L’Autre vue

Chapitre 5ABOUTISSEMENT DU TERRASSIER AU FOSSOYEUR

 

There is no ancient gentlemen, but gardeners, ditchers

Andgrave-makers ; they hold up Adam’s profession !

(Shakespeare, Hamlet, Acte V, scène 1)

 

Trois mois se sont écoulés et je reprends cesconfidences. Je ne parviens pas à m’habituer à la mort ou à ladisparition des malheureux que j’aimai : ils m’entourent, jeme sens enveloppé de leur présence comme s’ils étaient encore envie et plus près de moi que jamais. Plus on en tue, plus il ennaît. Je les embrasse dans une formidable communion panthéistique,chacun dans tous et tous dans un.

Depuis quelques jours, après me les êtrerappelés, après les avoir revus entièrement par l’imagination et lesouvenir : apprentis, voyous, correctionnaires, je m’analyseet me note moi-même.

Ma passion pour les jeunes pauvres mal vêtuss’étendit toujours en s’exaspérant. Mon fanatisme a parcouru lecycle de toute l’humanité calleuse et fruste. Je me sentis capabled’englober des millions de jeunes et beaux êtres dans ma religiond’amour. Ils me furent chers l’un autant que l’autre et lesnouveaux venus ne me rendirent pas infidèles à mes extases et à mesdévotions passées.

Mais cette sensibilité aux extériorités despetits pauvres, au pathétisme de la souffrance combinée avec lajeunesse, est devenue excessive. À la longue j’éclaterais desympathie, je me projetterais hors de moi-même.

Dans un conte des Mille et une Nuits,les vaisseaux approchant des roches noires de la Montagne d’Aimant,voient soudain tous leurs clous s’envoler pour aller adhérer àcette montagne. Le navire disloqué se désagrège en épaves. Ainsi demon foyer d’amour.

Il existe trop d’êtres de beauté quis’imposent à mon idolâtrie. Que me voulez-vous, jeunes hommesrudoyés et honnis, que me voulez-vous, mes beaux pâtiras, à quij’aspire de tous mes effluves, vers qui je tends de toutes mesfibres, qui tordez à les rompre les ressorts de ma sollicitude, quim’affolez de lyrisme ?… Oh, venez, tous à la fois, pour enfinir…

Mais non, que me voulez-vous à moi qui nesaurais vous peindre, ou vous modeler, ou vous dire en vers et enmusique, aussi beaux, aussi suaves, aussi éblouissants etbalsamiques que je vous sens et que je vous vois !

Loué et béni le Créateur tout-puissant !Grâces lui soient même rendues pour ces épreuves sans lesquelles jen’aurais jamais connu ces cuisantes dilections et sans lesquellesje n’aurais jamais été aveuglé par la sombre splendeur de sespauvres créatures… Mais à présent, mon Père, je veux retournerauprès de vous, porté sur leurs haleines confondues !

 

Où donc ai-je lu cette pensée ?« Dans certaines îles sans annales où les foyerspréhistoriques demeurent encore à fleur de terre, l’eau, le lait,les œufs, tout est cru, sans saveur. Sur ce sol trop neuf que n’ontpoint fait des cadavres, l’homme ne peut rien trouver qued’insipide. Il faut le goût de la cendre dans la coupe du plaisir.Pour m’arrêter au plus beau paysage j’y veux des tombes parlantes.Tout être vivant naît d’un sol, d’une race, d’une atmosphère, et legénie ne se manifeste tel qu’autant qu’il se relie étroitement à laterre et à ses morts. Le cimetière c’est la patrie. Une nationc’est la possession en commun d’un antique cimetière et la volontéde faire valoir cet héritage indivis. Avec une chaired’enseignement et un cimetière on a l’essentiel d’unepatrie. »

Ces lignes profondes[10] memettent sur la piste de ce que je ressens moi-même ; ellesm’édifient sur mes postulations ; elles me révèlent mesattaches et ma raison d’être.

Or, fut-il cimetière plus riche, humus oucompost humain plus fait, plus concentré que dans ces terreaux deBrabant, de Flandre et d’Anvers, mes provinces préférées ?Voilà pourquoi les êtres si beaux m’y touchèrent de plus prèsqu’ailleurs.

Il y a mieux : en partant de cettedécouverte je m’analyse plus profondément encore, je me suis initiéà moi-même, je me saisis.

Je m’explique enfin, Seigneur, le prestigedéraisonnable – au point de vue de mes contemporains et de la norme– que ces jeunes terrassiers aux frusques de velours fauvesexercèrent sur ma sensibilité. Ils sont faits à l’image de laterre, ils portent la livrée de la glèbe ; elle les graisse,elle les enduit, elle les oint et les pétrit sans cesse, elle lesimprègne, elle les flatte ; elle les encrasse provisoirementen attendant que, jalouse et insatiable, après s’être jouée d’euxet les avoir éclaboussés de sa boue, saupoudrés de sa poussière,elle les reprenne tout à fait dans sa gueule dévorante et qu’elleles engloutisse et les fasse fondre dans ses entrailles. Elle estla terre, la mort, la fin à laquelle j’aspire.

Ceux que j’aimais sont ses aliments, sesengrais préférés, ceux qui sont le plus près d’elle. Ils luiressemblent, ils portent sa couleur, ils lui sont voués. Leursthéories terreuses m’entraînent depuis longtemps avec eux vers lafosse.

Je comprends aujourd’hui la tendresse apitoyéequi me prit depuis ma naissance, devant les manouvriers, lesgoujats, désignés plutôt que les autres, par les accidents, lesgrèves, la famine et les fusillades, aux convoitises de la terre etde la mort. Je me rends compte de cette partialité qui me poussaitvers les rôdeurs et les vagabonds, les malfaiteurs allant au-devantdes vindictes, les prisonniers brutalisés, les voyous tout bleus decontusions, écorchés, meurtris et passés à tabac ; leshomicides sans malice, les conscrits destinés à des aventuresviolentes et à des fins prématurées.

Et nos marins, nos copieux marins, quoique lamer les ensevelisse dans des linceuls plus souples, eux aussi sontpassés à la couleur dominante de la terre, les bruns plus ou moinsdorés de la glèbe devenus le hâle, l’iode et le brome de la mer,ces bruns préférés des gens du peuple, la couleur de la nature, lacouleur primordiale…

Humanité ! Pauvres diables ! Le plusfurtif et le plus navrant des sourires de la Terre ! Chairplus rose et plus satinée que la corolle de la fleur. Chair quiretourne au limon, mais que forme aussi le limon ; pulpesavoureuse qui se décompose en végétations, en sucs et en gazintermédiaires – en attendant de redevenir chair un jour ! Lesfleurs les plus belles ont aussi leurs pieds dans la tombe. La houedu jardinier est la même que celle du fossoyeur !

 

Je m’explique les suggestions qui melancinèrent toute la vie : c’était déjà le fossoyeur que jechérissais dans les terrassiers.

« Homme, tu es poussière et turetourneras en poussière ! » avait dit la Genèse. Nousallons tous, tant que nous sommes, vers ce cimetière dont parlaitle penseur, vers cet engrais, vers ce compost de la patrie. Lesplus proches en paraissent souvent les plus éloignés. D’où lecharme tragique que dégagent certains êtres prédestinés à êtremangés et bus par la mort comme d’humaines primeurs, dans leurfleur et dans leur sève. De là l’empire qu’exercent sur moi toutesces florissantes brutes, ces candides barbares qui travaillent dela bêche, ces éventreurs de la terre, ceux qui l’ensèment, ceux quila violent, ceux qui l’accouchent ; ces paysans, cesjournaliers qui la retournent sans cesse, ces briquetiers, cespotiers qui la cuisent, en attendant qu’ils soient consumés parelle… La terre les flatte, elle se mêle à leur sueur, elle lespatine, elle les prend peu à peu. Ô mort, tu me parais aimabledepuis ce moment. Je répudie toute idée funèbre. On n’est jamaisplus près du moule et de la source de beauté et d’immortalité qu’ens’approchant de la tombe. Les germes de notre trépas sont les mêmesque ceux de notre résurrection !

 

Décidé à mourir, une autre douceur, une autreperspective me béatifie. La dispersion de mes élémentsn’entraînera-t-elle pas leur fusion avec toutes les ambiancesaimées ? Ne finirai-je point par m’incorporer, atome par atomeet cellule par cellule, en toutes ces jeunes adolescences, éternelprintemps de ma patrie ! Je passerai, parcelle infinitésimale,en chacun de mes radieux favoris. Triomphe ! Faire partie deleur chair active et chaude, de leur souffle, de leur sueur, émanerd’eux, m’en exhaler après m’y être inhalé. Fondu dans l’ambroisiede leurs effluves ! Connaître mon univers, connaître monDieu !

Procédons avec méthode et choisissons leterrain où se désagrégera ma personne physique. Tel endroit seprêterait mieux qu’un autre à l’éparpillement de mes atomes. Etceci me rappelle une conversation que nous eûmes, il y a déjà bien,bien longtemps, à l’époque de ma camaraderie avec ces artistestimorés et conformes que j’ai fuis.

On parlait de la sépulture préférée.

– Moi, disait Marbol, la tombe chrétienne mesemble répondre le mieux à la poésie dont nous ne parvenons point ànous départir même quand il faudra consentir à ne plus être. Lesrites catholiques, nobles et touchants, consolent les aimés quinous survivent.

– Quant à moi, déclara Bergmans, j’ai horreurde la pourriture. La crémation me paraît bien autrement poétique etdécente que vos charniers. Les urnes, le columbarium desRomains : voilà l’appareil funéraire auquel il nous faudraitretourner.

Vyvéloy, le musicien, né sur les côtes de laFlandre, se souhaitait cousu dans un sac, puis jeté à la mer. Unpoids attaché aux pieds ; une planche qui bascule, et ça yest ! Mieux vaut nourrir les poissons que les vers.

Mais Marbol interrompit :

– Non, rien ne prime le tertre dans uncimetière de village. J’ai déjà choisi mon coin. Ce champ de reposne renferme aucun monument, il circonscrit une églisette mignonneoù la cloche prie d’une voix si douce qu’on ne se lasserait pas del’entendre. L’herbe y pousse grasse et drue…

Moi, je ne disais rien, je rêvais, loin,absent, selon mon habitude, peut-être déjà mort pour eux.

Ils me réveillèrent pour me demander commentet où j’espérais dormir mon somme suprême :

– Ma foi, leur dis-je, je n’ai pas encoredéfinitivement choisi l’endroit ; mais ce serait, si je lepouvais, la pelouse rogneuse d’un terrain vague dans la banlieue.Vous savez : un de ces champs tristes comme un préau, unchantier d’équarrissage ou une fourrière, où viennent s’allonger etse vautrer, parmi les gravats, aux heures lourdes et troubles, lesfaubouriens saurets en appétit de gredineries, aussi fripés quel’enclave même qu’ils dégradent.

Connaissez-vous leurs têtes inoubliables,marquées au sceau tourmenté de nos temps, au galbe de la misèreaventurière, leurs physionomies où se déchiffrent des choses encoreplus fugaces et mystérieuses que dans le ciel et dans la nappe deseaux ; leurs bouches inquiétantes, leurs yeux cernés,sinistrés, mais aussi poignants que les vacillements du papillon degaz dans le réverbère d’une rue à peine tracée ?…

Je voudrais reposer sous ce sol, théâtre deleurs scabreux ébats, leur palestre favorite. Leur chaleur mepénétrerait, leur velours me frôlerait encore, j’entendrais leurflamand imprécatoire et graveleux qui gratte comme le rogomme etrâpe l’oreille, comme la langue du chat la main qu’elle lèche. Ilsaimeraient par à coups, en bande : une pour tous. Le reste dutemps, l’été, jusque très tard, de peur de regagner le galetassurchauffé au fond de leurs impasses, ils danseraient oulutteraient aux sons d’un accordéon ou d’un fifre et je prendrais àleurs performances le même plaisir que goûtaient les mânes dePatrocle, sur le tertre de qui l’inconsolable Achille faisaitcombattre et s’enlacer les plus beaux de leurs compagnons…

Et comme tous se récriaient à cette nouvellesingularité, je me plus à renchérir et j’ajoutai, enpince-sans-rire :

– À moins qu’on ne m’enfouisse dans un champde suppliciés, où les cadavres des moines de l’abbaye de Monte àRegret attendent le dernier jugement, leur tronche posée entreleurs jambes.

 

Faute d’un pareil cimetière, il faudra bien merabattre sur les nécropoles autorisées. À cette fin, je hante denouveau ma banlieue favorite, dans le rayon où des jardinsmortuaires font une ceinture à la cité des vivants. Elle me paraîtparticulièrement corsée vers le hameau natal du petit Palul.

De ce côté, travaillent en ce moment descentaines de manœuvres rapportant des terres ; superbescastors amphibies plantureux, pataugeant au fond des tranchées.Dans les dispositions où je me trouve, ces travaux me semblent ceuxd’un immense cimetière et ces terrassiers autant de fossoyeurs. Ilsmanient d’ailleurs la même bêche que leurs confrères, et certainesde leurs brouettes semblent des cercueils sur roues.

 

Le cimetière proprement dit, celui où je veuxdormir est proche de là. À présent que je l’ai choisi, il s’agit detrouver un enfouisseur.

Dame ! je n’ai que l’embarras du choixparmi ces journaliers. Ils me conviendraient presque tous. Jeprésume qu’un fossoyeur au moins du cimetière attenant doit s’êtreembauché dans leurs brunes coteries. Je me mets à sarecherche ; je m’attarde souvent, principalement le samedi,dans le bouge voisin, à l’enseigne macabre et saugrenue :Ici on est mieux qu’en face – où les manœuvres vont boireaprès avoir touché leur paie. La plupart venus de loin, descampagnes de Flandre, ne font que passer, s’arrêtent au comptoir etregagnent ensuite la gare à larges enjambées, à moins qu’ils nepréfèrent manquer le train pour vider à coups de pioches lesquerelles qui se sont émues sur le chantier. D’autres, les voisins,s’attablent et jouent aux cartes. Certains soirs, il en vient, qui,colombophiles, apportent leurs pigeons participant au lâcher dulendemain, et les dimanches matin on les voit béer, le nez enl’air, à peine débarbouillés, les yeux bouffis, sur le pas de leursportes. Leur conversation est enfantine ou cynique à souhait. Monhomme doit se trouver parmi ceux-ci. Un de ces jours, je me mêleraià leurs parlotes.

 

En attendant, tout me plaît dans cesambiances. Elles représentent la synthèse de mes paysages et de mescoins de ville préférés. Le chemin de fer dessert cette région, et,périodiquement, entre deux de ces talus où opéraient Bugutte etTourlamain, des équipes de piocheurs, aussi bruns que mesterrassiers, travaillent à la réfection de la voie et renouvellentle ballast. Les hommes se redressent et se garent, les brascroisés, rangés au passage des trains qui les sifflent et qui lesétourdissent de leur fracas. Ils clignotent des yeux au déplacementd’air de l’express, et le voyageur qui les apprécierait comme moin’a que le temps de les embrasser d’un regard mélancolique.

Des masures de torchis, des taudissavoureusement interlopes, se clairsèment comme des champignonsautour du champ des morts. Un bal de barrière fait rage de tous sesrouleaux d’orchestrion ; cependant, beaucoup des danseurspréfèrent se trémousser dans le bouge d’en face si exigu que leurscouples y trépignent sur place.

 

J’ai mis la main sur celui qui m’enterrera.C’est un manœuvre de terrassier qui travaille avec son père auxgrands travaux d’excavation entrepris non loin du cimetière. Lefils a l’âge adorable et fringant entre tous, l’âge auquel j’aiconnu Zwolu, Cassisme et le trop furtif Perkyn Sprangael, et moninoubliable Warrè.

Rose et poupin comme une fille, mais râblé etfessu comme un lutteur, avec des bras d’acier, encore plus beau queles autres fleurs humaines de sa saison, jeune dieu que seshaillons de velours rapiécés affublent de feuilles mortes etd’écorce moussue.

Père et fils sont à la fois terrassiers etfossoyeurs. Nouvel Hamlet, je m’entretiens avec eux.Conversations anodines, comme toutes celles que j’engageai durantma vie avec les chers êtres, dépourvus de rhétorique. Pas de fraisd’esprit ; de grosses bourdes, force coq-à-l’âne, mais surtoutde ces poignants, doucereux et très saturés silences…

 

Je le tiens enfin, mon dernier élu quicreusera ma fosse et rejettera les pelletées de terre sur moncercueil.

Mon testament stipule qu’on m’enterrera unjeudi, soit le jour où le jeune homme supplée le plus souvent levieux dans sa besogne au cimetière. Pendant le reste de la semaine,le garçon exerce son métier de manœuvre terrassier. En cettesaison, il lui arrive aussi d’aider à la récolte des pommes deterre, car nous voici engagés dans la dernière quinzaine deseptembre. Il est terreux à souhait. À certains moments, il faitmême l’effet d’une nerveuse et plastique terre cuite. C’est bienlui qu’il me fallait. Tous les travaux de la terre l’ont pouradepte.

Hélas ! vous est-il arrivé, mon Dieu, depardonner à ceux qui veulent et savent trop bien ce qu’ilsfont ?… N’importe. Plus moyen de reculer. Votre création tropcapiteuse m’a saoulé et j’en tombe ivre-mort…

Lundi prochain, je me logerai une balle dansla tête. La cérémonie sera donc pour le jeudi suivant. Mon jeuneami ignorera toujours quel particulier il aura descendu, cejour-là, dans une belle fosse fraîchement creusée. Jamais je ne mesuis ouvert de mes projets auprès de lui.

D’avance, je reconstitue la scène, car j’y aidéjà assisté plusieurs fois, ainsi qu’à une répétitiongénérale :

Avec son garçon, le vieux fossoyeur a commencéà rejeter la terre sur le cercueil, puis, soiffard incorrigible, ilsonge à regagner l’Ici on est mieux qu’en face.

– Allez toujours, père, je ferai bien le restetout seul !

En se retirant, le vieux lui jette la clef dela grille :

– N’oublie pas de fermer, quand tu t’eniras.

– Soyez tranquille. Je vous rejoins àl’instant, je n’en ai plus que pour quelques minutes.

– Tu crois, mon garçon ? (Ici, c’est moi,le mort, qui fais cet aparté.)

J’ai voulu mon enterreur gai et mutin. Il fautque sur ma fosse sa voix puérile de jeune merle me chante unedernière sérénade, une suprême berceuse ; oui, tel un merle,car la visière jaune de la casquette du gars me rappelle le bec ducandide oiseau.

– Bon ! voilà que je me surprendsmoi-même à fredonner le pont-neuf que l’aide-fossoyeur gazouillerasur ma tombe. Il le rabâche depuis huit jours, cet inepte refrainsorti d’un théâtre de bas étage où mon jeune manœuvre n’a sansdoute jamais mis les pieds, refrain canaille jeté sur le pavé où ilest ramassé et repris de voix en voix, d’oreille en oreille,sifflé, fredonné, transposé à satiété, épuisé comme un bout decigare, que les gavroches se passent de bouche en bouche.

Mais quand mon homme le chante, jamais jen’ouïs rien de plus beau.

Cependant, il a ôté sa veste et il l’accrocheavec indolence aux bras d’une croix voisine. Tout à l’heure, quandil aura fini, pressé d’aller boire, il rejettera sa vareuse surl’épaule, sans prendre le temps de passer ses manches ; gesteque j’aime comme tous ses gestes.

Avant de commencer, il a retiré du bissac unetartine dans laquelle il mord à belles dents ; il en vientmême rapidement à bout. Il s’étire, empoigne la bêche, se met autravail et reprend sa chanson, la bouche encore pleine de sadernière bouchée. Il ploie parfois un peu sur ses reins et sedéhanche en enfonçant la houe dans la terre ; il plie lajambe, le pied pesant sur l’outil pour mieux le faire entrer, puisil ramène à lui la pelletée qui s’émotte sur la caisse avec unbruit sourd. Après avoir rejeté assez de terre pour couvrir lebois, il s’arrête et se tait. Il a chaud, il transpire, unelangueur l’envahit. Subit-il la tiédeur accablante de ce crépusculede septembre ? Il s’éponge le front du revers de sa manche deflanelle.

Comme il tarde à en finir, à me séparer de luipar les six pieds d’argile réglementaires ! Il se recueille,le talon appuyé sur la bâche, accoudé à la paume et le menton surses mains. Se doute-t-il de mon admiration posthume ? Il pose,ma parole ! Le bonheur et le ragoût de ses altitudes ! Ilme ferait ressusciter pour mieux voir.

Il a repris sa chanson et sa tâche. Desincantations que ses mouvements rythmiques.

Ah ! le pauvret, le simple, il me résumela beauté des innombrables parias, devant lesquels je me suis pâmé,fondu, dissous, tant était brûlante mon extase. Il est le dernierde ceux qui donnaient le fouet à mes nerfs, et qui firent entrermon sang en ébullition. Un coup de bêche, encore, dis ! lecoup de grâce !…

Mais il a cessé de chanter et de piocher. Sajoie est tombée. Pourquoi ? Contrairement à mes prévisions, unaccès de tristesse s’empare de cet innocent en train d’inhumer àson insu l’idéologue qui ne se lassait pas de le contempler. Pourla première fois, le petit fossoyeur songe, s’attendrit, oubliel’heure, les siens, le cabaret, sa maison, son foyer et sabesogne…

 

Ici s’arrête le journal de LaurentParidael.

Mon malheureux cousin se fit sauter lacervelle au jour dit, et ayant pris ses dernières dispositions avecbeaucoup de prescience, il fut enterré le jeudi suivant dansl’après-midi par celui qu’il avait élu à cet effet.

Mais avait-il prévu les désagréments que cettepréférence devait valoir au petit fossoyeur ?

Les camarades de celui-ci finirent par letrouver le vendredi matin, au bord de la fosse béante et près ducercueil ouvert dans lequel reposait mon parent.

Le manœuvre ne parvint jamais à expliquerd’une façon admissible à ses juges pourquoi il avait déterré cemort et ouvert sa bière. Le garçon était simple, à ce quetémoignèrent ses parents et les autres terrassiers. Quoique tailléen hercule, il était demeuré doux et puéril comme un enfant. Ilservait même de souffre-douleurs à ses compagnons. Il n’auraitjamais fait qu’un manœuvre : aide-jardinier, aide-terrassier,aide-fossoyeur.

Devant le tribunal, il déposa à peu prèsainsi :

– Je ne sais ce qui m’arriva. J’ai entenduquelqu’un qui m’appelait d’une voix de commandement et de prière.Mon premier mouvement fut de fuir, mais les jambes me refusaientleur service.

La voix se faisant de plus en plus pressanteet plaintive, l’idée me vint que c’était peut-être mon dernier mortqui se lamentait ainsi ; et je me figurai qu’il était trèsaffligé, qu’il avait besoin de moi. À la longue, j’éprouvai de moncôté l’envie de voir le visage de celui que j’avais enterré. Sansréfléchir davantage, je me mis à enlever la terre, je retirai lacaisse et je la défonçai. L’homme que contenaient les cinq planchesétait bel et bien un trépassé. Mais en regardant ce cadavre de plusprès, je reconnus le monsieur qui m’avait copieusement payé à boirequelques jours auparavant. Aussitôt je me sentis plus ivre que jene l’ai jamais été. Je vous le jure, monsieur le juge, c’étaitcomme si tout l’alcool ingurgité l’autre fois avec le défunt meremontait d’un bloc à la tête et m’assommait avec la violence d’uncoup de pioche ! »

Cette histoire parut trop louche au tribunalqui condamna le pauvre diable à trois mois de prison pour violationde sépulture. Peu s’en fallut qu’on ne le poursuivit, du chef devampirisme et de nécrophilie. Heureusement, son avocat parvint àécarter ces préventions majeures et les magistrats tinrent comptedes bons antécédents et de la faiblesse mentale du sujet.

Moi, Bergmans, à leur place, je l’auraiscomplètement absous, surtout si j’avais eu connaissance du journalde son malencontreux admirateur.

Quelque peu enclin que je sois àm’émerveiller, je crois à l’existence de ces forces dont les loiséchappèrent jusqu’à présent aux physiciens, mais dont on a constatéplus d’une fois de stupéfiantes manifestations. Or, l’aventure dontfut victime le fossoyeur de Laurent Paridael ne me paraîtexplicable que par l’intervention d’une de ces forces mystérieuses.C’est de bonne foi que le petit terrassier raconta comment, aprèsavoir reconnu le mort, il se sentit comme sous l’influence d’unexcès de boisson. En effet, un alcool autrement capiteux que celuidu cabaret l’avait renversé et étourdi comme une masse.

Lorsqu’il traçait les dernières lignes de sonjournal ou même au moment de mourir, Laurent suggestionna-t-il,pour ainsi dire, malgré lui et par le fluide d’une sympathiedésespérée, le pauvre garçon qui devait le coucher dans latombe ? Ou bien, mort, désira-t-il revoir son ami, se faireconnaître au préféré de ses dernières heures ?

Parmi ceux qui liront ces pages, il setrouvera peut-être un savant capable de résoudre cet irritantproblème dont je n’ai su que poser l’équation.

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