L’Autre Alceste

Doublemain viendra avec des ciseaux de barbier ou l’arêtecoupante de ses avant-bras, et détachera une boucle de ma chevelurepour la consacrer à l’ange de la mort, et ainsi il ne touchera pasun poil de la barbe de Salomon mon père, et l’ange qui veille lesyeux fixés sur l’arbre Sidrat-Almuntaha ne verra point jaunir et serecroqueviller la feuille qui a germé quand s’est animée la semencede David.
Plein de ces pensées, je suis venu vers le marais, et, comme dansles songes d’été, on court, dans un spasme douloureux ou amoureux,sur le sable sec, vers le reflux à qui le flux ne fait pluséquilibre de la mer, et l’on chasse devant soi la déroute despetites vagues blanches murmurant sauve-qui-peut, je n’ai point vule marais, mais un peu d’eau dans une prairie près d’un petitrocher entre des herbes desséchées et la lubricité au fond de cetteeau du volume cylindrique des livres de mon père et de mon aieul,ébranlé sur place par les bêtes luisantes des mares, qui lesoulevaient par instants, portées vers la surface par la bullequ’elles respirent, et l’abandonnaient pour un peu d’air vital.J’ai voulu prendre le livre, alors la mare s’est desséchée, laglace a palmé les intervalles fourchus des glaïeuls, les bêtes del’eau ont foui la terre. Et Doublemain est venu sans marcher, lespieds unis formant la figure des deux nageoires caudales d’unpoisson dressé, glissant tout droit avec le bruissement des petitscristaux du givre écrasé. Et pas plus que la femme de mon père,Balkis, je n’ai vu sa face. On dit qu’on ne voit point sa face avecles yeux du corps. Il avait un visage feint de velours vert, et moij’ai senti, comme une toile d’araignée, un masque de velours blancse tisser jusqu’à mes tempes, avec un prurit délicieux, selon uneligne qui partait du haut et du milieu du front, et par la tempedroite titillait l’aile de la narine droite. Ce fut si voluptueux,descendant au contact horizontal de mes lèvres où la peau rouge estplus mince, que je grinçai des dents, et vis que nos deux masquesétaient deux masques d’escrime, le mien tissu des poilsembabouineurs des chats, ou des plumes circumorbitaires des oiseauxnocturnes, ou plus exactement des poils pareils à des plumes dupoitrail des chiens du pays de Sin, qui sont comestibles.Doublemain avait un toit sur le visage, et c’est à quoi je lereconnus pleinement, d’écailles de bronze pareilles à des feuillesde myrte. Et nous engageâmes nos épées de si près que nous nepouvions parer sur les lames, mais sur nos avant-bras. Je vis aussique Doublemain avait les bras doublement coudés, un second brasnaissant des os de son poignet ; et selon qu’il levait oubaissait les coudes, de chacune de ses épaules naissait un M ou unW. Il ripostait en étendant l’extrémité de son bras, qui était toutun bras déjà ; et quand il me sentait rompre, sans écarter sesjambes soudées, il développait les quatre os de son bras doubledans l’horizontalité sinueuse d’un éclair vert triplementbrisé.
Et je parai le premier coup en fauchant d’un coup de taille, prèsdu coude, la main qui tenait l’épée ; et il me sembla voirtrouble comme si une deuxième toile d’araignée s’étendait sur lesoeillères de mon masque, grillage non protecteur ; etDoublemain tentait de parer avec les trois os de son moignon ;et d’un deuxième coup du tranchant de ma lame je frappai son bras àson second humérus, et crus avoir la satisfaction de voir réduitsau normal ses membres extraordinaires. Mais mon masque se fit plusobscur et je vis la nuit peuplée d’hommes rouges, et tenant monestoc vers l’adversaire de la main droite, j’ôtai mon faux visagede la gauche, regardant les oeillères qui comme les yeux de ma facese fermaient, et collaient et soudaient leurs cils ; et jefrappai une troisième fois en gémissant et tremblant de tout moncorps. Et sur la silhouette verdâtre du souvenir du moignon d’unseul os rouge, la taie orbiculaire se referma très lente, unissanten une épaisse membrane les deux barbes de cils blancs. Et j’erreaveugle dans la barque du rameur manchot, dont le bras droit saigneà ma gauche pour nourrir les bêtes métalliques du marais mort, etDoublemain rame puissamment de sa main sénestre, et pendant queSalomon, mon père, surveille les djinns qui achèveront le temple,la barque tourne dextrorsum, comme un gyrin gigantesque dont onaurait ôté la moitié gauche du cerveau.

(23 août 1896)

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