Le Brave Soldat Chveik

Chapitre 9CHVÉÏK DANS LA PRISON DE LA PLACE DE PRAGUE.

La prison de la place de Prague formait lesuprême refuge de ceux qui ne voulaient pas aller à la guerre. J’aiconnu un agrégé en mathématiques, qui, répugnant au service del’artillerie, décida de voler la montre d’unoberleutenantpour pouvoir se caser dans la prison de laplace. Il avait agi ainsi après mûre réflexion. La guerre ne luidisait rien. Expédier les obus et tuer des agrégés en mathématiquesde l’autre côté du front, il considérait cela comme parfaitementidiot.

– Je ne veux pas me conduire comme unbrutal, s’était-il dit et il avait froidement volé la montre.

On procéda d’abord à l’examen de son étatmental, mais, comme il déclarait avoir voulu se faire un peud’argent, on l’avait mis à la prison de la place. Il y avait trouvédes embusqués de toute sorte : des idéalistes et des individusqui l’étaient moins. On y voyait des individus pour qui le servicemilitaire n’était qu’un poste lucratif, par exemple lessous-officiers de comptabilité, qui truquaient à qui mieux mieuxsur la nourriture et la solde des hommes, tant au front qu’àl’arrière ; leur troupe était grossie par des petits voleurs,qui somme toute, valaient cent fois plus que ceux qui les avaientfait mettre en prison. La prison renfermait encore des soldatsarrêtés pour des délits d’ordre purement militaire, tels le refusd’obéissance, la mutinerie, la désertion, etc. Un genre à partétait les prisonniers politiques dont il y avait quatre-vingts pourcent d’innocents et, sur ces derniers, la proportion de condamnéss’élevait à quatre-vingt-dix-neuf pour cent.

La procédure appliquée par les auditeursmilitaires était impressionnante. Un tel appareil judiciairedistingue toujours un État à la veille d’une débâcle politique,économique et morale. Il essaie de conserver son éclat et sa gloireau moyen de tribunaux, de la police, et en abusant des gendarmes etdes dénonciateurs de la plus basse espèce.

Dans chaque corps militaire jusqu’au plusinfime, l’Autriche avait ses espions, et ces créatures dénonçaientceux avec qui elles partageaient la chambrée ou la tranchée et lepain.

Évidemment, la Police – en l’espèceMM. Klima, Slavicek et Cie – assuma avec une promptitude digned’elle la charge de fournir « les matériaux » à la prisonde la place de Prague. À côté d’elle, le service de la censuremilitaire livrait à cette prison les auteurs de lettres écrites dufront à leurs familles, dont les membres subissaient à leur tour lesort de leurs correspondants. La prison de la place de Praguevoyait aussi passer de vieux campagnards qui s’étaient permis, enécrivant à leurs fils, de leur dire leurs misères et de plaindrecelles des soldats ; le conseil de guerre les condamnait tousinvariablement à des peines de douze ans de forteresse.

Un chemin qui était un triste calvaireconduisait des cachots de la place de Prague au champ de manœuvresde Motol. Sur cette chaussée on rencontrait souvent les convoissuivants : un homme, chargé de menottes et escorté par dessoldats baïonnette au canon, marchait suivi d’un fourgon contenantun cercueil. Au champ de manœuvres de Motol, le commandementlaconique de An ! Feuer ![24]mettait fin au défilé. Ensuite, sous forme d’un ordre du jour ducolonel, on faisait connaître l’exécution à tous les bataillons ettous les régiments ; les soldats apprenaient qu’un civil deplus avait été exécuté pour s’être mutiné au moment où il entrait,avec les autres conscrits, à la caserne, et que sa femme, quin’avait pas pu dire adieu à son mari avait été frappée d’un coup desabre par le capitaine de service.

À la prison de la place de Prague gouvernaitun triumvirat composé du gardien-chef Slavik, du capitaine Linhartet du sergent Riha, ce dernier portant aussi le surnom de« bourreau ». Tous les trois étaient là bien à leurplace. Combien de victimes ont péri dans ces cellules, succombant àleurs blessures sans qu’on en ait jamais rien su ! Peut-êtreque le capitaine Linhart poursuit sa carrière d’officier sous laRépublique comme sous l’Empire. Il mérite qu’on lui compte commeannées de service celles qu’il avait passées à la prison de laplace de Prague. À MM. Slavicek et Klima de la police d’Étaton les a bien comptées pour la pension, leurs années deservice ! Repa a quitté le service militaire pour s’adonner àson métier de maître-maçon. Il est possible qu’il fasse aujourd’huipartie de plusieurs sociétés patriotiques.

Le gardien en chef, le premier sergent-majorSlavik, s’est adonné au vol et purge à présent sa peine dans lescachots de la République. Ce pauvre diable n’a pas eu la mêmechance que ces autres messieurs qui représentaient latoute-puissance militaire de l’Autriche.

Il n’est pas étonnant que le gardien en chefSlavik ait jeté sur Chvéïk, en le recevant en son pouvoir, unregard de muet reproche :

– Elle doit en avoir des taches, taréputation » hein ? dit-il. Sans ça, tu ne serais pasici. Mais t’affole pas, va ! Comme séjour ici, tu aurasquelque chose de soigné, mon petit, comme, d’ailleurs, tout lemonde qui nous est tombé sous la main. Et ce n’est pas une main depetite femme, tu penses !

Et pour renforcer son regard menaçant, il mitson poing gras et musclé sous le nez de Chvéïk et dit :

– Renifle-moi ça, vaurien !

Chvéïk obtempéra à son ordre etémit :

– Je ne voudrais pas qu’il m’arrive dansle nez, ça sent le cimetière.

Les paroles calmes et sensées de Chvéïk eurentle don de plaire au gardien en chef.

– Hé ! là, lit-il en cognant sur leventre de Chvéïk, tiens-toi droit, qu’est-ce que t’as dans tespoches ? Si tu as des cigarettes, tu peux les garder, maispour du pognon, faudra voir à me lâcher tout, on pourrait te levoler. C’est tout ce que t’as, bien vrai ? Les menteries,c’est rudement puni ici, tu sais !

– Où est-ce qu’on va le foutre ?demanda le sergent Riha.

– Au 16, décida son chef, où on a mis lessaligauds en caleçon, vous voyez bien que le capitaine Linhart amarqué sur le document : Streng behuten,beobachten[25]… Oui, dit-il encore en s’adressant àChvéïk, avec des crapules comme toi, on agit en crapule. Ici, lestypes qui rouspètent, on les fourre à la cellule ou on leur casseles côtes ; ils n’en sortent qu’après qu’ils sont crevés.C’est notre droit. N’est-ce pas ? Riha, je pense justement àc’te tête carrée du boucher, le dernier.

– Celui-là était dur, monsieur le gardienen chef, répondit Riha rêveur, quel costaud ! Quand je lui aipiétiné dessus, il m’a fallu sauter sur lui pendant cinq minutespour que ses côtes commencent à craquer et que le rouge lui vienneà la gueule. Et ce chien a encore tenu pendant dix jours. Il avaitl’âme chevillée au corps, c’est le cas de dire.

– Tu vois, saleté, ce qui t’attend sijamais tu oses rouspéter ou essayer de foutre le camp, reprit lesergent Slavik. Une tentative d’évasion, c’est une espèce desuicide et, chez nous, le suicide est puni tout pareil. Que Dieu nete laisse pas venir en tête, espèce de fumier, de réclamer et de teplaindre aux inspecteurs ! S’ils viennent et s’ils tedemandent : « Vous n’avez pas de réclamation àfaire ? » il s’agit de te tenir droit, fripouille, desaluer et de répondre : « Je vous déclare avec obéissanceque je n’en ai aucune et que je suis très content ici ! »Répète voir, dégueulasse, comment qu’tu le diras.

– Je vous déclare avec obéissance que jen’en ai aucune et que je suis très content ici ! répéta Chvéïksi doucement que le gardien en chef fut pris et crut avoir affaireà un garçon plein de franchise et de bonne volonté.

– Grouille-toi pour ôter tes frusques,dit-il presque gentiment, sans même ajouter« fripouille », « dégueulasse » ou« fumier ». Tu ne garderas que ta chemise et ton caleçonet tu vas aller au 16.

Au 16, Chvéïk trouva une vingtaine d’hommesdéshabillés de la même façon que lui. C’étaient tous des gens dontle dossier portait la fameuse note Streng behuten,beobachten[26], et qu’on gardait donc à vue avecune sollicitude particulière, pour les empêcher de prendre lafuite.

Le sergent-major Repa remit Chvéïk aux soinsdu « chef de chambrée », un gaillard poilu à la chemisebâillante. Celui-ci inscrivit le nom de Chvéïk sur un bout depapier épingle au mur et lui dit :

– Demain, il y aura du bon chez nous. Onnous conduira au sermon à la chapelle. Nous autres, tous en caleçoncomme nous voilà, on nous fait mettre tout à fait près de lachaire. Tu n’auras jamais tant rigolé dans ta vie.

Comme toutes les chapelles des maisonsd’arrêt, celle de la prison de la place faisait le délice desprisonniers. On aurait tort de s’imaginer que l’obligation d’allerà la messe répondît à leur désir de se rapprocher de Dieu, des’élever et de mieux connaître la morale divine.

Le sermon et la messe n’étaient pour eux qu’unmoyen de se soustraire à l’ennui de la prison. Ce qui les attirait,c’était, non pas la ferveur des sentiments religieux, mais bienl’espoir de trouver, sur le chemin de la chapelle, des« mégots » semés dans les corridors. Le bon Dieu avaitmoins de charme qu’un bout de cigarette ou de cigare traînant dansla poussière.

Mais la principale attraction était le sermon.Quelle pure joie il provoquait ! Lefeldkurat[27] OttoKatz était le plus charmant ecclésiastique du monde. Ses sermons sedistinguaient par une éloquence à la fois persuasive et propre àsusciter chez les détenus une hilarité interminable. Il étaitvraiment beau à entendre quand il s’étendait sur la miséricordeinfinie de Dieu, quand il s’évertuait à relever le niveau moral desprisonniers, « victimes de toutes les corruptions », etquand il les réconfortait dans leur abjection. Il était vraimentbeau à entendre, du haut de la chaire ou de l’autel, faisantpleuvoir sur ses fidèles des injures de toute sorte et desvitupérations variées. Enfin, il n’était pas moins beau à entendrequand il chantait Ite missa est, et après avoir dit samesse d’une façon tout à fait curieuse et originale, en brouillantet bousculant les parties de la messe ; quand il avait tropbu, il inventait même des prières et une messe inédites, tout unrituel à lui.

Et puis, quelle gaîté quand, par hasard, iltrébuchait et s’étalait par terre avec son calice ou bien avec lesaint sacrement ou le missel, tout en invectivant contrel’« enfant de chœur » trié sur le volet parmi lesdétenus, parce qu’il lui avait donné méchamment un croc-en-jambe,et en le menaçant de « le foutre à la boîte et de le fairependre ficelé comme un saucisson ! »

Dans ces petits incidents, c’était toujours lecoupable qui se faisait le plus de bon sang, fier d’avoir contribuéà la rigolade générale et d’avoir brillamment joué son rôle devantses camarades.

Le feldkurat Katz, ce parfaitaumônier militaire, était d’origine juive. Ceci, du reste, n’a riend’étonnant, quand on sait que l’archevêque Kohn, un ami du poèteMarchar, ne l’était pas moins.

Le feldkurat Katz avait à sa chargeun passé encore plus pittoresque que celui du célèbre archevêqueKohn.

Après avoir achevé ses études à l’Académie deCommerce de Prague, il était entré dans l’armée comme volontaired’un an. À l’Académie, il avait surtout profité des leçons sur lesquestions de bourse et de maniement des traites, ce qui lui renditfacile d’acculer la Maison Katz et Cie à la faillite.Katz père partit pour l’Amérique du Nord, ayant ruminé un concordatsans rien dire à ses créanciers, ni à son associé qui, lui, avaitpréféré l’Argentine.

Après que le jeune Otto Katz eut fait ce beaucadeau aux Amériques du Nord et du Sud, se trouvant sans un sou etsans espérances, sans feu ni lieu, il décida de continuer lacarrière d’officier.

Mais avant de réaliser son projet, il avait eul’heureuse idée de se faire baptiser. Devenu chrétien, il s’adressaà Jésus-Christ pour lui demander de l’aider dans sa carrière, cequi, de son point de vue, n’était qu’une convention commercialeconclue entre lui et le Fils de Dieu.

Le baptême avait eu lieu dans le couventd’Emmaüs à Prague. Le fameux Père Alban lui-même avait inondé d’eaubénite le futur aumônier militaire. Ç’avait été un spectacleédifiant : comme parrains, le néophyte avait choisi uncommandant notoire pour sa dévotion, ancien chef de bataillon durégiment où le jeune Otto Katz avait servi, et une vieille fille,pensionnaire de l’Institut pour les demoiselles nobles tombées dansla gêne et, enfin, un vénérable chanoine à face de bouledogue.

Ayant subi avec succès son examen d’officierde réserve, le nouveau chrétien se fit immédiatement mettre del’active. Au commencement, le service lui plut et il se mit àapprofondir les mystères de l’art militaire.

Par malheur, ayant bu un jour à ne plus savoirce qu’il faisait, il s’en alla au couvent, délaissant le sabre pourle bénitier. Il avait rendu visite à l’archevêque à Hradcany et putentrer au séminaire. La veille de son ordination le trouva encoreivre-mort ; ce n’est qu’après une large soûlerie dans unemaison équivoque en compagnie de ces demoiselles qu’il avaitquitté, au petit jour, ce local pour figurer dignement dans lacérémonie sacrée. Sur ce, il se mit en quête de protections auprèsde ses anciens supérieurs du régiment et fut nommé aumônier.S’étant acheté un cheval, il commença à circuler tout fringant àtravers Prague et participa aux beuveries amicales organisées parles officiers de son régiment.

Dans le corridor du logis du nouvel aumônierles autres locataires entendaient souvent des malédictionsproférées par ses créanciers. Il recevait non moins souvent lesvisites des péripatéticiennes qu’il ramenait lui-même ou envoyaitchercher par son ordonnance. Il aimait aussi à jouer au poker, etdes mauvaises langues voulaient qu’il trichât au jeu ; maispersonne n’essaya jamais de tirer des larges manches de sa soutanemilitaire la fausse carte. Dans les milieux d’officiers onl’appelait le « Saint-Père ».

Il ne préparait jamais ses sermons, ce qui ledistinguait de son prédécesseur à la prison de la place. Celui-ciavait l’idée fixe d’améliorer les détenus. Dans des accèsd’exaltation religieuse, les yeux lui sortaient de la tête et ils’épuisait à persuader aux prisonniers que la réforme de laprostitution était aussi urgente que celle de l’assistance auxfilles-mères ; un autre de ses dadas concernait l’éducationdes enfants naturels. Ses sermons planaient dans l’abstraction etne descendaient jamais à l’actualité. En un mot, c’était l’ennuifait aumônier.

En revanche, l’aumônier Otto Katz avait unefaçon de prêcher qui réjouissait chacun.

C’était un moment solennel quand la chambréedu 16 partait pour la chapelle, toujours en caleçon, car, en leuroctroyant un costume moins sommaire, les autorités auraient craintde perdre quelqu’un de ces précieux pensionnaires. Rangés au piedde la chaire dans leurs caleçons blancs, on eût dit des angesdevant le trône de Dieu. Certains d’entre eux, qui avaient eu de lachance de ramasser des mégots en route, avaient été obligés de leschiquer, manquant, bien entendu, de poches où les mettre.

Les autres prisonniers, placés autour d’eux,ne se lassaient pas de contempler les vingt caleçons groupés sousla chaire, où le feldkuratparaissait enfin, précédé d’uncliquetis d’éperons.

– Garde à vous, cria-t-il, à laprière ! que tout le monde répète ce que je vais dire !Et toi, au fond, espèce de canaille, ne te mouche pas dans tesdoigts, tu es dans la maison de Dieu, et je te ferai foutre à laboîte. Nous allons voir, tas de vagabonds, si vous savez encorevotre « Pater », allons-y… Je me doute bien que vous n’ensavez plus le premier mot, bien sûr, vous ne pensez guère à prier.Vous aimez mieux vous empiffrer de bœuf aux haricots, rester à platventre sur votre paillasse, vous fourrager dans le nez et ne pasvous en faire pour le bon Dieu, c’est bien ça !

Du haut de la chaire, le prédicateur regardaitles vingt chérubins en caleçon, qui se faisaient du bon sang commetous les autres fidèles. Ceux du fond jouaient avec leurs couteauxde poche au « jeu du boucher ».

– Il y a du bon ici, chuchota Chvéïk àson voisin, personnage soupçonné d’avoir coupé, moyennant la sommede trois couronnes, à un camarade tous les doigts d’une main pourle faire exempter du service militaire.

– Ce n’est pas tout, répondit l’autre,attends voir. Il a pris encore une cuite aujourd’hui, et c’esttoujours quand il est dans les vignes qu’il nous sort le cheminépineux du péché.

En effet, le feldkurat était d’unehumeur charmante. Dans son éloquence, il se penchait sidangereusement en dehors de la chaire qu’à un moment donné peu s’enfallut qu’il ne perdît l’équilibre.

– Chantez quelque chose, les gars,cria-t-il, ou bien voulez-vous que je vous apprenne une nouvellechanson ? Chantez avec moi :

C’est ma bien-aimée, ma pluschère,

Que j’aime d’un amour toujourscroissant,

Je ne suis pas seul à lui faire lacour !

Nous sommes beaucoup à l’aimer tour àtour,

Et c’est par milliers qu’elle compte sesamants.

Elle, ma bien-aimée, ma pluschère.

Elle, la Sainte Vierge Marie…

– Vous n’êtes pas capables del’apprendre, tas d’abrutis, continua-t-il, et moi, je suis d’avisqu’on devrait vous fusiller tous, avez-vous compris ? Jel’affirme du haut de cette place que je tiens de Dieu, espèces degibier de potence, car, le bon Dieu, c’est quelqu’un qui ne vouscraint pas et qui vous en fera voir de toutes les couleurs, quevotre cervelle, si vous en avez une, n’y résistera pas. Et voushésitez encore à vous tourner vers le Sauveur, et vous vousobstinez à suivre le chemin épineux du péché.

– Ça y est, c’est la cuiteréglementaire ! chuchota allègrement le voisin de Chvéïk.

– Le chemin épineux du péché, espècesd’andouilles, c’est le théâtre de la lutte contre les vices. Vousêtes tous des enfants prodigues, et vous aimez mieux vous la coulerdouce dans une cellule que de vous mortifier aux pieds de notrePère à tous. Élevez votre regard bien haut et bien loin, vers leshauteurs célestes, et vous vaincrez ; la paix inondera votreâme, vauriens. Celui qui est dans le coin là-bas, je le préviensqu’il est grand temps d’arrêter sa trompette. Tu te crois peut-êtreun cheval dans une écurie, mais tu es dans la maison de notreSeigneur. Tenez-vous le pour dit, mes petits agneaux. Bon, où enétions-nous encore ? Ja ueber den Seelenfrieden, sehrgut[28]. Enfoncez-vous bien dans la tête,abrutis, que vous êtes des membres de la société humaine et quevous avez le devoir de regarder au delà du sombre horizon, dansl’espace lointain, et de vous rappeler que tout passe ici-bas, saufDieu qui est éternel. Sehr gut, nicht wahr, meineHerren[29]. Je sais que je devrais prier jour etnuit pour vous le Dieu de bonté pour qu’il fasse pleuvoir, espècesd’andouilles, sa miséricorde sur vos cœurs endurcis et avec sasainte grâce vous nettoie de vos péchés et vous adopte à jamaispour siens, gredins, et vous chérisse jusqu’à la fin du monde.Allons donc ! Vous vous êtes trompés un rude coup. Ne comptezpas sur moi pour vous faire entrer au paradis, je ne suis pas icipour cela… Le feldkurathoqueta. – Non, je ne suis pas icipour ça, répéta-t-il, je ne veux rien faire pour vous, je ne suispas gourde à ce point-là, je sais que vous êtes des saletésindécrottables. Dans sa haute sagesse, Dieu ne veut pas connaîtremême votre passage sur cette terre, le souffle de l’amour divinn’amollira jamais vos âmes, et, d’ailleurs, vous n’en avez pas. Lebon Dieu n’est pas là pour s’occuper de mecs comme vous !Est-ce que vous m’écoutez au moins, vous, les types encaleçon ?

Les vingt caleçons levèrent les yeux vers lachaire et répondirent comme un seul homme :

– Nous vous déclarons avec obéissance,monsieur l’aumônier, que nous avons bien écouté.

– Il ne s’agit pas d’écouter seulement,dit le feldkuraten poursuivant son sermon. Les sinistresorages de la vie, vos souffrances dans cette vallée de larmes, neseront pas effacés par la faveur du ciel, vous pouvez en être sûrs,classe de fourneaux, la bonté de Dieu a ses bornes, et toi, veauqui renifles là-bas au fond, veux-tu bien finir, ou je vais teflanquer à la boîte jusqu’à ce que tu sois tout bleu ! Etvous, là-bas, vous croyez-vous chez un cochon de bistro ? Dieuest plein de miséricorde, mais la faveur du ciel est réservée auxgens comme il faut et n’est pas pour les rebuts de la sociétéhumaine qui n’observent pas ses lois et ne connaissent pas lepremier mot du dienstreglement. Voilà ce que je tenais àvous dire. Vous ne savez pas ce que c’est que de prier, et vousprenez la chapelle pour un beuglant ou un cinéma, où on va rigoler.Des idées comme ça, je vous les ferai passer, vous verrez si jesuis ici rien que pour vous faire rire et vous donner la joie devivre. Je vous ficherai tous en cellule, chacun tout seul et ça neva pas traîner, je vous en fiche mon billet, gredins. Je perds montemps avec vous, et je vois que tout ça est peine perdue ; unmaréchal ou un archevêque ne gagnerait rien avec vous, vousresterez des sales types pour qui le bon Dieu n’existe pas. Etpourtant, vous vous rappellerez un jour votre aumônier qui nepensait qu’à votre salut.

Du groupe de vingt caleçons monta unsanglot : Chvéïk se mettait bruyamment à pleurer.

Le feldkurat le regarda. Chvéïks’essuyait les yeux de ses poings, ce qui réjouissait fort sescamarades.

Le feldkurat reprenait son sermon,enrichi d’un motif nouveau :

– Cet homme est digne de servir d’exempleà tout le monde. Que fait-il ? Il pleure. Ne pleure pas, jet’en prie, ne pleure pas ! Tu voudrais rentrer dans le droitchemin ? Tu n’y réussiras pas si facilement que ça, mon petit.Tu pleures maintenant, et, une fois rentré à la chambrée, tu teretrouveras le même voyou qu’avant. Tu n’y es pas du tout : ilte faudra réfléchir rudement sur la grâce infinie de Dieu et sur samiséricorde et te grouiller plus que tu n’as jamais fait pour queton âme, chargée de péchés, trouve en ce monde la voie du vraibien. Nous avons ici sous les yeux un homme qui chiale et prouvepar là son désir de se convertir. Eh ! bien, les autres, quefont-ils ? Rien du tout. Là-bas, je vois un saligaud qui mâchequelque chose comme s’il descendait d’une famille deruminants ; dans ce coin-là, je vois des individus répugnantsqui trouvent que la maison de Dieu est le meilleur endroit pourchercher leurs poux. Est-ce que vous n’avez pas le temps de vousgratter chez vous ? Il me semble, monsieur le gardien en chef,que vous ne vous occupez de rien du tout. Vous ne comprenez doncpas que vous avez l’honneur d’être des soldats et non de la verminede civils ? Il serait temps, nom de Dieu, de penser au salutde votre âme, et vous penserez à vos poux quand vous rentrerez à lachambrée. Amen, abrutis, mon sermon est fini et je vous demande devous tenir convenablement pendant la messe. Je ne veux pasd’histoires comme la dernière fois, où on a vu des types faire deséchanges de linge contre du pain, et ils se rinçaient la dalle àl’élévation.

Le feldkurat descendit de la chaire,et, suivi du gardien en chef, se dirigea vers la sacristie. Quelquetemps après, le gardien en chef revint et, sans autre forme deprocès, tira Chvéïk du groupe des caleçons pour l’emmener dans lasacristie.

En y rentrant, Chvéïk trouva lefeldkurat commodément assis sur la table et roulant unecigarette.

– Vous voilà, vous, dit lefeldkurat. Réflexion faite, je crois que vous n’êtes qu’untruqueur, tu m’entends, filou ! C’est la première fois qu’onchiale à mon sermon.

Il sauta de la table et, secouant Chvéïk parles épaules, lui cria sous le mélancolique portrait de François deSales :

– Avoue, voyou, que tu as pleuré parblague ! Tu ne vas pas prétendre que tu as chialésérieusement ?

Du haut de son cadre François de Salesattachait sur Chvéïk son regard énigmatique. En face du saint étaitsuspendu un autre tableau représentant un martyr dont les soldatsromains étaient en train de scier les fesses. Le visage de leurvictime ne reflétait ni souffrance, ni la joie du sacrifice :il n’était pas illuminé non plus de la béatitude des martyrs. Onn’y lisait qu’un ahurissement qui semblait dire : Commentest-ce que je me trouve ici, messieurs, et qu’est-ce que vousvoulez faire de moi ?

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, dit Chvéïk en jouant son va-tout, que jeconfesse à Dieu tout-puissant et à vous, mon père, qui êtes à laplace de Dieu, que j’ai pleuré sérieusement par blague. Je me suisdit que vous aviez besoin d’un pécheur repenti pour votre sermon.Et alors j’ai voulu vous faire vraiment plaisir et vous prouverqu’il y avait encore des gens bien au monde, et pour moi aussi,j’ai voulu me soulager un peu en rigolant.

Le feldkurat considéra la facedébonnaire de Chvéïk. Les rayons du soleil jouaient sur le tableausombre de François de Sales et doraient de leur clarté le martyrahuri qui lui faisait pendant.

– Vous commencez à m’intéresser, fit lefeldkurat, se rasseyant sur la table. De quel régimentfaites-vous partie ? – Et il hoqueta.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que j’appartiens au quatre-vingt-onzième de laligne sans y appartenir.

– Et comment êtes-vous arrivé à la prisonde la place ? interrogea le feldkurat entre deuxhoquets.

Dans la chapelle, des sons d’harmonium sefirent entendre, remplaçant les orgues absentes. Le musicien, uninstituteur emprisonné pour désertion, en tirait de lugubres airsd’église. Alternant avec les hoquets réguliers dufeldkurat, ces harmonies constituaient une gamme doriqueabsolument nouvelle.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que je ne sais pas du tout comment je suisarrivé ici. Mais je ne me plains pas d’y être. Seulement, j’ai laguigne. Je n’ai jamais que de bonnes intentions et, à la fin ducompte, tout tourne mal, je suis un vrai martyr comme celui de cetableau.

Le regard du feldkurat se leva surcelui-ci. Il sourit et dit :

– Vous me ravissez de plus en plus ;il faut que je m’informe de vous auprès du juge-auditeur. Pour lemoment, je vous ai assez vu. Comme je voudrais être déjà débarrasséde cette malheureuse messe ! Kehrt euch !Abtreten ![30]

Rentré au sein du groupe fraternel des vingtcaleçons, Chvéïk, comme ils lui demandaient ce que lefeldkurat lui avait dit, répondit en trois mots trèssecs :

– Il est soûl.

La messe, nouveau tour de force dufeldkurat, fut suivie avec une grande attention par lesprisonniers qui ne cachaient pas leur goût pour l’officiant. L’und’eux paria même sa portion de pain contre deux gifles que lefeldkurat allait faire tomber le Saint-Sacrement parterre. Il gagna son pari.

Il n’y avait pas de place dans ces âmes pourle mysticisme des croyants ou la piété des catholiques convaincus.Ils éprouvaient un sentiment analogue à celui qu’on éprouve authéâtre quand on ne connaît pas le contenu de la pièce et qu’onsuit avec patience les péripéties de l’action. Les prisonniers seplongèrent avec délices dans le spectacle que leur offraient lesévolutions du feldkurat.

Ils n’avaient d’yeux que pour la beauté de lachasuble qu’avait endossée à rebours le feldkurat et,pleins d’attention, suivaient avec ferveur tout ce qui se passait àl’autel.

L’« enfant de chœur », un rouquin,ancien sacristain et pickpocket expérimenté du vingt-huitièmerégiment, faisait des efforts pour se remémorer le plus exactementpossible les phases du sacrifice de la messe. Il joignait à sesfonctions d’« enfant de chœur » celles de souffleur dufeldkurat, qui confondait avec une insouciance absolue lesdiverses parties de la messe et s’embrouillait dans le textejusqu’à chanter les prières de l’Avent, au grand contentement deses fidèles.

Il manquait totalement d’oreille, et la voûtede la chapelle résonnait d’un tel piaulement qu’on se serait crudans une étable à porcelets.

Devant l’autel, les prisonniers ne retenaientpas de petits cris de joie et de satisfaction :

– Il est encore rétamé ce coup-ci ;tu parles s’il est mûr ! Ah, quelle cuite ! je pariequ’il s’est encore soûlé chez les gonzesses…

Pour la troisième fois déjà la voix dufeldkurat fit entendre son Ite missa est quirésonna dans la chapelle comme le cri de guerre d’une tribuindienne, si aigu et si rauque que les vitraux en tremblèrent.

L’officiant plongea encore une fois sesregards au fond du calice, pour voir s’il ne contenait plus unegoutte de vin, esquissa un geste de dépit et se tourna vers lesfidèles :

– Voilà, gredins, vous pouvezdisposer ; la messe est finie. Je n’ai remarqué en vous aucunetrace de la piété que vous devriez avoir, vagabonds, et vous êtesdans l’église devant la face du Saint-Sacrement. Face à face avecDieu tout puissant, vous n’avez pas honte de rire à haute voix, detousser et de faire du chahut, de traîner les pieds, et c’estdevant moi que vous osez faire toutes ces saletés, espèces defourneaux, devant moi qui tiens ici la place de la Sainte Vierge,de Notre Seigneur Jésus-Christ et de notre Père à tous. Si vouscontinuez à vous conduire comme ça, vous verrez ce que vous allezprendre pour votre rhume. Vous verrez alors qu’il n’y a pas qu’unseul enfer, celui dont je vous ai parlé la dernière fois, maisqu’il y en a déjà un sur la terre, et que, même si vous devezéchapper à celui d’en bas, vous n’y couperez pas à l’autre.Abtreten !

Après s’être si bien acquitté de l’œuvre piede la consolation des prisonniers, le feldkurat se dirigeavers la sacristie, ordonna au rouquin de verser du vin, dans laburette, le but, se rhabilla et enfourcha son cheval quil’attendait dans la cour. Mais tout d’un coup il pensa à Chvéïk,remit pied à terre et alla trouver l’auditeur Bernis.

Le juge d’instruction Bernis était trèsmondain ; charmant danseur et au demeurant fêtard passionné,il s’ennuyait énormément au bureau et passait son temps à composerdes vers d’albums, pour en avoir toujours d’avance. C’était lui lepivot de tout l’appareil de cette justice militaire : sur sonbureau s’amoncelaient des documents d’affaires en suspens et despaperasses dans un état de confusion inextricable. Sa manière detravailler inspirait le respect à tous les membres du Tribunalmilitaire du Hradcany. Il avait l’habitude de perdre les actesd’accusation et au besoin les inventait de toutes pièces. Ilembrouillait les noms et les causes des accusés et n’agissaitjamais que par lubies. Il faisait condamner les déserteurs pour volet les voleurs pour désertion. Il fabriquait aussi avec rien desprocès politiques. Il était capable des tours de passe-passe lesplus compliqués et s’amusait à accuser les détenus de crimesauxquels ils n’avaient jamais pensé. Il inventait des outrages delèse-majesté et, quand il égarait le dossier, s’empressait desuppléer les paroles subversives.

– Servus, dit lefeldkurat en lui tendant la main, comment ça va ?

– Pas fameusement, répondit le juged’instruction Bernis ; on m’a encore mêlé mes paperasses quele diable ne peut s’y reconnaître. Hier encore, j’ai passé auprocureur un acte d’accusation qui m’avait fait rudement suer, eton me l’a retourné en disant qu’il ne s’agissait nullement derébellion, mais tout simplement du vol d’une boîte de conserves. Ilparaît que j’y avais marqué aussi un faux numéro d’ordre ; jene sais pas comment ils arrivent à dénicher tout ça.

Le juge cracha.

– Est-ce que tu joues encore auxcartes ? demanda le feldkurat.

– C’est fini, mon vieux, je ne faisaisque perdre. La dernière fois qu’on avait joué au macao avec levieux colonel chauve, c’est celui-là qui a tout encaissé. Mais j’aipour le moment une petite. Et toi, saint-père, qu’est-ce que tufais ?

– Je cherche un tampon, répondit lefeldkurat :j’en avais un, un vieux comptable sansinstruction supérieure, mais tout de même un avachi de premièreclasse. Il pleurnichait tout le temps et priait le bon Dieu de leprotéger, je l’ai envoyé au front avec le bataillon qui y partaitjustement. On dit que le bataillon s’est fait esquinter. Ensuite,on m’a donné comme tampon un type qui était toujours fourré chez lebistro, où il levait le coude à mon compte. Il était encoresupportable, celui-là, mais il suait des pieds. Je l’ai envoyé aufront, lui aussi. Aujourd’hui, au sermon, j’ai découvert un lousticqui s’est mis à pleurer par rigolade. C’est un type comme ça qu’ilme faut. Il s’appelle Chvéïk et perche au seize. Je voudrais savoircomment il est arrivé ici et si on ne pourrait pas s’arranger pourme le passer.

Le juge commença à chercher dans sespaperasses le dossier Chvéïk, mais sans succès.

– Je dois l’avoir passé au capitaineLinhart, dit-il après une longue recherche infructueuse ; jeme demande comment tous ces documents peuvent disparaître comme ça.Linhart doit les avoir, attendez que je lui donne un coup detéléphone.

– Allô, mon capitaine, lelieutenant-auditeur Bernis à l’appareil. Je vous prierais de medire si vous n’avez pas dans votre bureau des documents concernantun certain Chvéïk… Comment, c’est moi qui dois les avoir ?… Çam’étonnerait beaucoup… Et c’est à moi-même que vous les aveztransmis ? Je n’en reviens pas… Cet homme est placé au seize,mon capitaine… En effet, le seize est de mon ressort, je nel’ignore pas, mon capitaine, mais je croyais que les documentstraînaient quelque part chez vous… Comment, vous m’interdisez devous parler sur ce ton ? Vous dites que chez vous il ne traînerien du tout ?… Allô, Allô…

Bernis raccrocha le récepteur et, s’étantrassis derrière son bureau, se livra à une charge à fond contre ledésordre qui sévissait dans les affaires en instruction. Entre luiet le capitaine Linhart régnait depuis longtemps une hostilité àlaquelle ni l’un ni l’autre ne cherchait à mettre fin. Si, parhasard, un document quelconque qui devait être remis à Linharttombait entre les mains de Bernis, celui-ci le« classait » avec tant de soin que personne ne lerevoyait jamais. Or, le capitaine Linhart usait de réciprocité pourles documents destinés à être étudiés par Bernis. Par exemple, lesannexes qui devaient étayer une accusation disparaissaientrégulièrement et sans retour. Les documents relatifs à l’affaireChvéïk ne furent retrouvés dans les archives du Tribunal militaireque sous le nouveau régime, c’est-à-dire après la guerre. Ilsétaient accompagnés de la note suivante : « Il (Chvéïk)se préparait à rejeter son masque fallacieux pour se mettre aupremier plan d’un mouvement subversif attentatoire à la personnesacrée de Sa Majesté et à la sûreté de l’État. » La chemise dudossier Josef Koudela, dans lequel les papiers de Chvéïk avaientété remis par mégarde, portait l’inscription « Affaireréglée » et la date du règlement.

– Je n’ai aucun Chvéïk dans tout ça, ditBernis. Mais je m’en vais le convoquer et, pourvu qu’il n’avouepas, je pourrai le relâcher et je te l’enverrai. Tu n’auras qu’àt’arranger avec son régiment.

Après le départ du feldkurat, Bernisfit appeler Chvéïk et lui enjoignit de se tenir un moment près dela porte, car il venait justement de recevoir de la Direction de laPolice une dépêche, l’informant que les pièces à joindre àl’affaire n° 7267 et concernant le fantassin Maixner avaientété remises au bureau 1, contre la signature du capitaineLinhart.

Pendant que l’auditeur Bernis scrutait ladépêche, Chvéïk examinait curieusement le bureau.

La chambre était loin de lui produire uneimpression agréable. Aux murs, il y avait les photographiesd’exécutions opérées par la soldatesque autrichienne dans diversescontrées de la Serbie et de la Galicie. Sur ces « photosartistiques », on voyait des chaumières incendiées et desarbres servant de potences naturelles, aux branches alourdies sousle poids des cadavres de civils. Une photographie particulièrementréussie montrait toute une famille serbe pendue au complet :le petit garçon, le père et la mère. Deux soldats, baïonnette aucanon, gardaient l’arbre aux pendus, et un officier, fièrementcampé au premier plan, fumait une cigarette. Dans le fond onapercevait une cuisine de campagne d’où montait la fumée de lasoupe.

– Eh bien ! Chvéïk, quelle nouvelleavec vous ? interrogea Bernis après avoir plié et rangé ladépêche. Qu’est-ce que vous avez donc commis ? Voulez-voustout avouer, ou bien aimez-vous mieux attendre qu’on dresse votreacte d’accusation ? Ça ne peut pas continuer comme ça.N’oubliez pas que vous n’avez pas à faire à un Tribunal composéd’andouilles civiles. Chez nous, c’est un tribunal militaire,K. u. K. Militaergericht[31]. Votre seul espoir de salut,votre seul moyen d’échapper à une punition sévère, mais juste,c’est de tout dire de votre plein gré.

Dans des cas souvent répétés, où le dossierd’un accusé venait à disparaître d’une façon ou de l’autre, Bernisavait une méthode spéciale. Il épiait toujours minutieusement ledétenu, cherchant à lire dans son attitude et sur son visage lesraisons pour lesquelles il se trouvait sous le verrou.

Sa perspicacité et sa connaissance des hommesétaient si profondes qu’un tzigane, soldat envoyé à la prison de laplace de Prague pour y expier le vol de quelques effets de lingerie(il était occupé au magasin militaire), finit par être accusé decrimes politiques. D’après l’acte d’accusation, il aurait entretenuplusieurs soldats dans une taverne de la restauration prochaine del’État tchèque indépendant qui unirait comme jadis les Pays de laCouronne tchèque avec la Slovaquie, et qui serait gouverné par unroi slave.

– Nous avons des preuves contre vous etil ne vous reste qu’à avouer, avait-il dit au malheureux tzigane.Dites-nous dans quelle taverne cela s’est passé, de quel régimentétaient les soldats en question, et la date du« crime ».

Ne voyant pas d’autre issue, le tziganeinventa une date, un bistro et un numéro de régiment et, revenantde l’instruction, il prit la clef des champs.

– Alors, il ne vous plaît pasd’avouer ? dit Bernis à Chvéïk, celui-ci gardant un absolumutisme ; vous ne voulez pas me dire comment vous êtes arrivéici et pourquoi on vous y a mis ? C’est bien ça, hein ?Mais je vous conseille de me dire tout avant que moi je ne vous ledise. Je vous signale encore une fois qu’il serait bien préférabled’avouer, dans votre intérêt. Ça facilite l’instruction, et puis,la sentence est toujours moins grave. Pour ça, c’est comme dans lesTribunaux civils.

– Je vous déclare avec obéissance, fitChvéïk de sa voix d’agneau du bon Dieu, que je me vois ici dans lasituation d’un enfant trouvé.

– Comment ça ?

– Je vous déclare avec obéissance que jem’en vais vous l’expliquer en deux mots. Dans notre rue habitaitdans le temps un marchand de charbon qui avait un gosse de deuxans, tout à fait innocent. Un jour, ce gosse-là s’est mis en routeet a fait le trajet de Vinohrady à Liben. Là, un agent l’a cueilliet l’a conduit au commissariat où on l’a enfermé comme si on avaitarrêté un adulte et pas un enfant de deux ans. Comme vous voyez,c’t’enfant était tout à fait innocent et on l’a enfermé tout demême. S’il avait pu parler et si on lui avait demandé pourquoi ilétait arrêté, il n’aurait pas pu le dire. C’est mon cas toutcraché. Je suis donc une espèce d’enfant trouvé.

Le regard perçant du juge militaire erra debas en haut sur la personne de Chvéïk et se brisa sur son visage.L’homme qui se tenait devant lui rayonnait d’une telle innocence etd’une si tranquille indifférence que Bernis hésita et, très énervé,se mit à marcher de long en large dans le bureau. Dieu sait ce queChvéïk serait devenu si Bernis n’avait promis aufeldkuratde le lui envoyer sans faute.

Enfin, il fit halte devant la table.

– Écoutez, dit-il à Chvéïk qui regardaitavec indifférence autour de lui, si jamais je vous rencontre encoreune fois, je vous ferai voir de quel bois je me chauffe ! –Emmenez-le.

Chvéïk ayant réintégré le seize, Bernis fitappeler le gardien en chef Slavik.

– Jusqu’à nouvel ordre, fit-il d’un tonrogue, on va mettre Chvéïk à la disposition de M. lefeldkurat Katz. Faites apprêter ses papiers de mise enliberté et qu’on le conduise, sous l’escorte de deux hommes, chezmonsieur le feldkurat !

– Faut-il lui mettre lesmenottes en route, monsieur l’oberleutenant ?

Le juge frappa du poing sur latable :

– Vous n’êtes qu’un veau, tenez. Je vousai bien dit de faire dresser le document de sa mise en liberté,dit-il.

Et toute l’amertume qui, durant cette journée,avait été amassée dans son âme par la conduite du capitaine aussibien que par celle de Chvéïk, déborda comme un torrent impétueux etse répandit sur la tête du gardien en chef qui dut encore selaisser dire en sortant :

– Comprenez-vous, maintenant, pourquoivous êtes un veau couronné ?

Malgré cette couronne, le gardien en chefn’était pas content du tout. En quittant le bureau du juge ilfrappa du pied le prisonnier de corvée qui balayait lescorridors.

Quant à Chvéïk, le gardien en chef décidaqu’il passerait encore une nuit à la prison de la place de Praguepour pouvoir s’en souvenir plus tard.

Une nuit passée à la prison de la place dePrague se grave dans la mémoire en traits ineffaçables.

À côté du 16 était située l’affreuse cellule,sombre trou, d’où, comme presque toujours, cette dernière nuit queChvéïk passa dans l’établissement Riha-Slavik-Linhart, s’échappaitle hurlement déchirant d’un soldat à qui Riha, par ordre de Slavik,rompait les côtes à coups de bottes.

Quand le silence s’y fit, ce fut le tour duseize, à cette différence près que, dans cette chambrée, nerésonnait que le bruit sec des poux que les prisonniers tuaiententre leurs ongles, avec des plaisanteries chuchotéessourdement.

Au-dessus de la porte, dans un œil-de-bœufmuni d’une grille, était encastrée une lampe à pétrole dont laflamme trouble fumait. L’odeur du pétrole se mêlait à l’exhalaisondes corps non lavés et à la puanteur du seau aux besoins de lacommunauté, d’où se soulevait, à chaque emploi répété, un nouveauremugle pestilentiel.

La mauvaise alimentation rendait lesdigestions laborieuses et la plupart des prisonniers étaientaffligés de « vents » dont ils viciaient l’atmosphère etque, pour se distraire, ils avaient eu l’idée de combiner en un jeude signaux qui se faisaient écho.

Dans les couloirs résonnait le pas rythmiquedes surveillants, et, par intervalle, le guichet s’ouvrait pourlaisser paraître la tête d’un soldat de garde.

Cette nuit-là quelqu’un racontait, mussé dansson lit :

– Avant d’essayer de foutre le camp de laprison et d’être passé ici, au 16, j’étais au 12. Là, c’est des casmoins graves. Une fois, on y a foutu un homme qui avait l’air d’untype de la campagne. Il devait tirer quinze jours pour avoir logéchez lui des soldats dégoûtés de coucher à la caserne. On avait cruqu’il s’agissait de désertion, mais il a fini par avouer qu’ilavait logé des soldats seulement pour de l’argent et sans penser àmal. Il devait être enfermé avec les prisonniers légèrement punis,mais, comme la chambrée était pleine, on l’a placé chez nous, au12. Donc, ce type dont je vous parle, il aurait fallu le voir quandil s’est amené : il était chargé comme un chameau dans ledésert. Paraît qu’il avait la permission de s’acheter la nourrituresur son pognon. On le laissait même fumer ! Dans ses deuxhavresacs il avait deux gros jambons, des pains énormes, des œufs,du beurre, des cigarettes, du tabac, enfin tout ce qu’il faut pourse les caler, quoi. Et il avait pensé qu’il boufferait ça toutseul. Nous autres, c’était la ceinture. L’un après l’autre, oncherchait à le taper, mais il ne voulait rien entendre. Il disaitqu’il n’avait que quinze jours à tirer et qu’il avait juste de quoine pas s’esquinter l’estomac avec les saletés qu’on nous donnait àmanger, à nous autres. Il nous a tout de même proposé de nouslaisser sa portion de choux et de pommes de terre pourries, pour sela partager ou pour la manger chacun son tour. J’ai oublié de vousdire que c’était un type très distingué : il ne voulait jamaisse servir de notre seau, il attendait toujours la promenade dumatin pour aller aux latrines. Il était tellement gâté qu’il avaitapporté même ses papiers hygiéniques. Son offre, bien sûr, on lui adit qu’on s’en foutait et nous avons continué à crever d’envie unjour, deux jours, trois jours. Lui, il ne s’en faisait pas. Ilbouffait tranquillement son jambon, mettait du beurre sur son pain,épluchait ses œufs, bref, vivait comme un prince. Les cigarettesqu’il fumait n’étaient pas à compter et figurez-vous qu’il ne nousa pas laissé tirer une seule bouffée ! Il nous refusait ça endisant qu’à nous autres il était défendu de fumer et que, si on levoyait nous donner des cigarettes, ça lui ferait du tort. Comme jevous disais tout à l’heure, on a supporté ça pendant trois jours.Puis, la nuit du troisième au quatrième jour, on a fait le coup. Lematin il se réveille – j’ai oublié de vous dire qu’avant de sebourrer l’estomac, il priait toujours le bon Dieu, – donc, il seréveille, fait sa prière et se met à chercher ses sacs. Il les atrouvés, bien entendu ; seulement, ils étaient aplatis commedes pruneaux secs. Il s’est mis à crier qu’on l’avait volé et qu’onne lui avait laissé que du papier hygiénique. Puis, pendant cinqminutes, il a cru qu’on lui avait fait une blague. Il disait :« Je sais bien, farceurs, que vous me rendrez mes affaires,mais n’empêche, vous avez réussi à me faire peur. » Il y avaitavec nous un lascar de Liben, qui dit : « Je vais vousdire, M’sieur le baron, couvrez-vous la figure avec votrecouverture et comptez jusqu’à dix, vous verrez voir ce qui vaarriver avec vos sacs ». Notre fermier lui a obéi comme unpetit enfant et il s’est mis à compter : « Un, deux,trois… » – « Faut pas aller si vite », que lui ditle Libenois. Alors, le type compte plus doucement. Enfin, il sortde son lit et court à ses sacs. Il ne trouve rien, bien entendu, etfallait voir la gueule qu’il faisait. Nous autres, on se tordait.« Allez-y encore un second coup », que lui dit leLibenois. Le type – et c’était encore plus crevant – ne s’est pasfait prier encore cette fois-là. Ce n’est que quand il a vu qu’iln’y avait rien à faire, qu’il s’est mis à cogner contre la porte età crier au secours. Quand le gardien en chef et Riha sont arrivés,nous autres, on a prétendu qu’il avait tout bouffé la veille, mêmeque nous l’avions encore entendu boulotter tard dans la nuit. Ilpleurait et disait qu’alors il serait resté au moins des miettes depain. Vous parlez, si on en a trouvé, des miettes ! On n’étaitpas assez marteau pour en laisser, nous autres, n’est-ce pas.Toutes ses provisions y avaient passé, et ce qu’on n’avait pas puavaler, on s’était arrangé pour le monter au deuxième par laficelle. Pendant toute la journée, il est resté sans manger et ilfaisait attention s’il ne nous attraperait pas à mâcher de sesprovisions ou à fumer ses cigarettes. Le lendemain, la même chose.Mais le soir, il a déjà trouvé bon goût à la pourriture de choux etde pommes de terre. Seulement, il ne faisait plus sa prière commeau bon temps, quand il avait encore son jambon et ses œufs. Nousautres, on n’existait plus pour lui. Une seule fois il a ouvert lagueule pour nous parler, c’est quand un type s’était procuré, on nesait pas comment, des cigarettes. Il voulait qu’on lui laisse tirerune bouffée. Vous pensez, s’il a eu la peau.

– Je craignais déjà que vous lui ayezlaissé tirer c’te bouffée, dit Chvéïk, ça aurait gâté toute tonhistoire. Ça n’arrive que dans les romans, mais, à la prison de laplace, il n’est pas permis d’être si idiot que ça, dans desconditions pareilles.

– Et le passage à tabac, vous ne l’avezpas oublié, fit une voix.

– On n’y a pas pensé, bon Dieu !

Cette petite omission de la part des copainsdu 12 donna lieu à une discussion à voix basse. La plupart étaientd’avis que le type qui avait bouffé tout seul méritait largement lepassage à tabac.

Petit à petit, les bavardages languissaient.Les détenus s’endormaient en se grattant sous le bras, sur lapoitrine et sur le ventre, aux endroits préférés par les poux. Ilstiraient sur leurs visages les couvertures vermineuses pour ne pasêtre gênés par la lumière de la lampe à pétrole…

À huit heures du matin on convoqua Chvéïk aubureau.

– Devant la porte du bureau, à gauche, ily a un crachoir où on jette des mégots, dit l’un des co-prisonniersà Chvéïk. Au premier, il y en a encore un autre. Comme on ne balaieles corridors qu’à neuf heures, tu es sûr d’y trouver quelquechose.

Mais Chvéïk déçut l’espoir des fumeurs. Il nedevait plus retourner au 16, au grand étonnement des dix-neufcaleçons.

Un soldat de la landwehr[32], couvert de taches de rousseuret doué d’une vive imagination, colporta que Chvéïk avait tiré uncoup de fusil sur le capitaine et qu’on l’avait conduit au champ demanœuvre de Motol, pour l’exécuter.

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