Le Brave Soldat Chveik

Chapitre 13CHVÉÏK PORTE LES DERNIERS SACREMENTS.

Le front appuyé sur sa main, lefeldkurat Otto Katz était plongé dans la lecture d’unecirculaire qu’il venait de rapporter de la caserne. Cetteinstruction confidentielle du ministère de la Guerre s’exprimaitainsi :

« Le ministère de la Guerre de l’Empiresupprime, pour la durée de la guerre, les prescriptions concernantl’Extrême-Onction à donner aux soldats en danger de mort et arrêteles règles suivantes à observer par les aumôniersmilitaires :

1° Au front l’administration del’Extrême-Onction est supprimée ;

2° Il est défendu aux soldats gravementmalades ou blessés de se retirer à l’arrière en vue de recevoirl’Extrême-Onction. Les aumôniers militaires sont tenus à signaleraux autorités militaires supérieures, aux fins de poursuiteslégales, les soldats qui contreviendraient à cesdispositions ;

3° Dans les hôpitaux militaires del’arrière, il est permis d’administrer l’Extrême-Onction sous formecollective après l’avis favorable des médecins militaires, en tantque cette autorisation ne comporte aucun dérangement pour lesditesautorités militaires ;

4° Dans des cas exceptionnels, lecommandement des hôpitaux militaires de l’arrière peut autoriserl’administration de l’Extrême-Onction, suivant qu’il le jugeranécessaire ;

5° Sur l’invitation des commandements deshôpitaux militaires, les aumôniers militaires sont tenus à donnerl’Extrême-Onction aux personnes proposées, par ladite autorité,pour recevoir ce sacrement. »

Ce qui intéressait le feldkurat plusque la circulaire, c’était une lettre du commandement de l’hôpitalde la place Charles, l’invitant à venir le lendemain pour donnerl’Extrême-Onction aux soldats grièvement blessés.

– Dites-donc, Chvéïk, ce n’est pas unsale coup, ça ? Comme s’il n’y avait que moi comme aumôniermilitaire dans tout Prague. Pourquoi, je vous le demande, n’encharge-t-on pas cet aumônier si pieux qui a couché l’autre jourchez nous ? Je dois donner l’Extrême-Onction aux soldats del’hôpital de la place Charles… Mais, du diable si je sais encorecomment on fait.

– Rien de plus facile, monsieurl’aumônier, répondit Chvéïk ; nous n’avons qu’à acheter uncatéchisme, c’est une sorte de guide-âne pour les pasteursspirituels qui ont perdu la tramontane. Le couvent d’Emmaüs àPrague employait dans le temps un jardinier qui aspirait à devenirfrère lai. On lui a donné une soutane pour épargner son habitcivil, et il a fallu qu’il achète un catéchisme pour apprendrecomment on faisait le signe de la croix, quelle créature étaitindemne du péché originel, ce qui signifiait avoir la consciencepure, et bien d’autres babioles comme ça. Une fois qu’il a euappris, il s’est mis à vendre des tomates en cachette, et, aprèsque la moitié de la récolte y avait passé, il a dû quitterhonteusement le couvent. Lorsque je l’ai revu, il m’a dit :« J’aurais bien pu vendre les tomates sans me fouler pourapprendre le catéchisme, tu sais ! »

Chvéïk alla acheter un catéchisme, et lefeldkurat le feuilleta.

– Tiens, dit-il, l’Extrême-Onction nepeut être donnée que par un prêtre qui se sert seulement d’huilebénite par l’évêque. Vous voyez bien, Chvéïk, que par exemple, vousne pourriez pas administrer ce sacrement. Lisez comment on s’yprend.

Chvéïk lut :

– Le prêtre oint avec l’huile bénite lesprincipaux organes des sens, en faisant cette prière :

« Que par cette Sainte Onction et dans lamiséricorde suprême du Seigneur te soient remis les péchés que tuas commis par les yeux, les oreilles, les narines, la bouche, lesmains et les pieds. »

– Je voudrais bien savoir, Chvéïk,comment on peut commettre un péché par les mains. Est-ce que vouspourriez m’éclairer à ce sujet ?

– Mais des tas de péchés, monsieurl’aumônier ! par exemple, quand on introduit sa main dans unepoche étrangère, ou bien, en dansant, car pour les danseurs ladéfense de toucher n’existe pas.

– Et par les pieds ?

– Quand on traîne exprès une patte pourapitoyer les gens.

– Et par les narines ?

– Quand on ne peut pas sentir sonprochain.

– Par la bouche, Chvéïk ?

– Quand on a une si grande faim qu’onmangerait le nez du voisin, ou bien quand on rase par des bêtisesles gens qui sont assez idiots pour vous écouter, ce qui est enmême temps un péché à la charge des oreilles.

Après s’être livré à ces considérationsphilosophiques, le feldkuratse tut. Il n’interrompit lesilence qu’après un moment.

– Il nous faut donc de l’huile bénite,dit-il. Voilà dix couronnes, vous en achèterez une petitebouteille. Évidemment, il vaudrait mieux pouvoir la prendre àl’Intendance militaire, mais je ne crois pas qu’ils tiennent cetarticle.

Chvéïk s’en alla à la recherche de l’huilebénite. Il put se rendre compte qu’elle était encore plus difficileà trouver que cette eau vive que poursuivent à travers tant dedifficultés les personnages de Bozena Nemcova.

Tout d’abord, Chvéïk fit quelques droguistes.Mais à peine ouvrait-il la bouche pour demander si on avait« de l’huile bénite par l’évêque », que les commis sefichaient à rire ou disparaissaient derrière le comptoir. C’est envain que Chvéïk gardait son air le plus sérieux.

Il décida alors de voir s’il aurait plus dechance auprès des pharmaciens. Le premier le fit mettre à la portepar le garçon de laboratoire. Le second téléphona à un hôpitalvoisin qu’un cas de folie subite était survenu dans sonétablissement. Le troisième, enfin, conseilla à Chvéïk la firmePolak dans la Dlouha Trida, maison fournissant spécialement deshuiles, des couleurs et vernis.

Le renseignement était bon. La maison Polak nelaissait jamais partir un client bredouille. À celui qui demandaitpar exemple du baume de copaïva, ou donnait de la térébenthine, ettout était dit.

Lorsque Chvéïk exposa sa demande en stipulantqu’il lui fallait absolument de l’huile bénite, le patron enjoignitau commis :

– Donnez-lui dix décagrammes d’huile dechènevis, numéro trois, m’sieur Tauchen.

En enveloppant la petite bouteille dans dupapier de soie, le commis dit à Chvéïk d’un ton professionnellementpoli :

– C’est tout ce que nous avons de mieuxdans cet article, première qualité, et, si vous avez plus tardbesoin de pinceaux, de couleurs et vernis, vous trouverez tout çachez nous. Vous serez certainement bien servi.

En attendant sa fidèle ordonnance, lefeldkurat parcourait le catéchisme pour se remettre entête ce qu’il avait jadis mal appris au séminaire. Il s’amusaitbeaucoup de certaines phrases d’une spirituelle précision, du genrede celle-ci : « Le terme d’Extrême-Onction doit sonorigine au fait que, dans la plupart des cas, elle est la dernièreonction que les fidèles reçoivent de l’Église avant leurmort. » Ou bien : « L’Extrême-Onction peut êtrereçue par tout catholique qui est dangereusement malade et jouit detoute sa connaissance. » Ou encore : « Le maladedoit recevoir l’Extrême-Onction – autant que possible – au momentoù il possède encore toute sa mémoire. »

Une ordonnance apporta une lettre quiprévenait le feldkuratque l’« Association des damesnobles pour l’éducation religieuse du soldat » assisterait àla cérémonie du lendemain.

Cette « Association » était composéede vieilles personnes hystériques qui parcouraient les hôpitaux endistribuant aux soldats des images de sainteté, des historiettesédifiantes dont le héros était toujours un soldat catholique,heureux de mourir pour l’Empereur. Ces brochures étaientillustrées : on y voyait un champ de bataille couvert decadavres d’hommes et de chevaux, de convois et de fourgons mis enpièces, de canons renversés. L’horizon était occupé par desvillages en flammes et des shrapnels qui éclataient dans tous lessens, tandis qu’au tout premier plan un soldat auquel un obusvenait de couper la jambe recevait des mains d’un ange une couronnesur le large ruban de laquelle figurait une inscriptionalléchante : « Ce soir tu seras avec moi auparadis ». Le moribond souriait comme si on lui avait offertun rafraîchissement délectable.

Ayant parcouru le contenu de la lettre, lefeldkurat s’écria tout en crachant :

– Elle promet, la journée dedemain !

Il connaissait bien cette « bande detartufes femelles » comme il l’appelait, pour l’avoir souventvue dans le temps à ses sermons de Saint-Ignace. C’était encore letemps où il prêchait avec toute la candeur naïve du jeuneecclésiastique : ces dames avaient leur banc derrière celui ducolonel. Une fois, deux grandes escogriffes en noir, et portantd’énormes chapelets à leur maigre cou, l’avaient attendu à lasortie pour l’entretenir, pendant deux heures, de l’éducationreligieuse des soldats. Elles n’auraient jamais eu fini si lefeldkurat n’avait rompu en disant :« Excusez-moi, mesdames, mais le capitaine m’attend pour unepartie de cartes ».

– Il y a du bon, monsieur l’aumônier,prononça solennellement Chvéïk, revenu de sa course ; notrehuile bénite, je l’ai trouvée. C’est de l’huile de chènevis, numérotrois, première qualité ; avec ça, nous avons pour oindre toutun bataillon. La maison Polak tient les meilleures marchandises detout Prague. Elle vend aussi des couleurs, des vernis et despinceaux. Il ne nous manque plus qu’une sonnette.

– Pour quoi faire, mon petitChvéïk ?

– Comment ! Mais il faut sonner lelong de la route pour que les gens ôtent leur chapeau en voyantpasser le sacrement. C’est-à-dire l’huile numéro trois. Ça se faittoujours, et je connais pas mal de gens qui ont été condamnés parcequ’ils n’avaient pas salué le sacrement au passage. À Zizkov uncuré a une fois roué de coups un aveugle qui, dans un cas comme ça,n’avait pas ôté son chapeau, et ce malheureux a attrapé plusieursmois de prison par-dessus le marché, parce qu’on lui avait prouvéqu’il n’était pas sourd-muet, mais seulement aveugle, qu’à défautde voir il aurait pu entendre et que sa conduite avait causébeaucoup de scandale autour de lui. C’est comme à la Fête-Dieu. Desgens qui autrement ne feraient même pas attention à nous, sontobligés ce coup-ci de se découvrir. Si vous n’y voyez pasd’inconvénient, je vais aller immédiatement à la recherche d’unesonnette.

Cette permission obtenue, Chvéïk revint unedemi-heure après, muni d’une sonnette.

– C’est la sonnette du portier del’auberge Kriz, dit-il ; elle m’a coûté cinq minutes defrousse, mais il m’a fallu attendre assez longtemps, parce qu’ilpassait tout le temps du monde.

– Je m’en vais au café, Chvéïk ; siquelqu’un vient me demander, dites-lui d’attendre.

Une heure ne s’était pas écoulée que Chvéïkouvrit la porte à un monsieur entre deux âges, à cheveuxgrisonnants, droit comme un I, et au regard très sévère.

Tout son extérieur révélait l’opiniâtreté etla méchanceté. Il roulait des yeux féroces comme s’il avait lamission d’anéantir à jamais le globe terrestre pour qu’il n’enrestât qu’une pincée de cendres dans l’Univers.

Son langage était cassant et sec, chaquephrase une injonction :

– Pas chez lui ? Est allé aucafé ? Je dois l’attendre ? Bien, j’ai le temps jusqu’àdemain matin. Alors, pour la taverne il a de l’argent, mais pas unsou pour payer ses dettes. Ça, un prêtre ? Fi donc !

Il cracha sur le sol de la cuisine.

– Dites-donc, ne crachez pas comme ça,s’il vous plaît ! dit Chvéïk en toisant l’insolent personnageavec un intérêt particulier.

– Et je cracherai tant qu’il me plaira,tenez, comme ça, répliqua le monsieur en joignant le geste à laparole ; c’est répugnant à la fin ! Un aumôniermilitaire ! Mais c’est tout simplement honteux !

– Puisque vous prétendez avoir del’instruction, lui fit observer Chvéïk, tâchez de vous débarrasserde la sale habitude de cracher dans un appartement qui n’est pas àvous. Vous croyez peut-être que tout est permis en un temps deguerre comme celui-ci ? Vous allez me faire le plaisir de voustenir comme un homme bien élevé et pas comme un voyou. Il s’agitd’être poli, de parler comme il faut et de ne pas vous conduirecomme un saligaud. Est-ce compris, espèce de tourtecivile ?

Le monsieur incorrect se leva, agité d’untremblement nerveux, et cria :

– Comment osez-vous me dire ça, vous,est-ce que je ne suis pas un homme comme il faut ?… Etqu’est-ce que je suis alors ?

– Un goret mal éduqué, répondit Chvéïk enle regardant bien ; vous crachez par terre comme si vous vouscroyiez dans le tram, dans le train ou dans un autre endroitpublic. Je me suis toujours demandé pourquoi on y mettait desécriteaux « Défense de cracher ». Je le sais maintenant,c’est à votre intention, vous devez être un frère bien connu.

Tour à tour blême et congestionné, le visiteurse répandit en une avalanche d’invectives contre Chvéïk et lefeldkurat.

– Avez-vous tout dégoisé ?questionna tranquillement Chvéïk lorsque le visiteur indécentdéclara qu’ils « étaient des fripouilles tous les deux, telmaître, tel valet » ou bien, avez-vous encore quelque chose àdire avant de dégringoler l’escalier ?

Comme son adversaire se taisait pour reprendrehaleine et aucune insulte ne lui venant plus à l’esprit, Chvéïkprit son silence pour une invitation à passer aux actes.

Il ouvrit la porte, maintint le visiteurencombrant de façon qu’il vît le trajet qu’il fallait parcourir, etlui appliqua un coup de pied au derrière, dont la vigueur auraitfait honneur au meilleur joueur de football du meilleur clubinternational.

Le départ précipité du monsieur fut soulignéde cette fine remarque émise par Chvéïk :

– Et la prochaine fois, quand vous irezen visite chez des gens comme il faut, vous tâcherez de vous tenirconvenablement.

Le visiteur éconduit se promenait maintenantdans la rue, guettant le retour du feldkurat.

Chvéïk ouvrit la fenêtre et surveillait lepromeneur infatigable.

Enfin, le feldkurat apparut et fitmonter son persécuteur dans la chambre. Il lui offrit une chaise ets’assit en face de lui.

Chvéïk s’empressa d’apporter un crachoir qu’ilposa devant le visiteur.

– Qu’est-ce que ça veut dire,Chvéïk ?

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que ce monsieur est déjà venu tout à l’heureet que j’ai eu une discussion avec lui, justement au sujet de sonhabitude de cracher par terre.

– Laissez-nous, Chvéïk ; nous avonsquelque chose à régler à nous deux.

Chvéïk salua :

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que je vous quitte.

Tandis qu’il s’en allait à la cuisine, uneconversation très animée commença entre les deux hommes.

– Vous êtes venu pour votre traite, si jene me trompe pas ? questionna le feldkurat.

– Oui, et j’espère…

Le feldkurat soupira :

– On se trouve souvent dans dessituations où tout ce qu’on peut faire, c’est espérer. Qu’il estbeau ce mot d’espoir qui en invoque immédiatement deuxautres : la foi, l’espérance, la charité !

– J’espère, monsieur l’aumônier, quecette somme que vous me devez…

– Évidemment, honoré monsieur,interrompit le feldkurat,je ne puis que vous répéter quece petit mot « espérer » est éminemment propre à noussoutenir dans notre lutte pour l’existence. Ainsi, vous, vous neperdez jamais l’espoir d’être payé. Comme c’est beau, d’avoir unidéal inébranlable, d’être un homme de bonne foi, qui prête del’argent sur une traite et espère qu’elle sera payée à temps !Espérer, et toujours espérer que je vais vous rembourser douzecents couronnes quand j’en ai à peine cent en poche…

– Alors vous…

– Parfaitement…

– C’est une escroquerie de votre part,monsieur.

– Ne vous agitez pas, cher monsieur.

– C’est une escroquerie, je vous lerépète, un abus de confiance.

– Je crois qu’un peu d’air frais vousferait du bien, proposa le feldkurat. Vraiment, on étouffeici.

Et, élevant la voix pour être entendu de lacuisine, il dit :

– Chvéïk, venez ici, ce monsieur désirealler prendre l’air.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’aumônier, que j’ai déjà mis ce monsieur à la porte toutà l’heure…

– Remettez-l’y encore une fois, commandale feldkurat.

Chvéïk ne se fit pas prier pour obtempérer àcet ordre avec une joie maligne.

– Voilà qui est fait, monsieurl’aumônier, dit-il en fermant la porte ; heureusement qu’onl’a mis dehors avant qu’il n’ait fait un scandale. Il y avait àMelechice un bistro qui expulsait toujours les clients troptapageurs à coups de matraque, en débitant des citations de laBible.Par exemple : « Celui qui épargne le fouetn’aime pas son fils, mais qui aime bien, châtie bien, jet’apprendrai à te battre chez moi ».

– Vous voyez, Chvéïk, ce qui arrive auxgens qui n’honorent pas les prêtres, plaisanta lefeldkurat. Saint Jean Bouche d’Or a dit : « Celuiqui n’honore pas le prêtre n’honore pas Jésus-Christ ; celuiqui offense Jésus-Christ offense le prêtre qui en tient laplace. » – Mais il faut nous préparer convenablement pourdemain. Faites une omelette au jambon et du grog.

Il existe au monde une race obstinée que rienne décourage. Le monsieur mis deux fois à la porte de chez lefeldkurat en faisait partie. Pendant que Chvéïk s’occupaitdu dîner, on sonna. Chvéïk alla ouvrir et revint dire :

– C’est encore le type de tout à l’heure,monsieur l’aumônier. Je l’ai enfermé dans la baignoire pour quenous ayons le temps de dîner tranquillement.

– Vous n’agissez pas bien, Chvéïk ;qui reçoit un hôte reçoit Dieu. Aux temps anciens les seigneursadmettaient à leur table des bouffons monstrueux pour les divertirà leur festin. Apportez le type pour qu’il soit notre bouffon.

L’individu persévérant apparut.

– Asseyez-vous, fit aimablement lefeldkurat, nous sommes en train d’achever notre dîner. Ily avait une langouste et du saumon et nous passons à l’omelette aujambon. Ben oui, on se régale, puisqu’il y a des gens assez bêtespour nous prêter de l’argent.

– J’espère que vous ne vous payez pas matête, au moins, dit le convive inattendu. Voilà trois foisaujourd’hui que je viens vous voir. Il faut absolument nousentendre.

– Je vous déclare avec obéissance, ditChvéïk, que ce monsieur est doué d’une fière persévérance. Il merappelle un certain Bouchek de Liben : une fois, dans uneseule soirée, il a été mis dix fois à la porte de la taverne Exner,et il y est rentré chaque fois sous prétexte qu’il avait oublié sapipe. Il rentrait par la fenêtre, par la porte, par la cuisine, ensautant le mur du jardin, en montant de la cave au comptoir, et ilserait certainement rentré par la cheminée si les pompiers, appelésen hâte, ne l’avaient pas fait descendre du toit. Avec tantd’esprit de suite, il a pu devenir ministre ou député.

L’intrus faisait semblant de ne rien entendre.Il répétait opiniâtrement :

– Je veux que la situation soit éclaircieet je désire que vous m’écoutiez.

– D’accord, dit le feldkurat,parlez, s’il vous plaît, honoré monsieur. Vous pouvez même parleraussi longtemps qu’il vous plaira ; nous autres, en attendant,nous allons continuer notre festin. J’espère que ça ne vousdérangera nullement. Chvéïk, vous pouvez servir.

– Vous savez aussi bien que moi, commençal’obstiné, que nous sommes en temps de guerre. La somme que vous medevez, je vous l’ai prêtée avant la guerre et, sans cetteguerre-là, je n’insisterais pas pour le paiement immédiat. Maisj’ai eu récemment de bien tristes expériences.

Il tira un calepin de sa poche etcontinua :

– Tout est inscrit là. Le lieutenantJanota me devait sept cents couronnes, et il a osé tomber sur laDrina. Le sous-lieutenant Prachek s’est fait faire prisonnier aufront russe, et il me doit deux mille couronnes. Le capitaineWichterle, qui me doit la même somme, s’est fait massacrer par sespropres soldats à Rawa Rouska. Le lieutenant Machek, qui estprisonnier des Serbes, me doit quinze cents couronnes. Et j’en aiencore pas mal comme ça. Il y en a un qui tombe dans les Carpathes,un autre se noie en Serbie, un autre encore meurt dans un hôpitalen Hongrie, et pas un ne se soucie de ce qu’il me doit. Vouscomprenez maintenant mes raisons, vous voyez bien que je sortirairuiné de cette guerre si je ne me décide pas à devenir énergique etimpitoyable. Vous allez faire valoir peut-être qu’avec vous il n’ya pas péril en la demeure, parce que vous êtes à l’arrière. Maistenez…

Il mit son calepin sous le nez dufeldkurat :

– Lisez vous-même. L’aumônier militaireMatyas, décédé le… dans le pavillon des cholériques. Il y a de quoidevenir fou, quelqu’un qui me doit dix-huit cent couronnes et quis’en va tranquillement donner l’Extrême-Onction au premier venuatteint de choléra.

– C’était son devoir, cher monsieur, fitle feldkurat ;demain, moi aussi, je vaisadministrer.

– Et dans une baraque à choléra la mêmechose, ajouta Chvéïk. Vous n’avez qu’à nous accompagner, et vousverrez ce qu’on appelle des gens qui se sacrifient.

– Monsieur l’aumônier, insista l’autre,croyez-le, je suis dans une situation plus que précaire. On diraitvraiment que cette guerre est faite exprès pour supprimer de laface du monde tous mes débiteurs.

– Quand vous serez soldat – vous savezqu’on prend maintenant les civils – et quand vous irez au front,nous dirons avec M. l’aumônier une messe pour que le bon Dieudaigne se souvenir de vous et régler votre compte avec le premiershrapnel parti des lignes ennemies.

– Monsieur l’aumônier, c’est trèssérieux, dit l’entêté, je vous prierai d’enjoindre à votreordonnance de ne pas se mêler de nos affaires ; je voudraisbien que nous puissions nous entendre.

– Excusez mon indiscrétion, monsieurl’aumônier, déclara Chvéïk, mais il faudrait en ce cas me donneralors l’ordre formel de ne pas me mêler de vos affaires, sans cela,je ne cesserai pas de défendre vos intérêts, comme doit le faire,du reste, tout soldat qui se respecte. Ce monsieur à raison devouloir sortir d’ici de sa propre volonté. J’aime autant ça, parceque dans ces choses-là, j’agis toujours en homme bien élevé.

– Mon petit Chvéïk, dit lefeldkurat feignant de ne pas s’apercevoir de la présencede son créancier, ça commence à m’ennuyer ; j’avais cru quecet homme pourrait nous amuser, qu’il nous raconterait des petiteshistoires assez drôles, et voilà qu’il me demande de vous empêcherde vous mêler de mes affaires, quoiqu’il ait dû bien comprendre querien ne se faisait sans vous dans cette maison. En une soirée commecelle-ci, à la veille d’un cérémonie religieuse si grave, qui exigede ma part un entier recueillement et une complète élévation versDieu, il vient me déranger avec une misérable histoire de quelquescentaines de couronnes, il me distrait de sonder ma conscience, ilme détourne de Dieu et m’oblige à lui déclarer une dernière foisqu’il n’aura rien de moi aujourd’hui. J’entends ne plus luiadresser un seul mot ; cette soirée qui doit être sainte, pournous, pourrait se gâter. Dites-lui vous-même, Chvéïk :« M. l’aumônier ne vous donnera rien dutout ! »

Chvéïk hurla ces paroles dans l’oreille ducréancier, sans que celui-ci bougeât d’une ligne.

– Chvéïk, reprit le feldkurat,demandez-lui combien de temps il compte encore rester ici.

– Tant que je ne serai pas payé.

Le feldkurat se leva, alla à lafenêtre et dit :

– Dans ce cas-là, je le remets entre vosmains. Chvéïk ; faites-en tout ce que vous voulez.

– Suivez-moi, monsieur, s’il vous plaît,ordonna Chvéïk, en empoignant le créancier par l’épaule ; ilfaut que je vous expulse encore une fois, toutes les bonnes chosessont au nombre de trois.

D’un geste rapide et élégant, il répéta sontour de force de tout à l’heure, tandis que le feldkurattambourinait de ses doigts sur la vitre une marche funèbre.

La soirée, consacrée aux méditations, compritdes péripéties diverses. Le feldkurat s’éleva vers Dieuavec tant d’énergie et de ferveur que passé minuit on entendaitencore la chanson suivante s’échapper de l’appartement :

Quand nous autres soldats quittons levillage,

Toutes les belles filles pleurent surnot’passage.

Le brave soldat Chvéïk soutenait de sa voixcelle de son maître.

Deux militaires désiraient recevoirl’Extrême-Onction : un vieux lieutenant-colonel et un employéde banque, officier de réserve. Tous les deux avaient le ventretroué d’une balle reçue dans les Carpathes, et leurs lits étaientvoisins. L’officier de réserve croyait de son devoir d’imiter sonsupérieur qui, lui, avait fait appel aux derniers sacrements par unadroit calcul, car il espérait que les prières d’un prêtrel’aideraient à recouvrer la santé. Mais ils moururent la nuit quiprécéda l’arrivée du feldkurat.

– On a fait tant de chambard, monsieurl’aumônier, et tout ça pour rien ! ces malheureux nous onttout gâté, dit Chvéïk, outré, lorsqu’on lui apprit au bureau del’hôpital que « ces deux-là n’avaient plus besoin derien ».

Quant au « chambard », Chvéïkn’exagérait pas. Ils avaient pris un fiacre ouvert. Tout le long dutrajet, Chvéïk agitait la sonnette, et le feldkurat, quitenait en main la bouteille d’huile, enveloppée dans une servietteblanche, bénissait au passage les gens respectueusement arrêtés etnu-tête.

Ils n’étaient pas trop nombreux malgré lebruit infernal fait par Chvéïk avec sa sonnette. Quelques gaminscouraient derrière le fiacre et, lorsque l’un d’eux s’accrochait àl’arrière-train, les autres signalaient au cocher cette chargesupplémentaire.

Aux cris de ces garnements se mêlait letintement de la sonnette, et le bruit du fouet que le cocher necessait de faire claquer. Dans la rue Vodickova, une conciergeayant rattrapé enfin la voiture qu’elle suivait au trot, et ayantrécolté trois bénédictions, donna libre cours à son indignation,après avoir fait un signe de croix et craché par terre :

– Ils galopent leur bon Dieu comme tousles diables ! On attraperait facilement une fluxion depoitrine en leur courant après.

Le bruit de la sonnette irritait le cheval. Ildevait susciter certainement chez cette bête de lointainesréminiscences, car elle rejetait à chaque instant la tête enarrière et faisait mine d’exécuter des pas de danse, au rythme dutintement.

Au bureau, le feldkurat se borna àrégler le côté financier de son dérangement : il signifia ausergent-major que l’Intendance militaire lui devait cent cinquantecouronnes pour le déplacement et pour l’huile bénite parl’évêque.

La réclamation du feldkurat donnalieu à une discussion très animée entre lui et le commandement del’hôpital. À plusieurs reprises, le feldkurat frappa dupoing sur la table, en criant : « Il ne faut pas vousimaginer, capitaine, que l’Extrême-Onction se donne gratis proDeo ! Quand un officier de cavalerie est commandé pour unservice dans les haras, il a droit à son indemnité et ce n’est quejuste. Je regrette que vos deux blessés n’aient pas pu attendreleur Extrême-Onction. Mais ça vous aurait coûté cinquante couronnesen plus. »

Pendant ce temps-là, Chvéïk attendait sonmaître dans la salle du corps de garde, où la bouteille d’huilebénite excitait un vif intérêt.

Un soldat opina que cette huile conviendraitépatamment pour nettoyer les fusils et les baïonnettes.

Un jeune conscrit originaire d’un pays duplateau tchéco-morave supplia ses camarades de changer deconversation et de laisser tranquilles les mystères de la religion.« Le devoir d’un bon chrétien est d’espérer »,proclama-t-il.

Un vieux réserviste jeta un regard sournoissur le bleu et déclara :

– Espérer, oui, qu’un shrapnel te coupela tête. Tout ce qu’ils nous ont débité, c’était des menteries.Dans notre patelin, il est venu une fois un député du particlérical, et ce coco-là a parlé d’une paix divine planant au-dessusde la terre entière et raconté que le bon Dieu réprouvait la guerreet ne voulait que voir les hommes éternellement vivre en paix ets’aimer comme frères. C’te bonne blague ! Nous voilà en pleineguerre, et qu’est-ce qu’on voit ? Dans toutes les églises detous les pays les prêtres prient pour le « succès desarmes », ils traitent le bon Dieu comme le chef d’unétat-major universel qui combinerait les opérations sur tous lesfronts à la fois. Dans cet hôpital-là, ce que j’en ai vu desenterrements militaires, des fourgons pleins de jambes et de brascoupés !

– Et on enterre les soldats tout nus, ditun autre : les uniformes, on les garde pour les servir auxvivants.

– Tout ça, c’est en attendant lavictoire, fit remarquer Chvéïk.

– Un tampon comme toi, tu parles degagner la guerre ? dit un caporal de son lit. Si ça dépendaitde moi, je vous enverrais tous au front, dans les tranchées, jevous ferais galoper comme on nous a fait à nous autres, contre lesbaïonnettes de l’ennemi, contre les mitrailleuses, je vous feraistomber dans des trous à loups et danser sur du terrain miné. Tousces gens sont d’accord pour se la couler douce à l’arrière, etpersonne ne veut se faire tuer sur le champ de bataille. Ils sontplus malins que nous.

– Pour moi, je crois qu’il n’y a rien deplus beau que de se faire perforer par une baïonnette, dit Chvéïk,et ce n’est pas si mauvais que ça non plus de recevoir une balledans le ventre, ou bien de se faire mettre en pièces par unshrapnel. On doit être plutôt étonné de voir ses jambes et sonventre fausser compagnie au reste du corps. On a le temps d’êtremort avant d’avoir compris ce qu’il vous arrive.

Le jeune conscrit poussa un soupir. Ilregrettait d’être si jeune et se demandait pourquoi il étaitjustement né dans un siècle où on conduisait les jeunes gens à laboucherie comme un bétail aux abattoirs. Quel était le sens de toutcela ?

Un soldat, instituteur dans le civil, fitobserver, comme s’il lisait les idées du bleu :

– Certains savants expliquent les guerrespar l’apparition des taches solaires. Une tache solaire annoncetoujours un grand malheur pour l’humanité. La prise deCarthage…

– Tu ferais bien de garder toute cettescience pour toi, interrompit le caporal, et il vaut mieux que tuvoies à balayer proprement la chambre, c’est ton tour aujourd’hui.Ces blagues de taches solaires, on s’en fout, c’est pas encoreelles qui nous feront sortir de ce fourbi-là. Tu peux êtretranquille.

– C’est pas une blague, ces tachessolaires, déclara Chvéïk ; une fois j’ai vu une tache commeça, et le soir même j’ai été rossé chez le bistro Banzett à Nuise.Depuis ce temps-là, chaque fois que j’ai eu l’intention d’allerquelque part, j’ai consulté le soleil pour voir s’il n’avait pas detaches. Et quand il en avait, alors, adieu les gars ! je suistoujours resté chez moi. C’est grâce à ça que je vis encore. Vousvous rappelez aussi ce volcan, le Mont Pelé, qui a complètementdétruit l’île de la Martinique. Eh ! bien, il y a eu unprofesseur qui avant l’éruption de ce volcan avait écrit un articledans La Politique Nationale où il annonçait qu’il y avaitune grosse tache au soleil et qu’un malheur allait se produirebientôt. Mais voilà, La Politique Nationale n’est pasarrivée à temps dans cette île, les gens n’ont pas été prévenus etils ont dû trinquer parce que, la poste, c’est une pétaudière.

Au bureau, où il discutait encore les frais deson déplacement, le feldkurat rencontra une déléguée del’« Association des dames nobles pour l’éducation religieusedu soldat », vieux tableau hideux et repoussant, qui tous lesmatins venait distribuer aux malades et aux blessés des images desainteté que ceux-ci s’empressaient de jeter aussitôt dans lescrachoirs.

Elle exhortait les soldats à se repentirsincèrement de leurs péchés et à devenir meilleurs, pour que le bonDieu leur accorde, après la mort, son salut éternel.

Pâle et émue, elle s’entretint longuement avecle feldkurat,lui disant que la guerre exerçait uneinfluence déplorable sur les âmes des soldats. Au lieu de lesélever à un niveau spirituel supérieur, elle en faisait devéritables brutes. Dans la salle du bas, les patients lui tiraientla langue, osant traiter leur bienfaitrice de vieille scie et desouris d’église. Das ist wirklich schrecklich, HerrFeldkurat, das Volk ist verdorben.[40]

Et elle se mit à expliquer comment ellecomprenait l’éducation religieuse du soldat. C’est le soldat quicroit en Dieu et qui possède une foi profonde qui se battravaillamment pour son Empereur et ne craindra pas la mort, puisqu’ilsait que le paradis l’attend.

L’infatigable discoureuse n’aurait peut-êtrejamais fini si le feldkurat ne s’était pas résolu àprendre congé d’elle, au défi de toute galanterie.

– Chvéïk, nous allons partir, cria-t-ildans le corps de garde. Quelques minutes après, la voiture lesramenait au logis, sans « chambard » cette fois.

– Plus jamais ils ne m’auront à alleradministrer, prononça le feldkurat ; ils feront biende s’adresser à quelqu’un d’autre. Pour chaque âme à laquelle jesuis prêt à apporter le salut, je suis obligé de marchander aveceux comme à la foire. Ils ne voient que leur comptabilité, bande devoleurs !

Apercevant la petite bouteille d’huile« bénite » que Chvéïk tenait à la main, il se rembrunitet proposa :

– On pourra s’en servir pour graisser noschaussures ; ça vaudra encore mieux.

– Je tâcherai d’en mettre aussi à laserrure ; elle fait un vacarme du diable quand vous rentrez lanuit.

C’est ainsi que se termina une Extrême-Onctionqui ne fut pas administrée.

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