en soient moins unediffamation. Forte de mon expérience maternelle, je suis sûre qu’ila dû écrire les passages qui ont été produits dans des momentsd’abattement, et de désespoir où il n’était plus maître de sapensée. Quel homme juste voudrait juger à la hâte quelqu’un sur lesparoles imprudentes qui peuvent lui échapper dans ses heures dechagrin et d’amertume ! Eh bien ! parce qu’il se trouvequ’au lieu de les prononcer, ces paroles imprudentes, mon fils lesa écrites, doit-il être jugé ainsi ? Sa propre plume a été,dans ce cas, son plus mortel ennemi ; elle l’a présenté sousle jour le plus défavorable. Que mon fils n’ait pas été heureux enménage, je le reconnais ; mais je dis en même temps qu’il aété plein d’égards pour sa femme. L’un et l’autre avaient en moiune confiance absolue, et j’ai eu toutes les occasions possibles deles voir dans ces moments où l’on ne cache rien. Eh bien, jedéclare, en dépit de tout ce qu’elle paraît avoir écrit à ses amiesou correspondantes, que jamais mon fils n’a donné à sa femme unecause sérieuse d’affirmer qu’il la traitait avec dédain oucruauté. »
Ces mots, dits d’une voix nette et ferme,produisirent une vive sensation. Le Procureur-Général comprenant lepeu de chance de succès qu’aurait toute tentative faite par luipour affaiblir cette impression, se borna, dans soncontre-interrogatoire, à deux questions significatives.
« En vous parlant des imperfections deson teint, dit-il à Mme Macallan, votre brua-t-elle fait quelque allusion à l’emploi de l’arsenic pour yremédier ? »
La réponse à cette question fut :
« Non. »
Le Procureur-Général continua :
« Et vous-même, dans ces conversationsintimes dont vous nous avez entretenus, avez-vous jamais recommandél’arsenic, en avez-vous jamais parlé ?
– Jamais. »
Le Procureur-Général déclara qu’il n’avait pasd’autres questions à faire au témoin, etMme Macallan mère se retira.
Un nouvel intérêt fut excité par l’apparitiondu témoin suivant, qui n’était rien moins queMme Beauly elle-même. Le compte-rendu la représentecomme une personne remarquablement attrayante, de manières modesteset distinguées, et montrant par toute sa tenue qu’elle sentaitvivement la position pénible qui lui était faite.
La première partie de son témoignage ne futguère qu’une récapitulation de ce qu’avait dit la mère du prévenu…avec cette différence, toutefois, que Mme Beaulyavait été positivement questionnée par la défunte sur l’emploi descosmétiques qui peuvent servir à embellir le teint.Mme Eustache Macallan, après l’avoir complimentéesur la beauté de son teint, lui avait demandé ce qu’elle faisaitpour conserver tant d’éclat et de fraîcheur. Comme elle ne faisaitrien du tout pour cela, et ignorait complètement l’usage descosmétiques, Mme Beauly avait été offensée de cettequestion, et il en était résulté une froideur passagère entre cesdeux dames.
Quant à ses relations avec l’accusé,Mme Beauly nia avec indignation queM. Macallan eût jamais donné à la défunte le moindre sujet dejalousie. Il était absolument impossible qu’après avoir renduvisite aux voisins de son cousin, elle quittât l’Écosse sans allerchez lui. Une telle conduite, outre qu’elle eût été un acted’impolitesse inqualifiable, n’eût pas manqué d’exciterl’attention. Elle ne nia point que M. Macallan se fût montréépris d’elle dans le temps où ni l’un ni l’autre n’étaientmariés ; mais, du jour où elle eut épousé un autre homme et oùil eut épousé une autre femme, ils ne s’étaient permis ni l’un nil’autre de donner cours à de tels sentiments. Leurs relations, àpartir de cette époque, avaient été aussi innocentes que cellesd’un frère et d’une sœur. M. Macallan était un galanthomme ; il savait quels étaient ses devoirs envers sa femme etquels étaient ses devoirs envers Mme Beauly ;jamais elle n’aurait mis le pied chez lui, si, par expérience, ellen’en avait été certaine. Quant au témoignage de l’aide-jardinier,pour ne pas être une pure invention, il n’en valait guère mieux. Laplus grande partie de la conversation, qu’il disait avoir surprise,n’avait jamais eu lieu, et le peu qu’il y avait de vrai dans cequ’il rapportait, avait été dit en plaisantant. Elle-même avaitimmédiatement arrêté cette plaisanterie comme le témoin d’ailleursle déclarait. En somme, M. Macallan avait toujours été, danssa conduite envers sa femme, plein d’égards et de bonté.Constamment il s’occupait de trouver des moyens d’alléger lessouffrances que lui causait l’affection rhumatismale qui la forçaità garder le lit. Ce n’était pas une fois, mais mille, qu’il avaitparlé à Mme Beauly de sa femme dans les termes dela plus vraie sympathie. Lorsque la veille de sa mort,Mme Macallan avait ordonné à son mari et àMme Beauly de quitter sa chambre, M. Macallans’était contenté de faire cette réflexion : « Nous devonspatienter avec sa jalousie ; qu’il nous suffise de savoir quenous ne la méritons pas. » Et c’est ainsi que, du premier jourjusqu’au dernier, M. Macallan, avec une patience admirable,s’était soumis à l’humeur jalouse de sa femme.
L’intérêt principal de l’interrogatoire deMme Beauly se concentrait dans une question qui nelui fut posée qu’en dernier lieu. Après lui avoir rappelé qu’elleavait, en prêtant serment, déclaré s’appeler Hélène Beauly, leProcureur-Général lui dit :
« Une lettre adressée au prévenu, etsignée Hélène, a été lue à la Cour. Examinez-la, s’il vousplaît, et dites si, oui ou non, cette lettre est devous. »
Avant que le témoin eût pu répondre, l’avocatde l’accusé s’opposa à ce qu’une telle question fût faite autémoin. La Cour fit droit à ces conclusions et ne permit pas auProcureur-Général d’insister sur cette question.Mme Beauly se retira. Elle n’avait pu complètementréprimer son émotion lorsqu’on avait parlé de cette lettre et qu’onla lui avait mise entre les mains. Cette émotion avaitnaturellement donné lieu, dans l’auditoire, à des commentairestrès-divers ; mais en somme, le témoignage deMme Beauly avait tendu à confirmer l’impression quele témoignage de la mère avait produite en faveur de l’accusé.
Les deux témoins entendus aprèsMme Beauly furent deux dames, toutes les deux amiesde pension de Mme Eustache Macallan. Un vif intérêts’attacha tout aussitôt à leurs dépositions ; en effet, ellesapportaient au moyen présenté par la défense le poids et laconsistance qui lui manquaient jusque-là.
La première de ces dames déclara que dans sesconversations avec Mme Eustache Macallan, elleavait mentionné l’arsenic comme moyen d’embellir le teint. Cettedame ajouta qu’elle n’en avait jamais fait usage elle-même ;mais elle avait lu quelque part que, parmi les paysans styriens,c’était une coutume assez générale de prendre de l’arsenic pours’éclaircir le teint et lui donner les apparences de la fraîcheuret de la bonne santé. Elle déposa sous serment qu’elle avait faitpart de ce résultat de ses lectures à la défunte, exactement commeelle venait de le raconter à la Cour.
La seconde de ces dames, présente à laconversation sus-mentionnée, en confirma tous les détails. Elleajouta qu’elle s’était procuré, à la prière deMme Eustache Macallan, le livre où il étaitquestion de cette coutume des paysans styriens, et qu’elle avaitelle-même envoyé ce livre par la poste àMme Eustache Macallan à Gleninch.
Il n’y avait qu’un point faible dans cestémoignages assez concluants. L’accusation le découvrit.
À chacune de ces dames, le Procureur-Généraldemanda si jamais Mme Eustache Macallan leur avaitexprimé, directement, l’intention de se procurer de l’arsenic etd’en faire usage pour s’éclaircir le teint. La réponse des deuxtémoins à cette question souverainement importante fut :« Non. » Mme Eustache Macallan avaitentendu parler du remède et avait reçu le livre ; mais de sesintentions ultérieures elle n’avait pas soufflé mot. Au contraire,elle avait prié ses amies de considérer la conversation commeabsolument confidentielle, et il n’en avait plus été question.
Il n’était pas nécessaire d’avoir l’œilexpérimenté d’un homme de loi pour découvrir le fatal défaut quivenait de se révéler dans l’ensemble des témoignages entendusjusque-là à la requête de la défense. Tout le monde comprenait que,pour que l’accusé eût quelque chance d’être honorablement acquitté,il fallait qu’il fût prouvé que sa femme avait eu du poison en sapossession, ou du moins qu’elle avait exprimé son intentionexpresse de s’en procurer. Dans l’un ou l’autre cas, l’accusé sefût appuyé sur un témoignage, indirect sans doute, mais auquel toutesprit honnête et sensé eût pu ajouter foi. Ce témoignage allait-ilse produire ? La défense était-elle ou n’était-elle pas encoreà bout de ressources ?
La foule qui remplissait la salle attendait,respirant à peine, le témoin qui allait venir. La rumeur circula,parmi les personnes bien renseignées, que la Cour allait maintenantvoir et entendre le vieil ami du prisonnier, dont le nom avait étédéjà mentionné au cours du procès.
Après une courte attente, il se fit soudaindans l’auditoire un mouvement accompagné d’exclamations decuriosité et de surprise promptement étouffées. Au même instant,l’huissier appela le témoin suivant par le nom extraordinairede :
« MISERRIMUS DEXTER. »
L’appel de ce nouveau témoin provoqua dansl’auditoire un éclat de rire, dû en partie sans doute à l’étrangenom qui venait d’être prononcé, et en partie aussi à l’empressementinstinctif avec lequel toutes les assemblées nombreuses, quand leurintérêt est douloureusement excité, saisissent, par besoin dedétente, la première occasion de rire qui s’offre à elle. Unesévère admonestation du Président, qui menaça de faire évacuer lasalle, si de telles manifestations se renouvelaient, rétablitpromptement l’ordre.
Au milieu du profond silence qui suivit cetavertissement, le nouveau témoin fit son entrée.
Glissant sur une chaise roulante à laquelle ildonnait lui-même le mouvement et la direction, parut alors aux yeuxde l’assemblée, à travers le passage, qui lui fut ouvert dans lafoule, un être bizarre, étonnant, une moitié d’homme, pour toutdire. Une couverture, que l’on avait eu la précaution de jeter surla chaise mécanique, étant tombée, on put voir que la tête, lesbras, et le tronc de ce pauvre être humain étaient absolumentprivés des membres inférieurs. Ce qui rendait cette difformité plusfrappante et plus terrible encore, c’est que le visage et le bustedu malheureux étaient extraordinairement beaux et admirablementproportionnés. Ses longs cheveux châtains tombaient, soyeux etbrillants, sur des épaules qui étaient la perfection de la force etde la grâce. Son visage brillait de vivacité et d’intelligence. Sesgrands yeux bleus, ses mains blanches et effilées semblaient êtreplutôt les mains et les yeux d’une jolie femme. N’eussent été lesproportions masculines de son cou et de sa poitrine, sur laquelletombaient les flots de sa barbe soyeuse, d’un châtain plus clairque celui des cheveux, on aurait pu tout aussi bien le prendre pourune femme que pour un homme. Jamais tête et buste plus magnifiquesn’étaient échus à une créature d’ailleurs, plus déshéritée. Jamaisplus aveugle et plus cruelle erreur de la nature n’avait étécommise que dans la formation de ce malheureux être !
Après avoir prêté serment, sans quitter sachaise bien entendu, il redit son nom, et, saluant la Cour, demandaau Président la permission de faire précéder sa déposition dequelques mots d’explication.
« On rit généralement, dit-il, lorsqu’onentend pour la première fois mon étrange nom de baptême. Je puiscependant certifier aux braves gens qui m’écoutent que mon nom,comme bien d’autres qui sont plus communs parmi nous, a uneprofonde signification. Le nom d’Alexandre, par exemple, signifieen grec secoureur d’hommes. Celui de David signifie, enhébreux, bien-aimé. Franz ou François est allemand, etveut dire libre.Enfin mon nom, Miserrimus, est latin etsignifie très-malheureux. C’est le nom que mon père medonna, par allusion à la difformité que vous pouvez tous voir,difformité dont j’eus le malheur d’être affligé en venant au monde.Et maintenant, vous ne rirez plus de Miserrimus, n’est-cepas ? »
Se tournant alors vers l’avocat de l’accusé,qui se disposait à le questionner au nom de la défense :
« Monsieur le Doyen, repritM. Dexter, je suis à vos ordres ; je vous demande pardond’avoir un instant retardé le cours du procès. »
Ces quelques mots avaient été prononcés avecune grâce et une tranquillité parfaites. Questionné par l’avocat,il fit la déposition qui suit, sans la moindre apparence de gêne oud’hésitation.
« J’étais venu passer quelques jours àGleninch, où je me trouvais comme hôte de la maison, à l’époque oùMme Eustache Macallan mourut. L’accusé étant alorsdans un état de prostration qui lui rendait impossiblel’accomplissement de ses devoirs de maître de maison, les docteursJérôme et Gale me firent demander un entretien particulier. Danscette entrevue, les deux docteurs me remplirent d’étonnement etd’horreur en me déclarant que Mme Eustache Macallanétait morte empoisonnée. Ils me chargèrent de communiquer cetteterrible nouvelle à son mari et m’avertirent que l’autopsie ducadavre devait être faite.
« Si le Procureur-Général avait vu monami lorsque je lui fis part du message des docteurs, je doute qu’ileût jamais eu le courage d’accuser le prisonnier du meurtre de safemme. Selon moi, cette accusation n’était rien de moins qu’unoutrage. C’est sous l’empire de ce sentiment que je m’opposai à lasaisie des lettres et du Journal du prévenu. Maintenantque le Journal a été produit, je soutiens, avec la mère duprisonnier, qu’il n’est pas juste de se servir de ceJournal, comme d’un témoignage contre lui. UnJournal, pour peu qu’il contienne autre chose que desimples faits et dates, n’est que l’expression du plus faible et duplus triste côté de la nature de celui qui le tient. Ce n’est, dansneuf cas sur dix, qu’un recueil d’effusions personnelles etvaniteuses, dont l’auteur n’oserait rendre témoin aucun autre quelui-même, et qui, par conséquent, n’ont aucune valeur. Je suis leplus vieil ami de l’accusé ; eh bien, je déclaresolennellement qu’avant que son Journal ait été lu devantcette Cour, je n’aurais jamais cru qu’il pût écrire de pareillesinsanités.
« Lui, tuer sa femme ! Lui, traitersa femme avec dédain et cruauté ! J’ose dire, au nom d’uneexpérience de vingt ans, qu’il n’y a pas d’homme dans cetteassemblée qui soit foncièrement plus incapable du crime, plusincapable de cruauté, que celui que vous voyez à la barre. Mais jevais plus loin, et je doute que même un homme capable de commettreun crime ou un acte de cruauté eût pu avoir le cœur de faire du malà la femme dont la mort prématurée est la cause de ce procès.
« J’ai appris ce que Christine Ormsay, lagarde-malade grossière et mal disposée, a rapporté de la défunte.Je suis fondé, et cela par mon expérience personnelle, à ne paslaisser sans contradiction un seul mot de son témoignage.Mme Eustache Macallan… même en faisant la part deses imperfections… était une des plus charmantes femmes que j’aiejamais rencontrées. Elle avait reçu la meilleure éducation, et jen’ai jamais vu chez aucune autre femme un sourire aussi doux et unetelle grâce de mouvement. Aimiez-vous la musique, elle chantaitsupérieurement, et peu d’artistes de profession jouaient du pianoaussi bien qu’elle. Préfériez-vous la conversation, je ne connaispas d’homme, ni même de femme, ce qui est bien plus fort, que saconversation ne pût charmer. Dire qu’une telle femme a pu êtred’abord cruellement négligée, et puis inhumainement empoisonnée,par l’homme… non, par le martyr… qui comparaît devant vous, autantvaudrait dire qu’il ne fait pas jour en plein midi, ou que le cieln’est pas au-dessus de nos têtes.
« Oui, je sais que les lettres de sesamies prouvent qu’elle leur a écrit pour se plaindre amèrement dela conduite de son mari. Mais souvenez-vous de ce qu’une de cesamies, la plus raisonnable et la meilleure de beaucoup, luirépondait : « Je crois que, sans le vouloir, et par uneffet de votre sensibilité, vous exagérez ou dénaturez le caractèrede l’indifférence que votre mari semble vous montrer. » Voilàla vérité, toute la vérité. La nature deMme Eustache Macallan était cette natureimaginative et habile à se tourmenter qui caractérise les poëtes.Nul amour humain ne pouvait être assez raffiné pour elle. Desvétilles auxquelles des femmes douées d’une âme moins délicaten’auraient pas fait la moindre attention, étaient pour cette naturede sensitive des causes de véritable torture. Il y a des personnesqui sont nées pour être malheureuses, et la pauvre femme était dece nombre : cela explique tout.
« Non ! il y a encore un mot àdire.
« Il faut rappeler à l’accusation que lamort de Mme Eustache Macallan devait être et a été,au point de vue de la fortune, une perte sérieuse pour son mari. Ilavait, en se mariant, insisté sur l’adoption d’un régime quiassurait à sa femme la libre disposition de sa fortune personnelle,et, au cas où elle viendrait à mourir, la libre transmission decette fortune à ses parents à elle. Les revenus de cette fortunecontribuaient toutefois au magnifique entretien de la bellepropriété de Gleninch. Les ressources personnelles de l’accusé,même accrues de celles de sa mère, étaient loin de pouvoir suffireaux dépenses que comporte l’existence dans un si splendide château.Parfaitement au courant de toutes ces circonstances, je puisaffirmer que la mort de la femme a privé le mari des deux tiers deson revenu. Et quand tous ses intérêts pécuniaires devaient luifaire désirer que sa femme ne mourût pas, l’accusation, qui voitcependant en lui le plus vil et le plus égoïste des hommes, vientaffirmer que c’est lui qui, de propos délibéré, s’est fait sonmeurtrier !
« Il est inutile de me demander si j’aijamais rien remarqué dans la conduite de l’accusé et deMme Beauly qui pût justifier la jalousie del’épouse. Jamais je n’ai observé attentivementMme Beauly ; et jamais je n’ai encouragél’accusé à me parler d’elle. Il était grand admirateur du beausexe, mais d’une façon générale, et, à mon avis, tout à faitinnocemment. Qu’il eût pu préférer Mme Beauly à safemme est pour moi inconcevable, à moins qu’il n’eût perdu laraison ; et je n’ai jamais eu le moindre motif de croire qu’ileût perdu la raison.
« Quant à la question de l’arsenic… ou dumoins quant à la question de savoir si Mme EustacheMacallan en avait en sa possession… je puis attester un fait qui,peut-être, mérite quelque attention de la part de la Cour.
« J’étais présent, dans le cabinet duProcureur-Général, à l’examen des papiers et autres objetsdécouverts à Gleninch. Le nécessaire de toilette de la défunte mefut montré, après que le Procureur-Général lui-même l’eûtofficiellement examiné. Le sens du toucher se trouve être chez moiextraordinairement développé. En maniant le couvercle de cenécessaire, je sentis, à l’intérieur, quelque chose qui m’amena àen examiner la construction avec le plus grand soin. Le résultat decet examen fut la découverte d’une petite cachette dissimulée entrele bois et la doublure, cachette dans laquelle se trouvait lapetite fiole que voici. »
Ici l’interrogatoire du témoin fut suspendupour donner à la Cour le temps d’examiner la fiole et de lacomparer avec celles qui faisaient réellement partie dunécessaire.
Ces dernières, faites du plus beau cristaltaillé, et très-élégantes de forme, n’avaient pas la moindreressemblance avec celle qui avait été trouvée dans la petitecachette, et qui, par la nature du verre, ressemblait aux fiolescommunes employées par les pharmaciens. Pas une goutte de liquide,pas un atome de substance solide n’y restait. Aucune odeur ne s’enexhalait, et… plus malheureusement encore pour les intérêts de ladéfense… aucune étiquette ne s’y était trouvée collée lorsqu’elleavait été découverte.
Celui des deux pharmaciens qui avait vendu laseconde fois de l’arsenic au prévenu fut rappelé et interrogé denouveau. Il déclara que la fiole produite était exactement pareilleà celle où il avait mis l’arsenic, mais aussi à des centainesd’autres dont il se servait tous les jours. En l’absence del’étiquette sur laquelle il avait écrit de sa main le motpoison,il lui était impossible de reconnaître cette fiole.En vain s’était-on livré aux recherches les plus minutieuses, dansl’espérance de retrouver, soit dans le nécessaire de toilette, soitdans la chambre à coucher de la défunte, l’étiquette qui aurait puse détacher par hasard de la mystérieuse fiole, ces recherchesn’avaient abouti à rien. Moralement, on pouvait conclure que cettefiole était bien celle qui avait contenu le poison. Légalement, onn’en avait pas la moindre preuve.
Ainsi échouait le dernier effort de la défensepour retrouver en la possession de la femme une partie de l’arsenicacheté par le mari. Le livre où étaient narrées les coutumes despaysans styriens avait été trouvé parmi les livres de la défunte etproduit comme pièce du procès. Mais de ce queMme Eustache Macallan avait eu ce livre en sapossession, pouvait-on conclure qu’elle avait demandé à son mari delui acheter de l’arsenic ? Le papier froissé et contenantencore quelques grains d’une poudre blanche, avait été reconnu parle pharmacien pour avoir en effet contenu de l’arsenic ; maisqu’est-ce qui prouvait que Mme Eustache Macallaneût, de sa main, placé ce paquet dans le petit meuble et l’eût vidéde son contenu ? Rien absolument. Tout se bornait encore à dessuppositions ; quant aux preuves, elles faisaient absolumentdéfaut.
La suite de l’interrogatoire de MiserrimusDexter ne porta que sur des points de peu d’intérêt. Il se terminapar une sorte de tournoi intellectuel entre lui et leProcureur-Général, tournoi dans lequel ce dernier ne parut pasavoir l’avantage. Une seule question, et la réponse qui y fut faitevalent la peine d’être rappelées ici. Elles me parurent avoir unesérieuse importance pour l’objet en vue auquel je m’imposais lalecture de ce procès.
« Je crois, monsieur Dexter, dit leProcureur-Général, en appuyant de la façon la plus ironique sur cesparoles, je crois que vous avez un système à vous, système d’aprèslequel la mort de Mme Eustache Macallan n’auraitpour vous rien de mystérieux ?
– Que j’aie mon idée sur ce point commesur bien d’autres, répliqua le témoin, c’est fort possible ;mais que la Cour me permette de lui poser à mon tour cettequestion : – Suis-je ici pour exposer des systèmes ou pourraconter les faits qui sont à ma connaissance ? »
Je pris bonne note de cette réponse. Les idéesde M. Dexter étaient évidemment celles d’un ami véritable demon mari, et de plus celles d’un homme d’une intelligence fortau-dessus de la moyenne. Elles pouvaient être un jour pour moi d’unprix inestimable, pourvu toutefois que je parvinsse à lui persuaderde me les communiquer.
Mentionnons encore, avant de quitter ce sujet,qu’à cette première note j’en ajoutai une seconde, destinée à merappeler une observation que je fis pour mon propre compte.Lorsque, dans sa déposition, il avait été question deMme Beauly, M. Dexter avait parlé d’elle d’unefaçon si méprisante, je pourrais presque dire si brutale, qu’onétait fondé à penser qu’il avait en particulier de fortes raisonsde ne pas aimer cette dame, peut-être même de se méfier d’elle. Surce point encore, il pouvait être de la plus haute importance pourmoi de voir M. Dexter et de tirer au clair, si c’étaitpossible, ce que la Cour, par un sentiment de délicatesse,peut-être exagéré, avait jugé convenable de ne pas éclaircir.
Le dernier témoin avait été entendu. La chaiseroulante, chargée de sa moitié d’homme, reprit le chemin par lequelelle était venue, et se perdit dans un des coins éloignés de lasalle. Le Procureur-Général se leva pour adresser au jury sonréquisitoire.
Je n’hésite pas à dire que jamais je n’ai rienlu d’aussi abominable que le plaidoyer de l’éminent organe duministère publie. Il n’eut pas honte de déclarer, en commençant,qu’il avait la ferme conviction que l’accusé était coupable !Quel droit avait-il d’affirmer quoi que ce soit de pareil ?Était-ce à lui de décider la question ? Je voudrais biensavoir depuis quand il est permis à un magistrat d’être tout à lafois l’accusateur et le jury ! Ayant commencé par condamner,de sa propre autorité, l’accusé, il continua à dénaturer les plusinnocentes actions de cet infortuné, de façon à les présenter sousle jour le plus faux et le plus odieux. C’est ainsi que, racontantcomment Eustache s’était approché du lit de mort de sa femme etavait déposé un baiser sur le front de la pauvre morte, il ditqu’il ne l’avait fait que pour créer une impression favorable dansl’esprit du docteur et de la garde-malade. De même, s’il avaitsemblé succomber au chagrin que lui causait la perte de sa femme,c’était un rôle qu’il jouait, mais il triomphait en secret. Celuiqui aurait pu lire dans son cœur y aurait vu une haine diaboliquepour sa femme et une passion insensée pourMme Beauly. Tout ce que l’accusé avait dit n’étaitqu’un tissu de mensonges ; tout ce qu’il avait dit n’étaitqu’une série d’actes marqués au coin de la perfidie et de lacruauté. Ce fut en ces termes que le principal organe du ministèrepublic parla du malheureux qui, debout, impuissant, se tenaitdevant lui à la barre. À la place de mon mari, si je n’eusse pufaire mieux, je lui aurais au moins jeté quelque chose à la tête.Pour moi, j’étais si outrée que je déchirai les pages ducompte-rendu qui contenaient le réquisitoire duProcureur-Général ; je les foulai aux pieds avec rage, et metrouvai mieux après cette exécution privée. Je dois cependantavouer que maintenant je me sens un peu honteuse de m’être ainsivengée sur des feuilles de papier, aussi insensibles qu’innocentesdes accusations qu’elles portaient.
Le cinquième jour du procès fut consacré à laplaidoierie du défenseur. Ah ! quel contraste, avec lesinfamies accumulées par le Procureur-Général dans son réquisitoire,que l’éloquent, le touchant discours du Doyen de la Faculté,parlant pour mon mari !
Dès le début, l’illustre avocat frappa la notejuste.
« Je ne le cède à personne, dit-il encommençant, pour la pitié que m’inspire la femme ; mais je disque, du premier jour jusqu’au dernier, le martyr, dans cetteaffaire, c’est le mari. Quelles que soient les douleurs que lapauvre femme ait eues en partage, que sont-elles auprès de cellesque l’infortuné qui est debout à la barre a souffertes, auprès decelles qu’il souffre en ce moment ! S’il n’avait été lemeilleur des hommes, le plus dévoué des maris, jamais il ne seserait trouvé dans l’horrible situation qui lui est faiteaujourd’hui. Un homme d’un caractère moins noble ou moins doux seserait défié des intentions de sa femme, lorsque celle-ci luiaurait demandé de lui acheter du poison ; aurait percé à jourles misérables prétextes mis en avant par elle pour expliquer sademande, et aurait sagement et fermement dit : Non. L’accusén’est point un homme de cette espèce. Il était trop bon pour safemme, trop inaccessible à toute mauvaise pensée sur son compte àelle, ou sur le compte de toute autre personne, pour prévoir lesembarras et les dangers auxquels sa fatale condescendance pouvaitl’exposer. Et quel a été le résultat ? C’est qu’aujourd’hui levoici, traîné devant une cour de justice et flétri du nom demeurtrier. Et tout cela parce qu’il a été trop digne et tropmagnanime pour permettre au moindre soupçon de s’attacher dans sonesprit à la conduite de sa femme. »
Après avoir ainsi parlé du mari, le défenseurfut tout aussi éloquent et tout aussi irréfutable quand il vint àparler de la femme.
« Le Procureur-Général, dit-il, ademandé, avec l’accent d’amère ironie pour lequel il est renommé aubarreau écossais, pourquoi nous n’avons pas jugé nécessaire deprouver que l’accusé avait remis les deux paquets de poison à safemme ? À cela, j’ai à répondre que nous avons prouvé :premièrement, que Mme Eustache Macallan étaitpassionnément attachée à son mari ; secondement, qu’ellesouffrait amèrement de défauts qui, croyait-elle, nuisaient auxattraits de sa personne, et en particulier, du manque d’éclat deson teint ; et, troisièmement, qu’elle avait appris quel’arsenic, pris à l’intérieur, était regardé comme un remède à cedernier défaut. Pour tous ceux qui savent quelque chose de lanature humaine, il y a là plus de preuves qu’il n’en faut. Monsavant ami supposerait-il, par hasard, que les femmes ontl’habitude de parler aux gens des artifices secrets ou dessubstances à l’aide desquels elles s’efforcent de donner, plusd’éclat à leurs attraits ? L’expérience qu’il a du beau sexelui a-t-elle appris qu’une femme, dont l’ardente préoccupation estde se faire la plus belle possible aux yeux d’un homme, va allerdire à cet homme, ou à ceux qui pourraient le lui rappeler, que lecharme par lequel elle espère gagner son cœur… disons, par exemple,un teint de lys et de rose… est artificiellement acquis par l’usagedangereux d’un poison mortel ? Il est tout simplement absurdequ’une telle idée puisse venir à quelqu’un. Sans doute, personnen’entendit jamais Mme Eustache Macallan parlerd’arsenic. Sans doute personne ne la trouva jamais s’administrantde l’arsenic. Il est prouvé que, même aux amies qui lui avaientparlé de l’arsenic comme d’un remède, et qui lui avaient procuré lelivre où ce sujet était traité, elle ne voulut jamais confier leprojet qu’elle avait formé d’essayer de ce poison. Jamais, au grandjamais, la pauvre femme ne fit part de son secret à personne ;pas plus qu’elle n’aurait fait part de son secret, si elle eûtporté de faux cheveux, ou si elle eût été redevable de ses dents àl’art du dentiste. Et voilà maintenant la vie et l’honneur de sonmari en jeu, parce que, femme, elle a agi comme toutes les femmes…comme les vôtres, messieurs du jury, ne manqueraient pas d’agirenvers vous, en pareille occasion. »
Après cette brillante plaidoierie, que jevoudrais pouvoir reproduire ici en entier, le dernier discoursprononcé dans cette affaire fut le résumé du Président. Triste etmonotone lecture en vérité !
Sa Seigneurie commença par dire au jury qu’ilne pouvait pas s’attendre à ce qu’on lui fournît la preuve directede l’empoisonnement, une telle preuve ne se rencontrant presquejamais en pareil cas. Il fallait donc se contenter des preuvesrésultant des circonstances de l’affaire. Telle était la règle, queM. le Président, je n’en doute pas, devait connaître. Mais,après avoir affirmé au jury qu’il pouvait se contenter de preuvescirconstancielles, il revint sur ses propres paroles et le prémunitcontre toute tendance à accepter trop facilement ce genre depreuves.
« Il faut que vous ayez des preuvessatisfaisantes, convaincantes, dit-il, des preuves d’où vouspuissiez tirer, non de simples conjectures, mais de justes etirrésistibles conclusions. »
Mais qui doit décider ce qui est ou n’est pasune juste conclusion, et qu’est-ce que c’est qu’une preuvecirconstancielle, sinon une conjecture ?
Après cet échantillon, il n’est pasnécessaire, je pense, de donner d’autres extraits du résumé. Lejury, absolument désorienté sans doute, eut recours à un compromis.Au bout d’une heure de débats infructueux dans la chambre de sesdélibérations (un jury de femmes n’aurait pas délibéré une minute),le jury rendit le timide et incertain verdict permis par la loiécossaise :
NON, LE CRIME N’EST PAS PROUVÉ.
Quelques applaudissements, immédiatementréprimés, éclatèrent dans l’auditoire. L’élargissement duprisonnier fut prononcé. Il se retira lentement, comme un hommequ’accable une profonde douleur, la tête penchée sur sa poitrine,ne regardant personne et ne répondant même pas aux amis qui luiparlaient. Il savait, le malheureux, quelle flétrissure laissaitpeser sur lui un verdict qui équivalait à ceci : « Nousne disons pas que vous êtes innocent du crime dont vous êtesaccusé, nous disons seulement qu’il n’y a pas de preuvessuffisantes pour vous condamner. » Telle fut la conclusionboiteuse et misérable par laquelle, pour le moment, se termina leprocès. Et pour toujours il serait resté tel… si moi, je n’avaisété là !
À la pâle lumière du jour naissant, je fermaile compte-rendu du jugement de mon mari accusé du meurtre de sapremière femme.
Je n’éprouvais aucune fatigue. Je n’avais pasla moindre envie, après ces longues heures de lecture et deméditation, de me mettre au lit et de dormir. C’était étrange, maisc’était ainsi. Je ne me serais pas sentie autrement si, après unenuit de bon sommeil, je m’étais réveillée à l’instant, animée d’unenouvelle résolution et comme une femme nouvelle.
Maintenant, enfin, je pouvais comprendrequ’Eustache se fût éloigné de moi. Pour un homme ayant dessentiments aussi délicats que les siens, quel martyr n’eût-ce pasété de se trouver en présence de sa femme, sachant qu’elle venaitde lire cet abominable compte-rendu et toutes les accusations dont,aux yeux du monde entier, il avait été l’objet. Je sentis cela,exactement comme il l’aurait senti lui-même. Mais, en même temps,je pensais qu’il aurait pu avoir confiance en moi et revenirchercher près de moi un apaisement aux supplices qu’il avaitsoufferts. Peut-être, me dis-je, finira-t-il par là ? Et, surcette pensée, je revins à lui tout entière et je lui pardonnai dufond de l’âme.
Un dernier point, un seul, en dépit de maphilosophie, me tenait douloureusement au cœur. Eustache aimait-ilencore secrètement Mme Beauly, ou mon amouravait-il éteint en lui cette passion ? J’aurais bien voulusavoir aussi quel était le genre de beauté de cette femme, et si,par hasard, elle et moi, nous nous ressemblions le moins dumonde.
La fenêtre de ma chambre regardait l’orient.J’ouvris les rideaux et vis le soleil se lever majestueusement dansun ciel pur. La tentation de sortir pour respirer l’air frais dumatin fut irrésistible. Je mis donc mon chapeau et mon châle et jesortis, le compte-rendu du jugement sous le bras. Je n’eus pas depeine à tirer les verrous de la porte de derrière de la maison, etbientôt je me trouvai dans le charmant petit jardin deBenjamin.
Calmée et fortifiée par la douce solitude etpar l’air délicieux que je respirais, je me sentis le courage deregarder en face le sérieux problème qui me tenait en échec… leproblème de l’avenir.
J’avais lu le jugement. J’avais fait vœu deconsacrer ma vie à cette œuvre sainte : la revendication del’innocence de mon mari. Seule et sans aide, je renouvelai enversmoi-même l’engagement solennel de mener à bien ce desseinirrévocable. Mais comment m’y prendre ? Par oùcommencer ?
Dans ma position, la façon de procéder la plusrésolue et la plus hardie, était en même temps la plus sage. Lerôle important qu’il avait joué dans le procès me donnaitd’excellentes raisons de penser que la personne dont les conseilset l’assistance devaient m’être utiles, était Miserrimus Dexter.Sans doute, il pouvait tromper mes espérances, il pouvait merefuser son secours, il pouvait, comme mon oncle, juger que j’avaisperdu la raison. Oui, tout cela était possible ; mais je nem’en attachais que plus fortement à ma résolution de tenterl’épreuve, et je décidai que, s’il était encore au nombre desvivants, ma première démarche serait de rechercher le pauvreestropié au nom bizarre.
Mais voyons, me disais-je, supposons qu’il mereçoive, qu’il me soit sympathique, et qu’il me comprenne ;que me dira-t-il ? La garde-malade, dans sa déposition, l’areprésenté comme un homme au ton vif et brusque. S’il me demande,ce qui est fort probable : qu’espérez-vous ? et en quoipuis-je vous aider ? ai-je des réponses toutes prêtes à cesdeux simples questions ? Eh bien, oui ! pourvu que j’osem’ouvrir à cette créature humaine de ce qui, en ce moment, fermentesecrètement dans mon esprit ; oui, pourvu que je prenne surmoi de confier à un étranger le soupçon qui me poursuit depuis quej’ai lu le jugement de mon mari. Ce soupçon, jusqu’ici, je n’aimême pas eu le courage de le mentionner dans cet écrit. Il fautcependant bien y venir, car ce soupçon me conduisit à des résultatsqui font partie de mon histoire, partie de ma vie.
Je commencerai par avouer qu’en fermant lecompte-rendu je m’étais trouvée, sur un point important,complètement d’accord avec mon ennemi et l’ennemi de mon mari… leProcureur-Général. Il avait caractérisé l’explication de la mort deMme Eustache Macallan présentée par la défense, ungrossier subterfuge, dans lequel aucun être doué de raison nepouvait discerner l’ombre d’une probabilité. Sans aller aussi loin,je ne pouvais non plus trouver dans les témoignages aucune raisonqui pût faire croire que la pauvre défunte eût pris, par erreur,une trop forte dose de poison. Qu’elle eût eu secrètement del’arsenic en sa possession, qu’elle s’en fût servi ou eût formé leprojet de s’en servir pour s’éclaircir le teint, cela pour moi nefaisait guère de doute. Mais aller plus loin m’était impossible.Plus j’y pensais, plus la justice me paraissait bien fondée dans sadéclaration que Mme Eustache Macallan était mortede la main d’un empoisonneur et qu’il y avait lieu de poursuivrel’auteur de ce crime. L’erreur de la justice, erreur certaine,complète pour moi, était d’avoir accusé mon mari de ce crime.
Mon mari étant innocent, il fallait bien, dansmon propre sentiment, que quelque autre fût coupable. Qui donc,parmi les hôtes de la maison, avait empoisonnéMme Eustache Macallan ? Mes soupçons, enréponse à cette question, ne visaient qu’une personne, unefemme : cette femme était Mme Beauly.
Oui, telle était la conclusion renversante àlaquelle j’étais arrivée, et qui, pour moi, résultait forcément dela lecture des dépositions.
Qu’on se rappelle la lettre signéeHélène et adressée à M. Macallan. Lorsque cettelettre avait été mise entre les mains deMme Beauly, la Cour l’avait dispensée de répondre àla question du Procureur-Général ; mais quelle personne senséepouvait douter que cette lettre eût été écrite par elle ? Ehbien, cette lettre ne montrait-elle pas, de la façon la plusconvaincante, l’état d’esprit dans lequel se trouvaitMme Beauly, lorsqu’elle avait fait sa visite àGleninch.
Écrivant à M. Macallan à une époque oùelle était la femme d’un autre… d’un autre à qui elle s’étaitengagée avant d’avoir jamais vu M. Macallan… que luidit-elle ? elle dit : « Quand je pense à votreexistence sacrifiée à cette malheureuse femme, mon cœur saigne pourvous »… Et plus loin : « Si j’avais eu l’ineffablebonheur d’aimer et de chérir le meilleur, le plus aimable deshommes, dans quel paradis nous aurions pu vivre, quelles heures dedélices nous aurions connues ! »
Si ce n’est pas là le langage d’une femmeéprise avec fureur, éprise sans pudeur d’un homme, qui n’est passon mari, qu’est-ce que c’est donc ? Ses pensées sonttellement pleines de lui que, pour elle, l’idéal de l’autre mondeest un monde où elle pourra s’unir à l’âme deM. Macallan ! Dans cette condition d’esprit et demoralité, la dame, un beau jour, se trouve, par la mort de sonmari, libre, libre de disposer d’elle-même et de son amour.Aussitôt que le respect des convenances le lui permet, elle part,elle va faire des visites ; et, dans le temps voulu, ellevient habiter le toit de celui qu’elle adore. La femme de son hôteest au lit, malade. Le seul autre visiteur de Gleninch est uninfirme qui ne peut se mouvoir que sur une chaise roulante. Lamaison et, dans cette maison, l’unique objet de son amour, sonttout à elle. Il n’y a entre elle et « le bonheur ineffabled’aimer et de chérir le meilleur, le plus aimable deshommes, » qu’un obstacle, la pauvre femme laide et malade,pour laquelle M. Macallan n’a jamais éprouvé, ne pourra jamaiséprouver le moindre sentiment d’amour.
Est-il donc entièrement absurde de croirequ’une telle femme, poussée par une telle passion, et environnée detelles circonstances, pouvait être capable de commettre un crime,si l’occasion se présentait de le commettre en toutesécurité ?
Si nous revenons sur le témoignage deMme Beauly, qu’a-t-elle dit dans sadéposition ?
Elle reconnaît avoir eu avecMme Macallan une conversation, dans laquellecelle-ci l’a questionnée sur les divers cosmétiques dont l’emploipeut servir à embellir le teint. Ne s’est-il rien passé de plusdans cette entrevue ? Mme Beauly n’y a-t-ellerecueilli aucune révélation, dont plus tard il eût été possible defaire un fatal usage, sur les dangereuses expériences auxquelles selivrait son hôtesse, dans le but de donner à son teint l’éclat quilui manquait ? Tout ce que nous savons, c’est que, sur cepoint, Mme Beauly a gardé le silence.
Mais que dit l’aide-jardinier ?
Il a entendu une conversation entreM. Macallan et Mme Beauly, de laquelle ilrésulte que la possibilité de devenir la femme de M. Macallans’était forcément présentée à l’esprit deMme Beauly et était, à n’en pas douter, considéréepar elle comme un sujet de conversation infiniment trop dangereuxpour qu’on pût s’y arrêter. L’innocent M. Macallan auraitpoursuivi la conversation ; Mme Beauly estprudente et l’arrête.
Et que dit enfin la garde-malade, ChristineOrmsay ?
Le jour de la mort deMme Eustache Macallan, la garde est priée par lamalade de la laisser seule et descend. À ce moment-là,Mme Eustache Macallan était assez bien remise de sapremière attaque, pour se distraire en écrivant. La garde-maladereste absente environ une demi-heure, au bout de laquelle elles’inquiète de ne point entendre la sonnette de la malade. Elle vatrouver M. Macallan pour lui demander ce qu’elle doit faire,et là elle apprend qu’on ne sait où est Mme Beauly.M. Macallan demande à M. Dexter s’il l’a vue ;celui-ci ne l’a point vue. Or, à quel moment se place cettedisparition de Mme Beauly ? Au moment même oùChristine Ormsay venait de laisser Mme EustacheMacallan seule dans sa chambre !
Sur ces entrefaites, la sonnette de la maladese fait entendre. Mme Macallan sonne avec violence.La garde court à sa chambre et constate que, sous une formenouvelle et plus grave encore, les alarmants symptômes du matin ontreparu. Il est onze heures ou onze heures moins cinq. Une secondedose de poison, plus forte que la première a été donnée durantl’absence de la garde, et, notez ceci, durant la disparition deMme Beauly. La garde, sortant dans le corridor pourappeler du secours, se trouve face à face avecMme Beauly elle-même, qui, ne sachant rien de rien,sort de sa chambre à elle… elle vient sans doute de se lever, àonze heures du matin… pour savoir des nouvelles de la malade.
Un peu plus tard, Mme Beaulyvient, en compagnie de M. Macallan, rendre visite à lamourante. Celle-ci leur jette à tous les deux un étrange regard etleur ordonne de sortir. M. Macallan ne voit là qu’un accèsd’impatience qu’expliquent les souffrances de la malade, et ilreste dans la chambre pour dire à la garde-malade qu’il a envoyéchercher le docteur. Mais que faitMme Beauly ? Aussitôt queMme Eustache Macallan lui lance ce regard, elles’enfuit terrifiée. Il n’est pas jusqu’àMme Beauly, paraît-il, qui n’ait uneconscience !
N’y a-t-il dans tous ces faits… dont lestémoins ont déposé sous la foi du serment… rien qui soit de natureà justifier les soupçons ?
La conclusion à tirer de tout ceci est pourmoi évidente : c’est la main de Mme Beauly quia administré la seconde dose de poison. Cela admis, il est logiqued’en conclure que c’est elle aussi qui, de bonne heure, dans lamatinée, a également administré la première dose. Comment celaa-t-il pu se faire ? Relisons les témoignages. La gardedéclare que de deux heures à six heures du matin, elle a dormi.Elle parle aussi d’une porte de communication avec la chambre de lamalade, porte fermée, dont la clef a été enlevée, nul ne sait parqui. Quelqu’un a dû s’emparer de cette clef. Pourquoi ne serait-cepas Mme Beauly ?
Un mot encore, et j’aurai complètement révélétout ce que j’avais dans l’esprit.
Miserrimus Dexter, dans lecontre-interrogatoire auquel il avait été soumis, avaitindirectement avoué que, sur ce triste sujet de la mort deMme Eustache Macallan, il avait une idée à lui. Ils’était, en même temps, expliqué sur le compte deMme Beauly en termes qui montraient suffisammentqu’il n’était nullement l’ami de cette dame. La soupçonnerait-ilaussi ? Ma principale raison pour me décider à lui demanderson avis, avant de m’adresser à aucun autre, était d’avoirl’occasion de lui poser cette question. Si vraiment il pensaitd’elle ce que j’en pensais moi-même, rien n’était plus clair que lavoie que j’avais à suivre. Après avoir vu Miserrimus Dexter, jen’aurais qu’à dissimuler avec soin mon identité, et à me présenter,sous le masque d’une inoffensive étrangère, àMme Beauly.
Sans doute il y avait à tout cela desdifficultés ; mais la première et la plus grande étaitd’obtenir une introduction auprès de Miserrimus Dexter.
L’air frais du jardin avait, depuis que je mepromenais, exercé sur moi son influence calmante, et je me sentaisplus disposée à me mettre au lit et à dormir qu’à me fatiguer pluslongtemps l’esprit de la solution des difficultés que soulevait monentreprise. Peu à peu je me sentis trop endormie pour penser, tropparesseuse pour marcher. Mon lit, que j’apercevais en passant prèsde la fenêtre ouverte de ma chambre, m’invitaitirrésistiblement.
Cinq minutes ne s’étaient pas écoulées, quej’avais accepté l’invitation de mon lit, et dit adieu, pour lemoment, à mes anxiétés et à mes peines. Cinq minutes de plus, etj’étais profondément endormie.
Un petit coup discrètement frappé à ma portefut le premier bruit qui me réveilla. J’entendis la voix de mon bonvieux Benjamin qui me parlait du dehors.
« Ma chère, je crains que vous ne mouriezde faim si je vous laisse dormir plus longtemps. Il est une heureet demie, et un de vos amis est venu pour avoir le plaisir dedéjeuner avec nous. »
Un de mes amis ! Quels amisavais-je ? Mon mari était au loin, et mon oncle, désespérantde moi, m’avait abandonnée.
« Qui est-ce ? criai-je de mon lit,à travers la porte.
– Le Major Fitz-David, » réponditBenjamin.
Je m’élançai hors du lit. L’homme même dontj’avais besoin venait me trouver. Le Major Fitz-David connaissait,comme on dit, tout le monde. Intime avec mon mari, il étaitimpossible qu’il ne connût pas son vieil ami… MiserrimusDexter.
Avouerai-je que je pris un soin particulier dema toilette, quitte à faire attendre le déjeuner ? Quelle estla femme qui n’en eût pas fait autant, ayant une faveurparticulière à demander au Major Fitz-David.
En me voyant ouvrir la porte de la salle àmanger, le Major accourut au-devant de moi. Avec son éléganteredingote bleue, son sourire vainqueur, sa bague en rubis, et lecompliment toujours prêt à fleurir sur ses lèvres, il avait l’airvraiment du plus jeune et du plus brillant des hommes entre deuxâges. C’était un plaisir de revoir ce moderne Don Juan !
« Je ne vous demanderai pas de nouvellesde votre santé, me dit le vieux gentleman ; vos yeux, ma chèrebelle, m’ont répondu, avant même que j’eusse pu vous adresser maquestion. À votre âge, il n’y a pas de fontaine de Jouvence quivaille un bon somme. Dormir la grasse matinée… voilà le secret toutsimple de conserver votre frais visage et de vivre une longuevie.
– Je suis bien loin, Major, d’avoir dormiaussi longtemps que vous le supposez. S’il faut vous dire lavérité, je ne me suis couchée qu’au jour, j’ai passé la nuit àlire. »
Le Major Fitz-David, leva d’un air de surprisepolie, ses sourcils admirablement peints.
« Quel est donc l’heureux livre qui vousa si vivement intéressée ?
– Ce livre est le compte-rendu dujugement de mon mari, accusé du meurtre de sa premièrefemme. »
Le sourire du Major s’évanouit. Il recula d’unair consterné.
« Ne me parlez pas de cet horriblelivre ! s’écria-t-il. Ne faites jamais allusion à cet affreuxsujet ! Qu’ont de commun la grâce et la beauté avec lesassises, les empoisonnements, et toutes ces horreurs ?Quoi ! charmante amie, voulez-vous profaner vos lèvres par depareils discours ? Voulez-vous mettre en fuite les amours etles grâces qui s’abritent dans vos sourires ? Ne soyez pasinsensible aux prières d’un vieux garçon qui adore les grâces etles amours, et qui ne vous demande que de lui permettre de seréchauffer au soleil de votre beauté. Le déjeuner est prêt.Chassons les soucis. Rions… et déjeunons. »
Il me conduisit à la table, et se mit àremplir mon assiette et mon verre, de l’air d’un homme qui seconsidère comme engagé dans l’une des plus importantes occupationsde sa vie. Cependant Benjamin ne laissait pas languir laconversation.
« Le Major Fitz-David vous apporte desnouvelles, ma chère, dit-il. Votre belle-mère,Mme Macallan, doit venir vous voiraujourd’hui. »
Ma belle-mère !… venir me voir !… Jeme tournai vivement du côté du Major pour en savoir plus long.
« Mme Macallan a-t-elleeu des nouvelles de mon mari ? lui dis-je. Vient-elle ici pourme parler de lui ?
– Je crois, en effet, qu’elle a eu de sesnouvelles, dit le Major, et qu’elle en a eu aussi de votre oncle.Oui, notre excellent Starkweather lui a écrit, mais à quel propos,c’est ce dont je n’ai pas été informé. Tout ce que je sais, c’estqu’au reçu de sa lettre, elle a décidé de vous rendre visite. Je mesuis trouvé avec la vieille dame, hier, à une soirée, et j’ai faittous mes efforts pour arriver à savoir si c’était en amie ou enennemie qu’elle venait vers vous. Mais j’en ai été pour mes fraisd’éloquence. Le fait est, reprit le Major, du ton d’un jeune hommede vingt-cinq ans à qui l’on arrache un modeste aveu, le fait estque je n’ai pas de succès auprès des vieilles femmes. Acceptezl’intention pour le fait, ma douce amie ! j’ai tenté de vousêtre utile… et j’ai misérablement échoué. »
Ces paroles m’offraient justement l’occasionque je désirais faire naître. Je résolus de ne pas la laisseréchapper.
« Vous pouvez m’être de la plus grandeutilité, lui dis-je, si vous me permettez de faire appel à labienveillance que vous m’avez toujours montrée. J’ai une question àvous faire ; et j’aurai peut-être une faveur à vous demanderquand vous aurez répondu à cette question. »
Le Major Fitz-David posa le verre de vin qu’ilétait en train de porter à ses lèvres, et me regarda de l’air d’unhomme que la question qu’on lui fait intéresse au plus hautpoint.
« Commandez, ma chère belle, je suis toutà vous, rien qu’à vous, dit le vieux et galant gentleman. Quedésirez-vous de moi ?
– Je désire savoir si vous connaissezMiserrimus Dexter ?
– Dieu du ciel ! s’écria le Major,quelle question inattendue ! Si je connais MiserrimusDexter ?… Je le connais, en vérité, depuis bien plus longtempsque je ne voudrais. Cela ne me rajeunit pas. Mais dans quelbut ?…
– Je puis vous dire en deux mots quel estmon but, interrompis-je ; je désire que vous me présentiez àMiserrimus Dexter. »
Je crois pouvoir affirmer qu’en ce moment leMajor pâlit sous sa couche de couleurs artificielles. Ce qui estcertain, en tout cas, c’est que ses brillants petits yeux grisexprimèrent, en se fixant sur moi, un sentiment d’alarme et deperplexité sur lequel il était impossible de se méprendre.
« Vous voulez connaître MiserrimusDexter ? répéta-t-il de l’air d’un homme qui ne peut en croirele témoignage de ses propres sens. Monsieur Benjamin, ai-je trop bude votre excellent vin, suis-je victime de quelque illusion… ouest-ce bien réellement que notre charmante amie m’a demandé de laprésenter à Miserrimus Dexter ? »
Benjamin me regarda aussi avec quelqueétonnement, et répondit du ton le plus sérieux du monde :
« C’est bien ce que vous avez dit,n’est-ce pas, chère amie ?
– Certainement, repris-je ; qu’ya-t-il de si étonnant dans cette demande ?
– Mais cet homme est fou ! s’écriale Major. Même en cherchant bien, vous n’auriez pas pu trouver danstoute l’Angleterre une personne aussi peu faite pour être présentéeà une dame… et à une jeune dame surtout. Avez-vous entendu parlerde son horrible difformité ?
– J’en ai entendu parler… et cela ne mefait point hésiter.
– Cela ne vous fait pas hésiter !Mais, chère amie, l’esprit de cet homme n’est pas moins difformeque son corps. Le mot de Voltaire est littéralement vrai deMiserrimus Dexter : il y a en lui du tigre et du singe.Presque au même instant il est capable de vous remplir d’effroi etde vous faire rire aux éclats. Je ne nie point qu’il n’ait unecertaine intelligence, une intelligence brillante même, jel’admets. Je ne dis pas plus qu’il ait jamais commis aucun acte deviolence ou involontairement fait tort à qui que ce soit. Mais iln’en est pas moins fou, aussi fou que jamais homme le fut.Pardonnez-moi si je commets une indiscrétion. Mais quel peut êtrevotre motif pour désirer être présentée à MiserrimusDexter ?
– J’ai besoin de le consulter.
– Puis-je vous demander sur quelsujet ?
– Sur le jugement de mon mari. »
Le Major Fitz-David poussa un gémissement etchercha une consolation momentanée dans le vin de Bordeaux de l’amiBenjamin.
« Encore cet affreux sujet !s’écria-t-il. Monsieur Benjamin, pourquoi persiste-t-elle à nousentretenir de cet affreux sujet ?…
– Il faut bien, lui dis-je, que je vousentretienne de ce qui est maintenant l’unique préoccupation,l’unique espoir de ma vie. J’ai quelque raison de croire queMiserrimus Dexter peut m’aider à effacer la tache que le verdict dela cour d’Écosse a laissée sur la réputation de mon mari. Qu’ilsoit tigre ou singe, ou l’un et l’autre réunis, je suis prête àcourir le risque de lui être présentée. Et je vous demande… quelquetéméraire et obstiné que cela puisse vous paraître… de me donnerpour lui une lettre d’introduction. Je ne veux être pour vous lacause d’aucun dérangement. Je ne vous demanderai même point dem’accompagner. Une lettre pour M. Dexter suffira. »
Le Major regarda d’un air piteux Benjamin, etsecoua la tête. Benjamin regarda d’un air piteux le Major et secouala tête aussi.
« Elle paraît y tenir, dit le Major.
– Oui, dit Benjamin, elle paraît ytenir.
– Jamais, monsieur Benjamin, je neprendrai sur moi la responsabilité de l’envoyer seule chezMiserrimus Dexter.
– Si je l’y accompagnais ?… »dit Benjamin.
Le Major se mit à réfléchir à cetteproposition. L’idée de voir Benjamin remplir auprès de moi le rôlede protecteur ne semblait pas inspirer une confiance illimitée auvieux militaire. Après un moment de réflexion, il semblasoudainement frappé d’une nouvelle idée.
« Mon aimable amie, me dit-il, en setournant vers moi, soyez plus aimable que jamais… consentez à uncompromis. Envisageons cette affaire au point de vue de la sociétéet traitons-la en conséquence. Que diriez-vous d’un petitdîner ?
– D’un petit diner ? répétai-je,sans comprendre le moins du monde.
– Oui, d’un petit diner chez moi, repritle Major. Vous voulez absolument que je vous présente Dexter. Moi,je refuse non moins absolument de vous laisser aller seule chez cepersonnage à la cervelle à l’envers. Il ne me reste plus, dans cescirconstances, qu’une chose à faire, c’est de l’inviter à setrouver avec vous chez moi, et de vous laisser vous former de lui,sous mon toit hospitalier, l’opinion qu’il vous plaira. Voyons, quipourrions-nous bien avoir encore ? continua le Major,s’épanouissant à l’idée de dîner qu’il projetait de nous offrir.Miserrimus Dexter devant être l’un des invités, nous avons besoin,comme compensation, d’avoir une constellation de beautés.Mme Mirliflore est encore à Londres. Vousl’aimerez, bien sûr… elle est charmante ; elle a votrecaractère, votre rare ténacité. Oui, nous auronsMme Mirliflore. Qui encore ?… Lady Clarindavous plairait-elle ?… C’est une autre charmante personne,monsieur Benjamin. Je suis sûr que vous ne pourriez vous défendrede l’admirer… elle est si sympathique, elle a tant de ressemblanceavec notre belle amie ici présente. Oui, Lady Clarinda sera desnôtres, et je vous placerai près d’elle, monsieur Benjamin, entémoignage de la sincère affection que j’ai pour vous. Aurons-nousma jeune prima-donna pour nous chanter quelque chose aprèsdiner ?… Je suis de cet avis. Elle est jolie, et elle aidera àfaire passer sur la difformité de Dexter. Eh bien, nous voici aucomplet. C’est une affaire entendue. Ce soir je m’enfermerai chezmoi et je traiterai avec mon cuisinier la question du menu. Il nereste plus qu’à fixer le jour, dit le Major, tirant son carnet desa poche. Voulez-vous que ce soit d’aujourd’hui en huit ?C’est dit… d’aujourd’hui en huit, à huit heures. »
À regret je consentis au compromis proposé.Avec une lettre d’introduction, j’aurais pu aller voir le jour mêmeMiserrimus Dexter. Le petit dîner du Major me forçait au contraireà rester toute une semaine dans la plus complète inaction. Maisqu’y faire ? il fallait bien se soumettre. Le MajorFitz-David, sans se départir un instant de son exquise politesse,pouvait être au besoin aussi obstiné que moi. Or il avaitévidemment pris son parti, et tout ce que j’aurais pu faire nem’aurait servi absolument à rien.
« À huit heures précises, monsieurBenjamin, répéta le Major ; inscrivez cela sur votrecarnet. »
Benjamin fit ce dont il était prié… en mejetant de côté un regard que je n’eus pas de peine à interpréter.Mon bon vieil ami ne goûtait pas du tout l’idée de se trouver àdîner avec un homme qu’on lui représentait comme moitié tigre,moitié singe, et le privilège d’être assis près de Lady Clarindal’effrayait plus qu’il ne le charmait. Moi seule étais cause detout cela, et lui non plus n’avait qu’à se soumettre.
« À huit heures précises, monsieur, ditle pauvre vieux Benjamin, en inscrivant avec résignation sur soncarnet la date de ce malencontreux engagement. Mais prenez encoreun verre de vin, je vous en prie. ».
Le Major tira sa montre et se leva, ens’excusant de son mieux, c’est-à-dire avec une grande abondance deparoles, de nous quitter si précipitamment.
« Il est plus tard que je ne croyais,dit-il. J’ai un rendez-vous avec un ami… une amie, veux-je dire.C’est une personne des plus attrayantes. Vous me la rappelez unpeu, ma chère belle. Vous avez le même teint de lys. J’adore lesteints de lys. Et, comme je vous le disais, j’ai un rendez-vousavec mon amie. Elle me fait l’honneur de désirer que je lui donnemon opinion sur quelques très-remarquables échantillons de vieilledentelle. J’ai fait des vieilles dentelles une étude touteparticulière. J’étudie tout ce qui peut me rendre utile ou agréableà votre sexe enchanteur. N’oubliez pas notre petit dîner. Aussitôtarrivé chez moi, j’écrirai à Dexter pour l’inviter. »
Il me prit la main, et, tout en la regardantde l’air d’un connaisseur, la tête légèrement inclinée d’uncôté :
« Quelle délicieuse main !dit-il ; vous me permettez de la regarder ; vous mepermettez de la baiser… n’est-ce pas ? Je raffole des joliesmains. Pardonnez-moi cette faiblesse. Je vous promets de merepentir et de m’amender un de ces jours.
– À votre âge, Major, croyez-vous avoirencore beaucoup de temps à perdre ? » demanda une voixétrangère, qui soudain se fit entendre derrière nous.
Comme d’un même mouvement, nous nousretournâmes tous les trois du côté de la porte. Là, précédée de lapetite et timide servante de Benjamin qui était venue l’annoncer,nous vîmes la mère de mon mari qui, debout sur le seuil, souriaitsardoniquement.
Le Major Fitz-David avait toujours une réponseprête. Le vieux soldat n’était pas de ceux qui manquent à lariposte.
« L’âge, ma chère madame Macallan, estune expression purement relative, dit-il. Il y a des gens qui nesont jamais jeunes, il y en a d’autres qui ne sont jamais vieux. Jesuis un des autres. Au revoir ! »
Sur cette réponse, l’incorrigible Majorsortit, en nous envoyant un baiser. Benjamin, nous faisant un salutà son ancienne mode, ouvrit la porte de sa petite bibliothèque, etnous ayant invitées, Mme Macallan et moi, à ypasser, nous y laissa toutes les deux seules.
Je pris une chaise et me plaçai à une distancerespectueuse du sofa sur lequel Mme Macallan venaitde s’asseoir. La vieille dame, avec un sourire, me fit signe devenir prendre place près d’elle. À en juger par ces égards, ellen’était pas venue me voir en ennemie. Restait à savoir si vraimentelle était vis-à-vis de moi dans des dispositions amicales.
« J’ai reçu une lettre de votre oncle leVicaire, dit-elle. Il me prie de venir vous voir, et je suisheureuse… pour des raisons que vous allez connaître… d’accéder à sademande. Sans cette circonstance, ma chère enfant, je doute fort…l’aveu vous paraîtra étrange… que j’eusse osé me présenter devantvous. Mon fils s’est conduit envers vous en homme si faible etd’une façon, à mon avis, tellement inexcusable que moi, sa mère, jesuis presque honteuse de me trouver en face de vous. »
Parlait-elle sérieusement, sincèrement ?Je l’écoutais, je la regardais, au comble de la surprise.
« Votre oncle, poursuivitMme Macallan, me raconte dans sa lettre avec quelcourage vous avez supporté votre terrible épreuve, et ce que vousvous proposez de faire maintenant qu’Eustache vous a quittée. Lepauvre homme semble choqué au delà de toute expression de ce quevous lui avez dit à Londres. Il me supplie d’user de toute moninfluence auprès de vous pour vous persuader d’abandonner vos idéeset pour vous ramener à votre ancien domicile au presbytère. Je nepartage pas du tout l’opinion de votre oncle, ma chère. Quelquechimériques que puissent être vos projets… si peu de chance quevous ayez de les mener à bonne fin… je ne puis m’empêcher d’admirervotre courage, votre fidélité, votre foi inébranlable en monmalheureux fils, après son impardonnable conduite. Vous êtes uneadmirable créature, Valéria, et voilà tout simplement ce que jesuis venue vous dire. Embrassez-moi, mon enfant. Vous méritiezd’être la femme d’un héros… et vous avez pour mari l’un des plusfaibles mortels qui soient au monde ! Dieu me pardonne deparler ainsi de mon propre fils ! mais c’est ce que je pense,et il faut que je le dise. »
Cette façon de juger Eustache était plus queje n’en pouvais supporter… même de la part de sa mère. Je medécidai, pour défendre mon mari, à rompre le silence que j’avaisgardé jusque-là.
« Je suis on ne peut pas plus fière devotre bonne opinion, chère madame Macallan, lui dis-je ; maisvous me désolez… excusez ma franchise… en parlant d’Eustache dansces termes offensants. Je ne suis pas du tout de votre avis ;je ne crois pas le moins du monde que mon mari soit le plus faibledes hommes.
– Non, sans doute, vous ne le croyezpas ! reprit la vieille dame ; comme une bonne et braveépouse que vous êtes, vous faites un héros de l’homme que vousaimez, qu’il en soit digne ou non. Votre mari a une fouled’excellentes qualités, mon enfant… et je les connais aussi bien,sinon mieux que vous ; mais toute sa conduite, depuisl’instant où pour la première fois il a passé le seuil de la maisonde votre oncle, jusqu’au jour où nous sommes, a été, je le répète,la conduite d’un homme essentiellement faible. Et savez-vous cequ’il vient de faire pour mettre le comble à ses mérites ? Ilvient de s’enrôler dans une société de secours aux blessés. Oui, àl’heure où je vous parle, il est en route, une croix rouge sur lebras, pour le théâtre de la guerre, en Espagne ; alors qu’ildevrait être ici à vous demander pardon à genoux. Je dis que c’estla conduite d’un homme faible. D’autres pourraient la qualifierd’un nom plus dur encore. »
La nouvelle que m’annonçait la mère d’Eustacheme causa autant de surprise que de peine. Je pouvais me résigner àune séparation momentanée ; mais tous mes instincts de femmese révoltaient, à l’idée que mon mari choisissait le moment où nousétions séparés pour mettre volontairement sa vie en danger. C’étaitde propos délibéré qu’il venait ajouter ainsi à mes anxiétés !Je trouvais cela cruel de sa part… mais je ne voulus pas avouer àsa mère ce que je pensais. J’affectai d’être aussi calme qu’ellel’était elle-même, et je contredis ses conclusions avec toute lafermeté que je pus appeler à mon aide. Mais la terrible vieillen’en continua qu’avec plus de véhémence à l’accuser.
« Ce dont je me plains de la part de monfils, poursuivit Mme Macallan, c’est qu’il vous aitsi mal comprise. S’il avait épousé une sotte, son attitude seraitassez compréhensible. Dans ce cas, il aurait fait sagement decacher à sa femme son premier mariage et cette horriblecirconstance qu’il avait passé en jugement pour le meurtre de sapremière femme. De même, si cette pauvre sotte avait découvert cetaffreux secret, il aurait eu parfaitement raison… pour assurer leurtranquillité commune… de s’éloigner d’elle avant qu’elle pût lesoupçonner de vouloir l’empoisonner à son tour. Mais vous êtes toutle contraire d’une sotte. Il ne m’est pas difficile de le voir,bien que je vous connaisse à peine. Comment ne l’a-t-il pas vu,lui ? Et s’il l’a vu, pourquoi ne vous a-t-il pas, dès lepremier jour, confié son secret, au lieu de se présenter à voussous un nom d’emprunt et de vous dérober votre amour ?Pourquoi avait-il formé le projet… il me l’a avoué… de vous emmenersur les bords de la Méditerranée, et de vivre avec vous àl’étranger, de crainte que quelques officieux amis ne vinssent àtrahir son secret si vous restiez en Angleterre ? Quelleréponse peut-on faire à toutes ces questions ? Quellesexplications peut-on donner de cette façon d’agir insensée ?Il n’y a qu’une réponse, il n’y a qu’une explication : Monpauvre fils… il tient de son père… est faible, faible dans sonjugement, faible dans ses actes ; et, comme tous les gensfaibles, obstiné et déraisonnable au premier chef. Voilà la vérité.Ne rougissez pas, ne vous fâchez pas. Je l’aime autant que vouspouvez l’aimer. Je n’ai pas non plus l’esprit fermé à sesmérites ; et l’un de ses plus grands mérites à mes yeux estd’avoir épousé une femme si courageuse, si résolue, si fidèle, etsi éprise de lui qu’elle ne veut même pas permettre à sa propremère de lui parler de ses défauts. Allez ! ma brave enfant, jevous aime de me haïr !
– Chère madame, ne dites pas que je voushais ! m’écriai-je, bien qu’au fond elle ne se trompâtpeut-être pas tout à fait sur mes sentiments. Je me permetsseulement de croire que vous confondez, dans la personne de votrefils, une âme délicate avec un esprit faible. Notre cher etmalheureux Eustache…
–… Est une âme délicate ! ditl’imperturbable Mme Macallan, finissant ma phrasepour moi. Allons ! restons-en là, ma chère, et passons à unautre sujet. Je suis curieuse de savoir si nous allons sur ce pointencore être d’avis différents.
– De quoi s’agit-il, madame ?
– Je ne vous le dirai pas, si vousm’appelez madame. Appelez-moi mère. Dites-moi : De quois’agit-il, mère ?…
– Eh bien ! de quoi s’agit-il,mère ?
– De votre idée de vous ériger vous-mêmeen Cour d’Appel pour réviser le procès d’Eustache et forcer lemonde à rendre en sa faveur un juste verdict. Avez-vous réellementl’intention d’entreprendre une pareille tâche ?
– J’ai cette intention ! »
Mme Macallan se recueillit uninstant, et sa physionomie prit un air sombre.
« Vous savez, reprit-elle, si j’admire detout mon cœur votre courage et votre dévouement à mon malheureuxfils. Vous savez maintenant que je ne fais pas de phrases. Eh bien,sincèrement, je ne puis pas vous voir entreprendre des chosesimpossibles, je ne puis pas vous voir risquer inutilement votreréputation et votre bonheur, sans vous avertir avant qu’il soittrop tard. Ma chère enfant, ce que vous vous êtes mis dans la têtede faire ne peut être fait ni par vous, ni par personne. Abandonnezce projet.
– Je vous suis infiniment obligée, madameMacallan…
– Mère !
– Je vous suis infiniment obligée, mamère, pour l’intérêt que vous me témoignez, mais je ne puisabandonner mon projet. Que j’aie tort ou que j’aie raison, etquelques risques qu’il y ait pour moi, je dois, je veux tentercette épreuve, et je la tenterai ! »
Mme Macallan attacha sur moiun regard pénétrant, poussa un soupir, et, se parlant tristement àelle-même :
« Oh ! jeunesse… jeunesse !…dit-elle. Quelle magnifique chose que d’êtrejeune !… »
Elle maîtrisa le sentiment de regret quisemblait lui venir au cœur, et, se tournant soudainement, presqueviolemment vers moi :
« Au nom du ciel, voyons, parlez, quecomptez-vous faire ? »
À l’instant où elle me faisait cette question,l’idée me traversa l’esprit que Mme Macallanpouvait, si elle le voulait, me présenter à Miserrimus Dexter. Elledevait le connaître, elle ne pouvait pas ne pas le connaître,puisqu’il avait été l’hôte de son fils à Gleninch, et que c’étaitun de ses meilleurs amis.
« J’entends d’abord consulter MiserrimusDexter, » répondis-je hardiment.
Mme Macallan se rejeta enarrière avec une grande exclamation de surprise.
« Avez-vous perdu la raison ? »s’écria-t-elle.
Je lui dis, comme je l’avais dit au MajorFitz-David, que j’avais lieu de croire que l’avis de M. Dexterpouvait réellement m’être d’un grand secours au début de monentreprise.
« Et moi, répliquaMme Macallan, j’ai lieu de croire que tout votreprojet n’a pas le sens commun, et qu’en allant demander l’avis deDexter, vous allez, ce qui s’accorde parfaitement avec la nature devotre entreprise, consulter un fou. Non pas, mon enfant, que cesoit un homme précisément dangereux ? Je ne veux pas direqu’il pourrait jamais vous faire du mal ou être impoli avec vous.Je dis seulement que la dernière personne dont une jeune femmeplacée dans votre pénible et délicate position, doive réclamerl’appui, c’est Miserrimus Dexter. »
Quelle singulière chose ! C’étaitexactement l’avertissement du Major que répétaitMme Macallan, presque dans les mêmes termes. Mafoi ! il eut le sort de la plupart des avertissements ;il ne fit qu’exciter de plus en plus l’impatience que j’avais demettre mon dessein à exécution.
« Vous me surprenez beaucoup, dis-je. Ladéposition de M. Dexter, je l’ai lue dans le compte-rendu del’affaire, est aussi claire et aussi raisonnable qu’une dépositionpeut l’être.
– Je le crois bien ! réponditMme Macallan, les sténographes et les reporters onteu soin de donner une forme présentable à sa déposition, avant dela publier. Si vous l’aviez, comme moi, entendu parler, vous auriezété, ou profondément révoltée, ou extrêmement amusée, selon votremanière de considérer les choses. Après avoir commencé, non sansraison, par une modeste explication de son absurde nom de baptême,qui aussitôt fit cesser l’hilarité dans l’auditoire, il lâcha peu àpeu la bride à sa folie. Il mêla de la plus étrange façon le fauxet le vrai. Il se fit je ne sais combien de fois rappeler àl’ordre. Il fut même menacé d’amende et d’emprisonnement pourmanque de respect à la Cour. Bref, il fut, ce qu’il ne sauraitmanquer d’être, un composé des qualités les plus étranges et lesplus disparates : tantôt parfaitement clair et raisonnable,comme vous dites, tantôt se lançant comme un homme en délire, dansles divagations les plus saugrenues et les plus exagérées. Jamaisil ne s’est vu au monde une personne moins faite pour donner desavis à qui que ce soit, je vous le certifie de nouveau. J’espèreque vous ne comptez pas sur moi pour vous présenter àlui ?
– C’est justement à quoi je pensais,répondis-je. Mais, après ce que vous venez de me dire, chère madameMacallan, j’abandonne naturellement cette idée. Ce n’est pasd’ailleurs un grand sacrifice. Cela m’oblige seulement à attendrele dîner qui doit avoir lieu dans huit jours chez le MajorFitz-David. Il m’a promis d’inviter Miserrimus Dexter à se trouverà ce dîner avec moi.
– Ah ! voilà bien le Major !s’écria la vieille dame. Si c’est en lui que vous mettez votreconfiance, je vous plains. Il vous glissera entre les mains commeune anguille. Je suppose que vous lui avez demandé de vousprésenter à Dexter ?
– C’est vrai…
– À merveille ! Mais Dexter leméprise, ma chère ! Le Major sait tout aussi bien que moi queDexter n’acceptera point son invitation ; et, au lieu de vousdire tout bonnement non, comme un homme sincère, il prend cettevoie détournée pour vous empêcher de voir Dexter. »
C’était là une mauvaise nouvelle, en vérité.Mais j’étais, comme toujours, trop obstinée pour m’avouerbattue.
« À la rigueur, dis-je, je puis écrire àM. Dexter et lui demander une entrevue.
– Et y aller seule, s’il vous l’accorde,n’est-ce pas ? demanda Mme Macallan.
– Certainement, seule.
– Vous parlez sérieusement ?
– Très-sérieusement.
– Je ne vous laisserai pas y allerseule.
– Voulez-vous me permettre de vousdemander comment vous comptez m’en empêcher ?
– Mais, en y allant avec vous, entêtéeque vous êtes ! Oui, oui… je suis aussi entêtée que vous, moi,quand je m’y mets ! Écoutez ; je ne veux point savoirquels sont vos plans ; je ne veux y être mêlée en rien. Monfils s’est résigné au verdict de la Cour d’Écosse, et je m’y suisrésignée aussi. C’est vous qui ne voulez pas que les choses enrestent là. Vous êtes une fière et téméraire jeune femme ; jene sais comment je me suis laissée prendre d’affection pour vous,et je ne vous laisserai pas aller seule chez Miserrimus Dexter.Mettez votre chapeau.
– Tout de suite ? demandai-je.
– Sans doute. Ma voiture est à la porte,et plus tôt ce sera fait, mieux cela vaudra. Allez vous préparer,et ne perdons pas de temps. »
Je ne me le fis pas dire deux fois. Dixminutes après, nous roulions vers la demeure de MiserrimusDexter.
Telle fut la conclusion de la visite de mabelle-mère !
Nous nous étions attardés à notre déjeuneravant l’arrivée de Mme Macallan chez Benjamin. Laconversation qui avait suivi, entre ma belle-mère et moi, s’étaitprolongée assez tard dans l’après-midi. Le soleil se couchait aumilieu de lourds nuages lorsque nous montâmes en voiture, et lecrépuscule nous surprit en route.
La direction que nous avions suivie nousmenait, autant que j’en pus juger, vers le faubourg qui s’étend aunord de Londres.
Pendant plus d’une heure, notre voiture roulaà travers un sombre labyrinthe de rues, de plus en plus étroites etde plus en plus sales, à mesure que nous nous écartions du centrede la ville. En sortant de ce dédale, j’aperçus, dans l’obscuritécroissante, de vastes et mornes espaces de terrains vagues quisemblaient n’être ni ville ni campagne. Au delà se voyaientquelques groupes de maisons abandonnées, parmi lesquelles çà et làquelques obscures petites boutiques ; on eût dit des villages,retardataires, égarés sur la route de Londres, et déjà fatigués etdéfigurés par la sueur et la poussière du voyage. Autour de nous,tout prenait un aspect de plus en plus sombre et désolé, lorsque,enfin, notre voiture s’arrêta, et Mme Macallanm’annonça de son ton sec et satirique, que nous étions arrivées auterme de notre voyage.
« Voici, ma chère, le palais du PrinceDexter, dit-elle. Qu’en pensez-vous ? »
Je promenai mes regards autour de moi… nesachant pas le moins du monde qu’en penser, si je dois dire lavérité.
Nous étions descendues de voiture et nous noustrouvions sur un chemin raboteux et grossièrement empierré. Àdroite et à gauche, dans la demi-lueur du crépuscule, je pouvaisvoir de profondes tranchées où s’élevaient les fondements denouvelles maisons, qui en étaient encore à cette première phase deleur existence. De tous côtés, autour de nous, étaient disséminésdes tas de briques et de planches, et, çà et là, s’élevaientd’énormes poteaux prêts à recevoir des échafaudages et qui avaientl’air des arbres dénudés de ce désert de briques. Derrière nous, del’autre côté du chemin, s’étendaient d’autres terrains vagues, surlesquels on n’avait pas encore commencé à bâtir. Sur la surface dece second désert, on apercevait confusément de blancs spectres decanards errant dans la solitude. À deux cents pas devant nous,autant que j’en pus juger, se dressait une masse noire qui, àmesure que mes yeux s’accoutumaient à l’obscurité, prit la formeplus arrêtée d’une antique maison, longue et basse, entourée d’unepalissade peinte en noir, derrière laquelle croissait une haied’arbres verts. À travers les amas de planches et de briques, etles tas d’écailles d’huîtres et de verre cassé qui jonchaient lesol, le valet de pied nous conduisit jusqu’à la palissade noire.C’était là le palais du Prince Dexter !
Il y avait une porte dans la palissade, et,près de cette porte, une sonnette, que le valet de pied nedécouvrit pas sans peine. En tirant cette sonnette, il mit enmouvement, à en juger par le son qui se fit entendre, une énormecloche, qui aurait mieux convenu à une église qu’à une habitationprivée.
Pendant que nous attendions qu’on voulût biennous introduire, Mme Macallan, m’indiquant du doigtla noire et longue ligne du bâtiment principal, me dit :
« C’est là encore une de ses folies. Lesspéculateurs, qui construisent ici un nouveau quartier, lui ontoffert je ne sais combien de mille livres sterling du terrainqu’occupe cette maison. C’était autrefois la maison seigneuriale dudistrict. Il y a déjà longtemps, dans un de ses écartsd’imagination, Dexter l’a achetée. Nuls souvenirs de famille ne serattachent pour lui à cette habitation ; les murs menacent delui tomber sur la tête, et l’argent qu’on lui a offert lui feraitgrand besoin. Mais non ; il a refusé toutes les offres qu’ontpu lui faire les plus entreprenants spéculateurs, et a fini parleur écrire une lettre conçue en ces termes : « Ma maisons’élève, comme un monument du pittoresque et du beau, parmi leshonteuses, sordides et ignobles constructions d’un honteux, sordideet ignoble siècle. Je garde ma maison, messieurs, pour que sa vuesoit une leçon… une leçon dont vous avez besoin. Regardez-la donc,tout en bâtissant autour de moi, et rougissez, si vous le pouvez,de vos œuvres. » Écrivit-on jamais lettre aussiabsurde ?… Mais, silence ! j’entends des pas dans lejardin. C’est sa cousine qui vient. Remarquez bien que je dis sacousine et non pas son cousin ; car, à la voix et dansl’obscurité, vous pourriez aisément vous y tromper. »
Une voix rude et profonde, que je n’auraiscertainement jamais supposé être celle d’une femme, nous héla ducôté intérieur de la palissade.
« Qui est là ?
– Mme Macallan, réponditma belle-mère.
– Que voulez-vous ?
– Voir M. Dexter.
– Vous ne pouvez pas le voir.
– Pourquoi ?
– Comment avez-vous dit que vous vousappeliez ?
– Macallan… Mme Macallan…la mère d’Eustache Macallan. Comprenez-vousmaintenant ?… »
La voix marmotta quelque chose en grognant,derrière la palissade, et une clef grinça dans la serrure de laporte.
Dans le jardin, sous l’épaisseur noire desarbustes, je ne pouvais rien voir distinctement de la femme à lavoix rude, sinon qu’elle portait un chapeau d’homme. Ayant referméla porte derrière nous, sans nous dire un mot de bienvenue oud’explication, elle nous montra le chemin de la maison.Mme Macallan, qui connaissait les lieux, n’eut pasde peine à la suivre, et je suivis ma belle-mère d’aussi près quepossible.
« Jolie famille ! me dit-elle toutbas en marchant. La cousine de Dexter est la seule femme de lamaison, et cette cousine est une idiote. »
Nous entrâmes dans un spacieux vestibule, à lavoûte surbaissée. La lueur d’une petite lampe qui brûlait à l’autreextrémité ne servait qu’à rendre visible l’obscurité de cette vastesalle. Sur les murs noircis, je pouvais entrevoir despeintures ; mais il m’était impossible de me rendre compte dessujets représentés.
Mme Macallan s’adressa à lacousine muette, au chapeau d’homme :
« Maintenant, voulez-vous nous direpourquoi on ne peut pas voir M. Dexter ? »
La cousine, prit une feuille de papier qui setrouvait sur la table du vestibule, et la présenta àMme Macallan.
« L’écriture du Maître ! dit toutbas et d’une voix rauque cette étrange créature, comme si la seuleidée du Maître était pour elle pleine de terreur. Lisez, et, aprèscela, restez ou partez, comme il vous plaira. »
Elle ouvrit dans le mur une porte invisibleque masquait une des peintures, et disparut comme un fantôme, nouslaissant seules toutes deux dans le vestibule.
Mme Macallan s’approcha de lalampe, et, à sa lueur, regarda la feuille de papier que la femmevenait de lui remettre. Je la suivis, et, sans plus de façon, jejetai aussi un coup d’œil sur ce papier, par-dessus l’épaule de mabelle-mère. Le papier portait de gros caractères tracés d’une mainétonnamment ferme. Avais-je déjà respiré dans l’air de cette maisonla contagion de la folie ?… ou avais-je réellement sous lesyeux les mots que voici :
« AVIS. – Ma vaste imagination est entravail. Des visions de héros se déroulent devant mes yeux. Jeranime en moi les grands hommes des âges écoulés. Ma cervelle boutsous mon crâne. Quiconque, dans ces circonstances, viendrait metroubler, le ferait au péril de sa vie.
« DEXTER »
Mme Macallan, se retournantfort tranquillement vers moi, me regarda, et, avec son souriresardonique :
« Est-ce que vous voulez toujours que jevous conduise vers lui ? » dit-elle.
Le ton moqueur dont cette question me futfaite piqua mon orgueil. Je résolus de n’être pas la première àabandonner la partie.
« Non pas, si je dois mettre votre vie enpéril, Ô madame, répondis-je sans hésiter, tout en indiquant dudoigt les mots écrits sur le papier qu’elle tenait à la main.
Ma belle-mère alla replacer le papier sur latable, sans daigner me répondre ; puis, elle se dirigea versun enfoncement cintré qui se trouvait à notre droite, et au delàduquel j’aperçus vaguement un grand escalier aux marches dechêne.
« Suivez-moi, me ditMme Macallan, en montant dans l’obscurité. Je saisoù le trouver. »
Après avoir gravi, en tâtonnant, l’escalierqui conduisait au premier étage, nous arrivâmes d’abord à unpalier, éclairé faiblement, comme la salle que nous venions dequitter, par une lampe placée au-dessus de nous dans un endroitqu’on ne pouvait voir. À partir de là, l’escalier prenait unedirection opposée, et nous conduisit à un second palier, oùaboutissait un petit corridor. Au bout de ce couloir, une porteouverte nous laissa voir une chambre de forme circulaire, où lalampe brûlait sur la cheminée. Sa lumière éclairait un pand’épaisse tapisserie qui pendait du plafond jusqu’au plancher, surle mur opposé à la porte par laquelle nous venions d’entrer.
Mme Macallan souleva latapisserie et, me faisant signe de la suivre, passa de l’autrecôté.
« Écoutez ! » me dit-elle toutbas.
Par delà cette tapisserie, je me trouvai dansun enfoncement au passage obscur, au bout duquel un rayon delumière de la lampe se projetait jusqu’à une porte close.J’écoutai, et j’entendis une voix accompagnée d’un bruit sourd etd’une sorte de grincement qui venait de l’autre côté de la porte etqui se rapprochait et s’éloignait, après avoir parcouru, autant quej’en pouvais juger, un assez grand espace. Tantôt le bruit sourd etle grincement atteignaient leur plus haut degré d’intensité etcouvraient les notes de la voix ; tantôt ils allaient ens’affaiblissant par l’éloignement, et la voix prenait le dessus. Laporte devait avoir une grande épaisseur ; car, malgré toutel’attention que j’y mettais, il me fut impossible de distinguer lesmots articulés par la voix, si tant est qu’elle en articulât aucun,et de comprendre d’où provenaient ce bruit sourd et ce grincementque j’entendais.
« Que se passe-t-il donc de l’autre côtéde cette porte ? murmurai-je à l’oreille deMme Macallan.
– Marchez le plus légèrement possible, merépondit ma belle-mère, et venez voir. »
Elle disposa la tapisserie derrière nous, defaçon à intercepter la lumière qui venait de la chambre ronde. Puiselle tourna sans bruit le bouton de la lourde porte etl’ouvrit.
Cachées dans l’obscurité du réduit, nousn’eûmes qu’à regarder à travers la porte ouverte.
Je vis alors, ou je crus voir dansl’obscurité, une longue chambre au plafond bas. Les dernièreslueurs d’un feu mal entretenu fournissaient la seule clarté àl’aide de laquelle je pusse me faire une idée des objets et desdistances. Le feu répandait une teinte rougeâtre sur le centre dela chambre, à l’opposé de l’endroit où nous nous tenions, etlaissait les extrémités presque entièrement sombres. J’avais eu àpeine le temps de faire cette remarque, quand j’entendis le bruitsourd et le grincement se rapprocher de moi. Une chaise haute, semouvant sur des roulettes, traînait un être aux cheveux flottants,dont les bras s’agitaient violemment de haut en bas pour imprimerau mécanisme du siège roulant son maximum de vitesse. Quand ilpassa près de moi, l’être chevelu disait à voix haute :
« Je suis Napoléon au matind’Austerlitz ! Je parle, et les trônes s’écroulent, et lesrois tombent, et les nations tremblent, et des dizaines de milliersd’hommes combattent et meurent ! »
Le fauteuil fut en un instant hors de vue, etl’homme qui le faisait mouvoir devint un autre personnage.
« Je suis Nelson ! cria-t-il. Jecommande la flotte, à Trafalgar. Je donne mes ordres avec lepressentiment de ma victoire et de ma mort. Je vois ma propreapothéose, mes funérailles publiques ; les larmes que versesur moi mon pays ; mon entrée dans la glorieuse nécropole del’Angleterre. Les siècles perpétuent ma mémoire, et les poëteschantent mes louanges en vers immortels ! »
Le grinçant véhicule tourne à l’autreextrémité de la chambre et revient vers nous. La fantastique etterrible apparition, moitié homme, moitié chaise roulante, semontre et fuit de nouveau devant mes yeux, dans le jour mourant quil’éclaire. Cette fois, cette espèce de centaure s’écrie :
« Je suis Shakespeare maintenant j’écrisle Roi Lear, la tragédie des tragédies. Arrière lesanciens et les modernes ! Je suis le poëte qui les dépassetous. De la lumière !… de la lumière !… Les vers coulent,comme la lave, de mon cerveau en éruption. De la lumière !… dela lumière !… pour le poëte de tous les temps qui écrit desœuvres qui vivront à jamais ! »
Il reprit sa course vers le milieu del’appartement. Au moment où il approchait du foyer, un derniermorceau de charbon ou de bois se ranima. Sa flamme lui permit denous apercevoir sur le seuil de la porte ouverte. La chaiseroulante s’arrêta brusquement, en ébranlant le parquet vermoulu dela chambre ; puis, changeant de direction, courut sur nouscomme un animal sauvage. Nous n’eûmes que tout juste le temps, pourl’éviter, de nous coller contre le mur du réduit. La chaiseroulante passa devant nous et déchira le rideau de tapisserie. Lalumière de la lampe, qui éclairait la chambre circulaire, pénétrapar cette déchirure. L’homme à la chaise roulante arrêta sonvéhicule, tourna la tête, et jeta sur nous un regard de curiositéeffrayante.
« J’ai failli les écraser ! j’aifailli les mettre en pièces pour avoir osé s’introduireici ! » se dit-il à lui-même.
Après avoir fait tout haut cette aimableréflexion, il fixa ses yeux sur nous. Sa pensée en même temps sereporta sur Shakespeare et le roi Lear.
« Goneril et Regane !s’écria-t-il ; mes deux filles dénaturées ! L’enfer meles envoie pour me narguer !
– Il n’en est rien ! dit mabelle-mère aussi tranquillement que si elle se fût adressée à unêtre raisonnable. Je suis votre vieille amie, madame Macallan, etje vous amène la seconde femme d’Eustache Macallan qui désire vousvoir. »
Au moment où elle prononça ces derniersmots : la seconde femme d’Eustache Macallan, l’hommeà la chaise roulante fit un bond hors de son siège, et poussa uncri perçant, comme si ma belle-mère avait déchargé une arme à feusur lui. Pendant la durée d’un éclair, nous vîmes en l’air une têteet un corps, absolument privés de leurs membres inférieurs. Puis,cette terrible créature sautelant, la tête en bas, sur ses mains,avec la prestesse d’un singe, courut à travers la longue chambre,jusqu’à ce qu’il eût atteint le foyer. Là, frissonnant etgrelottant, près des cendres refroidies, il murmura à dixreprises :
« Oh ! ayez pitié de moi !…ayez pitié de moi !… »
Voilà l’homme dont je venais solliciter lesconseils, l’homme en qui, dans ma détresse, j’avais placé maconfiance !
Complètement découragée et dégoûtée, et, si jedois même l’avouer, complètement terrifiée, je dis tout bas àMme Macallan :
« J’avais tort et vous aviez raison.Sortons d’ici ! »
Il fallait que l’oreille de Miserrimus Dexterfut aussi fine que celle d’un chien, car il entendit distinctementmon dernier mot : Sortons d’ici.
« Non pas ! s’écria-t-il vivement.Et s’adressant à ma belle-mère : Présentez-moi à la secondefemme d’Eustache Macallan. Je suis un gentleman et je dois luifaire des excuses. J’aime à étudier les caractères de l’humanité…Je désire la voir. »
Toute sa personne parut avoir subi unetransformation complète. Il parlait de la voix la plus suave etpoussait des soupirs comme une femme nerveuse qui vient de répandreun torrent de larmes. Le courage lui était-il revenu ou cédait-il àun accès de curiosité ?
« La crise est passée, voulez-vous encorevous en aller ? me dit Mme Macallan.
– Non, je suis prête à entrer,répondis-je.
– Avez-vous déjà repris confiance enlui ? me demanda ma belle-mère, de son air impitoyablementironique.
– Je suis revenue de la peur qu’ilm’avait causée, répliquai-je.
– Je regrette vivement de vous avoireffrayée, dit-il d’une voix douce, sans quitter encore la place oùil s’était blotti près du foyer. Quelques personnes pensent que jesuis un peu fou, par moments. Vous êtes venue, je suppose, dans unde ces moments… si ces personnes ne se trompent pas. J’admets quej’ai des visions. Mon imagination m’emporte hors de moi, et je diset fais des choses étranges. Dans ces occasions, quiconque merappelle cet horrible procès me ramène dans le passé et me causeune souffrance nerveuse inexprimable. Mais j’ai le cœurexcessivement tendre, et, par conséquent, je suis, dans un mondecomme celui-ci, un être véritablement malheureux. Veuillez agréermes excuses. Entrez toutes les deux. Entrez, et ayez pitié demoi. »
Un enfant n’aurait plus eu peur de lui,maintenant. Un enfant serait entré dans sa chambre, et eût pris cethomme en compassion.
La pièce devenait de plus en plus obscure.Nous pouvions voir seulement la figure accroupie de MiserrimusDexter à la faible clarté du feu mourant… mais c’était tout.
« Est-ce que nous ne pouvons pas avoir dela lumière ? demanda Mme Macallan. Et, quandon apportera un flambeau, cette dame va-t-elle donc vous voir horsde votre fauteuil ? »
Il prit un objet brillant et métallique quipendait à son cou, le porta à sa bouche et fit entendre une sériede notes aiguës, cadencées, pareilles à un chant d’oiseau. Après uncourt intervalle, une série de notes semblables, mais plus faibles,répondit d’une partie éloignée de la maison.
« Ariel vient. Remettez-vous, dit-il,madame Macallan, Ariel va me mettre en état de paraître aux yeuxd’une dame. »
Il sautilla sur ses mains, dans l’obscurité,jusqu’à l’extrémité de la chambre.
« Attendez un peu, me ditMme Macallan, et vous allez avoir une autresurprise. Vous allez voir la délicate Ariel. »
Nous entendîmes des pas lourds résonner sur leparquet de la chambre circulaire.
« Ariel ! » dit avec sa voix laplus douce, de l’endroit obscur où il était, Miserrimus Dexter.
À mon grand étonnement, la voix rude etmasculine de la cousine au chapeau d’homme… voix qu’on eût prisepour la voix de Caliban, plutôt que pour celle d’Ariel…répondit :
« Me voici.
– Mon fauteuil, Ariel ! »
La personne si mal nommée souleva latapisserie, de manière à laisser pénétrer plus de clarté dans lachambre, puis y entra en poussant le fauteuil roulant devant elle.Elle s’arrêta ensuite et enleva de terre Miserrimus Dexter, commeelle aurait fait d’un enfant. Mais, avant qu’elle pût le replacersur son siège, il s’élança de ses bras, en poussant un petit cri dejoie et sauta sur son fauteuil comme un oiseau saute sur sonperchoir !
« La lampe, dit-il, et le miroir.Pardonnez-moi, ajouta-t-il, en s’adressant à nous, si je voustourne un moment le dos. Vous ne devez pas me voir avant que mescheveux soient arrangés. Ariel ! la brosse, le peigne, lesparfums. »
Apportant la lampe d’une main, le miroir del’autre, et, entre ses dents, la brosse avec le peigne fiché dansles crins, Ariel, second du nom, c’est-à-dire la cousine de Dexter,passa devant moi. Je pus alors, pour la première fois, voir salarge face, ses yeux sans expression et sans couleur, son gros nez,et son énorme menton. C’était une créature qui n’était qu’à moitiévivante, un être imparfaitement développé et informe. Elle étaitvêtue d’un paletot-pilote d’homme, et chaussée de lourdes bottineslacées ; avec cela, rien autre chose qu’un vieux jupon enflanelle rouge, et un peigne édenté, planté dans ses cheveux d’unblond filasse, et qui ne semblait occuper cette place que pour nousmontrer que nous avions affaire à une femme. Telle était lapersonne peu hospitalière qui nous avait ouvert la porte de lamaison, quand nous étions entrées, au milieu de l’obscurité.
Cette singulière femme de chambre, réunissanttous les objets nécessaires pour faire la toilette de son maître,encore plus singulier qu’elle, lui donna le miroir à tenir et semit à l’œuvre.
Elle peigna, brossa, parfuma les bouclesflottantes des cheveux et la longue barbe soyeuse de MiserrimusDexter, avec le plus étrange mélange de pesanteur et d’adresse, quej’aie jamais vu. Exécuté dans un silence stupide, avec un regardlourd et des mouvements gauches, ce travail n’en fut pas moinsparfaitement bien fait. Dexter, dans sa chaise, en suivait avecattention les progrès, au moyen de son miroir. Il était tropabsorbé dans cette attention pour parler, jusqu’au moment où lesderniers soins à donner à sa barbe obligèrent Ariel à se placerdevant lui ; et, par conséquent, à tourner sa figure vers lapartie de la chambre où nous nous trouvions,Mme Macallan et moi. Alors il nous adressa laparole, tout en prenant bien garde de tourner sa tête vers nousavant que sa toilette fût achevée.
« Maman Macallan, dit-il, quel est le nomde baptême de la seconde femme de votre fils ?
– Quel besoin avez-vous de leconnaître ? lui demanda à son tour ma belle-mère.
– J’ai besoin de le connaître, parce queje ne puis lui adresser la parole en l’appelant madame EustacheMacallan.
– Pourquoi pas ?
– Cela me fait souvenir del’autre madame Eustache Macallan… Et si le souvenir de ceshorribles jours passés à Gleninch me revient, mon couragem’abandonnera… et je retomberai dans une de mes crises. »
En entendant ces mots, je me hâtaid’intervenir.
« Mon nom est Valéria, dis-je.
– Un nom romain, observa MiserrimusDexter. Il me plaît. Mon âme a été jetée dans un moule romain. Moncorps eût été bâti aussi comme celui des Romains, si j’étais venuau monde avec des jambes. Je vous appellerai madame Valéria, sivous n’y voyez pas d’inconvénient. »
Je me hâtai de lui dire que je n’en voyaisaucun.
« Très-bien ! madame Valéria, ditMiserrimus Dexter, voyez-vous la créature qui est en face demoi ? »
Et il m’indiqua sa cousine avec aussi peu defaçons qu’il aurait indiqué un chien à la manière dédaigneuse dontil l’avait montrée. Elle continua à peigner et à lisser sa barbeaussi tranquillement qu’elle l’avait fait jusque-là.
« C’est la façon d’une idiote, n’est-cepas ? poursuivit Miserrimus Dexter. Regardez-la : ellen’est qu’un simple végétal. Un chou, dans un jardin, a juste autantde vie et d’expression que cette fille en montre pour l’instantdans sa physionomie. Croiriez-vous jamais qu’un graind’intelligence, d’affection, d’orgueil, ou de fidélité puisseexister, à l’état latent, dans un être aussi incomplètementdéveloppé ? »
J’éprouvais réellement quelque confusion à luirépondre. J’avais bien tort : l’imperturbable Ariel étaittoute à la barbe de son maître. Une machine n’aurait pas fait moinsd’attention à ce qui se passait ou se disait autour d’elle.
« Eh bien ! moi, reprit Dexter, j’airéveillé cette affection, cet orgueil, cette fidélité, et le reste,qui étaient là à l’état latent. Je tiens la clef de cetteintelligence endormie. Maintenant, regardez-la quand je lui parle…Je lui ai donné son nom, à la pauvre créature, dans un de mes accèsd’ironie, et elle s’est fait à ce nom tout juste comme un chien sefait à son collier. Maintenant, madame Valéria, regardez etécoutez… Ariel ! »
La lourde figure de la jeune fille commença às’animer. Sa main cessa de se mouvoir mécaniquement et tint lepeigne suspendu en l’air.
« Ariel !… Tu as appris à peignermes cheveux et à parfumer ma barbe, n’est-ce pas ? »
Sa physionomie s’anima de plus en plus.
« Oui !… oui !… oui !…répondit-elle allègrement ; et vous avez dit que j’ai appris àle faire comme vous voulez que ce soit fait !
– Je le dis encore. Te plairait-il qu’uneautre personne fît cette besogne à ta place ? »
Son regard s’illumina et prit une expressioncharmante de vivacité. Sa grosse voix d’homme fit entendre desnotes d’une douceur inouïe.
« Personne ne prendra ce soin pourvous ! dit-elle d’un accent à la fois fier et tendre. Personneautre que moi ne vous touchera, tant que je vivrai.
– Pas même cette dame ? » ditMiserrimus Dexter, en dirigeant son miroir vers la place oùj’étais.
Les yeux d’Ariel lancèrent un éclair ; samain me menaça du peigne qu’elle tenait, dans un accès de jalousecolère.
« Qu’elle l’essaye ! s’écria lapauvre créature, de son ton de voix la plus rude. Qu’elle voustouche, si elle l’ose ! »
Dexter éclata de rire à ce mouvement dejalousie enfantine.
« C’est bien, ma bonne Ariel !dit-il. Je donne congé pour le moment à ton intelligence. Rentredans ton rôle habituel. Finis ma barbe. »
Elle reprit passivement son travail. L’éclatde ses yeux, l’expression de sa physionomie s’évanouirent peu à peuet disparurent. Ses mains se remirent à l’œuvre avec la dextéritémécanique qui m’avait si péniblement impressionnée lorsqu’elleavait pris d’abord la brosse. Satisfait d’avoir ainsi joué avecsuccès, en ma présence, le rôle de Prospero, Miserrimus Dexterreprit en souriant :
« Je pense que ma petite épreuve a puvous intéresser. Vous avez vu ! L’intelligence endormie de masingulière cousine est comme le son endormi d’un instrument demusique ; je joue de cet instrument et il se réveille sous mamain. Ma cousine aime que je la traite comme un instrument demusique ; mais ce qu’elle aime par-dessus tout, c’est dem’entendre lui raconter des histoires. Plus ces histoiresl’intriguent et l’étonnent, plus elle les aime. C’esttrès-amusant ! Je vous en donnerai un de ces jours, lespectacle. »
Ayant dit cela, il jeta un dernier coup d’œilsur son miroir.
« Ah ! fit-il, en s’y contemplantavec complaisance, maintenant je suis présentable. Disparais,Ariel ! »
Ariel sortit de la chambre de son pas lourd etbruyant, avec l’obéissance muette d’un animal apprivoisé. Je luidis bonsoir quand elle passa près de moi. Elle ne répondit pas àmon salut ; elle ne me regarda même pas. Ma parole ne parutpas même arriver à sa grossière enveloppe. Elle était redevenue lacréature insensible et inanimée qui nous avait ouvert la porte, etelle allait rester dans cet état, jusqu’à ce qu’il plût àMiserrimus Dexter de lui parler de nouveau.
« Valéria, me dit ma belle-mère, notrehôte attend discrètement que vous lui fassiez connaître le but devotre visite. »
Pendant que mon attention s’était arrêtée sursa cousine, Dexter avait roulé son fauteuil de mon côté et mefaisait face, de façon que la lumière de la lampe tombait en pleinsur lui. Quand j’ai parlé de son intervention dans le procès de monmari, j’ai sans le vouloir anticipé sur ce que j’ai à dire ici delui. Je voyais maintenant de près sa physionomie brillanted’intelligence, ses grands yeux bleu clair, ses longs cheveuxchâtains, ses mains effilées, fines, et blanches, son cou délicatet puissant. La difformité, qui faisait un si triste contraste avecles mâles beautés de sa tête et de son buste, était cachée aux yeuxpar une robe orientale aux couleurs multiples, étendue sur sonfauteuil comme un couvre-pieds. Il portait un veston de veloursnoir, attaché librement sur sa poitrine par des boutons demalachite. Des manchettes en dentelle garnissaient ses poignets,comme au siècle dernier. Était-ce faute d’intelligence de mapart ? Je ne voyais rien en lui qui trahît la folie, rien qui,lorsqu’il me regarda, me fît détourner la tête. Le seul défautqu’il me fût possible de distinguer dans sa figure était peut-êtreau-dessous des tempes, au coin extérieur des yeux. Là, quand ilriait, et même un peu quand il souriait, la peau se contractait enpetits plis, en petites rides bizarres, tout à fait en désaccordavec l’apparence presque jeune qu’avait le reste de sa physionomie.Sa bouche, autant que la barbe et les moustaches me permettaientd’en juger, était petite et délicatement modelée. Son nez d’uneforme parfaite, droit comme un nez grec, était peut-être seulementun peu trop mince, en proportion de ses joues pleines et de sonfront haut et large. Pris dans son ensemble, et en le considérantavec les yeux, non sans doute d’un physionomiste, mais d’une femme,je ne puis m’empêcher de déclarer que ce visage étaitextraordinairement beau. Un peintre y aurait vu un modèle pour unetête de Saint Jean, et une jeune fille, qui n’aurait rien su de ladifformité que cachait la robe orientale, se serait dit, au premiercoup d’œil : Voilà le héros de mes rêves !
« Eh bien, madame Valéria, dit-il du tonle plus calme, est-ce que je vous fais peur maintenant ?
– Certainement non, monsieurDexter. »
Ses yeux bleus… doux comme des yeux de femme,transparents comme des yeux d’enfant… se fixèrent sur moi avec uneexpression étrange, qui tout à la fois me toucha etm’embarrassa.
D’abord, il y eut dans son regard un doutepénible ; puis ce regard exprima une admiration si complète,si franche, si ouverte, qu’une femme un peu vaniteuse se seraitimaginé qu’elle avait fait sa conquête à la première vue. Soudainune nouvelle émotion s’empara de lui : il laissa tomber satête sur sa poitrine, il leva les mains avec un geste de regret, etmurmura des phrases inachevées, comme se laissant aller à desecrètes et mélancoliques pensées, qui semblaient l’entraîner loindu présent et le plonger de plus en plus profondément dans quelquepénible souvenir du passé. Çà et là, je saisis quelques mots ;peu à peu, je me surpris essayant de pénétrer le mystère de ce quise passait dans l’âme de cet homme étrange.
« Une figure beaucoup pluscharmante ! murmurait-il. Mais non !… non ! pas unefigure plus charmante. Quelle figure fut jamais plus belle que lasienne ?… Il y a quelque chose… mais non pas tout de sa grâce.Quel est donc le trait de ressemblance qui réveille son souvenirdans ma mémoire ?… L’inclinaison de la tête, peut-être ?Pauvre ange martyr !… Quelle vie !… Et quellemort !… quelle mort !… »
Me comparait-il, en ce moment, à la victime dupoison, à la première femme de mon mari ? Ses parolesentrecoupées semblaient justifier ma supposition. Si cela était, ilaurait donc aimé la morte ? Oui, il n’y avait pas à seméprendre sur l’accent brisé de sa voix, quand il parlaitd’elle : il l’avait admirée vivante ; il la pleuraitmorte. En supposant que je pusse réussir à obtenir la confiance decet homme extraordinaire, qu’en résulterait-il ? Gagnerais-jeou perdrais-je à la ressemblance qu’il croyait avoir découverte enmoi ? Ma vue lui apporterait-elle une consolation ou unepeine ? J’attendais avec impatience qu’il me parlât pluslonguement de la première femme de mon mari. Mais pas un mot surelle ne sortit plus de sa bouche. Un nouveau changement semanifesta dans le cours de ses idées. Il leva la tête, commeréveillé en sursaut, et regarda autour de lui, comme un hommefatigué pourrait regarder, s’il était tout à coup troublé dans unprofond sommeil.
« Qu’ai-je fait ? dit-il. Ai-jeencore abandonné mon âme à la dérive de mespensées ? »
Il frissonna et soupira :
« Oh ! cette maison deGleninch ! n’en chasserai-je donc jamais le souvenir ?Oh ! cette maison de Gleninch !… »
À mon grand désappointement,Mme Macallan coupa court à cette révélationcommencée de Dexter.
Dans le ton et dans la façon dont il avaitnommé la maison de campagne de son fils, quelque chose l’avait sansdoute offensée. Elle intervint, et dit avec amertume etfermeté :
« Doucement, mon ami, doucement ! Jecrois que vous ne savez pas bien ce que vous dites en cemoment. »
Les grands yeux bleus de Dexter lancèrent surelle comme un éclair de colère. D’un tour de main, il approcha sonfauteuil de Mme Macallan ; puis il la saisitpar le bras et la contraignit à se pencher assez pour qu’il pût luiparler à l’oreille. Il était violemment agité. Ses paroles furentdites assez haut pour que je pusse les entendre de ma place.
« Je ne sais pas ce que je dis ?répéta-t-il en fixant ardemment ses yeux, non sur ma belle-mère,mais sur moi. Vous avez la vue basse, ma bonne dame ! Où sontvos lunettes ?… Regardez-la !… Ne voyez-vous pas, nondans son visage, mais dans sa tournure, une ressemblance avec lapremière femme d’Eustache ?
– Pure imagination ! réponditMme Macallan. Je ne vois rien de pareil. »
Il lui secoua le bras avec impatience.
« Pas si haut ! lui dit-il àl’oreille. Elle pourrait entendre.
– Je vous ai entendus tous les deux,repris-je. Vous n’avez pas à craindre, monsieur Dexter, de parlerdevant moi. Je sais que mon mari a eu une première femme, et jesais de quelle façon malheureuse elle est morte. J’ai lu leprocès.
– Vous avez lu la mort et la vie d’unemartyre ! » s’écria Dexter.
Il roula son fauteuil de mon côté ; il sepencha sur moi presque tendrement, les yeux pleins de larmes.
« Personne ne l’a appréciée à sa justevaleur, dit-il, personne, si ce n’est moi… personne, quemoi ! »
Mme Macallan se dirigea avecimpatience vers l’autre extrémité de la chambre.
« Quand vous serez prête, Valéria, je lesuis, dit-elle. Nous ne devons pas faire attendre plus longtempsles domestiques et les chevaux sur cette place ouverte etglacée. »
J’avais un intérêt trop profond à ce queMiserrimus Dexter poursuivît le sujet auquel il avait touché, pourvouloir le quitter en ce moment. Je feignis de n’avoir pas entenduMme Macallan. Je posai ma main, comme par mégarde,sur le fauteuil de Dexter afin de le retenir près de moi.
« Vous avez montré, dans votredéposition, lui dis-je, en quelle haute estime vous teniez cettedame. Je crois, monsieur Dexter, que vous aviez des idées à voussur le mystère de sa mort. »
Il avait tenu ses yeux fixés sur ma main,appuyée sur le bras de son fauteuil, jusqu’au moment où je risquaicette question. En l’entendant, il leva soudainement les yeux et meregarda au visage, en fronçant les sourcils d’un air dedéfiance.
« Comment savez-vous que j’ai des idées àmoi là-dessus ? me demanda-t-il d’un ton sévère.
– Je l’ai compris en lisant le procès,répondis-je. Le Procureur-Général vous a interrogé et s’est exprimépresque dans les termes dont je viens de me servir. Je n’ainullement l’intention de vous offenser, monsieur Dexter. »
Sa figure se rasséréna aussi rapidementqu’elle s’était assombrie. Il sourit et posa sa main sur la mienne.J’éprouvai une sensation de froid à ce contact. Tous mes nerfsfrissonnèrent. Je retirai vivement ma main.
« Je vous demande pardon, dit-il, si jevous ai mal comprise. J’ai, en effet, des idées à moi sur cettepauvre victime. »
Il fit une pause et me regarda en silence avecune profonde attention.
« Avez-vous aussi quelques idées à vous,demanda-t-il ; quelques idées sur sa vie ou sur samort ? »
J’étais au comble de l’anxiété ; ilfallait par ma franchise l’encourager à parler. Je répondis à saquestion :
« Oui.
– Sont-ce des idées que vous avezcommuniquées à quelqu’un ? continua-t-il.
– Je ne les ai, jusqu’à présent,communiquées à âme qui vive.
– C’est bien étrange ! dit-il, encherchant encore à lire dans mes yeux. Quel intérêt pouvez-vousprendre, vous, à une femme morte que vous n’avez jamaisconnue ? Pourquoi m’adressez-vous cette question précisément àcette heure ? Avez-vous une raison pour venir me voiraujourd’hui ? »
J’avouai hardiment la vérité ; jerépondis :
« J’ai une raison.
– Une raison qui se rapporte à lapremière femme d’Eustache Macallan ?
– Oui.
– Se rapporte-t-elle à quelquecirconstance de sa vie ?
– Non.
– À sa mort ?
– Oui. »
Il joignit soudain les mains, avec un geste desombre désespoir ; puis pressa sa tête, comme s’il étaitfrappé par une subite douleur.
« Je ne puis entendre cela ce soir,dit-il ; je donnerais tout au monde pour l’entendre ;mais je n’en ai pas la force. Dans l’état où je suis maintenant, jene serais pas maître de moi. Je n’ai pas le courage de remuerl’horreur et le mystère de ce passé ; je n’ai pas le couraged’ouvrir la tombe de cette martyre. M’avez-vous entendu, quand vousêtes entrée ici ? J’ai une immense imagination. Elle neconnaît pas de frein. Elle fait de moi un acteur. Je joue les rôlesde tous les héros qui ne sont plus. J’entre dans leur caractère. Jeme plonge dans leur individualité. Je suis pour un moment l’hommeque je me figure être. C’est plus fort que moi. Si je voulaismaîtriser mon imagination, quand ces accès me prennent, jedeviendrais fou. Je m’y laisse aller librement. Cela dure desheures. Quand ils me quittent, mon énergie est à bout, masensibilité est devenue effroyablement irritable. Que des idéestristes ou terribles s’emparent de moi dans ces moments-là et jesuis capable d’avoir une attaque de nerfs ou de pousser des crisinvolontaires. Vous m’avez entendu crier, en arrivant ici. Vous nedevez pas me voir dans mes attaques de nerf. Non, madame Valéria,non, je ne voudrais pas pour tout au monde vous donner ce spectacleeffrayant. Voulez-vous revenir demain, dans la journée ? J’aiacheté une chaise et un poney. Ariel, ma délicate Ariel, saitconduire. Elle ira vous chercher chez Mme Macallan.Nous pourrons causer demain, à l’heure où je suis en état de lefaire. Je meurs d’envie de vous entendre. Je serai courtois,intelligent, communicatif, dans la matinée. En voilà assez pouraujourd’hui. Ne parlons plus de ce sujet qui m’agite et m’intéressetrop. Je dois calmer mon cerveau, ou il fera éclater son enveloppe.La musique est le véritable palliatif pour les cerveaux irritables.Ma harpe !… ma harpe !… »
Il fit rouler précipitamment son fauteuiljusqu’à l’extrémité la plus éloignée de la chambre… se croisantavec Mme Macallan, comme elle revenait vers moipour hâter notre départ.
« Allons, dit la vieille dame avecimpatience. Vous l’avez vu : il s’est suffisamment montré àvous. Un plus long entretien pourrait être fatigant.Partons ! »
Le fauteuil revint vers nous plus lentement.Miserrimus Dexter ne le faisait plus rouler qu’avec une de sesmains. De l’autre, il tenait une harpe, d’un modèle que je n’avaisvu jusque-là qu’en peinture. Les cordes en étaient peu nombreuses,et l’instrument était si petit qu’on pouvait le tenir aisément surle genou. C’était l’antique harpe que les peintres mettent dans lamain des Muses et des bardes Gallois de la légende.
« Bonsoir, Dexter, » ditMme Macallan.
Il leva une de ses mains d’un airimpératif.
« Attendez, dit-il. Permettez qu’ellem’entende chanter. Je ne veux pas qu’une autre qu’elle m’inspire,continua-t-il. Je compose moi-même ma poésie et ma musique ;je les improvise. Laissez-moi réfléchir un court moment ;j’improviserai pour vous. »
Il ferma les yeux et appuya la tête sur saharpe. Ses doigts en effleurèrent légèrement les cordes, pendantqu’il méditait son sujet. Au bout de quelques minutes, il releva latête, me regarda, et fit entendre les premières notes de sacantilène, en forme de prélude.
Était-ce de la bonne ou de la mauvaisemusique ? Je ne pourrais même dire si c’était vraiment de lamusique.
C’était une suite de sons sauvages, barbares,monotones, qui ne ressemblaient en rien aux compositions modernes.Tantôt on eût dit une danse orientale, au rhythme lent etonduleux ; tantôt elle me rappelait la sévère harmonie desvieux chants grégoriens. Les vers qui suivirent ce prélude étaientaussi sauvages, aussi libres de toutes règles de la prosodie, quela musique l’était des lois de l’harmonie. Ils étaient évidemmentinspirés par la circonstance. J’étais le thème de cet étrangechant. Alors, avec une des plus belles voix de ténor que j’aiejamais entendues, mon poëte chanta ainsi :
Pourquoi vient-elle ?
Elle ranime le passé ;
Elle fait revivre la morte ;
Elle a sa grâce,
Elle a sa marche ;
Pourquoi vient-elle ?
Est-ce le sort qui me l’amène ?
Allons-nous errer tous les deux
Dans le dédale du passé ?
Allons-nous pénétrer ensemble
Les mystères de ce qui fut ?
Est-ce le sort qui me l’amène ?
L’avenir le révélera.
Que la nuit passe,
Que le jour vienne,
Je pourrai lire dans son cœur,
Elle pourra voir dans le mien.
L’avenir éclaircira tout.
Sa voix s’affaiblit, ses doigts touchèrent deplus en plus légèrement les cordes à mesure qu’il approchait desderniers vers. Sa tête se pencha sur son fauteuil. Au dernier sesyeux se fermèrent doucement. Il s’endormit, enlaçant sa harpe entreses bras, comme un enfant s’endort en étreignant un nouveaujouet.
Nous sortîmes de la chambre sur la pointe despieds et nous laissâmes Miserrimus Dexter… le poëte, lecompositeur, le fou… plongé dans un paisible sommeil.
Ariel se tenait dans la sombre salle durez-de-chaussée, à moitié endormie, à moitié éveillée, attendantque nous quittions la maison. Sans nous parler, sans nous regarder,elle nous conduisit à travers la ténébreuse allée du jardin etferma la porte derrière nous.
« Bonsoir, Ariel, » lui criai-je dudehors par-dessus la palissade.
Je n’entendis, pour toute réponse, que lebruit de ses pas pesants, pendant qu’elle retournait vers lamaison, et, bientôt après, le bruit sourd de la porte d’entréequ’elle refermait.
Le valet de pied avait judicieusement alluméles lanternes de la voiture ; il en prit une à la main pourvenir nous éclairer à travers le labyrinthe de briques qu’il nousfallait traverser. Nous pûmes ainsi gagner la grande route sansaccident.
« Eh bien ! me dit ma belle-mèrequand nous eûmes repris place dans la voiture, vous avez vuMiserrimus Dexter ; j’espère que vous en avez assez. Pour moi,je lui rendrai la justice de déclarer que je ne l’ai jamais vu,depuis le temps que je le connais, aussi complètement fouqu’aujourd’hui. Qu’en dites-vous ?
– Je n’ose pas contredire votre opinion,repris-je, mais si je dois vous exprimer la mienne, je ne suis pasabsolument sûre qu’il soit si fou.
– Vous ne le croyez pas fou, après lesactes insensés auxquels il s’est livré dans son fauteuil ? ditMme Macallan. Vous ne le croyez pas fou, aprèsl’exhibition qu’il nous a faite de son infortunée cousine ?…Vous ne le croyez pas fou, après avoir entendu les strophes qu’il achantées en votre honneur ; après l’avoir vu, pour couronnerdignement le tout, tomber dans ce lourd sommeil ?…Valéria !… Valéria !… l’antique sagesse avait bien raisonde dire qu’il n’y a pas de pires aveugles que ceux qui ne veulentpas voir !
– Pardonnez-moi, chère madame Macallan,j’ai vu tout ce que vous venez de rappeler, et je n’ai jamais étéplus surprise, plus confondue, depuis que j’existe. Mais,maintenant que je suis revenue de mon étonnement, et que jeréfléchis sur ce que j’ai vu et entendu, je ne puis m’empêcher dedouter que cet homme étrange soit réellement fou dans la véritableacception du mot. Il me semble qu’il n’a fait qu’exprimerfranchement, quoique d’une manière décousue et confuse, jel’admets, des pensées et des sentiments, dont la plupart d’entrenous rougissent comme d’autant de faiblesses, et qu’en conséquence,nous avons soin de renfermer en nous-mêmes. Je confesse que je mesuis souvent figuré que je passais dans l’âme et dans l’existenced’une autre personne, et que j’ai ressenti un certain plaisir en mecontemplant sous ces traits d’emprunt. Un des premiers amusementsde notre enfance… pour peu que nous soyons doués de quelqueimagination… c’est d’abdiquer notre caractère propre et d’enrevêtir un autre qui nous est étranger, comme celui de fée, dereine, ou de tout autre personnage fictif. M. Dexter nous adit son secret précisément comme le font les enfants, et, si c’estlà de la folie, il est certainement fou. Mais je remarque que,quand son imagination se refroidit, il redevient Miserrimus Dexter,et ne croit plus être Napoléon ni Shakespeare, pas plus que nous necroyons nous-mêmes qu’il le soit. En outre, il faut tenir compte del’existence solitaire et sédentaire qu’il mène. Je ne suis pasassez instruite pour comprendre quelle influence ce genre de viepeut exercer sur lui, mais je crois qu’il doit surexciter sonimagination ; et il ne faut, je pense, attribuer cetteexhibition de son pouvoir sur sa pauvre cousine, et le chantétrange qu’il nous a fait entendre, qu’à la contemplation unique etdésordonnée de lui-même. Je l’avouerai et j’espère… que cet aveu neme fera pas perdre tout à fait la bonne opinion que vous avez demoi… j’ai trouvé un certain plaisir dans ma visite, et ce qui estpire, il m’a réellement intéressée.
– Ce savant discours sur Dextersignifie-t-il que vous vous proposez de le revoir ? demandamadame Macallan.
– Je ne sais pas à quoi je me déciderailà-dessus demain matin ; mais, en ce moment, je suis résolue àretourner chez lui. J’ai échangé avec lui quelques paroles pendantque vous vous étiez éloignée, et je crois qu’il me sera réellementutile…
– Utile en quoi ?…
– Utile dans le seul dessein que j’aie envue, dans le dessein, chère madame Macallan, que je regrette devous voir désapprouver.
– Et vous allez le mettre dans votreconfidence ? vous allez ouvrir votre âme tout entière à unhomme tel que celui que nous venons de quitter ?
– Oui… si je suis demain là-dessus dansles mêmes dispositions que ce soir. Je conviens que je cours unrisque ; mais ce risque, je dois l’affronter. Je sais que jecommets une imprudence ; mais la prudence ne m’aiderait enrien dans la situation où je me trouve et pour le but où jevise. »
Mme Macallan ne m’adressa plusaucune remontrance verbale. Mais elle ouvrit une vaste poche qu’onvoyait sur le devant de la voiture, et en tira une boîted’allumettes, avec une lampe à lire dans les voitures de chemin defer.
« Vous me contraignez, dit la vieilledame, à vous faire connaître ce que votre mari pense de votrenouvelle fantaisie. J’ai pris avec moi la dernière lettre qu’il m’aécrite d’Espagne. Vous jugerez par vous-même, pauvre âme entraînéepar vos illusions, comment mon fils apprécie le sacrifice inutileet désespéré que vous êtes disposée à faire pour lui. Allumez lalampe. »
J’obéis avec empressement. Depuis qu’ellem’avait appris le départ d’Eustache pour l’Espagne , j’étaisavide d’avoir de lui de plus amples nouvelles, d’en apprendrequelque chose qui pût m’encourager, après tant de désappointementset d’amères douleurs. Jusqu’à présent, je ne savais même pas si monmari pensait quelquefois à moi, dans son exil volontaire. Quant auregret de m’avoir si brusquement quittée, hélas ! il nepouvait sans doute l’éprouver encore ; notre séparation étaittrop récente.
Après avoir allumé la lampe et l’avoir fixée àsa place, entre les deux glaces de la voiture qui nous faisaientface, je reçus de Mme Macallan la lettre de sonfils. Il n’y a pas de folie qui égale celle de l’amour ; j’eusbesoin de faire sur moi un grand effort pour m’empêcher de baiserle papier sur lequel sa main chérie s’était posée.
« Voilà cette lettre dit ma belle-mère.Commencez à la seconde page, à la page qui vous est consacrée.Lisez jusqu’à la dernière ligne, au bas de cette page, et pourDieu, chère enfant, rentrez dans votre bon sens avant qu’il soittrop tard ! »
Je fis ce qu’elle disait et lus ce quisuit :
« Puis-je me hasarder à vous parler deValéria ? Il faut que je vous en parle. Dites-moi comment ellese trouve, dans quelle disposition elle vous paraît être, cequ’elle fait. Je pense sans cesse à elle. Pas un jour ne se passeque je ne me désole de l’avoir perdue. Ah ! si elle avait puse résigner à laisser les choses comme elles étaient !Ah ! si elle n’avait jamais découvert l’affreusevérité !
« Elle parlait de lire le procès, quandje l’ai vue pour la dernière fois. A-t-elle persisté dans ceprojet ? Je crois, et je vous dis cela sérieusement, mère, jecrois que, si je m’étais trouvé en face d’elle, lorsqu’elle a eusondé toute l’ignominie de l’infâme accusation dont j’ai étépubliquement l’objet, je crois que, devant la honte et l’horreurqu’elle a dû ressentir, je serais tombé mort ! Figurez-vousses yeux si purs se fixant sur un homme qui a été accusé et qui n’apas été complètement absous du plus abominable, du plus vil de tousles crimes ; et pensez ensuite à ce que cet homme eût dûsouffrir, s’il lui restait un cœur, et dans ce cœur la moindreparcelle de honte !… J’ai la fièvre en écrivant ceslignes.
« Songe-t-elle toujours à ce rêve qu’elleavait formé, pauvre ange ! à ce rêve de générosité ingénue etirréfléchie ? S’imagine-t-elle toujours qu’il est en sonpouvoir de faire éclater mon innocence aux yeux du monde ?Oh ! ma mère ! si elle y pense encore, employez toutevotre influence pour lui faire abandonner cette idée !Épargnez-lui l’humiliation d’un échec, les désenchantements, lesinsultes peut-être auxquels elle s’exposerait innocemment. Pourl’amour d’elle, pour l’amour de moi ! ne négligez rien pouratteindre ce but juste et charitable.
« Je ne lui écris pas. Je n’ose pas luiécrire. Ne dites rien, quand vous la verrez, qui puisse me rappelerà son souvenir. Au contraire, aidez-la à m’oublier le plus tôtpossible. La seule chose bonne que je puisse faire, la seuleexpiation que je puisse m’imposer, pour le mal que je lui ai causé,c’est de séparer ma vie de la sienne. »
Ces mots désolants terminaient sa lettre. Jela rendis en silence à sa mère. Elle ne me dit, de son côté, quepeu de mots.
« Si cela ne vous détourne pas de votreprojet, reprit-elle en pliant lentement la lettre, rien ne pourravous en détourner. Maintenant, laissons ce sujet. »
Je ne répondis pas. Je pleurais sous monvoile. Mon avenir me paraissait si triste, mon malheureux mari simal inspiré, sa manière de voir si peu raisonnable ! La seulechance qui nous restât à tous les deux, et ma seule consolation,était de persister dans ma résolution désespérée plus fermement quejamais. Si quelque chose pouvait me confirmer dans cetterésolution, et m’armer contre toutes les remontrances de mes amis,c’était la lettre d’Eustache. Elle eût été plus que suffisante pourproduire cet effet. Du moins, il ne m’avait pas oubliée, il pensaità moi, il se lamentait chaque jour de m’avoir perdue. Cela meredonnait du courage… pour le moment.
« Si Ariel vient me prendre demain avecsa chaise et son poney, pensai-je en moi-même, j’irai avecAriel ! »
Mme Macallan me déposa à laporte de Benjamin.
En la quittant, je lui avouai que, par craintede la mécontenter, j’avais remis à la dernière minute de luiapprendre que Miserrimus Dexter m’enverrait chercher le lendemainchez elle. Je lui demandai si elle voudrait me permettre d’aller yattendre Ariel et la carriole, ou si elle préférait adressercarriole et cocher au cottage de Benjamin. Je m’attendais àuneexplosion de mécontentement. La vieille dame me surpritagréablement ; elle montra qu’elle m’avait véritablement priseen affection ; elle se contraignit.
« Si vous persistez à retourner chezDexter, dit-elle, vous ne devez assurément pas partir de chez moipour vous rendre chez lui. Mais j’espère que vous vous réveillerezdemain dans des résolutions plus sages. »
Le lendemain arriva. Un peu avant midi, lacarriole, attelée du poney, s’arrêta devant la porte de Benjamin,et une lettre de Mme Macallan me fut apportée.
« Je n’ai aucun droit de contrôler vosdémarches, » m’écrivait ma belle-mère. « J’envoie lachaise, chez M. Benjamin, et j’ai la ferme espérance que vousne voudrez pas y prendre place. Je souhaite que vous soyez bienpersuadée, Valéria, que je suis véritablement votre amie. J’aipensé toute la nuit à vous, pendant mes heures d’insomnie. Vouscomprendrez combien était grande mon inquiétude, quand je vousdirai que je me reproche maintenant de n’avoir pas fait plusd’efforts autrefois pour empêcher votre malheureux mariage. Etencore qu’aurais-je pu faire de plus que je n’ai fait ? Jen’en sais réellement rien. Mon fils m’avoua qu’il vous faisait sacour sous un nom supposé… mais il ne m’a jamais dit quel était cenom, qui vous étiez, et où demeuraient vos parents. Peut-êtreaurais-je dû faire en sorte de le savoir. Peut-être aurais-jeréussi si j’étais intervenue et vous avais éclairée en allantjusqu’au triste sacrifice de me faire un ennemi de mon fils. Jecroyais avoir fait honnêtement mon devoir en exprimant madésapprobation et en refusant d’assister au mariage. Ai-je été tropfacile à me satisfaire ? Il est trop tard pour le demander.Pourquoi viendrais-je vous importuner avec les pressentiments etles regrets d’une vieille femme ? Mon enfant ! s’il vousarrivait quelque malheur, je m’en sentirais indirectementresponsable. C’est cet état inquiet de mon âme qui me pousse à vousécrire, sans avoir rien à vous communiquer qui puisse vousintéresser. N’allez pas chez Dexter ! Un pressentimentdouloureux m’a poursuivie toute la nuit. Votre nouvelle visite àDexter finira mal ! Écrivez-lui une excuse. Valéria, je croisfermement que vous vous repentirez d’être retournée dans cettemaison ! »
Y eut-il jamais une femme plus clairementavertie, plus soigneusement prévenue que moi ? Rien n’yfit.
Qu’il me soit permis de dire, à ma décharge,que je fus réellement touchée de ce qu’avait d’affectueux la lettrede ma belle-mère. Mais elle n’ébranla pas une seconde mesrésolutions. Non ! tant que je vivrais, tant que je pourraisagir et penser, je n’aurais pas d’autre souhait, d’autre volontéque d’amener Miserrimus Dexter à me confier sa pensée au sujet dela mort de Mme Eustache Macallan. Cette penséeétait pour moi l’étoile polaire qui me devait guider sur l’obscurchemin où je m’engageais. Je répondis àMme Macallan, en lui exprimant toute ma gratitudeet tous mes regrets. Puis, j’allai prendre place dans la carriolequi m’attendait.
Je trouvai tout ce qu’il pouvait y avoird’enfants oisifs dans le voisinage réunis autour de la carriole etexprimant dans leur langage leur stupéfaction à la vue d’Ariel,avec son paletot et son chapeau d’homme. Le poney était inquiet enentendant la rumeur de cette jeune foule. Mais Ariel, assise lefouet en main, restait magnifique de gravité, au milieu desquolibets et des rires qui éclataient autour d’elle.
« Bonjour ! » lui dis-je enapprochant de ta carriole.
Ariel me répondit simplement :
« Montez. »
Puis, elle donna un coup de fouet auponey.
Je me préparais à accomplir en silence monvoyage vers le faubourg septentrional de Londres. Il étaitévidemment inutile que j’essayasse de parler. L’expérience m’avaitappris que je ne devais pas espérer entendre tomber un seul mot dela bouche de ma conductrice. Mais l’expérience n’est pasinfaillible. Après avoir conduit dans un morne silence pendant unedemi-heure, Ariel me remplit d’étonnement en prenant tout à coup laparole.
« Savez-vous où nous allons ?demanda-t-elle en dirigeant son regard vers le point de la routequ’elle voyait entre les deux oreilles du poney.
– Non, répondis-je. Je ne connais pas lechemin. Où allons-nous ?
– Nous allons du côté d’un canal.
– Eh bien ?
– Eh bien, j’ai grande envie de vousjeter dans ce canal. »
Cette menace peu rassurante me sembla exigerune explication. Je pris la liberté de la lui demander.
« Et pourquoi voulez-vous me jeter dansle canal ? lui dis-je.
– Parce que je vous hais, merépliqua-t-elle froidement et ingénument.
– Qu’ai-je donc fait qui vous aitoffensée.
– Que voulez-vous au Maître ?
– Entendez-vous direM. Dexter ?
– Oui.
– Je veux avoir un entretien aveclui.
– Non ! Vous voulez avoir ma place.Vous voulez brosser ses cheveux et parfumer sa barbe à ma place…méchante ! »
Je commençais à comprendre. L’idée queMiserrimus Dexter, par épreuve et par jeu, avait jetée la veilledans cette pauvre cervelle, y avait mûri et se faisait jourmaintenant en ma présence détestée.
« Je n’ai pas la moindre envie de toucherà ses cheveux ni à sa barbe, dis-je. Je vous abandonne entièrementce soin. »
Elle se tourna vers moi ; sa grossefigure s’empourpra, ses yeux ternes se dilatèrent, sous l’effortinaccoutumé qu’elle fit pour parler, et pour comprendre ce que jevenais de lui dire.
« Répétez-moi cela, dit-elle brusquement,et répétez-le cette fois plus lentement. »
Je le répétai plus lentement.
« Jurez-le ! » s’écria-t-elle,de plus en plus animée.
Je gardai mon sérieux, le canal était visibleà peu de distance, et je jurai.
« Êtes-vous satisfaitemaintenant ? » lui demandai-je.
Elle ne répondit pas. Elle avait épuisé sonmaigre vocabulaire. Elle regarda de nouveau droit entre les deuxoreilles du poney, fit entendre un gros soupir de soulagement, et,pendant tout le reste du chemin, ne jeta plus les yeux sur moi etne m’adressa plus la parole. Nous suivîmes les bords du canal, etj’échappai à l’immersion. Les grelots de notre petit véhiculeretentirent à travers les rues et les vastes terrains en friche quej’avais entrevus dans l’obscurité de la précédente soirée ;l’endroit me parut encore plus morne et plus hideux au grand jourque la veille. La carriole tourna court dans une ruelle qui eut ététrop étroite pour donner passage à un véhicule d’une plus grandedimension et s’arrêta devant un mur et une porte que je neconnaissais pas. Ariel ouvrit la porte avec sa clef, et, conduisantle poney par la bride, m’introduisit dans le jardin etl’arrière-cour de la vieille maison isolée et délabrée de Dexter.Le poney regagna tout seul son écurie, traînant la carrioleallégée. Ma silencieuse compagne me fit alors traverser une cuisinefroide et nue, et un long corridor en pierre, au bout duquel,ouvrant une porte, elle m’introduisit, par derrière, dans la salleoù Mme Macallan et moi avions pénétré la veille,par la porte de devant. Là, Ariel prit le sifflet qui pendait à soncou et fit entendre les notes aiguës et cadencées qui m’étaientdéjà familières, et qui servaient de moyen de communication entreMiserrimus Dexter et son esclave. Le sifflet s’étant tu, les lèvresd’Ariel s’ouvrirent une dernière fois, avec effort, et laissèrentéchapper ces mots :
« Restez-là, jusqu’à ce que vousentendiez le sifflet du Maître. Alors, montezl’escalier. »
Ainsi, j’allais être sifflée comme un chien,et le pire, c’est que je n’avais rien de mieux à faire que de m’yrésigner. Ariel m’adressa-t-elle au moins un mot d’excuse à cesujet ? En aucune façon. Elle me tourna le dos, et disparutdans l’obscure région de la cuisine.
Après avoir attendu une minute ou deux, aucunsignal ne se faisant entendre de l’étage supérieur, je m’avançaivers la partie la plus large et la mieux éclairée de la sallebasse, pour examiner en plein jour les tableaux que je n’avais faitqu’entrevoir imparfaitement, la veille au soir, dans l’obscurité oùils étaient plongés. Une pancarte en lettres multicolores, peintesous la corniche du plafond, m’apprit que les peintures quidécoraient les murs de cette salle étaient du très-habile Dexter.Non content d’être poëte et compositeur, il était peintrepar-dessus le marché. Sur l’un des murs, les tableaux étaientintitulés : Illustrations de lasouffrance.Les sujets représentés sur l’autre mur étaientdes Épisodes de la vie du Juif-Errant. Lesamateurs que le hasard pouvait amener devant ces tableaux étaientsérieusement avertis, au moyen d’une autre inscription, de lesconsidérer comme des produits de la seule imagination du peintre.Les personnes qui, dans les œuvres d’art ne s’attachent qu’à lanature, disait l’inscription, ne sont pas celles à quiM. Dexter adresse les œuvres de son pinceau. Il ne prend sessujets que dans son imagination ; la nature ne pose pas devantlui.
Prenant donc soin d’écarter d’abord de monesprit toute idée empruntée à la nature, je me mis à regarder, enpremier lieu, les tableaux qui représentaient la Souffranceillustrée.
Je n’ai que bien peu de connaissances en faitd’art mais je n’eus pas de peine à voir que Miserrimus Dexterignorait encore plus que moi les lois élémentaires du dessin, de lacouleur, et de la composition. Ses peintures étaient, dans le sensle plus rigoureux du mot, de véritables croûtes. Le plaisir maladifet déréglé que le peintre trouvait à représenter des scènesd’horreur, était, sauf certaines exceptions, la seule marqueoriginale qu’il fut possible de découvrir dans la série de sesœuvres.
Le premier tableau de la souffrance illustrée,était intitulé Vengeance. Un corps mort, vêtu d’un costumede fantaisie, était étendu sur le bord d’un fleuve écumeux, sousl’ombrage d’un arbre gigantesque. Un homme furieux, aussi encostume de fantaisie, se tenait à cheval sur ce cadavre, etbrandissait en l’air un grand sabre, en contemplant, avec uneféroce expression de joie, le sang de l’homme qu’il venait de tuer,coulant avec lenteur et goutte à goutte de la lame. Le tableausuivant, intitulé Cruauté,était divisé en plusieurscompartiments. L’un avait pour sujet un cheval effaré que soncavalier éperonnait impitoyablement, dans un combat de taureaux.Dans un autre, un vieux philosophe disséquait avec volupté un chatvivant. Dans un troisième, deux païens se faisaient des politessesdevant la torture que subissaient deux saints : l’un de cessaints rôtissait sur un gril de fer ; l’autre, pendu par lestalons, venait d’être écorché vif et respirait encore. Me sentantpeu disposée, après ces échantillons de Souffrances à regarder lesautres, je me tournai vers le mur opposé pour suivre la carrière duJuif-Errant. Ici, une seconde inscription m’apprit que, dans lapensée du peintre, le capitaine du Vaisseau-Fantôme n’était autreque le Juif-Errant continuant sur mer son interminable voyage. Lepeintre suivait dans ses aventures maritimes ce mystérieuxpersonnage. Le premier tableau représentait un port sur une côtehérissée. Un vaisseau était à l’ancre, avec son timonier chantantsur le pont. La mer, au large, était noire et houleuse. Des nuagesorageux, déchirés par de nombreux éclairs, s’abaissaient surl’horizon. À la lueur de ces éclairs, on apercevait le sombreVaisseau-Fantôme qui se dirigeait, tantôt s’élevant sur la cimed’une haute vague, tantôt disparaissant comme englouti dans lesflots. Si mal peinte que fût cette toile, elle portait réellementl’empreinte d’une certaine imagination, d’un véritable sentiment dusurnaturel. Le tableau qui venait après me montrait leVaisseau-Fantôme. L’équipage qui le montait était composé de petitshommes, dont les figures étaient blanches comme la pierre et lesvêtements noirs comme l’ébène. Ils étaient assis, en rangssilencieux, sur les bancs du canot, tenant leurs avirons dans leursmains maigres et longues. Le Juif-Errant, vêtu aussi de noir,élevait ses yeux et ses mains vers le ciel orageux, comme pourl’implorer. Les fauves de la terre et de la mer, le tigre, lerhinocéros, le crocodile, le requin, etc., entouraient le voyageurmaudit, comme d’un cercle magique, et subissaient l’influence deson regard qui les domptait et les fascinait. Les éclairs avaientcessé de briller. Le ciel et la mer s’étaient assombris. Une faibleet blafarde lueur était projetée par une torche que secouait unEsprit vengeur, planant sur la tête du Juif, et soutenu par desailes de vautour déployées. Eh bien ! si bizarre que fût cetteconception, il y avait là je ne sais quoi qui saisissait l’espritet qui, je l’avoue, me fit une impression profonde. Le mystérieuxsilence de la maison et l’étrange situation où je me trouvais yétaient sans doute pour quelque chose. Pendant que j’examinaisencore les terribles compositions que j’avais devant les yeux, lesnotes aiguës du sifflet de Dexter se firent entendre. J’étais, pourl’instant, tellement bouleversée, que je tressaillis et poussai uncri d’épouvante. Je fus en ce moment tentée d’ouvrir la porte et dem’enfuir. L’idée de me trouver seule avec l’homme qui avait peintces effrayants tableaux me terrifiait réellement. Force me fut dem’asseoir sur l’une des chaises de la salle, et quelques minutess’écoulèrent avant que mon âme eût retrouvé son équilibre, et queje fusse rentrée en possession de moi-même. Dexter siffla uneseconde fois d’une façon qui témoignait de son impatience. Alors jeme levai et montai le large escalier qui conduisait au premierétage. Reculer, lorsque je m’étais à ce point avancée, m’eût faithonte à mes propres yeux. Mais mon cœur battait à coups pressésdans ma poitrine, quand j’approchai de la porte de l’antichambre,et j’avoue sincèrement que je commençai à mesurer toute l’étenduede mon imprudence.
Il y avait une glace sur le manteau de lacheminée de l’antichambre. Je m’arrêtai une minute, émue comme jel’étais, pour voir quelle figure j’avais dans la glace.
La tapisserie qui cachait la porte du salonétait à demi soulevée. Quoique j’eusse fait peu de bruit enentrant, les oreilles de chien de Miserrimus Dexter avaient saisile frôlement de ma robe sur le parquet. La belle voix de ténor quej’avais entendue chanter la veille m’interpella doucement.
« Est-ce madame Valéria ? Je vous enprie, ne vous arrêtez pas dans l’antichambre ; prenez la peined’entrer. »
J’entrai.
Le fauteuil roulant s’avança à ma rencontre,si lentement et si doucement, que je m’en aperçus à peine.Miserrimus Dexter me tendit la main d’un air languissant. Sa têteétait inclinée de côté, et il semblait rêver ; ses grands yeuxse fixèrent sur moi avec une expression de tristesse. On neretrouvait pas en lui le moindre vestige de l’homme emporté etviolent de ma première visite, qui avait été successivementNapoléon et Shakespeare. Le Dexter du matin était un homme doux,pensif, mélancolique, qui ne rappelait le Dexter du soir que par labizarrerie préméditée de son costume. Sa jaquette, cette fois,était d’une étoffe de soie rose piquée. Le couvre-pieds qui cachaitsa difformité, était en satin vert de mer pâle, qui se mariait avecla jaquette ; et, pour compléter cet étrange costume defantaisie, il avait à ses poignets des bracelets d’or massif, de laforme à la fois simple et sévère que nous a transmisel’antiquité !
« Que vous êtes bonne de venir illumineret charmer ma solitude ! dit-il de son accent le plus tristeet le plus harmonieux. J’ai fait la toilette que vous voyez,expressément pour vous recevoir, en y employant ce que j’ai de plusbeau dans ma garde-robe. Ne soyez pas surprise de ce soin. Exceptédans ce dix-neuvième siècle infesté d’un ignoble matérialisme, leshommes ont de tout temps porté, aussi bien que les femmes, desétoffes précieuses et de brillantes couleurs. Il y a un siècle, ungentilhomme en soie rose était un gentilhomme convenablementhabillé. Il y a quinze cents ans, les patriciens des tempsclassiques portaient des bracelets exactement pareils aux miens. Jeméprise le dédain grossier pour ce qui est beau, et la bassecrainte de la dépense qui, dans le siècle où nous vivons, réduit lecostume d’un homme distingué à l’habit noir, et ses bijoux à unebague. J’aime à me parer de ce qui est brillant et beau, surtoutquand une dame brillante et belle vient me voir. Vous ne savez pascombien votre visite me ravit. Je suis dans un de mes jours demélancolie. Les larmes remplissent malgré moi mes yeux. J’ai soifde pitié. Pensez au misérable état dans lequel je vis. Je suis unpauvre être solitaire, qu’a frappé une effrayante difformité.Ah ! quelle compassion je devrais exciter ! et je suis unobjet d’épouvante ! Mon cœur si affectueux… vide ! Mestalents si extraordinaires… inutiles ou mal appliqués.Triste ! triste ! triste ! Ayez pitié de moi, jevous en conjure ! »
Ses yeux étaient littéralement pleins delarmes, larmes de commisération qu’il versait sur lui-même. Il meregardait et me parlait du ton gémissant et plaintif d’un enfantmalade qui a besoin que sa nourrice le console. J’étais fort enpeine de savoir ce que je devais faire. C’était parfaitementridicule, mais je n’ai jamais été plus embarrassée de ma vie.
« Je vous en conjure, répéta-t-il, ayezpitié de moi ! Ne me soyez pas cruelle. Je ne vous demande quebien peu de chose. Ayez pitié de moi, madame Valéria ; ditesque vous avez pitié de moi ! »
Je dis que j’avais pitié de lui, et je mesentis rougir en disant cela.
« Merci, madame, dit humblementMiserrimus Dexter. Vous me faites du bien. Allez un peu plus loin.Donnez-moi la main. »
Ce fut dit d’un ton si grave et si solennel,qu’en dépit de mes efforts pour me retenir, je partis d’un éclat derire.
Miserrimus Dexter me regarda avec unestupéfaction qui, hélas, ne fit qu’accroître mon intempestif accèsde gaieté. L’avais-je offensé ? Il n’y parut pas. Revenu de sasurprise, il reposa doucement sa tête sur le dossier de sonfauteuil, comme un homme qui écoute en connaisseur l’exécution d’unmorceau quelconque. Quand j’eus repris mon sérieux, il redressa latête et m’applaudit de ses deux mains blanches en m’honorantd’un :
« Encore ! »
Et il ajouta, en reprenant le tonenfantin :
« Recommencez, je vous en prie. Joyeusemadame Valéria, vous avez un rire musical, et moi j’ai une oreillemusicale. Recommencez. »
Cependant, j’avais retrouvé mon sérieux.
« J’ai honte de moi-même, monsieurDexter, lui dis-je ; pardonnez-moi, je vous enprie. »
Il ne me répondit pas ; je ne sais mêmes’il m’entendit. Son caractère variable semblait subir unchangement. Il me parut examiner ma toilette avec une attentioninquiète et tirer de cet examen des conclusions à lui.
« Madame Valéria, dit-il tout à coup,vous n’êtes pas confortablement assise dans ce fauteuil.
– Pardonnez-moi, répliquai-je, j’y suistrès-confortablement.
– Pardonnez-moi, à votre tour ; il ya, à l’autre bout de la chambre, un fauteuil en jonc, de fabriqueindienne, qui est plus convenable pour vous. Voulez-vous acceptermes excuses, si j’ai l’impertinence de vous prier de l’allerchercher vous-même ? J’ai une raison pour cela. »
Il avait une raison ! À quelle nouvelleexcentricité allait-il me faire assister ? Je me levai, etj’allai chercher le fauteuil qu’il m’indiquait. Il était assezléger pour qu’il me fût facile de le traîner. Quand je revins prèsde lui, je crus voir que ses regards continuaient à scruter et àdétailler ma toilette avec un soin particulier. Et, chose plusétrange, il paraissait en être à la fois charmé et chagriné.
Je plaçai mon fauteuil près de lui, etj’allais m’y asseoir, quand il reprit :
« Pardon encore ! Je vous seraisobligé, plus que je ne puis vous le dire, d’aller prendre, àl’autre bout de la chambre, un écran accroché au mur, et qui est demême fabrication que le fauteuil. Nous sommes un peu près du feuici ; vous pourrez trouver cet écran utile. Excusez-moi,encore une fois, de vous laisser prendre cette peine, maispermettez que je vous assure de nouveau que j’ai une raison pourcela. »
C’était la seconde fois qu’il me répétait,avec une expression singulière, qu’il avait une raison. Lacuriosité faisait de moi une aussi humble servante de ses caprices,que l’était Ariel elle-même. J’allai chercher l’écran. Quand jerevins, je vis ses yeux toujours arrêtés, avec la même fixitéincompréhensible, sur mon habillement, d’ailleurs parfaitementsimple et sans la moindre prétention. Je retrouvai aussi dans sonregard le même bizarre mélange de plaisir et de peine.
« Merci un millier de fois ! dit-il.Vous m’avez… très-innocemment… déchiré le cœur. Mais vous ne m’enavez pas moins causé un bonheur inappréciable. Voulez-vous mepromettre de ne pas vous offenser, si je vous dis lavérité ? »
Il approchait de son explication. Je ne fisjamais une promesse avec plus d’empressement.
« Je vous ai impoliment envoyée cherchervous-même ce fauteuil et cet écran, continua-t-il ; mon motif,pour cela, vous paraître bien étrange, j’en ai peur… Vous êtes-vousaperçue que je vous regardais marcher très-attentivement… tropattentivement, peut-être ?
– Oui ; je pensais que vousexaminiez mon costume. »
Il secoua la tête et soupira amèrement.
« Je n’examinais, dit-il, ni votrecostume, ni votre visage. Votre costume est de couleur sombre, etvotre visage est encore étranger pour moi. Chère madame Valéria, jetenais à vous voir marcher. »
À me voir marcher ! Que voulait-ildire ? Qu’est-ce que cela signifiait ? Où errait en cemoment cet esprit vagabond ?
« Vous avez une qualité rare chez uneAnglaise, reprit-il. Vous marchez bien. Elle marchaitbien, elle aussi. Je n’ai pu résister à la tentation de la revoiren vous voyant. C’était son mouvement, c’était sa grâce simple,douce, inconsciente d’elle-même, que je revoyais en vous, quand jevous contemplais allant au bout de la chambre et en revenant. Vousl’avez fait sortir pour moi de la tombe, quand vous êtes alléechercher le fauteuil et l’écran. Pardonnez-moi de m’être ainsiservi de vous. L’idée était innocente, le motif était sacré. Vousm’avez désolé et vous m’avez ravi. Mon cœur saigne… et vousremercie. »
Il s’arrêta un moment ; il laissa tombersa tête sur sa poitrine. Puis, il la releva soudain.
« Je suis certain, reprit-il, que nousparlions d’elle hier soir ; mais que disais-je donc ? etque disiez-vous ? Mes souvenirs sont confus ; je ne meles rappelle qu’à demi. Ayez la bonté, je vous en prie, de me lesremettre en mémoire. Vous n’êtes point offensée de cette prière…n’est-ce pas ? »
J’aurais pu m’en offenser, si elle m’eût étéadressée par un autre homme ; de sa part, je ne m’en blessaipas. Pour me fâcher contre Miserrimus Dexter, je tenais trop àtrouver le chemin de sa confiance, maintenant qu’il avait abordé,de son propre mouvement, le sujet de la mort de la première femmed’Eustache.
« Nous parlions, répondis-je, de la mortde Mme Eustache Macallan, et nousdisions… »
Il m’interrompit, en rapprochant vivement sonfauteuil du mien.
« Oui ! oui !s’écria-t-il ; et je m’étonnais de l’intérêt que vous pouviezavoir, vous, à pénétrer le mystère de sa mort. Parlez !fiez-vous à moi ! je meurs d’envie de le savoir.
– L’intérêt que vous avez à l’apprendre,dis-je, ne peut être plus fort que celui qui m’anime moi-même. Lebonheur de toute ma vie à venir dépend du succès de mes effortspour découvrir le mystère de cette mort.
– Bon Dieu !… Pourquoi ?s’écria-t-il. Mais arrêtez ! Voilà que je m’exalte, et je doisêtre calme, je dois rester maître de mon esprit ; je doisl’empêcher de s’égarer. La chose est trop sérieuse ! Attendezune minute ! »
Une élégante petite corbeille était accrochéeà un des bras du fauteuil. Il l’ouvrit et en tira une bande debroderie aux trois quarts achevée, avec tout ce qu’il fallait pourexécuter ce genre de travail. Nous nous regardâmes par-dessus labroderie. Il remarqua ma surprise.
« Les femmes, dit-il, ont le bon sensd’apaiser leur esprit et de mûrir leurs desseins avec tranquillité,en se livrant au travail à l’aiguille. Pourquoi nous hommes,serions-nous assez déraisonnables pour nous refuser cette admirableressource, la simple et calmante occupation qui détend les nerfs etdonne à la pensée le repos et la liberté ? J’ai suivi, moihomme, le sage exemple des femmes. Madame Valéria, permettez-moi derentrer en moi-même. »
Après avoir disposé gravement sa broderie, cetêtre bizarre commença à travailler, avec toute l’agilité d’unebrodeuse accomplie.
« Maintenant, dit Miserrimus Dexter, sivous êtes prête, je suis prêt. Parlez… et je travaille en vousécoutant. Commencez, je vous prie. »
Je lui obéis et je commençai.
Avec un homme tel que Miserrimus Dexter, etavec un projet tel que celui que j’avais en vue, desdemi-confidences n’étaient pas de mise. Il me fallait ou courir lerisque d’une révélation sans réserve, ou abandonner au derniermoment l’épreuve que j’avais résolu de tenter. Dans la situationcritique où je me trouvais, je ne devais pas chercher un refugedans un moyen terme, même quand je me serais sentie disposée à lefaire. Au point où en étaient les choses je me résignai à courirtous les risques et je me plongeai, dès le début, les yeux fermés,au cœur de la difficulté.
« Autant, dis-je, que je puis leprésumer, monsieur Dexter, vous ne savez que peu de chose, ou vousne savez rien, de ma situation actuelle. Vous ignorez absolument,je crois, que mon mari et moi nous ne vivons plus ensemble.
– Est-il nécessaire de parler de votremari ? demanda-t-il froidement sans lever les yeux et sansinterrompre son travail.
– Cela est absolument nécessaire ;autrement, vous ne me comprendriez pas. »
Il baissa la tête et parut se résigner ensoupirant. « Vous et Eustache ne vivez plus ensemble ?reprit-il. Cela veut-il dire qu’il vous a quittée ?
– Il m’a quittée, et est passé àl’étranger.
– Sans aucune nécessité qui l’yoblige ?
– Sans la moindre nécessité.
– N’a-t-il fixé aucune époque pour sonretour ?
– S’il persévérait dans son intentionactuelle, Eustache ne reviendrait jamais à moi. »
Pour la première fois il leva la tête dedessus sa broderie… en paraissant redoubler tout à coupd’attention.
« Le désaccord qui vous a séparés est-ilsi sérieux ? demanda-t-il. Êtes-vous libres vis-à-vis l’un del’autre, charmante madame Valéria, par le commun consentement desdeux parties ? »
Le ton avec lequel il m’adressa cette questionne fut pas du tout de mon goût. Le regard qu’il jeta sur moi me fittout d’abord regretter d’être venue, seule, me confier à lui.L’idée me vint pour la première fois qu’il était capable de tireravantage de ma trop grande confiance. Je gardai néanmoins monsang-froid, et le rappelai, plus par mon attitude que par mesparoles, au respect qu’il me devait.
« Vous vous méprenez tout à fait,repris-je gravement ; il n’y a pas eu de brouille, il n’y apas eu même de malentendu entre mon mari et moi. Notre séparation,monsieur Dexter, a causé, à Eustache comme à moi, une profondedouleur. »
Il m’écoutait d’un air d’ironiquerésignation.
« Je suis tout attention, dit-il enenfilant son aiguille. Continuez, je vous prie ; je ne vousinterromprai plus. »
Me rendant à son invitation, je lui fisconnaître, sans aucune réserve, tout ce qui s’est passé ; enayant soin toutefois de présenter les raisons d’Eustache sous lejour le plus favorable. Miserrimus Dexter laissa tomber sa broderiede ses mains et se prit à sourire doucement de mon innocent récit.Ce sourire irrita singulièrement mon système nerveux.
« Je ne vois rien de risible dans toutcela ! » lui dis-je sèchement.
Ses beaux yeux bleus se fixèrent sur moi, avecun air de surprise ingénue.
« Rien de risible ! répéta-t-il,rien de risible dans les signes évidents de folie que vous venez dedécrire ! »
L’expression de son regard changea subitement.Elle devint sombre et dure.
« Attendez ! s’écria-t-il, avant quej’eusse le temps de lui répondre, vous ne pouvez avoir qu’uneraison pour parler et pour agir avec tant de passion : cetteraison, c’est… c’est que vous êtes éprise de votre mari !
– Être éprise de lui n’est pas uneexpression assez forte, répliquai-je ; dites que je l’adore…et du plus profond de mon cœur. »
Miserrimus Dexter pressa de l’une de ses mainssa magnifique barbe et répéta mes paroles, en fixant sur moi sonregard pénétrant.
« Vous l’adorez du plus profond de votrecœur !… Pardon !… pourriez-vous me direpourquoi ?
– Parce que je ne puis m’enempêcher, » repris-je avec humeur.
Il sourit ironiquement et se remit à sabroderie.
« C’est curieux ! se dit-il touthaut à lui-même. La première femme d’Eustache l’aimait aussi. Il ya des hommes dont toutes les femmes sont folles. Il y en a d’autresdont aucune femme ne se soucie. Elles n’ont, dans l’un et l’autrecas, aucune raison à donner. L’un de ces hommes est aussi beau,aussi aimable, aussi honorable, d’un rang aussi élevé que l’autre.Et cependant, pour l’un, les femmes se jetteront dans le feu ;tandis que pour l’autre, elles ne tourneront pas même la tête.Pourquoi ? Elles ne le savent pas elles-mêmes, ainsi quemadame Valéria vient de l’avouer. Y a-t-il à cela quelque raisonphysique ? Une puissante attraction magnétique émane-t-elle dunuméro un, laquelle n’émane pas du numéro deux ? Il faudra quej’étudie les causes de ce phénomène, quand j’en aurai le temps etque je serai d’humeur à le faire. »
Ayant ainsi posé la question à sa satisfactionintime, il leva de nouveau les yeux sur moi.
« Je suis toujours, dit-il, dans lesténèbres, en ce qui vous concerne et en ce qui concerne vos motifs.Je suis toujours à cent lieues de comprendre l’intérêt que vousavez à pénétrer l’affreux mystère de la tragédie de Gleninch.Gracieuse madame Valéria, prenez-moi la main, je vous prie, etconduisez-moi à la lumière. Vous n’êtes pas fâchée contre moi,n’est-il pas vrai ? Rendez-moi ce service, et je vous donneraicette broderie, quand je l’aurai terminée. Je ne suis qu’unmalheureux, solitaire, difforme, et d’un tour d’esprit bizarre. Jen’entends pas malice aux choses. Soyez indulgente, pardonnez-moi,éclairez-moi. »
Il reprenait ses manières d’enfant, et je visreparaître sur ses lèvres son innocent sourire, avec les étrangespetits plis et les rides qui l’accompagnaient aux angles de sesyeux. Je commençai à craindre d’avoir été, sans motif raisonnable,trop dure envers lui. Je pris, comme pénitence, la résolutiond’avoir plus d’égards pour les infirmités de son esprit et de soncorps, pendant le reste de ma visite.
« Permettez, monsieur Dexter, dis-je, queje retourne pour un moment à Gleninch. Vous convenez avec moiqu’Eustache est absolument innocent du crime pour lequel il acomparu devant le jury. Votre déposition dans le procès m’en estgarant. »
Il interrompit son travail, et me regarda avecune attention grave et triste, qui me fit voir son visage sous unjour encore nouveau.
« C’est notre opinion,repris-je, mais ce n’a pas été celle du jury. Rappelez-vous quelfut son verdict : PREUVES INSUFFISANTES ! Ce qui veutdire que le jury appelé à juger mon mari a refusé de déclarer,positivement et publiquement, qu’il le croyait innocent. Ai-jeraison ? »
Au lieu de me répondre, il replaça soudain sabroderie dans la corbeille et rapprocha son fauteuil du mien.
« Qui vous a dit cela ? medemanda-t-il.
– Je l’ai lu moi-même dans lecompte-rendu imprimé. »
Jusqu’à ce moment, sa physionomie avaittémoigné d’une sérieuse attention… rien de plus. Pour la premièrefois, je crus la voir assombrie comme par un nuage, et elle exprimavisiblement la méfiance.
« En général, dit-il, les femmes n’ontpoint l’habitude de se torturer l’esprit sur d’arides questionslégales. Madame Eustache Macallan, deuxième du nom, vous devezavoir eu une bien puissante raison pour donner cette direction àvos lectures.
– J’avais une très puissante raison, eneffet, monsieur Dexter. Mon mari s’est résigné au verdict écossais,sa mère s’y est résignée, ses amis, autant que je puis le savoir,s’y sont résignés également…
– Eh bien ?
– En bien ! mon mari, sa mère, sesamis se sont soumis au verdict écossais… moi, non ! »
J’avais à peine prononcé ces mots, que lafolie de Dexter, à laquelle je n’avais pas cru jusque-là, semblaéclater. Il se dressa tout à coup sur son fauteuil, il s’élançavers moi, et, brusquement, il appuya ses mains sur chacune de mesépaules. En même temps ses yeux, à quelques pouces seulement dedistance, plongeaient dans les miens un regard sauvage.
« Qu’est-ce donc que vous voulezdire ?… »s’écria-t-il d’une voix retentissante.
Un effroi mortel me saisit. Je fis pourtant demon mieux pour ne pas le laisser voir. Du geste et du regard, jeréprimai l’insolent et lui fis comprendre que j’étais choquée de laliberté qu’il prenait avec moi.
« Retirez vos mains, monsieur, etreprenez votre place ! » dis-je, d’une voix sévère.
Il m’obéit mécaniquement ; il s’excusamécaniquement. Toute son âme était émue de mes paroles ets’efforçait de découvrir ce qu’elles signifiaient.
« Je vous demande pardon » dit-il,je vous demande humblement pardon. Ce sujet m’irrite etm’épouvante, il me fait perdre la raison. Si vous saviez quellepeine j’ai à rester maître de moi ! N’importe ! ne meprenez pas au sérieux ; n’ayez de moi aucune crainte.Ah ! que je suis honteux !… que je me sens petit etmisérable de vous avoir offensée ! Punissez-moi. Prenez unbâton et frappez-moi. Attachez-moi sur mon fauteuil. Appelez Ariel,qui est forte comme un cheval, et dites-lui de me tenir. Je mériteet j’accepte tel châtiment qu’il vous plaira de m’infliger…Seulement, je vous en conjure, expliquez-moi ce que vous entendezpar ces paroles : « Je refuse de me soumettre au verdictécossais. »
Il recula son fauteuil d’un air repentant.
« Suis-je assez loin ? fit-il du tonle plus humble. Aurez-vous encore peur de moi ? Jedisparaîtrai complètement, si vous voulez, en m’enfonçant dans monfauteuil. »
Il souleva son couvre-pieds, et il allaitdisparaître comme un pantin dans un théâtre de marionnettes, si jene l’en avais empêché.
« Assez ! dis-je, c’est bien !j’accepte vos excuses. Maintenant, écoutez-moi. Quand je dis que jerefuse de me soumettre au verdict écossais, ma pensée ne va pas audelà de ma parole. Ce verdict a laissé une tache sur la réputationde mon mari. Eustache en ressent une profonde amertume, uneamertume dont nul autre que moi n’a pu voir le fond. C’est parceque cette tache est sur lui qu’il s’est éloigné de moi. Il ne luisuffit pas que je sois persuadée de son innocence. Rien ne leramènera à moi, rien ne le convaincra qu’à mes yeux il est toujoursdigne d’être le guide et le compagnon de ma vie, rien !… tantque la preuve visible et palpable de son innocence ne sera pas misesous les yeux du jury et du public. Cette preuve, ses amis, sesavocats, et lui-même désespérèrent de la trouver jamais. Mais jesuis sa femme, personne ne l’aime comme je l’aime, et il y aquelqu’un qui ne veut pas désespérer, il y a quelqu’un qui ne veutentendre à rien : c’est moi ! Avec l’aide de Dieu,monsieur Dexter, je voue ma vie à la revendication de l’innocencede mon mari. Vous êtes son ancien ami… je viens vous demander dem’aider dans ma tâche. »
Il semblait que c’était moi maintenant quil’effrayais. Il passa avec inquiétude sa main sur son front, commes’il eût voulu chasser de son cerveau quelque pensée importune.
« Est-ce un rêve ? se demanda-t-il àvoix basse. Êtes-vous une vision de la nuit ?
– Je ne suis qu’une femme,repris-je ; une femme sans ami, qui a perdu tout ce qu’elleaimait, tout ce qu’elle honorait au monde, et qui s’efforce de lereconquérir ! »
Il allait faire un mouvement pour rapprocherde nouveau son fauteuil. Je levai la main. Il s’arrêta aussitôt. Ily eut un moment de silence. Nous nous observions mutuellement. Sesmains tremblaient, son visage était pâle, ses lèvres étaientfrémissantes. Quel souvenir éteint et enseveli dans son âmeavais-je fait revivre dans toute sa primitive horreur ?
Il prit le premier la parole.
« C’est donc là, dit-il, l’intérêt quevous avez à pénétrer le mystère de la mort deMme Eustache Macallan ?
– Oui.
– Et vous croyez que je puis vous yaider ?
– Je le crois. »
Il leva lentement sa main droite, l’indexdirigé sur moi.
« Vous soupçonnez quelqu’un ! »dit-il.
Il dit cela d’un ton bas et menaçant. Ilsemblait m’avertir de prendre garde. Mais tant pis ! jen’allais pas arrêter là ma confidence ! je n’allais pas perdreainsi le résultat de tout ce que j’avais souffert et risqué danscette périlleuse entrevue !
« Vous soupçonnez quelqu’un !répéta-t-il.
– Peut-être ! dis-je.
– Et… la personne que vous soupçonnezest-elle à votre portée ?
– Pas encore.
– Savez-vous où elle se trouve ?
– Non. »
Il posa sa tête languissamment sur le dossierde son fauteuil, en poussant un long soupir. Était-ce un soupir desoulagement ou de contrariété ? Était-il seulement fatiguéd’esprit et de corps ? Qui aurait pu sonder et dire ce qui sepassait dans cette âme ?
« Voulez-vous bien avoir la bonté dem’accorder cinq minutes, cinq minutes de répit et de repos. Je vousai dit déjà combien tout ce qui a rapport au drame de Gleninchm’émeut et m’exalte. Je serai en état de reprendre tout à l’heurenotre entretien, si vous voulez me faire la grâce de me laisserquelques minutes livré à moi-même. Vous trouverez des livres dansla chambre d’à côté. Veuillez m’excuser. »
Je me retirai aussitôt dans la pièce d’entrée.Il me suivit dans son fauteuil, jusqu’à la porte qu’il fermaderrière moi.
Un moment de solitude fut d’ailleurs unsoulagement pour moi, aussi bien que pour Miserrimus Dexter.
Des doutes qui me firent tressaillirs’emparèrent de moi, tandis que j’allais et venais avec inquiétude,tantôt dans le vestibule et tantôt dans le corridor. Il étaitévident que j’avais, très-involontairement, réveillé dans l’âme deMiserrimus Dexter quelque poignant secret. Je torturai et fatiguaima pauvre cervelle, en m’efforçant de deviner ce que ce secretpouvait être. Tous mes efforts, comme l’événement me le fit voir,furent vainement dépensés en suppositions, dont pas unen’approchait de la vérité. Je me plaçai sur un plus ferme terrain,quand j’arrivai à cette conclusion que Dexter n’avait assurémentfait confidence de son secret à personne. Il n’aurait pas laissévoir les signes de trouble que j’avais remarqués en lui, s’il avaitpubliquement avoué, devant la Cour, ou communiqué à quelque amiintime, tout ce qu’il savait du terrible drame qui s’était passédans la chambre à coucher de Gleninch. Quelle puissante influencel’avait contraint à se taire ? Avait-il gardé le silence parconsidération pour une autre personne, ou par crainte desconséquences qui pourraient en résulter pour lui-même ? Ilm’était impossible de le dire. Pouvais-je espérer qu’ilconsentirait à me confier ce qu’il avait tu à la justice et à sesamis ? Quand il saurait ce que j’attendais réellement de lui,voudrait-il tirer de l’arsenal de ses connaissances, l’arme aveclaquelle je pourrais obtenir la victoire dans le combat que je mepréparais à livrer ? Ce n’était pas présumable, je ne pouvaisle nier. Toutefois, l’entreprise valait la peine d’être tentée. Lehasard pouvait se déclarer en ma faveur, avec un être aussi bizarreque Miserrimus Dexter. Mon plan et mon projet étaient suffisammentétranges, suffisamment éloignés des voies ordinaires que suiventles pensées et les actions d’une femme, pour attirer sessympathies.
« Qui sait ? pensais-je en moi-même,si, par hasard, je ne pourrai pas gagner sa confiance en lui disantsimplement la vérité ? »
Au bout d’un instant, la porte se rouvrit, etla voix de mon hôte me rappela dans la grande pièce.
« Soyez la bienvenue, chère madameValéria, dit Miserrimus Dexter. Je suis pleinement en possession demoi-même. Et vous, comment vous trouvez-vous ? »
Il me regardait et me parlait avec lacordialité d’un vieil ami. Pendant mon absence, si courte qu’elleeût été, un changement s’était encore produit dans cet espritmultiforme. Ses yeux brillaient de bonne humeur ; le sangaffluait à ses joues, sous l’influence d’une nouvellesurexcitation. Son costume même avait subi une modification depuisque je l’avais quitté. Il portait maintenant une sorte de bonnet enpapier blanc ; ses manchettes étaient retroussées ; untablier, d’une propreté irréprochable, était étendu sur son couvrepieds vert de mer. Il tourna son fauteuil vers moi, en s’inclinantet souriant, et m’invita à m’asseoir avec la grâce d’un maître àdanser.
« Je vais remplir l’office de cuisinier,dit-il avec la plus cordiale simplicité. Nous avons besoin tousdeux de nous rafraîchir, avant de reprendre notre sérieuxentretien. Vous voyez que j’ai pris mon habit de cuisinier…pardonnez-le moi. Il y a des formes à observer en toutes choses. Jesuis un grand partisan des formes. J’ai pris un peu de vin,veuillez m’en excuser en prenant un peu de vinvous-même. »
Il remplit un verre en vieux cristal deVenise, d’une liqueur rouge pourprée qui plaisait à la vue.
« C’est du bourgogne, dit-il, le roi desvins ! et celui-ci est le roi des vins de Bourgogne… c’est duClos-Vougeot. Je bois à votre santé et à votrebonheur ! »
Il remplit un second verre pour lui-même, etle vida en entier, pour me faire honneur. Je compris alors la causede l’éclat qui brillait dans ses yeux et des vives couleursrépandues sur ses joues. Il était de mon intérêt de ne pasl’offenser. Je bus de son vin… et je convins avec lui qu’il étaitdélicieux.
« Que mangerons-nous ? demanda-t-il.Il faut que ce soit quelque chose de digne du Clos-Vougeot. Ariel,la pauvre fille, sait un peu de cuisine ; mais je ne vousferai pas l’injure de vous en offrir un échantillon. Permettez-moide vous choisir quelque chose qui mérite de vous être offert.Allons à la cuisine. »
Il fit tourner son fauteuil, et m’invita àl’accompagner par un signe courtois de la main.
Je le suivis jusqu’à des rideaux fermés qui setrouvaient à l’un des bouts de la chambre, et que je n’avais pasencore remarqués. Tirant ces rideaux, il exhiba à ma vue une sorted’alcôve ou cabinet dans lequel se trouvait un petit fourneau decuisine à gaz d’une propreté parfaite. Des tiroirs, des buffets,des assiettes, des plats, des casseroles, étaient rangés le longdes murs. C’était une batterie de cuisine en miniature, toutereluisante de propreté.
« Salut à la cuisine ! » ditMiserrimus Dexter.
Il tira d’un enfoncement, dans le mur, uneplaque de marbre qui servait de table, et se mit à réfléchirprofondément, en portant la main à son front.
« J’ai trouvé !… »s’écria-t-il.
Et ouvrant un des buffets, il y prit unebouteille noire d’une forme qui m’était entièrement nouvelle.Sondant cette bouteille avec une longue et grosse aiguille, il entira plusieurs petites pommes noires, de formes très-irrégulières,qui auraient été assurément bien connues d’une femme accoutumée auluxe de la table des riches, mais qui ne l’étaient nullement d’uneprovinciale comme moi, ayant toujours vécu à la campagne, d’une viesimple, dans la maison d’un ministre jouissant d’un faible revenu.Quand je vis mon hôte déposer soigneusement ces substances, quin’avaient rien de séduisant, sur une serviette blanche, puis seplonger encore une fois dans ses réflexions, en les considérant, jene pus imposer plus longtemps silence à ma curiosité, et jem’aventurai à demander ce que c’était que cela, et si c’était deschoses bonnes à manger.
Miserrimus Dexter fit un bond sur sonfauteuil, à cette question inattendue, et me regarda, en étendantles bras, en signe d’étonnement.
« Où sont nos progrès si vantés ?s’écria-t-il. Qu’est-ce que l’éducation, sinon un vain mot ?Voici une personne bien née, bien élevée qui ne connaît pas lestruffes ! »
– J’en avais entendu parler, dis-jehumblement ; mais je n’en avais jamais vu jusqu’à présent. Noshumbles tables dans le Nord, monsieur Dexter, ne connaissent pas celuxe exotique. »
Miserrimus Dexter piqua délicatement une deses truffes, du bout de son aiguille, et me la présenta, de façon àm’en donner une idée favorable.
« Faites votre profit, dit-il, de l’unedes premières sensations, si peu nombreuses dans cette vie, qui necachent aucun désappointement sous leur apparence extérieure.Regardez bien cette truffe, madame Valéria, vous allez la mangertout à l’heure, cuite à l’étuvée, dans du vin deBourgogne. »
Il alluma le gaz du fourneau, avec l’air d’unhomme qui allait me donner une preuve inappréciable de sonzèle.
« Pardonnez-moi, dit-il, si je garde leplus absolu silence, à partir du moment où je prends ceci dans mamain. »
En parlant ainsi, il retira de sa batterie decuisine une petite casserole qui brillait sur toutes ses faces.
« Pour être convenablement pratiqué,l’art du cuisinier exige qu’il ne divise pas son attention,continuait-il gravement. C’est pourquoi aucune femme n’a jamaisatteint, aucune n’atteindra jamais le point culminant de cet art.Règle générale : les femmes sont incapables de concentrerd’une manière absolue toute leur attention sur une seuleoccupation, quelle qu’elle soit, pendant un temps déterminé. Leuresprit se portera immanquablement sur quelque autre objet ;par exemple sur leur amoureux, ou sur leur nouveau chapeau. Le seulobstacle, madame Valéria, qui vous empêche de vous élever au niveaudes hommes dans les diverses carrières industrielles, n’est pas,comme les femmes le supposent à tort, dans le vice des institutionsdu siècle où elles vivent. Non ! cet obstacle est enelles-mêmes. Aucune institution qu’on puisse imaginer dansl’intérêt de leur progrès, ne sera jamais assez forte pour lutteravec succès, contre l’amoureux ou le nouveau chapeau. Il y a peu detemps, par exemple, j’obtins de faire entrer des femmes dans lesbureaux de l’administration des postes. L’autre jour je pris lapeine, peine très-sérieuse pour moi, de descendre mon étage et derouler mon fauteuil jusqu’au bureau de l’administration, pour voircomment les femmes qui y étaient employées exécutaient leurtravail. Je pris avec moi une lettre qui devait être enregistrée.Elle portait une adresse extraordinairement longue. La femmechargée de l’enregistrer, commença à copier l’adresse, sur le reçu,d’une manière vraiment réjouissante et amusante. Elle était arrivéeà la moitié de ce travail, quand une petite sœur de l’une desfemmes employées dans le bureau y entra et passa précipitammentsous le comptoir de l’enregistreuse, pour aller trouver sa sœur etlui parler. L’esprit de l’enregistreuse prit aussitôt sa volée. Soncrayon s’arrêta ; ses yeux suivirent l’enfant avec unecharmante expression d’intérêt : – Eh bien ! luidit-elle. Lucie, comment te portes-tu ? Puis se rappelant sontravail, elle s’y remit. Quand je pris mon reçu sur le comptoir,une ligne de l’adresse de ma lettre avait été oubliée dans lacopie, grâce à Lucie. Un homme à la place de cette femme n’auraitpas pris garde à Lucie ; il serait resté trop attentif à sontravail. Il y a, entre les deux sexes, sous le point de vueintellectuel, une différence profonde et que toutes les loisimaginables ne pourront jamais faire disparaître, tant que durerale monde. Mais les femmes sont infiniment supérieures aux hommes,sous le rapport des qualités morales qui sont le véritable ornementde l’humanité. Contentez-vous, chères sœurs, de votre lot, etouvrez les yeux sur votre erreur. »
Sur ce, il tourna son fauteuil vers lefourneau. Il eût été inutile de le contredire, même quand je meserais sentie disposée à le faire. Il s’absorba entièrement dans lapréparation de son étuvée.
Je jetai les yeux autour de moi.
Le même goût pour les sujets horribles, queles peintures du rez-de-chaussée m’avaient fait voir dans l’espritde Miserrimus Dexter, se montrait encore ici. Les photographiessuspendues au mur représentaient les différentes formes de foliequ’on peut rencontrer dans la vie humaine. Les moules en plâtre,rangés sur la tablette du mur opposé, étaient des moules pris,après leur mort, sur des têtes de meurtriers célèbres. Un effrayantsquelette de femme se dressait dans une armoire dont la porte étaitvitrée, et on lisait, placée sur le crâne, cette inscriptioncynique : Contemplez la charpente sur laquelle reposel’édifice de la beauté ! Dans une armoire correspondante,et dont la porte était ouverte, pendait toute déployée une chemise,qui me sembla tout d’abord faite de peau de chamois. Mais, en latouchant, je reconnus qu’elle était plus souple qu’aucune peau dechamois que j’eusse jamais maniée ; je trouvai dans l’un deses plis, attachée avec une épingle, cette abominableétiquette : Peau tannée d’un marquis français. Qui diraque les nobles ne sont bons à rien ? On peuten faire de la peau de première qualité ! »
Après ce spécimen du goût de mon hôte, en faitde curiosités, je renonçai à poursuivre plus loin moninvestigation. Je revins prendre place dans mon fauteuil, etj’attendis les truffes.
En ce moment, la voix dupoëte-peintre-compositeur-cuisinier me rappela vers la cuisine. Legaz était éteint. La casserole et son contenu avaient disparu. Surla table de marbre je voyais deux assiettes, deux serviettes, deuxpetits pains, et un plat, avec une autre serviette, sur laquelle setrouvaient trois ou quatre boules noires. Miserrimus Dexter, avecle sourire le plus aimable, mit une de ces boules sur mon assiette,et une autre sur la sienne.
« Faites bien attention !dit-il ; ceci fera époque dans votre vie ; vous garderezle souvenir du jour où vous aurez mangé votre première truffe. Nela touchez pas avec votre couteau ; ne vous servez que devotre fourchette. Et pardonnez-moi… mais ma recommandation estessentielle… mangez avec lenteur ! »
Je suivis ces instructions, et j’affectai unenthousiasme que je ne ressentais, je dois l’avouer, qu’à demi. Jetrouvai, à part moi, ce végétal de bien haut goût, et en même tempstout à fait au-dessous des éloges qu’on en fait. Miserrimus Dextersavourait sa truffe avec une savante lenteur, il sirotaitdélicieusement son merveilleux bourgogne, il chantait ses propreslouanges comme cuisinier. Si bien que je finis par ne plus y tenir,impatiente de revenir à l’objet de ma visite. En dehors de monunique but, tout m’était bien égal, et je voulus faire sentir à monhôte que nous perdions un temps précieux. À brûle-pourpoint, je luiposai donc la question la plus dangereuse.
« Monsieur Dexter, dis-je, n’avez-vouspas entendu parler, dans ces derniers temps, deMme Beauly ? »
Le sentiment de douce satisfaction répandu surson visage s’évanouit à cette brusque question, et ne laissa pasplus de trace que n’en laisse une lumière qui s’éteint. Jeretrouvai dans son attitude et dans sa voix la méfiance que j’yavais déjà signalée.
« Est-ce que vous connaissezMme Beauly ? demanda-t-il.
– Je ne la connais, répondis-je, que parce que j’ai lu sur elle dans le compte-rendu du procès. »
Il ne se tint pas pour satisfait de cetteréponse.
« Vous devez avoir un intérêt quelconqueà me poser cette question, dit-il, ou vous ne me l’auriez pasadressée. Est-ce comme amie ou comme ennemie, que vous vousintéressez à Mme Beauly ? »
Si hardie que je pusse être, je n’avais pasencore assez de témérité pour répondre avec une franchise entière àcette franche question. Je voyais assez dans la physionomie deMiserrimus Dexter, que je devais me tenir sur mes gardes vis-à-visde lui, avant qu’il ne fût trop tard.
« Je ne puis vous dire qu’une chose,répliquai-je, c’est qu’il faut que je revienne à un sujet auquel ilvous est très-pénible de toucher, je veux dire au procès.
– Soit ! fit-il avec un de sesmouvements de mauvaise humeur. Je suis ici à votre merci ; jesuis un martyr sur le bûcher. Attisez le feu ! attisez lefeu !
– Je ne suis qu’une femme ignorante,repris-je, et j’avoue que je vois mal les choses. Mais, il y a,dans le procès de mon mari, un passage qu’il m’est impossibled’admettre. La défense que son avocat a fait entendre pour lui mesemble avoir été une complète méprise.
– Une complète méprise !répéta-t-il. C’est là, madame Valéria, un langage étrange, pour nerien dire de plus. »
Il voulait prendre un ton badin, il leva sonverre. Mais je pus voir que j’avais produit une vive impression surlui ; sa main trembla, quand il approcha le verre de seslèvres.
« Je ne doute pas, continuai-je, que lapremière femme d’Eustache lui ait réellement demandé d’acheterl’arsenic. Je ne doute pas qu’elle s’en soit servie pour corrigerson teint. Mais ce que je ne puis pas croire, c’est qu’elle soitmorte pour en avoir pris, par erreur, une dose exagérée. »
Il reposa le verre sur la table qui était prèsde lui, avec une telle précipitation qu’il répandit la plus grandepartie du vin contenu dans ce verre. Ses yeux rencontrèrent lesmiens, mais il les baissa presque aussitôt.
« Comment croyez-vous alors qu’elle soitmorte ? demanda-t-il, d’un ton si bas que je pus à grand’peinel’entendre.
– Elle a été empoisonnée. »répondis-je.
Il fit un mouvement sur son fauteuil, commes’il était sur le point de sauter à terre ; mais il y retomba,saisi d’une subite faiblesse.
– Non par mon mari ! me hâtai-jed’ajouter. Vous savez que j’ai la conviction absolue de soninnocence. »
Je le vis frissonner. Je vis ses mains secramponner convulsivement aux bras de son fauteuil.
« Qui donc l’auraitempoisonnée ? » demanda-t-il, en appuyant encore sa têtesur le dossier du fauteuil.
À ce moment critique, le courage me manqua.J’avais peur de lui dire sur qui se portaient mes soupçons.
« Ne me devinez-vous pas ? »dis-je.
Il y eut une pause. Je supposai qu’il selaissait aller au cours de ses idées. Ce ne fut pas pour longtemps.Tout à coup il tressaillit. L’espèce de prostration qui s’étaitemparée de lui s’évanouit subitement. Ses yeux recouvrèrent leurétrange éclat ; ses mains cessèrent de trembler, le coloris deses joues devint plus brillant. Avait-il réfléchi sur le genred’intérêt qui me portait à l’interroger au sujet deMme Beauly ? Avait-il deviné ma pensée ?Oui ! il l’avait devinée.
« Dites-moi la vérité, surl’honneur ! s’écria-t-il. Ne cherchez pas à me tromper. Est-ceune femme ?
– C’est une femme.
– Quelle est la première lettre de sonnom ? Est-ce une des trois premières lettres del’alphabet ?
– Oui.
– Un B… ?
– Oui.
– Beauly ?
– Beauly. »
Il leva les mains au-dessus de sa tête etpoussa un éclat de rire frénétique.
« J’ai assez vécu ! s’écria-t-ild’un ton étrange. Enfin ! j’ai découvert une autre personnedans le monde qui voit le fait aussi clairement que je le voismoi-même. Cruelle madame Valéria ! pourquoi m’avez-vous mis àla torture ? Pourquoi n’avez-vous pas avoué cela plus tôt.
– Quoi ! m’écriai-je à mon tour, enme laissant gagner par la contagion de sa crise nerveuse ; vosidées sont-elles pareilles à mes idées ? Est-il possible que,vous aussi, vous soupçonniezMme Beauly ? »
Il fit cette remarquable réponse.
« Soupçonner ! répéta-t-il avecdédain. Il n’y a pas pour moi, sur ce point-là, l’ombre d’undoute : Mme Beauly a empoisonné la premièrefemme d’Eustache !
Je me dressai debout et je regardai MiserrimusDexter. J’étais trop agitée pour être en état de parler.
Ma plus haute espérance n’avait pas été certesjusqu’à présumer ce ton de conviction absolue. J’avais tout au pluspensé qu’il pourrait, par un pur effet du hasard, partager messoupçons sur Mme Beauly. Et voilà que, de lui-même,sans hésitation, sans réserve, il faisait cette déclaration :Il n’y a pas là-dessus l’ombre d’un doute :Mme Beauly a empoisonné la première femmed’Eustache !
« Asseyez-vous, reprit Dexter avectranquillité, et n’ayez pas l’ombre d’une crainte. Personne ne peutnous entendre dans cette chambre. »
Je repris ma place, et me calmai un peu.
« N’avez-vous jamais dit à personneautre, ce que vous venez de me dire ? »
Telle fut la première question que MiserrimusDexter m’adressa.
« Jamais. Personne n’a le moindre soupçonde ma pensée.
– Pas même les avocats ?
– Pas même les avocats.
– Aucun témoignage légal, dit Dexterpensif, ne s’élève contre Mme Beauly. On ne peutinvoquer qu’une certitude morale.
– Assurément, repris-je, vous auriez putrouver ce témoignage, si vous l’aviez cherché. »
Il se prit à rire de mon idée.
« Regardez-moi ! dit-il. Un hommecloué sur ce fauteuil est-il en état de procéder à uneenquête ? D’ailleurs, d’autres obstacles me barraient lechemin. Je ne suis pas généralement dans l’habitude de me livrersans nécessité. Je suis un homme plein de précautions, quoique vouspuissiez ne vous en être pas aperçue. Toutefois, monincommensurable haine de Mme Beauly ne pouvaitrester cachée. Si les yeux peuvent dévoiler les secrets, elle doitavoir découvert que j’avais soif de la voir dans les mains dubourreau. Quoi qu’il en soit, elle s’est toujours tenue en gardecontre moi. S’il fallait vous décrire toutes ses ruses, toutes lesressources de la langue ne suffiraient pas à la tâche. Prenez lesdegrés de comparaison pour vous en faire simplement une idéeapproximative. Je suis positivementrusé ; le diableest comparativement plus rusé ;Mme Beauly est superlativement très-rusée.Non, non ! si elle doit être jamais dévoilée, à cette distancede l’époque où elle a commis son crime, ce ne sera pas par unhomme… ce sera par une femme, par une femme qui ne lui sera passuspecte, par une femme qui l’épiera avec la patience d’unetigresse que la faim dévore…
– Dites une femme comme moi !m’écriai-je en l’interrompant. Je suis prête à tenterl’entreprise. »
Ses yeux étincelèrent, ses dents se laissèrentvoir sous ses moustaches, ses mains battirent la caisse sur lesbras de son fauteuil.
« Y songez-vous pour tout de bon ?demanda-t-il.
– Mettez-moi en votre lieu et place,répondis-je ; communiquez-moi la certitude morale, comme vousdites, que vous possédez en vous… et vous verrez !
– J’y consens ! s’écria-t-il.Dites-moi d’abord une chose : Comment en êtes-vous arrivée,vous qui n’êtes pas du pays, à la soupçonner ? »
Je lui exposai, du mieux que je pus, lesdiverses circonstances suspectes que j’avais recueillies dans lesdépositions des témoins appelés devant la Cour. J’insistaispécialement sur cette déposition, faite sous la foi du serment parla garde, que Mme Beauly s’était absentéeprécisément lorsque Christine Ormsay avait laisséMme Eustache Macallan seule dans sa chambre.
« Vous avez remarqué cela ! s’écriaMiserrimus Dexter. Vous êtes une femme admirable ! Quefaisait-elle dans la matinée du jour oùMme Eustache Macallan est morte empoisonnée ?Et, pendant les sombres heures de la nuit, où était-elle ? Jepuis vous dire du moins où elle n’était pas : elle n’était pasdans sa chambre.
– Elle n’était pas dans sa chambre !répétai-je. Êtes-vous réellement sûr de cela ?
– Je suis sûr de tout ce que je dis,quand je parle de Mme Beauly, ne l’oubliez pas uninstant. Et maintenant écoutez. C’est un drame, et j’excelle àraconter les drames. Vous en jugerez par vous-même. Date : le20 octobre. Lieu de la scène : le corridor, appelé le corridorde la chambre d’amis à Gleninch. D’un côté, une rangée de fenêtresdonnant sur le jardin ; de l’autre côté, les portes de quatrechambres à coucher, avec leur cabinet de toilette. Premièrechambre, en comptant à partir de l’escalier, occupée parMme Beauly. Seconde chambre, vacante. Troisièmechambre, occupée par Miserrimus Dexter. Quatrième chambre, vacante.Voilà pour la scène. Le moment : onze heures du soir.
DEXTER, déshabillé dans sa chambre àcoucher. Entre EUSTACHE MACALLAN.
EUSTACHE.
Mon cher ami, ayez bien soin de ne pas fairede bruit ; ne faites pas rouler votre fauteuil, d’un bout àl’autre du corridor, cette nuit.
DEXTER.
Pourquoi ?
EUSTACHE.
Mme Beauly est allée dîner àÉdimbourg avec quelques amis, et en est revenue excessivementfatiguée ; elle est montée directement à sa chambre pour secoucher.
DEXTER, d’un ton ironique.
Quel air a-t-elle quand elle est excessivementfatiguée ? Est-elle toujours aussi belle ?
EUSTACHE.
Je ne sais, je ne l’ai pas vue. Elle a gagnésa chambre sans parler à personne.
DEXTER, avec une certaine logique.
Si elle n’a parlé à personne, commentsavez-vous qu’elle est fatiguée ?
EUSTACHE, tenant un morceau de papier.
Pas de folie ! J’ai trouvé ce papier surla table de la salle d’en bas. Rappelez-vous ce que je vous ai ditpour vous recommander le silence. Bonne nuit !
EUSTACHE se retire. DEXTERregarde le papier et y lit ces lignes tracées aucrayon :
« J’arrive à l’instant. Pardonnez-moi, jevous prie, d’aller me coucher sans vous souhaiter une bonne nuit.J’ai fait un exercice exagéré ; je suis horriblement fatiguée.– HÉLÈNE. »
DEXTER est soupçonneux de sa nature.DEXTER suspecte Mme Beauly. N’importe pourquelle raison ; ce n’est pas le moment de s’en enquérirmaintenant. DEXTER s’interroge lui-même :
Une femme fatiguée ne se serait pas donné lapeine d’écrire ce billet. Elle aurait trouvé beaucoup moinsfatigant de frapper à la porte du salon, quand elle a passé devantcette porte, et de faire ses excuses de vive voix. Je vois làquelque chose de louche. Je passerai la nuit dans mon fauteuil.
DEXTER s’y dispose. Il ouvre saporte ; roule doucement son fauteuil dans le corridor ;ferme les portes des deux chambres vacantes, en emporte les clés,et rentre dans la sienne.
Maintenant, se dit-il à lui-même, si j’entendsune porte s’ouvrir doucement dans cette partie de la maison, jesaurai à coup sûr que c’est la porte deMme Beauly ! Là-dessus, il pousse sa propreporte, la laissant entrebâillée aussi peu que possible pourregarder, au besoin, à travers l’embrasure. Puis, il éteint salampe et attend, les yeux fixés sur l’entrebâillement de la porte,comme un chat attend devant le trou d’une souris. Le corridor estle seul endroit qu’il ait besoin de surveiller, et une lampe ybrûle toute la nuit. Minuit sonne ; il entend les verrous etles serrures des portes d’en bas se fermer, mais il n’entend rienautre chose. Minuit et demi ; rien encore ; la maison estsilencieuse comme un tombeau. Une heure ; deux heures ;même silence. Deux heures et demie. Quelque chose attire enfinl’attention de Dexter. Il entend un bruit près de sa chambre, dansle corridor. C’est le bruit d’une porte qu’on ouvre avec les plusgrandes précautions ; cette porte ne peut être que celle de lachambre de Mme Beauly, la seule occupée. Dexter seglisse, sans faire le moindre bruit, hors de son fauteuil, à l’aidede ses mains, se couche sur le parquet, près de sa porteentrebâillée, et écoute. Il entend la porte se refermer ; ilvoit un objet sombre ; il retire aussitôt sa tête del’embrasure de la porte, et la couche sur le parquet, où personne,à coup sûr, ne s’avisera de la découvrir. Que voit-il alors ?Madame Beauly ! Elle marche, ayant sur ses épaules le longmanteau qu’elle porte quelquefois, et dont les plis flottentderrière elle. Bientôt elle disparaît, après avoir dépassé laquatrième chambre, en tournant à angle droit dans un secondcorridor appelé le corridor du sud. Quelles sont les chambres dontl’entrée donne dans ce corridor ? Il y en a trois. La premièreest le petit cabinet d’étude mentionné dans la déposition de lagarde. La seconde est la chambre à coucher deMme Eustache Macallan. La troisième, celle de sonmari. Qu’est-ce que Mme Beauly, soi-disant excédéede fatigue, peut avoir à faire dans cette partie de la maison, àdeux heures et demie du matin ? Dexter se décide à courir lerisque d’être vu, et à entreprendre un voyage de découverte…Savez-vous comment Dexter alla de place en place sans se servir deson fauteuil ? Avez-vous vu le pauvre estropié sauter sur sesmains ? Doit-il, avant de continuer, vous montrer comment ils’y prit ?
– Je vous ai vu sauter ainsi hier ausoir, me hâtai-je de répondre. Continuez, je vous en prie,continuez votre récit, continuez !
– Aimez-vous ma manière de dramatiser unehistoire ? me demanda-t-il. Suis-je intéressant ?
– Intéressant au delà de tout ce qu’onpeut dire, monsieur Dexter. La suite !… la suite !… Jesuis avide d’entendre la suite. »
Il sourit de ce sincère éloge, qu’ilattribuait à son seul talent.
« Je suis également habile, dit-il, dansle style autobiographique » Voulez-vous que je vous en donneun échantillon, pour varier ma manière ?
– Tout ce qu’il vous plaira !m’écriai-je ; mais, continuez !
– DEUXIÈME PARTIE : STYLEAUTOBIOGRAPHIQUE, reprit-il en appelant mon attention d’un signe.Je sautai tout le long du corridor de la chambre d’amis, puis jetournai dans le corridor du sud. Je m’arrêtai devant lepetit cabinet d’étude. La porte en était ouverte, mais il n’y avaitpersonne dans l’intérieur. J’entrai et j’atteignis la porte quicommuniquait avec la chambre à coucher deMme Eustache Macallan. Fermée à clef. Je regardai àtravers le trou de la serrure. Y avait-il quelque étoffe pendue del’autre côté pour intercepter la vue ? je ne puis le dire.Tout ce que je sais, c’est qu’il était impossible de rien voir, quel’obscurité. J’écoutai. Je n’entendis lien. Même obscurité, mêmesilence en dedans de la seconde porte, fermée aussi à clef, de lachambre de Mme Eustache Macallan, qui s’ouvrait surle corridor. J’allai à la chambre de son mari. J’avais la plusmauvaise opinion qu’on put avoir de Mme Beauly. Jen’aurais pas été surpris le moins du monde, si j’avais signalé saprésence dans la chambre d’Eustache. Là aussi, je regardai par letrou de la serrure. Cette fois, la clef avait été retirée, ou bientournée du bon côté, de façon à ne pas intercepter ma vue ; jene sais quelle supposition était la vraie. Le lit d’Eustache étaitplacé le long du mur, faisant face à la porte. Je pus le voir,absolument seul, dormant du sommeil de l’innocence. Je réfléchis uninstant. L’escalier de service se trouvait au bout du corridor, nonloin de moi. Je le descendis, et me mis à explorer l’étageinférieur à la clarté de la lampe de nuit. Toutes les portesétaient fermées et les clefs en dehors, de sorte que je pusm’assurer de l’état de ces portes. La porte d’entrée de la maisonétait barrée et fermée au verrou. La porte qui donnait accès auxchambres des domestiques était dans le même état. Je retournai dansma propre chambre, certain que tout était dans l’ordre accoutumé.Où pouvait être Mme Beauly ? Évidemmentquelque part dans la maison… mais où ? Je m’étais assuréqu’elle n’était pas dans les chambres que je n’avais pu explorer.Le champ de mes recherches était épuisé. Elle ne pouvait être quedans la chambre à coucher de Mme Macallan, la seulequi eût échappé à mes investigations, la seule dont il ne m’avaitpas été possible d’inspecter l’intérieur. Ajoutez à cela que laclef de la porte du cabinet d’étude, communiquant avec la chambrede Mme Macallan, avait été égarée d’après ladéposition de la garde. N’oubliez pas non plus que le désir le plusardent de Mme Beauly, ainsi qu’elle l’avait avouédans la lettre écrite par elle et lue devant la Cour, était dedevenir l’heureuse épouse d’Eustache Macallan. Réunissez toutes cesconjectures et vous devinerez quelles pensées pouvaient être lesmiennes, sans que j’aie besoin de vous le dire, pendant quej’attendais dans mon fauteuil ce qui pourrait arriver. Vers quatreheures du matin, si fort que je sois, la fatigue l’emporta. Jesuccombai au sommeil. Pas pour longtemps. Je me réveillai ensursaut et regardai à ma montre : il était quatre heuresvingt-cinq minutes. Mme Beauly était-elle revenuependant mon sommeil ? Je me rendis, en sautant sur mes mains,jusqu’à sa porte, et j’écoutai. Pas le moindre bruit. J’ouvrisdoucement sa porte : la chambre était vide. Je revins dans lamienne pour attendre et épier. C’était un rude effort pour moi derester éveillé. J’ouvris ma fenêtre, afin de permettre à l’air dumatin de me rafraîchir. Je luttais de toutes mes forces contre lanature fatiguée, mais la nature l’emporta. Je succombai de nouveauau sommeil. Cette fois, il était huit heures quand je me réveillai.J’ai de bonnes oreilles, comme vous avez pu le remarquer.J’entendis des voix de femmes qui parlaient sous ma fenêtre. Jeregardai sans me laisser voir. Mme Beauly et safemme de chambre étaient en conversation intime.Mme Beauly et sa femme de chambre semblaientregarder, comme des coupables, autour d’elles, pour s’assurerqu’elles n’étaient ni vues ni entendues. « Prenez garde,madame ! » disait la femme de chambre ; « cethorrible monstre d’estropié est aussi rusé qu’un renard. Ayez soinqu’il ne vous découvre pas. » Mme Beaulyrépondit : « Passez la première, et regardez devantvous ; je vous suivrai et regarderai derrière moi. »Là-dessus, elles disparurent, en tournant le coin de la maison.Cinq minutes après, j’entendis la porte de la chambre deMme Beauly s’ouvrir et se refermer doucement. Troisheures après, la garde la rencontrait dans le corridor, comme elleallait, de l’air le plus innocent du monde, savoir des nouvelles deMme Eustache Macallan. Que pensez-vous de cescirconstances ? Que pensez-vous de Mme Beaulyet de sa femme de chambre, qui, ayant quelque chose à se dire,n’osent pas le dire dans la maison, de peur que je ne sois derrièrequelque cloison, à portée de les écouter ? Que pensez-vous deces découvertes faites par moi dans la matinée oùMme Eustache Macallan s’est sentie malade, et lejour même où elle est morte de la main d’un empoisonneur ?Voyez-vous maintenant le chemin qui vous mène jusqu’à lacoupable ? Et Miserrimus Dexter, le fou, vous a-t-il été dequelque utilité pour arriver à elle ? »
J’étais trop violemment agitée pour luirépondre. Le chemin, pour arriver enfin à la réhabilitation de monmari, s’ouvrait en effet devant moi !
« Où demeureMme Beauly ? m’écriai-je. Et où demeure cetteservante, qui est dans sa confidence ?
– Je ne puis vous le dire, réponditDexter, je ne sais pas.
– Mais où pourrai-je m’eninformer ! »
Il réfléchit un moment.
« Il y a un homme qui doit savoir où elledemeure, ou bien qui pourrait s’en informer pour vous.
– Qui est-ce ?… Son nom ?…
– C’est un ami d’Eustache ; le MajorFitz-David.
– Je le connais ! je dois dîner chezlui, la semaine prochaine. Il vous a invité à être de lapartie. »
Miserrimus Dexter se prit à rire avecdédain.
« Le Major Fitz-David, dit-il, aime àobliger les dames. Les dames peuvent le traiter comme une espèce devieux chien de manchon. Je ne dîne pas avec de tels hommes. J’airépondu par un refus… Mais, vous, allez au dîner. Lui ou quelqu’unede ses favorites peut vous être utile. Quels sont sesconvives ? Vous les a-t-il fait connaître ?
– Je sais qu’il y aura une Française dontj’ai oublié le nom et Lady Clarinda.
– Bravo ! cette dame est une amie deMme Beauly. Elle sait assurément oùMme Beauly demeure. Venez me revoir quand vousaurez obtenu d’elle ce renseignement. Demandez si la femme dechambre est toujours avec Mme Beauly. C’est la plusfacile des deux à faire parler. Obtenez seulement que cette filles’ouvre à vous, et alors nous tenons Mme Beauly. Etnous l’écraserons, s’écria-t-il en abaissant sa main avec larapidité d’un éclair sur la dernière mouche de la saison, quirampait languissamment sur le bras de son fauteuil, nousl’écraserons, comme j’écrase cette mouche ! J’y pense. Unequestion… une question très-importante : Avez-vous de l’argentà votre disposition ?
– Oui, et beaucoup. »
Il fit claquer joyeusement ses doigts.
« Cette fille est à nous !s’écria-t-il. Avec elle, c’est une question de livres et deshillings. Attendez : une autre question, à propos de votrenom. Si vous vous présentez à Mme Beauly comme lafemme d’Eustache, elle verra en vous celle qui a pris sa place.Vous trouverez subitement en elle, songez-y bien, votre plusmortelle ennemie ! »
La jalousie que je nourrissais contreMme Beauly, et qui avait couvé dans mon cœurpendant tout notre entretien, fit explosion à ces mots. Est-ce quevraiment mon mari avait jamais aimé cette femme ?
« Parlez-moi en toute franchise dis-jeavec impétuosité, Eustache a-t-il doncréellement !… »
Il éclata d’un rire moqueur. Il avait devinéma jalousie avant que ma question fût sur mes lèvres.
« Oui, dit-il, oui, Eustache l’aréellement aimée. Ne vous y trompez pas, elle avait tout lieu decroire, avant le procès, que la mort de la femme d’Eustache lamettrait en son lieu et place. Mais le jugement a fait d’Eustacheun autre homme. Mme Beauly avait été témoin de cequ’il appelle sa dégradation. C’en fut assez pour l’empêcher del’épouser. Il rompit avec elle tout d’un coup et pour toujours… parla même raison qui l’a depuis poussé à se séparer de vous.L’existence avec une femme informée du jugement qui l’avait atteintcomme meurtrier de sa femme, était un supplice qu’il n’avait pas lecourage d’envisager en face. Vous avez voulu que je vous dise lavérité ; la voilà. Il faut de la prudence avecMme Beauly ; vous ne devez pas en êtrejalouse. Entendez-vous avec le Major, quand vous vous rencontrerezà sa table avec Lady Clarinda, pour lui être présentée sous un nomd’emprunt.
– J’irai au dîner, sous le nom que monmari a pris en m’épousant, sous le nom deMme Woodville.
– C’est cela ! s’écria Dexter.Ah ! que ne donnerais-je pas pour être là, quand Lady Clarindavous présentera à Mme Beauly ! Quellesituation ! D’un côté une femme qui cache, dans les plusprofonds replis de son cœur, un horrible secret ; de l’autre,une seconde femme qui médite de faire apparaître ce secret au grandjour, par tous les moyens, bons ou mauvais, qu’elle pourraemployer. Quelle lutte ! quelles péripéties ! J’en ai lafièvre. Je vois l’avenir ; je voisMme Borgia-Beauly tomber, éperdue, sur les deuxgenoux !… Ah ! voilà que mon cerveau recommence àbouillonner dans ma tête ! N’ayez aucune crainte, mais il fautque j’aie recours à quelque violent exercice physique. Il faut queje laisse échapper la vapeur, ou elle fera tout-à-coupexplosion. »
Sa folie intermittente s’empara encore unefois de lui. Je m’approchai de la porte pour assurer au besoin maretraite ; puis je me hasardai à regarder. Il s’élança d’unecourse furieuse, dans son fauteuil qui semblait voler comme unouragan, vers l’extrémité opposée de la chambre. Mais cet exercicen’était pas encore assez violent dans l’état où se trouvaient sesesprits. En un clin d’œil, il se précipita sur le parquet, et sedressa sur ses mains, semblable à une monstrueuse grenouille. Puis,sautelant à travers la chambre, il renversa, l’un après l’autre,tous les fauteuils légers près desquels il passait. Arrivé àl’autre extrémité, il se retourna, contempla les fauteuilsbouleversés, s’encouragea en poussant un cri de triomphe, et sautarapidement par-dessus chacun d’eux, avec le seul secours de sesmains. Son corps privé de jambes, tantôt se rejetait en arrière parun mouvement des épaules, tantôt se redressait en avant pourrétablir l’équilibre.
« C’est le saut de mouton deDexter ! s’écria-t-il joyeusement en se perchant, avec lalégèreté d’un oiseau, sur le dernier des fauteuils renversés. Jesuis joliment leste, hein, madame Valéria, malgré moninfirmité ?… Et maintenant buvons un autre verre de bourgogneà la pendaison de Mme Beauly ! »
Je saisis désespérément la première excuse quime vint à l’esprit.
« Vous oubliez, dis-je, qu’il faut que jecoure chez le Major. Si je ne l’avertis pas à temps, il peut parlerde moi à Lady Clarinda, en me donnant le nom qu’il ne faut pasqu’il me donne. »
Dans sa fièvre, il entra aussitôt dans mapensée.
« Oui !… oui !… del’action !… du mouvement !… de la hâte !… »s’écria-t-il.
Il donna un vigoureux coup de sifflet.
« Ariel, dit-il, va vous aller chercherune voiture. Et alors, au galop chez le Major !… Tendez sansretard le filet où doit tomber Mme Beauly.Ah ! le beau jour !… Ah ! quel soulagement de mesentir délivré de mon effroyable secret, et d’en partager lefardeau avec vous !… Ma joie m’enivre !… Je suis pareil àl’Esprit de la Terre, dans le Prométhée délivré deShelley, quand la Terre sent l’esprit de l’Amour. »
Comme je dépassais le seuil, il déclamait lesbeaux vers du poëte, perdu dans ce flot lyrique, appuyé sur sonfauteuil renversé, les yeux fixés sur un ciel imaginaire. Maisquand je traversai l’antichambre, c’était déjà autre chose, ilpoussait son cri strident et sautait follement par-dessus lesfauteuils renversés.
Ariel était dans la salle du rez-de-chausséequi m’attendait.
J’allais mettre mon gant, au moment où jem’approchais d’elle. Elle m’arrêta, et, saisissant ma main, laporta vivement à sa figure ; était-ce pour la baiser ou pourla mordre ? Ni l’un ni l’autre. Elle la flaira, comme auraitfait un chien. Cela fait, elle la laissa retomber en poussant ungros rire, qui ressemblait à un gloussement.
« Vous n’avez pas l’odeur de ses parfums,vous n’avez pas touché sa barbe ! dit-elle. Maintenant je vouscrois… Vous voulez une voiture ?
– Merci ! j’irai à pied, jusqu’à ceque j’en rencontre une. »
Elle était disposée à être polie envers moi,du moment où je n’avais pas touché à sa barbe.
J’en fis la remarque tout haut.
Elle éclata de rire.
« À présent, dit-elle, je suis contentede ne vous avoir pas jetée dans le canal. »
Elle me donna sur l’épaule une tape amicalequi faillit me renverser. Puis, elle reprit son air stupide, et meprécéda jusqu’à la porte d’entrée, qu’elle referma derrière moi, enriant toujours de son gros rire. Mon étoile était enfin dans sapériode d’ascension : j’avais gagné à la fois la confianced’Ariel et la confiance du Maître.
Les journées qui s’écoulèrent jusqu’au dînerdu Major furent extrêmement précieuses pour moi.
Ma longue entrevue avec Miserrimus Dexterm’avait troublée plus sérieusement que je ne l’avais senti toutd’abord. Ce ne fut que quelques heures après m’être retirée, que jecommençai réellement à reconnaître combien mes nerfs avaient étéirrités par tout ce que j’avais vu et entendu dans le cours de mavisite. Je tressaillais au moindre bruit ; j’avais des rêveseffrayants. À tel moment, j’avais envie de crier, sansraison ; à tel autre, j’étais disposée à m’emporter sanscause. L’instant d’après, le calme le plus absolu m’étaitnécessaire. Ce calme, mon excellent Benjamin sut me le procurer. Lebonhomme fit taire ses inquiétudes et m’épargna des questions queson intérêt paternel le rendait impatient de m’adresser. Il futtacitement convenu entre nous que toute conversation, au sujet decette visite à Miserrimus Dexter, qu’il avait désapprouvée, seraitdifférée jusqu’à ce que le repos m’eût rendu mon énergie morale etphysique. Je ne reçus aucune visite. Mme Macallanet le Major Fitz-David vinrent au cottage ; l’une pourapprendre ce qui s’était passé entre Miserrimus Dexter etmoi ; l’autre, pour m’amuser de ses derniers bavardages surles convives de notre prochain dîner. Benjamin prit sur lui dem’excuser auprès de tous les deux, et de m’épargner la fatigue deles recevoir. Nous louâmes une voiture découverte et fîmes delongues promenades à travers les sentiers encore fleuris quis’étendent à plusieurs milles aux environs nord de Londres. Deretour au logis, nous nous entretenions paisiblement du tempspassé, ou nous faisions quelques parties de tric-trac et dedominos. Plusieurs jours s’écoulèrent ainsi dans une heureuse etdouce quiétude, bien utile à ma santé. Quand le jour du dînerarriva, j’étais dans mon état normal, prête à rentrer dansl’action, et impatiente d’être présentée à Lady Clarinda et deconnaître la demeure de Mme Beauly.
Benjamin parut un peu triste de voirl’animation de mon visage, pendant que nous nous rendions chez leMajor Fitz-David.
« Ah ! ma chère, dit-il avec sasimplicité ordinaire, je vois que vous êtes maintenant tout-à-faitbien ; vous avez déjà assez de notre tranquilleexistence ! »
Mes souvenirs du dîner du Major, incidents etpersonnes, sont, en général, singulièrement confus. Je me rappelleque nous fûmes très-gais, et aussi à l’aise, aussi familiers lesuns avec les autres, que si nous avions été de vieux amis. Je merappelle, que Madame Mirliflore était incontestablement supérieureà toutes les femmes présentes, tant pour le parfait éclat de satoilette que pour le plaisir qu’elle prit au magnifique dîner quinous était offert. Je me rappelle que la jeune prima-donna du Majorfut plus remarquable que jamais par ses grands yeux ronds, satoilette tapageuse, et sa voix stridente de future reine du chant.Je me rappelle que le Major ne cessa de baiser nos mains, de nouspresser de goûter à ses mets les plus friands et à ses vins lesplus délicats, de nous faire la cour, de découvrir desressemblances entre nous, et de se maintenir imperturbablement,d’un bout à l’autre de la soirée, dans son rôle de ci-devant DonJuan. Je me rappelle que mon bon vieux Benjamin, tout effarouché,se retira dans un coin, rougissant quand l’attention se portait surlui, timide avec Madame Mirliflore, honteux avec Lady Clarinda,soumis au Major, goûtant médiocrement la musique, et aspirant, dansle fond de son cœur, à se retrouver au plus tôt dans son modestecottage. Là se bornent mes souvenirs sur les convives de cettejoyeuse réunion, à une exception près. Il s’agit de LadyClarinda : l’impression qu’elle m’a laissée est encore aussiprésente à ma pensée que si je m’étais rencontrée hier avec elle.Et je puis dire, sans exagération, que je me rappelle encorepresque mot pour mot la mémorable conversation que nous eûmes entête-à-tête, vers la fin de la soirée.
Elle était vêtue, je m’en souviens, avec cetteextrême simplicité, qui indique un art suprême de se mettre. Elleportait une robe de mousseline unie par-dessus une jupe de soieblanche, sans garniture ni embellissement d’aucune sorte. Sonabondante chevelure brune était, en dépit de la mode, divisée surson front et rejetée en arrière, où elle formait un nœud sans aucunornement. Un étroit ruban blanc entourait son cou, attaché par leseul bijou qu’elle portât : une petite broche en diamants.Elle était d’une incontestable beauté ; mais cette beautéétait du type quelque peu sévère et anguleux qu’on rencontre sisouvent chez les Anglaises de race : le nez et le menton tropproéminents et trop fortement accentués ; les yeux gris, bienfendus et pleins d’esprit et de dignité, manquaient de tendresse etde mobilité dans l’expression. Ses manières avaient tout le charmequ’une bonne éducation peut donner ; elles étaient empreintesd’une politesse exquise, aisée et cordiale, laissant voir cetteparfaite, mais discrète confiance en elle-même qui, en Angleterre,semble être le produit naturel d’un haut rang. Si vous l’aviezprise pour ce qu’elle était en apparence et à la surface, vousauriez dit : Voilà le modèle d’une dame noble, maisparfaitement exempte d’orgueil. Et si vous vous étiez permis, sousl’influence de cette idée, quelque liberté avec elle, elle vous enaurait fait souvenir jusqu’à la fin de vos jours.
Nous nous convînmes admirablement bien. Je luifus présentée sous le nom de Mme Woodville, commeil avait été convenu préalablement entre le Major et Benjamin.Avant la fin du dîner, nous nous étions promis de nous visitermutuellement. Je n’attendais qu’une occasion favorable pour amenerLady Clarinda à me parler, comme je le désirais, deMme Beauly.
Cette occasion se présenta assez tard dans lasoirée. J’avais cherché un refuge contre les airs de bravoure de lastridente prima-donna du Major, dans le fond du salon. Comme jel’avais espéré et prévu, après un court moment, Lady Clarindavoyant que je ne me trouvais plus dans le groupe qui entourait lepiano, me chercha et vint s’asseoir à côté de moi, dans un endroitoù nous ne pouvions ni être vues ni entendre nos amis, qui setrouvaient sur le devant du salon. Là, à ma grande satisfaction,elle se mit spontanément à me parler de Miserrimus Dexter. Quelquechose que j’avais dit de lui, quand son nom avait étéaccidentellement prononcé pendant le dîner, lui était resté dans lamémoire, et nous amena, par une gradation très-naturelle, à parlerde Mme Beauly.
« Enfin ! pensai-je en moi-même, lepetit dîner du Major aura sa récompense ! »
Ah ! quelle récompense ! Mon cœurbat encore à coups pressés… comme dans cette soirée que jen’oublierai jamais… en cet instant où j’y pense assise devant monpupitre.
« Ainsi Dexter vous a réellement parlé deMme Beauly ? s’écria Lady Clarinda. Vous nevous faites pas idée de la surprise que vous me causez.
– Puis-je vous demanderpourquoi ?
– Il l’a en horreur. La dernière fois queje l’ai vu, il ne voulait pas me permettre de prononcer son nom.C’est une de ses innombrables bizarreries. Si un sentimentressemblant à la sympathie pouvait entrer dans un cœur comme lesien, il devrait aimer Hélène Beauly. Elle est la personne la pluscomplètement naturelle que je connaisse. Quand elle est partie, lapauvre chère amie, elle a dit et fait des choses qui étaient denature à toucher Dexter lui-même. Je serais bien surprise si vousne vous preniez pas à l’aimer.
– Vous avez eu la bonté, madame, de mepermettre de vous faire visite. Peut-être pourrai-je la rencontrerchez vous ? »
Lady Clarinda se mit à rire, en secouantnégativement la tête.
« J’espère bien, dit-elle, que vousn’attendrez pas cette possibilité. La dernière lubie d’Hélène étaitde s’imaginer qu’elle avait la goutte. Elle est partie… partie pourje ne sais quels bains merveilleux de Hongrie… ou de Bohême… je nesais plus. Où ira-t-elle… que fera-t-elle ensuite ? Il m’estabsolument impossible de le dire… Chère madame Woodville ! lachaleur n’est-elle pas trop grande pour vous ?… Vous êtestoute pâle ! »
Je sentais que je devais être pâle, en effet.La nouvelle que Mme Beauly avait quittél’Angleterre, était un coup auquel je n’étais pas préparée, et quitout d’abord m’anéantissait.
« Voulez-vous que nous passions dans uneautre pièce ? » demanda Lady Clarinda.
Passer dans une autre pièce, c’eût été mettrefin à notre conversation, et je ne l’aurais voulu pour rien aumonde. Il n’était pas impossible que la femme de chambre deMme Beauly eût quitté son service, ou fût restée,elle, en Angleterre. Je n’avais pas à désespérer du résultat de monenquête, tant que je ne m’étais pas informée de ce qu’était devenuecette fille. J’éloignai un peu ma chaise du feu, et je pris unécran à main sur la table qui était près de moi ; il pouvaitcacher mon visage, si quelque nouvelle déception m’attendait.
« Vous êtes trop bonne, madame, dis-je àLady Clarinda, je ne souffre pas ; seulement, j’étais un peutrop près du feu. Je serai très-bien ici. Quant àMme Beauly vous me surprenez. D’après ce quem’avait dit M. Dexter, je m’étais imaginé…
– Oh ! fit-elle, ne croyez donc pasun mot de ce que vous dit Dexter ! Il prend plaisir àmystifier les gens, et il vous aura sans aucun doute trompée àdessein. Si tout ce que j’entends dire est vrai, il doit plus ensavoir sur les étranges frasques et fantaisies d’Hélène, que laplupart de ceux qui la connaissent. Il l’a prise sur le fait, dansune de ses aventures, qu’elle a eue en Écosse, et qui me rappellecette histoire d’un des plus charmants opéras d’Auber… comments’appelle-t-il ?…, ah ! j’oublierai bientôt jusqu’à monnom !… Vous savez ?… l’opéra où deux nonnes s’échappentde leur couvent pour aller au bal ?… Écoutez !… oh !c’est bizarre ! justement, cette dondon chante en ce momentl’air des castagnettes du second acte. Major ! s’il vousplaît ?… quel est donc l’opéra dont votre jeune personnechante un air ? »
Le Major fut scandalisé de l’interruption. Ilaccourut vers nous, du fond du salon, en faisant toutbas :
« Chut !… chut !… ma chère LadyClarinda… le Domino noir ! »
Et il regagna à la hâte sa place près dupiano.
« C’est ça ! dit Lady Clarinda.Quelle étourdie je suis ! Mais, ma chère, il est singulier quevous ne vous en soyez pas souvenue non plus. »
Je m’en étais parfaitement souvenue, mais jene me serais pas avisée d’interrompre Lady Clarinda. Si, comme jele croyais, l’aventure à laquelle elle pensait avait quelquerapport avec les mystérieuses allures deMme Beauly, dans la matinée du 21 Octobre, j’étaissur le point de découvrir le secret dont la recherche étaitdésormais le seul but de ma vie. Je tins mon écran de façon àdissimuler mon visage, et, de la voix la plus ferme que je pustrouver :
« Continuez, dis-je, je vous enprie ; qu’est-ce que c’est donc que cetteaventure ? »
Lady Clarinda parut flattée de monempressement à entendre son récit.
« J’espère, dit-elle, que mon histoiresera digne de l’intérêt que vous avez la bonté d’y prendre. Si vousconnaissiez Hélène, vous l’y retrouveriez tout entière. Cettehistoire, je la tiens… vous le devinez peut-être… de sa femme dechambre. Hélène, en partant pour la Hongrie, a pris pour la servirune femme qui parle plusieurs langues, et m’a laissé sa femme dechambre. Un vrai trésor ! Je serais enchantée de la gardertoujours à mon service. Elle n’a qu’un défaut : son nom… queje déteste ; elle s’appelle… Phébé ! Bref, Phébé et samaîtresse étaient dans un domaine situé près d’Édimbourg, etappelé… je crois… Gleninch. Ce domaine appartenait à Macallan, quia passé depuis devant les assises… vous vous rappelez bien sûrcela… sous l’accusation d’avoir empoisonné sa femme. Mauvaiseaffaire ! Mais, tranquillisez-vous, mon histoire n’a aucunrapport avec le crime ; elle ne concerne qu’Hélène Beauly. Unsoir, pendant son séjour à Gleninch, Hélène fut engagée à dîneravec quelques amis d’Angleterre qui étaient venus visiterÉdimbourg. La même nuit avait lieu, aussi à Édimbourg, un balmasqué, donné par… J’ai oublié le nom de la personne. Ce bal étaitun événement presque sans précédent en Écosse, et on en parlait àÉdimbourg d’une manière assez peu favorable. Toutes les variétés dumonde qui s’amuse s’y étaient donné rendez-vous : des femmesd’une vertu douteuse, des gentlemen placés sur la limite extrême dela société… et ainsi du reste. Les amis d’Hélène étaient parvenus àse procurer des cartes, et, en dépit des objections, s’y rendirentdans le plus strict incognito, se fiant à leurs masques et à leursdominos. Hélène elle-même fut entraînée par eux ; elle y mitpour seule condition qu’elle laisserait ignorer son escapade àGleninch, M. Macallan étant l’un des plus rigidesdésapprobateurs de ce bal. Pas une femme respectable, disait-il, nepouvait se montrer dans une telle réunion, sans y risquer saréputation ! Hélène, dans un accès de caprice, imagina unmoyen d’aller à ce bal, sans être découverte ; ingénieux moyende comédie d’intrigue. Elle se rendit au dîner dans la voiture deGleninch, après avoir eu soin d’envoyer Phébé à Édimbourg avantelle. Ce n’était pas un grand dîner ; mais une petite réuniond’amis, où il n’y avait pas une seule toilette de soirée. Quandarriva l’heure de retourner à Gleninch, que pensez-vous que fitHélène ? Elle renvoya sa femme de chambre dans sa voiture, aulieu d’y prendre place elle-même. Phébé portait le manteau, lechapeau, le voile de sa maîtresse. Il lui fut recommandé de monterdirectement à la chambre d’Hélène, dès qu’elle serait arrivée auchâteau, après avoir laissé, en passant, sur la table de la salledu rez-de-chaussée, un billet, écrit naturellement par Hélène, danslequel elle s’excusait sur sa fatigue d’être allée se coucher sanssouhaiter le bonsoir à son hôte. La maîtresse et la femme dechambre demeuraient au même étage, et les domestiques du château nepouvaient naturellement découvrir la supercherie. Phébé arriva sansencombre jusqu’à la chambre de sa maîtresse. Là, ses instructionslui recommandaient d’attendre tranquillement l’heure où le silencerégnerait dans le château pour le reste de la nuit, et alors, degagner sans bruit sa propre chambre. En attendant ce moment, lajeune fille s’endormit. Elle ne se réveilla qu’à deux heures dumatin. Elle sortit sur la pointe du pied de la chambre de samaîtresse et en ferma derrière elle la porte. Au moment où ellearrivait au bout du corridor, elle crut entendre un léger bruit.Elle attendit, à l’étage supérieur, qu’elle pût continuer saretraite sans crainte d’être surprise ; puis elle regardapar-dessus la rampe. C’était Dexter qui s’en allait, sautant surses mains… l’avez-vous jamais vu se livrer à cet exercice ?…c’est le plus grotesque et le plus horrible spectacle que vouspuissiez imaginer !… C’était donc Dexter, sautant de place enplace, regardant à travers les trous de serrure, cherchant à savoirsans nul doute, quelle était la personne qui sortait ainsi de sachambre à deux heures du matin. Évidemment, il prit Phébé pourHélène, d’autant plus que la suivante avait oublié de quitter lemanteau de sa maîtresse. Il faisait grand jour, lorsque Hélènerevint à Édimbourg dans une voiture de place, avec un manteau et unchapeau empruntés à ses amies. Elle laissa la voiture sur la routeet rentra dans la maison par la porte du jardin, sans être aperçuepar Dexter ni par personne autre. N’était-ce pas un tour habile ethardi, et comme je vous le disais une nouvelle édition du Dominonoir ? Vous serez peut-être étonnée, comme je le fus, queDexter n’ait rien dit de ce qu’il avait vu, dans sa promenadenocturne. Il en aurait parlé, sans nul doute ; mais il en futempêché par le terrible événement qui survint dans la maison,durant cette même matinée… Ma chère madame Woodville, la chaleur dece salon est certainement trop forte pour vous. Prenez mon flacon.Permettez que j’ouvre la fenêtre. »
Je ne pus que répondre :
« Pas un mot de cela, je vous prie.Permettez que je reste au grand air. »
Je sortis, sans qu’on s’en aperçût, sur leperron, et m’assis, pour me remettre, sur les marches, où personnene pouvait me voir. Au bout d’un moment, je sentis une main seposer doucement sur mon épaule, et je vis le bon Benjamin qui meregardait tristement. Lady Clarinda avait eu l’obligeance del’avertir de mon malaise, et l’avait aidé à quitter sans bruit lesalon, tandis que l’attention du Major était encore absorbée par lamusique.
« Ma chère enfant, me dit Benjamin à voixbasse, qu’est-ce qui vous est donc arrivé ?
– Ramenez-moi au cottage, et vous lesaurez. »
Ce fut tout ce qu’il me fut possible derépondre.
La scène doit changer quand je me déplace.Elle s’est passée pendant un temps à Londres ; elle se passeaujourd’hui à Édimbourg.
Deux jours s’étaient écoulés depuis le dînerdu Major Fitz-David. Je me retrouvai en état de respirer librement,après l’entière destruction de mes plans d’avenir et des espérancesque j’avais fondées sur leurs succès. J’avais eu trois foistort ; tort, en soupçonnant à la hâte une femmeinnocente ; tort, en communiquant à un autre mes soupçonsavant d’avoir au préalable essayé de vérifier s’ils étaientfondés ; tort, enfin, en acceptant les hypothèses et lesconclusions hasardées de Miserrimus Dexter, comme autantd’indubitables vérités. J’étais si honteuse de ma folie quand jesongeais au passé, si absolument découragée, si fortement ébranléedans ma confiance en moi en songeant à l’avenir qu’une fois danscette voie j’acceptais tout avis raisonnable qui m’étaitoffert.
« Ma chère, me dit le bon vieux Benjaminen revenant de notre dîner et après avoir causé à fond de mondésappointement, j’ai beau songer à ce que vous m’avez dit, je nepuis me faire à votre M. Dexter. Promettez-moi de ne pasretourner chez lui sans avoir préalablement consulté quelquepersonne plus à même que moi de vous guider dans cette tâchepérilleuse. »
Je lui en fis la promesse à une condition.
« Si je ne puis réussir à trouver cettepersonne, lui dis-je, voudrez-vous m’assister ? »
Benjamin promit de m’aider de tout soncœur.
Le lendemain matin en me peignant je songeai àmes affaires et me rappelai une résolution oubliée que j’avaisprise alors que pour la première fois je lisais le procès de monmari. Je veux parler de la résolution… au cas où Miserrimus Dexterviendrait à me manquer… de m’adresser à l’un des deux agents ousolicitors, comme vous voudrez les appeler, qui avaient préparé ladéfense d’Eustache, entre autres M. Playmore. Ce gentleman, ondoit se le rappeler, s’était spécialement recommandé à ma confiancepar son amicale intervention lorsque les officiers du shériffrecherchaient les papiers de mon mari. En me reportant à ladéposition d’Isaïe Schoolcraft, je trouvai que M. Playmoreavait été appelé pour assister et conseiller Eustache parMiserrimus Dexter. Ce n’était donc pas seulement un ami sur lequelje pouvais compter, mais un ami qui était aussi personnellement liéavec Miserrimus Dexter. Pouvait-il y avoir un homme à quis’adresser qui fût plus à même que lui de m’éclairer dans lesténèbres qui m’enveloppaient. Benjamin, à qui je posai cettequestion, convint que j’avais fait en cette circonstance untrès-bon choix et me vint tout de suite en aide. Il découvrit, parl’intermédiaire de son homme de loi, l’adresse des agents deM. Playmore à Londres ; et il obtint de ces agents unelettre d’introduction pour moi auprès de M. Playmore lui-même.Je n’avais rien à cacher à mon nouveau conseil et je fus désignéedans la lettre comme la seconde femme d’Eustache Macallan.
Dès le même soir nous nous mîmes en route,Benjamin ne voulant pas me laisser voyager seule, par le convoi denuit pour Édimbourg.
J’avais préalablement écrit dans la journée àMiserrimus Dexter. Je lui disais simplement que j’étais obligée,d’une façon inattendue, à quitter Londres pour quelques jours, etqu’à mon retour j’irais lui faire connaître le résultat de monentrevue avec Lady Clarinda.
La réponse caractéristique que voici futrapportée au cottage par Ariel :
« Madame Valéria,
« Je suis homme de perception rapide, etje puis lire, entre les lignes de votre lettre, ce qui n’y est pasécrit. Lady Clarinda a ébranlé votre confiance en moi. C’estbien ! je m’engage à ébranler votre confiance en LadyClarinda. Du reste, je ne vous en veux pas. J’attends avec calmel’honneur et le bonheur de votre visite. Faites-moi savoir par letélégraphe si les truffes vous plaisent toujours, ou si vouspréférez quelque chose de plus doux et de plus léger.
« Croyez-moi toujours votre allié etadmirateur, votre poëte et cuisinier,
« DEXTER. »
Arrivés à Édimbourg, nous eûmes, Benjamin etmoi, une petite discussion. Il s’agissait de savoir si j’irais aveclui ou seule chez M. Playmore. J’étais d’avis de m’y rendreseule.
« Mon expérience du monde n’est pas biengrande, lui dis-je ; mais j’ai observé que, neuf fois sur dix,un homme fait à une femme qui vient seule à lui des concessionsqu’il hésiterait à faire si un autre homme était présent. Je nesais pourquoi cela est ainsi, mais je sais que cela est. Si je voisque les choses ne vont pas comme je voudrais avec M. Playmore,je lui demanderai une seconde entrevue, et cette fois vousm’accompagnerez. Ne me croyez pas entière dans mon opinion.Laissez-moi risquer seule cet essai, et nous verrons ce qui enarrivera. »
Benjamin se rendit à mes raisons, avec sadéférence ordinaire. J’envoyai ma lettre d’introduction au cabinetde M. Playmore, dont l’habitation particulière était dans levoisinage de Gleninch. Mon messager me rapporta une réponse poliem’invitant à le venir voir dans l’après-midi. À l’heure fixée, jesonnais à sa porte.
L’inconcevable soumission des Écossais à latyrannie de leur Église officielle, a eu cette conséquence forcéequ’on se méprend sur leur caractère national.
Quand on pense à ce qu’est l’institution dudimanche en Écosse, on la trouve sans parallèle, dans laChrétienté, pour sa déraisonnable et sauvage austérité. On voit unenation permettre à ses prêtres de la priver, un jour par semaine,de tous ses avantages sociaux ; il lui est interdit, cejour-là, de voyager, d’envoyer un télégramme, de manger un platchaud, de lire un journal ; en un mot de faire usage d’aucunede ses libertés, deux seules exceptées, la liberté de se rendre àl’église et la liberté de boire. On voit cet assujettissement, eton en conclut, non sans raison, qu’un peuple qui subit un pareiljoug est le plus stupide, le plus austère, et le plus triste despeuples de la terre. C’est ainsi qu’on juge les Écossais quand onles regarde à distance. Mais combien on s’en fait une autre idée,si on les voit de plus près, et si on apprend à les connaître parl’expérience d’une pratique personnelle ! Il n’est pas depeuple plus gai, plus sociable, plus hospitalier, plus libéral dansses idées, sur toute la surface du globe civilisé, que ce mêmepeuple qui se soumet au dimanche écossais ! Pendant six joursde la semaine, les Écossais vivent dans une atmosphère de gaietétranquille et de bon sens naturel, qu’on est heureux de respirer.Mais, le septième jour, ces mêmes hommes entendront sérieusement unde leurs ministres prêcher qu’une promenade, le dimanche, est unacte coupable, et ils écouteront sans lui rire au nez de tellesniaiseries !
Je ne suis pas assez habile pour pouvoirexpliquer cette anomalie dans notre caractère national, je doisseulement la constater par forme de préparation nécessaire àl’apparition, dans mon véridique récit, d’un personnage qu’on nerencontre guère dans les ouvrages d’imagination : un Écossaisd’un caractère gai.
Sous tous les autres rapports, je trouvai queM. Playmore n’avait rien de positivement remarquable : iln’était ni vieux ni jeune, ni beau ni laid ; il ne rappelaiten rien l’idée qu’on se fait généralement d’un homme de loi ;il parlait un très-bon anglais, avec aussi peu d’accent écossaisque possible.
« J’ai l’honneur d’être un ancien ami deM. Macallan, me dit-il en me serrant cordialement la main, etje suis vraiment heureux de faire la connaissance de la femme deM. Macallan. Voulez-vous vous asseoir près du jour ? Vousêtes assez jeune pour ne pas craindre de prendre place ici, devantla fenêtre. Est-ce votre première visite à Édimbourg ?Permettez-moi, je vous prie, de vous la rendre aussi agréable quepossible. Je serai heureux de vous présenterMme Playmore. Nous sommes à Édimbourg pour quelquetemps. L’opéra italien y donne des représentations. Voulez-vousavoir la bonté de laisser de côté toute cérémonie et de dîner avecnous ? Nous irons ensuite à l’Opéra.
– Vous êtes bien bon, répondis-je ;mais je suis en ce moment sous le coup de préoccupations quiferaient de moi une triste compagnie pourMme Playmore. La lettre que je vous ai faitremettre vous dit, je pense, que j’ai à vous consulter sur uneaffaire d’une sérieuse importance.
– En vérité ? répliqua-t-il. Je doisvous avouer franchement que je n’ai pas lu la lettre en entier.J’ai vu seulement votre nom, et j’ai appris du porteur que vousdésiriez me voir ici. Je vous ai envoyé ma réponse à votre hôtel.Puis je me suis occupé d’autre chose. Pardonnez-moi, je vous prie.S’agit-il d’une consultation qui concerne ma profession ? Jesouhaite sincèrement, dans votre intérêt, qu’il n’en soit pasainsi.
– Pas précisément, monsieur Playmore. Jeme trouve dans une situation très-pénible, et je viens vousdemander vos conseils, au milieu de circonstances peu ordinaires.Je vous surprendrai beaucoup quand vous entendrez ce que j’ai àvous dire, et je crains bien de vous prendre plus de temps que jen’ai le droit de vous en demander.
– Mes conseils et mon temps, reprit-il,sont entièrement à votre disposition. Dites-moi en quoi je puisvous être utile, et ne craignez pas d’entrer dans tous les détailsque vous croirez nécessaires. »
La bienveillance de son langage égalait cellede ses manières. Je parlai donc en toute liberté et en toutefranchise, et je lui racontai, sans la moindre réserve, toute monétrange histoire.
Rien de plus sincère que sa mobilephysionomie ; je pus y suivre, comme dans un livre ouvert, lesdiverses impressions que mon récit produisait sur son esprit. Ileut un air vraiment peiné quand je contai ma séparation d’avec monmari. Il ouvrit des yeux étonnés et assez admiratifs devant maferme résolution de faire réformer le verdict écossais. Mespréventions et mes soupçons injustes à l’égard deMme Beauly le firent sourire. Mais ce fut quandj’arrivai à mon entrevue avec Miserrimus Dexter que je produisismon plus grand effet. Il m’écouta avec une attention sérieuse et unintérêt profond ; il eut des frémissements subits et desfroncements de sourcil significatifs. Je l’entendis murmurer, àplusieurs reprises, comme s’il eût oublié ma présence :
« Est-il possible !… Oh !oh ! ceci est grave !… La dissimulation peut-elle allersi loin ?… »
Je pris la liberté de l’interrompre. Jen’entendais nullement lui permettre de garder ses pensées pourlui-même.
« Il me semble que vous êtessurpris ? » lui dis-je.
Il tressaillit au son de ma voix.
« Je vous demande mille pardons !s’écria-t-il. Je ne suis pas seulement surpris ; vous m’avezouvert un point de vue entièrement nouveau. J’entrevois unepossibilité, une probabilité réellement frappante…
– Relativement à l’empoisonnement deGleninch ? demandai-je.
– Oui… oui !… et qui ne s’étaitjamais offerte, jusqu’à présent, à mon esprit. »
Il reprit avec son enjouementaccoutumé :
« Voilà qui est nouveau et curieux ;à présent, c’est le client qui conseille l’homme de loi !Voyons, ma chère madame Eustache, il faut pourtants’entendre : est-ce vous qui avez besoin de mon avis, ou moiqui dois vous demander le vôtre ?
– Puis-je savoir quelle est votreidée ? répondis-je.
– Pas tout de suite, si vous lepermettez. Excusez ma réserve professionnelle. Je n’ai pas à fairel’homme de loi avec vous, et je voudrais éviter d’en prendre lerôle. Mais l’homme de loi l’emporte et refuse de s’effacer.J’hésite véritablement à vous découvrir, sans plus ampleinformation, ce qui me passe à travers l’esprit. Accordez-moi unegrâce : permettez que nous revenions sur une partie du terrainparcouru, et laissez-moi vous adresser quelques questions.
– Je suis prête à y répondre. Oùdevons-nous remonter ?
– À votre visite à Dexter, en compagniede votre belle-mère. Quand vous avez demandé tout d’abord à Dexters’il avait quelques idées à lui au sujet de la mort deMme Eustache Macallan, il vous a regardée… vousai-je bien comprise… avec surprise et défiance ?
– Oui, avec une grande défiance.
– Et son visage s’est rasséréné quandvous lui avez dit que votre question vous était simplement suggéréepar ce que vous aviez lu dans le compte-rendu du procès ?
– Oui. »
M. Playmore prit une feuille de papierdans le tiroir de son pupitre, plongea sa plume dans son encrier,réfléchit un instant, et plaça un fauteuil pour moi près delui.
« L’homme de loi disparaît, dit-il, etl’homme du monde prend sa place. Plus de mystère professionnelentre vous et moi. En ma qualité d’ancien ami de votre mari, madameMacallan, vous m’inspirez un intérêt. Je me crois sérieusementobligé à vous donner un avertissement avant qu’il soit troptard ; et je ne le ferai que dans une bonne intention, encourant un risque que peu d’hommes voudraient courir.Personnellement et professionnellement, je vais me confier à vous…quoique je sois Écossais et homme de loi ! Asseyez-vous là, etlisez par-dessus mon épaule, pendant que je prendrai mes notes.Vous verrez ce qui se passera dans mon esprit, en lisant au fur età mesure ce que j’écrirai. »
Je m’assis près de lui et, sans la moindrehésitation et le moindre trouble, je regardai, en vertu de sapermission, par-dessus son épaule.
Il commença à écrire :
« L’EMPOISONNEMENT DE GLENINCH.Questions : « Quelle est l’attitude de Miserrimus Dexter,eu égard à l’empoisonnement ? Que paraît-il savoir à cesujet ?
« Il a des idées qu’il tient secrètes. Iltremble à la pensée qu’elles aient été découvertes, ou que, sans levouloir, il les ait lui-même trahies. Il est visiblement soulagéquand il est convaincu que cela n’est pas. »
La plume s’arrêta, et M. Playmore,relevant la tête, me dit :
« Venons maintenant à la visite que vousavez faite seule à Dexter, et à la façon dont il a reçu vospremières ouvertures, relatives au verdict écossais. »
Je répétai cette partie de mon récit, etM. Playmore, la résumant et la commentant à mesure, écrivaitpendant que je parlais :
« Une personne intéressée dans l’affairedéclare à Dexter qu’elle refuse d’accepter comme définitif leverdict écossais, et qu’elle se propose de rouvrir l’enquête. Quefait Dexter devant cette perspective ?
« Il manifeste tous les symptômes d’uneextrême terreur. Il se regarde lui-même comme en danger. Il devientfou, dans un moment, et, dans le moment suivant, il se montrehumble comme un esclave. Il doit, il veut savoir ce que la personnequi le jette dans ce trouble, entend véritablement dire en parlantainsi. Il demande, en pâlissant, si c’est qu’elle soupçonnequelqu’un d’avoir commis le crime. Parenthèse : Unepetite somme d’argent disparaît dans une maison, les domestiquessont tous appelés et informés du détournement ; que penser enparticulier du domestique qui le premier s’écrie :« Est-ce qu’on me soupçonnerait ? »
M. Playmore déposa de nouveau sa plume enme regardant.
« Ai-je raison ? » medemanda-t-il.
Je commençais à comprendre, en frémissant, oùil voulait en venir.
« Je vous en prie, dis-je,expliquez-moi… »
Il leva le doigt et m’arrêta.
« Pas encore, reprit-il ; je vousdemande seulement : Ai-je raison jusqu’ici ?
– Parfaitement raison.
– Bien. Maintenant continuez, achevezvotre récit… votre témoignage. »
Et, comme sous ma dictée, M. Playmorereprit la rédaction de ses notes.
« Dexter acquiert la certitude que, siquelqu’un est soupçonné, ce n’est pas lui du moins qu’on soupçonne.Il s’étend alors sur son fauteuil ; il pousse un long soupir,et demande qu’on le laisse seul un instant, sous prétexte que cesujet le surexcite. Quand le visiteur revient, Dexter a bu du vindans l’intervalle. Le visiteur se dit convaincu queMme Eustache Macallan est morte empoisonnée. Dexterretombe sur son fauteuil, comme pris d’une soudaine faiblesse.Quelle est cette sensation d’horreur qui s’est emparée delui ? N’est-ce pas celle qu’on éprouve au souvenir d’uncrime ? Comment expliquer autrement cette défaillance ?Et cette défaillance, comment en sort-il ? Il passe d’unextrême à l’autre. Rien n’égale sa joie quand il découvre que lessoupçons du visiteur se portent uniquement sur une personneabsente. Alors, mais alors seulement, il parle, il s’empresse, ils’explique. Il déclare hautement que tout d’abord ses soupçons àlui se sont fixés et arrêtés sur la même personne que soupçonne levisiteur. Tels sont les faits. À quelle conclusion nousamènent-ils ?… »
M. Playmore s’arrêta. Nous redressâmes latête ensemble, et nous nous regardâmes en silence. Il étaittrès-ému ; j’étais toute tremblante.
« Je vous comprends, monsieur Playmore,dis-je, avec impétuosité. Vous pensez que MiserrimusDexter ?… »
Son doigt m’arrêta d’un signe.
« Qu’est-ce que Dexter vous a dit, quandil a été assez bon pour confirmer vos soupçons surMme Beauly ?
– Il m’a dit : Il n’y a pas pour moide doute. Mme Beauly a empoisonnéMme Eustache Macallan. »
– Eh bien ! moi, je répète, avec unelégère variante : il n’y a pas pour moi de doute :Miserrimus Dexter a empoisonné Mme EustacheMacallan.
– Monsieur Playmore, vous ne railleriezpas sur un sujet pareil ?
– Je n’ai jamais parlé plus sérieusementVotre brusque visite à Dexter, et votre imprudence inouïe à leprendre pour confident, ont jeté plus de lumière sur cette affaireténébreuse que toutes les enquêtes, tous les témoignages et tousles interrogatoires. Une femme qui ne voit que sa passion et qui,contre toute raison et tout bon sens, ne suit que son idée fixe, afait plus que tous les avocats et tous les magistrats. Cela n’estabsolument pas croyable, et cependant cela estvrai ! »
« Non ! non ! ce n’est paspossible ! m’écriai-je.
– Qu’est-ce qui n’est pas possible ?demanda-t-il froidement.
– Que Dexter ait empoisonné la premièrefemme de mon mari.
– Et pourquoi cela est-il impossible,s’il vous plaît ? »
Je commençais à me révolter contre lessuppositions de M. Playmore, qui, avec la réflexion, meparaissaient bien précipitées.
« Voyons, repris-je, rappelez-vous doncdans leur ensemble toutes les circonstances de mon entretien avecDexter. Je vous ai dit de quelle façon il parlait deMme Eustache Macallan ; c’était dans lestermes d’un respect et d’une adoration que toute femme serait fièred’inspirer. Il vit dans la pensée de la morte. S’il m’a reçueamicalement, c’est grâce à quelques traits de ressemblance qu’ils’est imaginé découvrir entre mon visage et le sien. J’ai vu, oui…j’ai vu des larmes couler de ses yeux ! j’ai entendu sa voixdéfaillir, quand il m’a parlé d’elle. Il peut être le plus faux deshommes en toute autre chose, mais il était sincère dans ce qu’il adit d’elle. Il ne m’a pas abusée là-dessus. Non, non, il y a dessignes auxquels une femme ne se trompe jamais, quand un homme luiparle de ce qui lui tient réellement au cœur. Ces signes, je les aisurpris. Je suis fâchée d’opposer mon opinion à la vôtre, monsieurPlaymore, mais je ne puis, en vérité, m’en empêcher ; et,pardonnez-moi, je ne puis m’empêcher de vous le dire avec cettevivacité ! »
M. Playmore sembla plutôt satisfaitqu’offensé de la façon hardie dont je m’exprimais.
« Ma chère madame Eustache, dit-il, vousn’avez aucune raison de vous fâcher contre moi ; je partageentièrement votre manière de voir… avec cette différence que j’entire une conclusion absolument opposée.
– Je ne vous comprends pas.
– Vous allez me comprendre. Vousdéfinissez les sentiments de Dexter pour la défunteMme Eustache comme un mélange de respect etd’adoration. Je vous dirai qu’il y avait, dans son cœur, unsentiment plus vif encore que ceux-là. Il l’aimait d’amour. Jetiens mon renseignement de la pauvre femme elle-même, qui m’ahonoré de sa confiance et de son amitié pendant une grande partiede sa vie. Avant qu’elle épousât M. Macallan… auquel elle crutdevoir taire ce ridicule détail… Miserrimus Dexter lui avait faitla cour… et, tout difforme qu’il était… l’avait sérieusementdemandée en mariage.
– Et, vis-à-vis de cela, m’écriai-je,vous dites qu’il l’a empoisonnée !
– Oui. Je ne vois pas d’autre conclusionpossible, après ce qui est arrivé pendant votre visite chez lui.Comment se fait-il, demanda M. Playmore, que Miserrimus Dextersoit tombé en défaillance à votre premier mot ? Qu’est-ce doncqui a pu l’effrayer ainsi ? »
J’essayai de trouver une réponse. Jem’embarquai même dans une phrase, sans savoir au juste où j’allaisarriver.
« M. Dexter est l’ancien et fidèleami de mon mari, commençai-je. Quand il a entendu dire que jen’acceptais pas le verdict du jury, il a pu craindre que…
– Il a pu craindre que votre mari n’ait àsupporter les conséquences possibles d’une nouvelle enquête, ditM. Playmore, en finissant ironiquement ma phrase. Oh !oh ! madame Macallan, voilà qui ne s’accorde guère avec votrefoi profonde dans l’innocence de votre mari ! Délivrez votreesprit d’une erreur, continua-t-il sérieusement, qui doitfatalement vous égarer, si vous persistez dans vos intentionsactuelles. Miserrimus Dexter, vous pouvez en croire ma parole, acessé d’être l’ami de votre mari, le jour où votre mari a épousé sapremière femme. Dexter, j’en conviens, a gardé les apparences del’amitié… en public comme en particulier. Sa déposition en faveurde son ami, durant le procès, a été telle que chacun l’attendaitdes sentiments dont il faisait profession envers lui. Je n’en aipas moins la ferme persuasion qu’il ne faut pas ici s’en tenir à lasurface, et que M. Macallan n’a pas de plus mortel ennemi queMiserrimus Dexter. »
Je ne trouvai rien à répondre. Je sentais queM. Playmore était dans le vrai. Mon mari avait courtisé etobtenu la femme qui avait refusé d’épouser Dexter. Dexter était-ilhomme à pardonner cette injure ?… Mon expérience merépondait : non !
« Rappelez-vous ce que je vous ai dit,reprit M. Playmore. Et maintenant, revenons à votre rôlepersonnel dans cette triste affaire, et cherchons ensemble quellechance nous avons de parvenir à la découverte de la vérité. Êtreconvaincu, comme je le suis, que Miserrimus Dexter est l’homme quiaurait dû passer en jugement pour le meurtre commis à Gleninch etmettre la main sur une preuve évidente qui, à cette distance oùnous sommes de la perpétration du crime, pourrait seule justifierune accusation publique contre Miserrimus Dexter ; ce sont làdeux choses bien différentes. La question est maintenant réduite àces simples termes : l’acquittement d’Eustache dépendentièrement de la démonstration publique de la culpabilité deDexter. Comment atteindrez-vous ce résultat ? Vous ne pouvezpas fournir la moindre preuve contre lui. Vous ne pouvez convaincreDexter qu’avec ses propres aveux… Écoutez-vous ce que je vousdis ?
– Oui, sans doute ; oui, je vousécoute, je vous entends. Mais je résiste encore… avec tout lerespect dû à la supériorité de votre savoir et de votre expérience…je résiste encore à accepter votre terrible conclusion, et à laprendre pour point de départ de ce qui me reste à faire. »
M. Playmore eut un sourire decontentement.
« Vous admettez pourtant, chère madame,que Dexter vous a dissimulé une bonne partie de la vérité ? Ily a quelque chose qu’il vous dissimule.
– Oui. J’admets cela.
– Soit ! Ce qui s’applique à votremanière d’envisager l’affaire s’applique aussi à la mienne. Il vousrefuse l’aveu de sa culpabilité, selon moi ; selon vous ilvous refuse les renseignements qui pourraient prouver laculpabilité d’une autre personne. Mais, aveu ou renseignements,comment maintenant les obtiendrez-vous de lui ? Quelleinfluence pourra agir sur lui quand vous le reverrez ?
– J’essayerai encore de lapersuasion.
– Et si la persuasion échoue… qu’est-ceque vous ferez ?… Lui tendrez-vous un piège ?…Tâcherez-vous de l’intimider ?…
– Si vous voulez relire vos notes,monsieur Playmore, vous y verrez que j’ai réussi à l’effrayer déjà…quoique je ne sois qu’une femme et que je n’en eusse pasl’intention.
– Bien ! ce que vous avez fait unefois, vous pensez que vous pourrez le faire encore.Très-bien ! Comme vous paraissez résolue à en courir lachance, il ne sera pas mal que vous ayez, du caractère et dutempérament de Dexter, une connaissance plus étendue. Avant quevous ne retourniez à Londres, adressons-nous, s’il vous plaît, àquelqu’un qui pourra vous fournir ces utilesrenseignements. »
Je tressaillis et regardai autour de moi,comme si la personne qui devait nous aider à mieux connaître Dexterétait là, près de nous.
« Ne vous alarmez pas, ditPlaymore ; l’oracle est muet, et il est ici. »
Il ouvrit un des tiroirs de son pupitre, yprit un paquet de lettres et en détacha une.
« Quand nous préparions, dit-il, ladéfense de votre mari, nous hésitions beaucoup à comprendreMiserrimus Dexter dans la liste de nos témoins. Nous n’avions pasle moindre soupçon contre lui… j’ai à peine besoin de vous le dire.Mais nous avions peur qu’il ne s’abandonnât à quelqu’une de sesexcentricités. L’impression que produirait sur lui sa comparutionen cour d’assises, pouvait lui faire perdre complètement l’esprit.Nous eûmes alors recours aux lumières d’un médecin. Sous unprétexte que j’ai oublié, nous le présentâmes à Dexter, et nous enreçûmes en temps utile le rapport que voici. »
Il déplia cette pièce, et, soulignant del’ongle un passage, il me la tendit.
Je lus ce qui suit :
« Pour résumer mes observations, je croisque l’aberration mentale est à l’état latent chez le sujet, bienqu’aucun symptôme extérieur ne s’en soit jusqu’ici manifesté à mesyeux. Vous pouvez, je pense, le faire comparaître devant la Cour,sans crainte des conséquences. Il pourra dire et faire des chosesbizarres. Mais sa volonté est assez forte pour maîtriser sadéraison, et vous pouvez vous fier à la haute estime qu’il a delui-même pour le produire devant la Cour comme un témoin ayant lapleine intelligence des choses qu’il entend et qu’il dit.
« Quant à l’avenir, je ne sauraisnaturellement rien affirmer de positif ; je ne puis que vousfaire connaître mes conjectures actuelles.
« Qu’il doive finir par devenir fou, s’ilvit, je n’en doute pas, ou j’en doute peu. La question de savoir àquelle époque la folie s’emparera tout à fait de son esprit, dépendentièrement de l’état de sa santé. Son système nerveux, estexcessivement irritable ; et il y a des symptômes qui prouventque sa manière de vivre a déjà ébranlé sa constitution. Mais s’ilrenonce à ses pernicieuses habitudes, s’il se résigne à resterchaque jour plusieurs heures en repos et au grand air, il peutvivre encore bien des années, comme un homme sain d’esprit et decorps. Si, au contraire, il s’obstine dans sa dangereuse solitudeet dans ses fiévreuses évocations, ou si quelque fatal incidentvient surexciter encore ses nerfs, sa raison sombrera tout à coupet fera place à la folie ou à l’imbécillité. Quand cettecatastrophe se produira, ses amis, je le crois, ne devrontconserver aucune espérance de guérison. L’équilibre une fois rompune se rétablira jamais plus dans tout le reste de savie. »
Ainsi se terminait le rapport du docteur.M. Playmore le remit dans son tiroir.
« Vous venez, dit-il, de lire laconsultation de l’une de nos célébrités médicales les plusautorisées. Dexter vous fait-il l’effet d’un homme qui doiverecouvrer la raison ? Ne voyez-vous ni danger ni obstacles devotre côté ? »
Mon silence lui répondit.
« Retournerez-vous chez Dexter ?continua-t-il. Et supposez-vous que le docteur exagère le péril enpareil cas ?… Que ferez-vous ?… La dernière fois que vousl’avez vu, vous avez eu l’immense avantage de le prendre parsurprise. Il a laissé voir sa peur, sa joie, tous ses sentimentséveillés en sursaut et surexcités. Pouvez-vous le prendre encorepar surprise ? Non ! Désormais il s’attend à vous revoir,il sera sur la défensive. En admettant qu’il ne vous arrive rien depis, vous aurez à lutter contre sa ruse. Êtes-vous de force àl’emporter dans ce combat ? vous qu’il aurait déjà réussi àtromper, sans les éclaircissements décisifs de lady Clarinda ausujet de Mme Beauly ? »
Que répondre à cela ? J’essayai cependantde me défendre encore.
« Il m’a dit la vérité, répliquai-je, ence sens qu’il avait vu réellement ce qu’il me disait avoir vu dansle corridor, à Gleninch.
– Il vous a dit la vérité, parce qu’ilétait assez fin pour voir que la vérité l’aiderait à accroître vossoupçons. Vous ne croyez réellement pas que ces soupçons, il lespartage ?
– Pourquoi non ? Il était aussiignorant de ce que Mme Beauly avait réellement faitdurant cette nuit, que je l’étais moi-même… avant d’avoir rencontréLady Clarinda. Reste à savoir s’il ne sera pas aussi étonné que jel’ai été, quand je lui répéterai ce que Lady Clarinda m’aappris. »
Cette vigoureuse réponse produisit un effetque je n’attendais pas.
À ma grande surprise, M. Playmore coupacourt à la discussion. Il sembla désespérer de me convaincre, et ill’avoua indirectement dans sa réplique.
« Allons ! fit-il, je vois que toutce que je pourrai vous dire ne vous ramènera pas à mon opinion…
– Je n’ai ni votre habileté, ni votreexpérience, répondis-je. J’en suis fâchée, mais je ne puis pensercomme vous.
– Vous êtes donc absolument déterminée àrevoir Miserrimus Dexter !
– Je m’y suis engagée.
– Réfléchissez encore. Vous m’avez faitl’honneur de me venir demander mon avis. Eh bien, sérieusement, jevous conseille de renoncer à tenir cet engagement. J’irai même plusloin. Je vous conjure de ne pas revoir Dexter. »
C’est précisément ainsi que m’avait parlé mabelle-mère ; c’est précisément ainsi que m’avaient parléBenjamin et le Major Fitz-David. Tout le monde était contre moi. Etje résistais encore ! Quand j’y pense à présent, je m’étonnede mon opiniâtreté. Je sais presque honteuse d’avoir à confesserque je ne répliquai rien à M. Playmore. Il attendit un momentma réponse, fixant sur moi un regard anxieux. Ce regard ne fit quem’irriter. Je me levai, et demeurai devant lui, les yeux attachéssur le parquet.
Il se leva à son tour. Il était clair que laconférence était rompue.
« C’est bon ! dit-il d’un ton à lafois triste et enjoué ; je comprends qu’il est déraisonnablede ma part d’espérer qu’une jeune femme comme vous puisse partagerl’opinion d’un vieil homme de loi comme moi. Laissez-moi seulementvous rappeler que notre conversation doit rester, quant à présent,strictement confidentielle… maintenant, changeons de sujet. Ya-t-il quelque chose que je puisse faire ici pour vous ?…Êtes-vous seule à Édimbourg ?…
– Non. J’y suis venue avec un vieil amiqui me connaît depuis mon enfance.
– Et comptez-vous passer ici la journéede demain ?
– Je le pense.
– Voulez-vous m’accorder unefaveur ? Veuillez réfléchir sur ce qui s’est passé entre nous,et revenir demain me voir dans la matinée.
– Très-volontiers, monsieur Playmore, sic’est seulement pour venir vous remercier de votrebonté. »
Là-dessus, nous nous séparâmes. Il soupira… lejoyeux jurisconsulte soupira… en m’ouvrant la porte. Les femmessont d’étranges créatures ! ce soupir me fit plus d’impressionque tous ses arguments. En passant le seuil de sa porte, je mesentis rougir de l’entêtement avec lequel je lui avais résisté.
Je trouvai Benjamin à l’hôtel ; il étaitplongé dans la lecture d’un petit journal et absorbé dans l’étuded’une des énigmes offertes aux lecteurs. Mon vieil ami était grandamateur de ces devinettes et avait gagné toutes sortes de petitsprix par son habileté à arriver à la vraie solution de cesproblèmes. En temps ordinaire il eût été inutile d’essayerd’attirer son attention, alors qu’il se consacrait à son plaisirfavori. Mais l’intérêt qu’il prit à écouter le résultat de monentrevue avec l’homme de loi fut plus vif que celui qu’il prenait àdéchiffrer l’énigme qui était devant lui. Il plia le journalaussitôt que j’entrai et me demanda vivement :
« Quelles nouvelles, Valéria… quellesnouvelles ? »
En lui racontant ce qui s’était passé, il vasans dire que je respectai la confiance que M. Playmorem’avait témoignée. Pas un mot ayant trait aux horribles soupçons del’homme de loi quant à Miserrimus Dexter ne sortit de meslèvres.
« Ah ! ah ! dit Benjamin avecsatisfaction ; l’homme de loi pense, comme moi, que vouscommettriez une véritable imprudence en retournant chezM. Dexter. C’est un homme d’un grand bon sens ! Et vousallez suivre, pour sûr, le conseil de M. Playmore, quoiquevous n’ayez pas voulu entendre le mien ?
– Il faut me pardonner, mon vieil ami,dis-je en répondant à Benjamin ; j’ai bien peur d’en êtrearrivée, après toutes mes épreuves, à me convaincre que je ne suiscapable de suivre les conseils de personne. En venant ici, j’étaisbien résolue, je vous l’assure, à me laisser guider parM. Playmore ; nous n’aurions pas fait ce long voyage, sije n’avais pas eu cette ferme résolution. J’ai fait de mon mieuxpour me montrer docile et sensée. Mais il y a en moi quelque chosequi résiste à tous les raisonnements. J’ai bien peur, en un mot, dene pouvoir m’empêcher de retourner chez Dexter. »
Benjamin lui-même perdit patience cettefois.
« Toutes les eaux de l’Océan,s’écria-t-il, ne blanchiraient pas un nègre ! Dans votreenfance, vous étiez bien la plus obstinée petite fille qu’on pûtvoir. Ah ! tenez, nous aurions aussi bien fait de ne pasquitter Londres !
– Non ! repris-je, maintenant quenous sommes venus à Édimbourg, nous verrons quelque chosed’intéressant… pour moi du moins… que nous n’aurions jamais vu, sinous n’avions pas quitté Londres.
– Et quoi donc ?
– La maison de mon mari n’est qu’àquelques milles d’ici. Demain nous irons à Gleninch.
– Là où la pauvre dame a étéempoisonnée ? demanda Benjamin d’un air de tristesse. C’est decette résidence que vous entendez parler ?
– Oui. J’ai besoin de voir la chambredans laquelle elle est morte. J’ai besoin de parcourir toute lamaison. »
Benjamin cacha sa tête entre ses mains.
« Je fais tout ce que je peux, dit-il,pour comprendre la nouvelle génération ; mais je n’y arrivepas. La nouvelle génération est décidément au-dessus de monintelligence. »
J’écrivis à M. Playmore, au sujet de mavisite à Gleninch. La maison où s’était passée la tragédie quiavait flétri la vie de mon mari, avait à mes yeux plus d’intérêtque toutes les maisons du globe habité. La perspective de visiterGleninch avait été pour beaucoup, il faut le dire, dans madétermination d’aller consulter l’homme de loi d’Édimbourg.J’envoyai ma lettre à M. Playmore par un messager, et j’enreçus la plus bienveillante réponse. Si je voulais attendrel’après-midi, m’écrivit-il, il se débarrasserait de ses affaires dela journée et viendrait nous chercher dans sa voiture.
L’obstination de Benjamin, malgré son airtranquille, était capable, dans certains cas, de lutter avec lamienne. Il s’était mis dans l’esprit, lui, homme de la générationpassée, qu’il n’avait rien à voir à Gleninch. Pas un mot à ce sujetne sortit de sa bouche, jusqu’au moment où la voiture deM. Playmore s’arrêta devant la porte de l’hôtel. Alorsseulement, Benjamin se rappela qu’il avait à Édimbourg un de sesvieux amis.
« Veuillez m’excuser, Valéria, medit-il ; mon vieil ami, Saunders, m’en voudrait beaucoup si jene dînais pas avec lui aujourd’hui. »
À part les souvenirs qui pour moi s’yrattachaient, Gleninch n’avait rien en soi qui pût intéresser unvoyageur.
La campagne environnante était belle et biencultivée, mais c’était tout. Le parc, aux yeux d’un Anglais, étaitsauvage et mal entretenu. La maison datait de soixante-dix àquatre-vingts ans. L’extérieur était aussi dépourvu d’ornementsqu’une manufacture et aussi morne d’aspect qu’une prison. Àl’intérieur, du grenier au rez-de-chaussée, la lugubre désolationd’une habitation abandonnée pesait sur l’âme. La maison étaitrestée fermée depuis le procès. Un seul couple âgé, le mari et lafemme, en avait les clés et la garde. Le mari secouasilencieusement la tête, en signe de douloureuse désapprobation,quand il nous vit pénétrer dans les appartements et queM. Playmore lui ordonna d’ouvrir les portes et les fenêtres etde laisser la lumière pénétrer dans ce sombre et désert intérieur.Le feu était cependant allumé dans la bibliothèque et dans lagalerie de tableaux, pour préserver de l’humidité les toiles et leslivres ; et en voyant la joyeuse flamme que projetaient cesdeux foyers, on avait de la peine à ne pas s’imaginer que les hôtesde la maison filaient venir s’y réchauffer. En montant à l’étagesupérieur, je vis les chambres que le Compte-rendu du procèsm’avait rendues familières. J’entrai dans le petit cabinet d’étude,où je vis de vieux livres sur les tablettes, et où manquaittoujours la clef égarée de la porte qui donnait entrée dans lachambre à coucher. Je regardai le lit dans lequel la malheureusechâtelaine de Gleninch avait souffert et était morte. Ce lit étaitresté à sa place et le sofa où la garde avait cherché quelquesmoments de repos, était encore au pied du lit. Le bureau en boisdes Indes dans lequel le chiffon de papier, avec quelques grainsd’arsenic, avait été trouvé, contenait toujours sa petitecollection de curiosités. Je fis mouvoir sur son pivot la table demalade, sur laquelle Mme Eustache Macallan prenaitses repas et écrivait ses vers, la pauvre âme ! Cette chambreétait sombre et triste, et l’air en était pesant et comme chargéencore de miasmes mortels. Je fus bien aise d’en sortir. Je jetaiun coup d’œil, en passant, sur la chambre qu’Eustache avait occupéedans le corridor des chambres d’ami. C’était la chambre à coucher àla porte de laquelle Miserrimus Dexter avait attendu et épié. Jerevoyais là le parquet de chêne qu’il avait parcouru en sautant surses mains, pour suivre les traces de la femme de chambre revêtue dumanteau de sa maîtresse. Partout où j’allais, le fantôme de lamorte ou celui de l’absent ne cessaient de me poursuivre. Partoutoù j’allais, l’horrible solitude de la maison me faisait entendreson effroyable voix muette qui disait : Je garde le secret dupoison !… je cache le mystère de la mort !
L’oppression que j’éprouvais devintintolérable. J’aspirai à revoir le ciel pur, à respirer l’air fraisdu dehors. Mon compagnon s’en aperçut et me comprit.
« Venez ! me dit-il, assez de lamaison… Allons faire un tour de jardin. »
Dans la calme demi-obscurité de la soirée,nous nous mîmes à parcourir les allées bordées d’arbrisseaux. Enerrant çà et là, nous parvînmes au jardin de la cuisine… dont unepetite portion seulement était cultivée par le vieux gardien et safemme, pendant que tout le reste n’était qu’un champ couvert demauvaises herbes. Au delà du jardin, et séparé par une palissade enplanches peu élevée, s’étendait un vaste terrain bordé de troiscôtés par des arbres. Dans un coin écarté de ce terrain, mes yeuxs’arrêtèrent sur quelque chose d’assez commun partout : unsimple tas d’ordures. Son volume et la singulière place qu’iloccupait attirèrent, je ne sais pourquoi, ma curiosité ; jem’arrêtai, et je regardai cet amas de poussière, de cendres, dedébris de faïence, et de vieille ferraille. Ici, un chapeau horsd’usage, là de vieilles bottines déchirées ; et répandus, toutautour, des monticules épars de vieux papiers et de vieuxchiffons.
« Qu’est-ce que vous examinez donclà ? me demanda M. Playmore.
– Tout bonnement ce tas d’ordures.
– Ah ! fit-il en riant, dans laméticuleuse Angleterre, vous feriez assurément transporter au lointous ces débris. En Écosse, nous ne nous en inquiétons guère,pourvu que leur odeur n’arrive pas jusqu’à la maison. D’ailleurs enles épluchant, on en utilise une partie comme fumier pour lejardin. Ici, l’endroit est désert, et ils ont chance d’y resterlongtemps. Toute chose, à Gleninch, y compris ce tas d’ordures,attend que la nouvelle châtelaine vienne remettre le bon ordrepartout. Un de ces jours vous pouvez être reine ici… quisait ?
– Je ne reverrai jamais Gleninch !dis-je.
– Jamais est un bien long jour et letemps réserve à chacun de nous ses surprises. »
Nous nous éloignâmes et nous marchâmes ensilence jusqu’à la porte du parc, où la voiture nous attendait.
En revenant à Édimbourg, M. Playmoredirigea la conversation sur des sujets absolument étrangers à mavisite à Gleninch. Il voyait que j’avais besoin de détendre mapensée, et, à force de bonne humeur, il réussit à me distraire. Cen’est que quand nous fûmes près de la ville qu’il me parla de monretour à Londres.
« Avez-vous fixé le jour de votre départd’Édimbourg ? me demanda-t-il.
– Nous quittons Édimbourg, dis-je, par letrain de demain matin.
– Et vous ne voyez toujours pas de raisonpour modifier l’opinion que vous m’avez exprimée hier ? Est-cepour cela que vous êtes si pressée de partir ?
– J’ai bien peur que oui, monsieurPlaymore. Quand je serai plus vieille, je serai plus sage. Enattendant, je ne puis qu’implorer votre indulgence, si je commetsune grosse bévue en persistant dans ma manière de voir. »
Il sourit doucement et me serra la main ;puis, tout d’un coup, il changea de manières et me regardagravement.
« C’est la dernière occasion que j’ai devous parler avant votre départ, dit-il ; puis-je le fairelibrement ?
– Aussi librement qu’il vous plaira,monsieur Playmore. Quoi que vous puissiez me dire, vous ne ferezqu’ajouter à ma reconnaissance pour vos bontés.
– J’ai à vous dire peu de chose, madameEustache… et ce peu commencera par une recommandation de prudence.Vous m’avez dit hier qu’à votre dernière visite à MiserrimusDexter, vous étiez allée seule chez lui. Ne recommencez pasl’épreuve. Prenez quelqu’un avec vous.
– Pensez-vous donc que j’aie à courirquelque danger, si j’y vais seule ?
– Non, dans le sens ordinaire de ce mot.Je pense seulement que la présence d’un ami peut être utile pourmaintenir dans de justes limites la témérité de Dexter, qui estl’homme le plus impudent qui soit. Donc, je le répète, si quelquepropos, méritant d’être rappelé et noté, pouvait dans laconversation sortir de sa bouche, un ami vous serait utile commetémoin. À votre place, je me ferais accompagner par un témoin quipourrait prendre des notes. Mais je suis homme de loi, et j’ail’habitude, en cette qualité, de faire une montagne d’un grain desable. Laissez-moi simplement vous recommander de vous faireaccompagner dans votre prochaine visite chez Dexter ; et,ajoutait-il, tenez-vous en garde contre vous-même, si l’entretienroule sur Mme Beauly.
– Me tenir en garde contremoi-même ?… Que voulez-vous dire par là ?
– Un peu de pratique m’a appris, ma chèremadame Eustache, à pénétrer les petites faiblesses de la naturehumaine. Vous êtes tout naturellement disposée à la jalousie enversMme Beauly, et, conséquemment, vous n’êtes pas enpleine possession de votre excellent bon sens, quand Dexter se sertde cette dame pour vous mettre un bandeau sur les yeux… Est-ce quej’ai parlé par trop franchement ?
– Certainement non ! J’éprouvetoujours quelque humiliation de me sentir jalouse deMme Beauly. Ma vanité en souffre terriblement,quand j’y pense. Mais mon bon sens se rend à l’évidence. Je doisreconnaître que vous avez raison.
– Je suis charmé de voir que, sur unpoint, du moins, nous sommes d’accord, ajouta M. Playmore, nonsans un grain d’ironie. Je ne désespère pas encore de vousconvaincre sur un autre point, beaucoup plus sérieux, qui nousdivise encore. Je vais plus loin : si vous n’y mettez pasobstacle, je compte que Dexter lui-même m’aidera. »
Qu’est-ce que cela voulait dire ? CommentMiserrimus Dexter pouvait-il l’aider en cela ou en toute autrechose ?
« Vous avez le dessein, continua-t-il, derépéter à Dexter tout ce que Lady Clarinda vous a dit surMme Beauly ? Et vous regardez comme probablequ’il en sera écrasé, comme vous l’avez été vous-même ? Jevais aventurer, à ce sujet, une petite prophétie. Je vous prédisque Dexter trompera votre attente. Bien loin de laisser voir aucunétonnement, il vous dira hardiment que vous avez été la dupe derécits faux, inventés à dessein, et mis en avant exprès parMme Beauly pour dissimuler son crime. Maintenant,dites-moi… s’il essaye réellement de faire revivre ainsi vossoupçons contre cette bien innocente femme, est-ce que celan’ébranlera pas un peu votre confiance dans votre propreopinion ?
– Cela détruira entièrement ma confiancedans ma propre opinion, monsieur Playmore.
– Très-bien ! J’espère que vousm’écrirez dans l’un ou l’autre cas, et je crois que nous noustrouverons du même avis avant la fin de la semaine. Gardezvis-à-vis de Dexter un secret absolu sur ce que je vous ai dithier. Ne faites même pas mention de mon nom, quand vous le verrez.Pensant de lui ce que j’en pense en ce moment, j’aimerais mieuxserrer la main du bourreau que la main de ce monstre. Que Dieu vousgarde ! »
Tels furent les adieux de M. Playmore enme laissant à la porte de l’hôtel. Bienveillant, gai, habile… maiscomme il était facilement prévenu, comme il était horriblementobstiné dans la défense de son opinion ! Et quelleopinion ! J’en frémis quand j’y pense.
Le lendemain, Benjamin et moi, nous étions àLondres entre huit et neuf heures du soir. Strictement méthodiquedans toutes ses habitudes, Benjamin avait télégraphié d’Édimbourg àsa ménagère de tenir le souper prêt pour dix heures, et d’envoyerau-devant de nous, à la station, le cocher qu’il employaitd’ordinaire.
Quand nous arrivâmes à la villa, nous fûmesobligés d’attendre un moment, pour atteindre la porte,qu’embarrassait un poney-chaise. La voiture s’écarta lentement,menée par un homme de mine rébarbative et la pipe à la bouche.N’eût été cet homme, il m’eût semblé que le poney-chaise n’étaitpas nouveau à mes yeux ; mais je n’y fis pas autrementattention.
La respectable vieille bonne de Benjaminouvrit la porte du jardin, et poussa, à la vue de son maître, unesi bruyante exclamation de joie, qu’elle me fit tressaillir.
« Dieu soit béni, monsieur !s’écria-t-elle ; je pensais que vous ne reviendriezjamais !
– Tout va bien ? » demandaBenjamin, de son ton calme et imperturbable.
La ménagère, toute tremblante, fit cetteénigmatique réponse :
« Je suis sens dessus dessous, monsieur,et incapable de dire si tout va bien ou si tout va mal. Il y aquelques heures, un homme étrange est venu ici et m’a demandé… –Elle s’arrêta, tout effarée, regarda un moment son maître d’un airhagard ; puis s’adressant soudain à moi : Il m’a demandéquand vous seriez de retour, madame. Je lui ai dit ce que monmaître avait télégraphié. Et là-dessus : « Attendez unpeu, a dit l’homme ; je vais revenir. » Il est revenu, aubout d’une minute au plus, portant dans ses bras quelque chose…quelque chose qui m’a glacé le sang et m’a fait trembler de la têteaux pieds. Je sais bien que j’aurais dû l’empêcher d’aller plusloin ; mais je ne pouvais pas me tenir sur mes jambes, à plusforte raison le mettre à la porte ! Il est donc entré, sans ouavec votre permission, monsieur Benjamin ; il est entré, avecla chose dans ses bras ; il l’a portée dans votrecabinet… Et celay est resté jusqu’à présent… Etcela y est encore ! Je me suis adressée à des agentsde police, mais ils n’ont pas voulu venir. Qu’est-ce que je pouvaisfaire alors ? Ma pauvre tête n’y était plus. Pour vous,n’entrez pas, madame, vous seriez effrayée jusqu’à en perdre laraison ; oui, vous le seriez pour sûr,madame ! »
Je persistai à entrer néanmoins. Je merappelais à présent le poney-chaise, et je commençais à entrevoirle mystère, inintelligible à la pauvre bonne. J’entrai dans lasalle à manger, où le souper était déjà servi, et, par la porteentrebâillée, je jetai un coup d’œil dans le cabinet deBenjamin.
Ce qui était là, c’était bien réellementMiserrimus Dexter. Miserrimus Dexter était là, vêtu de sa jaquetterose, et à moitié endormi dans le fauteuil de Benjamin. Aucuncouvre-pied ne cachait son horrible difformité. Rien n’avait étésacrifié aux idées conventionnelles dans son costume. Je pusfacilement comprendre que la pauvre vieille bonne eût tremblé de latête aux pieds en parlant de lui.
« Valéria ! me dit tout bas Benjaminen montrant des doigts le phénomène étendu dans son fauteuil,qu’est-ce que cela ? Une idole indoue ou un êtrehumain ? »
J’ai déjà dit que Miserrimus Dexter avait lafinesse d’oreille d’un chien ; il fit voir en ce moment qu’ilen avait aussi le sommeil léger. Si bas que Benjamin eût parlé, savoix le réveilla. Il se frotta les yeux avec le sourire innocentd’un enfant qui sort d’un sommeil tranquille.
« Comment vous portez-vous, madameValéria ? dit-il. Je m’étais un peu assoupi. Vous ne savez pascombien je suis heureux de vous revoir. Qu’est-ce que cemonsieur ? »
Il se frotta de nouveau les yeux et les fixasur Benjamin. Ne sachant trop que faire, je présentai mon visiteurau maître de la maison.
« Pardonnez-moi de ne pas me lever,monsieur, dit Miserrimus Dexter, je ne puis me tenir debout, jen’ai pas de jambes ! Je crois m’apercevoir que j’occupe votrefauteuil. Si j’ai commis une indiscrétion, soyez assez bon pourfourrer sous moi votre parapluie et me jeter par terre ; jetomberai sur mes deux mains, et je ne vous en voudrai pas. Jemesoumettrai à une culbute et à une réprimande. Mais, je vous enprie, ne m’arrachez pas le cœur en me mettant à la porte !Cette belle dame, qui est là, se montre très-cruelle quelquefois,monsieur, quand un accès lui prend. Elle s’en est allée en voyage,au moment où j’avais le plus grand besoin d’obtenir d’elle un courtentretien ; elle s’en est allée, et m’a laissé là, dans monisolement et dans mon anxiété. Je suis un pauvre estropié, qui a uncœur chaud, et en même temps une insatiable curiosité. Uneinsatiable curiosité, – je ne sais si vous en avez jamais sentil’aiguillon, – est une malédiction véritable. Je l’ai maîtriséejusqu’à ce que j’aie senti que ma cervelle allait entrer enébullition ; alors j’ai fait venir le jardinier et je lui aicommandé de me conduire ici. Je suis bien ici !… L’air devotre cabinet me calme, la vue de Mme Valéria estun baume sur la blessure de mon cœur. Elle a quelque chose à medire… quelque chose que je meurs d’envie d’entendre. Si elle n’estpas trop fatiguée de son voyage, et si vous voulez bien luipermettre de m’en instruire, je vous promets de me retirer aussitôtqu’elle aura fini. Cher monsieur Benjamin, vous paraissez le refugedes affligés. Je suis un affligé. Donnez-moi la main en bonchrétien, et laissez-moi ici. »
Il tendit la main à Benjamin. Ses doux yeuxbleus avaient pris une expression d’humble prière. Complètementstupéfait de l’étonnante harangue qui lui avait été adressée,Benjamin mit sa main dans la main qui lui était tendue, de l’aird’un homme qui rêve.
« Portez-vous bien, monsieur, »dit-il machinalement.
Puis il tourna les yeux vers moi, comme poursavoir ce qu’il avait à faire.
« Je comprends M. Dexter, lui dis-jetout bas, laissez-moi avec lui. »
Benjamin jeta un dernier regard d’effarementsur l’objet qui occupait son fauteuil, il salua avec cettepolitesse instinctive qui ne l’abandonnait jamais, et, toujours del’air d’un homme qui rêve, il se retira dans la pièce voisine.
Laissés en tête-à-tête, nous nous regardâmes,Dexter et moi, en gardant dans le premier moment le silence.
Était-ce l’effet de cette inépuisableindulgence qu’une femme tient en réserve pour celui qui avoue avoirbesoin d’elle ? ou bien le souvenir de l’affreux soupçon queM. Playmore avait conçu contre Dexter, prédisposait-il pourl’instant mon cœur à un sentiment de compassion pour lemalheureux ? tout ce que je sais et tout ce que je peux dire,c’est que j’eus pitié de Miserrimus Dexter. Je lui épargnai lesreproches que je n’aurais pas manqué d’adresser à tout autreindividu de ma connaissance qui aurait pris la liberté des’installer ainsi, sans y être invité, dans la maison deBenjamin.
Dexter fut le premier à parler.
« Lady Clarinda a détruit votre confianceen moi ! dit-il tout d’abord, d’une voix étrange.
– Lady Clarinda n’a rien fait de pareil,répliquai-je, elle n’a pas essayé d’influencer mon opinion. J’avaisréellement besoin de quitter Londres ; ne vous l’ai-je pasdit ? »
Il soupira et ferma les yeux d’un airsatisfait, comme un homme délivré du poids d’une lourdeinquiétude.
« Soyez bonne pour moi !dit-il ; ne vous bornez pas à ce peu de mots. J’ai été simalheureux en votre absence ! »
Il rouvrit ses yeux, qu’il fixa sur moi avecl’expression du plus vif intérêt.
« N’êtes-vous pas trop fatiguée de votrevoyage ? continua-t-il. Ah ! j’ai soif de savoir ce quis’est passé au dîner du Major ; mais n’est-il pas bien cruelde ma part de vous le dire, quand vous n’avez pris aucun reposdepuis votre arrivée ? Une seule question pour ce soirj’attendrai à demain pour le reste. Que vous a dit Lady Clarindasur Mme Beauly ? Vous a-t-elle appris tout ceque vous désiriez savoir ?
– Tout et plus encore.
– Quoi ?… quoi ?…quoi ?… » s’écria-t-il avec une fébrile impatience.
La prévision de M. Playmore allait-elle,oui ou non, se réaliser ? Dexter persisterait-il à vouloirm’abuser, et se garderait-il de laisser voir aucun signed’étonnement, quand je lui répéterais ce que Lady Clarinda m’avaitdit de Mme Beauly ? Je résolus de faire subirà la prédiction la plus décisive des épreuves. Sans un seul mot depréface ou de préparation, j’entrai en matière aussi brusquementque possible, et je dis à Dexter :
« La personne que vous avez vue dans lecorridor, ce n’était pas Mme Beauly ; c’étaitsa femme de chambre, portant son manteau et son chapeau.Mme Beauly n’était pas même dans la maison ;elle était restée à Édimbourg, où elle assistait à un bal masqué.Voilà ce que la femme de chambre a dit à Lady Clarinda, et voilà ceque Lady Clarinda m’a répété. »
J’avais une telle hâte de savoir siM. Playmore avait eu raison, et s’il fallait réellementsoupçonner du crime ce malheureux Dexter, que je débitai ma phraseà brûle-pourpoint, tout d’un trait, et aussi rapidement que lesmots purent sortir de mes lèvres.
Miserrimus Dexter démentit absolument laprédiction de M. Playmore. Il eut comme un soubresaut. Sesyeux s’ouvrirent tout grands d’étonnement.
« Répétez-moi cela !s’écria-t-il ; je n’ai pas bien compris du premier coup. Je nereviens pas de ma surprise ! »
J’étais plus que satisfaite de cerésultat ; c’était pour moi un vrai triomphe. Pour cette fois,j’avais réellement quelque raison d’être contente de moi. Jem’étais rangée du côté charitable et miséricordieux dans madiscussion avec M. Playmore, et je m’en trouvais récompensée.Je pouvais rester dans la même chambre que Miserrimus Dexter, avecla pleine et calme assurance que je ne respirais pas le même airqu’un empoisonneur. Ma visite à Édimbourg n’avait donc pas étéperdue.
En répétant à Dexter, conformément à sondésir, ce que je lui avais déjà dit, je pris soin d’ajouter lesdétails qui donnaient au récit de Lady Clarinda la consistance etla certitude. Dexter m’écouta d’un bout à l’autre avec uneattention qui lui permettait à peine de respirer… répétant çà et làles mots qu’il venait d’entendre, comme pour les imprimer plussûrement, et plus profondément dans sa mémoire.
« Qu’y a-t-il à dire ?… Qu’y a-t-ilà faire ?… demanda-t-il avec un regard de découragement. Je nepuis me refuser à croire cela. Si singulier que cela soit, ducommencement à la fin, cela semble absolument vrai. »
Qu’aurait pensé M. Playmore, s’il avaitentendu ces mots ? Je lui rendais la justice de croire qu’ilse serait senti honteux de lui-même, au fond de son cœur.
« Il n’y a rien autre chose à dire,répliquai-je, sinon que Mme Beauly est innocente,et que vous et moi nous avons été bien injustes envers elle.N’êtes-vous pas de mon avis ?
– Je suis entièrement de votre avis, merépondit Dexter, sans un instant d’hésitation.Mme Beauly est innocente. La défense, devant laCour, était après tout, dans le vrai ! »
Puis il croisa les bras avec complaisance, del’air d’un homme parfaitement satisfait de n’avoir plus à sepréoccuper de cette affaire.
Je n’étais pas du tout, moi, de son avis. À magrande surprise, c’est moi qui étais maintenant la moinsraisonnable des deux.
Miserrimus Dexter m’en accordait plus long queje ne lui en avais demandé : il ne se contentait pas dedémentir la prédiction de M. Playmore… il dépassait du tout autout ma pensée. Je pouvais admettre l’innocence deMme Beauly ; mais je n’allais pas plusloin : Si la défense devant la Cour avait été, comme il ledisait, dans le vrai… alors adieu à mon espérance de fairereconnaître l’innocence de mon mari ! et je tenais à cetteespérance comme à mon amour et à ma vie !
« Parlez pour vous ! m’écriai-je.Mon opinion sur la défense ne saurait varier. »
Dexter tressaillit et fronça ses sourcils,comme si je l’avais désorienté et mécontenté.
« Voulez-vous dire par là que vous êtesrésolue à poursuivre votre projet ?
– Assurément ! »
Il se mit si fort en colère qu’il en oublia sapolitesse accoutumée.
« Mais c’est absurde !… c’estimpossible !… s’écria-t-il avec un geste méprisant. Vous venezde déclarer vous-même, qu’en soupçonnantMme Beauly, nous avions fait injure à une femmeinnocente. Est-il quelqu’un autre que nous puissionssoupçonner ? Il est ridicule de poser seulement cettequestion ! Il n’y a pas d’autre alternative que d’accepter lesfaits tels qu’ils sont, sans agiter plus longtemps ce problème del’empoisonnement de Gleninch. C’est un enfantillage de discuter desconclusions aussi claires. Renoncez-y !…Renoncez-y !…
– Vous pouvez vous mettre en fureurcontre moi tant qu’il vous plaira, monsieur Dexter ; ni votrecolère, ni vos arguments ne parviendront à meconvaincre. »
Il se maîtrisa par un violent effort surlui-même, et, retrouva son calme et sa politesse.
« Fort bien ! dit-il ;permettez-moi de m’absorber un moment dans mes pensées. J’ai àfaire quelque chose que je n’ai pas fait jusqu’ici.
– Qu’est-ce que cela peut-être, monsieurDexter ?
– Je vais me mettre dans la peau deMme Beauly, et penser avec l’esprit deMme Beauly. Laissez-moi, s’il vous plaît, merecueillir une minute. »
Que voulait-il dire ? Quelle nouvellemétamorphose allait-il faire passer devant mes yeux ? Quel jeude patience que cet être de pièces et de morceaux ! Ilparaissait maintenant absorbé dans une méditation profonde, et,l’instant d’avant, il avait stupéfié Benjamin par les non-sens deson babil enfantin. On a dit, et avec raison, que, dans toutcaractère d’homme, il y a plusieurs côtés à examiner. Les diverscôtés du caractère de Dexter se succédaient si nombreux et sirapides devant-moi que je n’en étais même plus à pouvoir lescompter.
Dexter leva la tête et fixa sur moi un regardpénétrant.
« Je viens, dit-il, de quitter la peau deMme Beauly, et j’en rapporte ce résultat :nous sommes, vous et moi, deux téméraires, et nous avons été un peutrop prompts vraiment à tirer nos conclusions. »
Il s’arrêta. Je gardai le silence. Était-ce undoute qui commençait à s’élever dans mon esprit sur soncompte ? J’attendis et j’écoutai.
« Je crois pleinement, continua-t-il, àla vérité de ce que vous a dit Lady Clarinda. Seulement, je vois,en y réfléchissant, que son récit admet deux interprétations :l’une, à la surface, l’autre, au fond. Je regarde sous la surface,dans votre intérêt, et il me paraît possible queMme Beauly ait été assez rusée pour aller au-devantdu soupçon et se préparer un alibi. »
J’ai honte d’avouer que je ne compris pas lesens de ce mot : alibi. Dexter s’aperçut que je ne suivaisplus son raisonnement et s’expliqua plus clairement.
« La femme de chambre, dit-il, a-t-elleété la complice passive de sa maîtresse, ou a-t-elle été la maindont s’est servie sa maîtresse ? allait-elle administrer lapremière dose de poison, au moment où elle a traversé devant moi leCorridor ? Madame Beauly a-t-elle passé la nuit à Édimbourg…pour avoir sa défense prête dans le cas où le soupçon tomberait surelle ? »
Le doute vague que je venais de concevoirprenait un corps quand j’entendais Dexter parler ainsi. L’avais-jeabsous un peu trop tôt de tout soupçon ? Tentait-ilindirectement de faire renaître ma défiance contreMme Beauly, ainsi que l’avait préditM. Playmore ? Cette fois, je fus obligée de lui répondre.En le faisant, j’employai inconsciemment une des phrases dontl’homme de loi s’était servi devant moi, lors de ma premièreentrevue avec lui.
« Voilà, dis-je, qui me paraît tiré deloin, monsieur Dexter ! »
Je fus satisfaite de voir qu’il ne tenta pasun instant de défendre avec moi que c’était tiré de loin.
« Quand je dis, ajouta-t-il, que cela estpossible, je dépasse peut-être ma propre pensée. N’en parlonsplus ! »
Et tout de suite il reprit :
« Cependant, que comptez-vousfaire ? Si Madame Beauly n’est pas l’empoisonneuse, qui donc acommis le crime ? Elle est innocente ; Eustache estinnocent ; est-il une troisième personne que vous puissiezsoupçonner ? Est-ce moi, voyons, qui l’auraisempoisonnée ? s’écria-t-il ; ses yeux lançaient deséclairs, et sa voix s’élevait à son plus haut diapason.Pouvez-vous… quelqu’un peut-il me soupçonner ?… Je l’aimais,je l’adorais !… je n’ai plus été le même homme depuis qu’elleest morte ! Écoutez ! je vais vous confier un secret,mais ne le répétez pas à votre mari, vous détruiriez peut-être ducoup notre mutuelle amitié. Je l’aurais épousée, avant qu’elleconnût Eustache si elle avait voulu accepter ma main. Quand lesdocteurs sont venus me dire qu’elle avait été empoisonnée… demandezau Docteur Jérôme ce que j’ai souffert ! Pendant toute cettehorrible nuit, je suis resté là, épiant le moment d’arriver jusqu’àelle. Dès que ce fut possible, je suis entré dans sa chambre, etj’ai dit le dernier adieu à l’ange que j’aimais. J’ai sangloté surelle. J’ai posé mes lèvres sur son front pour la première et ladernière fois. J’ai coupé une petite mèche de ses cheveux. Je laporte sur moi depuis ce temps. Je la couvre de baisers la nuit etle jour. Oh ! Dieu ! je revois sa chambre !… jerevois son visage… Regardez !… regardez !…regardez !… »
Dexter tira de sa poitrine un petit médaillonattaché à un ruban qui entourait son cou. Il me le jeta, et fonditen larmes.
Un homme à ma place, aurait su ce qu’il avaità faire ; je n’étais qu’une femme, et je me laissai aller à lacompassion qui emplissait mon cœur.
Je me levai et traversai la chambre pour allerjusqu’à Dexter. Je lui rendis son médaillon, et, d’un gesteinconscient, je posai ma main sur l’épaule du pauvre affligé.
« Je suis incapable de vous soupçonner,monsieur Dexter, dis-je avec douceur. Une telle idée n’est jamaisentrée dans mon esprit. Je vous plains !… je vous plains dufond de mon cœur ! »
Sur ces paroles bien simples, il s’opéra danscet être bizarre la transformation la plus brusque et la plusinattendue à laquelle il m’eût fait encore assister. D’un mouvementque je ne pus ni prévoir, ni arrêter, le malheureux saisit ma maindans les siennes, et la couvrit d’ardents baisers. Stupéfaite, jejetai une exclamation d’horreur.
« Au secours ! » criai-je.
La porte s’ouvrit, Benjamin parut sur laporte. Dexter abandonna ma main.
Je courus à Benjamin pour l’empêcher d’entrer.Depuis que je connaissais le vieux serviteur de mon père, je nel’avais jamais vu dans une colère semblable. Il était pâle… lui, levieil homme si patient et si doux… il était pâle de fureur. Jen’eus pas trop de toute ma force pour le retenir sur le seuil.
« Vous ne pouvez porter la main sur unestropié ! lui dis-je. Envoyez chercher l’homme qui est dehorset qu’il l’emporte d’ici. »
Je fis sortir Benjamin de la bibliothèque, etje fermai la porte sur lui et sur moi. La bonne était dans la salleà manger. Je l’envoyai appeler le cocher de la voiture.
Quand il arriva, Benjamin ouvrit la porte deson cabinet, et s’y tint, sévère et sans dire un mot. C’étaitpeut-être indigne de moi… mais je ne pus m’empêcher de jeter uncoup d’œil dans l’intérieur.
Miserrimus Dexter était enfoncé dans lefauteuil. Le cocher enleva son maître avec des précautions qui mesurprirent.
« Cachez-moi la figure, » lui ditDexter, d’une voix brisée.
Le cocher ouvrit son grossier paletot de drappilote et en couvrit la tête de Dexter. Puis il sortit en silence,emportant cette créature difforme dans ses bras, comme une mèreemporte son enfant.
Je passai une nuit sans sommeil.
L’incroyable audace de Miserrimus Dextern’avait pas seulement soulevé en moi les indignations et lespudeurs de la femme ; j’en considérais avec chagrin lesconséquences, qui étaient pour moi des plus graves. Jusqu’ici lebut que j’avais donné à ma vie dépendait de mon entente avecMiserrimus Dexter ; et un obstacle insurmontable allaitmaintenant se dresser sur ma route. Même dans l’intérêt de mon maridevais-je permettre à un homme qui m’avait gravement offenséed’approcher encore de moi ? Je n’étais pas prude, mais jerepoussais cette pensée.
Je me levai tard, et je m’assis devant monpupitre en m’efforçant de regagner assez d’énergie pour écrire àM. Playmore… mais je ne pus en venir à bout.
Vers midi, Benjamin étant sorti pour quelquesinstants, la gouvernante entra m’annoncer qu’un autre visiteur seprésentait pour moi à la grille de la villa.
« C’est une femme, cette fois, madame… ouquelque chose d’approchant, me dit la digne femme d’un air deconfidence. C’est une grande, grosse, gauche, lourde créature, avecun chapeau d’homme sur la tête et une canne d’homme à la main. Elledit qu’elle est chargée d’un billet pour vous et qu’elle ne veut leremettre à personne qu’à vous-même. Je n’avais rien de mieux àfaire que de ne pas la laisser entrer… n’est-il pas vrai ?
Reconnaissant à l’instant l’original duportrait qu’elle venait de tracer, j’étonnai grandement lagouvernante en consentant à recevoir immédiatement lamessagère.
Ariel entra dans la chambre. Elle gardaitcomme d’habitude son silence stupide ; mais je remarquai enelle un changement qui m’étonna. Ses yeux hébétés étaient rouges etinjectés de sang. Des traces de larmes à ce qu’il semblait, étaientvisibles sur ses grosses joues informes. Elle traversa la chambre,dans la direction de ma chaise, d’un pas moins déterminé qued’habitude.
« Ariel, me demandai-je, serait-elleassez femme pour pleurer ? »
Était-il dans les limites du possible qu’Arielvint à moi affectée par un sentiment de chagrin ou depeur ?…
« J’ai appris que vous apportiez quelquechose pour moi, lui dis-je ; ne voulez-vous pas vousasseoir ? »
Elle me tendit une lettre… sans répondre etsans prendre une chaise. J’ouvris l’enveloppe ; la lettrequ’elle renfermait était écrite par Miserrimus Dexter, et contenaitces lignes :
« Essayez d’avoir pitié de moi, si voustrouvez en vous un dernier reste de compassion pour un misérablequi a expié cruellement l’erreur d’un moment. Si vous pouviez mevoir, vous avoueriez vous-même que ma punition a été assez rude.Pour l’amour de Dieu, ne m’abandonnez pas. Je n’étais pas enpossession de moi-même lorsque le sentiment que vous avez éveilléen moi a été plus fort que ma volonté. Jamais plus je ne lelaisserai voir ; c’est un secret qui mourra avec moi. Puis-jeespérer que vous croirez à ma parole ? Non, je ne vous demandepas de me croire, je ne vous demande pas de vous fier à moi dansl’avenir. Si vous consentiez jamais à me revoir, que ce soit enprésence d’une tierce personne chargée de vous protéger. Je méritecela. Je m’y soumettrai. J’attendrai que le temps ait calmé vossentiments de colère contre moi. Tout ce que je vous demande,aujourd’hui, c’est de me permettre d’espérer. Dites à Ariel :« Je lui pardonne, et un jour je lui permettrai de merevoir. » Elle se le rappellera par amour pour moi. Si vous larenvoyez sans une réponse, ce sera m’envoyer dans une maison defous. Demandez-le lui, si vous ne me croyez pas.
« MISERRIMUS DEXTER. »
Après avoir lu cette étrange lettre, jeregardai Ariel.
Elle était debout, et, les yeux fixés sur leplancher, elle me tendait la canne qu’elle tenait à la main.
« Prenez ce bâton… furent les premiersmots qu’elle me dit.
– Pourquoi faire ? »demandai-je.
Après une courte lutte contre son espritrebelle, Ariel parvint à traduire lentement sa pensée enparoles.
« Vous êtes irritée contre le Maître,passez votre colère sur moi… Battez-moi !
– Vous battre, vous, Ariel !
– Mon dos est large, dit la pauvrecréature ; je ne me défendrai pas, je supporterai les coups.Prenez le bâton. Ne le chagrinez pas. Vengez-vous sur mon dos…Battez-moi ! »
Elle me mit de force la canne dans la main ettourna vers moi ses pauvres épaules, attendant les coups. C’était àla fois horrible et touchant à voir. Des larmes me vinrent auxyeux, j’essayai, avec douceur et patience, de raisonner avec elle,mais en pure perte. L’idée d’attirer sur elle le châtiment qu’avaitmérité son Maître était la seule qui se fit jour dans son esprit.Elle répétait sans cesse :
« Ne le chagrinez pas !…Battez-moi !…
– Qu’entendez-vous par lechagriner ? » demandai-je.
Elle s’efforça d’expliquer sa pensée, maissans trouver de mots pour la rendre. Comme un sauvage aurait pu lefaire, elle eut recours à la pantomime pour expliquer ce qu’ellevoulait dire. Elle alla à la cheminée, se coucha sur le tapis dufoyer, et se mit à regarder le feu avec des yeux égarés. Puis,prenant son front à deux mains, elle balança son corps de droite etde gauche, les yeux toujours fixés sur le feu.
« Voilà comme il est !s’écria-t-elle tout à coup. Des heures et des heures, voilà commeil est ! Il ne fait attention à personne, et il pleure à causede vous. »
Le tableau vivant que me présentait Arielrappelait à ma mémoire ce qui m’avait été dit sur l’état de santéde Dexter et l’opinion si nettement exprimée par le docteur sur lesdangers qui l’attendaient dans l’avenir. Si j’avais pu résister àAriel, j’aurais dû céder à la crainte vague des conséquences qui metroublait en secret.
« Cessez !… cessez !… »m’écriai-je.
Mais elle continuait à se balancer devantl’âtre pour imiter son maître, son front dans ses mains et ses yeuxfixés sur le feu.
« Levez-vous, dis-je, je vous enprie ! Je ne suis plus fâchée contre lui. Je luipardonne. »
Elle se releva sur les mains et sur lesgenoux, et attendit, les yeux fixés sur mon visage. Dans cetteattitude, qui lui donnait plutôt l’apparence d’un chien que d’unecréature humaine, elle répéta sa demande ordinaire quand ellevoulait fixer dans sa mémoire des mots qu’elle avait intérêt àretenir :
« Dites encore ! »
Je fis ce qu’elle demandait. Elle ne fut passatisfaite.
« Dites comme il y a dans la lettre,reprit-elle. Dites comme le Maître m’a dit à moi. »
Je jetai un regard sur la lettre et je répétaialors mot pour mot à Ariel les termes de la réponse que Dexterattendait : « Je lui pardonne, et un jour je luipermettrai de me revoir. »
D’un bond Ariel fut sur ses pieds. Pour lapremière fois depuis qu’elle était entrée dans la chambre où nousnous trouvions ensemble, son morne visage s’éclaira d’une étincellede vie.
« C’est gai s’écria-t-elle. Écoutez, pourvoir si je peux le dire aussi… si je le sais bien parcœur. »
Je lui fis la leçon comme à un enfant, et,syllabe par syllabe, je fixai dans sa mémoire le message qu’elleavait à reporter.
« Maintenant, reposez-vous, lui dis-je,et laissez-moi vous donner quelque chose à manger et à boire, aprèsvotre longue course. »
J’aurais tout aussi utilement adressé laparole à une chaise. Elle ramassa son bâton, et, poussant unfarouche cri de joie, elle s’écria :
« Je sais par cœur ! Ça rafraîchirala tête du Maître. Hourra ! »
Puis, s’élançant dans le corridor, elle seprécipita dehors comme un animal sauvage s’échappant de sa cage.J’arrivai juste à temps pour la voir ouvrir la grille du jardin etse mettre en route d’un pas qui aurait rendu inutile toutetentative de l’atteindre et de l’arrêter.
Je rentrai au salon, l’esprit occupé d’unequestion qui aurait rendu perplexes des têtes plus fortes que lamienne : Un homme désespérément et absolument mauvaispouvait-il inspirer un attachement aussi dévoué que celui dontDexter était l’objet de la part de la femme qui venait de mequitter et du rude jardinier qui l’avait si doucement emporté laveille au soir ? Qui pourrait décider cette question ? Leplus grand misérable trouve toujours un ami…, dans une femme oudans un chien.
Je repris ma place devant mon pupitre etj’essayai une seconde fois d’écrire à M. Playmore.
En repassant dans ma mémoire tout ce queMiserrimus Dexter m’avait dit, comme principal élément de malettre, mon attention s’arrêta, avec un intérêt tout particulier,sur l’étrange explosion de sentiments qui l’avait amené à trahir lesecret de sa passion insensée pour la première femme d’Eustache. Jerevis l’effrayante scène dans la chambre mortuaire… la difformecréature pleurant sur le corps de la morte, dans le silence despremières heures d’une sombre matinée. L’affreux tableau, par uneétrange possession, obsédait mon esprit. En vain je me levai, jemarchai dans le salon, je m’efforçai de donner un autre cours à mespensées. L’image m’était trop présente et trop familière pour qu’ilme fût possible de la chasser. J’avais visité la chambre mortuaire,j’avais regardé le lit ; j’avais parcouru le corridor queDexter avait traversé pour aller dire à la morte un dernieradieu.
Le corridor !… Je m’arrêtai. Mes penséesprirent soudain un autre cours, sans que ma volonté y fût pourrien.
Quel autre souvenir, en dehors de ce quiconcernait Dexter, s’associait dans mon esprit au souvenir ducorridor ? Était-ce quelque chose que j’avais vu durant mavisite à Gleninch ? Non. Était-ce quelque chose que j’avaislu ?… Je saisis le compte-rendu du procès pour m’en assurer.Le livre s’ouvrit à la page qui contenait la déposition de lagarde. Je relus cette déposition, sans qu’elle me rappelât rien,jusqu’au moment où j’arrivai à ces lignes, tout à la fin de cettedéposition :
« Avant l’heure du coucher, je suisremontée au premier, dans l’intention de faire la toilette de lamorte pour son ensevelissement. La chambre où était le corps avaitété fermée à clé, ainsi que la porte conduisant à la chambre deM. Macallan et celle qui s’ouvrait sur le corridor. Les clésde ces portes avaient été emportées par M. Gale. Deuxdomestiques mâles étaient postés en sentinelle hors de la chambre.Ils devaient être relevés à quatre heures du matin… c’est tout cequ’ils purent me dire. »
Voilà ce que je cherchais dans ma mémoire àpropos du corridor ! Voilà ce dont j’aurais dû me souvenir,quand Miserrimus Dexter m’avait parlé de sa visite à lamorte !
Comment… les portes étant fermées et les clésayant été emportées par M. Gale… Dexter avait-il pu pénétrerdans la chambre mortuaire ? Il n’y avait qu’une porte ferméedont M. Gale n’eût pas la clé… la porte de communication entrele cabinet d’étude et la chambre à coucher. La clé manquait.Avait-elle été volée ? Et Dexter était-il le voleur ?
Il pouvait avoir passé près des hommes ensentinelle, pendant qu’ils dormaient, ou après qu’ils eurent étérelevés et quand le passage n’était plus gardé. Mais commentavait-il pu entrer dans la chambre, si ce n’est par la porte ferméedu cabinet d’étude ? Il devait en avoir eu la clé ! Et ildevait l’avoir fait disparaître plusieurs semaines avant la mort deMme Eustache Macallan ! Quand la garde étaitarrivée pour la première fois à Gleninch, le 7 du mois, la clémanquait déjà ; elle en fait mention dans sa déposition.
À quelles conclusions ces réflexions et cesdécouvertes me conduisaient-elles ? Miserrimus Dexter, dans unmoment d’agitation qui lui ôtait tout contrôle sur lui-même,avait-il inconsciemment placé le fil conducteur entre mesmains ? La clé perdue était-elle le pivot sur lequel tournaittout le mystère de l’empoisonnement commis à Gleninch ?
Je revins pour la troisième fois à monpupitre. La seule personne en qui je pouvais me confier pourtrouver les réponses à ces questions était M. Playmore. Je luiécrivis une relation complète et minutieuse de tout ce qui étaitarrivé. Je le priai d’oublier et de pardonner la façon peugracieuse dont j’avais reçu l’avis si bienveillant qu’il m’avaitdonné, et je lui promis par avance de ne plus rien faire, sansl’avoir préalablement consulté, dans la nouvelle phase où j’entraismaintenant.
Le temps était beau pour la première fois del’année ; et, voulant prendre un peu de salutaire exercice,après les surprises et les préoccupations qui avaient rempli cettematinée, j’allai porter moi-même à la poste ma lettre àM. Playmore.
À mon retour à la villa, je fus informéequ’une autre visiteuse m’attendait. Une visiteuse civilisée, cettefois, qui avait dit son nom. C’était ma belle-mère…Mme Macallan.
Avant qu’elle eût prononcé une parole, je vis,sur le visage de ma belle-mère, qu’elle apportait de mauvaisesnouvelles.
« Eustache ?… »m’écriai-je.
Elle ne me répondit que par un regard dedouleur.
« Ah ! repris-je, parlez… parlezvite ! Je peux supporter tout, hormis cetteangoisse. »
Mme Macallan étendant la main,me montra une dépêche télégraphique qu’elle avait tenue cachée dansles plis de son vêtement.
« Je me fie à votre courage,dit-elle ; avec vous, mon enfant, il est inutile de chercherdes faux-fuyants. Lisez ceci. »
Je lus le télégramme. Il était signé par lechirurgien en chef d’une ambulance, et daté d’un petit village dunord de l’Espagne. Il était ainsi conçu :
« M. Eustache, grièvement blessé,dans une rencontre, par une balle perdue. Pas en danger jusqu’àprésent. On prend de lui tous les soins possibles. Attendez unautre télégramme. »
Je détournai la tête et soutins de mon mieuxl’affreuse douleur qui me déchira, à la lecture de cette dépêche.Ah ! combien profondément je l’aimais !… il me sembla queje ne l’avais pas su jusqu’à ce moment.
Ma belle-mère passa son bras autour de moi etme serra tendrement sur son cœur. Elle me connaissait assez pour nepas me parler en ce moment.
Je rassemblai mon courage et lui montrai ladernière ligne du télégramme.
« Est-ce que vous attendrez ?demandai-je.
– Pas un jour, répondit-elle. Je vais auForeign-Office pour un passe-port. J’ai là des amis. On me donnerades lettres, des renseignements, des recommandations. Je pars cesoir par la malle de Calais.
– Vous partez ?… dis-je ;est-ce que vous supposez que vous partirez sans moi ? Quandvous aurez votre passe-port, demandez le mien. À sept heures, cesoir, je serai chez vous. »
Elle essaya de me faire quelquesobjections : elle parla des dangers du voyage… Aux premiersmots, je l’arrêtai.
« Ne savez-vous pas, mère, combien jesuis obstinée ? On peut vous faire attendre au Foreign-Office.Ne perdez donc pas ici ces heures précieuses. »
Elle céda avec une bonne grâce qui n’était pashabituellement dans son caractère.
« Quand mon pauvre Eustache saura-t-ilquelle femme il possède ? »
Elle ne dit pas autre chose. Elle m’embrassaet partit dans sa voiture.
Mes souvenirs de ce voyage sont singulièrementvagues et imparfaits.
Quand je m’efforce de les rappeler, la mémoiredes événements, plus nouveaux et plus intéressants, qui se sontpassés à mon retour en Angleterre, se place au-devant de mesaventures en Espagne et les rejette dans un lointain plein d’ombre,où elles m’apparaissent comme arrivées il y a nombre d’années. Ilme souvient confusément de retards et d’inquiétudes qui mirent àl’épreuve notre patience et notre courage. Parmi les amis que nousavons trouvés, grâce à nos lettres de recommandation, je merappelle un secrétaire d’ambassade et un messager de la Reine, quinous assistèrent et nous protégèrent dans une circonstance critiquede notre voyage. Je vois passer dans mon esprit une longuesuccession d’hommes, également remarquables par leurs manteauxsales et leur linge blanc, par leur courtoisie raffinée vis-à-visdes femmes et leur cruauté sauvage pour les chevaux. Le dernier, leplus important de ces souvenirs, le seul vivant et présent àjamais, c’est celui de la misérable chambre d’une sordide aubergede village, dans laquelle nous trouvâmes notre pauvre bien-aimé,gisant entre la vie et la mort, insensible à tout ce qui se passaitdans l’étroit petit monde qui entourait son chevet.
Il n’y avait rien de romanesque ou desingulier dans l’accident qui avait mis en danger la vie de monmari.
Il s’était aventuré trop près du théâtre d’uncombat – une misérable affaire – pour porter secours à un pauvrediable qui était resté blessé sur le terrain… mortellement blessé,comme l’événement le prouva. Une balle atteignit Eustache en pleincorps. Ses collègues de l’ambulance le retirèrent au risque de lavie et l’emportèrent à leur quartier. Il était leur benjamin àtous : patient, charmant, brave, il ne lui manquait qu’un peuplus de jugement pour être la plus précieuse recrue qu’eût faiteleur vaillante confrérie.
En me faisant ce récit, le chirurgien ajouta,avec bonté et délicatesse, quelques mots sur les précautions quej’aurais à garder.
La fièvre causée par la blessure avait, commed’habitude, amené avec elle le délire. L’esprit de mon pauvre mari,autant qu’on en pouvait juger par ses paroles incohérentes, étaituniquement rempli de l’image de sa femme. L’infirmier qui lesoignait en avait entendu assez, pendant les instants qu’il avaitpassés auprès de lui, pour convaincre le chirurgien que toutereconnaissance soudaine de ma personne aurait pour le blessé, s’ilrevenait à lui, les plus funestes conséquences. Dans l’état deschoses, je pouvais prendre mon tour de garde auprès de lui et lesoigner, sans qu’il y eût la plus petite chance qu’il s’en aperçût.Et cela pouvait durer des semaines. Mais, quand le jour viendraitoù il serait déclaré hors de danger… si ce bienheureux jourarrivait jamais… je devais quitter son chevet, et attendre, pour memontrer, que le chirurgien m’en donnât la permission.
Ma belle-mère et moi, nous nous relevionsl’une l’autre régulièrement, la nuit comme le jour, dans la chambredu malade.
Pendant ses heures de délire… heures quirevenaient avec une impitoyable régularité… mon nom était toujourssur les lèvres enfiévrées de mon pauvre adoré. L’idée qui ledominait était cette unique et effroyable pensée, que j’avais envain combattue dans notre dernière entrevue. En présence du verdictprononcé par le jury, il était impossible que même sa femme pûtréellement et sincèrement être convaincue de son innocence !Tons les rêves insensés qu’évoquait son imagination désordonnéeétaient inspirés par cette persuasion obstinée. Il se figurait queje vivais encore avec lui, dans ces affreuses conditions. Quoiqu’il pût faire, je lui rappelais toujours la terrible épreuve parlaquelle il avait passé. Il jouait son propre personnage et iljouait le mien. Il m’offrait une tasse de thé, et je luidisais : « Nous avons eu une discussion hier,Eustache ; la tasse est-elle empoisonnée ? » Ilm’embrassait en gage de réconciliation, et je me mettais à rire, etje lui disais : « Nous sommes au matin, mon amour ;mourrai-je ce soir à neuf heures ? » J’étais malade etalitée, et il me présentait une médecine ; je le regardaisd’un œil soupçonneux, en lui disant : « Vous aimez uneautre femme ; y a-t-il dans la médecine quelque chose que lemédecin ne connaisse pas ? » Tel était l’horrible dramequi se jouait continuellement dans son cerveau. C’est par centaineset centaines de fois que je le lui ai entendu répéter, presquetoujours dans les mêmes termes. Dans d’autres crises, ses penséesse portaient sur mon projet désespéré de prouver son innocence.Quelquefois il en riait, quelquefois il s’en affligeait. Ou bien ilimaginait des ruses pour mettre, sans que je m’en aperçusse, desobstacles sur mon chemin. Il était particulièrement dur pour moiquand il inventait ses stratagèmes et ses empêchements. Ilrecommandait énergiquement aux personnes imaginaires dont il secroyait entouré de ne pas hésiter à me faire souffrir, à metorturer. « Ne faites pas attention si vous l’irritez, nefaites pas attention si vous la faites pleurer. C’est pour sonbien ; c’est pour la sauver du danger dont la pauvre insenséene se doute pas. Il ne faut pas avoir pitié d’elle quand elle vousdit qu’elle fait cela pour moi. Elle va se faire insulter, elle vase faire abuser, elle va se compromettre, sans le savoir.Arrêtez-la ! Arrêtez-la ! » C’était une faiblesse dema part, je le sais bien, je n’aurais pas dû oublier un instantqu’il n’avait pas sa raison ; il n’en est pas moins vrai quebeaucoup de ces heures passées au chevet de mon mari, furent pourmoi des heures de mortification et de douleur dont le pauvre amiétait l’unique et innocente cause.
Les semaines s’écoulaient, et il étaittoujours ballotté entre la vie et la mort.
Je laissais passer les jours sans en garder lecompte, et je ne peux pas me remémorer maintenant la date exacte oùse manifesta le premier changement favorable. Je me rappelleseulement que ce fut au lever du soleil, par un beau matin d’hiver,que nous fûmes enfin soulagées du lourd poids de l’incertitude. Lechirurgien se trouvait auprès du lit, quand son malade s’éveilla.La première chose que fit le docteur, après avoir examiné Eustache,fut de me prévenir par un signe de garder le silence, et de metenir hors de vue. Ma belle-mère et moi nous savions toutes lesdeux ce que cela signifiait. Le cœur plein, nous remerciâmesensemble Dieu, qui nous rendait, à moi mon mari, à elle sonfils.
Le soir du même jour, me trouvant seule avecma belle-mère, nous nous hasardâmes à parler de l’avenir… pour lapremière fois depuis que nous avions quitté l’Angleterre.
« Le chirurgien m’informe, me ditMme Macallan, qu’Eustache est trop faible pourpouvoir supporter, d’ici à quelques jours, rien qui ressemble à uneémotion ou à une surprise. Nous avons du temps pour examiner s’ilconvient de lui apprendre qu’il doit la vie autant à vos soinsqu’aux miens. Votre cœur peut-il vous permettre de le quitter,Valéria, maintenant que la miséricorde de Dieu nous l’arendu ?
– Si je ne consultais que mon cœur,répondis-je, je ne le quitterais jamais plus. »
Mme Macallan me regarda avecune expression de grave surprise.
« Que pouvez-vous avoir à consulter endehors de votre cœur ? demanda-t-elle.
– Si lui et moi nous vivons,répliquai-je, j’ai à penser au bonheur de sa vie et au bonheur dela mienne durant les années à venir. Je puis supporter beaucoup,mère, mais je ne saurais supporter la douleur de le voir me quitterune seconde fois.
– Vous lui faites tort, Valéria… je croisfermement que vous lui faites tort… en admettant la possibilitéqu’il lui vienne l’idée de vous quitter encore !
– Chère madame Macallan, avez-vous doncdéjà oublié ce que nous lui avons entendu dire de moi pendant quenous veillions à son chevet ?
– Nous avons entendu les divagations d’unhomme en délire. Ne serait-il pas bien dur de rendre Eustacheresponsable de ce qu’il a dit, alors qu’il n’avait pas saraison ?
– Il est plus dur encore de résister à samère, alors qu’elle plaide pour lui. Ô la meilleure desamies ! je ne rends pas Eustache responsable de ce qu’il a ditsous l’empire de la fièvre ; mais je vois là un avertissement.Les plus folles paroles que nous ayons entendu sortir de seslèvres, ne sont toutes que l’écho fidèle de celles qu’il m’a ditesà moi, alors qu’il était en pleine possession de la force et de lasanté. Quel espoir puis-je conserver qu’il revienne à la vie avecd’autres dispositions d’esprit à mon sujet ? L’absence n’a paschangé ses idées. Dans le délire de la fièvre, comme en pleinesanté, il garde sur moi le même doute affreux. Je ne vois qu’unmoyen de le ramener à moi, c’est de détruire dans leur racine lesraisons qu’il a de m’abandonner. Essayer encore de lui persuaderque je crois à son innocence, serait inutile ; il faut luidémontrer que cette croyance n’est plus nécessaire, il faut luiprouver que son innocence ne peut plus faire doute ni pour moi nipour personne.
– Valéria !… Valéria !… vousperdez du temps et des paroles. Vous avez tenté l’expérience etvous savez aussi bien que moi que vous vous proposezl’impossible. »
Je n’avais rien à répondre à cela. Je nepouvais rien dire de plus que ce que j’avais déjà dit.
« Voyons, admettons que vous retourniezchez Dexter poussée par la compassion pour un fou et un pauvremalheureux qui vous a grossièrement injuriée, vous ne pouvez yaller qu’accompagnée, bien entendu, par moi ou par quelque personnesûre. Vous pouvez rester assez longtemps seulement pour égayerl’imagination extravagante de cette créature et pour calmer pendantun moment sa cervelle détraquée. Supposons même que Dexter soitencore capable de vous aider dans quelque moment lucide, celapeut-il durer ? Pouvez-vous rester longtemps avec cet hommesur le pied d’une estime réciproque et d’une confiante familiarité…en le traitant en un mot comme un ami intime ? Répondez-moihonnêtement : Pourriez-vous vous résoudre à cela après ce quis’est passé chez M. Benjamin ? »
J’avais raconté à ma belle-mère ma dernièreentrevue avec Miserrimus Dexter, à cause de la confiance naturellequ’elle m’inspirait comme parente et comme compagne de route ;et voilà l’usage qu’elle faisait de mon renseignement ! Jen’avais sans doute aucun droit de la blâmer. Le but justifie lesmoyens. Je n’avais qu’un choix à faire dans tous les cas ; mefâcher ou lui répondre. Je lui répondis. J’avouais que je nepourrais de nouveau permettre à Miserrimus Dexter de me traiteravec familiarité, comme un confident ou comme un ami intime.
Mme Macallan se servit sanspitié de l’avantage qu’elle venait de remporter.
« Eh bien ! dit-elle, cette dernièreressource venant à vous manquer, quelle chance vousresterait-il ?… Quel moyen emploieriez-vous ? »
Je ne savais pourquoi, mais il ne m’était paspossible de trouver une seule réponse à ces questions. Je mesentais tout étrange. Je ne me retrouvais plus. Encouragée par monsilence, Mme Macallan frappa le dernier coup quidevait achever sa victoire.
« Mon pauvre Eustache est faible etfantasque, dit-elle, mais il n’est pas ingrat. Mon enfant !vous lui avez rendu le bien pour le mal ; vous lui avez prouvécombien votre amour est sincère et dévoué, en souffrant pour luitoutes les peines, en vous exposant à tous les dangers. Ayezconfiance en moi, ayez confiance en lui ! Il ne pourra vousrésister. Laissez-lui voir votre visage chéri, qu’il a toujoursdevant les yeux, même dans ses rêves, et qu’il contemple avec tantd’amour et de bonheur, ma fille… et il sera de nouveau à vous, àvous pour la vie ! »
Elle se leva, elle posa ses lèvres sur monfront, sa voix prit un accent de tendresse qui m’était inconnu.
« Dites oui, Valéria, et vous serez pourmoi, comme pour lui, plus chère encore que vous ne l’avez jamaisété ! »
Mon cœur passa de son côté, mon énergie étaità bout. Aucune lettre de M. Playmore n’était venue me guideret m’encourager. J’avais résisté si longtemps et si vainement,j’avais fait tant d’efforts, j’avais tant souffert, j’avaisrencontré de si amères déceptions, de si cruelles douleurs !Et puis Eustache était là, dans la chambre voisine, luttantpéniblement pour revenir à la connaissance et à la vie… Commentaurais-je pu persister ? En disant oui, si Eustache confirmaitla confiance que sa mère avait en lui, je disais adieu à la pluschère ambition, au plus doux et au plus noble espoir de ma vie. Jele savais… et je dis oui.
C’en était donc fait, il allait falloirrenoncer au grand combat, et entrer dans la voie de la résignation,en m’avouant vaincue !…
Ma belle-mère et moi nous couchions ensemblesous l’unique abri que l’auberge pouvait nous offrir, une sorte degrenier sous les combles de la maison. La nuit qui suivit notreconversation fut cruellement froide. Nous sentions l’âpreté de latempérature sous nos robes de chambre et nos manteaux de voyageétendus sur nous. Ma belle-mère dormait ; mais le sommeil nevint pas pour moi. J’étais trop inquiète, trop malheureuse enpensant au changement survenu dans ma position, et trop tourmentéepar mes doutes sur la façon dont mon mari me recevrait, pour qu’ilme fut possible de dormir.
Quelques heures s’étaient écoulées, et j’étaistoujours absorbée dans mes tristes pensées, quand, tout à coup,j’eus conscience d’une nouvelle, d’une étrange sensation, quim’étonna et m’inquiéta. Je me dressai sur mon séant, dans le lit,respirant à peine et toute troublée. Ce mouvement éveilla mabelle-mère.
« Êtes-vous malade ? medemanda-t-elle ; qu’avez-vous ? »
J’essayai de lui exprimer, aussi bien quepossible, ce que je ressentais. Avant même que j’eusse fini, elleparut comprendre. Elle m’attira tendrement dans ses bras et mepressa contre sa poitrine.
« Ma pauvre innocente enfant !dit-elle ; est-il possible que vous ne vous doutiez pas de ceque c’est ? Faut-il réellement que je vous ledise ? »
Alors tout bas, elle murmura quelques mots àmon oreille. Ah ! de ma vie oublierai-je la tempête desentiments que ces quelques mots éveillèrent en moi, le singuliermélange de bonheur, de crainte, de surprise, de soulagement,d’orgueil, et d’humilité qui remplit tout mon être et, à partir dece moment, fit de moi une nouvelle femme. Maintenant, je le savais.Si Dieu m’accordait quelques mois encore d’existence, je pouvaisespérer la plus pure, la plus sacrée de toutes les joies humaines…la joie d’être mère.
Je ne sais comment le reste de la nuit sepassa, mes souvenirs ne me reviennent qu’au moment de la matinée,où j’allai respirer l’air glacial de l’hiver dans la plainemarécageuse qui se trouvait derrière l’auberge.
J’ai dit que je me sentais une femme nouvelle.Le matin me trouva avec une nouvelle résolution et une nouvelleénergie. Quand je songeais maintenant à l’avenir, ce n’était plusseulement à mon mari que j’avais à penser. L’honneur de son nom nenous intéressait plus seuls, lui et moi ; il allait bientôtdevenir le plus précieux héritage qu’il laisserait à son enfant.Qu’avais-je fait, grand Dieu ! dans l’ignorance de cettesituation nouvelle ? J’avais renoncé à l’espoir de laver sonnom de la tache, si légère qu’elle fût, qui y était imprimée !Notre enfant serait exposé à entendre des méchants lui dire :« Ton père a passé en jugement pour le plus vil de tous lesassassinats, et il n’a jamais été absolument acquitté des chargesqui pesaient sur lui. » Pouvais-je affronter les glorieuxpérils de l’enfantement avec cette possibilité constamment présenteà mon esprit ? Non !… non ! pas avant d’avoir tentéde nouveaux efforts pour sonder et pénétrer la conscience deMiserrimus Dexter. Non !… non ! pas avant d’avoirrecommencé la lutte et fait briller à la lumière du jour, la véritéqui justifierait l’époux et le père !
Je revins à la maison, ranimée et déterminée.J’ouvris mon cœur à mon amie, à ma mère, et je lui dis franchementle changement qui s’était opéré en moi depuis la dernière fois quenous avions parlé d’Eustache.
Elle fut plus que contrariée, elle se montrapresque offensée. Quoi ! un secours providentiel seprésentait ; le bonheur qui allait nous venir établirait unnouveau lien entre mon mari et moi ; toute autre considérationdevant celle-là n’était que folie pure. Si je quittais en ce momentEustache, il deviendrait un être sans cœur et sans raison ; jeregretterais jusqu’à la fin de mes jours d’avoir laissé échapper laplus heureuse chance que pût m’offrir ma vie d’épouse.
J’eus à livrer un rude combat. Bien des doutescruels vinrent m’assaillir. Mais, cette fois, je demeurai ferme.L’honneur du père, l’héritage de l’enfant, j’avais sans cesse cesdeux pensées présentes à mon esprit. Quelquefois l’appui que jecherchais me faisait défaut, et alors, comme une pauvre insensée,je me laissais aller à une explosion de larmes, dont j’avaistoujours honte ensuite. Mais mon obstination naturelle, pour parlercomme ma belle-mère, finit par prendre le dessus. De temps entemps, je jetais des regards furtifs sur Eustache pendant qu’ildormait et cela aussi me venait en aide. Ces courtes échappées prèsde mon mari, quoiqu’elles fissent parfois tristement saigner moncœur, me laissaient néanmoins plus forte. Explique qui pourra cettecontradiction.
Je fis une concession à ma belle-mère. Jeconsentis à attendre deux jours avant de prendre mes dispositionspour mon retour en Angleterre. Elle pouvait espérer que jechangerais d’avis dans l’intervalle.
Bien me prit de lui avoir cédé dans cettemesure. Le second jour, c’est-à-dire la veille de mon départ, lechirurgien en chef de l’ambulance envoya chercher au bureau deposte de la ville voisine les lettres qui pouvaient être à sonadresse ou confiées à ses soins. Le messager rapporta une lettrepour moi. Je crus reconnaître l’écriture, et je ne me trompais pas.La réponse de M. Playmore me parvenait enfin !
Si un changement de résolution avait pu entrerdans mes idées, la lettre de cet excellent ami serait arrivée àtemps pour m’en préserver. Je détache de cette lettre les passagesessentiels, et qui montrent quel encouragement j’y pouvais trouverdans un moment où j’avais tant besoin d’être réconfortée par desparoles amicales.
« … Laissez-moi vous dire, »écrivait M. Playmore, « ce que j’ai fait pour vérifier laconclusion qu’indique votre lettre. »
« J’ai retrouvé l’un des domestiques misen sentinelle dans le corridor, durant la nuit qui a suivi la mortde la première femme de M. Eustache, à Gleninch. Cet homme serappelle parfaitement que Miserrimus Dexter apparut soudainementdevant lui et devant ses camarades, longtemps après que le silencede la nuit régnait partout dans la maison. Dexter leur dit :« Vous ne verrez, je suppose, aucun inconvénient à ce quej’aille lire dans le cabinet d’étude. Je ne puis dormir, après cequi est arrivé, et j’ai besoin de distraire mon esprit de manièreou d’autre. » Ces hommes n’avaient pas d’ordre pour empêcherpersonne d’entrer dans le cabinet d’étude. Ils savaient que laporte de communication avec la chambre à coucher était fermée etque les clés des deux autres portes qui y donnaient accès étaienten la possession de M. Gale. Ils laissèrent donc Dexter entrerdans le cabinet d’étude. Il ferma la porte, la porte qui s’ouvraitsur le corridor, et resta là pendant quelque temps. Ce temps, il lepassa, pour les domestiques en sentinelle, dans le cabinetd’étude ; mais, pour nous, dans la chambre mortuaire. Celarésulte avec évidence de ce qui lui est échappé dans son entrevueavec vous. Maintenant, il ne pouvait entrer dans la chambre, commevous l’avez à bon droit supposé, que par un seul moyen, lapossession de la clé perdue. Combien de temps resta-t-il là ?C’est ce que je n’ai pu découvrir. Mais ce point est de peud’importance. Le domestique se rappelle qu’il sortit du cabinetd’étude, pâle comme un mort ; et qu’il passa devant eux sansdire un mot, pour reprendre le chemin de sa chambre.
« Tels sont les faits. La conclusion àlaquelle ils conduisent est grave au plus haut degré. Ilsjustifient tout ce que je vous ai conté dans mon cabinet, àÉdimbourg. Vous vous rappelez ce qui a été a dit entre nous. Jen’ai pas besoin d’y revenir encore.
« En ce qui vous concerne, vous avezinnocemment éveillé chez Miserrimus Dexter un sentiment que jen’essaierai pas de caractériser. Il y a quelque chose, je l’aiconstaté moi-même, dans vos traits et surtout dans votre démarche,qui peut rappeler la défunte Mme Eustache à ceuxqui l’ont bien connue. Ces rapports lointains ont dû nécessairementproduire de l’effet sur l’esprit malade de Dexter. Sans nousétendre sur ce sujet, permettez-moi seulement de vous rappelerqu’il s’est montré, comme conséquence de l’influence que vousexercez sur lui, incapable, dans ses moments d’agitation, deréfléchir avant de parler quand il se trouve en votre présence. Iln’est pas simplement possible, il est grandement probable qu’il setrahira encore plus sérieusement qu’il ne l’a fait déjà, si vouslui en donnez l’occasion. Je vous devais, sachant quel intérêt vousguide, de m’expliquer nettement sur ce point. Je ne fais aucundoute que vous ne vous soyez rapprochée d’un grand pas du but quevous vous proposez d’atteindre.
« Je vois dans votre lettre et dans mesdécouvertes la preuve palpable que Dexter doit avoir eu avec ladéfunte de certains rapports que nous ignorons, rapports innocents,j’en suis certain, du moins en ce qui la concerne, et celanon-seulement au moment de la mort, mais quelques semainesauparavant. Je ne saurais dissimuler, ni à moi-même ni à vous, laferme persuasion où je suis, que si vous réussissez à connaître lanature de ces relations, vous arriverez, selon toutes lesprobabilités humaines, à prouver l’innocence de votre mari. C’estmon devoir d’honnête homme d’en convenir avec nous ; c’est mondevoir d’honnête homme aussi d’ajouter que, même avec la récompenseque vous avez en vue, je ne puis en conscience vous conseiller derisquer tout ce que vous avez à risquer en voyant MiserrimusDexter. Dans cette difficile et délicate matière, je ne puis ni neveux assumer aucune responsabilité. La décision finale ne peut êtrelaissée qu’à vous-même. La seule faveur que je vous supplie dem’accorder, c’est de me faire connaître, aussitôt que vous serezfixée, la résolution que vous aurez prise. »
Les difficultés que mon digne correspondantpressentait, n’étaient pas des difficultés à mes yeux. Je nepossédais pas, en matière judiciaire, l’esprit pratique deM. Playmore, et mon parti de revoir Miserrimus Dexter étaitpris, quoiqu’il en pût advenir, avant que j’eusse terminé lalecture de la lettre.
La malle-poste pour la France traversait lafrontière le lendemain. Il y avait pour moi une place à prendre,sous la protection du conducteur. Sans consulter âme qui vive,téméraire et allant comme toujours tête baissée… je la pris.
Si j’avais voyagé dans ma voiture, la fin dece récit n’aurait jamais été écrite. Avant que j’eusse roulé uneheure sur la route, j’aurais appelé le cocher et je lui auraisdonné l’ordre de rebrousser chemin.
Qui peut répondre d’être toujoursrésolu ?
En posant cette question, je parle des femmeset non des hommes. J’avais été résolue en fermant l’oreille auxdoutes et aux avertissements de M. Playmore ; j’avais étérésolue, en tenant tête à ma belle-mère ; résolue encore enprenant place dans la malle-poste française. Il n’y avait pas dixminutes que j’avais quitté l’auberge, que mon couragefaiblissait.
Je me disais : « Malheureuse, tuabandonnes ton mari ! » et pendant des heures, si j’avaispu faire arrêter la voiture, je l’eusse fait. Je haïssais leconducteur, le meilleur des hommes. Je haïssais les petits chevauxespagnols qui m’emportaient, les plus gentils animaux qui aientjamais fait tinter les clochettes de leurs colliers. Je haïssais lebrillant soleil qui donnait au chemin un air de fête, et l’air purqui bon gré mal gré me forçait à respirer avec délices. Jamaisvoyage ne me parut plus pénible que ce calme et charmant voyage.Une seule chose m’aida à supporter avec résignation la douleur quime torturait : c’était une boucle de cheveux dérobée sur latête d’Eustache. Nous nous étions levées à une heure dumatin ; Eustache était encore profondément endormi. J’avais pume glisser dans sa chambre, l’embrasser en pleurant, et couper unemèche de ses cheveux sans avoir été vue. Comment avais-je trouvé enmoi assez de résolution pour le quitter ? c’est ce dont je nepuis encore me rendre bien compte en ce moment. Je pense que mabelle-mère m’y avait aidée, sans intention de le faire. Elle étaitentrée dans la chambre, la tête haute, l’œil sec, et m’avait ditavec une impitoyable fermeté d’accent : « Si vouspersistez à vouloir partir, Valéria, la voiture est là. »Toute femme ayant une étincelle de fierté dans le cœur eût persistéà vouloir. J’avais donc persisté… et j’étais partie.
Et maintenant j’en avais regret. Pauvrehumanité !
Le temps a la réputation d’être le plus grandconsolateur des mortels affligés. Dans mon opinion, on lui faitplus d’honneur qu’il n’en mérite. La distance accomplit la mêmeœuvre bienfaisante, plus promptement et plus efficacement encore,si le changement de lieux lui vient en aide. Sur la route de Paris,je devins capable d’envisager raisonnablement ma position.
Je me répétai alors que, malgré la confiancede sa mère, mon mari aurait bien pu m’accueillir beaucoup plusrapidement qu’elle ne l’imaginait. Il y avait peut-être pour moides inconvénients à retourner chez Miserrimus Dexter ; maisn’était-il pas non moins imprudent de revenir, sans y être invitée,près d’un mari qui avait déclaré le bonheur impossible entre nouset notre vie commune à jamais close et finie. Qui sait, d’ailleurs,si l’avenir ne justifierait pas ma persévérance, non-seulement àmes yeux, mais aux siens ? Qui sait s’il ne dirait pas unjour : « Oui, elle s’est mêlée de ce qui ne la regardaitpas, elle s’est montrée obstinée, quand elle aurait dû entendre laraison ; elle m’a quitté dans un moment où toute autre femmeserait restée près de moi… mais le résultat l’absout, le résultatlui a donné raison. »
Je restai un jour à Paris, d’où j’écrivistrois lettres.
La première à Benjamin, qui l’avertissait demon arrivée pour le lendemain soir. La deuxième à M. Playmore,le prévenant, en temps utile, que mon intention était de faire unnouvel effort pour percer le mystère de Gleninch. La troisième,quelques lignes seulement, était pour Eustache. Je lui avouais quej’avais pris ma part des soins qui lui avaient été donnés pendantla période dangereuse de sa maladie ; je lui confessaisl’unique raison qui m’avait décidée à le quitter ; je lepriais de suspendre son jugement sur moi jusqu’à ce que le tempseût prouvé que je l’aimais plus tendrement que jamais. J’adressaicette lettre sous enveloppe à ma belle-mère, laissant à sadiscrétion le choix du moment où elle la remettrait à son fils.Tout ce que je demandais d’une façon formelle àMme Macallan, c’était de ne pas faire savoir àEustache quel nouveau lien il y avait entre nous. Bien qu’il eûtséparé sa vie de la mienne, je tenais à ce qu’il n’apprît pas cettenouvelle d’une autre bouche que de la mienne. Pourquoi j’ytenais ?… Peu importe. Il est certains points délicats que jedois garder pour moi seule.
Mes lettres écrites, j’avais fait tout ce queje devais faire. J’étais libre de risquer ma dernière carte dans lapartie, la douteuse et hasardeuse partie, dont les chancesactuelles n’étaient ni tout à fait pour moi, ni tout à fait contremoi.
« Je le déclare à la face du ciel,Valéria, je crois que la folie de ce monstre est contagieuse… etque vous l’avez gagnée ! »
Telle fut l’opinion exprimée sur moi parBenjamin à mon arrivée à la villa, lorsque je lui eus fait part demon intention de retourner, accompagnée par lui, chez MiserrimusDexter.
Absolument résolue à en venir à mes fins, jepouvais mettre à l’épreuve l’influence de mes plus doux moyens depersuasion. Je suppliai mon bon vieil ami d’avoir pour moi un peud’indulgence.
« Rappelez-vous ce que je vous ai déjàdit, ajoutai-je ; il est d’une très-sérieuse importance pourmoi de revoir Dexter. »
Je ne réussis qu’à jeter de l’huile sur lefeu.
« Le revoir ! s’écria-t-il avecindignation. Revoir celui qui vous a grossièrement offensée sousmon toit, dans cette chambre même ? Suis-je vraimentéveillé ?… Je dois dormir et rêver ! »
C’était mal à moi, je le sais, mais lavertueuse indignation de Benjamin était vertueuse à un tel excèsqu’elle éveilla en moi mon esprit de malice. Je ne pus résister àla tentation de heurter le sentiment des convenances de Benjamin,en envisageant à mon tour la chose à un point de vue audacieusementlibéral.
« Doucement, mon bon ami,doucement ! dis-je ; ne devons-nous pas avoir quelqueindulgence pour un homme qui souffre des infirmités et qui vit dela vie de Dexter. Je commence à me demander si moi-même je n’ai paspris les choses avec une certaine exagération de pruderie. Unefemme qui se respecte, et dont le cœur tout entier est avec sonmari n’est pas si gravement offensée parce qu’une misérablecréature infirme couvre sa main de baisers un peu trop vifs.D’ailleurs, je lui ai pardonné, vous devez lui pardonner aussi. Iln’y a pas à craindre qu’il s’oublie de nouveau, quand vous serez làavec moi. Sa maison est une véritable curiosité, et je suis sûrequ’elle vous intéressera. Les peintures seules valent le voyage. Jelui écrirai aujourd’hui, et nous irons le voir ensemble demain.Nous nous devons à nous-mêmes, si nous ne le devons pas àM. Dexter, de lui rendre sa visite. Regardez autour de nous,Benjamin, vous verrez que la bienveillance envers tous est lagrande vertu du temps où nous vivons. Le pauvre M. Dexter doitavoir le bénéfice des principes en faveur. Allons !allons ! marchez avec votre siècle ! ouvrez votre espritaux idées nouvelles. »
Sans même répondre à ma courtoise invitation,le vieux Benjamin se précipita sur le temps où nous vivons, commeun taureau sur un morceau d’étoffe rouge.
« Ah ! ah ! s’écria-t-il, lesidées nouvelles ! Fort bien ! Par tous les moyens,Valéria, allons aux nouvelles idées ! L’ancienne morale estdans le faux, les anciennes voies sont impraticables. Marchons avecle temps où nous vivons ! Rien ne manque au temps où nousvivons. La femme en Angleterre et le mari en Espagne, mariés ou nonmariés, vivant ou ne vivant pas ensemble, c’est tout un, selon lesnouvelles idées. J’irai chez Dexter avec vous, Valéria, je seraidigne de la génération au milieu de laquelle je vis. Quand nous enaurons uni avec Dexter, ne faisons pas les choses à demi, allonsnous gorger de la science nouvelle à quelque conférence. Allonsécouter le nouveau professeur, l’homme qui était derrière le rideaulors de la Création, et qui sait depuis A jusqu’à Z comment lemonde a été fait, et combien il a fallu de temps pour le faire. Ily a aussi son autre confrère ; n’allons pas oublier le moderneSalomon qui laisse bien loin derrière lui l’ancien et sesproverbes ; le philosophe tout battant neuf qui considère lesconsolations de la religion comme d’inoffensifs joujoux et qui estassez bon pour dire qu’il aurait peut-être été plus heureux s’ilavait été assez enfant pour jouer lui-même avec eux. Oh ! lesnouvelles idées ! qu’elles sont consolantes, comme ellesélèvent l’âme ! quelles belles découvertes ont été faites parles nouvelles idées ! Nous étions tous des singes avant d’êtredes hommes, et des molécules avant d’être des singes !… Toutest bien, tout n’est rien. J’irai avec vous, Valéria, je suis prêt.Le plus tôt sera le mieux. Allons chez Dexter ! allons chezDexter !
– Je suis on ne peut plus charmée,dis-je, que vous consentiez à m’accompagner, mais ne faisons pasles choses avec précipitation. Demain, à trois heures del’après-midi, il sera temps de nous rendre chez Dexter. Je vais luiécrire à l’instant et le prier de nous attendre. Oùallez-vous ?
– Je vais débarbouiller mon esprit ducant, dit gravement Benjamin, je vais à labibliothèque.
– Qu’allez-vous lire ?
– Je vais lire le Chat botté, lePetit Poucet, ou quelque autre ouvrage où je serai certainde ne rien trouver des idées avancées du siècle dans lequel nousvivons. »
Sur ce dernier trait lancé aux idéesnouvelles, mon vieil ami me quitta pour quelques instants.
Après avoir envoyé mon billet, je me trouvairamenée, avec une certaine inquiétude, à songer à l’état de santéde Miserrimus Dexter. Comment avait-il passé le temps qui s’étaitécoulé depuis mon départ pour l’Espagne ? N’y avait-ilpersonne autour de moi qui pût m’en donner des nouvelles ?M’en enquérir auprès de Benjamin, c’était provoquer une nouvellediscussion… Pendant que je réfléchissais ainsi, la vieillegouvernante entra pour quelque soin de ménage dans la pièce où jeme trouvais. Je me hasardai à lui demander si, depuis que j’étaispartie, elle n’avait rien appris sur l’extraordinaire personnagequi l’avait si sérieusement effrayée dans une précédenteoccasion.
La gouvernante secoua la tête. Elle me parûtjuger d’assez mauvais goût toute allusion à un pareil sujet.
« Une semaine environ après votre départ,madame, dit-elle avec une extrême sévérité de manières et un soinexcessif dans le choix de ses mots, la personne que voue mentionneza eu l’impudeur d’envoyer une lettre pour vous. Le messager a étéinformé, par les ordres de mon maître, que vous étiez en voyage, eta été renvoyé, lui et sa lettre. Peu de temps après, madame, commeje prenais le thé avec la gouvernante deMme Macallan, il m’est arrivé d’entendre de nouveauparler de ce personnage. Il s’était rendu, dans sa voiture, chezMme Macallan, pour s’informer de vous. Commentparvient-il à s’asseoir, sans jambes pour le tenir enéquilibre ? voilà ce qui dépasse mon intelligence… Mais cen’est pas de cela qu’il s’agit. Qu’il ait des jambes ou non, lagouvernante de Mme Macallan l’a vu, et elle dit,comme je l’ai dit moi-même, qu’elle ne l’oubliera jamais jusqu’àson dernier soupir. Elle l’a informé, quand elle est revenue àelle, de la blessure de M. Eustache et de votre départ, encompagnie de Mme Macallan, pour aller le soigner.L’être alors s’en est allé, – m’a dit la gouvernante, – avec deslarmes plein les yeux et des jurons plein la bouche ; c’étaitaffreusement choquant. Voilà tout ce que je sais sur cettepersonne, madame, et j’espère que vous m’excuserez si je m’aventureà dire qu’un tel sujet, pour de bonnes raisons, m’est extrêmementdésagréable. »
Elle me fit une cérémonieuse révérence etsortit.
Restée seule, je me sentis plus perplexe etplus incertaine que jamais, en songeant à l’épreuve que j’allaistenter le lendemain. Toute part faite à l’exagération, ce qu’on merapportait de la sortie de Miserrimus, quittant la maison deMme Macallan, me faisait conjecturer qu’il n’avaitpas supporté très-patiemment mon absence, et qu’il était toujoursloin de donner à ses nerfs le repos dont ils avaient tantbesoin.
Le lendemain matin m’apporta la réponse deM. Playmore à la lettre que je lui avais adressée deParis.
Il écrivait très-brièvement, n’approuvant nine blâmant ma décision, mais revenant avec instance sur sarecommandation de me faire accompagner par un témoin compétent,lors de mon entrevue avec Dexter. La partie la plus intéressante desa lettre se trouvait à la fin.
« Vous devez vous préparer, »écrivait M. Playmore, à trouver M. Dexter bien changé. Unde mes amis est allé le voir pour affaire, et il a été frappé del’altération qu’il a observée en lui. Votre présence produirasûrement son effet dans un sens ou dans un autre. Je n’ai pasd’instructions à vous donner sur la façon de vous y prendre aveclui ; vous devez vous laisser guider par les circonstances.Votre tact personnel vous dira s’il est sage ou non de l’encouragerà parler de la défunte femme de M. Eustache. Les chances pourqu’il se trahisse se bornent toutes, je pense, à ce sujet deconversation. Tenez-vous-y donc, si c’est possible. »
La lettre avait un post-scriptum ainsiconçu :
« Demandez à M. Benjamin s’il étaitassez près de la porte de la bibliothèque pour entendreM. Dexter quand il vous a parlé de son entrée dans la chambreà coucher, la nuit de la mort de Mme EustacheMacallan. »
J’adressai la question à Benjamin quand nousnous trouvâmes réunis pour le lunch, avant notre départ pour lefaubourg éloigné qu’habitait Miserrimus Dexter. Mon vieil amiparaissait toujours aussi hostile à la démarche projetée. Il futplus grave et plus avare de ses paroles qu’il n’en avaitl’habitude.
« Je n’ai pas coutume d’écouter auxportes, répondit-il ; mais il y a des gens qui ont des voixqu’on est obligé d’entendre. M. Dexter est de ces gens.
– Dois-je conclure de là que vous l’avezentendu ? demandai-je.
– La porte et la muraille n’ont puétouffer sa voix, répondit Benjamin. J’ai entendu ce qu’il disait…et j’ai pensé que c’était infâme. Voilà.
– J’ai besoin aujourd’hui que vousfassiez plus que de l’entendre, osai-je lui dire. Il se peut quej’aie besoin que vous preniez note de notre conversation, pendantque M. Dexter me parlera. Vous aviez l’habitude d’écrire leslettres de mon père sous sa dictée. Avez-vous un de vos petitsagendas à sacrifier ? »
Benjamin leva les yeux de son assiette avecune expression de sévère surprise.
« Écrire sous la dictée d’un grandnégociant, qui mène une importante correspondance, est une chose,Valéria, et c’en est une autre que de coucher sur le papier lessottises d’un monstrueux et méchant fou qu’on devrait garder encage. Votre excellent père, Valéria, ne m’aurait jamais demandécela.
– Pardonnez-moi, Benjamin, mais je suisréellement dans la nécessité de vous le demander. Vous pouvezm’être d’une excessive utilité. Allons, cédez encore cette fois,mon bon et cher ami, par affection pour moi. »
Benjamin reporta ses regards sur son assietteavec une touchante résignation, qui me fit comprendre que j’avaisobtenu gain de cause.
« J’ai été toute ma vie attaché auxcordons de son tablier, l’entendis-je grommeler pourlui-même ; et il est trop tard aujourd’hui pour rompre machaîne. »
Il releva de nouveau la tête et meregarda.
« Je croyais m’être définitivement retirédes affaires ; mais il paraît qu’il faut que je redeviennecommis ; c’est bien. Quel est le nouveau genre de travailqu’on attend de moi, cette fois ? »
On vint annoncer que le fiacre attendaitdevant la porte de la villa, au moment où il m’adressait cettequestion. Je me levai, je pris son bras, et je déposai un baiserreconnaissant sur sa vieille joue rosée.
« Rien que deux choses, lui dis-je :Vous asseoir derrière M. Dexter, de manière à ce qu’il nepuisse vous voir, mais en ayant soin, en même temps, de vous placerde façon à ce que vous puissiez me voir, moi.
– Moins je verrai M. Dexter, plusj’en serai satisfait, marmotta Benjamin. Qu’aurai-je à faire, aprèsavoir pris place derrière M. Dexter ?
– Vous attendrez que je vous fasse unsigne, et, quand vous m’aurez vu vous faire ce signe, vouscommencerez à prendre par écrit sur votre agenda ce que diraM. Dexter… puis vous continuerez jusqu’à ce que je vous fasseun autre signe qui vous indiquera que vous devez cesserd’écrire.
– Bien, dit Benjamin ; quel est lesigne pour commencer, et quel est le signe pourcesser ? »
Je n’étais pas préparée à répondre à saquestion. Je lui demandai de m’aider en m’ouvrant une idée.Non ! Benjamin ne voulait prendre à ceci aucune part active.Il était résigné au rôle d’instrument passif ; c’était toutela concession qu’il pouvait me faire.
Abandonnée à mes seules ressources, je netrouvais pas facile d’imaginer un système télégraphique qui pûtsuffisamment avertir Benjamin sans éveiller les soupçons de Dexter.Je me regardais dans la glace pour voir si je ne découvrirais pasdans ma toilette quelque chose qui me suggérerait une idée ;mes boucles d’oreilles me la fournirent.
« J’aurai soin, dis-je, de m’asseoir dansun fauteuil. Quand vous me verrez appuyer mon coude sur le bras dufauteuil et porter ma main à ma boucle d’oreille, comme pour joueravec… mettez par écrit ce qu’il dira et continuez jusqu’à ce que…voyons… jusqu’à ce que vous m’entendiez déplacer mon fauteuil. À cebruit, arrêtez-vous. Est-ce compris ?
– C’est compris. »
Nous partîmes pour la maison de Dexter.
Ce fut, cette fois, le jardinier qui nousouvrit la porte. Il avait évidemment reçu ses instructions enprévision de notre arrivée.
« Madame Valéria ? demanda-t-il.
– Oui.
– Et un ami ?
– Et un ami.
– Montez, je vous prie ; vousconnaissez la maison ? »
En traversant le vestibule, je m’arrêtai unmoment et je jetai un coup d’œil sur la canne favorite de Benjamin,qu’il tenait à la main.
« Votre canne ne pourra que vousembarrasser, dis-je. Ne feriez-vous pas mieux de la laisserici ?
– Ma canne peut être utile là-haut,répondit Benjamin d’un ton bourru ; je n’ai pas oublié ce quiest arrivé dans la bibliothèque. »
Je n’avais pas le temps de discuter avec lui,je lui montrai le chemin en montant l’escalier.
Quand j’arrivai au premier palier, jetressaillis en entendant un cri qui semblait partir de la chambreau-dessus. Cela ressemblait à un cri de douleur, et ce cri serépéta deux fois avant notre entrée dans l’antichambre circulaire.Je fus la première à m’avancer vers la pièce intérieure et à voirle multiface Miserrimus Dexter sous un nouvel aspect de soncaractère.
L’infortunée Ariel était debout près d’unetable où une assiette de gâteaux était placée devant elle. Autourde chacun de ses poignets était nouée une corde dont les bouts, àune distance de quelques mètres, étaient entre les mains deDexter.
« Essaye encore, ma belle !entendais-je dire à Dexter au moment où je m’arrêtai sur le seuilde la porte. Prends un gâteau ! »
À ces mots impliquant un ordre, Ariel obéit entendant un bras vers l’assiette. Mais au moment où elle touchait ungâteau du bout de ses doigts, sa main fut prestement écartée parune secousse imprimée à la corde, avec une violence si sauvage etsi cruellement diabolique, que je fus tentée de saisir la canne deBenjamin et de la casser sur le dos de Dexter. Ariel supporta cettefois la douleur avec l’impassibilité muette d’une Spartiate ;la position dans laquelle elle se trouvait lui permettait de mevoir la première et elle m’avait aperçue. Ses dents étaient serréeset sa face était rouge de l’effort qu’elle fit pour secontenir ; mais elle ne laissa pas, en ma présence, échappermême un soupir.
« Lâchez cette corde ! m’écriai-jeavec indignation, rendez-lui la liberté, monsieur Dexter, ou jequitte à l’instant cette maison. »
Au son de ma voix, Dexter poussa un cri dejoie strident. Il me dévora des yeux avec une ardente expression debonheur.
« Entrez !… entrez !…cria-t-il. Voyez où j’en suis réduit pour tromper lesinsupportables tortures de l’attente. Voyez comme je tue le tempsquand vous n’êtes pas là. Entrez !… entrez !… J’étaisdans mes méchantes humeurs, il faut que je dompte quelque chose.J’étais en train de dompter Ariel. Regardez-la. Elle n’a rien mangéde toute la journée, et elle n’a pas été assez vive pour saisirjusqu’à présent un seul morceau de gâteau. Vous n’avez pasd’ailleurs à vous apitoyer sur elle. Ariel n’a pas de nerfs… je nelui fais aucun mal.
– Ariel n’a pas de nerfs, répéta Ariel,en me blâmant de m’interposer entre elle et son Maître, il ne mefait aucun mal. »
J’entendis Benjamin remuer sa canne derrièremoi.
« Lâchez cette corde ! répétai-jeplus violemment encore. Lâchez-la… ou je vous quitte àl’instant. »
Ma violence fit tressaillir MiserrimusDexter.
« Quelle voix merveilleuse !s’écria-t-il en déliant les cordes. Prends les gâteaux, »ajouta-t-il en s’adressant à Ariel du ton d’un potentat.
Ariel passa devant moi, les cordes dénouéespendaient à ses poignets, elle tenait l’assiette de gâteaux à lamain. Elle me fit un signe de tête pour me narguer.
« Ariel n’a pas de nerfs, répéta-t-elleencore avec fierté. Il ne me fait aucun mal.
– Vous voyez ! dit MiserrimusDexter ; il n’y a pas de mal, et j’ai lâché la corde dès quevous me l’avez dit. Ne commencez pas par être dure pour moi, aprèsvotre longue absence, madame Valéria. »
Il cessa de parler. Benjamin, debout et ensilence sur le seuil de la porte, attira son attention pour lapremière fois.
« Qui est celui-ci ? »demanda-t-il.
Et il fit rouler sa chaise vers la porte, d’unair soupçonneux.
« Ah ! je sais ! s’écria-t-il,avant que j’eusse pu répondre. Celui-ci est le bienveillantgentleman qui me paraissait le refuge des affligés la première foisque je le vis. Vous avez changé depuis lors à votre désavantage,monsieur. Vous avez pris un nouveau rôle… vous personnifiez lajustice vengeresse. Votre nouveau protecteur, madameValéria ?… Je comprends ! »
Il salua très-bas Benjamin avec une faroucheironie.
« Votre humble serviteur, monsieur lereprésentant de la justice ! Je vous ai mérité… et je mesoumets à vous. Entrez, monsieur. Je ferai en sorte que votrenouvelle fonction soit une sinécure. Cette dame est la lumière dema vie. Surprenez-moi à lui manquer de respect, si vouspouvez ! »
Il tourna le dossier de sa chaise roulantedevant Benjamin, jusqu’à ce qu’il fût parvenu à la place où je metenais.
« Votre main, lumière de ma vie ?murmura-t-il de sa voix la plus douce, votre main… rien que pourfaire voir que vous m’avez pardonné ! »
Je lui donnai ma main.
« Un seul respectueux baiser !reprit-il d’un ton suppliant, rien qu’un ! »
Il baisa ma main religieusement, puis lalaissa en poussant un profond soupir.
« Ah ! pauvre Dexter, dit-il, prisde pitié pour lui-même dans toute la sincérité de son égoïsme, uncœur si chaud ! Consumé dans la solitude, raillé pour sadifformité ! Triste !… triste !… Ah ! pauvreDexter !… »
Il se tourna de nouveau du côté de Benjaminavec un retour de sa sauvagerie sarcastique.
« Une belle journée, monsieur !dit-il, bien agréable après les pluies continues que nous venonsd’avoir. Puis-je vous offrir quelques rafraîchissements ? Nevoulez-vous pas vous asseoir ? Un représentant de la justice,quand il n’est pas plus grand que vous, fait mieux dans unechaise.
– Et un singe fait mieux dans unecage ! » répliqua Benjamin, rendu furieux par l’allusionfaite à l’exiguïté de sa taille.
Cette réplique ne produisit aucun effet surMiserrimus Dexter, il la laissa passer sans paraître l’avoirentendue. Il avait encore changé, il était pensif et abattu, sesyeux étaient fixés sur moi avec une attention mêlée de tristesse etde ravissement. Je pris le fauteuil le plus proche, après avoirpréalablement lancé un coup d’œil à Benjamin, qui me comprit sur lechamp. Il se plaça derrière Dexter de manière à avoir les yeux surmon fauteuil. Ariel dévorait silencieusement ses gâteaux, accroupiesur un escabeau aux pieds de Dexter, et les yeux fixés sur luicomme un chien fidèle. Il se fit un moment de silence et de calme.Je pus alors observer Miserrimus Dexter sans être dérangée, pour lapremière fois depuis mon arrivée.
Je ne fus pas surprise… mais positivementalarmée par le déplorable changement qui s’était produit en luidepuis la dernière fois que je l’avais vu. La lettre deM. Playmore ne m’avait pas préparée à des ravagessemblables.
Ses traits étaient tirés et fatigués ;tout le visage semblait étrangement amaigri et amoindri ; lalimpidité des yeux avait disparu, ils étaient tout injectés desang ; son regard était fixe et comme égaré ; ses mainsnaguère si potelées étaient toutes ridées maintenant et tremblaientsur la couverture. La pâleur de son teint, exagérée peut-être parle velours noir de la jaquette qu’il portait, lui donnait quelquechose de maladif et de terreux. Les belles lignes de sa figures’étaient défaites, la multitude de petites rides qu’il avait auxcoins des yeux s’étaient creusées. Sa tête s’enfonçait dans sesépaules, quand il se penchait en avant sur sa chaise. Des années,et non des mois, semblaient avoir passé sur sa tête depuis que jem’étais absentée. Me rappelant le rapport médical queM. Playmore m’avait donné à lire, me rappelant cettedéclaration motivée du docteur : « La raison de Dexterdépend de l’équilibre de son système nerveux, » je dus me direque, s’il pouvait me rester encore quelque chance d’arriver à ladécouverte de la vérité, j’avais bien fait de hâter mon retour.Sachant ce que je savais, craignant ce que je craignais, je sentaisque la fin du pauvre malheureux était proche. Je sentais, quand nosyeux se rencontraient, que j’avais devant moi un hommecondamné.
J’avoue que j’eus pitié de lui.
Oh ! assurément, la compassion nes’accordait guère avec le motif qui m’amenait dans sa maison ;elle ne s’accordait guère avec le doute qui restait dans mon espritsur la présomption de M. Playmore le déclarant coupable dumeurtre de la première femme d’Eustache. Je savais Dexter cruel, jele croyais fourbe. Et pourtant j’avais pitié de lui. N’y a-t-il pasun fonds commun de méchanceté en nous tous ? La suppression oule développement de ces instincts mauvais ne sont-ils pas une purequestion d’éducation et de tentation ? N’y a-t-il pas quelquechose comme une tacite reconnaissance de cette perversité native,quand nous nous sentons émus de pitié pour un coupable, quand nousnous joignons à la foule pour suivre un procès criminel, quand nouspressons la main de quelque scélérat condamné au derniersupplice ? Il ne m’appartient pas de décider ces questionsobscures. Tout ce que je puis dire, c’est que j’avais pitié deDexter, et qu’il s’en aperçut.
« Merci ! me dit-il soudain ;vous me voyez malade, et vous avez compassion de moi, chère etbonne Valéria !
– Le nom de cette dame, monsieur, estMme Eustache Macallan, dit sévèrement Benjaminderrière lui. La première fois que vous lui adresserez la parole,rappelez-vous que vous n’avez rien à voir avec son nom debaptême. »
La remontrance de Benjamin passa inaperçue etcomme si elle n’avait pas été entendue. Selon toute apparence,Miserrimus Dexter avait complètement oublié sa présence.
« Vous m’avez rempli de joie par votrevue, continua-t-il ; ajoutez encore à mon bonheur en melaissant entendre votre voix. Parlez-moi de vous. Dites-moi ce quevous avez fait depuis que vous avez quitté l’Angleterre. »
Il était utile à mon but d’engager laconversation, et ce moyen était tout aussi bon qu’un autre. Je luidis en détail tout ce qui avait rempli le temps de mon absence.
« Ainsi, dit-il amèrement, vous êtestoujours folle d’Eustache ?
– Je l’aime plus tendrement quejamais. »
Il leva les bras et cacha son visage dans sesmains. Après un court silence, il se remit à parler d’une voixétouffée, et le visage toujours caché dans ses mains.
« Et vous avez laissé Eustache enEspagne ?… et vous êtes revenue seule en Angleterre ?…Qu’est-ce qui vous a fait faire cela ?
– Qu’est-ce qui m’a fait venir ici lapremière fois, et pour quel dessein vous ai-je demandé votre aide,monsieur Dexter ? »
Il laissa tomber ses mains et me regarda. Jevis dans ses yeux, non pas seulement de la surprise, mais uneexpression d’angoisse.
« Est-ce possible, s’écria-t-il, que vousne vouliez pas oublier ce funeste sujet ? Êtes-vous donctoujours déterminée à pénétrer le mystère de Gleninch ?
– J’y suis toujours déterminée, monsieurDexter, et j’espère toujours que vous consentirez à m’aider dans matâche. »
Son ancienne méfiance, que je me rappelaistrop bien, vint de nouveau assombrir son visage.
« En quoi puis-je vous aider ?demanda-t-il. Puis-je changer les faits ? »
Il s’arrêta. Son visage s’éclaircit denouveau, comme si quelque soudain sentiment de soulagement luiétait venu.
« Je vais essayer pourtant de vous aider,continua-t-il ; je vous ai dit que l’absence deMme Beauly pouvait être une ruse pour détourner lessoupçons. Je vous ai dit que le poison pouvait avoir été administrépar la femme de chambre de Mme Beauly. Ne lecroyez-vous pas aujourd’hui ?… Ne voyez-vous rien à tirer decette supposition ? »
Ce retour à Mme Beauly medonnait un prétexte de l’amener au véritable sujet quim’intéressait.
« Non, répondis-je, je ne vois là aucunesolution. La femme de chambre avait-elle donc quelque raison d’êtrel’ennemie de la défunte Mme Eustache ?
– Personne n’avait de raison pour êtreson ennemi ! s’écria-t-il avec véhémence. Elle était toutebonté, toute douceur. Elle n’avait jamais offensé une créaturevivante, ni en pensée ni en action. Elle était une sainte sur cetteterre. Respect à sa mémoire ! Laissons la martyre en paix dansson cercueil ? »
De nouveau, il couvrit son visage avec sesmains, et tout son corps frémit dans le paroxysme de l’émotion quej’avais excitée en lui.
Ariel, tout à coup, et avec précaution, quittason escabeau et s’approcha de moi.
« Voyez-vous mes dix griffes, me dit-elletout bas en me montrant ses mains, tourmentez encore le Maître… etvous sentirez les dix griffes à votre gorge ! »
Benjamin se leva, il avait vu l’action sansentendre les paroles. Je lui fis signe de rester à sa place. Arielretourna à son escabeau et leva les yeux vers son maître.
« Ne pleurez pas, dit-elle, allons !voilà les cordes, domptez-moi encore ; faites-moi encore crierde douleur. »
Il ne répondit rien. Il ne bougea pas.
Ariel fit faire des efforts inouïs à sonintelligence engourdie pour trouver un moyen d’attirer sonattention. Je vis le travail de son esprit dans la contraction deses sourcils, pendant que son regard atone se fixait sur moi. Toutà coup elle frappa joyeusement ses mains l’une contre l’autre. Elletriomphait, elle avait trouvé une idée.
« Maître ! dit-elle, il y a bienlongtemps que vous ne m’avez conté une histoire. Faites-moi crier,ah ! Faites-moi avoir peur ! Maître ! une belle, unelongue histoire ! Avec du sang, avec des crimes. »
Ariel, par hasard, rencontrait le vrai moyend’exciter et de réveiller la bizarre imagination de Dexter. Je merappelais quelle haute idée il avait de son talent pour les récitset les drames. Je savais que l’un de ses amusements favoris étaitd’étonner Ariel en lui disant des histoires qu’elle ne pouvaitcomprendre. Allait-il se lancer dans les fantaisies du roman ou serappellerait-il que mon opiniâtreté de caractère le menaçaittoujours de rouvrir l’enquête sur la tragédie de Gleninch, etchercherait-il dans son esprit rusé le moyen de me tromper parquelque nouveau stratagème ? Ce dernier parti, d’aprèsl’expérience que j’avais de son caractère, était celui que jem’attendais à lui voir prendre. Mais, à ma grande surprise et à magrande inquiétude, mes prévisions se trouvèrent en défaut. Arielréussit à chasser de son esprit le sujet qui l’occupait tout entierau moment où elle avait parlé. Il découvrit son visage. Un souriretrès-sincère de contentement de lui-même s’épanouit sur sa facedécharnée. Il était maintenant assez faible pour qu’Ariel elle-mêmearrivât à flatter sa vanité. J’eus un moment d’appréhension :n’avais-je pas attendu trop tard pour faire ma visite ? Cedoute me fit froid de la tête aux pieds.
Miserrimus Dexter adressa la parole, non pas àmoi, mais à Ariel :
« Pauvre diablesse ! dit-il en luicaressant la tête avec complaisance, tu n’entends pas un mot de meshistoires, et pourtant je puis faire passer un frisson par tout tongrand corps de grossière essence ; je tiens sous le charme tonesprit plein de ténèbres, et je te fais palpiter de joie et decrainte à mes récits… pauvre diablesse ! »
Il se renversa, d’un air satisfait, sur ledossier de sa chaise, et ramena son regard vers moi. Ma vueallait-elle rappeler à son souvenir les paroles que nous venionsd’échanger quelques minutes auparavant ? Non ! c’était lemême sourire de satisfaction vaniteuse qu’il avait adressé àAriel.
« J’excelle dans les récits dramatiques,madame Valéria, me dit-il, et cette créature que vous voyez là, surson escabeau, en est la preuve vivante. C’est une véritable étudepsychologique de la voir écouter mes histoires. Il est on ne peutplus curieux de suivre les efforts désespérés que fait cettemalheureuse à moitié folle, pour me comprendre. Vous allez en avoirun échantillon. Je n’avais pas l’esprit à moi pendant que vousétiez absente… il y a des semaines que je ne lui ai rien conté. Jevais lui dire un conte. Ne supposez pas que cela me coûte lemoindre effort. Mon esprit d’invention est inépuisable. Vous allezvous amuser… vous êtes naturellement sérieuse… mais, pour sûr, vousvous amuserez. Moi aussi, je suis naturellement sérieux, et elle mefait toujours rire. »
Ariel battit des mains.
« Je le fais toujours rire ! »dit-elle avec un fier regard de supériorité sur moi.
J’étais embarrassée, sérieusement embarrassée.Que faire ? L’accès que j’avais provoqué, en l’amenant àparler de la défunte Mme Eustache, m’avertissaitd’être prudente et de guetter le moment opportun, avant de revenirsur ce sujet. Quel tour imprimer à la conversation pour l’amenerpeu à peu à trahir les secrets qu’il voulait me tenir cachés ?Dans cet état d’incertitude, une seule chose me semblaitclaire : lui laisser dire son histoire serait évidemmentperdre un temps précieux. Malgré le souvenir vivace des dix griffesd’Ariel, je me décidai à décourager Dexter de sa nouvellefantaisie, en profitant de toutes les occasions, et en usant detous les moyens.
« Maintenant, madame Valéria,commença-t-il, la voix haute et avec fierté, écoutez ; et toi,Ariel, mets ton cerveau en ébullition. J’improvise une œuvrepoétique, une œuvre de fiction. Nous commencerons par la bonnevieille formule des contes de fées : Il était unefois… »
Je me tenais prête à l’interrompre, quand ils’interrompit lui-même. Il s’arrêta en jetant autour de lui unregard étonné. Il porta la main à la tête et la passa à plusieursreprises sur son front ; puis il fit entendre un petit rireétouffé et ces mots inquiétants :
« On dirait que j’ai besoin de meréveiller !… »
Sa raison avait-elle fui ? Il n’en avaitdonné aucun signe jusqu’au moment où j’avais malheureusement évoquéle souvenir de l’ancienne châtelaine de Gleninch. La faiblesse quej’avais remarquée déjà et l’état d’égarement dans lequel je levoyais maintenant n’étaient-ils attribuables qu’à un troublepassager dans ses facultés ? En d’autres termes n’avais-jeassisté à rien de plus sérieux qu’à un premier avertissement quiétait donné à lui et à nous ? Reviendrait-il promptement à luisi nous avions de la patience et si nous lui donnions letemps ? Benjamin, indifférent jusque-là, redressa la tête etse pencha sur sa chaise pour chercher à voir Dexter. Arielelle-même semblait surprise et alarmée, et n’avait plus de sombresregards à me lancer.
Qu’allait faire Dexter ?… qu’allait-ildire ?… Nous attendions tous pleins d’anxiété.
« Ma harpe ! s’écria-t-il ; lamusique me réveillera. »
Ariel lui apporta sa harpe.
« Maître, fit-elle, qu’est-ce que vousavez donc ? »
Il lui fit signe de la main de garder lesilence.
« Ode à l’invention ! annonça-t-ilfièrement, en s’adressant à moi. Paroles et musique improvisées parMiserrimus Dexter. Silence ! Attention ! »
Ses doigts errèrent faiblement sur les cordessans éveiller en lui une mélodie, sans lui suggérer une idée. Aubout de quelques instants ses mains retombèrent, son front sepencha légèrement en avant, il resta appuyé sur la harpe. Je melevai et je m’approchai de lui. Était-il endormi ? Était-ilévanoui ?
Je touchai son bras et je l’interpellai parson nom.
Ariel aussitôt se plaça entre lui et moi, enme lançant un regard menaçant. Au même moment, Miserrimus Dexterreleva la tête ; ma voix était arrivée à son oreille. Il meregarda avec une curieuse et contemplative tranquillité dans lesyeux que je ne lui avais jamais vue.
« Emporte la harpe, » dit-il à Arield’une voix languissante comme celle d’un homme très-fatigué.
Cette créature à moitié folle… par purestupidité ou par secrète malice, c’est ce que je ne pourrais dire…l’irrita une seconde fois.
« Pourquoi, Maître ? demanda-t-elleen tenant la harpe dans ses bras. Qu’est-ce qui vous arrête ?Et l’histoire ?
– Nous n’avons que faire de l’histoire,dis-je en m’interposant. J’ai beaucoup de choses à dire àM. Dexter, que je n’ai pu lui dire encore. »
Ariel leva sa lourde main.
« Vous attraperez quelque boncoup ! » dit-elle.
Elle avança sur moi. Mais la voix de sonMaître l’arrêta net.
« Emporte la harpe, folle que tues ! répéta-t-il d’un ton sévère, et attends, pour l’histoire,qu’il me plaise de la dire. »
Elle reporta avec soumission la harpe à saplace dans l’un des coins de la chambre. Miserrimus Dexterrapprocha quelque peu sa chaise de la mienne.
« Je sais ce qui me réveillera, me dit-ilcomme en confidence : c’est un peu d’exercice. Je n’ai paspris d’exercice dans ces derniers temps. Attendez… vous allezvoir. »
Il mit ses mains sur le mécanisme de la chaiseroulante et la lança dans la chambre. En ce moment encore, lechangement de mauvais augure qui s’était opéré en lui apparut sousun nouvel aspect. L’allure qu’il imprimait à sa machine n’étaitplus cette course furieuse que je me rappelais. La chaise marchait,mais elle marchait lentement ; c’est péniblement qu’il lafaisait aller et venir par la chambre, et il s’arrêta presqueaussitôt ; la respiration lui manquait.
Nous le suivions ; Ariel, près de lui, etBenjamin, à côté de moi. Il dit à Benjamin et à Ariel, avecimpatience, de se reculer et de me laisser seule auprès de lui.
« C’est la pratique qui me fait défaut,me dit-il d’une voix affaiblie ; je n’avais plus le cœur defaire siffler les roues et trembler le parquet pendant que vousétiez loin. »
Qui n’aurait pas eu pitié de lui ? qui seserait rappelé ses méfaits en ce moment ? Ariel, sous sa dureécorce, paraissait elle-même émue ; elle se mit à pleurer et àgémir. Son cri fatal se fit encore entendre, sur un tonlarmoyant.
« Qu’est-ce qu’il y a donc,Maître ?… Et l’histoire ?…
– Ne faites pas attention à elle, dis-jeà l’oreille de Dexter. Vous avez besoin de prendre l’air. Faitesappeler le jardinier ; nous irons faire une promenade dansvotre voiture. »
Mes efforts furent vains. Ariel voulaitattirer à toute force son attention ; de nouveau ellerépéta :
« Et l’histoire ?…l’histoire ?… »
L’énergie endormie se réveilla chezDexter.
« Misérable ! démon !s’écria-t-il en faisant tourner sa chaise de manière à la voir enface. L’histoire ?… L’histoire ?… Tout à l’heure. Je ladirai ; je vais la dire… Du vin ! allons !gémissante idiote, donne-moi du vin. Pourquoi n’y ai-je pas pensétout d’abord ? Le royal bourgogne ! voilà ce dont j’aibesoin, Valéria, pour rallumer les flammes de mon invention à sonfeu généreux ! Des verres pour tout le monde ! Honneur auroi des vignobles !… honneur au royalClos-Vougeot ! »
Ariel ouvrit l’armoire dans l’alcôve etapporta le vin et des grands verres de Venise. Dexter vida d’untrait son verre plein de bourgogne, et nous força tous à boire aveclui ou à faire semblant de boire. Ariel n’avait pas été oubliéecette fois, et elle vida son verre comme son Maître avait vidé lesien. La puissance du vin produisit à l’instant son effet sur safaible tête ; elle commença à chanter une chanson improviséepar elle, à l’imitation de son Maître. Ce n’était que larépétition, la répétition sans fin, de sa sollicitationobstinée.
« Dites-nous l’histoire, Maître !…Maître, dites-nous l’histoire !… »
Absorbé dans la contemplation du vin, leMaître, silencieusement, remplit une seconde fois son verre.Benjamin profita d’un moment où il n’avait pas les yeux sur nous,pour me dire tout bas :
« Pour une fois, écoutez mon conseil,Valéria : partons !
– Encore un effort, répondis-je, ledernier effort ! »
Ariel reprit son refrain.
« Dites-nous l’histoire, Maître !…Maître, dites-nous l’histoire !… »
Miserrimus leva les yeux de dessus son verre.Le généreux stimulant commençait à produire son effet. Je vis lescouleurs revenir à son visage. Je vis la flamme de l’intelligencese rallumer dans ses yeux. Le bourgogne l’avait réveillé, lebourgogne me rendait ce service et me donnait cette dernièrechance.
« Et à présent l’histoire !cria-t-il.
– Mon, pas d’histoire, monsieurDexter ! lui dis-je ; j’ai à vous parler, et je ne suispas en humeur d’écouter une histoire.
– Pas en humeur ?… répéta-t-il avecune lueur de son ancienne ironie. Je vois, je comprends : vousme cherchez une excuse ; vous vous figurez que mes facultésinventives sont parties, et vous n’êtes pas assez franche pour direvotre pensée. Je vous montrerai que vous êtes dans l’erreur. Jevous montrerai que Dexter est toujours lui-même. Silence,Ariel ! ou je te fais sortir d’ici ! Je tiens monhistoire ; je l’ai là tout entière, madame Valéria !Scènes, caractères, tout est complet… »
Il se toucha le front et m’adressa unmalicieux sourire, en ajoutant :
« … Et l’histoire a tout ce qu’il fautpour vous intéresser, ma belle ; c’est l’histoire d’unemaîtresse et de sa femme de chambre ; venez près du feu, etécoutez. »
L’histoire d’une maîtresse et de sa femme dechambre ? Y avait-il là une intention quelconque ? Etcette intention était-elle de revenir sous une forme déguisée àMme Beauly et à sa femme de chambre ?
Le titre et le regard qui lui avait échappé enl’annonçant ravivèrent l’espérance qui était près de s’éteindre enmoi. Il s’était remis enfin. Il avait repris possession de saprévoyance et de sa ruse naturelles. Sous prétexte de raconter sonhistoire à Ariel, il essayait évidemment de me dérouter pour laseconde fois. La conclusion était irrésistible. Pour me servir deses propres expressions… Dexter était redevenu lui-même.
Je pris le bras de Benjamin pour suivre Dexterau milieu de la cheminée, qui se trouvait au milieu la pièce.
« Une chance encore m’est offerte, dis-jetout bas, à mon vieil ami, n’oubliez pas les signauxconvenus. »
Nous reprîmes les places où nous étionsd’abord. Ariel me lança un nouveau regard de menace. Le vin qu’elleavait bu lui avait laissé juste assez de sens pour guetter toutenouvelle interruption de ma part. J’eus soin que rien de semblablen’arrivât. J’étais maintenant aussi impatiente qu’Ariel d’entendrel’histoire. Le sujet que Dexter avait choisi était plein de piègespour le narrateur. À tout moment, dans l’entraînement du récit, lessouvenirs des événements réels pouvaient se refléter dans son récitfictif. À tout moment, il pouvait se trahir.
Il regarda autour de lui et commençagaîment.
« Mon public est-il assis ?… dit-il,mon public est-il prêt ?… Votre visage un peu plus tourné demon côté, ajouta-t-il de sa voix la plus douce. Sûrement, ce n’estpas trop demander ? Vous laissez tomber votre regard sur lesplus infimes créatures qui rampent sur la terre ; ne ledétournez pas de moi ! Laissez-moi satisfaire la soifd’admiration dont je suis consumé. Voyons, un sourire de pitié àl’homme dont vous avez détruit le bonheur ! Merci, lumière dema vie, merci ! »
Il m’envoya un baiser du bout des doigts et serenversa sur le dossier de sa chaise, comme pour se mettre à sonaise.
« L’histoire, reprit-il, voilà enfinl’histoire. Sous quelle forme, se demanda-t-il, vous présenterai-jemon récit ? Sous la forme dramatique. C’est la plus ancienne,la meilleure, et la plus rapide façon de conter une histoire. Letitre d’abord : un titre court, un titre saisissant : LAMAÎTRESSE ET LA FEMME DE CHAMBRE. Le lieu de la scène : lepays des aventures… l’Italie. Le temps : le siècle desaventures… le quinzième siècle. Ah ! regardez Ariel, elle n’ensait pas plus sur le quinzième siècle que le chat de la cuisine, etpourtant elle est intéressée déjà. Heureuse Ariel ! »
Ariel me regarda, avec la double ivresse duvin et du triomphe.
« Je n’en sais pas plus que le chat de lacuisine ! répéta-t-elle avec un rire épanoui de vanitésatisfaite. Je suis l’heureuse Ariel ! Et vous,qu’êtes-vous ? »
Miserrimus se mit à rire aux éclats.
« Ne vous l’avais-je pas dit ?s’écria-t-il ; n’est-ce pas amusant ? PERSONNAGES DUDRAME : il n’y en a que trois, ce sont trois femmes :ANGELICA, noble dame, noble par l’esprit et parla naissance ; ROSEMONDA, beau démon sous laforme d’une femme ; BEPPA, son infortunée femme dechambre. SCÈNE PREMIÈRE : Sombre chambre voûtée dansun château. C’est le soir. Les hiboux glapissent dans lebois ; les crapauds coassent dans le marais. RegardezAriel ! elle a la chair de poule, elle frémit de tous sesmembres. Admirable Ariel ! »
Ma rivale dans la faveur du Maître me lança unregard de défi.
« Admirable Ariel ! »répéta-t-elle d’une voix alourdie par la somnolence.
Miserrimus s’arrêta pour se verser un verre debourgogne, qu’il plaça à la portée de sa main, sur une tabletteadaptée à sa chaise. Je l’observai attentivement pendant qu’ilbuvait à petites gorgées. Son visage se colora, ses yeux brillèrentde plus en plus. Il replaça son verre en faisant claquerjoyeusement ses lèvres et continua :
« Sont en présence, dans la chambrevoûtée : ROSEMONDA et BEPPA. Rosemondaparle : – Beppa ? – Madame ? – Qui estcouché et malade dans la chambre au-dessus de nous ? – Madame,c’est la noble dame Angelica. Après un silence, Rosemondareprend : – Quels sentiments te témoigne Angelica ?– Madame, elle est douce et bonne pour moi comme pour tous ceux quil’appprochent. – Lui as-tu donné quelquefois des soins,Beppa ? – Oui, madame, quand la garde était fatiguée. –A-t-elle pris ses médicaments de ta main ? – Une ou deux fois,madame, quand je me trouvais là. – Beppa, prends cette clef etouvre le coffret qui est là, sur la table. Beppa obéit. –Vois-tu une fiole verte dans ce coffret ? – Je la vois,madame. – Prends-la. Beppa prend la fiole. – Tu vois leliquide que contient cette fiole ; sais-tu ce que c’est ?– Non, madame. – C’est du poison. Beppa tressaille, elleéloigne le poison, et serait violemment tentée de le jeterloin d’elle. Sa maîtresse lui fait signe de le garderdans sa main, et prend de nouveau laparole :– Beppa, je t’ai dit plusieurs de mes secrets.Dois-je t’en confier un autre ? Beppa attend ce qu’elle vaajouter. Sa maîtresse continue :– Je haisAngelica ; sa vie se place entre moi et la joie de moncœur ; tu tiens sa mort dans ta main. Beppa tombe àgenoux ; c’est une dévote personne, elle fait le signe de lacroix. – Maîtresse, vous me terrifiez ! maîtresse,qu’ai-je entendu ? Rosemonda s’approche,et, debout devantelle, abaisse sur elle des regards irrités, en murmurant d’une voixsombre : – Beppa, cette femme doit mourir, et il ne fautpas que je sois soupçonnée. Angelica doit mourir de tamain. »
Dexter s’arrêta de nouveau, non pour boirecette fois le vin par petites gorgées, mais pour vider son verred’un seul trait.
Le stimulant commençait déjà à lui fairedéfaut ? Je l’observai attentivement lorsqu’il se rejeta surle dossier de sa chaise.
Son visage était plus coloré que jamais ;mais l’éclat de ses yeux commençait à s’éteindre. J’avais remarquéqu’il parlait de plus en plus lentement à mesure qu’il avançaitdans sa scène dialoguée. Était-ce à cause de l’effort que luicoûtait déjà l’invention ? Le moment était-il venu où le vinavait produit tout l’effet qu’il pouvait produire surlui ?
Nous attendions. Ariel, assise, le regardant,les yeux fixes et la bouche béante ; Benjamin, impassible,attentif au signal, son agenda tout ouvert sur ses genoux et cachésous sa main.
Miserrimus reprit.
« Beppa entend ces terribles paroles,elle joint les mains d’un air suppliant : – Oh !madame ! madame ! comme pourrai-je tuer cette bonne etnoble dame ? Quelle raison ai-je de lui faire du mal ?Rosemonda répond : – Tu as pour raison de m’obéir.Beppa tombe, le visage sur le plancher, aux pieds de samaîtresse. – Madame, je ne puis faire cela !… je n’osepas faire cela ! – Tu ne cours aucun risque ; j’ai monplan pour écarter tout soupçon, tout danger de découverte pour moi,tout danger de découverte pour toi. Beppa répète : –Je ne puis pas… je n’ose pas faire cela ! Les yeux deRosemonda lancent des éclairs de colère. Elle prend dans lecorsage de sa robe… »
Dexter s’arrêta au milieu de sa phrase, noncomme un homme embarrassé, mais comme un homme qui a perdu touteidée.
Fallait-il l’aider à retrouver le fil de sonrécit ? Ou n’était-il pas plus sage, si cela était possible,de garder le silence ?
Je pouvais entrevoir clairement le but de sonhistoire. Ce but, sous le couvert d’un roman italien, était d’allerau-devant de l’objection sans réplique, que je ne pouvais manquerde lui faire : – Quelle raison aurait eue la femme de chambrede Mme Beauly, pour charger sa conscience d’unmeurtre ? S’il pouvait indirectement répondre à cette questionen découvrant un motif que je serais obligée d’admettre, ilarrivait à ses fins. Cette enquête, que je m’étais juré depoursuivre, cette enquête qui, à tout moment pouvait se porterdirectement sur lui, serait, en ce cas, détournée du vrai coupablepour s’égarer sur une personne à côté. L’innocente femme de chambrepouvait défier mes plus actives perquisitions, et Dexter setrouverait à l’abri derrière elle.
Je me déterminai à lui laisser du temps ;pas un mot ne sortit de mes lèvres.
Les minutes se succédèrent. J’attendais avecla plus vive anxiété. Le moment était critique et difficile. SiDexter réussissait à inventer un motif plausible et à l’exprimerclairement, le dessein qu’il se proposait avec son histoire étaitatteint, il me prouvait, par ce fait seul, qu’il lui restait uneréserve de puissance intellectuelle que n’avait pas su voir l’œilexercé du médecin écossais. Mais la question était :arrivera-t-il au but ?
Il y arriva ! Non par un moyen bien neufet bien convaincant, et non sans un effort visiblement pénible.Néanmoins, bien ou mal, il arriva à trouver une raison à l’acte dela femme de chambre.
Après sa longue pause, il poursuivitainsi :
« Rosemonda prend dans le corsage desa robe un papier écrit qu’elle déplie. – Regardececi, dit-elle. Beppa jette les yeux sur le papier, et, denouveau, tombe aux pieds de sa maîtresse, dans unparoxysme d’horreur et de désespoir. Rosemonda est enpossession d’un honteux secret de la vie passée de sa femme dechambre ; elle peut lui dire : – Choisis entre cesdeux alternatives : ou subis une révélation qui te déshonoreet déshonore à jamais tes parents ; ou prends sur toi dem’obéir. Beppa pourrait accepter le déshonneur s’il ne devaitatteindre qu’elle seule. Mais ses parents sont d’honnêtesgens ; elle ne peut déshonorer ses parents. Elle estentraînée vers le dernier refuge qui lui est offert. Iln’y a pas d’espoir d’attendrir le cœur de Rosemonda ; sa seuleressource est de soulever des difficultés. Elle s’efforce demontrer les obstacles qui se dressent entre elle et le crime qu’onveut lui faire commettre. – Madame ! madame !comment puis-je faire cela, pendant que la garde est là et peut mevoir ? Rosemonda réplique : – Quelquefois lagarde s’endort ; quelquefois la garde s’absente. Beppainsiste : – Madame ! la porte est toujours fermée etla garde emporte la clef… »
La clef ! Je pensai aussitôt à la clefperdue à Gleninch. Dexter y avait-il pensé également ? Ils’était évidemment arrêté quand le mot lui était échappé. Je medéterminai à donner le signal convenu. J’appuyai mon coude sur lebras de mon fauteuil et je me mis à jouer avec ma boucle d’oreille.Benjamin prit aussitôt son crayon et disposa son agenda de manièreà ce qu’Ariel ne pût rien voir, s’il lui arrivait de porter sonregard de son côté.
Nous attendîmes jusqu’à ce qu’il plût àMiserrimus de continuer. Il se passa un assez long intervalle. Ilporta encore la main à son front. Un voile de plus en plus épaissemblait obscurcir ses yeux. Quand il reprit la parole, ce ne futpas pour reprendre son récit ; ce fut pour faire unequestion.
« Où en étais-je resté ? »demanda-t-il.
Mon espérance s’évanouissait aussi vitequ’elle était née. Je lui répondis néanmoins, sans laisser paraîtreaucun changement dans mes manières :
« Vous en êtes resté au moment où Beppaparlait à Rosemonda.
– Oui, oui, s’écria-t-il ; mais quelui disait-elle ?
– Elle disait : « La porte esttoujours fermée et la garde emporte la clef. »
Il se pencha vivement en avant sur sachaise.
« Non ! fit-il avec véhémence. Vousvous trompez. La clef ?… C’est absurde ! Je n’ai pasdit : la clef !
– Je le croyais, monsieur Dexter.
– Jamais ! Je ne l’ai pas dit. J’aidit autre chose. Vous aurez oublié ! »
Je me retins de discuter avec Dexter dans lacrainte de ce qui pouvait s’en suivre. Nous attendîmes de nouveau.Benjamin, triste et docile, avait mis par écrit les questions etles réponses échangées entre moi et Dexter. Il tenait machinalementson agenda ouvert et son crayon à la main, tout prêt à poursuivre.Ariel, lourdement soumise à l’influence du vin tant que la voix deDexter arrivait à son oreille, se sentait mal à l’aise quand lesilence s’établissait. Elle promena autour d’elle des yeuxinquiets, et son regard s’arrêta sur son Maître.
Il était assis, silencieux, sa main à sa tête,cherchant à rassembler ses pensées vagabondes, essayant de trouverune lueur dans l’obscurité qui l’environnait.
« Maître ! s’écria-t-elle, d’un tonplaintif, et l’histoire ?
Dexter tressaillit comme s’il avait étébrusquement arraché au sommeil ; il secoua la tête avecimpatience comme s’il cherchait à se débarrasser de quelqueoppression qui pesait sur lui.
« Patience !… patience !…dit-il, l’histoire va reprendre. »
Il s’y mit en désespéré, ramassant le premierfil qui pouvait le remettre sur la voie, sans s’arrêter à cherchersi c’était le bon ou le mauvais. Il reprit :
« Beppa, à genoux, fondit en larmes,et dit… »
Il s’arrêta court, regardant autour de luiavec des yeux égarés.
« Quel nom ai-je donné à l’autrefemme ? demanda-t-il, sans adresser la question ni à moi, ni àquelque autre des personnes présentes, et comme s’il se ledemandait à lui-même.
– Vous avez appelé l’autre femmeRosemonda, » dis-je.
Au son de ma voix, ses yeux se tournèrentlentement de mon côté, sans pourtant se fixer sur moi. Mornes etabsorbés, vagues et immobiles, ses yeux semblaient arrêtés sur unobjet perdu au loin. Sa voix aussi, dans le peu de mots qu’il avaitprononcés, était étrangement altérée ; il avait laissé tomberles syllabes lourdement, sans accentuation, d’un ton monotone.J’avais entendu quelque chose de semblable quand je veillais auchevet de mon mari dans ses moments de délire, et que son espritaffaibli n’avait pas conscience de ses paroles. La fin de Dexterétait-elle donc si proche ?
« Je l’ai appelée Rosemonda, répéta-t-il,et j’ai appelé l’autre ?… »
Il s’arrêta encore.
« Vous avez appelé l’autre Beppa. »lui dis-je.
Ariel le regardait en ouvrant les yeux d’unair étonné. Elle le tira avec impatience par la manche de sajaquette, pour attirer son attention.
« Est-ce là l’histoire,Maître ? » demanda-t-elle.
Il lui répondit sans la regarder, les yeuxtoujours fixés comme sur quelque objet lointain :
« C’est l’histoire. Mais pourquoiRosemonda et pourquoi Beppa ? Pourquoi pas maîtresse et femmede chambre, c’est bien plus facile de se rappeler, maîtresse etfemme de chambre ?… »
Il hésita, il s’agita, comme pour essayer dese redresser sur sa chaise. Puis il sembla revenir à lui.
« Qu’avait pu dire la femme de chambre àsa maîtresse ? Quoi ?… quoi ?… quoi ?… »murmura-t-il.
Et il hésita encore. Alors une lueur semblasoudain pénétrer dans son esprit. Était-ce quelque idée nouvellequi venait de le frapper, où était-ce le fil de sa pensée premièrequ’il était parvenu à ressaisir ? C’est ce qu’il seraitimpossible de dire. Quoi qu’il en soit, il se mit tout à coup àdébiter rapidement ces étranges paroles :
« La lettre, dit la femme dechambre, la lettre… Oh ! mon cœur ! Chaque mot estun poignard. Un poignard dans mon cœur. La lettre ! Horrible,horrible lettre ! »
De quoi, au nom du ciel, voulait-il parler,que signifiaient ces mots-là ?
Était-ce sous l’impression d’un vague etincomplet souvenir des événements passés accomplis à Gleninch,qu’il poursuivait son histoire ? Dans le naufrage de sesautres facultés, la mémoire était-elle la dernière à sombrer ?La vérité, la terrible vérité se dégagerait-elle, par quelque vaguelueur, au milieu des ombres qui envahissaient son cerveau avantl’éclipse totale ? Je ne respirais plus. Une horreur sans nomfaisait frissonner tout mon corps.
Benjamin, le crayon à la main, me jeta unregard d’avertissement. Ariel était calme et satisfaite.
« Continuez, Maître ! dit-elle,j’aime ça !… j’aime ça !… Continuezl’histoire. »
Il continua, comme quelqu’un qui parle dansson sommeil.
« La femme de chambre dit à lamaîtresse… Non, c’est la maîtresse qui dit à la femme dechambre : – Montre-lui la lettre ; il le faut !… ille faut !… La femme de chambre dit : – Non, ilne faut pas faire cela ! Il ne faut pas la lui montrer. C’estabsurde. Laissons-le souffrir. Nous pouvons le tirer d’affaire, enla montrant. Non. Laissez les choses arriver à la pire extrémité.Alors, montrez-la. La maîtresse dit… »
Il fit une nouvelle pause et agita vivement samain devant ses yeux, comme pour chasser une vision confuse ou unbrouillard.
« Qui a dit les derniers mots ?reprit-il, la maîtresse ou la femme de chambre ? Lamaîtresse ?… Non, c’est la femme de chambre qui parle, àvoix haute, d’un ton décidé : – Allonsdrôles, éloignez-vous de cette table. Le Journal est là. Numéro 9Caldershaws. Demandez Dandie. Vous n’aurez pas le Journal. Que jevous dise un secret à l’oreille. Le Journal le fera pendre !Comment osez-vous toucher à mon fauteuil ? Mon fauteuil, c’estmoi ! Comment osez-vous porter la main surmoi ? »
Ces derniers mots furent un trait de lumière.Je les avais lus au compte-rendu du procès, dans la déposition desofficiers du sheriff. Miserrimus avait prononcé ces parolestextuelles, quand il avait vainement voulu empêcher les officiersde justice de s’emparer des papiers de mon mari, et quand ilsavaient poussé sa chaise roulante hors de la chambre. Il n’y avaitplus à en douter, c’était le mystère de Gleninch qui étaitmaintenant l’obsession de sa mémoire. Les dernières lueurs de sapensée, de plus en plus obscures, se concentraient dans un cerclede plus en plus étroit sur le mystère de Gleninch.
Ariel le réveilla encore. Elle était sanspitié pour lui ; à toute force elle voulait entendre toutel’histoire.
« Pourquoi vous arrêtez-vous,Maître ? Continuez !… continuez !… dites vite ce quela Maîtresse dit à la femme de chambre. »
Il fit entendre un rire affaibli et essaya del’imiter.
« Que dit la maîtresse à la femme dechambre ?…, » répéta-t-il.
Son rire s’éteignit, et il reprit la paroled’un air de plus en plus égaré et en précipitant de plus en plusson débit.
« La maîtresse dit à la femme dechambre : – Nous l’avons tiré du péril ;qu’allons-nous faire de la lettre ? Brûle-la à l’instant. Pasde feu dans l’âtre. Pas d’allumettes dans la boîte. La maison estsens dessus dessous. Tous les domestiques sont partis,déchire-la ; jettes-en les morceaux aux vieux papiers. Partiepour toujours. Oh ! Sarah !… Sarah !… Sarah !…Partie pour toujours !… »
Ariel battit des mains et chercha à l’imiter àson tour.
« Oh ! Sarah !… Sarah !…Sarah !… partie pour toujours !… c’est superbe,Maître ! mais qu’est-ce que c’était que cetteSarah ? »
Les lèvres de Dexter s’agitèrent ; maissa voix était si faible que c’est à peine si je pus l’entendre. Ilrevenait encore à son mélancolique refrain.
« La femme de chambre dit à lamaîtresse… Non, la maîtresse dit à la femme dechambre… »
Puis il s’arrêta court, et se redressant sursa chaise, il agita ses mains au-dessus de sa tête et partit d’unéclat de rire terrible.
« Ah !… ah !… ah !…ah !… comme c’est drôle !… Pourquoi ne riez-vouspas ?… C’est amusant… amusant… amusant !… Ah !…ah !… ah !… ah !… »
Il retomba sur le dossier de sa chaise. Sonbruyant et effrayant éclat de rire s’éteignit dans un sanglotétouffé. Il respira longuement et avec peine ; ses yeux sansregard se fixèrent sur le plafond, et il resta les lèvresentrouvertes par un sourire idiot. Némésis apparaissait. L’arrêtprononcé contre lui s’accomplissait. La nuit était venue.
Oh ! la pitié alors fut en moi la plusforte. Mon enquête, la recherche de la vérité, le but de ma vie,l’horreur même de l’effroyable spectacle que j’avais devant lesyeux, tout s’effaça devant le sentiment d’une profonde compassionpour ce malheureux si cruellement frappé. Je me dressai sur mespieds, ne voyant rien, ne pensant à rien qu’au pauvre êtredésespéré qui était devant moi. Je m’élançai pour le soutenir, pourle ranimer, pour le rappeler à lui, si la chose était encorepossible. Mais, au premier pas que je fis, je sentis une main seposer sur mon épaule et me tirer vivement en arrière.
« Êtes-vous aveugle ? s’écriaBenjamin en m’entraînant vers la porte. Regardez ! »
Je regardai dans la direction qu’ilm’indiquait.
Ariel avait été plus prompte que moi. Elleavait redressé son maître sur sa chaise. D’un bras, elle lemaintenait ; de l’autre, elle brandissait un casse-tête indienqu’elle avait détaché d’un trophée d’armes orientales qui décoraitle mur à côté de la cheminée. Cette créature était transformée. Sesyeux brillaient comme ceux d’un animal sauvage, ses dentsgrinçaient, dans l’accès de frénésie qui s’était emparé d’elle.
« C’est vous qui avez fait cela ! mecria-t-elle en brandissant son casse-tête avec fureur autour de satête. Approchez, et je vous broie la cervelle, je fais une bouilliede votre chair, je ne vous laisse pas un osentier ! »
Benjamin, me tenant toujours d’une main,ouvrit la porte de l’autre. Je le laissai faire tout ce qu’ilvoulait ; Ariel me fascinait, je ne voyais qu’Ariel. Sa fureurs’éteignit quand elle nous vit battre en retraite. Elle laissatomber son casse-tête ; elle entoura Dexter de ses bras, luiappuyant la tête sur sa poitrine, et elle se mit à pleurer et àsangloter sur lui.
« Maître !… Maître !… Elle nevous tourmentera plus. Liez-moi comme d’habitude. Dites :Ariel, tu es une brute ! Redevenez vous-même. »
Benjamin m’entraîna de force dans la chambrevoisine. J’entendis un long cri de douleur poussé par la pauvrecréature, qui aimait son Maître avec la fidélité d’un chien et ledévouement d’une femme. La lourde porte se referma sur nous.J’étais dans la silencieuse antichambre, pleurant sur l’affreuxspectacle auquel je venais d’assister, m’appuyant sur mon bon etvieil ami, sans plus de force et de volonté qu’un enfant.
Benjamin fit tourner la clef dans laserrure.
« Rien ne sert de pleurer, me dit-ildoucement ; vous feriez mieux, Valéria, de remercier Dieud’avoir pu sortir saine et sauve de cette chambre. Allons, venezavec moi. »
Il retira de la serrure la clef qu’il emporta,et me fit descendre dans le vestibule. Après un moment deréflexion, il ouvrit la porte extérieure. Le jardinier étaittoujours tranquillement à l’ouvrage dans le jardin.
« Votre maître est malade, lui ditBenjamin, et la femme qui le soigne a perdu la tête… Si elle ajamais eu une tête à perdre. Où demeure le docteur le plusvoisin ? »
Le dévouement de l’homme se manifesta commes’était manifesté celui de la femme, sous une forme grossière etviolente. Il lança sa bêche au loin, en poussant un formidablejuron.
« Le Maître malade !… s’écria-t-il.Je vais chercher le docteur. Je le ramènerai plus vite queça !
– Dites au docteur d’amener un homme aveclui, ajouta Benjamin. Il aura besoin d’aide. »
Le jardinier se retourna d’un aircourroucé.
« Je suis un homme, dit-il ;personne ne l’aidera que moi. »
Il nous quitta. Je m’assis sur l’une deschaises du vestibule, et je fis tous mes efforts pour reprendre moncalme. Benjamin marchait de long en large, plongé dans sespensées.
« Tous les deux fous de lui ! sedisait tout haut à lui-même mon vieil ami. Moitié singe, moitiéhomme, et tous les deux fous de lui ! C’estinconcevable ! »
Le jardinier revint avec le docteur, un hommecalme, au teint brun, à l’air résolu. Benjamin s’avança à leurrencontre.
« J’ai la clef de la galerie,dit-il ; dois-je monter avec vous ? »
Sans répondre, le docteur tira Benjamin àl’écart dans un coin du vestibule. Tous deux causèrent ensemble. Àla fin de leur entretien, le docteur dit :
« Donnez-moi la clef ; vous neseriez d’aucune utilité ; vous ne feriez qu’irriter cettefemme. »
Sur ces mots, il fit signe au jardinier.Celui-ci s’apprêtait à le guider et à monter devant lui l’escalier,quand je m’aventurai à arrêter le docteur.
« Puis-je rester dans ce vestibule,monsieur ?… Je suis anxieuse de savoir comment se termineracet accès. »
Il me regarda un moment avant de répondre.
« Vous feriez mieux de rentrer chez vous,me dit-il. Le jardinier connaît-il votre adresse ?
– Oui, monsieur.
– Très-bien ! je vous ferai savoirdes nouvelles par le jardinier. Suivez mon conseil, rentrez chezvous. »
Benjamin mit mon bras sous le sien. Jeregardai en arrière et je vis le docteur et le jardinier monterensemble l’escalier.
« N’écoutons pas le docteur, dis-je, àBenjamin tout bas, attendons dans le jardin.
– Désobéir au docteur ! parexemple ! s’écria Benjamin ; j’entends et je veux vousramener à la maison ! »
Je regardai avec étonnement mon vieil ami.Lui, la douceur et la docilité même, quand l’énergie n’était pasnécessaire, il révéla alors une vigueur et une décision que je nelui soupçonnais pas. Il m’emmena bel et bien à travers le jardin etme fit monter dans notre fiacre, que nous avions gardé et qui nousattendait à la grille.
En chemin, Benjamin tira son agenda.
« Que faut-il faire des insanités quej’ai écrites là ? demanda-t-il.
– Avez-vous donc tout transcrit ?repris-je un peu étonnée.
– Quand j’accepte une tâche, jel’accomplis, répliqua Benjamin. Vous n’avez pas donné une fois lesignal… vous n’avez pas remué votre chaise, et j’ai tout écrit motpour mot… tout. Que faut-il faire ?… Jeter ça par laportière ?
– Me le donner !
– Et qu’allez-vous en faire,vous ?
– Je n’en sais rien encore. Je ledemanderai à M. Playmore. »
En effet, par le courrier du soir, et bien queje n’eusse guère ma pensée à moi, j’écrivis à M. Playmore. Jelui rendais compte de ce qui s’était passé et je lui demandais leplus tôt possible son concours et ses conseils.
Les notes prises par Benjamin sur son agendaavaient été en partie écrites sténographiquement, et dans cesconditions ne pouvaient m’être d’une grande utilité. Je priaiBenjamin d’en faire deux copies mises au net, et j’enfermai l’unede ces copies dans la lettre à M. Playmore. Quant à l’autre,j’eus soin, en me couchant, de la placer sur ma table de nuit.
Pendant les longues heures de la nuit où seprolongea ma veille, je lus et je relus les derniers mots tombés dela bouche de Miserrimus Dexter. Était-il possible de les entendredans un sens utile ? Tout d’abord elles semblaient défiertoute interprétation raisonnable. Après de longs et vains effortspour arriver à la solution d’un problème insoluble, je fis ce quej’aurais dû faire tout de suite, je replaçai le papier sur matable, désespérant d’y rien comprendre. Où étaient maintenant meschimériques visions, mes volontés, mes espérances ? Évanouies,évaporées. Restait-il la plus faible chance que Dexter revint à laraison ? Je me rappelais trop bien ce que j’avais vu pourconserver une telle illusion. Les dernières lignes du rapportmédical que j’avais lu dans le cabinet de M. Playmorerevinrent à ma mémoire, dans le silence de la nuit :« Quand la catastrophe sera arrivée, ses amis ne devront pasnourrir le moindre espoir de guérison ; l’équilibre une foisrompu, sera rompu pour la vie. »
La confirmation de la terrible sentence portéesur Dexter par le docteur ne mit pas un long temps à me parvenir.Le lendemain matin, le jardinier m’apportait un billet contenantles informations que le médecin avait promis de m’envoyer.
Miserrimus Dexter et Ariel étaient encore oùje les avais laissés la veille, dans la grande galerie. Les soinséclairés ne leur manquaient pas, en attendant la décision du plusproche parent de Dexter, un frère plus jeune que lui, qui habitaitla province, et qu’on avait averti par un télégramme. Il n’avaitpas été possible de séparer la fidèle Ariel de son maître, à moinsd’avoir recours aux moyens coercitifs mis en usage dans les cas defolie furieuse. Le docteur et le jardinier, tous deux hommesrobustes, n’avaient pas réussi à venir à bout de la pauvrecréature, quand ils avaient essayé de l’éloigner. Dès qu’ils luieurent permis de retourner près de son Maître, sa frénésies’apaisa. Elle restait parfaitement calme et satisfaite, du momentqu’on la laissait à ses pieds et les yeux fixés sur lui.
Quelque tristes que fussent ces détails, ceuxqui se rapportaient à Dexter lui-même étaient plus navrantsencore.
« Mon malade est dans un état absolud’imbécillité, » disait en termes exprès la lettre dudocteur.
Le jardinier, dans son simple récit, meconfirma la triste nouvelle. Miserrimus Dexter était absolumentinconscient du dévouement d’Ariel, et ne paraissait même pass’apercevoir de sa présence. Des heures durant il demeuraitimmobile au fond de son fauteuil, dans un état de complèteléthargie. Il montrait l’instinct d’un animal pour la nourriture,et l’avidité d’un animal pour manger et pour boire autantd’aliments et de boisson qu’il en pouvait obtenir et qu’on voulaitlui en donner. C’était tout.
« Ce matin, me dit l’honnête jardinier,nous avons cru qu’il allait se réveiller un peu. Il regardait toutautour de lui et faisait des drôles de signes avec ses mains. Maisje ne pouvais comprendre ce qu’il voulait dire. Elle, la pauvrecréature, elle l’a compris. Elle est allée lui chercher sa harpe etlui a mis les mains dessus. Bah ! c’était bien inutile. Il n’apas été plus capable d’en jouer que je ne l’aurais été, moi. Il afait résonner les cordes au hasard, et puis il a fait la grimace ense parlant à lui-même. Non, il ne périra jamais. Tout le monde peutvoir ça, sans le jugement des docteurs. Il a du plaisir àmanger ; après ça, plus rien. Le mieux qui puisse lui arriver,c’est que le Seigneur le rappelle à lui. C’est tout ce qu’on peutdire. Adieu, madame. »
Il partit les yeux pleins de larmes, et il melaissa, je dois l’avouer, avec des larmes dans les yeux.
Mais, une heure plus tard, arrivaient desnouvelles qui me ranimèrent. Je reçus un télégramme deM. Playmore conçu en ces termes :
« Obligé de partir pour Londres parl’express du soir. Attendez-moi à déjeuner demain matin. »
Le lendemain, à l’heure dite, l’homme de loivenait prendre place à notre table. Ses premières paroles meremplirent de surprise et de joie. Il ne partageait pas le moins dumonde le sentiment de découragement avec lequel j’envisageais leschoses.
« Assurément, dit-il, vous avez encore desérieux obstacles à vaincre. Mais je ne serais pas venu ici, avantde m’occuper des affaires professionnelles qui m’appellent àLondres, si les notes de M. Benjamin n’avaient pas produit unetrès-profonde impression sur mon esprit. Pour la première fois jedirai que vous avez en main de réelles chances de succès. Pour lapremière fois je me crois en droit, sous certaines restrictions, devous offrir mon appui. Ce misérable être, dans l’affaiblissement deson intelligence, a fait ce qu’il n’aurait jamais fait tant qu’ilaurait été en possession de sa raison et de son astuce : ilnous a permis d’entrevoir de précieuses lueurs de la vérité.
– Êtes-vous sûr que ce soit bien lavérité ?
– Oui, c’est la vérité, sur deux pointsimportants. Sa mémoire, ainsi que vous le supposiez, est ladernière faculté qui ait survécu en lui et la dernière qui aitrésisté à l’effort qu’il faisait pour dire son histoire. Je croisque c’est sa mémoire qui a parlé, sans qu’il en eût conscience,dans tout ce qu’il a dit, quand, vers la fin de son récit, il luiest échappé cette allusion à la lettre.
– Mais, qu’est-ce que c’est que cetteallusion à la lettre ? demandai-je. Pour ma part, je reste surce point en pleines ténèbres.
– Moi aussi, répondit M. Playmore.Le principal obstacle, parmi ceux que j’entrevois, gît précisémentdans cette lettre. La défunte Mme Eustache doit yêtre pour quelque chose. Sans quoi Dexter n’en aurait pas parlé,comme d’un poignard dans son cœur ; Dexter n’aurait jamaismêlé son nom à ce qu’il a dit de cette lettre déchirée, dont onaurait jeté les fragments. Je suis conduit avec quelque certitude àcette première conclusion. Mais je ne puis aller au delà. Je n’aipas plus que vous idée de la personne qui avait écrit cette lettreet de ce que cette lettre pouvait contenir. S’il y a pour nous unechance au monde d’arriver à cette découverte, probablement la plusimportante de toutes, nous aurons à faire nos premières recherchesà mille lieues d’ici. Pour parler plus clairement, chère madame, ilfaudra envoyer en Amérique. »
Cette déclaration, comme bien on pense, mesaisit de surprise. Pourquoi fallait-il envoyer en Amérique ?J’attendis avec une vive impatience l’explication deM. Playmore.
« Il dépendra de vous, continua-t-il,quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous dire, de décider sivous voulez faire la dépense d’envoyer un homme à New-York. Je puistrouver l’homme qui convient pour le but que nous nous proposons,et j’estime la dépense, y compris un télégramme…
– Ne vous inquiétez jamais de ladépense ! m’écriai-je, perdant toute patience devant cettefaçon éminemment écossaise de donner l’importance et la priorité àla question d’argent. Je n’ai nul souci de la dépense, je nem’inquiète que de savoir ce que vous avez découvert. »
M. Playmore eut un sourire qui signifiaitclairement :
« Elle n’a nul souci de la dépense !comme c’est bien d’une femme ! »
J’aurais pu répliquer :
« Il pense à la dépense avant tout, commec’est bien d’un Écossais ! »
Mais, dans l’état des choses, j’étais tropanxieuse pour avoir de l’esprit. Je me contentai de tambourineravec mes doigts sur la table, et de dire :
« Parlez !…parlez !… »
M. Playmore prit la copie mise au net desnotes de Benjamin, et me montra, et me relut ces mots, dans ladernière partie des notes :
« Qu’allons-nous faire de lalettre ? – Brûle-la à l’instant, – Pas de feu dans l’âtre. –Pas d’allumettes dans la boîte. – La maison est sans dessusdessous. – Tous les domestiques sont partis… »
« Comprenez-vous réellement ce que cesmots veulent dire ? demandai-je.
– En me reportant en arrière dans messouvenirs, je comprends parfaitement ce que ces mots veulentdire.
– Et pouvez-vous me les faire comprendreà moi-même ?
– Facilement. Dans ces phrasesinintelligibles Dexter a fidèlement rappelé certains faits. Je n’aiqu’à vous faire connaître ces faits, et vous serez aussi éclairéeque moi-même. À l’époque du procès, dit-il, votre mari, chèremadame, me surprit et m’affligea, en insistant pour le renvoiimmédiat de tous les domestiques employés à Gleninch. Je reçus pourinstructions de leur payer un trimestre de leurs gages d’avance, deleur délivrer d’excellents certificats que leur moralité et leursbons services méritaient d’ailleurs, et de leur notifier de quitterla maison dans le délai d’une heure. Le motif qui faisait agirEustache était celui-là même qui détermina sa conduite envers vous,« Si je dois jamais revenir à Gleninch, » me dit-il,« je ne puis me retrouver en face de mes honnêtes serviteurs,quand j’aurai passé, comme accusé de meurtre, par l’infamie d’unprocès criminel. » Telle était sa raison. Rien de ce que jepus dire au pauvre garçon ne parvint à ébranler sa résolution. Jecongédiai donc les domestiques. N’ayant qu’une heure devant eux,ils laissèrent leur ouvrage sans être fait. Les seules personnesaux soins de qui resta confié Gleninch, habitaient aux extrémitésdu parc ; c’étaient le concierge, safemme et sa fille. Ledernier jour du procès, je dis à la fille de faire de son mieuxpour mettre les chambres en état. Elle était pleine de bonnevolonté, mais elle était assez incapable. Il ne pouvait pas luientrer dans la tête de préparer les feux de manière à ce qu’il n’yeût qu’à les allumer, de regarnir les boîtes d’allumettes, quiétaient vides, etc. Les mots dits par Dexter avaient trait, sansaucun doute, à l’état d’abandon de la maison, quand il est revenud’Édimbourg à Gleninch, avec Eustache et sa mère. Qu’il ait déchiréla lettre mystérieuse dans sa chambre à coucher, ne trouvant sousla main aucun moyen de la brûler, et qu’il en ait jeté les morceauxdans le panier aux vieux papiers, telle semble être la conclusionla plus naturelle à tirer de ce que nous savons. Dans tous les cas,on n’a pas laissé à Dexter beaucoup de loisir. Tout a été fait à lahâte dans cette journée ; Eustache et sa mère, accompagnés parDexter, partirent pour l’Angleterre, le même soir, par le train denuit. C’est moi-même qui fermai la maison et qui remis les clefs auconcierge. Il était entendu qu’il prendrait soin de tenir en bonétat de conservation les salons de réception du rez-de-chaussée, etque sa femme et sa fille se partageraient les soins à donner auxchambres des étages supérieurs. Hier, au reçu de votre lettre, jeme suis rendu tout de suite à Gleninch, pour questionner la vieillefemme sur les chambres à coucher, et tout spécialement sur celle deDexter. Elle s’est rappelé l’époque où la maison avait été fermée,en l’associant dans son souvenir à celle où elle avait été retenueau lit par une attaque de sciatique. Elle est sûre de n’avoir paspassé le seuil de sa loge pendant une semaine au moins, après queGleninch fut laissé sous leur garde, à son mari et à elle. Tout cequi a été fait pour aérer les chambres et les mettre en bon état depropreté durant sa maladie, c’est sa fille qui l’a fait. C’estelle, elle seule, qui a dû balayer les ordures qui se trouvaientsur le parquet de la chambre de Dexter. Pas un vestige de papierdéchiré, je puis le certifier, ne reste aujourd’hui dans aucun coinde cette chambre. Cette fille a-t-elle trouvé les morceaux de lalettre ? Et si elle les a trouvés, qu’en a-t-elle fait ?Telles sont, si vous le jugez bon, les questions pour lesquellesnous aurions à envoyer, à mille lieues d’ici, quelqu’un quisechargerait de les transmettre et d’en rapporter la réponse. Etcela par l’excellente raison que la fille du concierge s’estmariée, il y a plus d’un an, et qu’elle est allée avec son maris’établir à New-York. C’est à vous, maintenant, madame, de déciderce qu’il convient de faire. Dieu me garde de vous influencer enfaisant briller à vos yeux de fausses espérances et de vous donnerla tentation de gaspiller inutilement votre argent. Dites-vous bienque, même dans le cas où cette femme se rappellerait ce qu’elle afait des morceaux de papier, il y a cent à parier contre unqu’après un si long temps écoulé, nous ne retrouverons pas lamoindre parcelle des papiers. Ne vous hâtez donc pas de prendre unedécision. J’ai affaire dans la Cité… je puis vous donner toute lajournée pour réfléchir.
– Envoyez l’homme en Amérique par lepremier paquebot, telle est ma décision immédiate, monsieurPlaymore ; vous n’avez pas besoin d’attendre. »
Il secoua la tête avec une expression desérieuse désapprobation pour ma vivacité. Dans ma première entrevueavec lui, la question n’avait pas été touchée. C’était maintenant,pour la première fois, que j’avais occasion de faire connaissanceavec le côté purement écossais de son caractère.
« Mais vous ne savez même pas ce que celavous coûtera ! s’écria-t-il, en tirant son agenda avec l’aird’un homme aussi surpris que scandalisé. Attendez que j’aie fait letotal, en monnaie anglaise et américaine.
– Je ne puis attendre. Je suis toute àmon anxiété… toute à mon espérance… toute à cette idée que noussommes sur la voie de nouvelles découvertes. »
Sans tenir compte de mon interruption, ils’était mis à ses calculs.
« L’homme prendra un billet de secondeclasse, un billet d’aller et retour. Très-bien. Son billet comprendla nourriture, et comme, Dieu merci ! c’est un homme sobre, ilne gaspillera pas d’argent en consommation de liqueurs à bord.Arrivé à New-York, il ira se loger dans un hôtel allemand, un hôtelà bon marché, et où je sais de bonne source qu’il pourra avoir latable et le logement a raison de… »
Ma patience était à bout ; je pris monlivre de chèques dans le tiroir de la table, je l’ouvris, et je misma signature au bas d’un chèque en blanc, que je lui tendis.
« Remplissez-le pour la somme qui seranécessaire à cet homme, et, pour l’amour du ciel, revenons àDexter. »
M. Playmore se renversa dans son fauteuilet leva sa main et ses yeux vers le plafond. Je ne me laissainullement toucher par ce solennel rappel à la puissance méconnue del’arithmétique, et de l’argent, et j’insistai pour obtenir denouveaux éclaircissements.
« Allons ! soit ! soupira-t-il.Écoutez donc ceci, reprit-il, en lisant les notes prises parBenjamin : Numéro 9, Caldershaws. DemanderDandie. Vous n’aurez pas le Journal. Que je vous dise un secret àl’oreille : le Journal le fera pendre. »
– Oui, c’est singulier, repris-je.Comment Dexter pouvait-il savoir ce qu’il y avait dans leJournal de mon mari ? Et que voulait-il dire parnuméro 9, Caldershaws, et le reste ? Sont-ce des faitsencore ?
– Des faits encore, réponditM. Playmore ; des faits mêlés les uns avec les autres,comme vous pouvez vous en apercevoir, mais des faits de tout pointspositifs. Caldershaws, vous devez le savoir, est un quartier malfamé d’Édimbourg. L’un de mes clercs, en qui j’ai toute confiance,m’a offert d’aller s’enquérir de Dandie au n° 9. C’était uneaffaire épineuse sous tous les rapports. Mon clerc prit avec luiune personne connue dans le quartier. Le n° 9 se trouve être,ostensiblement, une boutique pour la vente et l’achat des vieuxchiffons et des vieilles ferrailles ; mais Dandie étaitsoupçonné d’exercer secrètement une autre industrie, celle dereceleur d’objets volés. Grâce à l’influence de son compagnon,appuyée par l’offre d’une banknote… elle pourra être portée sur lanote des dépenses en Amérique… mon clerc réussit à faire parler cethomme. Sans entrer dans des détails inutiles, voici, en substance,le résultat obtenu. Quinze ou vingt jours avant la date du décès deMme Eustache, Dandie fit deux clés sur desempreintes en cire qui lui avaient été fournies par un clientinconnu. Le mystère qu’observait l’agent de cette négociationinspira quelque défiance à Dandie. Il fit secrètement épier cethomme avant de livrer les clés, et il acquit la certitude que sonvéritable client était Miserrimus Dexter. Attendez encore un peu,je n’ai pas tout dit. Rapprochez ce renseignement del’incompréhensible connaissance que Dexter avait du Journal devotre mari, et vous arrivez à un résultat évident : c’est queles empreintes envoyées à la boutique du marchand de vieillesferrailles, de M. Caldershaws, avaient été prises par unvoleur sur les clefs du Journal même et du tiroir de latable qui le renfermait. J’ai mes idées à moi sur les révélationsqui sont encore à obtenir si cette filière est bien suivie. Mais nevous en préoccupez pas pour le moment. Dexter, je vous le redisencore, a sa part de responsabilité dans la mort de la premièreMme Eustache. Comment et dans quelle mesure cemalheureux Dexter est-il responsable ? c’est là une premièrequestion à se poser. Je crois que vous êtes en bonne voie pourrésoudre celle-là et les autres. Bien plus, je vous dis maintenantce que je ne me serais pas aventuré à vous accorderjusqu’ici : c’est un devoir pour vous, un devoir tant enversla justice qu’envers votre mari, de faire éclater la vérité augrand jour. Quant aux obstacles que vous pourrez rencontrer, je nepense pas qu’ils vous arrêtent. On triomphe, en fin de compte, desplus grandes difficultés, par l’alliance de la patience, de larésolution… et de l’économie. »
Après avoir fortement accentué ce dernier mot,mon digne conseiller, songeant à la fuite du temps et aux affairesprofessionnelles qui le réclamaient, se leva pour prendre congé demoi.
« Un mot encore, lui dis-je, au moment oùil me tendait la main ; est-ce que vous pourrez faire en sortede voir Miserrimus Dexter avant de repartir pour Édimbourg ?D’après ce que le Jardinier m’a dit, son frère doit être auprès delui maintenant ; ce serait un soulagement pour moi d’avoir desnouvelles plus récentes de lui, et de les avoir par vous.
– Il entre dans le cercle des affairesqui m’amènent à Londres, de le voir, dit M. Playmore ;mais, songez-y bien, je ne garde pour lui aucun espoir derétablissement. Je veux seulement m’assurer que son frère a lesmoyens et la volonté de prendre soin de lui. Quant à ce qui nousintéresse, madame Eustache, croyez bien que ce malheureux homme adit tout ce qu’il avait à dire. »
Il ouvrit la porte, s’arrêta, réfléchit, etrevint à moi.
« En ce qui touche la question de l’envoid’un agent en Amérique, reprit-il, je me propose d’avoir l’honneurde vous soumettre un petit devis…
– Oh ! monsieur Playmore !
– Un petit devis écrit, madame Eustache,des dépenses nécessaires ou utiles. Vous serez assez bonne pourl’examiner, en faisant, en vue de l’économie, les observations queson examen vous suggérera à vous-même. Et si vous approuvez mesévaluations, vous serez assez bonne pour remplir le chèque en blancque vous avez signé, en inscrivant en lettres et en chiffres lasomme jugée indispensable… Non, madame, non, reprit-il, maconscience ne me permet pas d’emporter une pièce aussi élastique etaussi imprudente que l’est un chèque en blanc. C’est un mépriscomplet, sous la forme d’une petite bande de papier, des premièreslois imposées par la prudence et l’économie, et l’accepter seraitme mettre en contradiction avec les principes qui ont été la règlede toute mon existence. Je ne puis me soumettre à une tellecontradiction. Adieu, madame Eustache… adieu. »
Il laissa mon chèque sur la table, me fit unprofond salut, et se retira. Parmi les étranges manifestations dela bêtise humaine qui s’offrent journellement à nos regards,assurément une des moins excusables, est celle qui, à notre époquepersiste à s’étonner de voir les Écossais si bien réussir dans lavie !
Le même soir, je reçus, par les mains d’unclerc, le devis promis.
C’était un document tout à faitcaractéristique. Les dépenses étaient rigoureusement calculées à unshilling, à un penny près, et les instructions de notre infortunémessager, en ce qui touchait ses dépenses personnelles, lesréduisaient à une parcimonie telle, que la vie en Amérique nepouvait lui être que péniblement à charge. Par commisération pource pauvre homme, je pris la liberté, dans ma réponse àM. Playmore, d’augmenter un peu les chiffres indiqués commedevant figurer dans le chèque. J’aurais dû mieux savoir à quij’avais affaire. M. Playmore me répondit pour m’informer quenotre émissaire était parti, et il m’envoya un reçu en bonne forme,avec l’argent représentant le surplus de la somme que j’avais crudevoir ajouter à son évaluation.
En quelques lignes écrites à la hâte, il mefaisait part du résultat de sa visite à Miserrimus Dexter.
Il n’y avait aucune amélioration, aucunchangement dans son état. M. Dexter, le frère, était arrivé,accompagné d’un médecin spécialiste. Le nouveau docteur s’étaitrefusé à donner une opinion positive, avant d’avoir eu tout letemps d’examiner et d’étudier le cas qui lui était soumis. Enconséquence, il avait été décidé, que Miserrimus serait transportédans une maison d’aliénés dont le docteur était le propriétaire,aussitôt que les dispositions à prendre pour recevoir le maladeauraient été complétées. La seule difficulté qui se présentaitétait relative à la fidèle créature qui n’avait quitté son Maîtreni jour ni nuit, depuis la catastrophe. Ariel n’avait point d’amiset point d’argent. Il ne fallait pas s’attendre à ce que lepropriétaire de l’asile spécial la reçût, sans le payement de larétribution accoutumée, et M. Dexter, le frère, n’était pasassez riche pour se charger de cette dépense. Sa séparation forcéedu seul être qu’elle aimait et son transport dans un des asilespublics ouverts à la pauvreté, telle était la perspective quiattendait cette infortunée créature, à moins que quelqu’unn’intervînt en sa faveur avant la fin de la semaine.
Dans ces circonstances, le bonM. Playmore, faisant céder les droits de l’économie devantceux de l’humanité, proposa d’ouvrir une souscription et offrit des’inscrire libéralement en tête.
J’aurais écrit en pure perte tout ce quiprécède s’il m’était nécessaire d’ajouter que j’envoyaiimmédiatement une lettre à M. Dexter, le frère, dans laquelleje déclarai prendre à ma charge toutes les dépenses que necouvrirait pas la souscription, à la condition qu’Ariel suivraitMiserrimus lorsqu’il serait transporté à l’asile. Ce point me futfacilement concédé. Mais on souleva de graves objections quand jedemandai qu’il fût permis à Ariel de donner ses soins à son Maîtredans l’asile, comme elle le faisait chez lui. Les règlements del’établissement s’y opposaient ; c’était, du reste, la loiconstamment suivie partout ; etc., etc. Néanmoins, à force depersévérance, et en employant tous les moyens de persuasion, jegagnai assez de terrain pour arriver à une concession raisonnable.Durant certaines heures du jour, et sous certaines restrictions,Ariel aurait le privilège de veiller sur son maître dans sachambre, et de l’accompagner quand il serait conduit dans sa chaiseroulante, pour prendre l’air au jardin. Pour rendre hommage àl’humanité, qu’on me permette d’ajouter que la responsabilité quej’avais acceptée ne fut pas très-onéreuse pour ma bourse. Grâce àBenjamin, qui s’était chargé de la faire circuler, notre liste desouscription eut un plein succès. Les amis, et même des étrangers,ouvrirent leur cœur et leur bourse au récit de la touchantehistoire d’Ariel.
Le jour qui suivit la visite deM. Playmore m’apporta des nouvelles d’Espagne, dans une lettrede ma belle-mère. Décrire ce que je ressentis à la lecture despremières lignes serait simplement impossible. LaissonsMme Macallan parler à ma place.
Voici ce qu’elle écrivait :
« Préparez-vous, ma chère Valéria, à unedélicieuse surprise. Eustache a justifié ma confiance en lui. Quandil reviendra en Angleterre, il reviendra… si vous le voulez bien… àsa femme.
« Cette résolution, je me hâte de vous endonner l’assurance, n’a été provoquée par aucun effort de ma part.Elle est toute spontanée et uniquement due à la reconnaissance et àl’amour de votre mari.
« Dès qu’il a été en état de m’entendre,je lui ai appris que vous étiez venue veiller sur lui et l’entourerde vos plus doux soins, et, dès qu’il a été en état de parler,voici les premiers mots qu’il m’a dits : – Si je vis et qu’àmon retour en Angleterre j’aille voir Valéria, pensez-vous qu’elleme pardonne ? Nous ne pouvons, ma chère enfant, que vouslaisser libre de faire vous-même la réponse à cette question. Sivous nous aimez, envoyez-nous-la vite, par le retour ducourrier.
« Je vous avoue que, moi, j’ai retardé dequelques jours l’envoi de ma lettre. Vous ne m’en voudrez pas quandvous songerez qu’Eustache est bien faible encore et ne parlequ’avec difficulté. Je voulais lui donner tout le temps de la mûreréflexion et vous avertir franchement s’il était survenu quelquechangement dans sa résolution.
« Trois jours se sont passés, et il n’apas varié dans son sentiment. Il n’a plus qu’une pensée et qu’unrêve : il aspire au moment qui le réunira à vous.
« Mais ce n’est pas là tout ce que vousdevez savoir et tout ce que je dois vous dire.
« Quelque grands que soient leschangements apportés en lui par le temps et la souffrance, il n’y anul changement dans l’aversion, dans l’horreur, devrais-je diremême, avec laquelle il envisage votre idée de provoquer unenouvelle enquête sur les circonstances qui se rattachent à la mortlamentable de sa première femme. Vous avez beau n’être évidemmentanimée que du désir de servir ses intérêts, cette considération nesaurait modifier en rien sa manière de voir.
« – A-t-elle renoncé à cette idée ?Êtes-vous positivement sûre qu’elle a renoncé à cette idée ?telle est la question qu’il ne cesse de m’adresser.
« J’ai répondu… pouvais-je faireautrement dans le triste état de santé où il est encore ?…j’ai répondu de manière à le calmer et à le satisfaire. Je lui aidit : Tranquillisez-vous l’esprit à ce sujet. Valéria n’a pasautre chose à faire qu’à renoncer à son dessein : lesobstacles qu’elle a rencontrés ont été reconnus insurmontables, etont triomphé de sa résolution.
« C’était, vous vous le rappelez, ce queje croyais réellement devoir arriver, quand nous nous sommesentretenues de ce pénible sujet ; et je n’ai rien appris devous, depuis ce temps, qui tende à ébranler le moins du monde maconviction.
« Si j’ai été bien inspirée, comme jeprie Dieu que cela soit, en prenant le parti que j’ai pris, vousn’avez qu’à confirmer mon dire dans votre réponse, et tout serapour le mieux.
« Dans le cas contraire, c’est-à-dire si,par impossible, vous vouliez persévérer encore dans votre projetdésespéré, alors ne vous faites pas d’illusion sur ce qui devras’ensuivre ; dites-vous bien qu’en heurtant le sentiment siprofond d’Eustache sur ce sujet, vous annulez tous les bons effetsqu’ont produits dans son cœur sa reconnaissance, son repentir etson amour ; dites-vous bien… c’est ma conviction intime… quevous ne le reverrez jamais.
« Je m’exprime avec énergie dans votreintérêt, ma chère enfant, et pour votre bien. Lorsque vous merépondrez, joignez à votre lettre quelques lignes pourEustache.
« Quant à la date de notre départ, il estencore impossible de vous la fixer d’une manière positive. Eustachese rétablit très-lentement : le docteur ne lui a pas encorepermis de quitter son lit ; et, quand nous nous mettrons enroute, nous devrons voyager à petites journées. Ce n’est donc pasavant six semaines, au plus tôt, que nous pouvons espérer revoirnotre chère Angleterre.
« Affectueusement à vous.
« CATHERINE MACALLAN ».
Après la lecture de cette lettre, je fispendant quelque temps des efforts infructueux pour ramener le calmedans mon esprit. Dans ce même moment, l’émissaire auquel nousavions confié le soin de poursuivre notre enquête, traversaitl’Océan, en route vers l’Amérique.
Que fallait-il faire ?
J’hésitai. Cela semblera blâmable peut-être.Il est certain que j’hésitai. Cependant, il n’y avait réellementpas nécessité de me décider à la hâte ; j’avais devant moitoute la journée.
Je sortis et j’allai faire une promenadesolitaire pour retourner dans mon esprit la question sous toutesses faces. Je rentrai à la maison, et je continuai mes réflexionsau coin du feu. Offenser et repousser mon bien aimé mari quand ilrevenait à moi ; quand, de sa propre volonté, il revenaitrepentant, c’était ce qu’une femme animée de mes sentiments nepouvait dans aucun cas se décider à faire. Et pourtant, d’un autrecôté, comment, ô mon Dieu, abandonner ma grande entreprise, dansl’instant même où le sage et prudent M. Playmore entrevoyaitune tette perspective de succès qu’il s’était offert de lui-même àme prêter son assistance ? Placée entre ces deux cruellesalternatives, laquelle pouvais-je choisir ? Je ne choisis nil’une ni l’autre. Qu’on veuille bien considérer la faiblessehumaine, et qu’on ait quelque indulgence pour la mienne ! Deuxséduisants esprits malins, la Ruse et le Mensonge, me prirentdoucement par la main et me dirent tout bas de leurs voixpersuasives : « Ne te compromets ni dans l’une ni dansl’autre voie ; écris tout juste ce qu’il faut pour calmer tabelle-mère et pour contenter ton mari. Tu as du temps devant toi.Le temps peut se faire ton allié et te tirer d’embarras. »
Abominables conseils ! je les écoutaipourtant, hélas ! moi qui avais été bien élevée et aurais dûavoir de meilleurs sentiments. Vous qui lisez cette honteuseconfession, vous eussiez été mieux inspirés. Vous n’êtes pas rangésdans la catégorie des misérables pécheurs du Livre de Prières.
Que j’aie au moins la vertu de dire lavérité ! En écrivant à ma belle-mère je l’informai qu’il avaitété jugé nécessaire de faire transporter Dexter dans une maisond’aliénés ; mais je la laissai tirer, elle-même, lesconclusions de ce fait, sans l’éclairer par le moindrerenseignement additionnel. Dans le même esprit, je dis à mon mariune partie de la vérité, rien de plus. Je lui dis que je luipardonnais de tout cœur… ce qui était vrai. Je lui dis qu’ilpouvait venir à moi et que je le recevrais, les bras ouverts, cequi était encore profondément sincère. Pour le reste, laissez-moidire avec Hamlet :
… Le reste est le silence.
Après avoir fait partir ces deux affreuseslettres, je me sentis incapable de rester en place, et j’éprouvaile besoin de changer d’air. Il fallait attendre huit ou neuf joursavant de pouvoir espérer un télégramme de New-York. Je résolus dequitter, pour quelque temps, mon cher et admirable Benjamin, etd’aller revoir mon ancienne demeure dans le Nord, le presbytère demon oncle. Mon voyage en Espagne, pour aller soigner mon mari,avait rétabli la paix entre moi et mes dignes parents, et j’avaispromis d’aller leur demander l’hospitalité aussitôt qu’il me seraitpossible de quitter Londres.
Ce fut, à tout prendre, un temps heureux quecelui que je passai dans ces lieux si pleins de souvenirs. J’allairevoir le sentier du bord de la rivière, où Eustache et moi nousnous étions rencontrés pour la première fois. Je me promenai sur lapelouse, et j’errai dans les allées bordées de massifs d’arbustes,où nous avions tant de fois marché côte à côte, où nous nous étionssi souvent entretenus de nos inquiétudes, où si souvent nous lesavions oubliées dans un baiser. Comme nos existences avaient ététristement et étrangement séparées depuis ! Comme il étaitencore incertain, le sort que nous réservait l’avenir !
Les gens et les choses au milieu desquelles jevivais avaient pour mon cœur un effet adoucissant, élevaient monesprit. Je me reprochais, et me reprochais amèrement de n’avoir pasécrit plus longuement et plus franchement à Eustache. Pourquoiavais-je hésité à lui sacrifier mes espérances et mes intérêts dansmes recherches futures ? Il n’avait point hésité, lui, lepauvre garçon… sa première pensée avait été pour safemme !
J’avais passé une quinzaine de jours chez mononcle, sans recevoir de nouvelles de M. Playmore, quand unelettre arriva enfin, qui me causa un désappointementindescriptible. Un télégramme de notre émissaire nous informait quela fille du concierge de Gleninch avait quitté New-York avec sonmari et que notre messager s’occupait de retrouver leurstraces.
Je n’avais pas autre chose à faire qu’àattendre patiemment, avec l’espoir de recevoir de meilleuresnouvelles. Je restai dans le Nord, d’après le conseil deM. Playmore, de façon à ne pas me trouver à une grandedistance d’Édimbourg, pour le cas où il aurait besoin decommuniquer directement avec moi. Trois longues semaines d’attentes’écoulèrent encore, avant qu’une seconde lettre me parvînt. Cettefois, il était impossible de dire si les nouvelles étaient bonnesou mauvaises, elles étaient simplement ahurissantes.M. Playmore, lui-même, en demeura stupéfait. Voici lesquelques mots étranges… limités dans leur nombre, probablement parraison d’économie… qui nous parvinrent sous forme d’un télégrammeadressé par notre agent en Amérique :
« – FOUILLEZ LE TAS D’ORDURES, À GLENINCH ».
La lettre de M. Playmore, qui contenaitle télégramme extraordinaire de notre agent, était loin d’exprimerles pressentiments de succès que l’honnête jurisconsulte avaitlaissé entrevoir chez Benjamin.
« Si le télégramme signifie quelquechose, » écrivait-il, « il signifie que les morceaux dela lettre déchirée ont été jetés dans le seau de la bonne avec lapoussière, les cendres, et le reste des balayures de la chambre, etque ce seau a été vidé dans le tas d’ordures de Gleninch. Depuis cetemps, la masse des ordures, entassée par le balayage périodiquedes chambres, durant une période de trois années, y compris lescendres provenant des feux entretenus pendant presque toute l’annéedans la bibliothèque et la galerie des tableaux, doit avoir étéversée sur le tas d’ordures et avoir enterré les précieux morceauxde papier plus profondément de jour en jour. Même si nous avons lachance de retrouver ces fragments, pouvons-nous, après un temps silong, espérer les retrouver dans un état de conservation suffisant,et cela justement pour l’écriture ? Je serais charméd’apprendre, et s’il se peut par le prochain courrier, quelle estlà-dessus votre impression. Si vous jugez convenable de venir meconsulter personnellement à Édimbourg, ce sera du temps d’épargnédans un moment où le temps est pour nous si précieux. Tant que vousrésiderez chez votre oncle, vous vous trouverez à une distanced’Édimbourg qui rend les communications faciles ; songez-ybien. »
J’y songeai, et très-sérieusement. La premièrequestion que j’avais à examiner était celle qui concernait monmari.
Le départ de la mère et du fils avait été silongtemps retardé par les ordres du médecin, que les voyageursn’avaient pu encore pousser leur voyage de retour plus loin queBordeaux, d’où j’avais reçu, il y avait trois ou quatre jours, lesdernières nouvelles de Mme Macallan. Néanmoins,tout en tenant compte d’un certain temps de repos à Bordeaux, et dela lenteur avec laquelle ils seraient forcés de voyager ensuite, jedevais m’attendre à les voir arriver en Angleterre avant que nousayons pu recevoir une nouvelle lettre de notre agent en Amérique.Comment pourrais-je, dans cette situation, me rendre auprès de monconseiller à Édimbourg, après avoir rejoint mon mari àLondres ! le problème n’était pas facile à résoudre. Le partile plus sage et le meilleur me parut être de dire franchement àM. Playmore que je n’étais plus maîtresse de mes mouvements,et que ce qu’il aurait de mieux à faire serait de m’adresser saprochaine lettre au domicile de Benjamin.
En écrivant à M. Playmore, j’avais à luifaire part de mes idées personnelles, au sujet de la lettredéchirée.
Dans les dernières années de la vie de monpère, j’avais voyagé avec lui en Italie, et j’avais admiré dans lemusée de Naples les merveilleux restes du temps passé découvertsdans les ruines de Pompéï. En vue de redonner courage àM. Playmore, je lui rappelai que l’éruption qui avait engloutila ville avait conservé pendant plus de seize siècles les objetsles plus fragiles, tels que la paille dans laquelle des articles depoterie avaient été empaquetés, les peintures décorant lesmurailles des maisons, les vêtements portés par les habitants, et,ce qui était plus remarquable que tout, un morceau d’ancienpapyrus, encore adhérent aux cendres volcaniques qui l’avaientrecouvert. Si ces découvertes avaient été faites après unintervalle de seize cents ans, sous cette énorme couche depoussière et de cendres, nous pouvions certainement garder l’espoirde trouver une préservation pareille, au bout de trois ou quatreannées, et sous ce petit monticule de cendres et de poussière. Enprenant pour acquis ce qui était peut-être douteux, que lesmorceaux de la lettre pourraient être retrouvés, ma convictionpersonnelle était que l’écriture en pouvait être quelque peudécolorée, mais devait certainement demeurer lisible.L’accumulation même des ordures, que déploraitM. Playmore, devait, au contraire, avoir servi àpréserver ces fragments de papier de la pluie et de l’humidité. Jeterminai ma lettre sur ces modestes avis, me trouvant pour unefois, grâce à mes voyages sur le Continent, en position deremontrer quelque chose à mon savant conseil.
Une autre journée se passa sans m’apporter desnouvelles des voyageurs.
Je commençais à être inquiète. Je fis mespréparatifs dans la nuit, et je résolus de partir pour Londres lelendemain, si dans l’intervalle il ne me parvenait aucun avis d’unchangement d’itinéraire dans le voyage deMme Macallan.
Le courrier du matin décida du parti quej’avais à prendre ; il m’apportait une lettre de mabelle-mère, qui ajoutait une date mémorable à mon calendrierdomestique.
Eustache et sa mère étaient parvenus jusqu’àParis. Mais une nécessité cruelle les avait contraints de s’arrêterlà. Les fatigues du voyage et les émotions anticipées que luicausait notre prochaine réunion, avaient été trop fortes pour monmari. C’est à grand’peine qu’il avait pu gagner Paris, et il étaitmaintenant cloué dans son lit par une rechute. Les médecins, cettefois, n’avaient pas de craintes pour sa vie, mais c’était à lacondition qu’il aurait la patience de se soumettre au repos le plusabsolu, pendant un temps assez long.
« Il dépend de vous, maintenant,Valéria, » écrivait Mme Macallan, « delui apporter la force et le courage dont il a besoin pour supporterce nouveau chagrin. Ne supposez pas un seul instant qu’il vous aitblâmée, qu’il ait seulement songé à vous blâmer, de m’avoir laisséeen Espagne, lorsqu’il a été déclaré hors de danger. – C’est moi quil’avais quittée, m’a-t-il dit, la première fois qu’il a étéquestion de cela entre nous, et ma femme a le droit d’attendre queje revienne près d’elle. Telles ont été ses paroles, et il a faittout son possible pour y conformer sa conduite. Mais retenu sansforce dans son lit, il vous demande maintenant d’accepterl’intention pour le fait et de venir le rejoindre à Paris. Je croisvous connaître assez, ma chère enfant, pour être sûre que vous leferez. Il ne me reste plus qu’à vous donner un dernier avis, avantde clore ma lettre. Évitez toute allusion, non-seulement au procèscriminel, vous le feriez de vous-même, mais encore à la propriétéde Gleninch. Vous comprendrez en quelles dispositions d’esprit ilest dans son abattement actuel, quand je vous dirai que je ne meserais jamais aventurée à vous inviter à nous répondre, si vous nem’aviez informée par votre lettre que vos visites à Dexter avaientcessé. Le croirez-vous ? son horreur de tout ce qui rappelleses anciens tourments est encore si vivace, qu’il me demandeaujourd’hui de consentir à la vente de notre maison deGleninch. »
Voilà ce que m’écrivait la mère d’Eustache.Mais elle ne s’était pas fiée entièrement à sa puissance depersuasion personnelle. Un petit papier, enfermé dans la lettre,contenait ces trois lignes, tracées au crayon… d’une main biendébile et accusant un bien pénible effort… par mon pauvre bien-aimélui-même :
« Je suis trop faible pour pousser plusloin mon voyage, Valéria. Viendrez-vous à moi et mepardonnerez-vous ? »
Après ces mots, quelques traits de crayonétaient tout à fait illisibles. Les deux phrases qu’il avait puécrire l’avaient épuisé.
Ce n’est pas me faire un bien grand mérite, jele sais ; mais ayant avoué mes torts quand j’ai mal agi, qu’ilme soit permis de le dire quand je rentre dans la bonne voie. Je medécidai à l’instant à renoncer à toute participation ultérieure auxtentatives faites pour retrouver la lettre déchirée. Si Eustache mele demandait je voulais avoir le droit de lui répondre :
« J’ai fait le sacrifice qui assure votretranquillité. Dans le moment où il était le plus dur de m’yrésigner, j’ai cédé par amour pour mon mari. »
La raison qui m’avait déterminée à revenir enAngleterre quand j’avais su que j’allais être mère aussi bien quej’étais sa femme légitime était encore présente à mon esprit quandje pris cette résolution. Le seul changement qui s’était opéré enmoi, c’est qu’à présent je considérais comme mon premier devoird’assurer le repos de mon mari. En faisant cette concession jen’abandonnais pas tout espoir. Eustache aurait aussi pour devoir deprouver de nouveau son innocence… ce serait le devoir du pèrevis-à-vis de son enfant.
J’écrivis de nouveau à M. Playmore cematin-là, pour lui annoncer le parti que je venais de prendre et marenonciation aux tentatives à faire pour découvrir le mystèreenfoui sous le tas d’ordures de Gleninch.
Il n’y a pas à déguiser ou à nier que mesesprits ne fussent abattus durant le voyage qui me ramenait àLondres.
Renoncer au but le plus cher de ma vie, aprèsavoir tant souffert pour le poursuivre et au moment où, selontoutes les apparences, j’étais si près de la réalisation de mesespérances, était mettre à une rude épreuve la fermeté d’une femmeet le sentiment qu’une femme peut avoir de ses devoirs. Néanmoinssi l’occasion s’en était offerte à moi je ne serais pas revenue surma lettre à M. Playmore.
« C’est une chose faite et que mon devoirm’ordonnait de faire, me disais-je. Un jour encore et je serairéconciliée avec cette idée, lorsque j’aurai donné un premierbaiser à mon mari. »
J’avais pris mes dispositions avec l’espoird’arriver à Londres à temps pour prendre l’express du soir deParis : mais le train qui m’amenait à Londres avait été mis enretard deux fois durant son long trajet, et force me fut d’allerpasser la nuit chez Benjamin et de remettre mon départ au lendemainmatin.
Je n’avais pas, naturellement, prévenu monvieil ami du changement survenu dans mes plans, et mon arrivée lesurprit. Je le trouvai dans son cabinet, devant une illuminationextraordinaire de lampes et de bougies, absorbé sur des petitsmorceaux de papier déchirés, éparpillés sur la table devantlui.
« Que faites-vous là, grandDieu ? » demandai-je.
Benjamin rougit… j’allais dire comme une jeunefille, mais les jeunes filles ne rougissent guère de nos jours.
« Rien !… rien !… dit-il toutconfus, ne faites pas attention. »
Il étendit la main pour débarrasser sa tabledes morceaux de papier. Un soupçon me vint soudain à l’esprit.J’arrêtai son mouvement.
« Vous avez reçu des nouvelles deM. Playmore ! m’écriai-je. Dites-moi la vérité, Benjamin…Est-ce oui ou non ? »
Benjamin rougit plus encore et dit :
« Oui.
– Où est sa lettre ?
– Je ne dois pas vous la communiquer,Valéria… »
Ceci, ai-je besoin de le dire ? m’inspirala détermination absolue de voir cette lettre. J’avais d’ailleursun excellent moyen de persuader à Benjamin qu’il pouvait me lamontrer, c’était de lui apprendre quel sacrifice je faisais pour meconformer aux désirs de mon mari.
« Je n’ai plus désormais voix au chapitresur cette question, ajoutai-je après lui avoir tout dit ; ildépend entièrement de M. Playmore de continuer ou d’abandonnerla partie, et c’est la dernière occasion qui me sera offerte dedécouvrir quelle est réellement sa pensée. Est-ce que je ne méritepas quelques égards ? Est-ce que je n’ai pas un peu le droitde demander à voir cette lettre ? »
Benjamin était trop surpris et trop content demoi, après ce que je venais de lui apprendre, pour être capable derésister à mes instances. Il me donna la lettre.
M. Playmore écrivait pour faireconfidentiellement appel à l’expérience de Benjamin comme homme decommerce. Dans le long cours de sa pratique des affaires, il avaitdû se rencontrer certains cas où des documents importants avaientété reconstitués, après avoir été déchirés, soit à dessein, soitpar accident. Si même son expérience personnelle lui faisait défautsous ce rapport, il pourrait facilement trouver à Londres quelquepersonne notoirement connue comme capable de donner de bons avis encette matière. Pour expliquer son étrange demande, M. Playmorerevenait sur les notes prises par Benjamin chez Miserrimus Dexter.Il l’informait de la sérieuse importance des divagations que, touten grommelant, il avait couchées sur le papier. La lettre seterminait par la recommandation de tenir secrète pour moi toute lacorrespondance ultérieure qui pourrait s’établir entre Benjamin etlui, et cela afin de ne pas entretenir dans mon esprit de faussesespérances.
Je compris alors le ton que mon digne conseilavait pris en m’écrivant. L’intérêt qu’il prenait à la découvertede la lettre était évidemment trop vivement excité pour ne pas luifaire un devoir de me le cacher, en prévision d’un échec possible.Ceci n’indiquait guère que M. Playmore fût disposé àinterrompre ses investigations, après que j’avais moi-même renoncéà y prendre une part active. Je regardai de nouveau les fragmentsde papier épars sur la table de Benjamin avec un intérêt que jen’avais pas encore ressenti.
« A-t-on donc trouvé déjà quelque chose àGleninch ? demandai-je.
– Non, dit Benjamin ; je m’essayaisseulement avec une de mes lettres, avant d’écrire àM. Playmore.
– Ah ! c’est vous-même qui avezdéchiré la lettre, alors ?
– Oui, et, pour que les morceaux soientplus difficiles à réunir, je les ai longtemps secoués dans unpanier. C’est bien enfantin, ma chère, à mon âge ! »
Il s’arrêta, comme honteux de lui-même.
« Eh ! bien, continuai-je, avez-vousréussi à reconstituer votre lettre ?
– Ce n’est pas très-aisé, Valéria. Maisj’avais déjà commencé. C’est le même principe que dans lecasse-tête, une espèce de jeu auquel on nous amusait quand nousétions enfants. Obtenez seulement un point central exact, le restetrouve sa place en plus ou moins de temps. Je vous en prie,Valéria, ne parlez de ceci à personne. On dirait que je suis tombéen enfance. Penser que ces stupidités, prises à la volée sur monagenda, se trouvent après tout avoir un sens ! Je n’ai reçu lalettre de M. Playmore que ce matin et, je rougis de le dire,je n’ai pas fait autre chose, depuis, que de recommencer sans finmes essais sur mes lettres déchirées. Vous n’en soufflerez mot àâme qui vive, n’est-ce pas, Valéria ? »
Pour toute réponse, j’embrassai le digne hommeavec effusion. Maintenant qu’il avait perdu son calme habituel etqu’il avait subi l’effet contagieux de mon enthousiasme, jel’aimais plus que jamais !
Mais je n’étais pas tout à fait heureuse,quoiqu’affectant de le paraître. Malgré tous mes efforts pourlutter contre cette pensée, je me sentais un peu mortifiée quand jesongeais que j’avais renoncé à toute participation à la recherchede la lettre, dans un moment comme celui-ci. Ma seule consolationétait de songer à Eustache. Mon seul moyen de soutenir mon courageétait de tenir mon esprit absorbé, autant que possible, par lesperspectives de bonheur intérieur qui s’offraient maintenant à moi.De ce côté, du moins, il n’y avait pas de mécompte àredouter ; de ce côté je pouvais me sentir convaincue d’avoirtriomphé. Mon mari était revenu à moi de sa propre volonté. Iln’avait pas cédé à l’évidence des preuves, il avait cédé aux doucesinfluences de sa reconnaissance et de son amour. Et moi, je luiavais rendu mon cœur, non parce que j’avais fait des découvertesqui ne lui laissaient d’autre alternative que de revenir vivre avecmoi, mais parce que je le savais en meilleures dispositionsd’esprit, parce que je l’aimais, parce que j’avais en lui uneconfiance sans réserve. Un tel résultat ne valait-il pas qu’on lepayât par quelque sacrifice ? Rien n’était plus évident, rienn’était plus incontestable ! et cependant je me sentais aufond un peu triste. Mais bah ! le remède était au bout d’unejournée de voyage. Plus tôt je serais près d’Eustache, mieux celavaudrait.
De bonne heure, le lendemain matin, je quittaiLondres pour Paris, par le train de marée. Benjamin m’accompagna àl’embarcadère.
« J’écrirai à Édimbourg par le courrierd’aujourd’hui, dit-il avant que le train se mette enmouvement ; je crois pouvoir trouver l’homme dontM. Playmore a besoin pour l’aider, s’il se décide à poursuivreses recherches. Avez-vous quelque chose à lui faire dire,Valéria ?
– Non ; tout est fini pour moi, dece côté. Je n’ai rien de plus à dire.
– Devrai-je vous écrire comment leschoses se sont terminées, si M. Playmore tente l’expérience àGleninch ?
– Oui… oui !… répondis-je avecempressement, mais avec une certaine amertume. Oui, écrivez-moi, etdites-moi si l’expérience échoue. »
Mon vieil ami sourit. Il me connaissait mieuxque je ne me connaissais moi-même.
« Très-bien ! dit-il d’un tonrésigné. Je connais l’adresse du correspondant de vos banquiers àParis. Vous aurez à vous rendre chez lui pour y prendre del’argent, ma chère ; vous y trouverez une lettre de moi, aumoment où vous vous y attendrez le moins. Donnez-moi des nouvellesde votre mari. Adieu !… que la bénédiction du ciel vousaccompagne !… »
Le soir même j’étais rendue à Eustache.
Il était trop faible, le pauvre ami, pourpouvoir même soulever sa tête de dessus l’oreiller. Jem’agenouillai près de son lit et je l’embrassai. Ses yeux voilés delangueur brillèrent du feu de la vie lorsque mes lèvres touchèrentles siennes.
« Ah ! maintenant, murmura-t-il, jevais essayer de vivre, par amour pour vous ! »
Ma belle-mère, par délicatesse, nous avaitlaissés ensemble, Eustache et moi. Quand il m’accueillit par cettedouce et chère bienvenue, par ce souhait de vivre pour l’amour demoi, la tentation de lui apprendre la nouvelle espérance qui étaitvenue luire sur notre destinée commune fut trop forte pour que jepusse y résister.
« Eustache, dis-je, votre devoir estencore de vivre pour quelqu’un autre que moi.
– Entendez-vous parler de mamère ? » demanda-t-il.
Je posai ma tête sur sa poitrine, et je distout bas :
« J’entends parler de votreenfant. »
J’avais maintenant ma récompense pour tout ceque j’avais sacrifié. J’oubliai M. Playmore. J’oubliaiGleninch. Dans mes souvenirs, notre nouvelle lune de miel date dece jour.
Le temps s’écoula paisiblement, dans la rueécartée que nous habitions. Le bruit et le mouvement de la vieparisienne suivaient leur cours régulier, sans parvenir à nosoreilles et sans attirer notre attention. Par une progressionconstante, quoique lente, Eustache reprenait ses forces. Lesmédecins, après une brève consultation, l’avaient entièrementabandonné à moi.
« Vous êtes son meilleur médecin,avaient-ils dit. Plus vous le rendrez heureux, plus vite il serétablira. »
La calme monotonie de ma nouvelle existenceétait bien loin de me peser. Moi aussi, j’avais besoin de repos. Jen’avais pas de plaisirs, pas d’intérêts en dehors de la chambre demon mari.
Une fois, une seule fois, la tranquillesurface de nos existences fut légèrement effleurée par une allusionau passé. Quelque chose que j’avais dit accidentellement rappela àEustache notre dernière entrevue dans la maison du MajorFitz-David. Il revint, très-délicatement, sur ce que j’avais ditrelativement au verdict prononcé lors de son procès, et me donna àcomprendre qu’un mot de moi, confirmant ce que lui avait affirmé samère, tranquilliserait son esprit, une fois pour toutes et pourtoujours.
La réponse n’entraînait pour moi ni embarrasni difficultés. Je pouvais, comme je le fis, lui dire en toutesincérité que ses désirs étaient pour moi des lois. Mais il n’étaitguère, j’en ai peur, dans la nature d’une femme de se contenter decette simple réponse et d’en rester là. Il m’était bien dû, selonmoi, qu’Eustache fit aussi une concession et me tranquillisât à sontour. Comme c’était assez mon habitude, les paroles suivirent deprès le mouvement de ma pensée.
« Et vous, Eustache, demandai-je,êtes-vous tout à fait guéri de ces doutes cruels, qui, une foisdéjà, vous ont fait me quitter ? »
Sa réponse, comme il me le dit ensuite, me fitrougir de plaisir.
« Ah ! Valéria, je ne serais jamaisparti, si je vous avais connue alors, comme je vous connaismaintenant ! »
C’est ainsi que se dissipèrent les dernièresombres de défiance qui pouvaient obscurcir nos existences.
Le souvenir même des jours d’orage et detourments passés à Londres semblaient s’affaiblir dans ma mémoire.De nouveau nous étions amants, nous étions absorbés l’un dansl’autre, nous pouvions presque nous imaginer que notre mariage nedatait que d’un ou deux jours. Mais une dernière victoire merestait à remporter sur moi-même pour rendre mon bonheur complet.Je sentais encore, lorsque j’étais laissée à mes pensées,l’impatient désir de savoir s’il avait été donné suite, ou non, àla recherche de la lettre déchirée. Quelles étranges créatures noussommes ! Avec la possession de tout ce qu’une femme pouvaitdésirer pour être heureuse, j’étais prête à mettre mon bonheur enquestion, plutôt que de rester dans l’ignorance de ce qui sepassait à Gleninch ! J’aspirai à l’arrivée du jour où mabourse vide me donnerait une excuse pour me rendre chez lecorrespondant de mes banquiers et y recevoir les lettres quipouvaient s’y trouver à mon adresse.
Le jour venu, je ne perdis pas une heure,j’allai chercher mon argent : mais je ne songeais guère àl’argent ! j’avais l’esprit préoccupé d’une seulepensée : Benjamin m’avait-il ou ne m’avait-il pas écrit ?Mes yeux erraient sur les tables, sur les pupitres, cherchantfurtivement s’ils apercevraient des lettres quelque part. Je ne visrien de pareil. Mais un homme sortit d’un des bureaux, un hommebien laid, qui me parut bien beau, par l’admirable raison qu’iltenait une lettre à la main et qu’il me dit :
« Cette lettre est-elle pour vous,madame ? »
Un seul coup d’œil me suffit pour reconnaîtrel’écriture de Benjamin.
Avaient-ils tenté de retrouver la lettre…avaient-ils échoué dans leurs recherches ?
Un commis mit mon argent dans mon sac et meconduisit poliment jusqu’à la voiture de place qui m’attendait à laporte. Je ne me rappelle rien d’une façon distincte jusqu’au momentoù, dans le trajet pour revenir à notre logis, j’ouvris la lettrede Benjamin. Les premiers mots me mirent au fait. Le tas d’orduresavait été fouillé, et les morceaux de la lettre déchirée avaientété retrouvés !
J’éprouvai un étourdissement. Je fus obligéed’attendre un instant pour laisser mon agitation se calmer, avantde poursuivre ma lecture.
Quand je reportai mes yeux sur la lettre,après un court intervalle, mon regard tomba sur une phrase, près dela fin, qui me frappa de surprise.
Je fis arrêter le cocher à l’entrée de la rueoù nous demeurions, et je lui dis de me conduire au Bois deBoulogne. Il s’agissait de gagner assez de temps pendant le trajetpour lire avec attention la lettre et m’assurer si je devais, ounon, garder le secret sur cette lettre, avant de me retrouvervis-à-vis de mon mari et de sa mère.
Cette précaution prise, je lus en son entierle récit que mon bon Benjamin avait écrit pour moi avec le soin leplus minutieux. Ayant à parler de divers incidents, il commençait,avec sa méthode habituelle, par le rapport que notre agentd’Amérique avait envoyé par la poste.
Notre agent avait réussi à suivre la trace dela fille du concierge et de son mari et les avait retrouvés dansune petite ville des États de l’Ouest. La lettre d’introduction quelui avait remise M. Playmore lui procura une cordialeréception de la part des deux époux et leur patiente attentionquand il leur exposa le but de son voyage à traversl’Atlantique.
Ces premières questions n’amenèrent pas unrésultat très-satisfaisant. La femme se montra confuse et surprise,et, en apparence, incapable de faire des efforts utiles pour amenerquelque précision dans ses souvenirs. Le mari, heureusement, étaitun homme intelligent ; il prit notre agent à part et luidit :
« Je suis habitué à comprendre ma femme,mais vous n’arriverez jamais à vous faire comprendre d’elle.Dictez-moi exactement ce que vous ayez besoin de savoir, etlaissez-moi le soin de découvrir ce qu’elle se rappelle et cequ’elle a oublié. »
Cette proposition, très-sensée, fût acceptée.L’agent en attendit les résultats un jour et une nuit.
Le lendemain matin, de bonne heure, le marilui dit :
« Parlez à ma femme maintenant, et vousverrez qu’elle aura quelque chose à vous dire. Seulement,rappelez-vous bien ceci : Ne vous moquez pas d’elle si elleentre dans des détails insignifiants ; même avec moi elle estun peu honteuse quand cela lui arrive. Un homme, n’est-ce pas, n’yregarde pas de si près ! Écoutez-la tranquillement, laissez-laparler, et vous arriverez à vos fins. »
L’agent se conforma à ces instructions etarriva au résultat suivant :
La femme se rappelait parfaitement avoir étéenvoyée pour faire les chambres à coucher et les mettre en état,après que les maîtres eurent quitté Gleninch. Sa mère avait à cemoment une attaque de sciatique et ne pouvait aller avec elle, pourl’aider. Elle n’aimait pas trop à se trouver seule dans cettegrande maison, après ce qui y était arrivé. En se rendant à sonouvrage, elle rencontra deux enfants, les deux enfants d’un paysandu voisinage, qui jouaient dans le parc. M. Macallan étaittoujours très-bon pour ses pauvres tenanciers, et il n’empêchaitjamais les jeunes enfants de venir courir sur le gazon. Les deuxenfants la suivirent dans la maison ; elle les avait amenésavec elle parce qu’elle appréhendait de se trouver seule dans ceschambres abandonnées.
Elle commença son travail par le corridor oùse trouvaient les chambres d’amis, laissant la chambre de l’autrecorridor, celle où il y avait eu une morte, pour s’en occuper endernier.
Elle n’eut que peu de chose à faire dans lesdeux premières chambres. Quand elle eut balayé les planchers etnettoyé les âtres, il n’y avait pas assez d’ordures pour remplir,même à moitié, le seau qu’elle avait apporté. Les enfants lasuivaient et, tout bien considéré, lui furent une utile compagniedans cette maison déserte.
La troisième chambre, celle qui avait étéoccupée par Miserrimus Dexter, était dans un bien plus mauvais étatque les deux autres et avait grand besoin d’être nettoyée. Elle neprenait pas beaucoup garde aux enfants, absorbée qu’elle était parson travail. Elle avait balayé les saletés qui couvraient le tapis,les débris de charbon et les cendres qui remplissaient la cheminée,et elle avait déposé le tout dans le seau, quand son attention futrappelée sur les enfants, en entendant pleurer l’un d’eux.
Elle regarda dans la chambre sans lesdécouvrir tout d’abord.
Sur un nouveau cri, elle aperçut les enfantssous une table, dans un coin de la chambre. Le plus petit des deuxs’était fourré dans le panier où se jetaient les papiers inutiles.L’aîné avait trouvé une vieille bouteille de gomme, avec un pinceaudans le bouchon, et il s’était mis gravement à peindre la figure deson frère avec ce qui restait de gomme dans la bouteille.Naturellement, le petit s’était débattu, le panier s’étaitrenversé, et c’est ce qui avait provoqué ses cris.
La crise prit fin par des moyens énergiques etrapides. La femme arrache la bouteille de gomme des mains del’aîné, lui donne une petite tape, remet le cadet sur ses jambes,et les conduit tous les deux dans un coin, avec un sévère avisd’avoir à se tenir tranquilles. Ceci fait, la femme balaya desmorceaux de papier déchiré que la chute du panier avait éparpilléssur le tapis et les rejeta dans le panier, en compagnie de labouteille de gomme. Elle alla chercher son seau, et y vida lecontenu du panier ; après quoi elle se rendit dans laquatrième chambre par laquelle elle termina son travail de lajournée.
Après avoir quitté la maison, suivie par lesenfants, elle porta le seau plein à l’endroit où on avait coutumede déposer les ordures, et le versa sur le tas ; puis ellereconduisit les enfants chez eux et revint près de sa mère.
Tel était le résultat de l’appel fait auxsouvenirs de cette femme sur les petits faits domestiques quis’étaient passés ce jour-là à Gleninch.
La conclusion qu’en tirait M. Playmoreétait celle-ci : Il y avait toutes les chances possiblesd’arriver à retrouver la lettre. Les morceaux de papier déchiré,placés au milieu du seau où ils avaient été jetés, devaient avoirété protégés, aussi bien en dessus qu’en dessous, quand le contenudu seau avait été versé sur le tas d’ordures.
Les semaines et les mois devaient avoircontribué à cette protection par l’accumulation des orduressuccessivement apportées sur le tas. Dans l’état d’abandon où étaitlaissé le jardin, on ne devait pas avoir dérangé le tas d’ordurespour en extraire du fumier. Il était donc resté là, intact, depuisque la famille avait quitté Gleninch jusqu’au moment présent. Là,enfouis quelque part dans les profondeurs du tas, les morceaux dela lettre devaient se retrouver encore !
Telles étaient les conclusions auxquellesétait arrivé l’homme de loi. Il avait immédiatement écrit àBenjamin pour les lui communiquer. Et là-dessus, qu’avait faitBenjamin ?
Après avoir mis à l’épreuve ses talents dereconstruction sur ses propres lettres, la perspectived’expérimenter sur la lettre mystérieuse avait été une tentationtrop puissante pour que l’excellent homme pût y résister.
« Je crois presque, ma chère, »écrivait-il, « que cette affaire, d’un si grand intérêt pourvous, m’a ensorcelé. Vous savez que j’ai le malheur d’être un hommeoisif. J’ai du temps, et de l’argent à dépenser… Et la fin de toutcela, c’est que je suis à Gleninch, occupé… sous ma responsabilitépersonnelle, mais avec l’approbation de M. Playmore… àfouiller le tas d’ordures. »
Ces lignes d’apologie étaient suivies de ladescription du champ de bataille où allait se concentrer sonaction, au moment où il l’avait visité pour la première fois.
Je passai cette description, mes souvenirs dulieu de la scène étaient trop vivaces pour avoir besoin d’êtreaidés. Je revoyais encore, à la douteuse clarté du soir, le peuséduisant monticule qui avait si bizarrement attiré mon attention àGleninch. J’entendais encore les paroles de M. Playmore,m’expliquant l’usage habituel auquel on réservait les tas d’orduresdans les maisons de campagne d’Écosse… Qu’est-ce que Benjamin,qu’est-ce que M. Playmore avaient fait ? Pour moi, toutl’intérêt du récit était là, et je me jetai avec avidité sur lespages suivantes qui, seules, me touchaient.
Comme de raison, mes amis avaient procédé avecméthode, ouvrant tout grand un de leurs yeux sur la questionlivres, shillings, et pence, et l’autre vers l’objet qu’ils avaienten vue. L’homme de loi avait trouvé en Benjamin ce qu’il n’avait putrouver en moi, un esprit plus analogue au sien, un meilleurappréciateur de la valeur d’un état de dépenses, mieux imbu decette idée que la plus rémunératrice de toutes les valeurs humainesest la vertu de l’économie.
À raison de tant par semaine, ils avaientengagé des hommes pour fouiller le monticule et tamiser lescendres. À raison de tant par semaine, ils avaient loué une tentepour abriter le tas d’ordures fouillé contre le vent et contre lapluie. À raison de tant par semaine, ils s’étaient assuré lesservices d’un jeune homme connu de Benjamin, lequel était employédans le laboratoire d’un professeur de chimie et s’était distinguépar une savante manipulation de papiers lors d’une poursuitecriminelle pour faux dirigée contre une maison bien connue deLondres. Ces préparations faites, ils se mirent à l’œuvre ;Benjamin et le jeune chimiste habitant à Gleninch, et se relayant àtour de rôle pour surveiller l’opération.
Trois jours de travail avec la pelle et lestamis ne produisirent aucun résultat de quelque importance. Maisl’affaire était entre les mains de deux hommes calmes, patients, etdéterminés. Ils ne se montrèrent pas découragés, et le travailcontinua.
Le quatrième jour, les premiers morceaux depapiers apparurent.
Après examen, ils furent reconnus être desfragments d’un prospectus commercial. Benjamin et le jeune chimistepersévérèrent avec un imperturbable sang-froid. Vers la fin de lajournée de travail, d’autres fragments de papier déchiré furenttrouvés. Ceux-ci étaient couverts d’écriture, M. Playmore, quiarrivait tous les soirs à Gleninch après ses affaires de la journéeterminées, fut consulté sur la valeur de cette nouvelle découverte.Après avoir attentivement étudié les morceaux, il déclara que lesportions mutilées de phrases qui lui étaient soumises avaient été,sans le moindre doute, écrites par la première femme d’EustacheMacallan !
Cette révélation excita au plus haut pointl’enthousiasme des chercheurs.
Les pelles et les tamis furent, à partir de cemoment, des ustensiles interdits. Quelque déplaisante que fût latâche, les mains seules devaient être employées dans l’explorationdu tas d’ordures. La première et la plus importante chose à faireétait de placer les morceaux de papier dans des boîtes de cartonpréparées à cet effet, et dans l’ordre où ils étaient trouvés. Lanuit vint, les travailleurs à gages furent renvoyés, et Benjamin etson collègue continuèrent à travailler à la lumière des lampes. Lesmorceaux de papier se présentaient maintenant par douzaines, aulieu de deux ou trois à la fois. Pendant un certain temps, larecherche continua à donner les mêmes heureux résultats. Puis lesmorceaux de papier cessèrent d’apparaître. Avaient-ils été tousretrouvés ou fallait-il continuer encore à fouiller lesordures ? Les légères couches de saletés furent enlevées avecprécaution, et cette opération fut suivie par la grande découvertede la journée. La bouteille de gomme, dont la fille du conciergeavait parlé, était sous leurs yeux ! et ce qui était plusprécieux encore, à cette bouteille adhéraient des morceaux depapier écrit, agglomérés en un petit paquet par les dernièresgouttes qui s’en étaient écoulées.
La scène se transporte maintenant dansl’intérieur de la maison. Les chercheurs sont installés devant lagrande table de la bibliothèque de Gleninch.
L’expérience acquise par Benjamin en jouant aucasse-tête pendant son enfance, se trouva être d’une grande utilitépour ses compagnons. Les morceaux de papier accidentellementtrouvés ensemble devaient, selon toutes les probabilités, pouvoirse rajuster les uns aux autres, et devaient être certainement lesfragments les plus faciles à reconstituer, comme centre pouvantservir de point de départ.
La délicate opération de séparer ces morceauxde papier et de les conserver dans l’ordre de leur adhérence lesuns aux autres fut confiée aux soins exercés du chimiste. Mais ladifficulté de sa tâche ne se bornait pas là. L’écriture, commed’habitude, couvrait les deux faces des morceaux de papier, et iln’y avait possibilité de les disposer, de façon à atteindre le butde reconstitution proposé, qu’en dédoublant chaque morceau, afind’obtenir une surface blanche sur laquelle il serait possibled’étendre la légère couche de gomme nécessaire pour réunir lesparcelles et faire reprendre à la lettre sa forme originaire.
Pour M. Playmore et pour Benjamin, lesuccès dans ces conditions désavantageuses semblait presquedésespéré. Leur habile collaborateur leur eut bientôt prouvé qu’ilsétaient dans l’erreur.
Il appela leur attention sur l’épaisseur dupapier, papier à lettre très-fort et de qualité supérieure, surlequel les caractères écrits avaient été tracés. Ce papier étaitune fois au moins plus épais que le papier sur lequel il avaitopéré quand il s’était acquitté de son expertise en matière defaux. Il était donc relativement aisé pour lui, aidé des moyensmatériels dont il disposait et des instruments indispensables qu’ilavait apportés de Londres, d’arriver à dédoubler les morceaux depapier, dans un espace de temps qui leur permettrait de commencerla reconstruction de la lettre cette nuit même.
Après ces explications, il se mit résolument àl’œuvre. Pendant que Benjamin et l’homme de loi étaient encoreoccupés à classer les morceaux de la lettre trouvée la première, etessayaient de les rapprocher, le chimiste avait déjà dédoublé laplus grande portion des morceaux confiés à ses soins et étaitparvenu à reconstituer exactement cinq ou six phrases de la lettre,sur une feuille de carton préparée à cet effet.
M. Playmore et Benjamin examinèrent avecavidité les phrases reconstruites.
L’opération était correctement faite ; lesens était parfaitement clair. Le premier résultat obtenu étaitassez remarquable pour les récompenser de tous leurs efforts. Lesformes de langage employées indiquaient pleinement la personne àlaquelle la défunte Mme Eustache avait adressé salettre.
Cette personne était mon mari.
Et cette lettre adressée à mon mari, s’ilfallait s’en rapporter à la plus claire évidence, était la lettremême qui avait été détournée et tenue secrète par Miserrimus Dexterjusqu’après l’issue du procès criminel, et qu’il avait ensuite crudétruire en la déchirant.
Telles étaient les découvertes faites aumoment où Benjamin m’écrivait. Il était sur le point de mettre salettre à la poste, quand M. Playmore lui avait conseillé d’endifférer l’envoi de trois ou quatre jours, pour garder la chanced’avoir quelque chose de plus à m’apprendre.
« C’est à elle que nous devons cesrésultats, avait dit l’homme de loi. Sans sa résolution, sans sapersévérance, sans son influence sur Miserrimus Dexter, nousn’aurions jamais découvert ce que le tas d’ordures de Gleninch nouscachait ; nous n’aurions jamais entrevu même une lueur de lavérité. Elle a les premiers droits à être complètementinformée. »
La lettre de Benjamin avait donc été gardéependant trois jours, à l’expiration desquels elle avait été repriseà la hâte. Elle s’achevait en termes qui me causèrent uneindescriptible anxiété.
« Le chimiste avance rapidement dans sapart de travail, et j’ai réussi à reconstituer une portion de lalettre déchirée présentant un sens. L’examen de ce que le chimistea obtenu et de ce que j’ai obtenu moi-même nous a amenés à desurprenantes conclusions. À moins que M. Playmore et moi, nesoyons complètement dans l’erreur, Dieu veuille qu’il en soitainsi ! il y a sérieuse nécessité pour vous à garderstrictement secrète la reconstruction de la lettre pour tous ceuxqui vous entourent. Les découvertes suggérées par ce qui est mis enlumière sont si douloureuses et si effrayantes que je ne puisprendre sur moi d’aborder ce sujet, tant que je n’y serai pasabsolument forcé. Pardonnez-moi, je vous prie, de venir jeter letrouble dans votre esprit par de telles nouvelles. Nous serons dansla nécessité de vous consulter tôt ou tard sur cette affaire, etnous pensons que notre devoir est de vous préparer d’avance à cequi peut arriver. »
Suivait ce post-scriptum, de la main deM. Playmore :
« Je vous en supplie, observezrigoureusement la précaution que M. Benjamin vous conseille,et gardez présent à votre esprit l’avertissement que voici :Si nous réussissons à reconstruire la lettre dans son entier, ladernière personne à laquelle, dans mon opinion, il sera permis dela faire connaître, est votre mari. »
Je lus ces mots effrayants et je me demandaisce que je devais faire.
Dans l’état des choses, j’avais charge de latranquillité de mon mari. Je lui devais vraiment de ne pas recevoirla lettre de Benjamin et le post-scriptum de M. Playmore sanslui en parler. Je me devais en même temps à moi-même de direhonnêtement à Eustache que je correspondais avec Gleninch…seulement j’attendrais pour parler d’en savoir plus que je n’ensavais.
Je raisonnais ainsi. Et encore aujourd’hui jene suis pas certaine d’avoir eu tort ou d’avoir eu raison.
« Prenez garde, Valéria ! me ditMme Macallan. Je ne vous adresse pas de questions,je vous avertis seulement, dans votre intérêt. Eustache a remarquéce que j’ai remarqué moi-même… Eustache a vu le changement quis’est fait en vous. Prenez garde ! »
Ainsi me parla ma belle-mère, à une heureavancée de la journée, dans un moment où nous étions seules.J’avais fait de mon mieux pour cacher toute trace de l’effetqu’avaient produit sur moi les étranges et terribles nouvelles deGleninch. Mais pouvais-je avoir lu ce que j’avais lu, éprouvé ceque j’avais éprouvé, et conserver ma sérénité d’aspect et demanières ? Si j’avais été la plus vile des hypocrites, jedoute encore qu’il eût été possible à mon visage de garder monsecret, tandis que mon esprit était tout à la lettre deBenjamin.
Après m’avoir ainsi invitée à la prudence,Mme Macallan ne poussa pas les choses plus loin.Assurément elle avait raison ; il me semblait dur néanmoinsd’être laissée sans un mot de conseil et de sympathie, et d’avoir àdécider seule ce que me commandait mon devoir envers mon mari.
Lui montrer la lettre de Benjamin, dans l’étatde faiblesse où il était encore et en présence des avertissementsqui m’étaient donnés, cela ne faisait pas seulement question. D’unautre côté, il m’était également impossible, m’étant trahie déjà,de le laisser dans une ignorance complète de ce qui se passait. Jeréfléchis à cela pendant la nuit, et, quand vint le matin, je medéterminai à faire appel à la confiance de mon mari en moi.
J’allai droit au but en ces termes :
« Eustache, votre mère m’a dit hier quevous aviez remarqué un changement en moi, quand je suis rentrée dema promenade en voiture. Est-ce vrai ?
– Tout à fait vrai, répondit-il, d’un tonplus grave qu’à l’ordinaire et sans me regarder.
– Nous n’avons rien de caché l’un pourl’autre maintenant, répondis-je ; je dois vous dire et je vousdis que j’ai trouvé une lettre d’Angleterre qui m’attendait chezmon banquier, et que cette lettre m’a inquiétée, alarmée.Consentez-vous à me laisser prendre mon temps pour m’expliquer plusclairement ? Et voulez-vous croire, mon cher aimé, que jeremplis envers vous mon devoir de bonne épouse en vous faisantcette demande ? »
Je cessai de parler. Il ne répondit pas. Jepouvais voir qu’il avait une lutte à soutenir avec lui-même.M’étais-je aventurée trop loin ? Avais-je trop présumé de moninfluence ? Mon cœur battait très-fort, la voix me manquait…Cependant je retrouvai assez de courage pour lui prendre la main etfaire un dernier appel à sa confiance.
« Eustache, lui dis-je, ne meconnaissez-vous pas assez pour vous fier à moi ? »
Il tourna son regard vers moi pour la premièrefois. J’aperçus une dernière lueur de doute dans ses yeux, quandils se fixèrent sur les miens.
« Vous promettez de me dire, tôt au tard,toute la vérité ? dit-il.
– Je le promets de tout cœur.
– Je me fie à vous, Valéria. »
L’expression de son regard m’apprit qu’ilpensait réellement ce qu’il disait. Nous scellâmes notre accord parun baiser. Pardonnez-moi de mentionner ce détail ; au momentoù j’écris ayez la bonté de vous le rappeler nous étions encoredans notre nouvelle lune de miel.
Par le courrier de ce même jour, je répondis àBenjamin pour lui apprendre ce que j’avais fait, le priant, siM. Playmore approuvait ma conduite, de me tenir au courant detoutes les découvertes nouvelles qu’il pourrait faire àGleninch.
Après un intervalle de dix jours, qui meparurent dix siècles, je reçus une seconde lettre de mon vieil ami,à laquelle était joint un autre post-scriptum deM. Playmore.
« Nous avançons d’une façon constante etavec succès dans la reconstruction de la lettre.
« La nouvelle découverte que nous avonsfaite est de la plus sérieuse importance pour votre mari. Nousavons reconstruit certaines phrases déclarant, dans les termes lesplus clairs, que l’arsenic qu’Eustache s’était procuré et dont ilétait en possession à Gleninch, avait été acheté à la demande de safemme. Cette déclaration, notez-le bien, est de l’écriture deMme Eustache et signée par elle, ainsi que nous enavons la preuve. Malheureusement, je suis obligé de le dire, laraison qui s’oppose à ce que votre mari soit mis dans notreconfidence subsiste dans toute sa force, et prend même, pour nevous rien dissimuler, une force plus grande que jamais. Plus nousavançons dans la reconstruction de la lettre, plus nous serionstentés, si nous n’écoutions que notre propre sentiment, del’enfouir de nouveau au milieu des ordures, par pitié pour lamémoire de l’infortunée qui l’a écrite. Je laisserai ma lettreouverte pendant un jour ou deux. S’il y a quelque chose encore àvous apprendre, vous le saurez par M. Playmore. »
Venait ensuite le post-scriptum deM. Playmore daté de trois jours après. Il disait :
« La fin de la lettre de la défunteMme Macallan à son mari, s’est trouvée former, parhasard le premier fragment que nous avons réussi à reconstituer. Àl’exception de quelques lacunes qui restent, encore çà et là, lateneur du dernier paragraphe a été entièrement rétablie. Je n’ai nile temps ni l’envie de vous écrire sur ce triste sujet enm’étendant sur les détails. Dans une quinzaine, au plus tard,j’espère vous envoyer une copie de la lettre en son entier, depuisle premier jusqu’au dernier mot. En attendant, il est de mon devoirde vous dire qu’il y a un bon côté dans ce document, sous tous lesautres rapports déplorable et funeste. Légalement aussi bien quemoralement parlant, il établit de la façon la plus absolue et laplus incontestable l’innocence de votre mari. M. Eustache estlibre de le produire en justice dans ce but, s’il trouve moyen deconcilier dans sa conscience ce qu’il se doit et ce qu’il doit à lamémoire de la morte, en permettant la lecture publique de la lettredevant la Cour d’assises. Comprenez-moi bien : il ne peut plusreparaître en justice pour répondre aux charges d’une actioncriminelle, et cela pour des raisons de droit dont je n’ai pas àvous troubler l’esprit. Mais si les faits qui ont été l’objet del’action criminelle peuvent être ramenés sous la forme d’une actioncivile, toute l’affaire donnera lieu à une nouvelle enquêtejudiciaire, et l’on peut obtenir ainsi d’un second jury un verdictdéchargeant entièrement votre mari. Gardez ce renseignement pourvous, quant à présent. Conservez la position que vous avez sijudicieusement adoptée vis-à-vis de votre mari, jusqu’à ce que vousayez lu la lettre complètement reconstituée. Quand vous en aurezpris connaissance, je pense que vous reculerez, par pitié pour lui,devant l’idée de la lui montrer. Comment pourra-t-on le maintenirdans l’ignorance de ce que nous avons découvert ? ceci est uneautre question, qui doit être renvoyée au moment où nous aurons punous consulter ensemble. Jusque-là, je ne puis que vous renouvelermon conseil : attendez d’avoir reçu d’autres nouvelles deGleninch. »
J’attendis. Ce que je souffris, ce qu’Eustachepensa de moi, est inutile à rappeler. Les faits maintenant, rienque les faits.
En moins de quinze jours, la tâche dereconstituer la lettre fut accomplie. Excepté quelques passages,dans lesquels les morceaux de papier déchirés avaient étéirrévocablement perdus, et où il avait fallu compléter le sens enle faisant concorder avec l’intention de celle qui l’avait écrite,la lettre fut complètement rétablie, et la copie promise me futenvoyée à Paris.
Avant de lire cette terrible lettre, qu’on melaisse rappeler brièvement dans quelles circonstances EustacheMacallan avait choisi sa première femme.
Qu’on se souvienne que la malheureuse créatures’était éprise d’amour pour lui, sans éveiller de son côté aucunsentiment correspondant. Qu’on se souvienne qu’il s’éloigna d’elleet fit tout ce qu’il put faire pour l’éviter, quand il s’en futaperçu. Qu’on se souvienne qu’un beau jour elle se présenta chezlui, à Londres, sans l’avoir averti ; qu’il mit tout en œuvrepour sauver sa réputation, mais qu’il n’y réussit pas, cela sansqu’il y eût la moindre faute de sa part ; et qu’il finit,imprudemment et en désespoir de cause, par l’épouser, pour éviterun scandale qui aurait flétri à jamais son existence.
Qu’on garde le souvenir de tous ces faits,établis par les dépositions de témoins sérieux, et, quelquedéraisonnable et blâmable qu’ait pu être l’expression de la penséed’Eustache sur sa femme, telle qu’il l’a consignée dans sonJournal, qu’on n’oublie pas qu’il a tout fait pour cacherl’aversion que la pauvre créature lui inspirait, et qu’il a été,dans l’opinion de ceux qui pouvaient le mieux le juger, tout aumoins un mari courtois et observateur des convenances, s’il nepouvait être autre chose.
Maintenant, voici la lettre. Elle ne vousdemande qu’une faveur : elle demande à être lue à la clarté deces paroles du Christ : « Ne jugez pas,si vous ne voulez pas être jugés. »
« Gleninch, 19 Octobre 18..
« Mon mari,
« J’ai quelque chose de très-pénible àvous apprendre sur l’un de vos plus anciens amis.
« Vous ne m’avez jamais encouragée àaller à vous pour vous faire mes confidences. Si vous m’aviezpermis d’être aussi familière avec vous que quelques femmes le sontavec leurs maris, j’aurais été vous parler au lieu de vous écrire.Dans l’état des choses, je ne sais pas comment vous auriezaccueilli ce que j’avais à vous dire, si je vous l’avais dit devive voix. C’est pourquoi je prends le parti d’écrire.
« L’homme contre lequel j’ai à vousmettre en garde, est encore l’hôte de votre maison… c’estMiserrimus Dexter. Je ne connais pas sur cette terre de créatureplus fausse et plus perverse. Ne jetez pas ma lettre de côté !J’ai attendu pour parler d’être en possession d’une preuve qui pûtvous convaincre. Cette preuve, je l’ai aujourd’hui.
« Vous pouvez vous rappeler que je mesuis hasardée à exprimer quelque désapprobation, quand vous m’avezannoncé, pour la première fois, que cet homme devait venir vousfaire visite. Si vous m’aviez donné le temps de m’expliquer,j’aurais pu trouver en moi assez de hardiesse pour vous donner unebonne raison justifiant l’aversion que m’inspire votre ami. Maisvous n’avez pas voulu attendre. Vous vous êtes hâté, ettrès-injustement, de m’accuser d’avoir des préventions contre cettemisérable créature, à cause de sa difformité. Jamais un sentimentautre que la compassion n’est entré dans mon cœur à l’égard despersonnes difformes. J’éprouve même en réalité presque un sentimentde confraternité pour elles, étant moi-même… femme sans beauté…bien près d’être leur semblable. J’ai été opposée à ce queM. Dexter fût reçu chez vous, parce qu’à une époque antérieureil m’a demandé d’être sa femme et parce que j’avais des raisonspour croire qu’après mon mariage, il garderait encore pour moi soncoupable et horrible amour. N’était-il pas de mon devoir, commefidèle épouse, de m’opposer à ce qu’il devînt l’hôte deGleninch ? Et n’était-il pas de votre devoir, comme bon mari,de m’encourager à en dire davantage ?
« Eh bien ! M. Dexter étaitnotre hôte depuis plusieurs semaines, et M. Dexter avait oséme reparler de son amour. Il m’avait offensée, il vous avaitoffensé vous-même, en me déclarant qu’il m’adorait et qu’il voushaïssait. Il m’avait promis une existence de malheur impossible àsupporter, si je restais chez moi, avec mon mari.
« Pourquoi ne me suis-je pas plainte àvous, et n’ai-je pas fait chasser ce monstre de notre maison, àl’instant et pour toujours ?
« Est-il certain que vous m’auriez crue,si je m’étais plainte et si votre intime ami avait nié touteintention d’offense à mon égard ? Je vous ai entendu dire unefois, quand vous ne me croyiez pas à portée de vous entendre, queles femmes les plus vaines sont toujours les femmes laides. Vousauriez pu m’accuser de vanité. Qui sait ?
« Mais je n’ai pas le désir de meretrancher derrière cette excuse. Je suis une femme jalouse etmalheureuse, vivant dans la crainte perpétuelle qu’une autre aitpris ma place dans votre cœur. Miserrimus Dexter a exploité cettefaiblesse. Il m’a affirmé qu’il pouvait me prouver, si je le luipermettais, que je suis au fond de votre cœur un objet de dégoûtpour vous ; que vous reculez à la seule idée de metoucher ; que vous maudissez l’heure où vous avez été assezinsensé pour faire de moi votre femme. J’ai lutté aussi longtempsque je l’ai pu contre la tentation de le laisser me fournir lespreuves de ce qu’il avançait. Cette tentation était terrible pourune femme qui était loin de se sentir assurée de la sincérité devotre affection pour elle. En fin de compte, il a eu raison de marésistance. J’ai eu le tort de dissimuler le dégoût que m’inspiraitce misérable. J’ai eu le tort de souffrir que cet ennemi de vous etde moi me fît ses confidences. Et pourquoi ? Parce que je vousaimais, parce que je n’aimais que vous au monde, et parce que laproposition de Miserrimus Dexter trouvait un écho dans le doutecruel qui, secrètement, me rongeait le cœur.
« Pardonnez-moi, Eustache ! C’est mapremière faute envers vous. Ce sera la dernière.
« Je ne m’épargnerai pas ; je feraila confession pleine et entière de ce que je lui ai dit et de cequ’il m’a dit lui-même. Vous pourrez me faire souffrir à cause decela, quand vous saurez ce que j’ai fait. Mais, au moins, vousaurez été averti à temps, et vous aurez vu votre faux ami sous sonvrai jour.
« Je lui ai dit : – Commentpouvez-vous prouver que mon mari me hait en secret ?
« Il a répondu : – Je puis leprouver par un écrit émané de lui-même. Vous le verrez dans sonJournal.
« – Mais, ai-je dit, son Journalest muni d’une serrure, et le tiroir qui le renferme est aussifermé à clef. Comment pourrez-vous ouvrir et le Journal etla serrure ?
« Il m’a répondu : – J’ai mes moyenspour avoir raison de l’un et de l’autre, sans courir le risqued’être découvert par votre mari. Tout ce que je vous demande, c’estde me fournir l’occasion de vous voir en secret ; je m’engage,en retour, à vous apporter le Journal tout ouvert dansvotre chambre.
« – Comment, ai-je dit, puis-je vousfournir ce que vous appelez une occasion ?
« Il me montra la clef de la porte decommunication entre ma chambre et le petit cabinet de travail, etajouta :
« – Avec mon infirmité, je puis être dansl’impossibilité de profiter d’une première occasion qui seprésenterait ; je puis être empêché de me rendre secrètementchez vous, sans être observé. Il faut que je puisse choisir monheure et mes moyens. Laissez-moi prendre cette clef, et laissez laporte fermée. Quand on s’apercevra que la clef manque, dites quec’est de peu d’importance, que la porte est fermée et que lesdomestiques n’ont pas besoin de perdre leur temps à chercher uneclef égarée ; on ne s’en occupera plus dans la maison, et jeserai en possession d’un moyen de communiquer avec vous que nul nepourra soupçonner. Y consentez-vous ?
« J’y ai consenti.
« Oui, je me suis faite la complice de cemisérable à double face.
« Je me suis abaissée, je vous ai faitinjure en acceptant un rendez-vous pour jeter des regardsindiscrets sur votre Journal. Je sais à quel point maconduite est vile. Je ne cherche pas d’excuses. Je ne puis querépéter que je vous aime, que j’ai peur que vous ne m’aimiez pas,et que Miserrimus Dexter m’a offert de mettre fin à mes doutes enme montrant les plus secrètes pensées de votre cœur, écrites devotre propre main.
« Il doit se rendre auprès de moi dans cebut, quand vous serez sorti, c’est-à-dire dans deux heures environ.Mais je lui déclarerai que je ne me contente pas d’un coup d’œilrapide jeté sur votre Journal, et je prendrai rendez-vousavec lui pour qu’il me le rapporte une seconde fois à la mêmeheure. Avant ce moment, vous aurez reçu ces lignes par l’entremisede ma garde. Sortez, comme d’habitude, après en avoir prisconnaissance ; mais revenez secrètement, et ouvrez le tiroiroù vous renfermez votre Journal.Vous ne le trouverez plus.Allez vous poster alors sans bruit dans le petit cabinet detravail, et, quand Miserrimus Dexter me quittera, vous surprendrezle Journal entre les mains de votre ami[1]. »
« 20 Octobre.
« J’ai lu votre Journal.
« Enfin, je sais ce que vous pensezréellement de moi. J’ai lu ce que Miserrimus Dexter avait promis deme faire lire… l’aveu de votre dégoût pour moi, écrit de votremain.
« Vous ne recevrez pas ce que j’avaisécrit hier, au temps et de la manière que j’avais indiqués. Quelquelongue que soit déjà ma lettre, j’ai maintenant… après avoir luvotre Journal… des choses graves à y ajouter. Quandj’aurai achevé cette lettre et que je l’aurai mise dans uneenveloppe cachetée, je la placerai sous mon oreiller. On latrouvera là quand on m’emportera pour me mettre au tombeau. Alors,Eustache, il sera trop tard pour garder une espérance ou apporterun secours… alors seulement ma lettre vous sera donnée.
« Oui, j’ai assez de la vie, oui, je veuxmourir.
« J’ai déjà tout sacrifié à mon amourpour vous. Je sais à présent que mon amour vous est à charge, ledernier sacrifice à faire est aisé. Ma mort vous fera libred’épouser Mme Beauly.
« Vous ne savez pas ce qu’il m’en a coûtépour contenir la haine que je ressentais pour elle, et la prier devenir nous rendre visite sans se préoccuper de ma maladie. Jen’aurais jamais fait cela si je n’avais pas été si folle de vous etsi effrayée à la pensée de vous irriter contre moi en laissant voirma jalousie. Et de quelle manière m’en récompensez-vous ? Quevotre Journal réponde ! « J’ai tendrementembrassé ma femme, ce matin, et j’espère qu’elle ne se sera pasaperçue de l’effort que cela m’a coûté. »
« Allons, je le sais maintenant. Je saisqu’au fond de votre pensée, la vie pour vous est un purgatoire. Jesais que c’est par compassion que vous m’avez caché votrerépugnance pour mes caresses. Je ne suis qu’un obstacle… « unobstacle absolument odieux… » entre vous « et la femmeque vous aimez si tendrement, que vous aimez jusqu’à adorer laterre où elle pose le pied. » Eh bien, soit ! Je ne vousgênerai pas plus longtemps. Il n’y a là ni sacrifice, ni mérite dema part. La vie est insupportable pour moi, maintenant que je saisque l’homme que j’aime avec tout mon cœur, avec toute mon âme,frissonne secrètement chaque fois que je le touche.
« J’ai sous la main le moyen de me donnerla mort.
« L’arsenic que, par deux fois, je vousai fait acheter pour moi est dans mon nécessaire de toilette. Jevous ai trompé quand j’ai prétexté je ne sais quelle utilitédomestique pour me le procurer. Ma véritable raison était d’essayersi je ne parviendrais pas à améliorer mon affreux teint… non parvanité personnelle, mais uniquement pour paraître plus agréable àvos yeux. J’en ai employé quelque peu à cet usage, mais il m’enreste plus qu’il ne m’en faut pour me tuer. Ce poison aura enfinson utilité. Il peut avoir manqué d’efficacité pour me débarrasserde mon vilain teint ; il n’en manquera pas pour vous délivrerde votre affreuse femme.
« Ne souffrez pas qu’on se livre à uneenquête sur mon corps, après ma mort. Montrez ma lettre au docteurqui me soigne ; elle lui apprendra que j’ai commis un suicide.Elle empêchera que quelque personne innocente soit soupçonnée dem’avoir empoisonnée. Je veux que personne ne soit blâmé ou puni.J’enlèverai l’étiquette du pharmacien, et je viderai avec soin labouteille contenant le poison, de façon que personne n’ait àsouffrir à cause de moi.
« Je m’arrête pour me reposer un peu…puis je reprendrai ma lettre. Elle est déjà beaucoup trop longue.Mais il faut penser que ce sont mes derniers adieux. Je puis bienprolonger un peu ma dernière causerie avec vous !
« 21 Octobre, deux heures du matin.
« Je vous ai renvoyé de ma chambre hier,lorsque vous êtes venu demander comment j’avais passé la nuit. Vousparti, j’ai parlé de vous à la garde qui me soigne dans des termesdont j’ai honte. C’est que maintenant je suis presque hors de moi.Vous savez pourquoi.
« Trois heures et demie.
« Eustache ! j’ai accompli l’actequi vous délivre de la femme que vous haïssez. J’ai pris le poison…tout le poison qui restait dans l’enveloppe en papier qui m’esttombé sous la main. Si ce n’est pas suffisant pour me tuer, j’en aiune plus forte quantité dans le flacon.
« Cinq heures dix minutes.
« Vous venez de partir, après m’avoirdonné ma potion. Le courage m’a manqué à votre vue. Je me suis diten moi-même : – S’il me regarde avec bonté, je lui confesseraice que j’ai fait, et je le laisserai me sauver la vie. Vous nem’avez pas regardée du tout. Vos yeux sont restés fixés sur lapotion. Je vous laisse partir sans vous dire un seul mot.
« Cinq heures et demie.
« Je commence à sentir les premierseffets du poison. La garde est endormie au pied de mon lit. Je nel’appellerai pas à mon aide, je ne la réveillerai pas. Je veuxmourir.
« Neuf heures et demie.
« Les tortures de l’agonie étaient tropaffreuses, je n’ai pu les endurer… j’ai réveillé la garde. J’ai vule médecin.
« Personne ne se doute de rien. C’estétrange, les douleurs ont cessé. Évidemment j’ai pris trop peu depoison. Il faut que j’ouvre le flacon qui en contient une plusforte dose. Heureusement, vous n’êtes pas près de moi… marésolution de mourir, ou plutôt mon dégoût de la vie reste aussiinvincible que jamais. Pour être sûre de garder mon courage, j’aidéfendu à la garde de vous envoyer chercher. Elle est descendue parmon ordre et je suis libre de prendre le poison dans mon nécessairede toilette.
« Dix heures dix minutes.
« Quand la garde m’a eu quittée, j’avaiseu à peine le temps de cacher le flacon, quand vous êtes entré dansma chambre.
« J’ai eu encore un moment de faiblesseen vous voyant. J’ai décidé que je m’accorderais une dernièrechance de vivre. Autrement dit, j’ai décidé que je vous offriraisune dernière occasion d’être bon pour moi. Je vous ai demandé de medonner une tasse de thé. Si, en me rendant ce petit service, vousm’aviez seulement encouragée par une bonne parole, par un regardaffectueux, j’étais résolue à ne pas prendre la seconde dose depoison.
« Vous avez fait ce que je vousdemandais, mais sans une parole, sans un signe d’affection. Vousm’avez donné mon thé, comme vous auriez donné à boire à votrechien ; et puis, d’un air distrait… vous pensiez probablementà Mme Beauly !… vous m’avez demandé commentj’avais fait pour laisser tomber la tasse en vous la rendant. Je nepouvais réellement plus la tenir, tant ma main tremblait. Si vousaviez eu, comme moi, de l’arsenic caché sous votre couverture,votre main aurait tremblé aussi ! Avant de vous retirer, vousm’avez dit avec politesse que vous espériez que le thé me ferait dubien. Mais, ah ! Dieu ! en me disant cela, vous ne meregardiez seulement pas ! Vos yeux étaient baissés sur lesdébris de la tasse cassée.
« Aussitôt après votre sortie, j’ai prisle poison. Une double dose cette fois.
« J’ai une petite recommandation à vousfaire, pendant que j’y pense.
« Après avoir enlevé l’étiquette de lapetite bouteille, et après l’avoir remise, bien nette, dans monnécessaire de toilette, il m’est venu à l’esprit que je n’avais paspris la même précaution, dans la matinée, pour l’enveloppe depapier, vide maintenant, et qui portait aussi le nom de l’autrepharmacien. Je l’avais jetée sur le couvre-pied, avec d’autrespapiers inutiles. Ma garde, avec mauvaise humeur, s’était plaintede la malpropreté ; elle avait enlevé les papiers, les avaitfroissés dans sa main et jetés dans un coin de la chambre. J’espèreque le pharmacien n’aura pas à souffrir de ma négligence. Je vousen prie, n’oubliez pas de dire qu’il ne mérite aucun blâme.
« Dexter… Quelque chose me rappelleMiserrimus Dexter. Il a remis votre Journal dans letiroir, et il me presse de faire une réponse à ses propositions. Cemisérable traître a-t-il une conscience ? S’il en a une,lui-même il souffrira… quand il apprendra ma mort.
« La garde est revenue dans ma chambre,je l’ai renvoyée. Je lui ai dit que j’avais besoin d’êtreseule.
« Oh ! le moment est-ilarrivé ? Je ne puis trouver ma montre… Est-ce le mal quirevient et qui me paralyse ? Je ne le sens pas encoretrès-vivement.
« Il peut revenir à tout moment. J’aiencore à fermer ma lettre et à écrire sur l’enveloppe que c’est àvous qu’elle est destinée. Il faut, en outre, que je garde la forcede la cacher sous mon oreiller, de manière à ce que personne nepuisse la trouver avant ma mort.
« Adieu, mon ami. J’aurais désiré quevous eussiez une plus jolie femme. Quant à une femme plus aimante,c’était impossible. Même encore maintenant, je crains la vue devotre cher visage. Même encore maintenant, si le bonheur de vousregarder m’était donné, je ne sais si votre vue n’aurait pas lapuissance de me faire confesser ce que j’ai fait, avant qu’il soittrop tard pour me sauver.
« Mais vous n’êtes pas là. Cela vautmieux !…, cela vaut mieux !…
« Une fois encore, adieu ! Soyezplus heureux que vous ne l’avez été avec moi. Je vous aime,Eustache… je vous pardonne. Quand vous n’aurez rien de mieux àfaire, pensez quelquefois aussi affectueusement que vous le pourrezà cette pauvre laide
« SARAH MACALLAN[2]. »
Lorsqu’après la lecture de ces émouvants etterribles adieux, j’eus réussi à calmer un peu mes esprits et àsécher mes larmes, ma première pensée fut pour Eustache, et cettepensée fut : Ce qu’il faut avant tout, c’est empêcher qu’illise jamais ce que je viens de lire.
Oui ! voilà à quel résultat j’étaisarrivée. J’avais dévoué ma vie à la poursuite d’un butunique ; ce but je l’avais atteint ; là, sur ma table,sous mes yeux, je tenais la triomphante justification de monmari ; et, par compassion pour lui, par égards pour la mémoirede sa femme morte, mon unique espoir était maintenant qu’il ne pûtjamais voir la lettre qui prouvait son innocence ; mon seuldésir était que cette lettre restât pour toujours secrète etcachée !
Je demeurai abîmée dans mes réflexions. Cettelettre, quelles étranges circonstances en avaient amené ladécouverte !
Tout était mon ouvrage… M. Playmore avaiteu raison de le dire. Pourtant ce que j’avais fait, je l’avais faiten aveugle. Le plus simple accident aurait pu changer tout le coursdes derniers événements. Maintes et maintes fois j’étais intervenuepour faire taire Ariel, quand elle suppliait son Maître de luiraconter une histoire. Si elle n’avait pas réussi, en dépit de monopposition, les derniers efforts de mémoire de Miserrimus Dexter nese seraient pas dirigés sur la tragédie de Gleninch. Si j’avaisseulement pensé à remuer ma chaise et à donner ainsi à Benjamin lesignal convenu pour qu’il cessât d’écrire, il n’aurait pas prisnote des mots, en apparence dépourvus de sens, qui nous avaientamenés à la découverte de la vérité.
Dans ma nouvelle disposition d’esprit, la vueseule de cette preuve fatale, naguère si désirée, me remplissaitd’épouvante et d’horreur. Juste au moment où Eustache revenaitpéniblement à la vie, juste au moment où nous étions de nouveauréunis et heureux… quand un mois ou deux à peine nous séparaient del’instant où nous serions, lui père, moi mère, comme nous étionsmari et femme… cet effrayant témoignage de douleur et de crime sedressait devant nous comme un esprit vengeur. Il était là sur matable, menaçant le repos de mon mari, que dis-je ? dans sonétat de faiblesse, menaçant même sa vie !
La pendule de ma cheminée sonna l’heure ;c’était celle où Eustache avait coutume de me faire sa visite dumatin dans ma petite chambre. Il pouvait entrer à toutmoment ; il pouvait voir la lettre, me l’arracher des mains…Dans un accès de terreur, je saisis les feuilles de papier et jeles jetai au feu.
Il était heureux qu’on ne m’eût envoyé qu’unecopie ; c’eût été l’original, je crois qu’en ce moment jel’aurais brûlé de même.
Le dernier fragment de papier achevait de seconsumer quand la porte s’ouvrit ; Eustache entra.
Il regarda le feu. Les cendres noires dupapier brûlé étaient encore visibles au fond de la grille. Eustacheavait vu la lettre, qui m’avait été apportée pendant le déjeuner.Soupçonna-t-il ce que je venais de faire ? Silencieux etgrave, il resta quelques instants debout, en regardant le feu.Puis, il s’avança, et fixa ses yeux sur moi. Je suppose que j’étaistrès-pâle ; les premiers mots qu’il m’adressa furent pour medemander si je me sentais malade.
J’étais déterminée à ne pas le tromper mêmesur de simples bagatelles.
« Je me sens les nerfs un peu agitésvoilà tout, » répondis-je.
Il me regarda encore, comme attendant un motde plus. Je gardai le silence. Il prit une lettre dans la poche decôté de son habit, et la déposa sur la table, devant moi… à laplace même qu’avait occupée la Confession que je venais debrûler.
« J’ai eu également une lettre ce matin,dit-il, et moi, Valéria, je n’ai pas de secrets pourvous. »
Je compris le reproche qu’impliquaient lesderniers mots ; mais je n’essayai pas de répondre.
« Dédirez-vous que je la lise ? mecontentai-je de dire, en montrant la lettre sous enveloppe déposéesur la table.
– Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas desecrets pour vous. L’enveloppe est ouverte. Prenez vous-mêmeconnaissance du contenu. »
Je trouvai, non pas une lettre, mais unfragment de papier imprimé, coupé dans un journal écossais.
« Lisez ! » dit Eustache.
Je lus ce qui suit.
« ÉVÈNEMENTS ÉTRANGES À GLENINCH. »
« Un roman de la vie réelle semble suivreson cours dans la maison de campagne de M. Macallan. Desfouilles ont eu lieu – que nos lecteurs nous passent ce détail –dans un tas d’ordures ! Il paraît qu’on y aurait découvertquelque chose ; mais personne ne sait quoi. Voici tout cequ’il y a de certain : – Depuis plusieurs semaines, deuxétrangers venus de Londres, se sont mis, sous la direction de notrerespecté concitoyen, M. Playmore, à travailler, nuit et jour,et portes closes, dans la bibliothèque de Gleninch. Le secret deleurs recherches sera-t-il jamais révélé ? Et jettera-t-ilquelque lumière sur ce mystérieux et fatal événement que noslecteurs uniront d’eux-mêmes, à l’histoire passée de la propriétéde Gleninch ? Peut-être, quand M. Macallan reviendra,sera-t-il en mesure de répondre à ces questions. En attendant, nousne pouvons que mentionner le fait. »
Je replaçai le fragment de journal sur latable, dans des dispositions d’esprit très-peu chrétiennes enversle journaliste qui avait publié cette information. Quelquereporter, en quête de nouvelles, avait évidemment jeté des regardscurieux dans les jardins de Gleninch ; et quelque officieux duvoisinage avait, selon toutes probabilités, envoyé le fragment àEustache. Ne sachant absolument que faire, j’attendis que mon mariparlât. Il ne me tint pas longtemps en suspens. Il me questionnaaussitôt.
« Comprenez-vous ce que ceci veut dire,Valéria ! »
Je répondis bravement sans hésiter :
« Je comprends parfaitement. »
Il attendit encore, espérant que j’en diraisdavantage ; mais je profitai du seul refuge qui m’étaitlaissé… le silence.
« Ne dois-je pas en apprendre plus que jen’en sais à présent ? reprit Eustache au bout d’un instant. Necroyez-vous pas devoir me mettre au courant de ce qui se passe dansma maison ? »
Une remarque assez communément faite, c’estque, lorsqu’on peut penser, la pensée va très-vite dans certainescirconstances. Une seule issue m’était ouverte pour sortir del’embarrassante position dans laquelle les derniers mots de monmari me plaçaient. Mon instinct me fit entrevoir cette issue, jem’y précipitai.
« Vous aviez promis de vous fier àmoi ? dis-je.
– C’est vrai.
– Eh bien, je vous demande, dans votrepropre intérêt, Eustache, de continuer à vous fier à moi pendant unpeu de temps encore. Je vous donnerai pleine satisfaction, si vousm’accordez seulement un peu de temps. »
Son visage s’assombrit.
« Combien de temps faut-il donc quej’attende ? »
Je vis que le moment était venu d’avoirrecours à de plus forts moyens de persuasion que les paroles.
« Embrassez-moi, dis-je, avant que jevous réponde. »
Il hésita. Comme c’est bien dans la natured’un mari ! Je persistai. Comme c’est bien aussi dans lanature de la femme ! Il n’avait guère qu’une chose àfaire : me céder. Après m’avoir donné un baiser non pas desplus gracieux, il insista de nouveau pour savoir combien de tempsil avait à attendre.
« J’ai besoin, répondis-je, que vousattendiez jusqu’à la naissance de notre enfant. »
Eustache tressaillit. Ma demande le prenaitpar surprise. Je pressai doucement sa main, en attachant sur luimon plus tendre regard. Il me regarda à son tour, et cette foisavec assez d’amour pour me satisfaire.
« Dites-moi que vous consentez, »murmurai-je.
Il consentit.
C’est ainsi que j’ajournai l’heure desexplications. C’est ainsi que je gagnai le temps nécessaire pouravoir une consultation nouvelle avec Benjamin etM. Playmore.
Tant qu’Eustache resta près de moi, je fuscalme et j’eus assez de sang-froid pour m’entretenir avec lui, sanstrop d’émotion apparente. Mais quand je pensai à ce qui s’étaitpassé entre nous et avec quelle bonté il m’avait cédé, je me sentisle cœur pris de pitié pour ces autres femmes, meilleures, pour laplupart, que je ne le suis, et à qui leurs maris, dans de pareillescirconstances, auraient adressé de dures paroles, s’ils n’avaientpas agi plus cruellement encore. Le contraste qui se présentait àmon esprit entre leur sort et le mien me confondit. Qu’avais-jefait pour mériter mon bonheur ? Qu’avaient-elles fait, lespauvres âmes, pour mériter leur malheur ? Mes nerfs avaientété violemment ébranlés par la lecture de la douloureuse etterrible confession de la première femme d’Eustache. Je fondis enlarmes… et ces larmes me soulagèrent !
J’écris de mémoire, sans le secours de notesou d’un journal, et je n’ai pas un souvenir bien précis de la duréede notre séjour à Paris. Nous y restâmes certainement quelquesmois. Depuis longtemps déjà Eustache était devenu assez fort pourfaire le voyage de Londres, que les médecins persistaient encore àle retenir à Paris. Ils avaient remarqué des symptômes de faiblessedans l’un de ses poumons, et, voyant qu’il se trouvait bien del’air sec de la France, ils lui recommandaient de ne pas trop sehâter d’aller respirer l’air humide de notre pays natal.
Voilà comment il se fait que j’étais encore àParis quand je reçus de plus récentes nouvelles de Gleninch.
Mais les nouvelles, cette fois, nem’arrivèrent pas par correspondance. À ma grande surprise et à magrande joie, Benjamin fit, un matin, tout tranquillement, sonentrée dans notre petit salon de Paris. Il était extraordinairementrecherché dans sa mise. Il insista – tant que mon mari fut là –pour nous faire entendre que sa grande raison de visiter Parisétait tout simplement le désir de prendre quelques jours devacances. Je le soupçonnai à l’instant d’avoir traversé la Mancheavec un double caractère, comme touriste amateur, en présence destiers, et comme ambassadeur de M. Playmore, quand lui et moinous serions seuls.
Assez tard dans la journée, je m’arrangeai defaçon à rester avec lui, et j’eus bientôt la preuve que je nem’étais pas trompée. Benjamin était parti pour Paris, à la demandeexpresse de M. Playmore, pour se consulter avec moi surl’avenir et m’éclairer sur le passé. Il me présenta ses lettres decrédit, sous la forme de la petite note que voici, rédigée parl’homme de loi.
« Il y a quelques points, » écrivaitM. Playmore, que la lettre retrouvée ne nous semble paséclaircir. J’ai fait de mon mieux, avec l’assistance deM. Benjamin, pour trouver la véritable explication de cespoints discutables, et pour abréger, j’ai présenté les faits sousformes de questions et de réponses. Voulez-vous m’accepter pourinterprète, malgré les erreurs que j’ai commises lorsque vousm’avez consulté à Édimbourg ? Les événements, je l’avoue, ontprouvé que j’avais complètement tort en essayant de vous empêcherde retourner chez Dexter… et en partie tort en supposant Dexterd’être directement au lieu d’être indirectement responsable de lamort de la première Mme Eustache ! Je faisfranchement ma confession et je vous prie de dire àM. Benjamin si vous trouvez mon Questionnaire digne ou nond’examen. »
Je pensai que son Questionnaire, comme ill’appelait, était tout à fait digne d’examen. Si vous n’êtes pas decet avis, ou si vous avez assez de moi et de mon récit, passez lechapitre suivant et n’en parlons plus !
Benjamin tira de sa poche cette espèce dequestionnaire, et, à ma prière, lut les demandes et les réponses,ainsi qu’il suit :
« QUESTIONS RELATIVES AU JOURNAL.
« Première question. – En seprocurant les moyens de prendre communication du Journalintime de M. Macallan, Miserrimus Dexter était-il guidé parune connaissance antérieure du contenu de ceJournal ?
« Réponse. – Il est douteuxqu’il fût si bien informé là-dessus. Les probabilités sont,qu’ayant remarqué le soin pris par Eustache pour mettre sonJournal en sûreté contre toute indiscrétion, il conclut delà à l’existence de dangereux secrets domestiques enfermés dans cespages si étroitement tenues sous clef. Il avait simplement en vuel’utilité que, dans son intérêt, il pourrait tirer de ces secrets,quand il aurait fait fabriquer les fausses clefs.
« Seconde question. – À quelmobile devons-nous attribuer l’intervention de Miserrimus Dexterauprès des officiers du shériff, le jour où ils saisirent leJournal de M. Macallan, en même temps que d’autrespapiers ?
« Réponse. – Nous devons icirendre justice à Miserrimus Dexter lui-même. Quelque infâme qu’aitété sa conduite, cet homme n’est pas complètement un démon. Qu’ilait secrètement haï M. Macallan comme son rival heureux auprèsde la femme qu’il aimait, et qu’il ait fait tout ce qu’il a pu pouramener l’infortunée femme à quitter son mari, ce sont des faitsressortant de la cause, dont l’évidence n’est pas contestable. Maisd’un autre côté, Dexter était certes incapable de souffrir quel’ami qui se confiait à lui passât en jugement par sa faute, commeaccusé d’un meurtre, sans qu’il fît aucun effort pour sauver uninnocent. Naturellement, il n’est jamais venu à l’esprit deM. Macallan, innocent de la mort de sa femme, de détruire sonJournalet ses lettres, dans la crainte qu’il en fût faitusage contre lui. Jusqu’au moment où la prompte et secrète actionde la justice vint le surprendre, l’idée d’être accusé du meurtrede sa femme ne s’était même jamais présentée à son esprit. MaisDexter devait avoir envisagé les choses à un autre point de vue.Dans les dernières paroles incohérentes, échappées à ses lèvresquand sa raison chancelait, il fait allusion au Journal ences termes : « Le Journal le fera pendre. Je neveux pas qu’il soit pendu ! » S’il avait pu s’y prendre àtemps, ou si les officiers du shériff n’avaient pas été plusprompts que lui, il est raisonnable de supposer que Dexter auraitlui-même détruit le Journal, pour prévenir lesconséquences de la production de cette pièce compromettante devantla Cour. Cette intention de sa part paraît si manifeste, qu’il amême résisté aux officiers de justice, et qu’il a tenté des’opposer à l’accomplissement de leur devoir. Son agitation quandil a envoyé chercher M. Playmore pour qu’il intervînt a étéconstatée de visu par celui-ci, qui ne doit pas oublierd’ajouter que cette agitation était réelle, incontestablementréelle.
« QUESTIONS RELATIVES À LA CONFESSION.
« Première question. – Qu’est-cequi a empêché Dexter de détruire la lettre quand il l’a découvertesous l’oreiller de la morte ?
« Réponse. – Les mêmes raisonsqui l’avaient poussé à résister à la saisie du Journal, età témoigner en faveur de l’accusé lors du procès, l’ont décidé àgarder la lettre jusqu’à ce que le verdict fût connu. De sesdernières paroles, consignées dans les notes de M. Benjamin,nous devons conclure que, si le verdict du jury avait été :Coupable, il n’aurait pas hésité à sauver le mari innocent enproduisant la Confession de la femme. Il y a des degrés dans touteperversité. Dexter était assez pervers pour supprimer la lettre quiblessait sa vanité en le représentant comme un objet de dégoût etde mépris ; mais il ne l’était pas assez pour laisservolontairement un innocent périr sur l’échafaud. Qu’on réfléchisse,dans cette situation, à ce qu’a dû souffrir Dexter, quelque indignequ’il fût, quand il a lu pour la première fois la Confession deMme Eustache. Il était entré dans ses calculs deminer l’affection de la femme pour son mari. À quels résultats cescalculs l’avaient-ils conduit ? Il avait poussé la femme qu’ilaimait à chercher un refuge dans le suicide ! Donnez à cesconsidérations le poids qu’elles méritent et vous comprendrez qu’ilpouvait rester un petit fonds de vertu dans le cœur de cet homme,ainsi que cela résulte même de ses remords.
« Seconde question. – Quel motifa influencé la conduite de Miserrimus Dexter, quandMme Valéria Macallan l’a informé qu’elle seproposait de rouvrir une enquête sur l’empoisonnement commis àGleninch ?
« Réponse. – Selon toutesprobabilités, les craintes qui assiègent une mauvaise consciencesuggérèrent à Dexter qu’il pouvait avoir été épié quand il étaitsecrètement entré, le matin, dans la chambre où gisait le cadavrede la première femme d’Eustache. Sans scrupules pour lui-même, pourécouter aux portes et regarder par le trou des serrures, il devaitêtre d’autant plus disposé à soupçonner les autres de se livrer auxmêmes pratiques. Sous l’empire de cette crainte, il devaitnaturellement lui venir à l’esprit que Mme Valériapouvait un jour rencontrer la personne qui l’avait épié, etapprendre de cette personne tout ce qu’elle avait découvert s’iln’arrivait pas à lui faire faire fausse route dès le début de sesinvestigations. Les soupçons jaloux que lui inspirait à elle-mêmeMme Beauly lui offraient la chance d’y réussirfacilement. Il était d’autant plus disposé à profiter de cettechance qu’il était lui-même animé des sentiments les plus hostilesà l’égard de cette dame. Il la connaissait comme l’ennemie quiavait détruit la paix domestique de la maîtresse de lamaison ; il aimait la maîtresse de la maison, et, commeconséquence, il haïssait son ennemie. Prévenir la découverte de soncoupable secret, et persécuter Mme Beauly :c’est là qu’il faut voir le motif principal et le motif secondairequi ont fait agir Dexter dans ses relations avec la secondeMme Eustache[3]. »
Benjamin déposa ses notes et ôta seslunettes.
« Nous n’avons pas jugé nécessaired’aller plus loin, dit-il. Existe-t-il encore quelque point quevous pensiez être resté inexpliqué ? »
Je réfléchis. Il n’y avait pas de pointimportant qui me parût avoir encore besoin d’explication. Maisj’avais, à mon tour, à poser des questions bien intéressantes pourmoi sur Mme Beauly.
Je ne pouvais m’empêcher de garder encore surMme Beauly quelques arrière-pensées de jalousierétrospective. Ce ne fut donc pas sans quelque émotion que je dis àBenjamin :
« Vous et M. Playmore, n’avez-vousjamais parlé ensemble de l’ancien attachement de mon mari pourMme Beauly ? M. Playmore ne vous a-t-iljamais dit pourquoi Eustache n’a pas épousé, après l’issue duprocès, cette femme qu’il avait réellement aimée ?
– Je lui ai moi-même adressé cettequestion, dit Benjamin. Il y a répondu assez aisément. Comme ami etconseil de votre mari, M. Playmore a été consulté par lui ausujet d’une lettre que M. Eustache écrivit àMme Beauly, après l’issue du procès. Sur mademande, il m’a dit quelle était la substance de cette lettre. Vousplairait-il de savoir ce que je m’en rappelle à montour ? »
J’avouai que cela me plairait fort, et monvieil ami s’empressa de me rassurer. Ce que se rappelait Benjamincoïncidait exactement avec ce que m’avait dit Miserrimus Dexter.Mme Beauly avait été témoin de ce que mon mariconsidérait comme sa déchéance publique. C’en était assez pourl’empêcher de l’épouser. Il avait rompu avec elle par la mêmeraison qui le fit plus tard se séparer de moi. L’existence avec unefemme sachant qu’il avait passé en jugement comme accusé demeurtre, était une perspective qu’il n’avait pas le couraged’affronter. Les deux relations concordaient en tous points. Macuriosité jalouse était donc satisfaite, et Benjamin fut libre debannir tout souvenir du passé et d’aborder le sujet plusintéressant de l’avenir.
Ses premières questions portèrent surEustache. Il me demanda si mon mari avait quelque soupçon de ce quiavait été fait à Gleninch.
Je lui dis l’incident du fragment de journal,et comment j’étais parvenue à différer momentanément l’inévitablerévélation de la vérité.
Le visage de mon vieil ami s’éclaircit enm’écoutant.
« Ce sera une bonne nouvelle pourM. Playmore, dit-il. Notre excellent ami est vivement effrayéà la pensée que nos découvertes peuvent compromettre votre positionvis-à-vis de votre mari. D’une part, il est naturellement désireuxd’épargner à M. Eustache la douleur qu’il devra nécessairementressentir s’il lit la Confession de sa première femme. D’un autrecôté, par esprit de justice, comme dit M. Playmore, il estimpossible, au point de vue des enfants à naître de votre mariage,de supprimer un document qui lave la mémoire de leur père de latache que le verdict écossais peut avoir imprimée à sonnom. »
J’écoutais attentivement. En faisant allusionà notre avenir, en parlant de notre enfant, Benjamin avait touchéune corde sensible qui vibrait secrètement et douloureusement dansmon cœur.
« Comment M. Playmore propose-t-ilde résoudre cette difficulté ? demandai-je, non sansanxiété.
– La difficulté ne peut être résolue qued’une seule manière, reprit Benjamin. M. Playmore proposed’enfermer dans une enveloppe scellée le manuscrit original de lalettre, et d’y ajouter une relation très-claire des circonstancesdans lesquelles elle a été découverte, relation appuyée d’uneattestation revêtue de votre signature et de la mienne, commetémoins. Ceci fait, ce sera à vous de mettre votre mari dans laconfidence de notre découverte, au moment que vous jugerezopportun. Puis ce sera à M. Eustache à décider s’il veutouvrir le paquet scellé, ou s’il veut le laisser avec les cachetsintacts, comme un héritage pour ses enfants. Il abandonnerait àleur discrétion le soin de juger si le document doit ou non êtrerendu public, quand ils seront en âge d’agir par eux-mêmes.Consentez-vous à cela, ma chère ? Ou préférez-vous queM. Playmore vienne voir votre mari et agisse pour vous encette circonstance ? »
Je me décidai, sans hésitation, à assumertoute la responsabilité sur moi. Pour ce qui était de guider ladécision à prendre par Eustache, je considérais mon influence commeévidemment supérieure à celle de M. Playmore. Ma déterminationreçut l’approbation de Benjamin. Il fut convenu seulement qu’ilécrirait, à Édimbourg le jour même, pour calmer au plus tôt lesinquiétudes de M. Playmore.
La seule chose restant à régler était relativeà mon plan de retour en Angleterre. Les médecins étaient lesautorités à consulter à ce sujet. Je promis de les interroger lorsde leur première visite à Eustache.
« N’avez-vous rien de plus à medire ? demanda Benjamin, au moment où il ouvrait sonportefeuille pour écrire à M. Playmore.
– Si fait ! dis-je.Miserrimus ?… Ariel ?… avez-vous eu de leurs nouvellesrécemment ? »
Mon vieil ami soupira et m’avertit ainsi quej’avais touché à un sujet pénible.
« La meilleure chose, dit-il, qui puissearriver à ce malheureux homme ne se fera probablement plus beaucoupattendre. Le seul changement qui se soit produit en lui le menaced’une attaque plus ou moins prochaine de paralysie. Vous pouvezapprendre sa mort avant d’être de retour en Angleterre.
– Et Ariel ? demandai-je.
– Toujours la même, répondit Benjamin.Parfaitement heureuse, tant qu’elle est auprès du Maître. D’aprèstout ce que j’ai entendu dire d’elle, la pauvre créature neconsidère pas Dexter comme un être mortel. Elle rit à l’idée qu’onpuisse croire qu’il peut mourir, et elle attend patiemment,persuadée qu’il la reconnaîtra un jour ou l’autre. »
Les nouvelles de Benjamin m’attristèrentprofondément. Me renfermant dans un silence morne, je laissai monvieil ami tout à sa lettre.
Dix jours après nous retournions enAngleterre, accompagnés par Benjamin.
La maison de Mme Macallan, àLondres, nous offrait d’amples moyens d’installation. Nousaccueillîmes avec joie sa proposition d’y rester près d’ellejusqu’à la naissance de notre enfant, et nos plans d’avenir furentdressés en conséquence.
Les tristes nouvelles auxquelles Benjaminm’avait préparée à Paris ne tardèrent pas à me parvenir après notreretour en Angleterre. Miserrimus Dexter avait été délivré dufardeau de la vie. La mort était venue pour lui lentement etgraduellement. Peu d’heures avant de rendre le dernier soupir, laconnaissance lui revint. Il reconnut Ariel, il la regarda, etl’appela par son nom. Puis, il me demanda. On pensa à m’envoyerchercher ; mais il était trop tard. Subitement, et avant qu’unmessager pût m’être expédié, le malheureux homme se redressa, et,avec une lueur de son ancienne importance :
« Silence, vous tous ! s’écria-t-il,j’ai la tête fatiguée, et je vais dormir. »
Il ferma les yeux et s’endormit en effet… maispour ne plus se réveiller. Ainsi pour lui la mort avait étémiséricordieuse, elle était venue sans son cortège d’anxiétés et dedouleurs. Ainsi cette étrange existence, avec ses fautes, sesmisères, ses lueurs de poésie et d’humeur, ses accès fantasques degaieté, de cruauté, et de vanité… avait suivi son cours prédestinéet s’était évanouie comme un rêve !
Hélas ! pauvre Ariel ! Elle avaitvécu pour le Maître… que pouvait-elle faire, maintenant que leMaître était parti ? Elle pouvait mourir avec lui, et pourlui.
On lui avait permis d’assister aux funéraillesde Miserrimus Dexter… dans l’espérance que la cérémonie servirait àla convaincre de sa mort. Cette attente ne se réalisa pas. Arielpersistait à nier que le Maître l’eût quittée. On fut obligé deretenir de force la pauvre créature quand le cercueil fut descendudans la fosse, et ce ne fut également que par la force qu’onparvint à l’emmener hors du cimetière, quand la cérémonie funèbrefut terminée. À partir de ce moment, sa vie s’écoula, pendantquelques semaines, dans des alternatives d’accès de délire et desommeil léthargique. Au bal annuel donné dans l’établissement,pendant que la surveillance était quelque peu relâchée, le bruit serépandit, vers minuit, qu’Ariel avait disparu. La garde chargée deveiller sur elle l’avait laissée dormant, et avait cédé à latentation de descendre un instant pour jeter un coup d’œil sur lebal. Quand cette femme était retournée à son poste, Ariel étaitpartie. La présence d’étrangers et la confusion accidentellementproduite par la fête, lui avaient offert des facilités pours’échapper, qu’elle n’aurait pas trouvées en tout autre temps.Cette nuit-là, toutes les recherches faites pour la retrouverfurent vaines. Le lendemain matin apporta de touchantes etterribles nouvelles. La pauvre Ariel, avec son instinct de chienaimant, était retournée droit au cimetière. On l’y avait trouvée,au lever du soleil, morte de froid, sur la fosse de MiserrimusDexter. Fidèle jusqu’à la fin, Ariel avait suivi son Maître !Fidèle jusqu’à la fin, Ariel était morte sur le tombeau de sonMaître !
Ayant écrit ces tristes mots, je me hâte derevenir à des sujets moins pénibles.
Les événements m’avaient séparée du MajorFitz-David, après le dîner qui avait été marqué par ma rencontremémorable avec Lady Clarinda. Depuis ce temps je n’ai eu que peu oupoint de nouvelles du vieux beau, et, j’ai honte de le dire, jel’avais à peu près entièrement oublié, quand ce moderne Don Juan serappela à mon souvenir par l’apparition imprévue d’une lettre,arrivée à mon adresse au domicile de ma belle-mère, et qui était…une lettre de faire-part de mariage. Le Major faisait unefin ! Et, chose plus surprenante encore, ce folâtre ami desbelles avait choisi pour légitime propriétaire de sa maison et delui-même, qui ?… la future reine du chant, la jeune femme auxyeux ronds, à la mise excentrique, qui possédait une voix desoprano si vibrante !
Nous fîmes notre visite de congratulation dansles formes, et nous en sortîmes tous émus de compassion pour cepauvre et brave Major.
L’épreuve du mariage avait tellement changémon joyeux et galant admirateur d’autrefois, que j’eus quelquepeine à le reconnaître. Il avait perdu toutes ses prétentions à lajeunesse, il était devenu irrévocablement et sans déguisement unvieillard. Debout derrière le fauteuil dans lequel trônait sonimpérieuse jeune femme, il la regardait avec soumission, entrechaque parole qu’il m’adressait, comme s’il avait eu besoin de sapermission, seulement pour ouvrir la bouche. Chaque fois qu’ellel’interrompait… et cela lui arrivait à tout moment, et sanscérémonie… il se soumettait avec une docilité et une admirationsénile, à la fois triste et comique à voir.
« N’est-elle pas belle ? medisait-il de manière à être entendu par sa femme. Quellefigure !… et quelle voix !… Vous vous rappelez savoix ? C’est une perte, chère madame, une perte irréparablepour nos grandes scènes lyriques. Voyez-vous, quand je pense à cequ’aurait pu faire cette grande artiste, je me demande quelquefoissi j’avais réellement le droit de l’accaparer, de l’épouser. Jesens, ma parole d’honneur ! que je me suis rendu coupableenvers le public. »
Quant à l’heureuse personne, objet de cemélange bizarre d’admiration et de regret, elle se plut à merecevoir gracieusement, comme une amie.
Pendant qu’Eustache parlait avec le Major, lanouvelle mariée me tira à l’écart et m’expliqua à voix basse lesraisons qui l’avaient déterminée à se marier, avec une candeur oùmanquait un peu trop visiblement la pudeur.
« J’appartiens, me dit-elle, à unenombreuse famille complètement dépourvue de ressources. Le Majorest bien gentil de parler de moi comme d’une reine du chant et toutce qui s’en suit. Ah ! bon Dieu ! J’en avais déjà bienassez de l’Opéra ! Mon maître de musique m’a suffisammentrenseignée ; je sais ce qu’il en coûte de peine pour devenirune grande chanteuse. Je n’ai pas la patience de travailler commeces femmes étrangères, ce tas de Jézabels effrontées ! Je lesdéteste et je les méprise ! Non, non ; entre nous, ilétait bien plus facile, plus rapide, et plus sûr de faire mafortune en épousant le vieux gentleman. Aujourd’hui me voilà bienpourvue… voilà ma famille bien pourvue également… et rien à fairequ’à dépenser de l’argent ! J’adore ma famille, moi ! jesuis bonne fille, je suis bonne sœur… moi ! Voyez comme jesuis habillée ! Regardez-moi ce mobilier ! Je n’ai pasmal joué mon jeu, hein ? C’est un grand avantage, allez, qued’épouser un vieillard… vous pouvez le tortiller autour de votrepetit doigt. Suis-je heureuse ? Oui, certes, je suisheureuse ! J’espère que vous êtes heureuse aussi. Oùdemeurez-vous maintenant ? J’irai bientôt vous voir pour avoirle plaisir de causer longuement avec vous. J’ai toujours eu dupenchant pour vous ; et, maintenant que ma position vaut lavôtre, je désire que nous soyons amies. »
Je lui répondis par quelques mots polis, biendéterminée intérieurement à m’arranger, quand elle me feraitvisite, pour qu’elle ne dépassât pas le seuil de la porteextérieure. Pourquoi ne le dirais-je pas ? ses offres d’amitiém’inspiraient un sentiment assez voisin du dégoût. Quand une femmese donne à un homme pour de l’argent, le marché n’est pas moinsodieux et honteux, ce me semble, pour avoir reçu la sanctionreligieuse et légale.
*
**
Je me retrouve devant mon bureau, livrée à mesréflexions, les images du Major et de sa femme s’évanouissent de mamémoire… et la dernière scène de mon histoire se déroule lentementà ma vue.
Le lieu est ma chambre à coucher. Lespersonnages, tous deux au lit – qu’on veuille bien les excuser –sont moi et mon fils. Il est déjà âgé de trois semaines, et, pourle moment, il est profondément endormi à côté de sa mère. Mon bononcle est venu tout exprès à Londres pour le baptiser.Mme Macallan sera sa marraine, ses parrains serontBenjamin et M. Playmore. Je me demande si le baptême de monenfant se passera plus joyeusement que mes noces ?
Le docteur vient de quitter la maison, un peuperplexe à mon sujet. Il m’a trouvée, comme d’habitude depuisquelques jours déjà, étendue sur ma chaise longue ; mais,aujourd’hui, il a remarqué en moi des symptômes de faiblesse quilui ont paru tout à fait inexplicables dans les circonstancesprésentes, et qui l’ont engagé à user de son autorité pour me fairereprendre le lit.
La vérité est que je n’ai pas mis le docteurdans ma confidence. Il y a deux causes à ces indices de fatigue quiont surpris mon médecin… ces deux causes sont l’incertitude etl’inquiétude.
Aujourd’hui, j’ai enfin pris assez de couragepour accomplir la promesse que j’avais faite à mon mari lors denotre séjour à Paris. Il sait maintenant comment a été découvertela confession de sa première femme. Il sait, par le témoignageplein d’autorité de M. Playmore, que la lettre de la mourantepeut, s’il le veut, fournir les moyens de faire proclamerpubliquement son innocence par une Cour de Justice. Enfin, et c’estlà ce qui importe plus que tout, il sait que cette Confession a étégardée secrète pour lui, afin de ménager sa tranquillité d’âme, enmême temps que par respect pour la mémoire de la pauvre infortunéequi la première a porté son nom.
Ces révélations nécessaires, c’est moi qui lesai faites à mon mari… mais je n’ai pas osé les faire de vive voix.Le moment venu, j’ai reculé devant la nécessité de lui parler de sapremière femme. J’avais rédigé une sorte de relation, puiséeprincipalement dans les lettres que j’avais reçues à Paris deBenjamin et de M. Playmore. Je la lui ai remise. Il la lit ence moment. Quand je dis : il la lit, il a eu maintenantamplement le temps de la lire ; il a eu le temps d’y réfléchirlonguement dans la solitude et le silence de son cabinet. Pourquoine revient-il pas ? Je l’attends, la fatale Confession à lamain. Ma belle-mère attend aussi dans la chambre voisine de lamienne. Elle veut comme moi, entendre de sa bouche sa décision.Quel parti prendra-t-il ? Oui ou non, va-t-il briser lescachets qui scellent la lettre de la morte ?
Les minutes se passent. Nous continuons à nepas entendre le bruit de son pas dans l’escalier. Mes doutesm’agitent de plus en plus, à mesure que l’attente se prolonge. Dansl’état nerveux où je suis, cette lettre, que je tiens là, entre mesmains, me semble inexprimablement lourde. Je frissonne, rien qu’àla regarder. Je change incessamment de place dans mon lit, sanspouvoir trouver un seul instant de calme. Tout à coup une idéesingulière traverse mon esprit. Je soulève doucement l’une desmains de mon petit enfant, et je place dessous la lettre ;associant ainsi au terrible testament de crime et de malheur cetteinnocence et cette grâce, pour qu’elles y mêlent un peu de leurdouceur et de leur pureté.
Les minutes s’écoulent, la pendule sonne unedemie. Enfin, j’entends Eustache ! Il frappe doucement à laporte, et il ouvre.
Il est d’une pâleur mortelle. Je croissurprendre des traces de larmes dans ses yeux. Mais aucun signeextérieur d’agitation ne lui échappe, quand il vient s’asseoir prèsde moi. Il a dû, par affection pour moi, attendre jusqu’à ce qu’ilsoit tout à fait maître de lui.
Il pressa ma main et la baise tendrement.
« Valéria ! dit-il, laissez-moi vousdemander encore de me pardonner ce que j’ai dit et fait en d’autrestemps. Si je ne comprends pas autre chose, je comprends au moinsceci : – La preuve de mon innocence a été trouvée, et je ledois uniquement au courage et au dévouement de mafemme ! »
Je gardai un instant le silence, pour mieuxsavourer le plaisir de l’entendre parler ainsi, pour lire son amouret sa reconnaissance dans ses yeux humides, dont les regards sefixaient avec attendrissement sur moi. Puis, je fis appel à toutema résolution pour poser la question dont dépendait notreavenir :
« Est-ce que vous voulez voir la lettre,Eustache ? »
Au lieu de répondre, il m’adressa lui-même uneautre question.
« Avez-vous cette lettre ici ?
– Oui.
– Scellée ?
– Scellée. »
Il s’arrêta un instant pour bien peser, avantde parler, ce qu’il allait dire.
« Que je sois bien sûr si je comprendsexactement ce que j’ai à décider, reprit-il. Supposons quej’insiste pour lire la lettre ?… »
Là, je l’interrompis. Je sais que j’aurais dûsavoir me contenir. Mais je ne trouvai pas la force de faire ce queje devais.
« Ô mon bien-aimé ! m’écriai-je, neparlez pas de lire cette lettre ! Je vous en prie… je vous ensupplie… épargnez-vous vous-même… »
Il fit un geste de la main pour réclamer demoi le silence.
« Je ne pense pas à moi, dit-il. Je penseà celle qui n’est plus. Si je renonce à prouver mon innocence, demon vivant, si je laisse intacte les cachets de la lettre,croyez-vous, comme le dit M. Playmore, que je ferai acte derespect et de tendresse envers la mémoire de ma premièrefemme ?
– Oh ! il ne peut pas y avoir à celal’ombre d’un doute !
– Sera-ce de ma part une faible expiationde la peine que je puis lui avoir causée, sans intention, de sonvivant ?
– Oui !… oui !…
– Et vous, Valéria, serez-voussatisfaite ?
– Mon ami, je serai ravie !
– Où est la lettre ?
– Dans la main de votreenfant. »
Il passa de l’autre côté du lit. Il souleva lamain rose de l’enfant, qu’il porta à ses lèvres. Pendant uninstant, il garda la petite main dans la sienne, immobile et commeabsorbé dans ses pensées. Je vis sa mère entrouvrir doucement laporte, et guetter ses mouvements comme je les guettais moi-même. Ily eut là, je crois, une hésitation dernière. Mais notre incertitudene se prolongea pas. Eustache, avec un profond soupir, replaça lamain de l’enfant sur la lettre scellée. Ce simple geste disaittout ; il disait à son fils, mieux que s’il eût eu recours àla parole :
« C’est toi quidécideras ! »
Ainsi se termina cette ardente recherche,cette longue poursuite pour la conquête de l’honneur et du repos demon mari. Cela ne finissait pas comme j’avais pensé que cela devaitfinir ; peut-être pas non plus comme vous aviez pensé que celafinirait. Que savons nous de notre destinée ? Que savons-nousde l’accomplissement de nos plus chers désirs ? Dieu le sait…et cela vaut mieux.
Je n’ai plus à ajouter qu’un dernier mot,comme post-scriptum. Ne soyez pas trop durs, bons lecteurs, pourles faiblesses ou les erreurs de la vie de mon mari. Pensez de moi,dites de moi tout le mal que vous voudrez. Mais soyez indulgentspour Eustache !
FIN.