Le Brave Soldat Chveik

Chapitre 8COMMENT CHVÉÏK FUT RÉDUIT AU TRISTE ÉTAT DE SIMULATEUR.

En cette grande époque, les médecinsmilitaires de l’Autriche tenaient beaucoup à chasser, du corps dessimulateurs, le diable saboteur des devoirs les plus sacrés et àleur faire réintégrer le giron de l’armée.

Dans ce dessein fut institué tout un systèmede tortures graduelles qu’on appliquait aux simulateurs et aux genssuspects de l’être, tels que : phtisiques, rhumatisants,hernieux, néphrétiques, diabétiques, pneumoniques, malades atteintsde fièvre typhoïde, etc.

L’échelon avait été combiné d’une manièresavante et comportait :

1° La diète sévère : une tasse dethé le matin et le soir et, sans tenir compte de la nature de lamaladie, de l’aspirine à tous les repas, pour provoquer unetranspiration intense ;

2° La cure de quinine en cachets,surnommée aussi « léchage de la quinine ». On endistribuait de fortes doses pour « rappeler aux lascars que leservice militaire n’était pas de la rigolade ; »

3° Le lavage de l’estomac avec un litred’eau chaude, deux fois par jour ;

4° L’emploi de clystères à l’eau savonnéeet à la glycérine ;

5° Enveloppements humides avec des drapstrempés dans de l’eau glacée.

Il y eut des gens d’une endurance et d’unevaillance extraordinaire, qui, ayant passé par les cinq traitementssuccessifs, se firent ensuite porter dans un cercueil très simple,au cimetière militaire. Il y eut aussi, par contre, des gensprompts à se décourager, qui déclaraient, avant même d’avoir passépar le clystère, qu’ils étaient guéris et qu’ils ne demandaient pasmieux de partir pour les tranchées avec le premier bataillon enpartance.

À la prison de la place de Prague, on mitChvéïk dans un pavillon où étaient rassemblés de ces simulateursfatigués dont nous venons de donner le signalement.

– Je n’en peux plus, déclara le voisin delit de Chvéïk, à sa gauche ; il revenait justement de subir,pour la deuxième fois déjà, le lavage de l’estomac.

Cet homme simulait la myopie.

– Demain, je pars pour le régiment,décida l’autre voisin de lit, à droite, qui venait du clystère. Lemalheureux prétendait être sourd comme une souche.

Sur le lit près de la porte se mourait unphtisique, enveloppé dans un drap imbibé d’eau glaciale.

– C’est le troisième cette semaine,observa le voisin de droite ; et toi, qu’est-ce que tuas ?

– J’ai des rhumatismes, répondit Chvéïksuscitant une hilarité générale. Le moribond tuberculeux en riaitlui-même aux éclats.

– Tu tombes bien avec tes rhumatismes,prononça à l’adresse de Chvéïk un homme gros et gras : c’estcomme si tu disais que tu as des cors aux pieds. Je suis anémique,j’ai la moitié de l’estomac foutu, cinq côtes en moins, et pourtanton ne veut rien me croire. Par exemple, nous avons eu ici unsourd-muet. Pendant quinze jours, on l’a enveloppé toutes lesdemi-heures dans des draps trempés dans l’eau froide ; chaquejour on lui passait un clystère et on lui nettoyait l’estomac. Toutle monde croyait qu’il avait gagné la partie et qu’on allait lelâcher, mais un beau jour le docteur lui a prescrit quelque chosepour vomir. Et ça lui a été fatal. Il a perdu courage et, à la findes fins, il a déclaré qu’il n’avait plus de force de faire lesourd-muet et qu’il avait retrouvé l’ouïe et la parole. Nousautres, on disait tout pour l’encourager et pour l’empêcher defaire une bêtise. Mais il n’a rien voulu entendre et le matin, à lavisite, il a déclaré qu’il entendait maintenant très bien etparlait mieux encore. Il a été fait, bien sûr.

– Celui-là, au moins, a tenu bon pendantassez longtemps, dit un autre simulateur qui prétendait avoir unejambe plus courte que l’autre d’un décimètre ; c’est pas commecet imbécile qui faisait semblant d’avoir eu une attaqued’apoplexie. Trois quinines, un lavement et une journée sans rienmanger ont suffi. Il avouait avant de passer au lavage de l’estomacet il ne se rappelait plus son apoplexie. Son copain, un type quiracontait avoir été mordu par un chien enragé, a résisté un peuplus longtemps. Il mordait et hurlait que c’était plaisir del’entendre. Mais il n’arrivait pas à avoir l’écume à la gueule. Onl’aidait de notre mieux. Quelquefois, nous l’avons chatouillépendant une heure avant la visite jusqu’à lui donner desconvulsions et à le faire devenir tout bleu. Peine perdue, pasd’écume à la gueule. C’était épouvantable. Le jour où il s’estvendu, à la visite du matin, il nous a fait pitié à nous tous. Ilétait raidi au pied de son lit, droit comme un cierge, et quand ila salué le médecin, il a dit : « Monsieurl’oberarzt[12], je vous déclare avecobéissance que le chien qui m’a mordu n’était probablement pasenragé du tout ». L’oberarzt l’a regardé avec de sidrôles d’yeux que le mordu a commencé à trembler et a dit :« Je vous déclare avec obéissance, monsieurl’oberarzt, que ce n’est pas un chien qui m’a mordu. Je mesuis mordu tout seul à la main ». Le paquet lâché, il estpassé au conseil de guerre pour « automutilation »,c’est-à-dire qu’il voulait se couper la main à force d’y mordre,pour ne pas aller au front.

– Toutes ces maladies, où il faut del’écume à la gueule, déclara le simulateur gras, sont difficiles àimiter. Prenez l’épilepsie. Il y avait un type ici qui faisaitl’épileptique. Il nous affirmait toujours que simuler une criseétait pour lui un jeu d’enfant et qu’il pouvait en avoir unedizaine par jour. Il se tordait en convulsions, serrait les poings,faisait des yeux de crapaud, frappait autour de lui comme un fou,tirait la langue, bref, c’était une petite épilepsie soignée, dutravail propre et bien fait. Mais voilà que tout d’un coup ilattrape des furoncles, deux sur le cou, deux sur le dos, et lacomédie a pris fin. Il ne pouvait plus remuer la tête, nis’asseoir, ni se coucher. La fièvre l’a pris et, dans son délire, àla visite, il a raconté tout ce qu’il savait. Et qu’est-ce qu’ilnous a passé, avec ses sacrés furoncles ! On l’a laissé encoretrois jours, et on lui faisait le régime de première classe, ducafé avec un petit pain le matin, une soupe ou une purée le soir.Quelle chierie, mes enfants ! Nous autres, avec notre estomacbien nettoyé et affamés comme des loups qu’on était, on se plantaitlà à le regarder bouffer, faire claquer la langue, se gonfler,roter. Et il a fait encore trois victimes par-dessus le marché.Trois types qui simulaient une maladie de cœur, quand ils l’ont vuavouer, se sont fait balancer avec lui.

– Ce qu’il y a encore de mieux, dit unautre, c’est de simuler la folie. Dans la salle d’à côté, il y adeux instituteurs, mes collègues, qui prétendent être fous. L’undes deux gueule jour et nuit : « Le bûcher de GiordanoBruno est encore tout fumant, nous voulons la revision du procès deGalilée. » L’autre ne fait qu’aboyer, il commence toujours parrépéter trois fois de suite : oua-oua-oua, il fait ensuitecinq fois : oua-oua-oua-oua-oua et puis il recommence lepremier couplet. Ils font ce truc-là depuis trois semaines. Moiaussi, je voulais faire le fou, le fou religieux, et prêcherl’infaillibilité du pape, mais j’ai réussi à me procurer un cancerà l’estomac. C’est un coiffeur de Mala Strana qui me l’a refilépour quinze couronnes.

– Je connais un ramoneur aux environs deBrevnov, dit un autre malade, et celui-là pour dix couronnes, vousfiche une fièvre à vous jeter par la fenêtre.

– Ce n’est rien, déclara quelqu’un ;il y a, à Vrsovice, une sage-femme qui, pour vingt couronnesseulement, vous démet la patte que vous en avez pour toute votrevie.

– À moi, on me l’a démise pour cinqcouronnes, dit une voix venant d’un lit dans le fond de la salle,pour cinq couronnes et trois chopes de bière.

– Et moi, ma maladie me coûte déjà plusde deux cents, déclara son voisin, mince comme un jonc ;citez-moi n’importe quel poison et vous verrez si je n’en ai paspris. Les poisons, ça me connaît. J’ai bu du sublimé, j’ai respirédes vapeurs de mercure, j’ai croqué de l’arsenic, j’ai bu dulaudanum, j’ai mangé des tartines de morphine, j’ai avalé de lastrychnine, j’ai gobé du vitriol et toutes sortes d’acides. Je mesuis abîmé le foie, les poumons, les reins, la poche à fiel, lecerveau, le cœur et les boyaux.

– Pour ma part, ce qu’il y a de mieux,soupira un malheureux qui avait son lit près de la porte, c’est uneinjection au pétrole que vous vous piquez sous la peau de la main.Mon cousin a eu de la chance. Il s’est fait couper ainsi le brasjusqu’au coude et personne ne l’embête plus aujourd’hui avec leservice militaire.

– Vous voyez bien vous-même, dit Chvéïk,qu’il faut supporter beaucoup pour S. M. l’Empereur. Le lavagede l’estomac aussi bien que le clystère. Quand je faisais monservice militaire, les conditions étaient pires. Un malade ?Pour le guérir on le ficelait et on le foutait au trou. Etlà-dedans il n’y avait pas de lits et pas de crachoir comme ici.Une planche nue comme le mur, voilà ce qu’on nous offrait pourreposer nos maux. Une fois, un copain avait pour de bon la fièvretyphoïde, et son voisin, la petite vérole. On les a garrottés tousles deux et le regimentsartzt[13] leur aflanqué des coups de pied à l’estomac en les traitant desimulateurs. Une fois qu’ils ont été morts, l’affaire est venuedevant le Parlement et les journaux en ont parlé. Bien entendu, onnous a défendu de lire des journaux où il y avait des articleslà-dessus, et on a fouillé nos cambuses sens dessus dessous pourvoir si nous ne les cachions pas. Moi, je ne suis pas veinard, etc’est moi qui ai trinqué, c’était couru. Le seul type qui avait unde ces journaux-là, fallait que ce soit moi. On m’a conduit auregimentsrapport[14], et notre colonel, un veau,Dieu l’accueille dans son ciel, m’a demandé de lui dire qui étaitle chameau qui avait mis les journaux au courant. Il a dit qu’ilallait me casser la gueule et qu’il me foutrait à la boîte.Ensuite, ç’a été le tour du regimentsartztqui brandissaittout le temps son poing devant mon nez et gueulait :« Sie verfluchter Hund, sie schaebiges Wesen, sieunglückliches Mistvieh[15], fripouillesocialiste ! » Moi, je le regarde dans les yeux sansbroncher, la main droite à la casquette, la main gauche à lacouture du pantalon. Ils tournaient tous les deux autour de moicomme des chiens, ils aboyaient après moi comme deux enragés, etmoi je n’ouvrais pas la bouche. Je restais là, la main droite à lacasquette et la main gauche à la couture du pantalon. Après avoirfait les fous pendant une demi-heure, voilà que le colonel sautesur moi et hurle : « Est-ce que tu es idiot ou est-ce quetu ne l’es pas ? » – « Je vous déclare avecobéissance, mon colonel, que j’suis un idiot ». – « Vingtet un jours de cachot pour idiotie », qu’il dit, « sansbouffer deux fois par semaine ; un mois de consigne ;quarante-huit heures à être pendu ficelé ; qu’on le foutededans tout de suite, sans rien à boulotter ; garrottez-lepour lui mettre dans la tête que l’armée n’a pas besoin de crétinspareils. On t’apprendra à lire les journaux, attendsvoir ! » Et, pendant que j’étais à la boîte, il sepassait des choses extraordinaires à la caserne. Le colonel avaitexpressément défendu aux soldats de lire n’importe quoi, même laGazette officielle de Prague, et à la cantine ils avaientl’ordre de ne plus emballer le fromage et les saucisses dans dupapier de journal. Mais c’est justement ça qui a eu un effetépatant : figurez-vous que tous les soldats se sont mis à liretout le temps, et notre régiment est devenu le plus instruit et leplus intelligent. On lisait tous les journaux possibles et danschaque compagnie, il y avait des types qui faisaient des vers etdes chansons pour se payer la tête du colonel. Et, chaque foisqu’il arrivait une affaire au régiment, il se trouvait un boncopain qui s’arrangeait pour la passer aux journaux sous le titreLes Martyrs de la Caserne. Mais ce n’est pas tout. Ons’est mis aussi à écrire aux députés tchèques à Vienne, pour leurdemander de nous protéger et ils ont fait à la Chambre des Députésinterpellation sur interpellation. On y disait toujours que notrecolonel était pire qu’une bête féroce. Une fois, un ministre aenvoyé chez nous une commission d’enquête, et un certain FrançoisHentschel de Hluboka, qui avait écrit à un député que le colonell’avait giflé à l’exercice, s’en est tiré avec deux ans de prison.La commission partie, le colonel a fait aligner le régiment entieret a dit que le soldat était le soldat, qu’il fallait faire sondevoir sans rouspéter et que celui qui n’était pas content,commettait par cela même un « attentat contre ladiscipline ». – « Vous vous étiez imaginé, tas decanailles que vous êtes, qu’avec la commission il y aurait du bon,qu’il a dit, mais voilà, vous avez la peau ! Et maintenant,défilez, et chaque compagnie va répéter ce que j’ai dit. »Alors, les compagnies défilèrent devant le colonel et, arrivée àl’endroit où il se tenait sur son cheval, chacune d’elles criait àvous casser les oreilles : « Nous nous sommes imaginé,tas de canailles que nous sommes, qu’avec la commission, il yaurait du bon, mais voilà, nous avons la peau ! » Lecolonel n’a fait que se tordre jusqu’au passage de la onzièmecompagnie. Elle avance en bon ordre, frappe du pied, mais arrivéedevant le colonel, rien, silence, pas un mot. Le colonel est devenurouge comme une écrevisse et la fait tout recommencer. La mêmehistoire, personne ne souffle mot et tous les gars de la onzième,qui n’avaient pas froid aux yeux, reluquent effrontément lecolonel. « Repos ! » qu’il dit alors, et il fait lescent pas à travers la cour, se tape avec sa cravache sur lesjambières, crache dans tous les sens, et tout d’un coup il s’arrêteet crie : Abtreten ! Après, il est remonté surson cheval, et le voilà parti au galop par la grande porte. Onattendait avec impatience ce qui allait se passer. On a attendu unjour, deux jours, une semaine, et toujours pas de nouvelles. On n’aplus jamais revu le colonel à la caserne. Tout le monde en étaitcontent, même les sous-off’s et les officiers. Puis il a étéremplacé par un autre colonel et on racontait qu’on l’avait misdans une maison de santé, parce qu’il avait écrit à Sa Majesté quela onzième compagnie s’était révoltée.

L’heure de la visite de l’après-midiapprochait. Le médecin militaire Grunstein, suivi d’unsous-officier du service sanitaire qui prenait des notes, allaitd’un lit à l’autre.

– Macuna ?

– Présent !

– Clystère et aspirine !Pokorny ?

– Présent !

– Lavage de l’estomac et quinine !Kovarik ?

– Présent !

– Clystère et aspirine !Kotatko ?

– Présent !

– Lavage de l’estomac etquinine !

Machinalement, impitoyable et expéditive, lavisite continuait.

– Chvéïk ?

– Présent !

Le docteur Grunstein regarda le nouveauvenu.

– Qu’est-ce que vous avez ?

– Je vous déclare avec obéissance quej’ai des rhumatismes.

Au cours de sa carrière de praticien, ledocteur Grunstein avait contracté l’habitude de parler avec unefine ironie qui faisait plus d’effet que des vociférations.

– Des rhumatismes, je comprends, dit-il àChvéïk, c’est une maladie très grave. Et c’est vraiment un hasard,d’attraper des rhumatismes juste à une époque où il y a une guerrepareille et où on doit faire son service militaire. Je suis sûr quecela doit bien vous contrarier.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’oberartzt,que cela me contrarie énormément.

– Je m’en doutais, allez. Ce qui est biengentil de votre part, c’est que vous avez pensé à nous, avec vosrhumatismes. En temps de paix, un pauvre infirme comme ça gambadecomme un chevreau, mais à peine la guerre déclarée, il s’aperçoitqu’il a des rhumatismes et que ses genoux ne sont plus bons à rien.N’avez-vous pas de douleurs aux genoux ?

– Je vous déclare avec obéissance quesi.

– Et la nuit, vous ne fermez pas l’œil,n’est-ce pas ? Le rhumatisme est très dangereux, c’est unemaladie très, très grave, et qui fait beaucoup souffrir.Heureusement nous autres ici, nous savons ce qu’il faut : avecla diète totale et aussi avec notre traitement vous guérirez plusvite qu’à Pistany et vous galoperez au front qu’on ne vous verraplus, tant vous ferez de poussière.

Puis, s’adressant au sous-officier, le médecinajouta :

– Écrivez : Chvéïk, diète complète,lavage d’estomac deux fois par jour, clystère une fois par jour, etaprès nous verrons. En attendant, conduisez-le à la salle deconsultation, faites-lui laver l’estomac et administrez-lui unclystère aux petits oignons. Il pourra appeler tous les saints duparadis pour l’aider à chasser ses rhumatismes.

Sur ce, il prononça encore un discours pleinde sagesse à l’intention de tous les « simulateurs » dela chambrée :

– Il ne faut pas croire que vous avezdevant vous un veau à qui on peut monter tous les bateauximaginables. Avec moi, ça ne prend pas, tenez-vous-le pour dit. Jesais très bien que vous êtes tous des simulateurs et que vous nepensez qu’à déserter. J’agis en conséquence. Les soldats commevous, j’en ai vu des centaines et des centaines ! Sur ceslits, il y a eu des tas de gens dont la seule maladie était lemanque d’esprit militaire. Tandis que leurs camarades font laguerre, ils s’imaginent qu’ils n’ont qu’à se pieuter dans leurslits et à bien manger à l’hôpital, en attendant la fin de laguerre. Mais tous ces gaillards se sont rudement trompés, commevous d’ailleurs. Dans vingt ans encore vous vous réveillerez engueulant quand vous rêverez au temps où vous avez essayé dem’avoir.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’oberartzt,fit un voix éteinte dans un lit prèsde la fenêtre, que je suis déjà guéri, j’ai déjà vu cette nuit quemon asthme avait tout à fait disparu.

– Comment vous appelez-vous ?

– Kovarik. Je dois passer auclystère.

– Bien. Mais votre clystère, vous l’aurezencore comme souvenir pour vous faire penser un peu à nous enpartant, dit le docteur Grunstein. Je ne voudrais à aucun prix quevous puissiez dire qu’on ne s’est pas occupé de vous. Bon, etmaintenant, tous les malades dont le nom vient d’être lu, suivrontle sous-officier qui sait ce qu’il a à faire.

L’ordre fut exécuté et chacun des malheureuxessuya son traitement. Si quelques-uns s’efforçaient d’attendrirl’exécuteur par des prières ou en le menaçant de se faireincorporer dans le service sanitaire et de lui en faire autant unjour, Chvéïk, lui, fit preuve d’un noble courage.

– Ne me ménage pas, dit-il au soldat quilui administrait le clystère ; rappelle-toi ton serment. Siton père ou ton frère étaient à ma place, tu serais obligé de leurfoutre ton clystère la même chose. Mets-toi bien dans la tête quec’est de clystères comme celui-là que dépend le salut del’Autriche, et tu verras, nous aurons la victoire.

Le lendemain, à la visite, le docteurGrunstein demanda à Chvéïk comment il se plaisait à l’hôpitalmilitaire.

Chvéïk répondit que cette « institutionmilitaire était quelque chose d’épatant » et qu’elle luiinspirait des sentiments élevés. Comme récompense, le brave Chvéïkeut la même chose que la veille avec, en outre, de l’aspirine ettrois cachets de quinine que l’on avait fait fondre dans l’eau, enle priant de l’avaler à l’instant même.

Chvéïk s’exécuta et but sa ciguë peut-êtreavec encore plus de calme que Socrate. Le docteur Grunstein avaitpassé Chvéïk par les cinq degrés de son système de tortures.

Tandis qu’on l’enveloppait dans un drap humideen présence du médecin et que celui-ci demandait l’avis de Chvéïk,il répondit :

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’oberartzt,que ça me rappelle une piscine ou desbains de mer.

– Et vous avez toujours vosrhumatismes ?

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur l’oberartzt,que je ne sens aucuneamélioration.

Mais Chvéïk n’était pas au bout de sestourments.

Vers ce moment-là, la baronne von Botzenheim,veuve d’un général d’infanterie, se donnait beaucoup de peine pourdécouvrir le soldat infirme, fervent patriote, dont laBohemia avait parlé dans l’article que nousconnaissons.

Après une enquête à la Direction de la Police,on établit l’identité de Chvéïk, qui fut alors facile à retrouver.La baronne von Botzenheim, suivie de sa dame de compagnie et d’unlaquais qui portait un gros panier de provisions, décida d’allervisiter l’hôpital militaire de Hradcany, qui abritait sonprotégé.

La pauvre baronne ne se doutait point ce quesignifiait un « traitement » à l’infirmerie de la prisonde la place de Prague. Son nom lui ouvrit la porte de laprison ; au bureau, on lui répondit avec une politesse extrêmeet, en cinq minutes, elle apprit que der brave SoldatChvéïk, recherché par elle, était logé au pavillon 3, lit 17.Le docteur Grunstein, qui accompagnait la baronne, n’en revenaitpas de cette visite.

Chvéïk, après sa « cure »quotidienne, était assis sur son lit, entouré d’un groupe desimulateurs amaigris et affamés qui n’avaient pas encore renoncé àla bataille avec le docteur Grunstein sur le champ de la diètetotale.

En les écoutant, on aurait cru être tombé dansune société d’experts gastronomes ou assister à une leçon del’École supérieure d’art culinaire ou à un cours spécial destinéaux gourmets.

– On peut manger même des graillons desuif, racontait l’un d’eux qui soignait ici un « catarrhegastrique invétéré » quand ils sont bien chauds. Pour lesavoir tout à fait à point on choisit le moment où le suif est bienfondu. On les retire, on les écrase pour qu’ils soient bien secs,on sale et on poivre, et alors ils dégotent les graillons d’oie,c’est moi qui vous le dis.

– Hé ! là-bas, n’en dites pas tropde mal, des graillons d’oie, hein ? fit l’homme au« cancer de l’estomac », y a pas de graillons quivaillent les graillons d’oie. Les graillons au lard de porc ne sontqu’une ratatouille dégueulasse à côté de ça ! Bien entendu,faut qu’ils soient grillés à vous avoir une petite couleur d’or, àla manière juive. Et ils s’y connaissent, les Juifs. Ils achètentune oie bien grasse, ils lui enlèvent la peau et ils la fontgriller au feu dans son jus, ensemble avec le saindoux.

– Pour les graillons de porc, fitobserver le voisin de Chvéïk, vous vous mettez le doigt dans l’œil.Il est entendu que je vous parle des graillons de porc faits à lamaison, avec un cochon qu’on a engraissé soi-même. Comme couleur,faut qu’ils soient pas trop bruns ni pas trop blonds. Une nuanceentre les deux, quoi. Faut aussi qu’ils soient ni trop durs, nitrop mous. Surtout, faut pas qu’ils croquent sous la dent, parcequ’alors c’est qu’ils sont brûlés. Ils doivent fondre sur lalangue, et faut pas que le saindoux vous coule du menton.

– Est-ce que quelqu’un de vous a déjàmangé des graillons de lard de cheval ? fit une voix.

Mais personne ne répondit, parce qu’à cemoment-là le sous-officier du service sanitaire poussa brusquementla porte et cria :

– Tous au lit ! il y a ici unearchiduchesse qui vient en visite officielle. Surtout, tâchez ne depas montrer vos pieds sales !

Une archiduchesse authentique n’aurait pufaire son entrée dans la chambrée avec un visage plus grave et plussérieux que celui de la baronne von Botzenheim. Derrière ellemarchait toute une suite finissant par le sergent de lacomptabilité, qui voyait dans cette visite la main mystérieuse del’autorité suprême et s’attendait à être expulsé du fromagedécouvert par lui derrière la zone d’opérations. Il se voyait déjàjeté en pâture aux shrapnels ou ornant les barbelés devant unetranchée.

Il était pâle, plus pâle encore que le docteurGrunstein. La petite carte de visite de la baronne, sur laquelle cedernier avait lu « veuve du général d’infanterie… » necessait de danser devant les yeux du médecin qui flairait, luiaussi, un danger. Danger représenté par des relations influentes,des protections, des plaintes, un départ pour le front et autrescatastrophes.

– Voici Chvéïk, madame la baronne, dit-ilavec un calme factice, en arrêtant l’aristocratique visiteusedevant le lit du brave soldat. C’est un garçon qui a beaucoup depatience.

S’étant installée près du lit de Chvéïk surune chaise qu’on lui approcha, la baronne von Botzenheimcommença :

– La soldat téchèque toit êdre douchoursune brafe soldat, la soldat téchèque peaugoup malate, maisdouchours êdre une héros, moi peaugoup aimer la Audrichientéchèque !

Et en caressant les joues non rasées deChvéïk, elle ajouta :

– Moi dout lire tans les chournaux, moiapporder à mancher, croguer, fumer, sucer, la soldat téchèquedouchours une brafe soldat. Johann, kommen Sieher ![16]

Le laquais, dont les côtelettes hirsutesrappelaient Babinsky, approcha le panier volumineux, tandis que,assise sur le bord du lit de Chvéïk, la dame de compagnie de labaronne, une grosse personne aux yeux gonflés de larmes, retapaitl’oreiller de paille sous le dos du « brafe soldat ».Elle avait l’idée fixe que c’était là l’une des attentions qui vontau cœur des héros blessés et malades.

La baronne se mit en devoir de retirer dupanier les cadeaux qu’il contenait. Une douzaine de poulets rôtis,enveloppés dans du papier de soie rose et noués d’un ruban jaune etnoir, deux bouteilles de liqueur comme on en fabriquait pendant laguerre, dont l’étiquette portait l’inscription Gott strafeEngland[17] surmontant le portrait deFrançois-Joseph et de Guillaume II. Les deux empereurs se tenaientla main comme pour jouer à un jeu bien connu des enfantstchèques :

« Le petit lapin est tout seul dans sontrou, mon petit chou, qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas que tu nepeux pas bouger de là ? »

Elle tira encore du panier trois bouteilles devin pour les convalescents et deux boîtes de cigarettes. Elledisposa avec grâce le tout sur un lit non occupé à côté de celui deChvéïk, en y joignant un livre élégamment relié et intituléQuelques traits de la vie de notre Souverain, œuvre durédacteur en chef de la Gazette officielle de Prague, quiadorait pieusement le vénérable Habsbourg. La couverture se garnitsuccessivement de paquets de chocolat, portant aussi la fameusedevise Gott strafe England[18], ainsi que l’effigie des deuxempereurs ; mais ils ne se tenaient plus par la main, ils setournaient le dos, ce qui donnait l’impression qu’ils« s’étaient établis chacun à son propre compte ». Parmiles objets qui furent alors étalés, il y avait aussi une brosse àdents où on pouvait lire Viribus unitis ;ainsi lesoldat qui se nettoierait les dents avec cette brosse, était sûr depenser à l’Autriche. Il y avait encore, comme cadeau destiné àfaire le bonheur des soldats partant pour le front, un servicecomplet de manucure. Le couvercle de la boîte représentait un hommequi se jetait sur l’ennemi, baïonnette au canon, tandis qu’unshrapnel éclatait au-dessus de sa tête. Au bas de l’image onlisait : « Fuer Gott, Kaiser undVaterland ![19] »À côté, un paquet defruits secs s’enorgueillissait, au lieu d’une image decirconstance, des vers suivants en allemand :

Œsterreich, du edlesHaus,

steck deine Fahneaus,

lass sie im Windeweh’n.

Œsterreich muss ewigsteh’n !

De l’autre côté figurait cette traductioningénieuse :

Autriche, ô noble Empire,

ton drapeau, il faut le sortir

pour qu’il flotte parmi le vent.

L’Autriche en a pourlongtemps !

Comme dernier cadeau, la donatrice posa sur lelit une plante de jacinthes blanches en pot.

Lorsque tous les cadeaux s’étalèrent sur lelit, la baronne von Botzenheim s’attendrit tellement qu’elle ne puts’empêcher de se mettre à pleurer. Plusieurs simulateurs enbavaient. La dame de compagnie qui soutenait Chvéïk sur son séantpleurait aussi. Un silence s’établit que Chvéïk interrompitbrusquement : il joignit les mains comme pour crier etmurmura :

– « Notre Père, qui êtes aux cieux,que votre nom soit sanctifié, que votre règne arrive »…Pardon, madame, ce n’est pas ça, je voulais dire : « Dieude miséricorde, qui êtes notre Père à nous tous, veuillez bénirtous ces beaux cadeaux dont nous allons profiter grâce à votrebonté généreuse et infinie. Amen ! »

Ceci dit, Chvéïk s’empara d’un poulet qu’il semit à dévorer sous le regard effaré du docteur Grunstein.

– Quel appétit ! murmura la baronneen extase à l’oreille du docteur : il est certainement déjàguéri et pourra bientôt repartir pour le front. Je suis vraimentcontente que ces bagatelles lui ont fait plaisir.

Puis, elle alla d’un lit à l’autre, endistribuant des cigarettes et des pralines, et revint vers Chvéïk.Elle lui passa la main sur les cheveux et sur les parolesBehuet’euch Gott quitta la chambrée, sa suite derrièreelle.

Avant que le docteur Grunstein, à quiincombait l’honneur de reconduire la baronne, eût eu le temps deremonter, Chvéïk avait distribué les poulets qui furent engloutispar les malades avec une vitesse vertigineuse. Le médecin neretrouva plus que des os nettoyés aussi proprement que si lespoulets étaient tombés dans une fourmilière et que leurs carcassesfussent restées ensuite exposées au soleil pendant des mois.

Les flacons de liqueur et les trois bouteillesde vin étaient vides. De même, le chocolat et les fruits secsavaient disparu dans la profondeur des estomacs en révolte. Un desmalheureux avait même bu la fiole de vernis pour les ongles, quifaisait partie du service de manucure, et avait mordu dans le tubede dentifrice.

À son retour, le docteur Grunstein, qui avaitretrouvé son aplomb, prononça un long et menaçant discours. Lorsquela porte de l’infirmerie s’était refermée derrière la visiteuse,ç’avait été pour lui un grand soulagement ; il s’était sentidébarrassé d’un grand poids. Les petits tas d’os dépiautés leconfirmèrent dans sa conviction que ses patients étaient uneengeance incorrigible.

– Soldats, commença-t-il, si vous étiezun peu, mais un tout petit peu raisonnables, vous n’auriez touché àrien et vous vous seriez dit qu’autrement l’oberartzt necroirait jamais à vos blagues. Par votre conduite vous avez prouvéune fois de plus que vous n’appréciez pas ma bonté. Aussi vais-jevous faire laver l’estomac et vous passer le clystère.Comment ! je me donne toute la peine du monde pour vous tenirà la diète totale dans l’intérêt de votre santé, et vous vousbourrez l’estomac, ce qui démolit tous mes soins ? Voulez-voustous vous fiche un catarrhe gastrique ou un cancer del’estomac ? Non, ce n’est pas dans vos intentions, n’est-cepas ? Voilà pourquoi, avant même que votre estomac ait puessayer de digérer ce que vous lui avez fait avaler, je m’en vaisvous le laver à fond et en vitesse. Vous vous en souviendrezjusqu’à la mort et vous raconterez encore à vos enfants comment,une fois, vous vous êtes régalés de poulet rôti et d’autres finsmorceaux, et comment vos gueules, sans se reposer du travail faiten vain, auront dû tout rendre, grâce à un lavage d’estomac venu aubon moment. Maintenant, pour vous mettre bien dans la tête que jene suis pas un abruti comme vous, mais, tout de même, un peu plusmalin que vous, vous allez de ce pas m’accompagner à la salle deconsultation. Je vous annonce également que demain je convoqueraiici ces messieurs de la Commission de contrôle. Moi, je vous aiassez vus. Vous vous portez tous à merveille, ou bien vous n’auriezjamais pu abîmer votre estomac comme vous venez de le faire. J’aidit. En route !

Au lavage, quand ce fut le tour de Chvéïk, ledocteur Grunstein, s’étant souvenu brusquement de la singulièrevisiteuse, demanda au protégé de cette dernière :

– Vous connaissez Mme labaronne von Botzenheim ?

– Je suis son beau-fils qu’elle avaitabandonné quand j’étais tout petit et qu’elle vient de retrouver,dit Chvéïk avec son sang-froid coutumier.

Le docteur Grunstein dit simplement :

– Ensuite, Chvéïk passera auclystère !

Ce soir-là, la tristesse régna dans ledortoir. Tout à l’heure, leurs estomacs étaient remplis de bonneschoses et de friandises et, maintenant, ils ne contenaient qu’unetasse de thé et un morceau de pain.

Le 21 soupira de son lit près de lafenêtre :

– Vous me croirez si vous voulez,camarades, mais j’aime mieux le poulet à la sauce que le pouletrôti.

– En couverte ! criaquelqu’un ; mais ils étaient tous si affaiblis à la suite dufestin contrarié que personne ne bougea.

Le docteur Grunstein tint parole. Le lendemainmatin on vit arriver plusieurs médecins militaires constituant laredoutable commission.

Ils passaient gravement entre les lits, et onn’entendait plus qu’une seule et unique phrase :

– Montrez-nous votre langue !

Chvéïk tira une langue si longue que sonvisage se contracta en une grimace involontaire et que ses yeuxclignèrent.

– Je vous déclare avec obéissance,monsieur le stabartzt,que ma langue ne peut pas sortirplus que ça.

Une discussion très intéressante s’ensuivitentre Chvéïk et la commission.

Chvéïk prétendait avoir fait cette dernièreremarque de crainte que la commission ne crût qu’il dissimulait unepartie de sa langue.

Les avis des membres de la commission étaientpartagés. La moitié croyait juger Chvéïk ein blœder Kerl,l’autre croyait que c’était un « fripon qui voulait rigoleravec la guerre ».

– Il faudrait que le tonnerre de Dieu s’ymette pour qu’on ne puisse pas te pincer ! hurla le présidentde la commission.

Chvéïk considérait toute la commission avec lecalme béat d’un petit enfant.

Le médecin-major principal vint tout près deChvéïk et lui dit :

– Je voudrais bien savoir, cochonmaritime, à quoi vous êtes en train de penser.

– Je vous déclare avec obéissance que jene pense pas du tout.

– Himmeldonnerwetter[20] ! cria un autre membre dela commission, dont le sabre traînait avec bruit, regardez-moi ça,il ne pense pas ! Et pourquoi, espèce d’éléphant siamois, nepensez-vous pas, dites un peu, pourquoi ?

– Je vous déclare avec obéissance quec’est parce qu’il est défendu aux soldats de penser. Quand jefaisais mon service au quatre-vingt-onzième de ligne, il y aquelques années, notre capitaine nous disait toujours :« Le soldat ne doit pas penser. Son supérieur pense pour lui.Quand un soldat se met à penser, ce n’est plus un soldat, mais uneespèce de civil pouilleux. Le soldat qui pense… »

– Votre gueule ! interrompit avecfureur le président de la commission, vous êtes connu, allez.Der Kerl meint : man wird glauben, er sei einwirklicher Idiot[21]. Mais non,Chvéïk, vous n’êtes pas un idiot, au contraire, vous êtes malin,roublard, crapule, vagabond, pouilleux, comprenez-vous ?

– Je vous déclare avec obéissance que jecomprends.

– Nom de Dieu ! je vous ai dit defermer ça ! M’avez-vous pas entendu ?

– Je vous déclare avec obéissance quej’ai entendu que je devais la fermer.

– Himmelherrgott[22], fermez-la alors, quand jevous ordonne de la fermer, cela veut dire que vous n’avez pas àgueuler !

– Je vous annonce avec obéissance que jesais que je n’ai pas à gueuler.

Les officiers supérieurs se regardèrent.Ensuite, ils appelèrent le sergent.

– Cet homme, lui dit le président de lacommission, vous allez le conduire au bureau et vous y attendreznotre rapport. Ce type est d’une santé de fer, il fait le malin et,avec ça, il gueule encore et se paie la tête de ses supérieurspar-dessus le marché. Il s’imagine que nous sommes ici pour sonplaisir, que le service militaire est une farce à se tordre.Attendez, mon vieux Chvéïk, la prison de la place de Prague vousapprendra que le service n’est pas une rigolade.

Chvéïk suivit le sergent et, en traversant lacour, il fredonnait :

Je me disais toujours :

« Être sous les drapeaux

C’est l’affaire de quelquesjours,

On n’y laisse pas sa peau ».

Et tandis que l’officier de service au bureaucriait à Chvéïk qu’on devrait fusiller des saletés comme lui, dansles chambrées du premier étage la commission continuait à tuer lessimulateurs à petit feu. Sur soixante-dix soldats, deux seulementpurent s’en tirer. L’un avait la jambe coupée par un obus, l’autreun cancer aux os.

Eux seuls ne furent pas expédiés avec laformule sacramentelle « Tauglich ![23] » Tous les autres, sans exceptiondes trois poitrinaires mourants, furent reconnus « bons pourle service armé », ce qui fournit au président de lacommission le prétexte d’un discours.

Ce discours émaillé de jurons n’était pas fortsubstantiel. À en croire le président, ce n’étaient tous que descanailles et du fumier, et il n’existait pour eux qu’une seulealternative, aller au front et se battre pour S.M. l’Empereur, ce qui leur permettrait de reprendre leur placedans la société humaine et leur ferait pardonner, après la guerre,le crime de s’être dit malades pour échapper aux tranchées.« Mais, pour ma part, ajouta-t-il, je n’en crois rien, car jesuis persuadé, au contraire que c’est la corde qui vous attendtous ! »

Un jeune médecin militaire, âme pure et nonencore corrompue, demanda de pouvoir à son tour dire quelques mots.Son discours se distinguait de celui de son supérieur par unerhétorique empreinte d’optimisme et d’une touchante naïveté. Ilparlait allemand.

Il s’étendit longtemps sur la nécessité pourchacun de ceux qui quittaient l’hôpital et allaient rejoindre leurrégiment au front, de devenir un soldat victorieux, un preuxchevalier. Lui-même était convaincu que tous allaient exceller dansl’art de la guerre, se comporter vaillamment au front et resterhonnêtes dans toutes les affaires personnelles et militaires ;qu’ils seraient des combattants invincibles, dignes de la mémoiredu maréchal Radetzky et du prince Eugène ; qu’ils seraienttoujours prêts à abreuver de leur sang les vastes champs debataille de la Monarchie et qu’ils sauraient achever la tâche àlaquelle les vouait l’Histoire ; que, courageux jusqu’à latémérité, au péril de leur vie, ils iraient toujours de l’avant et,sous les glorieux drapeaux en loques de leurs régiments, ilsn’hésiteraient pas à charger l’ennemi pour conquérir de nouveauxlauriers et de nouvelles victoires.

Dans le couloir, le médecin-major principalprit à part le jeune médecin, auteur du discourspathétique :

– Mon cher collègue, je vous assure quevous avez perdu votre temps. Ces saligauds-là, voyez-vous, ça nedonnera jamais des soldats. Un Radetzky n’en fera pas plus quevotre prince Eugène. C’est une race peu ordinaire demalfaiteurs.

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