L’Autre Alceste

Mon guide m’attendait dans la barque pareille à la carapace d’unescarbot desséché. Et je n’ai point vu d’abord le marais, semblableà la robe d’un paon vert, à cause des myriades pressées des yeuxdes lentilles, et je n’ai point vu la face de mon guide, non plusqu’il n’a vu la mienne. Son dos m’est apparu lamé de bronze, oucouvert d’écailles très semblables à des feuilles de myrte, commesont celles de la couleuvre. Et ses bras très longs se perdaientdans l’eau latérale, comme si le grand escarbot des marais dont lacarapace était notre barque, eût ramé avec la paire médiane etvelue de ses pattes. Et après la vision de son dos vert, des hommesrouges à figure d’oiseau et aux robes droites passèrent successifsdevant mes yeux des deux côtés de la barque, et par plusieurs foisils l’appelèrent DOUBLEMAIN.
Et avec le mouvement je perçus l’eau et la fin de la croûte deslentilles, à quoi succéda une glace plus mobile.
Des êtres tels que des oeufs de mercure solide écrivaient etdécrivaient tous les nombres et le signe de l’infini, glissantleurs éclairs sur la tôle de sable. Je détournai vers eux mesregards du rameur, et réapparurent les hommes rouges. L’un dit : «Doublemain ! que portes-tu dans ta barque rongée ?N’est-ce pas Salomon ? Quoi de plus beau que l’utile et despots de terre superbement rangés ? » Et cet être encore nonsorti des limbes dit que son nom d’homme serait dans le futurXénophon. « Paix ! s’écria mon guide, parlant aux hommesrouges ou avertissant les patineurs d’hydrargyre précédant labarque ; paix ! ou l’eau polie à ma voix va devenirboueuse et mobile, et vos pieds d’acier s’enliseront aux os de laterre. » Ayant dit, il rame.
« Quoi de plus beau, dit Xénophon, que des plats géométriquementdisposés ? » Et il s’écarte, chassé par un grand insecte longmarchant sur l’eau avec des membres en forme de fils.
Aux voix et aux bruits, les oeufs de mercure gyrants éclatèrent surl’eau en déployant des ailes de viande et saignèrent dans l’air lesang des pins ; des êtres plats semblables à des pieds cornustraînant des talonnières déplumées se soulevèrent vers la face del’eau comme les écailles de la vase. Doublemain murmura qu’il étaittemps qu’il plongeât ses bras jusqu’au Livre et feuilletâtHydrophilus.
Et il exhuma du profond un escarbot monstrueux, couleur de poix, leventre triangulaire vitré comme une fenêtre sur son coeur,l’établit dans la barque sur le chevalet de ses pattes, et, ouvrantà deux battants les élytres, feuilleta les ailes dépliées.Détournant ma vue vers le marais, je vis réapparaître la formerouge, et Xénophon ricana : « Tu n’inscriras pas Salomon. »Doublemain penché sur le vivant triptyque le souleva aveccourroux ; et il sembla qu’il tînt sur l’avant de la barqueune proue, et au milieu de la barque une voile claquante et sonore,et par-dessus la voile une oriflamme déroulée, et parmi unelanterne rougeoyante. Et il crucifia au mât le grand escarbot, lesailes ouvertes flottantes, les côtes triangulaires et vitréesluisant roses. La barque vogua plus vite et s’enfonça dans lesbrouillards gris parmi des formes cendrées. Et au momentd’abandonner la région claire, Xénophon dit : « Quoi de plus beau,ô Doublemain, que des paires de chaussures alignées selon l’ordremilitaire ? Tu portes Salomon, ha, ha, et son âme. » Et nousfûmes sur une eau déserte, le carrousel de métal gyrant toujours,derrière nous maintenant, sous le ciel bas. Des bulles crevaientavec une petite fumée. Contre nous vrombissait le supplice del’escarbot.
Et nous revînmes au milieu de la fuite dispersée des êtres del’eau, Doublemain retourné dans la barque pointue aux deux boutsqui n’avait pas viré, ramant face à ma face, et disant : «Hydrophilus, pardon ! je me prosterne devant ton dos courbe etl’angle dièdre de ton ventre. Permets que je m’approche sans peuret te décloue. Le bourdonnement de tes ailes autour de ton corpsstrident est épouvantable. Livre, ferme tes feuillets où j’aifailli inscrire la hideur sans âme. Hélène ! Hélène !Voici le corps étranglé artificiellement au milieu qui a laprétention de figurer le signe de l’infini quand il estcouché ; à la partie supérieure, les deux glandes meurtries etexcoriées au centre qui se décomposent et se dissolvent quand unêtre inconscient, avant d’avoir acquis la noblesse de broyer desos, doit commencer à vivre de putréfaction, après être éclos dusang et de la sanie d’une tumeur percée, parce qu’un homme ainconsidérément uriné vers la touffe de moisissure qui dissimule lahonte et la plaie toujours suppurante de la bouffissure inférieure.Hélène ! l’homme ne peut plagier l’usage de cette plaie qu’enoffrant comme simulacre l’issue condamnée par Dieu à excréter lesimmondices du corps. Hydrophilus ! toi qui te repais, commetous en enfer, d’excréments, emporte celui-ci (peut-être alorsexcuseras-tu ma récente violence) et emporte aussi sur ton ventreet contre tes trachées de l’air respirable parmi la vase du marais,car (Hydrophilus disparut sous l’eau, vers le pays des vivants, mepétrissant entre ses pattes) je ne vois point s’élever vers lasurface de l’eau la petite bulle qui éclate en fumée et prouve quele corps sait expirer une âme. »
Quand il eut dit, sur notre fuite glauque plana le vol brisé dureflet de ses rames.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer