LACHÈS de Platon

LACHÈS.
Sans doute, Nicias, c’est une chose qui mérite réflexion
que de dire de quelque science que ce soit, qu’il ne faut

pas l’apprendre; car il paraît que c’est une bonne chose
de tout savoir; et si cet exercice des armes est une
science, comme le prétendent les maîtres, et comme
Nicias le dit, il faut l’apprendre; mais si ce n’est pas une
science, et que les maîtres d’armes nous trompent, ou
que ce soit seulement une science fort peu importante, à
quoi bon s’en occuper?
Ce qui me fait parler ainsi, c’est que je suis persuadé
que si c’était une chose de quelque prix, elle n’aurait pas
échappé aux Lacédémoniens, qui passent toute leur vie à
s’appliquer et à s’exercer à tout ce qui peut à la
guerre les rendre supérieurs aux autres peuples. Et
quand même elle aurait échappé aux Lacédémoniens,
sans doute les maîtres qui se chargent de montrer ces
exercices n’auraient pas manqué de s’apercevoir que, de
tous les Grecs, les Lacédémoniens sont ceux qui
s’occupent le plus des travaux militaires, et qu’un homme
qui serait renommé chez eux dans cet art serait certain
de réussir partout, sur cette seule réputation, comme
tous les poètes tragiques qui sont estimés à Athènes.
Celui qui se croit un bon poète tragique, ne court pas
de ville en ville autour de l’Attique pour faire jouer
ses pièces, mais il vient droit ici nous les apporter, et
cela est fort raisonnable; au lieu que je vois ces
champions qui enseignent à faire des armes, regarder
Lacédémone comme un sanctuaire inaccessible où ils
n’osent mettre le pied, tandis qu’ils se montrent partout
ailleurs, et surtout chez des peuples qui s’avouent eux-
mêmes inférieurs à beaucoup d’autres en tout ce qui
concerne la guerre. D’ailleurs, Lysimaque, j’ai déjà
vu, à l’œuvre, bon nombre de ces maîtres, et je sais ce

dont ils sont capables. Et ce qui doit nous décider, c’est
que, par une espèce de fatalité qui semble leur être
particulière, jamais aucun de ces gens-là n’a pu acquérir
la moindre réputation à la guerre.
On voit dans tous les autres arts ceux qui s’y appliquent
spécialement, se faire un nom et devenir célèbres; ceux-
ci, au contraire, jouent de malheur, à ce qu’il paraît. Ce
Stésilée lui-même, que vous avez vu tout-à-l’heure
faire ses preuves devant une si nombreuse assemblée, et
que vous avez entendu parler si magnifiquement de lui-
même, je l’ai vu ailleurs donner malgré lui un spectacle
plus vrai de son savoir-faire. Le navire sur lequel il était
ayant attaqué un vaisseau de charge, Stésilée combattait
avec une pique armée d’une faux, espèce d’arme aussi
originale que celui qui la portait; cet homme n’a jamais
rien fait, du reste, que l’on puisse raconter; mais le
succès qu’eut ce stratagème guerrier, de mettre une faux
au bout d’une pique, mérite d’être su. Comme il
s’escrimait de cette arme, elle vint à s’embarrasser dans
les cordages du vaisseau ennemi, et s’y arrêta; Stésilée
tirait à lui de toute sa force pour la dégager sans pouvoir
y réussir. Les vaisseaux passaient tout auprès l’un de
l’autre, et lui d’abord courut le long du vaisseau en
suivant l’autre sans lâcher prise; mais quand l’ennemi
commença à s’éloigner, et fut sur le point de l’entraîner
attaché à la pique, il la laissa couler peu-à-peu
dans ses mains, jusqu’à ce qu’il ne la tînt plus que par le
petit bout. C’étaient des huées et des sarcasmes, du côté
des ennemis, sur cette plaisante attitude; mais quelqu’un
lui ayant jeté une pierre, qui tomba à ses pieds, il
abandonna la pique, et alors les gens de son navire ne

purent eux-mêmes s’empêcher de rire, en voyant cette
faucille armée pendue aux cordages du vaisseau ennemi.
Il peut bien se faire pourtant, comme Nicias le prétend,
que ces exercices soient bons à quelque chose, mais je
vous dis ce que j’en ai vu; et pour finir comme j’ai
commencé, si c’est une science peu utile, ou si ce n’en
est pas une, et qu’on lui en donne seulement le nom,
elle ne mérite pas que nous nous y arrêtions.
En un mot, si c’est un lâche qui croit devoir s’y
appliquer, et que cette science le rende plus confiant en
lui-même, sa lâcheté n’en sera que plus en vue; si c’est
un homme courageux, tout le monde aura les yeux sur
lui, et, pour peu qu’il lui arrive de faire la moindre faute,
la calomnie l’attend; car c’est éveiller l’envie que de
se vanter de posséder une pareille science; de sorte qu’à
moins de se distinguer des autres par la bravoure, d’une
manière merveilleuse, il ne saurait échapper au ridicule
celui qui se dirait habile en ce genre. Voilà ce que je
pense, Lysimaque, de ces exercices. A présent, comme
je le disais d’abord, ne laisse pas échapper Socrate, et
prie-le de nous dire son avis à son tour.

LYSIMAQUE.
Je t’en prie donc, Socrate, car nous avons encore
besoin d’un juge pour terminer ce différend. Si Nicias et
Lachès avaient été de même sentiment, nous aurions pu
nous en passer davantage mais, tu le vois, ils sont
entièrement opposés l’un à l’autre. Il devient alors
important d’entendre ton avis, et de savoir auquel des
deux tu donnes ton suffrage.

SOCRATE.
Comment, Lysimaque, as-tu envie de suivre ici l’avis du
plus grand nombre?

LYSIMAQUE.
Que peut-on faire de mieux?

SOCRATE.
Et toi aussi, Mélésias? et s’il s’agissait de choisir les
exercices que tu dois faire apprendre à ton fils, t’en
rapporterais-tu à la majorité d’entre nous, plutôt qu’à un
homme seul, formé sous un excellent maître aux
exercices du corps?

MÉLÉSIAS.
Je m’en rapporterais à ce dernier, Socrate.

SOCRATE.
Tu le croirais plutôt que nous quatre?

MÉLÉSIAS.
Peut-être.

SOCRATE.
Car pour bien juger il faut, je pense, juger sur la science,
et non sur le nombre.

MÉLÉSIAS.
Sans contredit.

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