LE BANQUET de Platon

Cet amour est celui de la Vénus céleste, céleste lui-
même, utile aux particuliers et aux états, et digne de leur
principale étude, puisqu’il oblige l’amant et l’aimé de
veiller sur eux-mêmes, et d’avoir soin de se rendre
mutuellement vertueux. Tous les autres amours
appartiennent à la Vénus populaire. Voilà, Phèdre, tout
ce que je puis improviser pour toi sur l’amour.»

Pausanias ayant fait ici une pause (et voilà un de ces
jeux de mots qu’enseignent nos sophistes), c’était à
Aristophane à parler; mais il en fut empêché par un
hoquet qui lui était survenu, apparemment pour avoir
trop mangé, ou pour quelque autre raison. Il
s’adressa donc au médecin Éryximaque, auprès de qui il
était, et lui dit: Il faut, Éryximaque, ou que tu me
délivres de ce hoquet, ou que tu parles pour moi jusqu’à
ce qu’il ait cessé.
— Je ferai l’un et l’autre, répondit Éryximaque, car je
vais parler à ta place, et tu parleras à la mienne quand
ton incommodité sera finie; elle le sera bientôt si tu veux
retenir quelque temps ton haleine pendant que je
parlerai, et, si cela ne suffit pas, il faut te gargariser la
gorge avec de l’eau. Si le hoquet était trop violent,

prends quelque chose pour te frotter le nez une ou deux
fois et te procurer l’éternuement: il cessera
infailliblement, quelque violent qu’il puisse être.
— Commence toujours, dit Aristophane.
— Je vais le faire, dit Éryximaque, et il s’exprima ainsi:
«Pausanias a dit de très-belles choses; mais, comme il
me semble qu’il ne les a que commencées et qu’il ne les
a pas assez approfondies vers la fin, je crois devoir
les achever. J’approuve fort la distinction qu’il a faite des
deux amours; mais je crois avoir découvert par mon art,
la médecine, que l’amour ne réside pas seulement dans
l’âme des hommes, où il a pour objet la beauté, mais
qu’il a bien d’autres objets encore, et qu’il se rencontre
aussi dans la nature corporelle, dans tous les animaux,
dans les productions de la terre, en un mot dans tous les
êtres, et que ce dieu se montre grand et admirable
en toutes choses, soit divines, soit humaines. Je
commencerai par la médecine, afin d’honorer mon art.
«La nature corporelle contient les deux amours; car les
parties du corps qui sont saines, et celles qui sont
malades, constituent des choses dissemblables,
lesquelles ont des inclinations dissemblables. L’amour qui
réside dans un corps sain est autre que celui qui réside
dans un corps malade, et la maxime que Pausanias vient
d’établir, qu’il faut complaire à un ami vertueux et
résister à celui qui est animé d’une passion déréglée,
cette maxime s’applique au corps: un habile médecin
doit la pratiquer, céder aux bons tempéraments et
combattre ceux qui sont dépravés. C’est en cela que
consiste la médecine; car, pour le dire en peu de mots,
la médecine est la science de l’amour dans les corps

relativement à la réplétion et à l’évacuation; et le
médecin qui sait le mieux discerner en cela l’amour
bien réglé d’avec le vicieux, doit être estimé le plus
habile. Un bon médecin sera celui qui dispose tellement
des inclinations du corps, qu’il peut les changer selon le
besoin, ôter ce que nous avons appelé l’amour vicieux,
introduire l’amour bien réglé où il est nécessaire, établir
la concorde entre les éléments les plus ennemis et leur
inspirer un amour mutuel. Or, les éléments ennemis sont
ceux qui sont contraires les uns aux autres, comme le
froid et le chaud, le sec et l’humide, l’amer et le doux,
et les autres de la même espèce. C’est en mettant
l’union et l’amour entre ces contraires qu’Esculape, le
chef de notre famille, a, comme le disent les poètes et
comme je le crois, inventé la médecine.
J’ose donc assurer que l’amour préside à la
médecine, ainsi qu’à la gymnastique et à l’agriculture.
Quant à la musique, il ne faut pas grande attention pour
l’y reconnaître aussi; et c’est ce qu’Héraclite a peut-être
senti, quoiqu’il ne se soit pas très-bien expliqué. L’unité,
dit-il , en supposant à elle-même, produit l’accord,
par exemple l’harmonie d’un arc ou d’une lyre. Il est
absurde que l’harmonie soit une opposition, ou qu’elle
résulte de choses opposées; mais apparemment
Héraclite entendait que c’est de choses d’abord
opposées, comme le grave et l’aigu, et ensuite
mises d’accord, que la musique tire l’harmonie.
En effet, tant que le grave et l’aigu restent opposés, il
ne peut y avoir d’harmonie; car l’harmonie est une
consonance, la consonance un accord, et l’accord ne
peut pas se former de choses opposées, tant qu’elles

demeurent opposées; l’opposition, tant qu’elle ne s’est
pas résolue en accord, ne peut donc produire
l’harmonie. C’est encore de cette manière que les
longues et les brèves, qui sont opposées entre
elles, lorsqu’elles sont accordées, composent le rythme;
et cet accord dans tout cela c’est la musique, comme
plus haut la médecine, qui l’établit, en unissant les
opposés des liens de la sympathie et de l’amour. La
musique est donc la science de l’amour en fait de
rythme et d’harmonie. Et il n’est pas difficile de
reconnaître l’amour dans la constitution même du rythme
et de l’harmonie; là, il n’y a point deux amours; mais
lorsque la musique entre en rapport avec les hommes,
ou quand on invente, ce qui s’appelle composition, ou
quand on se sert à propos des airs et des mesures déjà
inventées, ce qui s’appelle éducation , alors il est
besoin d’une grande attention et d’un artiste habile.
C’est ici qu’il faut appliquer la maxime qui a déjà été
établie, qui est de complaire aux hommes sages et à
ceux qui doivent le devenir, et d’encourager leur amour,
l’amour légitime et céleste, celui de la muse Uranie;
mais pour celui de Polymnie qui est l’amour vulgaire, on
ne doit le favoriser qu’avec une extrême réserve, en
sorte que l’agrément qu’il cause ne puisse jamais porter
au dérèglement, comme dans notre art la plus grande
circonspection est nécessaire pour régler les plaisirs de
la table dans une si juste mesure, qu’on puisse en jouir
sans nuire à la santé.
Nous devons donc distinguer soigneusement ces deux
amours dans la musique, dans la médecine, et dans
toutes les choses humaines et divines, puisqu’il n’y en a

aucune où ils ne se rencontrent. Vous les trouverez
aussi dans la constitution des saisons de l’année; car
toutes les fois que les éléments dont je parlais tout à
l’heure, le froid, le chaud, l’humide et le sec, contractent
les uns pour les autres un amour réglé et composent une
harmonie sage et bien tempérée, l’année devient fertile
et salutaire aux hommes, aux plantes et à tous les
animaux, sans nuire à quoi que ce soit; mais lorsque
l’amour intempérant domine dans la constitution des
saisons, mille ravages marchent à leur suite; c’est
alors qu’on voit arriver la peste et une foule de maladies
pour les animaux et les plantes; les gelées, la grêle, les
nielles, sont les tristes fruits des amours désordonnés
des éléments et du défaut de proportion dans leur union:
la connaissance de ces choses, dans les mouvements
des cieux et les révolutions de l’année, s’appelle
astronomie. De plus, les sacrifices, l’emploi de la
divination, c’est-à-dire toutes les communications des
hommes avec les dieux, se rapportent à l’amour et
n’ont pour but que d’entretenir le bon et de guérir le
mauvais: car toutes les actions impies viennent de
négliger l’un et de suivre l’autre dans nos actions soit
envers nos parents vivants et morts, soit envers les
dieux: l’emploi de la divination est de surveiller et de
soigner ces deux amours.
La divination est donc l’ouvrière de l’amitié qui est entre
les dieux et les hommes, par la science qu’elle a de ce
qu’il y a de juste et d’impie dans les inclinations
humaines. Ainsi il est vrai de dire en général que l’amour
est puissant, et même que sa puissance est universelle.
Mais c’est quand il s’applique au bien, et qu’il est réglé

par la justice et la tempérance, tant à notre égard qu’à
l’égard des dieux, qu’il montre toute sa puissance et
nous procure une félicité parfaite, nous faisant vivre en
paix les uns avec les autres, et nous conciliant la
bienveillance des dieux, dont la nature est si relevée au-
dessus de la nôtre.
«J’omets peut-être beaucoup de choses dans cet
éloge de l’amour, mais ce n’est pas volontairement. C’est
à toi, Aristophane, à suppléer ce qui m’a échappé. Si
pourtant tu veux honorer le dieu autrement, tu es libre
de le faire. Commence donc, puisque ton hoquet est
cessé.»

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