NICIAS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Ce n’est donc pas ici comme dit le proverbe , gibier
de toute laie; et toute laie n’est pas courageuse.
NICIAS.
Non, assurément.
SOCRATE.
Il est évident par-là, Nicias, que tu ne crois pas que la
laie de Crommyon ait été courageuse. Je ne dis pas cela
pour plaisanter; mais je pense sérieusement que pour
soutenir ton opinion, il faut nécessairement que l’on
n’admette aucun courage dans les bêtes, ou ce serait
accorder aux animaux assez d’intelligence pour qu’un
lion, un tigre, un sanglier pussent comprendre des
choses que si peu d’hommes comprennent, à cause de
leur difficulté. Bien plus, soutenir que le courage est tel
que tu le dis, c’est admettre que les lions et les cerfs, les
taureaux et les singes, ont les mêmes dispositions en fait
de courage.
LACHÈS.
Par tous les dieux, ce que tu dis là est très vrai, Socrate.
Dis-nous donc, en bonne foi, Nicias, crois-tu que ces
animaux, que nous reconnaissons tous pour courageux,
soient plus éclairés que nous, ou oseras-tu, en
contradiction avec tout le monde, leur contester le
courage?
NICIAS.
Jamais, Lachès, je n’appellerai courageux un animal ou
un être quelconque, qui par ignorance ne craint pas ce
qui est à craindre; je l’appelle téméraire et insensé. Tu
crois donc que j’appellerais courageux tous les enfants,
qui, par ignorance, ne redoutent aucun péril? A
mon sens, être sans peur, et être courageux, sont deux
choses bien différentes. Le courage, uni aux lumières,
est très rare; mais la témérité et l’audace, l’absence de
peur et de lumières, rien n’est plus commun; c’est le
partage de presque tout le monde, hommes, femmes,
enfants, animaux. Enfin, ceux que tu appelles courageux
avec la multitude, je les appelle téméraires; les
courageux sont ceux qui sont éclairés, et voilà ceux dont
je parle.
LACHÈS.
Vois comme il fait lui-même ses honneurs, Socrate, à ce
qu’il croit, tandis que ceux qui passent partout pour
courageux, il essaie de leur enlever ce titre!
NICIAS.
Pas le moins du monde, Lachès, rassure-toi, car
justement je soutiens que tu es éclairé, ainsi que
Lamachus , puisque vous êtes courageux, de même
que beaucoup de nos Athéniens.
LACHÈS.
Je n’appuierai pas là-dessus, non que je sois embarrassé
de répondre, mais pour que tu n’aies pas lieu de dire
que je suis un parfait Exonien .
SOCRATE.
Ne dis rien, Lachès; je vois bien que tu ne t’es pas
encore aperçu que Nicias a appris ces belles choses de
notre ami Damon, et que Damon est l’intime de
Prodicus, le plus habile de tous les sophistes pour ces
sortes de distinctions.
LACHÈS.
Cela est vrai, Socrate, aussi sied-il mieux à un sophiste
de faire parade de ces subtilités, qu’à un homme que les
Athéniens ont mis à la tête de leurs affaires.
SOCRATE.
Il est pourtant juste, Lachès, qu’un homme chargé des
plus grandes affaires ait aussi les plus grandes lumières;
c’est pourquoi il me semble que les raisons qui ont pu
déterminer Nicias à définir ainsi le courage, méritent
quelque attention.
LACHÈS.
Examine-les donc toi-même.
SOCRATE.
C’est ce que je vais faire, mon cher; mais ne pense pas
que je te tienne quitte de la part que tu as en commun
avec moi dans notre discussion. Fais attention, et prends
garde à ce que je vais dire.
LACHÈS.
Je le ferai, si tu le crois nécessaire.
SOCRATE.
Certainement; ainsi, Nicias, reprenons dès le
commencement; tu sais que d’abord nous avons regardé
le courage comme une partie de la vertu.
NICIAS.
Oui.
SOCRATE.
Tu as répondu dans ce sens; or, si elle n’est qu’une
partie, il doit y en avoir d’autres parties, qui toutes
ensemble sont appelées du nom de vertu?
NICIAS.
Sans doute.
SOCRATE.
Tu reconnais que ce sont les mêmes parties que j’y
trouve: outre le courage, je compte encore la sagesse, la
justice, et beaucoup d’autres parties; et toi de même,
n’est-ce pas?
NICIAS.
Assurément.
SOCRATE.
Bon, nous voilà d’accord là-dessus; quant aux choses
que tu trouves à craindre ou à ne pas craindre, voyons si
peut-être tu les entends d’une autre manière que nous.
Nous allons te dire ce que nous en pensons; et si tu n’es
pas de notre avis, tu nous apprendras le tien. Nous
regardons comme une chose à craindre, tout ce qui
inspire de la peur; et comme une chose qui n’est pas à
craindre, tout ce qui n’inspire aucune peur. Or, la peur
ne nous vient ni des maux passés ni des maux présents,
mais de ceux qui nous menacent; car la peur n’est que
l’attente d’un mal à venir. N’es-tu pas de mon avis,
Lachès?
LACHÈS.
Certainement.
SOCRATE.
Voilà donc notre sentiment, Nicias. Selon nous, ce qui
est à craindre, ce sont les maux à venir, et ce qui n’est
pas à craindre, ce serait un avenir qui paraîtrait bon, ou
du moins qui ne paraîtrait pas mauvais. Est-ce comme
cela que tu l’entends toi-même?
NICIAS.
Tout-à-fait.
SOCRATE.
Et la science de ces choses, voilà ce que tu appelles le
courage?
NICIAS.
Oui.
SOCRATE.
Passons à un troisième point, et voyons si tu seras
encore cette fois de notre avis.
NICIAS.
Quel est-il?
SOCRATE.
Je vais te le dire. Nous pensons, Lachès et moi, qu’une
science, si elle existe, est absolue et s’applique
également et au passé et au présent et à l’avenir. Par
exemple, pour la santé, la médecine qui en est la seule
science, n’est pas circonscrite dans tel ou tel
temps. Il en est de même de l’agriculture, pour tout ce
qui croît sur la terre. A la guerre, vous pouvez témoigner
vous-même que la science du général s’étend également
sur l’avenir et sur tout le reste; qu’elle ne croit pas devoir
se soumettre à la science du devin, mais au contraire lui
commander, comme sachant beaucoup mieux dans
tout ce qui regarde la guerre et ce qui arrive et ce qui
doit arriver. La loi même ordonne, non pas que le devin
commandera au général, mais que le général
commandera au devin. N’est-ce pas là ce que nous
disons, Lachès?
LACHÈS.
C’est cela même.
SOCRATE.
Et toi, Nicias, conviens-tu aussi avec nous, que la
science d’une chose est toujours la même, soit qu’elle
juge du passé, du présent, ou de l’avenir?
NICIAS.
Je l’accorde, Socrate, et je le crois comme vous.
SOCRATE.
Et maintenant, ô excellent Nicias! le courage est la
science de ce qui est à craindre et de ce qui ne
l’est pas. Tel est ton avis, je pense?
NICIAS.
Oui.
SOCRATE.
Et nous sommes convenus que par ce qui est à craindre
et ce qui ne l’est pas, il faut entendre les biens ou les
maux à venir?
NICIAS.
En effet.
SOCRATE.
Et qu’une science est toujours la même et pour l’avenir
et pour tous les temps en général?
NICIAS.
Il est vrai.
SOCRATE.
Le courage n’est donc pas uniquement la science de ce
qui est à craindre et de ce qui ne l’est pas; car elle ne
connaît pas seulement les biens et les maux à venir,
mais les biens et les maux présents et passés, tous les
biens et tous les maux en général, comme les
autres sciences.
NICIAS.
Il semble bien.
SOCRATE.
Alors, tu ne nous aurais parlé, Nicias, que de la troisième
partie du courage, tandis que nous voulions connaître le
courage dans toute son étendue. Mais d’après ce que tu
dis, je présume maintenant qu’outre la science de ce qui
est à craindre et de ce qui ne l’est pas, le courage serait
encore, selon toi, la science de tous les biens et de
tous les maux, en général. Est-ce bien là cette fois ton
opinion, ou que veux-tu dire?
NICIAS.
Oui, c’est là ce que je pense.
SOCRATE.
Mais alors, mon très cher Nicias, penses-tu qu’il manquât
encore quelque partie de la vertu à celui qui posséderait
la science de tous les biens et de tous les maux, quels
qu’ils soient, passés, présents et futurs? Un tel homme
aurait-il encore besoin de la sagesse, de la justice et de
la piété, lui qui déjà serait en état d’éviter ou de se
procurer tous les maux et tous les biens qui lui peuvent
arriver de la part des dieux et des hommes, qui
saurait enfin comment s’y prendre en toutes choses?
NICIAS.
Ce que tu dis-là, Socrate, me paraît assez juste.
SOCRATE.
Ce n’est donc pas une partie de la vertu, mais bien toute
la vertu que tu nous as définie?
NICIAS.
Il semble.
SOCRATE.
Cependant nous avions dit que le courage n’en est
qu’une partie.
NICIAS.
Nous l’avions dit, il est vrai.
SOCRATE.
Mais il n’en va plus ainsi, d’après notre définition
actuelle.
NICIAS.
Je l’avoue.
SOCRATE.
Nous n’avons donc pas trouvé, Nicias, ce que c’est que
le courage.
NICIAS.
Non, à ce qu’il paraît.
LACHÈS.
J’ai cru pourtant, mon cher Nicias, que tu ne manquerais
pas de le trouver, à voir ton air dédaigneux quand
je répondais à Socrate; et j’avais en vérité grand espoir
qu’avec le secours de la sagesse de Damon tu en
viendrais à bout.
NICIAS.
A merveille, Lachès: tu ne t’embarrasses guère d’avoir
paru tout-à-l’heure ne rien entendre au courage, pourvu
que je paraisse aussi peu habile que toi; et il semble qu’il
te soit d’ailleurs indifférent de ne pas savoir plus que moi
une chose que devrait connaître tout homme qui se croit
quelque valeur. Je reconnais bien ici la nature humaine:
t u regardes les autres sans faire attention à toi-
même. Pour moi, je pense avoir passablement répondu à
la question, et s’il reste encore quelque chose à éclaircir,
j’espère par la suite en venir à bout et avec le secours de
ce Damon, dont tu as cru devoir te moquer sans l’avoir
pourtant jamais vu, et avec le secours de beaucoup
d’autres habiles gens. Quand je serai bien instruit, je te
ferai part de ma science; je ne veux pas te la cacher, car
tu m’as l’air d’avoir encore grand besoin
d’apprendre.
LACHÈS.
Tu es assurément fort sage, Nicias, toutefois je conseille
à Lysimaque et à Mélésias de ne pas s’adresser
davantage à toi ni à moi sur ce qui regarde l’éducation
de leurs enfants; et s’ils m’en croient, comme je le disais
d’abord, ils s’attacheront à Socrate. Si mes enfants
étaient en âge, voilà le parti que je prendrais.
NICIAS.
Je n’ai rien à dire à cela; si Socrate veut bien s’occuper
de ces jeunes gens, il ne faut point chercher d’autre
maître; et je suis tout prêt à lui confier mon fils
Nicérate, s’il consent à s’en charger. Mais quand je lui en
parle, il me renvoie à d’autres, et me refuse ses soins.
Vois donc, Lysimaque, si tu auras plus de crédit auprès
de lui.
LYSIMAQUE.
Cela devrait être au moins, Nicias, car je ferais pour lui
ce que je ne ferais pas pour beaucoup d’autres. Qu’en
dis-tu, Socrate, te laisseras-tu fléchir, et voudras-tu aider
ces jeunes gens à devenir meilleurs?