séparation tranchée, sans volonté d’iso-
lation, sans grands gestes, sans heurts.
Par-ci, par-là, un locher solitaire
aggrave encore le caractère de cette
solitude, force au sérieux.
*
o sanatorium naturel, cathédrale heu-
reusement sans chaire, salon de musique
où elle est si
1 discrète
douce et reléguée
dans les hauteurs (à la fois si sauvage et
si délicate), salon de musique ou de
méditation – lieu fait pour laisser
l’homme seul au milieu de la nature, à
ses pensées, à poursuivre une pensée
Pour te rendre ta politesse, pour
imiter ta délicatesse, ton tact (instinc-
tivement j e suis ainsi) – j e ne dévelop-
perai à ton intérieur aucune pensée qui
te soit étrangère, c’est sur toi que je
méditerai :
« Temple de la caducité, etc. »
*
« Je crOIS que J e commence à me
rendre compte du plaisir propre aux
bois de pins. »
12 août 1940.
Une infinité de cloisonnements et de
chicanes fait du bois de pins l’une des
pièces de la nature les mieux combinées
pour l’aise et la méditation des hommes.
Point de feuilles s’agitant. Mais au
vent comme à la lumière tant de fines
aiguilles sont opposées qu’il en résulte
une températion et comme une défaite
presque complète, un évanouissement
des qualités offensives de ces éléments et
une émanation de parfums puissants.
La lumière, le vent lui-même y sont
tamisés, filtrés, freinés, rendus bénins et
à proprement parler inoffensifs. Alors
que les bases des troncs sont parfaite-
ment immobiles, les faîtes sont seule-
ment balancés …
12 août 1940 – Le soir.
Le bois de pins est aussi une sorte de
hangar, il est bâti comme un hangar,
un préau, ou une halle (hall).
108
Mâts séniles coiffés de toupets coni-
ques verdoyants. A propos de toupets,
les sapins sont des toupies vert foncé
(mais c’est une autre histoire).
*
Halle aux aiguilles o d o riférantes, aux
épingles à cheveux végétales, audito-
rium de myriades d’insectes, ô temple de
la caducité (caducité des branches et
des poils) dont les cintres audito-
rium solarium de myriades d’insectes
sont supportés par une forêt de mâts
séniles tout frisés, lichéneux comme des
vieillards créoles. . .
Lente fabrique de bois, de mâts, de
poteaux, de perches, de poutres.
Forêt sans feuilles, odoriférante
comme le peigne d’une rousse.
*
Vis je, insecte, au milieu de la brosse
o u du p eigne odoriférant d ‘ une géante. . . ?
Forêt dont les houppes se dépoi-
lent.
lOg
*
Si les feuilles ressemblent à des plu-
mes, les aiguilles de pins ressemblent
plutôt à des poils.
*
Poils durs comme des dents de peigne.
Poils de brosse mais durs comme des
dents de peigne.
Vis-je au milieu de la brosserie
(brosse, peigne et cheveux) d’une odo-
riférante géante rousse… Et musique,
vibrante aux cintres, de myriades d’in-
sectes, million d’étincelles animales
(pétillement) … ?
. . . Tandis qu’un de ses fins mouchoirs
flotte au ciel bleu par-dessus.
13 août 194i – Matin.
Tâchons de nous résumer. Il y a :
L’aisance
a) de la promenade:
pas de basses branches
pas de hautes plantes
pas de lianes.
Tapis épais. Quelques rochers les meu-
blent.
b) et de la méditation:
températion de la lumière,
du vent.
Parfum discret.
Bruits, musique discrète.
Atmosphère saine.
Vie à la cantonade.
Doux accompagnement musical en
sourdine.
Évolutions aisées, parmi tant de
colonnes, d’un pas presque élastique,
sur ces tapis épais faits d’épingles à
cheveux végétales. Labyrinthe aisé.
Qu’on se promène à l’aise au milieu
de ces colonnes, de ces arbres si bien
débarrassés de leurs branches caduques !
13 aO llt 1940 – Après midi.
Il se forme, grandit et épaissit inces-
samment sur le même type, en de nom-
breux endroits du monde, des bâtiments
I I I
plus ou moins vastes dont j e valS
essayer de décrire un modèle :
Ils comportent un rez-de-chaussée très
haut de plafond (quoique ce dernier
terme soit impropre) , et au-dessus une
infinité d’étages, ou plutôt une char-
pente compliquée à l’extrême qui cons-
titue étages supérieurs, plafond et toi-
ture.
Pas plus de murs que de toit à pro-
prement parler : ils tienne n t plutôt de
la halle ou du préau.
Une infinité de colonnes supportent
cette absence de toiture.
I7 ao ût I940.
J’ai relu les noms d’Apollinaire, Léon-
Paul Fargue. . . et j ‘ai honte de l’acadé-
misme de ma vision : manque de ravis-
sement, manque d’originalité. Ne rien
porter au jour que ce que je suis seul à
dire. – En ce qui concerne le bois de
pins, je viens de relire mes notes. Peu
de choses méritent d’être retenues. Ce
qui importe chez moi, c’est le sérieux
avec lequel j’approche de l’objet, et
112
d’autre part la très grande justesse de
l’expression. Mais il faut que je me
débarrasse d’une tendance à dire des
choses plates et conventionnelles. Ce
n’est vraiment pas la peine d’écrire si
c’est pour cela.
Bois de pins, sortez de la mort, de
la non-remarque, de la non-conscience !
Profusion à perte de ! colonnes,
vue, préau de mâts séniles,
coiffés en étages supérieurs et toit d’un
million d’épingles vertes entrecroisées.
Et par terre une épaisseur élastique
d’épingles à cheveux, soulevée parfois
par la curiosité maladive et prudente des
champignons. –
*
Fabrique de bo s mort. (J’entre dans
cette importante fabrique de bois mort.)
Ce qui est agréable Pl-dedans c’est la
parfaite sécheresse. Qui assure vibrations
et musicalité. Quelque chose de métal-
lique. Présence d’insectes. Parfums.
Surgissez, bois de pins, surgissez dans
I I3
la parole. L’on ne vous connaît pas.
– Donnez votre formule. Ce n’est
pas pour rien que vous avez été remar-
qués par F. Ponge…
I 8août I940.
Au mois d’août 1940 je suis entré
dans la familiarité des bois de pins. A
cette époque, ces sortes particulières de
hangars, de préaux, de halles naturelles
ont acquis leur chance de sortir du
monde muet, de la mort, de la non-
remarque, pour entrer dans celui de la
parole, de l’utilisation par l’homme à
ses fins morales, enfin dans le Logos,
ou, si l’on préfère et pour parler par
analogie, dans le Royaume de Dieu.
20 août I940.
Ici, où se dresse une profusion rela-
tivement ordonnée de mâts séniles,- coif-
fés de cônes verdoyants, ici, où le soleil
et le vent sont tamisés par un infini
entrecroisement d’aiguilles vertes, ici où
le sol est couvert d’un épais tapis d’épin-
gles à cheveux végétales : ici se fabrique
114
lentement le bois. En série, industriel-
lement, mais avec une lenteur majes-
tueuse ici se fabrique le bois. Il se
parfait en silence et avec une majes-
tueuse lenteur et prudence. Avec une
assurance et un succès certains aussi. Il
y a des sous-produits : obscurité, médi-
tation, parfum, etc., fagots de moindre
qualité, pommes de pins (fruits serrés
comme des ananas): aiguilles à cheveux
végétales, mousses, fougères, myrtilles,
champignons. Mais, à travers toutes
sortes de développements l’un après
l’autre caducs (et qu’importe), l’idée
générale se poursuit et s’entrevoit la
hampe, le mât : – la poutre, la plan-
che.
Le pin (je ne serais pas éloigné de
dire que) est ridée élémentaire de l’ar-
bre. C’est un l, une tige, et le reste
importe peu. C’est pourquoi il fournit
– de ses développements obligatoires
selon l’horizontale – tant de bois mort.
C’est que seule importe la tige, toute
droite, élancée, naïve et ne divergeant
pas de cet élan naïf et sans remords ni
retouches ni repentirs. (Dans un élan
sans repentir, tout simple et droit.)