Le Brave Soldat Chveik

Chapitre 6CHVÉÏK RENDU À SES FOYERS.

Sur la Direction de la Police à Prague passaitle souffle d’un esprit étranger, d’une autorité hostile à tout cequi était tchèque. La Direction cherchait à déterminer dans quellemesure la population tchèque était enthousiaste de la guerre. Àpart quelques individus qui ne niaient pas être les fils d’unenation obligée par le gouvernement de Vienne de verser son sangpour des intérêts qui ne la touchaient en rien, la Direction de laPolice consistait en un groupe de fauves bureaucratiques donttoutes les pensées tournaient autour du cachot et de la potence,car ils se préoccupaient uniquement de sauvegarder la raison d’êtredes paragraphes biscornus.

Pour mieux arranger leurs victimes, cesmagistrats professaient une indulgence sournoise, mais dont chaquemot était pesé d’avance.

– Je regrette beaucoup, dit un de cesfauves rayés jaune et noir, lorsqu’on lui amena Chvéïk, que voussoyez revenu entre nos mains. Nous étions convaincus que vousalliez profiter de la leçon, mais je m’aperçois que c’était uneerreur.

Chvéïk fit « oui » de sa tête, etson visage reflétait une telle innocence que le fauve jaune et noirle considéra d’un air interrogateur et dit :

– Ne faites pas l’imbécile,voulez-vous ?

Et, sans aucune transition, il continua de sonton aimable :

– Il nous est très désagréable de vousgarder en détention et je puis vous assurer que, selon moi, votreaffaire n’est pas si grave, car, étant donné le peu d’intelligenceque vous avez manifesté, il n’est pas douteux que vous agissez sousune mauvaise influence. Dites-moi, monsieur Chvéïk, qui vous aconseillé de faire des bêtises pareilles ?

Chvéïk toussa et répondit :

– Veuillez me croire, s’il vousplaît ; je ne me rends compte d’aucune bêtise que j’auraisfaite.

– Comment ! ce n’est pas une bêtise,monsieur Chvéïk, reprit le policier de son ton faussement paternel,de provoquer des rassemblements – comme il résulte du procès-verbalde l’agent qui vous a conduit ici – devant l’affiche de laProclamation de Sa Majesté aux citoyens et d’exciter les passantspar des cris comme : « Gloire à l’EmpereurFrançois-Joseph ! C’te guerre, nous lagagnerons ! »

– Ce n’est pas ma faute, riposta Chvéïken levant ses yeux candides sur le questionneur ; ç’a été plusfort que moi quand j’ai vu que tant de gens lisaient l’affiche etque personne ne manifestait aucune joie. Pas de cris « Gloireà l’Empereur ! » pas un « hourra ! »,Monsieur le conseiller ; ils lisaient l’affiche comme si toutcela ne les regardait pas. Alors, n’est-ce pas, moi, ancien soldatdu quatre-vingt-onzième de ligne, je ne pouvais pas laisser allerla chose comme ça. Et alors, n’en pouvant plus, j’ai crié ce qu’onme reproche. Je crois qu’à ma place vous en auriez fait autant,Monsieur le conseiller. C’est la guerre et, nous autres, c’estnotre devoir de la gagner et de crier « Gloire àl’Empereur » ; personne au monde ne me fera croire lecontraire.

Vaincu et dompté, le fauve jaune et noir neput supporter le regard d’agneau innocent de Chvéïk et, détournantle sien, le fixa sur le dossier en disant :

– J’admets pleinement votre enthousiasme,mais il faudrait le manifester autrement. Vous étiez sous l’escorted’un agent de police, et vous comprendrez que, dans ces conditions,votre manifestation patriotique pouvait et devait même produire uneffet tout opposé, plutôt parodique qu’émouvant.

– Quand un citoyen est escorté par unagent de police, riposta Chvéïk, c’est un moment très grave pourlui. Mais quand cet homme, même en une occasion pareille, se rendcompte de ce qu’il doit faire lorsqu’il y a la guerre, je crois quecet homme-là n’est pas un méchant.

Le fauve grommela et regarda encore une foisChvéïk dans les yeux.

Chvéïk le considéra de son regard innocent,humble, doux et plein d’une fervente tendresse. Les deux hommes seregardèrent ainsi pendant un bon moment.

– Que le diable vous emporte !Chvéïk, dit à la fin le bureaucrate ; mais si je vous revoisencore une fois ici, je ne vous interrogerai même plus et je vousrenverrai devant le Tribunal militaire à Hradcany.

Avant qu’il eût fini de parler, Chvéïks’approcha, lui baisa la main et dit :

– Que Dieu vous le rende ! Si, desfois, vous avez besoin d’un petit chien de race, adressez-vous àmoi, Monsieur le conseiller, je suis marchand de chiens de monétat.

Et c’est ainsi que Chvéïk put retrouver saliberté et reprendre le chemin de son foyer paisible.

Il hésita longtemps s’il s’arrêterait auCalice, et, tout en y réfléchissant, il poussa la porte dela taverne qu’il avait quittée, peu de jours auparavant, encompagnie du détective Bretschneider.

Dans la taverne régnait un silence sépulcral.Il n’y avait que deux ou trois clients, dont le sacristain deSaint-Apollinaire. Mme Palivec se tenait derrièrele comptoir, fixant sur le zinc un regard morne.

– Me voilà de retour, dit Chvéïk avecgaîté. Un demi, s’il vous plaît. Et comment vaM. Palivec ? est-ce qu’il est revenu lui aussi ?

Pour toute réponse,Mme Palivec éclata en sanglots et, appuyant surchaque mot comme pour exprimer tout son malheur, ellegémit :

– Ils… lui… ont… donné… dix ans… deprison, articula-t-elle ; il y a… une semaine…

– Tiens, dit Chvéïk, il y a donc déjàhuit jours de faits, autant de pris sur l’ennemi.

– Lui qui était prudent ! sanglotaMme Palivec ; au moins, il disait toujoursqu’il l’était.

Les autres clients se taisaient obstinément,comme si le spectre de Palivec eût été présent parmi eux, lesinvitant à la prudence.

– Prudence est mère de sûreté, dit Chvéïken prenant sa place devant une chope de bière dont la mousse étaittrouée en plusieurs endroits, trace des larmes deMme Palivec. À c’te heure, c’est le moment d’êtreprudent ou jamais.

– Hier, il y a eu deux enterrements cheznous, dit le sacristain de Saint-Apollinaire pour changer deconversation.

– Probable que quelqu’un sera mort,observa judicieusement le deuxième buveur ; et le troisièmedemanda :

– Est-ce que c’était des enterrementsavec catafalque ?

– Je suis curieux de savoir, dit Chvéïk,comment seront maintenant, à la guerre, les enterrementsmilitaires ?

À ces mots, les autres clients se levèrent,payèrent et partirent. Chvéïk demeura seul avecMme Palivec.

– C’est la première fois, dit-il, que jevois condamner un homme innocent à dix ans de prison. Cinq ans,passe encore, mais dix, c’est un peu fort de café.

– Mais il a tout avoué, racontaMme Palivec toujours en larmes ; cette sacréehistoire de mouches et de portrait, il l’a répétée à la Police etau Tribunal. J’ai assisté aux débats comme témoin, mais quevoulez-vous ! j’ai pas pu témoigner. Ils m’ont dit que, vu mes« rapports de parenté » avec mon mari, je pouvaisrenoncer à témoigner. Ces « rapports de parenté » m’ontdonné une telle frousse que j’ai pensé qu’il y avait Dieu sait quoilà-dessous, et alors j’ai mieux aimé renoncer. Lui, le pauvrevieux, m’a regardée avec des yeux que je verrai encore à madernière heure. Et puis, après le verdict, quand on l’a emmené, ila encore crié dans le corridor, tellement ils l’avaientabruti : « Vive la Libre Pensée ! »

– Et M. Bretschneider ne vient plusici ? demanda Chvéïk.

– Si, il est venu plusieurs fois depuis.Il m’a demandé chaque fois si je connaissais bien les gens quivenaient à la taverne, et il a écouté ce que les clients disaient.Bien sûr, ils n’ont jamais parlé que de football. Ils parlenttoujours de ça chaque fois qu’ils le voient arriver. Vous devriezle voir, il ne peut pas tenir en place, il se tortille comme unver, et on voit bien qu’il voudrait faire du potin, tellement ilest en rogne. Depuis le malheur de mon mari, il a pincé en tout etpour tout un ouvrier tapissier de la rue Pricna.

– Question d’entraînement que tout ça,observa Chvéïk ; est-ce que ce tapissier était un type à lanoix ?

– À peu près comme mon mari, réponditMme Palivec qui n’arrêtait pas de pleurer.Bretschneider lui avait demandé s’il se sentait disposé à tirer surles Serbes. Le tapissier a répondu qu’il n’était pas un fameuxtireur, qu’il n’avait jamais mis les pieds au tir qu’une seule foiset que le coup était cher, qu’une cartouche y était vite perdue, ilen savait quelque chose. Alors, tout de suite, Bretschneider a prisson carnet et a dit : « Tiens, tiens, encore une nouvelleforme de haute trahison » et il est parti avec le tapissierqu’on n’a plus jamais revu.

– Il y en aura des tas qu’on ne reverraplus, dit Chvéïk ; donnez-moi un rhum, s’il vous plaît.

Au moment où Chvéïk finissait son second rhum,le détective Bretschneider entra. Ayant lancé un regard circulairedans la salle vide, il prit place à côté de Chvéïk et demanda unebière. Et il attendit, croyant que Chvéïk allait parler lepremier.

Mais Chvéïk se leva et alla décrocher unjournal derrière le comptoir. Il fixa son regard sur la page des« Petites Annonces » et dit à haute voix :

– Tiens, M. Tehimpera à Straskow,n° 5, poste Racineves, vend sa ferme avec treizehectares ; école et gare à proximité.

Bretschneider pianotait nerveusement desdoigts sur la table. Puis, s’adressant à Chvéïk, il dit :

– C’est étonnant ce que vous vousintéressez maintenant à l’agriculture, monsieur Chvéïk.

– Tiens, tiens, c’est vous, réponditChvéïk en lui serrant la main ; je ne vous avais pas reconnuau premier moment, j’ai peu de mémoire, vous savez. La dernièrefois qu’on s’est vu, c’est au bureau de la Direction de la Police,si je ne me trompe. Ça fait du temps. Comment que ça va,depuis ? Est-ce que vous venez souvent ici ?

– Je viens aujourd’hui exprès pour vous,dit Bretschneider, on m’a dit à la Direction que vous vendiez deschiens. J’aurais besoin d’un ratier ou d’un griffon, enfin, quelquechose dans ce goût-là.

– Je vous fournirai tout ce que vousvoudrez, promit Chvéïk ; est-ce un chien de race que vousvoulez ou un simple cabot de rue ?

– Je crois, fit Bretschneider, que je medéciderai pour une bête de race.

– Et un chien policier, ça ne ferait pasvotre affaire ? demanda Chvéïk ; je veux dire un chienqui déniche tout et qui vous trouve votre malfaiteur en cinqminutes au plus tard ? J’en connais un qui est épatant, ilappartient à un boucher de Verchovice. Voilà encore un chien qui,comme on dit, a manqué sa vocation.

– Je voudrais plutôt un griffon, réponditBretschneider avec une calme obstination, un griffon qui ne mordepas.

– C’est-il un griffon édenté que vousdésirez ? demanda Chvéïk, j’en connais un. Il appartient à unbistro de Dejvice.

– Dans ce cas, j’aime mieux un ratier,alors, riposta Bretschneider dont les connaissances cynologiquesétaient plutôt vagues, car il ne s’intéressait tant aux chiens quepar ordre de ses supérieurs.

Mais cet ordre était net, précis etvigoureux : sous prétexte d’acheter des chiens, on lui avaitprescrit de se lier intimement avec Chvéïk pour arriver à« l’avoir ». Dans ce dessein, il avait le droit dechercher librement des acolytes, et il pouvait disposer decertaines sommes pour l’achat de chiens.

– Il y a de gros ratiers et il y en a depetits, dit Chvéïk, je sais où en trouver deux petits et troisgros. Tous les cinq sont bien sages et ils se laissenttranquillement prendre sur les genoux. Je peux vous les recommanderchaleureusement.

– Ça me conviendrait, déclaraBretschneider ; et combien coûte un ratier comme ça ?

– Ça dépend, répondit Chvéïk. En général,les prix des chiens dépendent de leur taille. Mais, pour un ratier,comme c’est pas un veau, c’est tout le contraire, plus il estpetit, plus il coûte cher.

– J’en voudrais plutôt un grand commechien de garde, répondit Bretschneider craignant de trop entamer leFonds secret de la Police.

– Je vois ce qu’il vous faut, ditChvéïk ; j’en ai comme ça dans les cinquante couronnes et, deplus grands encore, dans les quarante-cinq. Mais nous oublions unechose : est-ce que ça doit être un chiot ou un chien âgé, unmâle ou une femelle ?

– Ça m’est égal, répondit Bretschneider,face à face avec des problèmes qu’il ignorait totalement ;trouvez-m’en un qui vous plaira et je viendrai le chercher chezvous demain soir vers sept heures. Sans faute, hein ?

– Vous pouvez y compter, dit sèchementChvéïk, mais dans ce cas, je suis obligé de vous demander uneavance de 30 couronnes sur le prix.

– Bien entendu, dit Bretschneider en luiversant la somme demandée, et maintenant, on va prendre chacun undemi-setier de vin ; c’est moi qui paie.

À la cinquième tournée Bretschneider déclaraque ce jour-là il n’était pas de service, que par conséquent Chvéïkn’avait rien à craindre de sa part et qu’il pouvait parlerpolitique si le cœur lui en disait.

Chvéïk répliqua qu’il ne faisait jamais depolitique à la taverne et que, du reste, la politique était bonnepour les enfants.

Bretschneider fit montre d’opinions plusrévolutionnaires et dit que les États faibles étaient destinés àdisparaître. Il demanda à Chvéïk ce qu’il en pensait.

Chvéïk déclara qu’il n’avait été, jusqu’àprésent, en aucune relation directe avec l’État, mais qu’il avaitsoigné dans le temps un Saint-Bernard qu’il avait nourri avec desbiscuits de soldats et que le chiot en avait crevé.

À la sixième tournée Bretschneider se déclaraanarchiste et demanda à Chvéïk s’il pouvait lui recommander uneorganisation anarchiste pour s’y faire inscrire dès lelendemain.

Chvéïk répondit qu’en fait d’anarchistes il enconnaissait un seul qui lui avait acheté une fois un« léonberg » pour cent couronnes, en oubliant de faire ledernier paiement.

À la septième tournée, Bretschneider prononçatout un discours sur la révolution et contre la mobilisation.Chvéïk se pencha vers lui et dit :

– Voici un client qui entre ; faitesattention qu’il ne vous entende pas, vous pourriez avoir desembêtements. Vous voyez bien que la patronne pleure.

En effet, Mme Palivec, assisederrière son comptoir, pleurait sans cesse.

– Pourquoi pleurez-vous, M’ame lapatronne ? fit Bretschneider ; dans trois mois, la guerresera gagnée, le patron reviendra à la maison et vous pensez quellestournées on prendra à sa santé. Ou bien croyez-vous, ajouta-t-il ense tournant vers Chvéïk, que nous allons la perdre, cetteguerre ?

– C’est pas la peine d’en parler tout letemps, répondit Chvéïk ; la victoire est à nous, c’estcertain, mais maintenant il faut que je rentre. Il est temps.

Chvéïk paya ses consommations et se dirigeavers le logis que gouvernait Mme Muller. Celle-cile reconnut avec beaucoup d’étonnement.

– Je croyais que vous ne reviendriez pasavant quelques années, M’sieur le patron, dit-elle avec safranchise habituelle : et, pour sortir un peu de mes idéesnoires, j’ai pris comme sous-locataire un portier d’un bar de nuit.On est venu trois fois au nom de la Police pour fouiller votrechambre et, comme ces messieurs n’ont rien pu trouver, ils m’ontdit que vous vous étiez mis dedans parce que vous étiez tropmalin.

Chvéïk put constater que l’inconnu était déjàinstallé tout à fait comme chez lui. Il reposait dans le lit deChvéïk et devait avoir bon cœur, car il s’était privé d’une moitiédu lit au bénéfice d’une personne à longs cheveux, qui, sans doute,par reconnaissance, enlaçait de ses bras nus le cou du portier,tandis que sur le plancher traînaient, pêle-mêle, divers vêtementset sous-vêtements masculins et féminins. Ce désordre disait assezclairement que le couple était rentré de bonne humeur.

– Hé ! monsieur, s’écria Chvéïk ensecouant le portier endormi, levez-vous ; vous allez être enretard pour votre déjeuner. Je ne voudrais pas que vous alliez direpartout que je vous ai foutu à la porte à l’heure où vous netrouviez plus rien à manger.

L’homme ouvrit les yeux et mit du temps àcomprendre qu’il avait affaire au propriétaire du lit, quiréclamait son bien.

Tout d’abord, se conformant aux usages de tousles portiers d’établissements de nuit, il menaça de casser lagueule à tout le monde et, ensuite, il essaya de se rendormir.

Chvéïk ramassa les effets du portier, leréveilla de nouveau en le secouant avec énergie, et le pria des’habiller.

– Tâchez de vous dépêcher, dit-il, ouvous allez me forcer à vous jeter dehors tout nu comme vous êtes.Tout de même, je crois qu’il vaudrait beaucoup mieux pour vous dedéguerpir tout habillé.

– Je voulais dormir jusqu’à huit heuresdu soir, dit le portier ahuri, enfilant son pantalon ; j’aipayé mes deux couronnes pour le lit et j’ai le droit d’emmenercoucher qui je veux. Eh ! la Marie, lève-toi !

En mettant son col et sa cravate le portierétait déjà résigné à son sort, et il expliquait à Chvéïk que lecafé Mimosa était tout ce qu’il y avait de plus chic commeétablissement de nuit à Prague, que les dames qui y venaientétaient toutes dûment inscrites au registre de la police et qu’ilserait très heureux d’y recevoir Chvéïk le plus tôt possible.

Seule, la compagne du portier n’était pascontente. Elle crut de son devoir de proférer à l’adresse de Chvéïkplusieurs expressions choisies, dont la moins pittoresque étaitcelle-ci :

– Espèce de pontife de curé,va !

Après le départ des intrus, Chvéïk voulaitremettre tout en ordre avec l’aide de Mme Muller,et il alla à la cuisine pour l’appeler. Mais il n’y trouva qu’unbout de papier où la main tremblante de Mme Mulleravait tracé :

Mille pardons, M’sieur le patron, vous neme verrez plus, je vais me jeter par la fenêtre.

C’est ainsi qu’elle essaya de traduire sonhumiliation de logeuse repentante, après la regrettable histoire dulit loué au portier.

– Quelle blague ! dit simplementChvéïk, et il attendit.

Une demi-heure après,Mme Muller entra à pas de loup dans la cuisine, et,à son visage désolé, Chvéïk put bien voir qu’elle attendait sesconsolations.

– Si vous voulez vous jeter par lafenêtre, dit Chvéïk, allez plutôt dans ma chambre, j’ai ouvert lamienne. Vous jeter par la fenêtre de la cuisine, ça n’a aucun senset je ne vous le conseille pas. Dans le jardin où vous tomberiez,il y a des roses, vous pourriez les abîmer et il faudrait lespayer. À quoi bon, alors, n’est-ce pas ? Au contraire, de lafenêtre de ma chambre, vous serez tout à fait à votre aise :vous tomberez sans faute sur le trottoir, et, si vous avez de lachance, vous vous casserez le cou. Si vous n’avez pas de veine,vous risquez seulement de vous casser les côtes, les bras et lesjambes, et vous aurez des frais d’hôpital.

Mme Muller fondit en larmes,alla fermer, sans un mot, la fenêtre de la chambre et, revenue à lacuisine, elle dit :

– Cette fenêtre-là faisait un courantd’air, et ça ne vaut rien pour les rhumatismes de M’sieur lepatron.

Puis, elle retourna dans la chambre pour fairele lit et pour remettre tout en ordre. Quand elle eut fini, ellealla retrouver Chvéïk à la cuisine et dit les larmes auxyeux :

– Faut que j’vous dise, M’sieur lepatron, que les deux chiots que vous aviez dans la cour y ontcrevé. Et le Saint-Bernard s’est sauvé quand la perquisition a eulieu ici.

– Jésus-Marie, s’écria Chvéïk, ça va malfinir avec c’te pauvre bête-là ! La police va le chercherpartout !

– Il a mordu M’sieur le commissaire qui,pendant, la perquisition, l’a tiré de dessous le lit, repritMme Muller. D’abord, un de ces messieurs avait ditqu’il y avait quelqu’un sous le lit et avait crié : « Aunom de la loi, sortez ! » Comme personne ne répondait etque rien bougeait, le commissaire s’est penché et a sorti le pauvrechien. Vous ne pouvez pas vous figurer quelle vie il a faite alors.J’ai cru qu’il allait avaler tout le monde ! Puis, il s’estsauvé et n’est plus revenu à la maison. Vous savez que, moi, ilsm’ont fait passer aussi à une « interrogation ». Ilsm’ont demandé qui venait chez nous, si nous recevions souvent del’argent de l’étranger, puis ils ont eu l’air de dire que j’étaisbête parce que j’avais dit que vous ne receviez pas souvent del’argent de l’étranger, que vous aviez seulement reçu de Brno, il ya quelques jours, une avance de 60 couronnes de la part de cetinstituteur, vous savez bien, qui avait demandé un chat angora etque vous lui avez envoyé un chiot de fox-terrier aveugle, dans uneboîte à dattes. Après ils ont été gentils avec moi, et ils m’ontconseillé de prendre comme sous-locataire, histoire de ne pas êtreseule dans la maison, l’individu que vous venez de mettre à laporte…

– J’ai toujours eu la guigne avec tousces bureaux, M’ame Muller ; vous verrez combien ils vontencore m’envoyer de types pour acheter des chiens, soupiraChvéïk.

Je ne sais pas si les messieurs qui, aunouveau régime, sont venus vérifier les Archives de la Police, ontpu déchiffrer les postes des fonds secrets de la Police d’État, oùil y avait : B… 40 couronnes, F… 50 couronnes, L… 80couronnes, etc., mais, dans tous les cas, ils se sont trompés enpensant que B…, F… et L… étaient les initiales de quelquespersonnages qui, pour 40, 50 et 80 couronnes avaient vendu lanation tchèque à l’Aigle bicéphale. « B » signifiesimplement : chien du Saint-Bernard, « F » :Fox-terrier et « L » : Loulou de Poméranie. Tous ceschiens furent amenés par Bretschneider à la Police ; il lesavait achetés à Chvéïk. C’étaient de monstrueux bâtards en qui nebrillait aucune trace de la noble origine que Chvéïk avait affirméeà Bretschneider.

Son Saint-Bernard était un mélange de tout cequ’il y avait de mieux comme chien mouton avec le premier cabot desrues venu, son fox-terrier avait les oreilles d’un basset quiaurait eu la taille d’un chien de trait et des pattes torses enmanche de veste, comme s’il avait eu la danse de Saint-Guy. Leloulou de Poméranie rappelait, avec sa tête hirsute, un griffond’écurie écourté, de la hauteur d’un basset et l’arrière-train nu,comme les fameux chiens glabres d’Amérique.

Après ce fut le tour du détective Kalous quiacheta une bestiole rappelant l’hyène mouchetée, mais avec unecrinière de berger d’Écosse, et, sous la rubrique du Fonds secreton inscrivit de nouveau la lettre « D… » 90couronnes.

Ce monstre était présenté comme un dogue.

Kalous ne put rien tirer non plus de Chvéïk.Il réussit aussi brillamment que Bretschneider. Les conversationspolitiques les plus subtiles ne pouvaient détourner Chvéïk de lamaladie des jeunes chiens, et les ruses les plus diaboliquesaboutissaient à l’achat par le détective d’un nouveau phénomène decroisement canin.

Ce fut la fin de la gloire de Bretschneider.Quand il eut chez lui sept de ces animaux, il s’enferma avec euxdans la chambre du fond et les tint là si longtemps sans nourriturequ’ils finirent par le dévorer.

Cet honnête serviteur de l’État lui épargnales frais d’un enterrement.

Sa fiche, à la Direction de la Police, seterminait par ces mots tragiques : « Dévoré par seschiens ».

Plus tard quand Chvéïk apprit ce drame, il neput s’empêcher de dire :

– Il n’y a qu’une chose qui me tracassela cervelle, c’est de savoir comment ils feront pour le recoller aumoment du Jugement dernier.

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