Partie 1
LA CONSPIRATION EN DENTELLES
Chapitre 1
Où Fortune établit qu’il a une étoile.
– Monseigneur, dit Fortune, nous autres Français nous n’avons point la vanterie des Espagnols. S’il y achez nous un défaut, c’est que nous ne savons pas nous faire valoir suffisamment. Je suis brave, mes preuves sont faites, et quant à la prudence, j’en ai en vérité à revendre. À Paris, comme à Florence,à Turin et dans d’autres villes capitales, mon adresse passe en proverbe, et c’est justice, car aussitôt que j’entreprends une affaire elle est dans le sac. En me choisissant, Votre Éminence a eu la main heureuse : je lui en fais mon sincère compliment.
C’était un magnifique garçon, à la taille élégante et robuste à la fois. Il disait tout cela en souriant,debout qu’il était, dans une attitude noble mais respectueuse,incliné à demi devant un personnage aux traits sévères et fortement accentués qui portait le costume de prêtre.
Il avait, lui, notre beau jeune homme,l’accoutrement d’un cavalier d’Espagne.
La plume de son feutre, qu’il tenait à la main et dont les bords étaient relevés à la Castillane, balayait presque le sol.
L’expression de son visage était douce,franche, mais légèrement moqueuse, et ses traits auraient péché par une délicatesse un peu efféminée, sans une belle moustache soyeuse et noire, qui relevait ses crocs galamment tordus jusqu’au milieu de sa joue.
Il y avait un singulier contraste entre cette figure jeune et charmante, où s’étalait en quelque sorte effrontément toute l’insouciance d’une jeunesse aventureuse, et le front maladif de ce prêtre qui semblait courbé sous les fatigues de la pensée.
Ce prêtre était un Italien, fils de jardinier,ancien sonneur de la cathédrale de Plaisance, présentement cardinal, grand d’Espagne de première classe et ministre d’État du roi Philippe V.
Il avait nom Jules Alberoni, et voulait refaire en plein dix-huitième siècle la grande monarchie de Charles-quint.
La Suède, une portion de l’Italie, toutel’Allemagne du sud, la Turquie et jusqu’à la Russie, qui naissait àpeine à l’existence politique, étaient pour lui les éléments d’uneredoutable ligue sous laquelle il voulait écraser la France etl’Angleterre : La France, qu’il rêvait province espagnole, etl’Angleterre, où il prétendait réintégrer les Stuarts, sous cettecondition que l’Église protestante serait anéantie.
On était en 1717. Alberoni entrait dans sacinquante cinquième année et atteignait le faîte de sa puissancepolitique.
Dans toute l’Europe, les connaisseurspariaient pour lui contre l’Angleterre et la France.
Outre ces ennemis du dehors, la France avaiten effet contre elle, à ce moment, les vices compromettants durégent, les menées des fils légitimes de Louis XIV et les troublesde la province de Bretagne. Quant à l’Angleterre, le parti desStuarts y semblait si puissant en Écosse et aussi en Irlande, quela présence seule du chevalier de Saint-Georges, fils du roiJacques, devait suffire, selon la croyance générale, à déterminerune révolution.
Il nous reste à dire que la scène se passait àl’ancien palais d’été de la princesse des Ursins, dans la campagnede Alcala de Hénarès, près de Madrid.
L’œil pensif et demi-clos du cardinalinterrogeait avec distraction la riante physionomie de son jeunecompagnon.
Quand celui-ci eut achevé l’énumération de sesmérites, le cardinal dit entre haut et bas :
– Avec cela, seigneur cavalier, vous regorgezde modestie ?
– On s’accorde à le reconnaître, Monseigneur,répondit Fortune avec une entière bonne foi.
Et il salua militairement.
Un sourire où il y avait de la bonhomie vintaux lèvres pâles du Premier ministre.
– S’il vous plaît, seigneur cavalier,poursuivit-il, où avez-vous pris ce nom de Fortune ?
– J’étais certain, répliqua notre jeune homme,que Votre Éminence le remarquerait. Il sonne bien et plaît à toutle monde. Je ne l’ai pas pris, on me l’a donné. Dans le cours demes voyages, j’ai été poursuivi par une chance si constammentheureuse, que les gens se disaient : « Voici un jeunehomme qui est né coiffé, assurément ! »
– Vous êtes gentilhomme ? demanda ici lecardinal.
– Il y a cent à parier contre un, oui,Monseigneur. Ma figure et ma tournure en sont d’assez bons garants,je suppose. Mais il y a autour de ma naissance un nuage que je n’aiencore eu ni le temps ni l’occasion de dissiper. Au demeurant, celane m’inquiète point : certain ou, à peu près, d’être le filsd’un marquis ou d’un duc, il m’importe assez peu de savoir aujuste, quel est ce duc ou ce marquis. J’ai le caractèreadmirablement fait et ne me nourris jamais de mélancolie. Pour enrevenir à mon nom, ce fut en Italie, je crois, qu’on me le prêtapour la première fois… oui bien, à Milan, voici de cela deux outrois années. Je fus attaqué sur le tard, dans une petite rue quiest derrière la cathédrale ; les voleurs me jugeant sur lamine avaient cru faire un excellent coup, car on jurerait à me voirque j’ai des doublons pleins les poches.
« J’étais seul contre une demi-douzainede coquins, et perdis pied après m’être vaillamment défendu.L’histoire est assez piquante, ne vous impatientez pas,Monseigneur. Couché dans mon sang sur le pavé et ne pouvant plus medéfendre, je sentis les coquins mettre leurs mains dans mesgoussets, où il n’y avait absolument rien. Ils blasphémèrent commedes ruffians qu’ils étaient, et s’en allèrent fortmécontents ; mais au moment où le dernier se relevait, unobjet heurta ma poitrine et rendit un son harmonieux.
« Une bourse fort bien garnie, ma foi, etque le bandit avait sans doute dérobé à quelqu’un de moins heureux,mais de plus riche que moi, venait de glisser hors de sa poche.C’était un cadeau que ce scélérat me faisait malgré lui… J’avaisoublié de dire à Monseigneur que je me promenais ainsi de nuitparce que mon hôtelier, pour une misérable dette de quatorzeducats, m’avait envoyé coucher à la belle étoile. La boursecontenait cinquante doubles pistoles, mais je n’en eus pas besoinpour rentrer à mon logis. Une jalousie se releva tout auprès dulieu où j’étais tombé, une fenêtre s’ouvrit, et une voix plus douceque celle des anges… »
La main du cardinal, sèche et blanche comme univoire sculpté, fit un geste, et notre jeune homme s’inclina enajoutant :
– Monseigneur, mon histoire pourrait êtreracontée devant une carmélite. J’en abrégerai néanmoins lesdétails. La jeune dame était de la cour, et Votre Éminence sait parexpérience comme on monte vite à la cour, quand on a du bonheur etdu génie. Sans la méchante humeur du mari, qui était un homme àcourte vue et qui me fit jeter peu de temps après dans un cul debasse-fosse, je serais à présent un personnage considérable, voilàle fait certain.
– Singulier dénouement, murmura le prélat,pour une aventure qui vous mérita le nom de Fortune !
– J’en demande pardon à Votre Éminence !s’écria vivement le jeune cavalier. Je n’ai pas tout dit : lejour même où j’entrai en prison, mon logis brûla misérablementdepuis les caves jusqu’aux greniers. Sans la jalousie maladroite decet excellent seigneur, c’en était fait de moi ! En prison,d’ailleurs, je fis la connaissance d’un gentilhomme qui commandaitune bande dans l’Apennin. Nous rompîmes nos chaînes ensemble, et,voyez la filière ! ce hasard me conduisit jusqu’à Rome sousprétexte d’y être pendu. Je dis tout à Monseigneur, sachant que lesvrais politiques aiment à employer les gens qui ont une étoile. Onme pendit en effet, mais la corde cassa, et Sa Sainteté ayant eu lacuriosité de me voir, défendit qu’on recommençât avec une cordeneuve.
« J’avais fait impression sur le pèrecommun des fidèles par ma tournure galante et mon agréablecaractère : au lieu d’être pendu, feu le petitcollet[1], et Dieu sait où je serais parvenu danscette voie nouvelle si le protonotaire apostolique n’avait eu unenièce.
« Je m’éveillai un matin au châteauSaint-Ange, et il faudrait être aveugle pour ne pas reconnaître làl’influence de mon étoile : ma vocation est l’épée, et huitjours de plus j’avais la tonsure !
« Au lieu de cela et en moitié moins detemps, une personne charitable qui venait visiter les prisonniers,eut pitié de ma jeunesse et me donna la clef des champs. Je gagnaila mer et pris passage comme matelot à bord d’un navire quirevenait en France. Les corsaires algériens nous abordèrent en facede l’île de Sardaigne, et me voilà l’esclave des infidèles.
« Mon étoile, Monseigneur ! Pendantqu’on m’emmenait captif au pays africain, la peste était àMarseille !
« De fil en aiguille et pour ne pasennuyer Votre Éminence, je ne suis pas un bien grand sire, maisj’ai passé au travers de tous les dangers imaginables sans ylaisser ma peau et subi tous les malheurs sans y perdre monbonheur ; j’ai vécu là-dedans comme la salamandre au milieudes flammes… Si bien qu’hier je me trouvais sur le pavé de Madrid,sans feu ni lieu, avec un pourpoint troué et des bottes quin’avaient plus de semelles, lorsqu’on a crié au voleur au coin dela rue de Tolède. Tout le monde courait, j’ai fait comme tout lemonde, et les archers de la Sainte-Harmandad, me choisissant d’uncoup d’ail au milieu de la foule, m’ont mis la main au collet pourme conduire en prison.
« Mon étoile ! Il n’y aurait pas euun homme sur cent pour gagner ce lot à la loterie : Comme jem’en allais assez triste entre quatre hallebardiers, ne parlantdéjà plus, tant j’étais las de protester de mon innocence, j’aisenti un doigt qui touchait mon épaule.
« On n’est pas fier dans ces momentslà ! Je me suis retourné paisiblement et j’ai reconnu LaRoche-Laury, l’ancien écuyer de M. de Vendôme qui fut, jecrois, Monseigneur, un peu le bienfaiteur de Votre Éminence… carvous êtes venu de loin, vous aussi, et après moi je ne connaispersonne qui pût mériter si bien ce joli nom de Fortune !
« – Corbac, s’écria La Roche-Laury, je neme trompais pas ! C’est cet innocent de Raymond !
« On m’appelait ainsi avant mon aventuredu voleur, qui me fit cadeau de cinquante doubles pistoles.
« Je vis tout de suite à la contenance demes gardiens que La Roche-Laury était maintenant un hommed’importance.
« – En es tu venu à couper les boursesdans le ruisseau, Fortune, mon pauvre Fortune ? dit-ilencore.
« Et comme je protestai, il écarta meshallebardiers pour me tirer à part.
« – Ce serait pitié de te voir pendu, medit-il, tu es plus beau garçon que jamais. Veux-tu jouer un jeu àte faire casser le cou ?
« Monseigneur, La Roche-Laury pourratémoigner que je ne demandai même pas ce qu’on pouvait gagner à cejeu.
« Mon premier mot fut celui-ci :
« – La mule du pape ! Où sont lescartes pour jouer à ce jeu ?
« – Il n’y a ni cartes, ni dés, merépondit La Roche-Laury.
« – Mes drôles, ajouta-t-il ens’adressant aux hallebardiers, allez pêcher d’autre poisson, jeréponds de ce gentilhomme.
« Mon étoile ! J’eus à souper aulieu d’aller en prison, La Roche-Laury m’acheta un pourpointpresque neuf, des chausses qui peuvent encore faire un bon usage,des bottes d’excellent cuir et même quelques bouts de dentelles.Cette nuit, par la morbleu ! j’ai couché sur un lit de plume,et ce matin on m’a donné un cheval sur lequel j’ai fait huit lieuesà franc étrier pour venir vers Votre Éminence et lui dire :Ordonnez, j’obéirai !
Ayant ainsi parlé, le cavalier Fortune seredressa et attendit.
Les yeux demi fermés du cardinal rejoignirentcomplètement leurs paupières.
Vous avez l’habitude de jurer ?murmura-t-il.
Corbac ! gronda Fortune, La Roche-Laurym’avait pourtant bien prévenu de ne point dire devant vous :La mule du pape.
Il y eut un silence pendant lequel le ministresembla profondément réfléchir :
– Allez dîner, dit-il.
Fortune s’inclina.
– Après dîner, poursuivit le cardinal, vousferez un tour de promenade.
Nouveau salut de Fortune.
– Ensuite de quoi, reprit le ministre, vousvous mettrez au lit, s’il vous plaît.
– Tout cela, pensa notre cavalier, ne meparaît pas la mer à boire !
Le cardinal rouvrit les yeux etajouta :
– Demain matin vous partirez.
Fortune était tout oreilles. Il attenditquelques instants, puis voyant que l’Éminence ne parlait plus, ilse hasarda à demander :
– Pour quel pays, Monseigneur ?
Albéroni, moitié de grand homme, comédien àl’instar de tous les gens d’Italie, aimait passionnément la mise enscène. Il étudiait sans cesse l’histoire du cardinal de Richelieuet, ne pouvant mieux faire, il imitait avec soin les alluresmystérieuses de son modèle.
– Avant de vous coucher, ajouta-t-il à voixbasse, vous vous promènerez sur la route de Madrid. S’il vousarrivait de rencontrer un quidam ayant l’épaule droite plus hauteque la gauche, un taffetas vert sur l’œil et des cheveux blonds,évitez de l’entretenir ou de vous battre avec lui ; ne suivezaucune femme, défense de boire, de jouer et de jurer.
Sa blanche main montra la porte ; Fortunese confondit en révérence et sortit à reculons.
Au moment où il passait le seuil, le cardinallui dit encore :
– Votre gîte est à l’auberge des Trois-Mages,porte de l’Escurial.
Fortune se rendit fidèlement à l’hôtellerieindiquée et y dîna en conscience. Il se promena sur la route deMadrid et n’eut point la peine d’éviter conversation ou batailleavec le quidam aux épaules inégales, orné d’un taffetas vert surl’œil et coiffé de cheveux blonds crépus, car il ne rencontrapersonne à qui ce signalement remarquable pût être appliqué.
Il ne but ni ne joua, parce qu’il n’avait pasun quarto dans sa poche.
Il ne suivit point la seule femme qui croisason chemin, attendu qu’elle était vieille et laide, et s’il jura untantinet, ce fut à lui tout seul : la mule du pape !
Il était intrigué : son imaginationtravaillait. Quelle allait être sa besogne ? En tout cas, ilse disait que Son Éminence aurait bien pu lui donner quelquesquadruples en avance sur le marché.
Il rentra, soupa, se coucha et dormit comme unjuste.
Au petit jour, l’hôtelier des Trois-Magesentra dans sa chambre et lui dit :
– Le cheval de votre seigneurie est sellé etbridé, voici l’heure de partir.
Fortune sauta hors de son lit et fut prêt enun clin d’œil.
Il pensait :
– Au moment de quitter l’auberge, il faudrabien que je sache où je vais…
Sur le seuil il retrouva l’hôtelier. C’étaitun Asturien jaune et noir qui pleurait de la bile.
– Seigneur cavalier, lui dit-il, je ne vousdemande rien pour vos deux repas et votre gîte.
– Et n’êtes-vous point chargé, au contraire,de me donner quelque chose ? demanda Fortune.
L’Asturien montra en un sourire ses dents quiavaient la couleur du chocolat d’Espagne, célèbre alors dansl’univers entier.
– Montez, dit-il en désignant du doigt lecheval tout harnaché.
– Par la sambleu ! s’écria Fortune, jeveux bien monter, mais où irai-je ?
L’hôtelier lui tint l’étrier avec un respectironique, et, quand Fortune fut en selle, lui dit :
– Route de Guadalaxara. Vous irez jusqu’à lacinquième borne militaire, et vous attacherez votre cheval àl’anneau scellé dans la borne.
– Et puis ? Demanda Fortune.
– Vous attendrez, répondit l’asturien. QueDieu protège Votre Seigneurie dans la forêt !
C’était une gaie matinée de printemps.
Il faisait froid, comme il arrive souvent dansla campagne de Madrid, et Fortune regrettait que La Roche-Laury, saprovidence, n’eût point songé à joindre un manteau à son pourpointet à son haut-de-chausses.
Le jour était encore incertain.
Fortune, chevauchant du côté de la route oùétaient les bornes militaires, voyait du côté droit un autrecavalier qui allait bon pas sur une grande mule.
Ce cavalier avait un manteau et fredonnaitentre ses dents des airs que Fortune aurait pris pour des refrainsde France si l’on n’eût point été en Castille.
Quoique Fortune, selon sa propre appréciation,et comme il l’avait franchement avoué au cardinal, fût un garçonsans défauts, il céda aux conseils de la faiblesse humaine etpressa le pas de son cheval pour voir un peu la figure de cevoyageur qui pouvait devenir un compagnon de route.
Mais l’autre, entendant le bruit du trot dansla poussière, souffleta les oreilles de sa mule, qui aussitôtallongea.
En même temps, il ramena sur son visage lesplis du manteau que Fortune lui enviait.
Fortune prit le petit galop, la mule aussi, desorte que la distance restait toujours à peu près la même entre nosdeux voyageurs.
–Tête-bleu ! pensa Fortune, qui n’étaitpas endurant de sa nature, ce croquant pense-t-il m’en donner àgarder ?
Et il piqua des deux.
Mais la mule prit aussitôt le grand galop.
Fortune, mordu au jeu, donna de l’éperon commeun diable, et ce fut bientôt entre les deux voyageurs une véritablecourse au clocher.
Pendant cela, le jour grandissait. Fortune sedisait, commençant à distinguer la tournure de l’homme à lamule :
– Voici un gaillard mal bâti, ou que jemeure ! Il a des cheveux qui coifferaient bien un jocrisse surle Pont-neuf. Quand je vais l’atteindre, je lui demanderai un peupourquoi il m’a fait courir ainsi.
Son cheval, vivement poussé, gagnait duterrain ; l’autre voyageur, qui craignait d’être vaincu danscette lutte de vitesse, tourna la tête pour la première fois, afinde voir qui le poursuivait ainsi. Ce fut un coup de théâtre.
Fortune serra le mors de son cheval, quis’arrêta court.
Il venait d’apercevoir sur l’œil droit del’homme à la mule une large bande de taffetas vert.
– Sang de moi ! s’écria-t-il, j’aurais dûdeviner cela depuis longtemps ! épaules dépareillées etperruque rousse ne me suffisaient-elles pas sans l’emplâtre ?Je n’ai rien à faire de ce coquin, puisque j’ai défense de causeravec lui et de me battre contre lui !
Ce coquin, comme l’appelait Fortune, étaitanimé sans doute de sentiments pareils, car après avoir regardénotre cavalier, non seulement il continua de fuir à fond de train,mais encore il se jeta hors de la route et disparut derrière unbouquet de chênes-lièges qui rejoignait le Hénarès.
Fortune reprit sa marche au pas.
Le soleil commençait à rougir les vapeurs del’horizon.
Fortune en était encore à se demander queldiable de fringale avait pris l’homme à la mule, lorsqu’il aperçutla cinquième borne militaire entre Alcala et Guadalaxara.
Fortune descendit de cheval, attacha samonture à l’anneau de fer scellé dans la borne et s’assit sur leparapet du pont.
À l’autre bout du parapet, un moine en robebrune, rattachée aux reins par une corde écrue, regardait coulerl’eau.
L’arrivée de Fortune ne sembla point troublersa méditation.
Un long quart d’heure se passa, et Fortunecommençait à perdre patience, lorsqu’au sommet de la côte en pentedouce qu’il venait de descendre pour arriver jusqu’au pont, uncortège se montra.
C’étaient deux mules honnêtementcaparaçonnées, entre lesquelles une litière de voyage sebalançait.
Quatre vigoureux arriéros, le fouet à la main,l’espingole en bandoulière, accompagnaient les mules deux àdroites, deux à gauche.
Le moine quitta aussitôt sa posture méditativeet vint droit à Fortune.
Il entrouvrit son froc et mit sur la borne unsac d’argent en disant :
– Cavalier, voici de quoi payer les frais devotre voyage dans la forêt.
– À la bonne heure ! s’écria Fortune, jevais savoir enfin où je vais !
– Vous allez coucher à Guadalaxara, réponditle moine. Gardez-vous seulement en chemin d’un certain personnagequi est bossu de l’épaule droite, rousseau de cheveux et qui porteun taffetas sur l’œil.
– je l’ai vu, le personnage, riposta vivementFortune ; au lieu de me garer de lui, ne serait-il pas pluscourt de l’assommer ?
Le moine mit un doigt sur sa bouche.
Les deux mules, la litière et les quatrearriéros armés jusqu’aux dents arrivaient à la tête du pont.
– « Alto ahi ! » commanda lemoine sans élever la voix.
Quoi qu’il eût pu faire, Fortune n’avait pasencore distingué son visage, perdu dans l’ombre d’une profondecagoule.
Le cortège s’arrêta aussitôt.
Le moine dit encore, en s’adressant àFortune :
– Cavalier, regardez de tous vos yeux et neperdez rien de ce que vous allez voir.
Il marcha en même temps vers la chaisesuspendue dont la portière s’ouvrit, découvrant une jeune femme –ou une jeune fille – au teint pâle et à la physionomieintelligente.
Fortune resta ébloui par le regard quel’inconnue lui jeta.
Le moine échangea quelques rapides parolesavec la jeune dame de la litière, puis la portière se referma et lecortège reprit sa marche.
– Qu’avez-vous vu ? demanda le moine àFortune.
– Une figure de jolie femme, réponditcelui-ci, seulement je ne l’ai pas vue assez longtemps.
– La reconnaîtriez-vous si vous veniez à vousrencontrer avec elle ?
– Pour cela, oui.
– Dans un mois comme aujourd’hui ?
– Dans un an, s’il me faut attendrejusque-là.
Le moine dit :
– C’est bien.
Et il ajouta :
– Si quelqu’un vous parle de la Française,vous saurez qu’il s’agit d’elle.
– Bien, dit Fortune à son tour, je le saurai.Après ?
Le moine croisa ses bras sur sa poitrine.
– Cavalier, répondit-il, vous vous arrêterezau Taureau-Royal, qui est la première posada en entrant àGuadalaxara par le faubourg de Madrid. Que Dieu vous protège dansla forêt !
À ces mots, il tourna le dos et prit à paslents le chemin de Alcala.
Fortune resta un moment abasourdi.
C’était la troisième fois qu’on lui parlait de« la forêt ».
Les forêts sont rares en Espagne.
Mais comme Fortune n’était pas homme à secreuser la tête longtemps ni à délibérer outre mesure, il versa surle parapet le contenu du sac à lui remis par le moine et se mit àcompter son argent avec plaisir.
Il y avait deux cents douros de vingt réauxchacun, ce qui formait à peu près mille livres tournois en argentde France.
– Ce cardinal, pensa Fortune, est un homme desens ; il m’a payé en argent et non point en or, parce qu’ils’est dit : « Avec un gaillard comme ce joli garçon deFortune, les grosses pièces vont plus vite que les petites. »En somme, le cadeau me parait suffisant pour aller jusqu’à lacouchée.
Quand il eut remis les douros dans le sac, ilrevint vers son cheval pour le détacher, et dirigea ses yeux versla route qui lui restait à parcourir.
Au beau milieu du chemin, à un demi-quart delieue, il y avait un homme immobile qui semblait suivre sesmouvements avec une attention toute particulière.
De si loin on ne pouvait pas distinguerl’emplâtre de taffetas vert, et pourtant Fortune crut reconnaîtrele rousseau à l’épaule contrefaite.
Une chose étrange changea son doute encertitude aussitôt que l’homme vit le regard de Fortune fixé surlui, il tourna bride, quitta la route battue et disparut dans lacampagne.
Fortune se remit en selle et poussaincontinent son cheval.
Ce n’était pas pour rejoindre le rousseau,bien que la fuite de ce dernier lui donnât vaguement envie del’atteindre.
Il se disait tout bonnement :
– Les mules de la Française vont au pas, lesarriéros sont à pied : en trottant cinq minutes jerejoindrai la litière, et ce sera bien le diable si la belleinconnue ne met pas un peu le nez dehors, car on doit étouffer danscette boîte.
Fortune trotta pendant dix minutes, puis ilgalopa pendant un quart d’heure, mais il ne vit ni mules, nichaise, ni muletiers.
Il arriva de bonne heure à la posada duTaureau-Royal, qui était située à l’entrée même de la ville.
Fortune laissa sa monture à l’écurie duTaureau-Royal, pénétra dans la ville pour chercher son souper.
À quelques pas de la posada, il fut abordé parun bourgeois d’honnête mine, qui le salua avec respect et luidit.
– Seigneur cavalier, n’auriez-vous pointrencontré sur votre route un homme monté sur une mule, avec descheveux rouge carotte, une épaule démise et un emplâtre sur l’œilgauche ?
– Non, répondit Fortune, il porte l’emplâtresur l’œil droit.
Le bourgeois lui adressa un aimablesourire.
– Son Éminence, reprit-il à voix basse, saitchoisir ses serviteurs, et vous avez tout ce qu’il faut pourtraverser la forêt.
Bonhomme ! s’écria Fortune vivement,allez-vous enfin me dire quelle est ma besogne et où se dirige monvoyage ?
Le sourire du bourgeois devint plus malicieuxet il répondit :
– Vous ne trouveriez pas dans toute la villede Guadalaxara, qui est pourtant capitale de province, un seulcabaret pour manger un morceau de lard frais, sur le gril ;mais Michel Pacheco, le marchand de futaine, a bien reçu votrelettre et sa maison est toujours à la même place sur le parvis del’église Saint-Ginès.
– Je veux que Dieu me damne… commençaFortune.
Mais il n’eut point l’occasion d’achever,parce que le bourgeois, se bouchant les oreilles à deux mains,partit comme si toute la sainte Inquisition eût été à sestrousses.
Fortune s’adressa au premier passant venu etlui demanda où était le meilleur cabaret.
– Il y a celui de Guttierez, répondit lepassant, où il vint une moitié de mouton la quinzaine passée ;il y a aussi celui de Raphaël Nunez, dont les deux poules pondentde temps à autre ; mais si vous voulez manger un oignon doux,cuit à point sur la braise, allez chez jean de La Vega, et vousm’en direz des nouvelles !
Le passant suivit son chemin.
Fortune se mit à écouter son estomac quicriait misère et songea mélancoliquement à tous les bons endroitsqu’on rencontre dans tous les coins de Paris, cette capitale del’hospitalité.
Il pénétra plus avant dans la villemajestueuse et bien bâtie, dont les sombres maisons ne laissaientsortir aucune odeur de cuisine.
Plusieurs invocations qu’il adressa à sonétoile n’eurent aucun résultat.
Chemin faisant il avait mis le nez à la portedes divers cabarets indiqués par le passant charitable, mais lemouton de la quinzaine passée était mangé, les deux poulesn’avaient point pondu, et Fortune n’aimait pas les oignons douxcuits dans la braise.
La principale maison du parvis, situéevis-à-vis du portail de l’église, avait une apparence tout à faitrespectable.
L’enseigne disait en caractères creusésprofondément et vieux comme la maison elle-même : «MichelPacheco, marchand de futaine ».
Une femme voilée et dont les épaulesgracieuses s’enveloppaient dans une mantille de dentelle noiresortit de l’église, escortée par une duègne qui portait son livrede prières.
On ne voyait rien de son visage, et peut-êtrequ’en ce moment notre cavalier affamé eût préféré une tranche debœuf à la plus délicieuse aventure du monde.
Mais comme la tranche de bœuf manquait,Fortune se complut à regarder la taille harmonieuse et l’élégantedémarche de la jeune femme.
Car elle était jeune, il l’eût juré sur sonsalut.
Elle passa tout près de lui, et, comme iltouchait son feutre pour lui adresser un galant salut, une voixaigrelette se fit entendre sous les coiffes de la duègne,disant :
–Vous êtes en retard : on vous attend,fleur d’amour !
En ce moment, l’angélus sonna à la tour del’église et vingt fenêtres s’ouvrirent tout autour de la place,montrant des hommes et des femmes qui faisaient dévotement le signede la croix.
Fortune suivait des yeux l’inconnue qui sedirigeait vers la maison faisant face au portail.
Au second étage de cette même maison unefenêtre s’était ouverte, et Fortune poussa un cri d’étonnement en yvoyant paraître la perruque rousse et les épaules difformes de sonmystérieux ennemi, l’homme à la bande de taffetas vert surl’œil.
Celui-ci se signa comme les autres ; maisà la vue de Fortune, il fit une grimace de colère et refermaprécipitamment la croisée, à l’instant même où la dame voilée et saduègne entraient dans la maison.
Ce fut alors seulement que le nom de MichelPacheco, gravé au-dessus de la porte, frappa les yeux deFortune.
– Que je sois pendu, grommela-t-il, si lebourgeois de tantôt n’avait pas raison ! Ce misérable coquinde rousseau a bien vraiment son emplâtre sur l’œil gauche, à moinsque l’excès de mon appétit ne me donne la berlue… Mais quedisait-il donc avec ma lettre que ce Michel Pacheco, marchand defutaine, a reçue ? Je n’ai point écrit de lettre…
– À la fin ! à la fin ! s’écria unevoix de basse-taille derrière lui, voici mon excellent ami et frèrele cavalier Fortune, qui vient chercher son manteau et sasoupe !
Fortune se retourna et vit un petit homme touthabillé de brun, maigre, chétif, chauve comme la lune, quis’élançait vers lui impétueusement, les bras ouverts.
Quoi qu’il en eût, il ne put éviter la pluschaude accolade qu’il eût reçue à brûle-pourpoint en sa vie.
– Voilà du temps que nous ne nous sommes vus,reprit le petit homme, sincèrement attendri ; mon logis n’estpourtant pas bien difficile à trouver ; Vous n’aviez qu’àdemander, mon cher fils, l’église Saint-Ginès. Depuis que l’égliseest bâtie, les Pacheco vendent de la futaine en face du portail.Mais mieux vaut tard que jamais ; entrez, cousin, la soupe estau chaud, et nous allons trinquer à la prospérité de notrefamille.
Aussitôt qu’il eut passé le seuil du marchandde futaine, les vapeurs d’une marmite, où mijotait l’« ollapodrida » mélangée selon le grand art des cordons bleusCastillans, vinrent gonfler ses narines.
L’« olla podrida », ou pot pourri,un peu démodée aujourd’hui était, on le sait, le pot-au-feu desâges héroïques en Espagne. Pélage en était nourri, et le Cidcampéador l’aimait à la folie.
Le petit et noir Michel Pacheco, comme s’ileût deviné les désirs de son hôte, le fit entrer tout de suite dansune salle à manger assez vaste.
La table était servie et portait à son centreune soupière qui s’entourait de six assiettes rangées comme si oneût attendu un nombre égal de convives.
Cependant, outre le marchand de futaine, iln’y avait qu’une femme maigre et très longue qui portait le mentonà un bon demi-pied au-dessus de la tête de Michel Pacheco, sonmari.
– Voici notre bien cher parent, dit le petitmarchand de futaine en lui présentant Fortune dans lesformes ; accueillez-le comme il faut, je vous prie,Concepcion, mon trésor. Vous pouvez l’embrasser sans que lesmalveillants y trouvent à redire.
Puis, se tournant vers le cavalier, ilajouta :
– Voici Concepcion Pacheco, ma compagne, qui afait le bonheur de ma vie ; vous pouvez l’embrasser sansoffenser la morale.
Ceci sautait aux yeux comme un axiome.
On aurait pu même aller plus loin au gré deFortune et affirmer que le fait d’embrasser Concepcion, le trésor,était une affligeante et cruelle pénitence.
Mais Fortune eût passé par-dessus biend’autres dangers pour arriver jusqu’à la soupière.
Concepcion, ayant été embrassée, prononça aveclenteur et méthode un bénédicité aussi long qu’elle-même, puis onprit place autour de la table.
– Sers, mon diamant, dit le marchand defutaine, notre cousin a un appétit de voyageur.
Concepcion, obéissante, plongea aussitôt lacuiller dans le potage et emplit jusqu’au bord une assiette queFortune dévorait des yeux !
– Domingo ! dit-elle tout bas.
Un Noir parut à la porte et traversa lachambre de ce pas furtif qui appartient aux gens de sa couleur.
Concepcion lui tendit l’assiette sans ajouterune parole et le Noir disparut.
La même cérémonie eut lieu pour la seconde etpour la troisième assiette.
Fortune n’eut que la quatrième. Il est vrai dedire qu’il en trouva le contenu excellent et qu’il l’expédia en unclin d’œil.
– Ah ça ! s’écria-t-il, retrouvant toutesa gaillarde humeur à la dernière cuillerée, la mule du pape !Mon cher cousin et ma chère cousine, je ne me plains pas del’absence du rousseau, je me console de celle de la duègne, maispourquoi ne voyons-nous pas la jeune dame ?
Concepcion leva sur lui ses yeux mornes, et lepetit Pacheco, glissant sa main sous la table, lui pinça la cuissejusqu’à lui arracher un cri de douleur.
– Trop parler nuit, murmura-t-il à sonoreille.
Puis il se tourna vers celle qui avait fait lebonheur, de sa vie, et de son autre main il se toucha le front,comme pour lui dire :
– Le pauvre cousin est un peu fou. Quelmalheur !
Concepcion, satisfaite, reprit sa raideimpassibilité.
Plusieurs fois pendant le repas, qui futmeilleur et plus abondant que ne le comportait la coutume enEspagne, Fortune essaya de rompre le silence ; mais Conceptionsemblait muette, et, quant au petit Pacheco, il vous avait desréponses à couper la conversation la mieux engagée.
Après le dessert, Conception se leva et récitales « Grâces ».
– Ma perle, lui dit le petit marchand, nous nereverrons pas notre parent de sitôt ; fais-nous monter unflacon de vin d’Andalousie.
Les yeux éteints de Conception se fixèrent surFortune avec une expression singulière. Notre cavalier crut y voirune sorte de compassion. Mais la longue femme, après l’avoir saluéen cérémonie, sortit sans prononcer une parole.
Le noir Domingo apporta presque aussitôt aprèsle flacon de vin andalou.
– Fermez les portes, s’écria le petitmarchand, qui se frottait les mains avec transport. Dieu merci,nous voilà libres, et nous allons passer une agréable soirée !Concepcion est un joyau avec qui j’ai coulé des jours filés de soieet d’or, mais sait-on ce qu’elle va faire chaque matin au bureau duSaint-Office ?… Buvez de ce vin en confiance, mon camarade, leduc de Médina Coeli ne possède pas toutes les vignes de la campagnede Xérès… Hé ! hé !
Il avait rempli jusqu’au bord le verre deFortune.
– Quel temps ! continua-t-il avec unecroissante volubilité ; quel pays ! quelles mœurs !que de mystères ! Les pavés nous espionnent, mon ami, lesmurailles aussi, et aussi les girouettes qui sont sur le clocherdes églises. Y a-t-il longtemps que vous connaissez le frèrePacôme ?
Fortune, qui était en train de boire, éloignale verre de ses lèvres.
– Le frère Pacôme ? répéta-t-il.
– Faites donc l’ignorant ! s’écria lepetit marchand sur un ton de caresse. Vous grelottiez ce matinavant d’arriver au pont du Hénarès, sous Alcala, et je suis chargéde vous tailler un manteau dans ma meilleure pièce de futaine.
– Voilà, dit notre cavalier, une attentiondélicate, et je suppose que ce frère Pacôme est le moine quiregardait couler l’eau sur le parapet du pont.
– Saint Antoine de Padoue, priez pournous ! gronda Michel Pacheco ! Comment trouvez-vous monvin, seigneurie ?
– Excellent !
– On ne sait jamais à qui l’on parle. Vousêtes peut-être un grand d’Espagne… avez-vous défiance demoi ?
– Pas le moins du monde, répondit Fortune, quitendit son verre.
– Alors, déboutonnons-nous, je vous prie,comme d’honnêtes cœurs que nous sommes. Où allez-vous de ce pas,seigneur cavalier ?
– Je veux mourir sans confession, réponditFortune, si j’en sais le premier mot.
Michel Pacheco se signa.
– Vous jurez comme un hérétique de France,murmura-t-il.
– Et j’espérais bien, ajouta Fortune, que vousalliez m’apprendre le but de mon voyage. On m’a parlé d’uneforêt…
Pacheco sourit et rapprocha son siège.
– Bienheureux saint Jacques de Compostelle,dit-il avec ferveur, quel pays ! quel temps ! tout estespion : les choses et les hommes ! les arbres de lacampagne et les oiseaux du ciel ! Est-ce que vous n’en avezpas rencontré sur votre route ?
– Si fait, répartit vivement Fortune, je parieque le rousseau en est un.
Michel Pacheco sourit encore et ajouta toutbas :
– Le petit rousseau qui a une épaule plushaute que l’autre ?
– Et un taffetas vert sur l’œil, achevaFortune.
Le marchand lui versa un troisième verre endisant :
– C’en est un, et tout particulièrementdangereux.
– Alors, pourquoi diable est-il dans votremaison ? s’écria Fortune. La mule du pape ! voilà qui estlouche !
Michel Pacheco se leva et alla ouvrir toutesles portes pour voir s’il y avait quelqu’un derrière.
– Chut ! fit-il en revenant. Prudence estmère de longue vie. Les murs ont des oreilles, et on n’est jamaisbrûlé en place publique pour avoir gardé le silence.
Fortune passa la main sur ses paupières quibattaient.
– On dirait que j’ai sommeil, pensa-t-il touthaut ; encore un verre de vin pour me réveiller, s’il vousplaît.
Il avait la langue un peu épaisse.
– Oui, certes, reprit-il en regardant autravers de son xérès jaune et limpide comme une topaze, c’est unsingulier pays, et je donnerais bien quelques ducats pour voir aufond de mon aventure… Dites-moi, cousin, cette jeune femme voiléequi sortait de l’église et qui est entrée chez vous avec sa duègneme trotte par la tête. J’ai cru reconnaître la Française.
Le marchant de futaine fit un soubresaut à cenom.
– Êtes-vous donc aussi de cette affaire-là,mon camarade ? dit-il en joignant les mains.
– Quelle affaire ? interrogea Fortune,sang de moi ! je voudrais bien savoir de quelle affaire jesuis.
Michel Pacheco baissa les yeux et ne réponditpoint !
Du reste, à dater de ce moment, il eut peu defrais à faire pour soutenir la conversation.
Pendant quelques minutes, Fortune lutta contrele pesant sommeil qui s’emparait de lui. Il battit la campagne,parlant de son manteau, de son cheval et de la posada duTaureau-Royal, qu’il voulait regagner ; puis ayant encoreessayé de se lever, il chancela et s’étendit commodément sur lecarreau, où il ronfla bientôt comme une toupie.
Michel Pacheco s’agenouilla auprès de lui etse mit à le fouiller fort dextrement, retournant avec soin chacunede ses poches.
Il déposa le sac de deux cents douros en lieusûr et sans y attacher une grande importance. Ce n’était point celaévidemment qu’il cherchait.
– Pas un papier ! grommela-t-il. SonÉminence est un fin compère. Moi, qui sers les deux parties à lafois, je marque un point à Son Éminence.
Il ouvrit un placard ménagé dans le mur et yprit un volumineux paquet de hardes noires.
Puis il appela Domingo.
Quand le nègre fut venu à l’ordre, il luidit :
– Tu vas faire la toilette de ce cavalier despieds à la tête, et ne te gêne pas pour le tourner et retournercomme si c’était mannequin, il n’y a point de danger qu’ils’éveille.
Fortune s’éveilla pourtant, mais ce futseulement le lendemain matin, et dans une position siextraordinaire qu’il crut être le jouet d’un cauchemar.
Il avait froid ; sa tête étaitlourde ; quelque chose trottinait sous lui, quelque chose quin’était point son bon cheval.
Sur cette monture qui lui sembla d’abordétroite et basse comme une chèvre, deux robustes mains lesoutenaient à droite et à gauche.
Il voulut lever les doigts pour frotter sesyeux troublés, ses deux bras s’embarrassèrent dans un vêtementflottant et large qu’il n’avait point coutume de porter.
Sa première pensée fut pour le manteau promispar son hôte Michel Pacheco, l’excellent marchand de futaine ;mais cela ne ressemblait point à un manteau de cavalier, etd’ailleurs il n’y avait dessous ni pourpoint ni soubreveste.
– Par tous les diables d’enfer ! s’écriaFortune, qu’est-ce que c’est que cette mascarade ?
Une voix gutturale répondit à sadroite :
– « Virgen immaculada. »
Tandis qu’à sa gauche un organe flûtéprononçait :
– « Sin peccado concebida. »
Les yeux de Fortune se dessillèrent, pour lecoup : il se vit en rase campagne monté sur un âne de la pireespèce et portant le costume d’un Père de la Foi : soutanellede cure, fendue aux hanches, chausses de panne, manteau droit surlequel retombait un rabat empesé.
Il était coiffé, en outre, de cet immensechapeau que la comédie de Beaumarchais a rendu si populaire :le couvre-chef de Bazile.
Deux Pères de la Foi, portant exactement lemême costume que lui et comme lui montés sur des ânes,l’accompagnaient.
– Par la morbleu ! dit-il, ceci passe lesbornes et n’était point dans mes conventions avec M. lecardinal.
– Mon frère, prononça gravement le padre quiétait à sa droite, il vous a été enjoint de ne pas jurer.
– Et il vous avait été enjoint de ne pointboire, ajouta le padre qui était à sa gauche.
– Mais enfin, s’écria Fortune, saurai-je aumoins ce qu’on attend de moi ?
Le padre de gauche dit :
– « Virgen immaculada. »
Et le padre de droite repartit :
– « Sin peccado concebida. »
Et tous deux, en même temps, entrouvrant leursmanteaux de bure, montrèrent d’énormes pistolets tromblons passésdans leurs cordelières.
D’instinct, Fortune tâta sa ceinture, où iln’y avait rien, sinon un rosaire.
La route se poursuivit désormais ensilence.
Vers les dix heures du matin, la caravane fithalte un peu au-delà du bourg de Hita, dans une venta villageoisequi semblait fort misérable, mais où l’on trouva un déjeunerabondant.
Les deux Pères de la Foi, compagnons deFortune, ne prononcèrent pas une parole en prenant leur repas, maisfirent preuve d’un mémorable appétit.
Une fois remontés sur les ânes, le padre dedroite et le padre de gauche prirent en main des rosaires d’unelongueur démesurée, en avertissant Fortune qu’il avait le droit,lui aussi, de se livrer à ce délassement.
On dîna vers deux heures après midi. Ilsemblait que les bons Pères eussent un maréchal des logis invisiblequi préparait pour eux d’excellents repas dans des endroitsimpossibles.
À cinq heures du soir, aux environs de lapetite ville de Jadraque, où devait se faire la couchée, nosvoyageurs rencontrèrent pour la première fois les mouvements deterrain qui annonçaient la chaîne de la Guadarrama.
C’était dans un fond pittoresque. La routepassait sur un vieux pont romain qui traversait l’inévitableHénarès.
Au-delà du pont, le paysage se relevait,gravissant déjà des croupes escarpées.
Un homme montait la rampe, chevauchant au trotsur une grande mule. Il se retourna au bruit que faisaient nosvoyageurs, et Fortune, qui l’avait déjà reconnu à ses épaulesdifformes et à ses cheveux roux, put voir sur son œil le fameuxemplâtre de taffetas vert.
– Mes Pères, s’écria-t-il, quelle que soitl’entreprise où nous sommes engagés ensemble, défiez-vous de cemisérable, c’est le plus dangereux de tous les espions !
Le rousseau s’était arrêté au sommet de lacôte et dirigeait vers le pont un regard curieux.
Mais en ce moment des pas de chevaux firentsonner les cailloux de la route, obligeant Fortune et ses deuxcompagnons à regarder derrière eux.
Un tourbillon de poussière arrivait, rapidecomme le vent.
Du nuage, se dégagèrent une femme d’abord,vêtue en amazone, puis quatre gentilshommes.
Ils couraient à bride abattue.
Au moment où ils traversaient le pont,dépassant nos voyageurs, le vent souleva le voile de l’amazone, etFortune ne put retenir un cri.
Il avait reconnu le charmant visage de la damemystérieuse qui s’était montrée la veille à la portière de lachaise.
Et il eût juré que la Française lui avaitadressé en passant un gracieux sourire.
Ce bon Michel Pacheco était payé pour ne pointtromper quand il parlait d’espions échelonnés sur la route. Ilajoutait des profits politiques à son commerce de futaine, servantle roi et la ligue tour à tour, comme il convient à un marchandobligeant qui ne veut mécontenter aucune de ses pratiques.
Une comédie, qui rappelait par de certainscôtés les finesses cousues de fil blanc de la Fronde, se jouaitentre Paris et Madrid, et tout le long du chemin il y avait desgens qui, comme Michel Pacheco, sans savoir au juste de quoi ils’agissait, connaissaient supérieurement les masques.
On faisait du mystère à foison, car uneconspiration qui ne se donnerait point la joie de la mise en scènepérirait d’ennui dès le début.
C’était une gageure établie de gouvernement àgouvernement. Philippe V envoyait en France des torches et despoignards ; le régent surveillait, en Espagne même, la marchede cette contrebande, afin de l’arrêter plus sûrement à lafrontière.
Philippe V avait à Paris son ambassadeur,Antoine Giudice, duc de Giovenazzo, prince de Cellamare, qui eutl’honneur de laisser son nom à la conspiration, et une multituded’affidés secondaires parmi lesquels les mémoires et les romans ontnoté surtout l’abbé de Porto-Carrero. Il avait en outre la factiondes princes légitimés, à la tête de laquelle était Mme laduchesse du Maine. Il avait enfin les mécontents de Bretagne,croisés contre la régence du duc d’Orléans sous le nom deschevaliers de la Mouche-à-miel. À Rome, la princesse des Ursinstravaillait pour lui malgré ses quatre-vingt ans et, en Angleterre,le comte de Mar levait une armée à ses gages.
Le régent n’avait garde de rester enarrière ; il savait par cœur l’Espagne et les Espagnols.
On ne devine pas au premier abord pourquoi cepays austère et ces gens sobres sont si faciles à acheter, maisl’expérience prouve qu’il suffit de montrer une poignée de doublonspour avoir là-bas deux poignées de traîtres.
Le régent entretenait des intelligences dansla maison même du cardinal Albéroni.
Il n’était pas, dit-on, sans échanger quelquecorrespondance secrète avec Elisabeth Farnèse, seconde femme dePhilippe V.
En ce temps, les Italiens, peu à peu éliminésde France, avaient envahi l’Espagne, comme on peut le voir par cesquatre noms, les seuls que nous avons encore prononcés :Albéroni, Farnèse, Giudice de Cellamare et la princesse des Ursins(Orsini).
Le régent, trop fin pour compromettre sonambassadeur ordinaire, avait à Madrid M. de Goyon enqualité de diplomate privé, et le Génois Ferrari qui tenait sescaisses d’achats et de ventes…
Les bons serviteurs comme Michel Pachecoavaient un compte chez Ferrari et un autre à la caisse ducardinal.
Et la comédie marchait d’un pas paisible, lescourriers se croisaient en chemin avec les espions : onallait, on venait, on se déguisait, on se perdait, on seretrouvait. Il arrivait même quelquefois qu’on échangeait par excèsde zèle quelques coups d’épingles ou quelques coups d’épée.
Nous savons que Fortune avait son étoile, etnotre inquiétude pour lui dans cette petite guerre est assezmince.
Il arriva à Siguenza sous son respectablecostume de Père de la Foi et traversa la sierra entre ses deuxsaints compagnons.
Le surlendemain, en s’éveillant dans une bonneauberge de la ville de Soria, il se trouva seul. Le padre de droiteet le padre de gauche avaient disparu sans même lui dire en façond’adieu : « Virgen immaculada, sin peccadoconcebida. »
Auprès de son lit il y avait un brillantcostume de cavalier.
Il sauta tout joyeux hors de ses draps et sehâta de faire sa toilette.
À peine eut-il passé son pourpoint que lemaître de l’hôtellerie entra, suivi d’une demi-douzained’alguazils.
– Voici, dit l’hôtelier en montrant du doigtnotre ami Fortune, le gentilhomme que vous devez conduire à laprison de Tudela. Faites votre devoir !
La première pensée de Fortune fut de sedéfendre ; mais un petit alférez, gros comme le poing et quisemblait fort méchant, montra sa tête imberbe derrière lesalguazils et s’écria d’une voix flûtée :
– Qu’on le saisisse ! qu’on ledésarme ! qu’on le garrotte !
Au lieu de tirer son épée, Fortune se mit àregarder de tous ses yeux le petit alférez qui semblait sourirederrière ses sourcils froncés.
Il ressemblait trait pour trait à la joliedame de la litière, à l’amazone dont le vent avait soulevé le voilesur le pont romain de Hénarès.
Fortune se laissa appréhender au corps sansrésistance, on le hissa à cheval avec les menottes aux mains, et lepetit alférez, dont le visage enfantin s’abritait maintenant sousun large sombrero, prit la tête de l’escorte.
On se mit en route pour Tudela. En chemin, cediable de rousseau – le plus dangereux des espions signalés parMichel Pacheco – toujours bossu d’une épaule, toujours monté surune grande mule et toujours portant un taffetas vert à l’œil,semblait suivre de loin la caravane.
Plusieurs fois Fortune remarqua que le coquinriait en lui jetant des regards sournois.
Il lui semblait que l’épaule bossue avaitchangé de côté, comme autrefois l’emplâtre avait passé d’un œil àl’autre.
Mais Fortune ne se souvenait pas bien si labosse, dans l’origine, était à droite ou à gauche, de même qu’ilavait oublié si au début le taffetas sur l’œil était à gauche ou àdroite.
Les infirmités de ce coquin de rousseauallaient et venaient. C’était véritablement une créaturefantastique.
On s’arrêta pour dîner à Cervera, après avoirdescendu les dernières pentes de la Sierra Oncala.
Comme toujours depuis que la route étaitcommencée, la chère fut bonne, malgré le misérable état de laposada où le repas se prenait.
Les alguazils avaient apporté un honnêtepanier de provisions qui contenait quelques bouteilles de délicieuxvin des Açores.
Fortune mangea de grand appétit et eut leplaisir de voir par la fenêtre le rousseau, ce vil scélérat, quifrottait une gousse d’ail sur une croûte de pain sec.
Le petit aférez, qui dînait seul à une tablepour le décorum de son grade, ne mangeait pas plus qu’un oiseau ettrempait à peine ses jolies lèvres dans l’or liquide du madère.
C’était bien la Française : Fortune n’enpouvait douter.
Et, comme il ne la quittait point des yeux, ils’aperçut deux ou trois fois que la charmante personne détournaitses regards de lui avec un certain trouble. Sans être fat, Fortuneavait conscience de ses avantages. Il se dit :
– Cette aimable demoiselle et moi nous seronsune paire d’amis avant la fin du voyage. je connais mon étoile.
Cela vint plus tôt qu’il ne le pensait.
Au moment où l’on remontait à cheval le petitalférez s’approcha de lui sans faire semblant de rien etmurmura :
– Pauvre cher duc, vous n’êtes pas au bout devos peines…
« En route, ajouta-t-il de sa gentillevoix, et veillez bien sur le prisonnier.
Ce misérable rousseau était en train de sejucher sur sa grande mule.
On se remit en marche.
Pour le coup, Fortune se demanda si sesoreilles n’avaient point tinté.
Mais non, il avait entendu ; la Françaiseavait dit : Mon cher duc…
Le soir, à Tudela, au lieu d’aller en prisonil coucha dans le taudis de l’un des alguazils qui lui procura lelendemain matin une perruque grise et une robe de pénitent dont ils’affubla pour gagner Tafalla.
Il fit la route de Tafalla à Pampelune enmendiant.
La Française ne se montrait plus, mais àchaque détour du chemin, il voyait cette odieuse grande muleau-dessus de laquelle les cheveux ardents du rousseau semblaientflamboyer sous les rayons du soleil.
À Pampelune on le déguisa en paysannenavarraise, et ce fut ainsi qu’il franchit la chaîne des Pyrénéespar la vallée de Roncevaux.
Il était en France.
La première figure qu’il vit sur le sol de lapatrie fut celle du rousseau, qui le regardait passer, par lafenêtre du corps de garde de la frontière.
À cent pas du corps de garde, une escouade decontrebandiers le dépassa en courant ventre à terre.
Il y avait parmi ces contrebandiers un toutpetit cavalier qui souleva son large chapeau en passant auprès delui…
C’était la Française qui lui jeta ces motsrieurs :
– À bientôt, madame la duchesse !
En même temps, un villageois à cheveux blancs,qui arrivait au pas de son bidet, lui dit par derrière :
– N’êtes-vous point la fermière deM. de La Roche-Laury, ma fille ? Montez en croupederrière moi ; on peut faire de mauvaises rencontres dans laforêt et je suis chargé de vous conduire où vous devez aller.
Notez qu’il n’y avait pas trace de forêt.
Fortune ne se fit point prier.
Ils arrivèrent sur le tard àSaint-Jean-Pied-de-Port ; le vieux paysan frappa à la ported’une grande maison située sous la citadelle.
On ouvrit, et le rousseau s’élança dehors pourprendre aussitôt ses jambes à son cou et se perdre dans les petitesruelles qui descendaient vers la ville.
Le villageois et Fortune furent introduits parun valet en livrée dans une vaste salle où se tenait une jeunefemme vêtue à la dernière mode de la cour de France.
Il suffit à Fortune d’un coup d’œil pourreconnaître en elle le petit contrebandier, l’alférez imberbe,l’amazone et la voyageuse de la litière.
Il pensait bien que le mystère allait enfins’expliquer et songeait même à demander pourquoi on l’avait appeléune fois monsieur le duc, une fois madame la duchesse.
Mais la Française, en se levant pour saluerles deux nouveaux venus, posa rapidement son doigt mignon sur sabelle bouche.
Elle tendit son front, que le vieux villageoisbaisa.
– Monseigneur, demanda-t-elle, permettez-vousque j’expédie ce bon garçon avant de recevoir vos ordres ?
Fortune ouvrait de grands yeux.
Le mystère, au lieu de s’éclaircir,épaississait son voile.
Ce paysan, qu’on appelait monseigneur,répondit :
– Faites, ma toute belle, j’ai le tempsd’attendre.
Il s’assit.
La Française vint à Fortune et, s’armant d’unepaire de ciseaux, trancha en un tour de main tous les lacets de sabasquine navarraise.
Elle l’en dépouilla ensuite fortadroitement.
Fortune restait planté devant elle comme unmai, et la charmante fille ne se faisait point faute demalicieusement sourire.
Elle s’assit auprès d’une table où était lalampe et se mit à découdre la basquine du haut en bas.
Entre l’étoffe et la doublure, il y avaitplusieurs papiers.
L’étonnement de Fortune augmentait en mêmetemps que sa curiosité.
– La mule du pape ! pensait-il, j’étaiscommissionnaire sans le savoir.
Et il devinait sur les lèvres moqueuses de lajolie dame ses mots déjà prononcés :
– Pauvre cher duc !
Quand la Française eut achevé sa besogne, elles’assembla les papiers et sortit, non sans adresser à Fortune unsigne de tête presque caressant.
Notre cavalier resta seul avec le villageois àbarbe blanche.
Celui-ci desserra enfin les dents et dit, entournant paisiblement ses pouces :
– Si Son Altesse Royale madame la duchesse duMaine vous demande des nouvelles de l’Armada, vous lui direz qu’ily a cent navires de guerre dans les eaux de Cadix et que sous unmois ils peuvent croiser entre Brest et Lorient. Si elle daignes’informer du cardinal de Polignac, vous lui répondrez qu’il vareprendre sous peu le chemin de Paris !
– Je vais donc à Paris ! s’écria Fortune.Sang de moi ! voilà une bonne nouvelle !
La Française rentrait en ce moment. Elletenait d’une main un paquet assez volumineux, de l’autre une de cescannes à long bout de cuivre que les compagnons du tour de Franceportaient dans leurs voyages, alors comme aujourd’hui.
La Française remit à Fortune le paquet et lacanne. – Vous allez en effet à Paris, lui dit-elle, parMont-de-Marsan, Bergerac, Périgueux, Limoges, Châteauroux,Romorantin, Orléans, Fontainebleau et Melun. Tel est votreitinéraire, dont, sous aucun prétexte, il ne vous sera permis devous écarter. Ceux à qui vous devez obéissance sont contents devous, mais mon devoir est de vous prévenir que votre traverséed’Espagne n’était qu’un jeu d’enfant auprès des périls qui vousattendent en France, si vous ne suivez pas avec une aveugleobéissance les instructions qui vous seront données en chemin. Vousêtes pauvre et sans appui dans le monde…
Ici, la Française fit une légère pause. Samine espiègle avait une expression à peindre.
– Il vous importe, poursuivit-elle en retenantà grand’peine son rire qui voulait éclater, il vous importe, jeuneet passablement tourné comme vous l’êtes, de gagner tout d’un coupce qu’il faut pour vous assurer un honnête établissement. Si vousarrivez à bon port, ce qui dépend de vous, une généreuse récompensevous attend ; si, au contraire, vous tombez dans les piègesqui vous seront tendus, si vous vous laissez prendre, vous n’aurezà compter sur personne. Les puissants protecteurs qui vous seraientacquis en cas de succès rentreront sous terre dans l’hypothèsed’une défaite. Engagés comme ils le sont dans une entreprise depremière importance, il ne leur serait pas permis de secompromettre pour venir en aide à un humble serviteur tel quevous.
Ici, nouveau sourire, et la belle jeune femmen’avait pas besoin de se gêner, car monseigneur, le villageois àbarbe blanche, tournait le dos et semblait complètement étranger àl’entretien.
Nous devons confesser que ce sourire de laFrançaise intriguait Fortune outre mesure et le faisait donner audiable.
Fortune n’était pas éloigné de croire quecette charmante créature, toute pétillante de vivacité et d’esprit,en savait sur lui plus long que lui-même.
Il n’était pas très ferré sur l’histoireauthentique de sa naissance, et son imagination avait bâti souventde superbes châteaux sur la base de l’inconnu.
Le vieux villageois s’agita sur sonfauteuil.
– Avons-nous fini, ma toute belle ?murmura-t-il avec un peu d’impatience.
– Pas encore, Monseigneur, répondit la jeunedame, il ne faut négliger aucune recommandation.
– Vertu Dieu ! gronda le bonhomme, sivous en racontez aussi long que cela à chacun de ces bravesgarçons, votre journée ne doit pas suffire à ce fastidieuxcatéchisme !
Les beaux yeux de la Française, fixés surFortune, disaient clairement :
– Monseigneur ne sait pas devant qui ilparle !
La Française reprit, continuant l’éducation deFortune :
– Je n’ai pas à vous cacher, mon ami, que SonÉminence a d’autres messagers que vous sur la route de Paris. Vousn’emportez rien d’ici en fait de dépêches, sinon ce signe (ellemontra la canne de compagnon) qui vous servira en même temps dedéfense et de passeport. Vos dépêches vous seront remises enchemin, peut-être sans que vous vous en doutiez. À chaque couchée,vous recevrez les instructions pour l’étape du lendemain. N’ayezpas l’air de fuir les espions que vous rencontrerez à foison survotre route, aucun d’eux ne vous connaît, vous pourrez passer àvisage découvert.
Cette fois, Fortune protesta. Il y en a aumoins un qui me connaît ! dit-il. Lequel ? demanda lajeune dame.
– Vous pourriez peut-être m’apprendre son nomque j’ignore, repartit Fortune avec humeur ; m’est avis quevotre confrérie contient plus d’un pèlerin qui ménage la chèvre etle chou. Celui dont je parle est bossu de l’épaule gauche ou de ladroite, à son choix, borgne de l’œil gauche ou de l’œil droit, à safantaisie, et porte sur la tête au lieu de cheveux les plus vilainspoils que j’ai vus jamais à la queue d’une vache rousse… il sortaitd’ici quand je suis entré.
La jeune femme, cette fois, parvint à prendreson sérieux.
– Celui-là, dit-elle, vous ne le rencontrerezplus jamais !
– Est-ce ainsi ? murmura notre cavaliertout joyeux, car il traduisait cette réponse à sa manière,l’aurait-on expédié dans l’autre monde ce soir ? La nuit estnoire et cette bourgade de Saint-Jean-Pied-de-Port a l’aspect qu’ilfaut pour ces sortes d’exécutions. La mule du pape ! le coquinme gênait, et je dis que c’est là une excellente affaire !
La jeune dame poursuivit sans ajouter aucuneallusion à ce sujet :
– Prudence et discrétion ! ne jouez pas,ne buvez pas, ne vous querellez pas !
– Son Éminence m’a déjà chanté cette antienne,grommela Fortune. Sang de moi ! il y a beaux temps que je nejure plus.
– Faites le plus de diligence que vouspourrez, continua la Française, votre récompense sera de millepistoles, mais il y aura mille autres pistoles de prime pour celuiqui arrivera le premier…
– J’ai fini, Monseigneur,s’interrompit-elle.
Puis elle dit encore, en conduisant Fortunevers la porte :
– Si vous ne recevez pas en chemin d’autresmessages, vous entrerez à Paris par le village de Bercy et vousvous rendrez au quartier des Halles, dans la rue des Bourdonnais,où vous demanderez le logis du sieur Guillaume Badin, premièrebasse de viole à l’Opéra, et vous lui remettrez cette canne, endisant, souvenez-vous bien de cela : « Voici une gauleque j’ai coupée dans la forêt. »
Fortune répéta, pour graver ces mots dans samémoire :
– Voici une gaule que j’ai coupée dans laforêt.
– Maintenant, reprit la jeune dame avec leplus beau de ses sourires, bon voyage, ami Fortune, et que Dieuvous protège !
Elle prit en même temps la main de notrecavalier, qui sentit fort bien la pression des plus adorablesdoigts qu’il eût jamais admirés.
Il ne put s’empêcher de murmurer, rouge deplaisir et de crainte :
– Madame, me sera-t-il donné de vousrevoir ?
La Française resta un instant sans répondre,puis elle le poussa dehors d’un geste enjoué en disant, si basqu’il eut peine à l’entendre :
– Duc, vous jouez votre rôleadmirablement !
La porte se referma.
Fortune se trouva seul dans un corridorobscur, où une main prit la sienne dans l’ombre.
– Venez, lui fut-il dit.
C’étaient encore une main et une voix defemme.
On lui fit traverser une assez longue galeriedont les fenêtres donnaient sur un terrain planté d’arbres, puis,brusquement, on l’introduisit dans une chambre bien éclairée,petite et tendue de couleur claire, qui ressemblait en vérité à unboudoir.
Son guide était une manière de soubrette auminois éveillé, à l’allure essentiellement parisienne.
– Vous m’avez cru bien vieille, dit-elle enriant, là-bas sur le parvis de l’église Saint-Ginès ?
– À Guadalaxara ! s’écria Fortune ;c’était vous la duègne ? et vous demeuriez chez ce coquin dePacheco qui m’a endormi pour me déguiser en prêtre après m’avoirvolé les douros du cardinal !
– Ne me parlez pas de ces Espagnols, répliquala soubrette, avares comme des fourmis et voleurs commes despies ! Il y en a deux ou trois qui m’ont fait la cour et jecroyais bien avoir mes étrennes ; je t’en souhaite ! ilsont joué de la guitare sous ma fenêtre, et puis c’était tout ;d’ailleurs, ils sentent l’échalote !
Fortune, voyant sa compagne en si bellehumeur, voulut tirer d’elle quelque renseignement au sujet de laFrançaise et de ce villageois qu’elle appelait monseigneur.
Mais la soubrette avait sa leçon faite ;elle répondit seulement :
– Il n’y a pas beaucoup de paysannesnavarraises qui soient aussi jolies que vous, savez-vous ? laplace où était votre moustache est douce comme velours. Je pensebien que vous faites l’innocent, et comment n’en sauriez-vous pasplus long que moi ?
– Je te jure… commença Fortune.
– Cela ne vous coûte rien de jurer, àvous !…vous avez fait tant de serments !… Voilà, c’est unrude voyage, après tout, mais on peut bien souffrir un peu pourêtre prince !
Fortune n’en était pas à deviner qu’on leprenait ici pour un grand seigneur déguisé. Cette méprise leflattait, mais il aurait voulu savoir le nom du sosie qu’il avaitdans les hautes régions de la cour.
– Mademoiselle, reprit la soubrette, a bienparlé de vous le long du chemin.
– Alors, c’est une demoiselle ? ditFortune.
– Ou une dame, répliqua la soubrette, vouscomprenez que chacun de nous s’en tire comme il peut. Elle adit : « Je veux qu’il ait au moins ses aises pour cettenuit, et que demain il puisse faire sa toilette comme s’il était enson hôtel de la rue Croix-des-Petits-Champs… »
« On a fait ce qu’on a pu, ajouta-t-elleen promenant son regard autour de la chambre, et vous nousexcuserez s’il manque quelque chose : Saint-Jean-Pied-de-Portn’est pas Paris !
Elle déposa sur la table un objet qui renditun son argentin, fit une leste révérence et disparut.
Fortune resta seul.
Il regarda en premier lieu l’objet qui avaitsonné sur la table : c’était une bourse élégante etpassablement garnie.
Le boudoir était en vérité fort galant. Latoilette surtout, équipée de mousseline rose, contenait, outre lessavons et les essences, une multitude d’instruments dont notre amiFortune, qui n’était pas un sybarite, n’aurait point su devinerl’usage.
Le lit était coquet, moelleux, tout drapé delampas et de dentelles.
Fortune ne s’avoua pas cela, mais il espéraitvaguement que, cette nuit, une jolie main gratterait peut-être à laporte…
Et certes il ne songea même pas à dénouer lepaquet que lui avait remis la Française.
C’était son costume du lendemain, il savaitcela, et, d’après la façon dont on le traitait, son costume nepouvait être que convenable.
Une fois franchie la frontière de France, ledanger, comme on le lui avait dit, pouvait être plus sérieux, maisau moins le temps était passé des comédies malséantes et desdéguisements ridicules.
Il allait redevenir lui-même, et pour faireles deux cents lieues qui le séparaient encore de Paris, il allaitsans nul doute trouver un bon cheval à la porte de cette maisonhospitalière.
Fortune se mit au lit en songeant ainsi.Jamais il ne s’était étendu sur de pareils matelas, qui sentaientl’ambre, et où son corps enfonçait comme s’il se fût plongé dans unbain.
Il avait eu d’abord la pensée de se teniréveillé à tout événement, mais au bout de trois minutes il ronflaitcomme un clairon.
Aucune aventure galante ne vint l’éveiller,aucune main douce ou rude ne gratta à sa porte, et quand ils’éveilla, le lendemain, il faisait déjà grand soleil.
Au fond du lit, où il y avait une glace drapéede guipure, le cordon d’une sonnette pendait.
Il sonna, plutôt que de sauter hors de son litpour commencer sa toilette.
Ce fut un petit vieillard qui entra : unisraélite au nez crochu comme un bec de perroquet.
– Qui êtes-vous ? lui demandaFortune.
– Le maître de céans, répondit le petit homme,et je croyais que la dame aurait pris pour elle cette chambre queje loue aux voyageuses de distinction.
– Où est la dame ?
– Elle est partie de grand matin avec toute sasuite. J’espère, mon gentilhomme, que vous allez en faire autant,car la maison est à louer, et vous ne voudriez pas faire perdre àun père de famille l’occasion de gagner sa vie.
« Mais, s’interrompit le juif, dont leregard inquisiteur avait fait le tour de la chambre, à quel sexeappartenez-vous, s’il vous plaît ? Je ne vois ici que desvêtements de femme.
– Apportez-moi ceci, répondit Fortune endésignant le paquet qui lui avait été remis la veille ausoir ; cette enveloppe contient mes véritables habits.
Le petit vieillard obéit, et Fortune dénoual’étoffe qui entourait le paquet.
Aussitôt que les coins de l’enveloppetombèrent, le petit juif s’élança vers le lit comme un furieux.
– Misérable ! s’écria-t-il, osez-vousbien apporter dans une chambre qui coûte un écu tournoi par jour desemblables vilénies !
Fortune, à vrai dire, était aussi indigné quelui.
Le paquet contenait un costume de compagnonmaçon, usé, déchiré et tout souillé de plâtre.
Fortune n’aurait pas cru qu’il pût regrettersa jupe de paysanne navarraise !
– Holà ! bonhomme ! s’écria-t-il,voici qui passe la permission ! Vous devez avoir de près ou deloin des accointances avec ces gens-là. Je veux que le diablem’emporte si je consens jamais à revêtir ces guenilles.
Le Juif se prit à le considérercurieusement.
Il y aurait peut-être quelque chose à gagner,grommela t-il entre haut et bas, en amenant ici monsieur le bailliet les gens de la sénéchaussée.
Fortune n’entendit point cela, mais le regardcauteleux du bonhomme parlait aussi, et Fortune comprit sonlangage.
– N’êtes-vous point de la bande ?s’écria-t-il en bondissant hors des draps. Alors je vous retienscomme otage et vous allez me servir de valet de chambre !
Son puéril courroux était dissipé ; ilrentrait dans le sentiment de sa situation.
En un clin d’œil, avec l’aide du vieux juifqui le secondait bon gré mal gré, Fortune eut revêtu sondéguisement nouveau.
Il prit la bourse, il n’oublia pas la canne,il enferma son hôte dans le boudoir, et l’instant d’après,franchissant les portes de Saint-Jean-Pied-de-Port, il s’engageaità grands pas sur la route de Mauléon.
– À tout prendre, se disait-il déjà consolé,car il avait un excellent caractère, je n’ai pas à quereller monétoile. Ces habits ne sont pas somptueux, mais je ne rencontreraipersonne de connaissance qui puisse m’en faire rougir, et du diablesi un pareil accoutrement ne me met pas à l’abri des voleurs ?J’aurais mieux aimé voyager à cheval, mais le temps est beau etj’ai de bonnes jambes : tout est probablement pour lemieux : j’ai donné dans l’œil, c’est certain, à la charmantedemoiselle : elle a choisit ces guenilles dans monintérêt : figurons-nous seulement que nous sommes en temps decarnaval !
« La mule du pape !s’interrompit-il, je crois que je mourrais de honte si ses grandsyeux moqueurs étaient en ce moment sur moi !
Il suivait la route montueuse aussi vite qu’uncheval au trot.
Il dépassa Mauléon et poussa son étape jusqu’àOrthez, où un compagnon menuisier l’aborda dans la rue pour luioffrir l’hospitalité.
Ainsi en fut-il le lendemain à Mont-de-Marsan,de la part d’un compagnon tailleur de pierre.
Le surlendemain, même aventure à la troisièmecouchée.
Tout allait droit ; il n’y avait pas unpli, pas un obstacle, pas un détour.
Il lui arrivait bien souvent de souper avec deriches bourgeois et même avec des gentilshommes.
Deux ou trois fois il fut conduit dans despresbytères, le compagnon qui l’accostait se trouvant être unprêtre ou un abbé.
Une chose qui doit être notée, c’est que,selon la promesse de sa protectrice inconnue, deSaint-Jean-Pied-de-Port à Paris, Fortune ne rencontra pas une seulefois le rousseau.
On s’était débarrassé sans aucun doute de cetodieux personnage.
Du reste, cette charmante personne qu’onappelait la Française, était également devenue invisible.
Tout alla bien jusqu’à Melun et même jusqu’aubon bourg de Montgeron, situé au delà de Lieu saint.
Il ne s’était point battu, il n’avait point buoutre mesure et s’il avait juré, peu importait, puisqu’il n’étaitplus en Espagne.
Le naufrage a lieu quelquefois tout près duport.
À Montgeron, qui était la dernière étape,Fortune ne fut conduit ni dans une maison bourgeoise, ni dans unchâteau, ni dans un presbytère ; on le mena tout uniment àl’auberge où il se trouva entouré de joyeux vivants.
Lors de son arrivée, le maître de l’aubergelui avait dit qu’il ne pourrait avoir sa chambre avant minuit parcequ’elle était occupée par un voyageur, lequel avait dormi toute lajournée et devait se remettre en route pour Paris vers les onzeheures du soir.
Il faisait chaud et les routes étaient assezsûres, depuis qu’on avait mis à la raison la bande deCartouche ; il n’était point rare de voir les piétons faireleur étape la nuit pour éviter l’ardeur du soleil.
Fortune, n’ayant pas le choix, puisquel’auberge était pleine à regorger, accepta la chambre, et pour tuerle temps se réunit aux joyeux vivants qui étaient dans la sallecommune.
Le temps fut tué tant et si bien que quand onvint chercher Fortune, vers minuit, pour le mener à sa chambre, ilavait la tête lourde, les yeux éblouis et le diable dans sapoche.
De toutes ses économies il ne lui restait pasun écu.
– Voilà bien mon étoile ! dit-il à sescompagnons en leur souhaitant la bonne nuit gaiement. S’il m’étaitsurvenu pareille déconvenue entre Limoges et Orléans, par exemple,j’aurais pu éprouver de l’humeur ; mais ici, à deux pas deParis, vogue la galère ! je me soucie de mon boursicot perducomme d’une guigne !
Il monta à sa chambre en chantant. Sous lesdraps blancs qu’on venait d’y mettre, le lit du voyageur étaitencore tiède.
Fortune commença à se déshabiller paisiblementet il allait se fourrer sous la couverture, lorsqu’un objet attiratout à coup son attention et sembla fasciner son regard.
C’était une perruque rousse, tombée à terre etsur laquelle la lampe jetait un vif rayon.
Fortune, demi nu qu’il était, se jeta surcette perruque comme sur une proie.
Il l’avait reconnue d’un coup d’œil.
Mais quand il l’approcha de la lumière pourl’examiner mieux, il vit sur la table une bande de taffetas vertformant emplâtre, aux deux extrémités de laquelle se rattachaientdes ficelles.
En même temps son pied foula un objet deconsistance molle qu’il ramassa.
C’était une sorte de tampon de forme oblongue,fait avec des chiffons et de l’étoupe.
Fortune aurait eu de la peine à reconnaître lanature de ce dernier objet s’il n’y avait eu la perruque rousse etl’emplâtre.
Les trois objets réunis ne lui laissaient pasl’ombre d’un doute : il avait devant les yeux l’épaule, latignasse. l’emplâtre de son ennemi le rousseau.
– La mule du pape ! s’écria-t-il endevenant tout pâle c’est lui qui a dormi dans ce lit !… et ilest en route vers Paris !… Si je n’arrive pas avant lui auxbarrières, le scélérat est capable de me dénoncer et de me fairependre !
Après une pareille découverte, le plus sageétait de payer sa dépense à l’auberge et de gagner au pied pourtâcher d’arriver le premier aux barrières de Paris.
Mais là gisait justement la difficulté.Fortune faisait toujours les choses en conscience : il avaittout perdu, jusqu’à son dernier rouble, et je crois même qu’ilrestait pour un peu le débiteur des joyeux vivants avec qui ilavait passé la soirée.
Il ouvrit sa fenêtre.
Le temps était magnifique.
Toutes les étoiles brillaient au ciel, ycompris la sienne.
Il ne s’agissait en définitive que de sauterdans le jardin de l’auberge et de franchir un mur pour se trouverlibre sur la grande route.
Fortune se dit :
– J’ai encore la bonne chance, car mes habitssont de ceux qu’on ne peut point gâter en pareille aventure.
Il sauta.
Mais je ne sais comment cela se fit, carc’était un garçon leste et adroit de son corps, sa jambe porta àfaux et il se blessa en tombant.
Il traversa néanmoins le jardin le mieux qu’ilput et parvint à franchir le mur qui était bas et demi ruiné.
Une fois sur la route, il tâta sa jambeblessée qui était la droite, et se dit, dans la bonne envie qu’ilavait d’être toujours content :
– Un autre se serait rompu le genou, tout net,moi je serai quitte pour boiter un peu le long de la route. Et ilse mit en marche bravement.
Il n’en voulait aucunement à son étoile ;toute sa mauvaise humeur se reportait sur le rousseau, qui était,selon lui, cause de son malheur.
Sans le rousseau il aurait dormi paisiblement,à cette heure, dans un bon lit.
Gare au rousseau De Montgeron à Paris latraite n’est pas longue, Fortune se répéta cela pour le moins unecentaine de fois, mais sa jambe était lourde et le moindre faux paslui arrachait un cri de douleur.
Il dépensa près de deux heures à gagnerVilleneuve-Saint-Georges, et les deux lieues qui sont entre cevillage et Maisons-Alfort lui semblèrent aussi longues que tout sonvoyage depuis la frontière espagnole.
L’aube se faisait quand il atteignitCharenton.
Ses instructions, nous nous en souvenons,étaient d’entrer à Paris par le village de Bercy.
Jusqu’alors il n’avait rencontré personne,sinon quelques rustres et quelques paysannes apportant desprovisions pour le marché ; mais au moment où il mettait lepied sur le pont qui passe la Marne, il eut une vision bizarre quilui fit froid sous l’aisselle.
Il vit au milieu du pont, dans la brumematinière, un homme habillé en compagnon maçon dont les vêtementsétaient tout blancs de plâtre et qui portait une canne semblable àla sienne.
Jusque-là rien de trop surprenant.
Mais ce compagnon maçon boitait de la mêmejambe que lui, et il lui semblait que tous ses mouvementscorrespondaient aux siens propres.
La chose était si frappante que Fortunes’arrêta pour se frotter les yeux.
L’autre compagnon maçon s’arrêta en mêmetemps.
– La mule du pape ! pensa notre cavalier,est-ce que je deviens fou ?
Et, pour en avoir le cœur net, il reprit samarche :
– Holà, manant ! cria Fortune ; jesais bien que je n’ai plus ma galante tournure d’hier ;prétendrais-tu te moquer de mon embarras, sang de moi ?
Au son de cette voix, l’autre compagnon seretourna vivement.
Mais Fortune eut beau presser le pas etregarder de tous ses yeux, le crépuscule était encore trop faibleet la figure du prétendu railleur restait invisible dans lebrouillard, Fortune ne put rien distinguer de ses traits ;seulement, il y a des inspirations soudaines et despressentiments ; pour la première fois, l’idée vint à Fortuneque ce compagnon maçon pourrait bien être son ennemi lerousseau.
Pourquoi cette idée lui venait, il n’auraitpoint su dire, car, dans leurs diverses rencontres, rien ne luiavait donné à penser que le rousseau fût boiteux.
Il l’avait toujours vu sur sa mule, excepté ladernière fois, à Saint-Jean-Pied-de-Port, et cette fois lerousseau, avait couru mieux qu’un lièvre.
Mais précisément, mieux qu’un lièvre aussi, lecompagnon maçon se mit à courir pendant que Fortune se livra à cesréflexions.
Il boitait misérablement, mais il détalait àmiracle et en un clin d’œil il disparut dans le brouillard.
Fortune invoqua la mule du pape, la corbleu,la sambleu, la tête-bleu et quelques panerées de diables, car ilétait, pour le coup, mécontent de son étoile.
Ce qu’il avait pris pour un mirage était belet bien un coquin en chair et en os dont la fuite confessait lesméchants desseins.
Le plus dangereux de tous les espions, au direde Michel Pacheco et de la Française elle-même !
Celle-ci, à la vérité, avait donné à entendrequ’on s’était débarrassé du rousseau, mais ces malfaiteurs ont lavie dure.
En reprenant sa marche cahin-caha, Fortune negardait pas l’ombre d’un doute : il était sûr que le rousseaumarchait devant lui.
Pourquoi cependant ce déguisement pareil ausien ? et quel noir complot méditait l’abominabledrôle ?
– Heureusement, se dit Fortune, que mes deuxbras sont en bon état, si mes deux jambes sont dépareillées. Que jepuisse mettre seulement la main au collet de cette canaille et jefais vœu de l’étrangler comme un poulet !
L’aube commençait à s’éclaircir quand ildépassa les dernières maisons de Charenton pour entrer dans cetteavenue circulaire plantée d’arbres qui contourne Conflans, ensuivant la courbe de la Seine.
À la hauteur de Conflans il réussit à prendrele pas de course.
Et sa vaillance devait être récompensée, caren interrogeant de l’œil la perspective de la route, il distinguaune forme cahotante qui essayait de se cacher derrière la ligne desarbres.
La couleur blanchâtre de cette ombre dénonçaitle compagnon maçon.
Tantôt devant elle, tantôt derrière elle,tantôt à droite, tantôt à gauche, une autre ombre que Fortunen’avait point encore remarquée courait, gambadait, tournait, longueet fauve comme un loup.
On sait que les bons chiens, mêmes rendus defatigue, retrouvent un moment de fougueuse ardeur dès qu’ilspeuvent chasser à vue.
Fortune se lança comme un furieux ; il nesentait plus sa jambe et l’espace diminua à vue d’œil entre lui etson gibier qui semblait terriblement essoufflé.
Aux environs du château de Bercy dont le sautdu loup bordait la route, Fortune avait gagné tant de terrain qu’ilput entendre aboyer le grand chien de son ennemi.
Mais au-delà du saut du loup, celui-ci pritbrusquement à droite un sentier menant à des taillis d’assez vasteétendue qui couvraient le terrain compris entre la Seine et le lieudit la Grande-Pinte.
Fortune prit à son tour le sentier, gagna lebois et s’engagea à pleine course dans la première percée qui seprésentait à lui, il alla longtemps ainsi, espérant tomber sur saproie de minute en minute, et serrant sa canne qui ne devait pointêtre, à l’occasion, une arme méprisable.
À vrai dire, il n’en destinait point lepremier coup à rousseau, pauvre créature à laquelle suffirait uncouple de bourrades, mais bien à ce grand diable de chien dont lesdents pouvaient rétablir l’égalité de la partie.
La percée courait en zigzag à traversbois.
Fortune, qui ne ménageait point sa peine etgalopait à perdre le souffle, pensait bien avoir gagné un terrainconsidérable ; cependant, quand il sortit du taillis pourentrer dans les champs cultivés qui entouraient le hameau deReuilly, son regard, interrogeant l’horizon, ne vit partout quesolitude.
Le soleil sortait d’une nuée rose derrière lesbois de Vincennes ; quelques toits fumaient déjà, mais leslaboureurs n’étaient pas encore au travail.
Sur la gauche, dans un brouillard épais, onapercevait le sommet des clochers de Paris et les remparts de laBastille qui semblaient submergés par la brume jusqu’à la hauteurdes créneaux.
À force de fouiller le lointain, Fortunedistingua justement dans cette direction inattendue, un point noiret un point blanc qui se mouvaient dans les guérets : lecompagnon maçon et son chien.
La mule du pape fut prise à témoin parFortune, non sans une certaine amertume, car il y avait là pour luidéception cruelle : d’autant plus qu’il lui semblait désormaisimpossible d’arriver à la barrière Saint-Antoine avant lerousseau.
Mais il n’était pas homme à se déclarer vaincusans tenter un dernier effort, et il repris sa course à fond detrain.
Dès les premiers pas, une ombre d’espoir luirevint, car le point noir et le point blanc, au lieu de piquerdirectement vers la ville, firent un brusque détour sur la droite,comme si un obstacle invisible pour Fortune leur eût barré lechemin.
Aussitôt notre cavalier coupa au court,prenant pour point de repère le clocher carré de l’égliseSainte-Marguerite, au quartier Saint-Bernard.
Il allait au hasard, soutenu par la bonneenvie qu’il avait d’accomplir heureusement sa mission, maisaiguillonné surtout par cette fantaisie qui le tenait depuis sondépart l’Alcala.
Il n’était pas méchant, notre cavalierFortune, mais il prouvait un voluptueux frémissement à l’idée derompre les cotes à ce coquin de rousseau.
Et vraiment, il avait une étoile ! car,après avoir perdu de vue sa proie pendant plus d’une demi-heure,ayant gravi un petit mamelon auquel s’adossaient les jardins dupresbytère de Sainte-Marguerite, il vit, par-dessus lesinnombrables villas ou folies qui séparaient le chemin de laRoquette du Chemin-Vert, le rousseau et son grand chien descendanttous deux vers la contrescarpe Saint-Antoine.
Le rousseau ne battait plus que d’uneaile ; il semblait littéralement harassé de fatigue.
Fortune brandit sa canne et s’élança, crianten lui-même : Montjoie ! Saint-Denis !
Dix minutes après il était au beau milieu dece paradis terrestre qui est maintenant un bien pauvre quartier,mais qui contenait alors toutes les luxueuses fantaisies de lanoblesse et de la finance.
Quand Fortune arriva à l’angle formé par leChemin vert et le chemin de la contrescarpe, il se trouva devantune grille désemparée qui donnait accès dans un vaste terrain toutplanté de charmilles ; au détour de l’une de ces charmilles,il vit disparaître le train de derrière d’un grand chien.
– Tayaut ! fit-il en lui-même.
Et il bondit sous les charmilles.
Ce n’était pas immense et pourtant Fortune,pendant plus d’une demi-heure, courut comme un dératé de charmilleen charmille.
Le labyrinthe était admirablement dessiné, lesmurailles de verdure avaient une épaisseur impénétrable, et deuxhommes pouvaient en vérité se chercher en vain dans ce méandrependant toute une journée.
Fortune ne sentait pas trop sa foulure, maisil était las comme un malheureux et l’appétit commençait à parlerau fond de son estomac.
Quand Fortune avait faim, c’était pour tout debon.
Ce matin, quoi qu’il pût calculer defavorable, son déjeuner ne se montrait à lui que dans lelointain.
Pour déjeuner, il fallait d’abord entrer dansParis, gagner le quartier des Halles sans encombre et trouver lesieur Guillaume Badin, première basse de viole à l’Opéra.
Cela demandait du temps, mais en outre Fortunes’était mis en tête qu’avant d’entrer dans Paris il fallaitmassacrer le rousseau.
À ses yeux, la plus élémentaire prudencecommandait cette exécution.
Passer la barrière en laissant derrière soi unespion si dangereux, c’était courir à la potence.
Aussi Fortune, malgré sa fatigue, malgré sajambe malade, qui criait bien un peu, malgré son estomac quicommençait à hurler, poursuivait en conscience la chassecommencée.
Il tournait à perdre haleine dans cette caged’écureuil, passant et repassant au même lieu et maudissant cescharmilles.
À chaque instant un bruit de feuilles, lefrôlement d’une branche venaient émoustiller son ardeur : il yavait des moments où il n’était séparé de son ennemi que par laverte muraille.
Il s’élançait alors, cherchant un passage etsavourant déjà la joie du premier coup de bâton lancé à toute voléesur le crâne de son persécuteur.
Mais il n’y avait point de passage.
Les allées tournaient, tournaient sans cesse,et, après une autre demi-heure dépensée à courir follement, Fortunese retrouva près de la grille.
Il tomba sur le gazon découragé ; lasueur inondait son front et sa poitrine pantelait.
Il n’était pas là depuis la moitié d’uneminute lorsqu’il entendit tout près de lui, de l’autre côté de lacharmille, ce bruit d’espèce particulière que produisent les dentsd’un chien acharné sur un os.
Il s’allongea, fourra sa tête dans lefeuillage, et, parvenant à écarter les branches de droite et degauche, il darda de l’autre côté son regard avide.
Voici ce qu’il vit :
D’abord le loyal museau d’un grand épagneuloccupé à ronger un os.
À deux pas du chien un jeune homme en costumede compagnon maçon, couché sur l’herbe comme Fortune et qui, commelui, haletant, essuyait d’une main la sueur de ses tempes et del’autre approchait de ses lèvres le goulot d’une gourde au ventrerebondi.
Fortune se releva si brusquement qu’il laissaune poignée de cheveux dans le trou de la haie.
– Le coquin est à moi ! pensa-t-il enreprenant chasse avec une nouvelle vigueur, et j’espère bien qu’iln’aura pas le temps de tout boire !
Cette fois, la chasse ne fut pas longue.Fortune, en effet, n’eut qu’à tourner l’extrémité de la charmille,qui s’arrêtait à une vingtaine de pas de la grille, pour se trouverdans une autre route, à l’entrée de laquelle le compagnon maçon etson chien prenaient leur repas.
À cet aspect inopiné le chien resta bientranquille, mais l’homme bondit sur ses pieds et saisit sa canne decompagnon avec tous les signes de la frayeur et de la colère.
En même temps il s’écria :
– Pille, Fortune, pille !pille !
Il paraît que l’épagneul se nommait aussiFortune, Car à l’appel de son maître il ne fit qu’un saut jusqu’àla gorge de notre cavalier.
Mais il faut bien se rendre compte de cettecirconstance : si notre cavalier eût été un homme ordinaire,nous ne prendrions point tant de peine pour raconter sesaventures.
Fortune, j’entends l’homme et le chrétien,arrêta Fortune l’épagneul d’un coup de pied droit, lancé justeentre ses deux pattes de devant.
L’animal Fortune roula sur l’herbe en geignantet l’écume de sa gueule devint rouge.
Fortune le bipède fit tournoyer sa longuecanne, et, sans autre explication préalable, il en allongea unformidable fendant qui eût broyé du premier coup la tête de sonadversaire, si celui-ci n’eût été à la parade.
Certes, la bataille promettait d’être curieuseet bien disputée, car l’ancien rousseau, ce dangereux espion, sansposséder la robuste apparence de notre ami Fortune, n’était pointun gaillard à dédaigner.
Sa taille un peu courte était parfaitementprise depuis qu’il n’avait plus sa bosse, et il maniait son bâtonen expert.
Restait donc sa jambe boiteuse, mais sous cerapport Fortune lui rendait la pareille.
Si d’un côté Fortune avait son étoile, del’autre le rousseau était pourvu de son chien qui, revenu de sonpremier étourdissement, pouvait opérer une lutte vaillammentsoutenue de part et d’autre.
Le combat, en effet, finit au moment même oùil commençait, non point faute de combattants, mais faute d’armes,et Fortune, le chien, n’eut pas même le temps de reprendre ses senspour venir au secours de son maître.
Ces deux longues et belles cannes decompagnons qui semblaient si propres à casser des bras et à fêlerdes crânes se brisèrent toutes les deux en pièces au premierchoc.
Vous eussiez dit, en vérité, une plaisanteriepréparée pour faire rire les spectateurs d’un théâtre.
Elles étaient creuses toutes les deux, cescannes, et toutes les deux, en se rompant, laissèrent échapper unepluie de petits papiers…
Le chien malade aboya plaintivement, les deuxhommes restèrent immobiles, plantés en face l’un de l’autre et seregardant avec des yeux arrondis par l’ébahissement.
Tous deux avaient à la main leurs tronçons decanne, longs comme des baguettes de tambour.
Quand ils se furent bien regardés, leurs yeuxse reportèrent sur le gazon, cherchant les papiers éparpillés.
Cela dura longtemps, si longtemps que lechien, retrouvant ses instincts, se mit à ramper vers Fortune, sonhomonyme.
Fortune ne le voyait point.
– À bas ! Fortune ! ordonna l’ancienrousseau.
Puis, se tournant vers notre cavalier, ilajouta d’un ton doux et poli :
– Je changerai le nom de la bête si c’estvotre bon plaisir, Monsieur…
– Monsieur, répondit Fortune sur le même ton,je vous en serai obligé, assurément.
– Faraud ! appela aussitôt l’ancienrousseau.
Le chien dressa les oreilles, puis il vint enfaisant le gros dos comme un chat, se coucher aux pieds de sonmaître.
– Faraud est son vrai nom, reprit celui-ci, jelui avais donné le nom de Fortune par rancune, contre vous, aprèstout le mal que vous m’avez fait.
– La mule du pape ! s’écria notrecavalier, je vous ai fait du mal, moi ! Dites donc que vous mepoursuivez depuis quatre cents lieues comme un remords, et qu’àl’heure où nous sommes vous m’empêchez encore d’entrer dansParis !
– C’est-à-dire, répliqua l’ancien rousseau nonsans retrouver quelques accents de colère, c’est-à-dire que vous medonnez la chasse depuis Alcala de Hénarès et qu’à l’heure présentevous me fermez la porte de la ville.
Les choses prenaient évidemment cette tournurepaisible et lente qui précède une explication. La curiosité étaitéveillée des deux parts mais Fortune y joignait un autresentiment.
– Mon camarade, dit-il, je soupçonne quelquemalentendu entre nous, et depuis que vous ne portez plus cetemplâtre vert qui allait si mal avec votre perruque rousse, je voustrouve la figure de tout le monde. M’est-il permis de vous demanderoù votre chien Faraud avait trouvé cet os qu’il mordait sibellement tout à l’heure ?
Le plus dangereux des espions se prit àrire.
– En somme, murmura-t-il, vous avez l’air d’unjoyeux compagnon, et votre question signifie, je suppose, que vousn’avez point déjeuné ce matin ?
– Juste, mon camarade ! s’écria Fortune.Auriez-vous donc par hasard un bon cœur ?
– Et quelques provisions, ajouta-t-il, carj’ai commencé ma fournée à minuit à cause de vous, et mon souperd’hier au soir est sous la semelle de mes bottes.
L’ancien rousseau fit un pas en arrière,démasquant ainsi un chanteau de pain et une éclanche de moutonfroide qui était à demi cachée derrière son bissac, tout blanc deplâtre.
Les yeux de Fortune brillèrent, et désormaisson mortel ennemi se montra à lui sous un tout autre aspect.
– Pourquoi, diable, aviez-vous pris cedéguisement ? demanda notre cavalier en s’asseyant surl’herbe, à proximité de l’éclanche.
– À cause de vous, parbleu ! réponditl’autre, qui coupa une bonne tranche de viande et la posa sur unmorceau de pain. Je savais que vous m’aurez pris ma femme.
– Votre femme ! répéta Fortune, quifaillit, dans son étonnement, avaler de travers la premièrebouchée. Je veux mourir si je connais votre femme ! Aprèscela, se reprit-il en souriant avec une certaine complaisance, j’enconnais tant et tant ! s’il vous plaît ?
L’ancien rousseau lui tendit sa gourdefraternellement.
– Prenez garde de vous étrangler, dit-il. Mafamille est bien connue dans la rue du Petit-Hurleur, et je suis leseptième fils de maître Camus, le mercier. Mon vrai nom est VincentCamus ; mais je me suis mésallié, malheureusement, et voussavez où cela mène ! Au théâtre de la foire Saint-Laurent onm’appelle La Pistole.
Ceci fut prononcé d’un ton modeste etorgueilleux à la fois. Fortune, qui avait bu une énorme lampée,s’écria :
– La Pistole ! la mule du pape ! lecélèbre La Pistole ! sang de moi ! Je serais bien auregret si je vous avais cassé la tête… La Pistole, mon ami, je puisvous jurer sur mon salut que je ne connais ni d’Ève ni d’AdamMme La Pistole.
Le fils du mercier Camus reprit sa gourde etdit avec un accent de reproche :
– Alors, pourquoi étiez-vous toujours sur sestalons au pont du Hénarès, au logis de ce vieux scélérat MichelPacheco ?…
– Il vous a aussi volé quelque chose ?interrompit Fortune.
– À Tudela, poursuivit La Pistole, à Siguenzaet dans l’hôtellerie de Saint-Jean-Pied-de-Port ?
Fortune le regarda la bouche pleine ; ilsongeait à la Française.
– Est-ce que ce serait ?… murmura-t-ilavec une stupéfaction profonde.
– Juste ! fit La Pistole. Ma femme estZerline, la chambrière de la sœur d’Apollon.
Fortune lui saisit les deux mains.
– Et qui est la sœur d’Apollon ?demanda-t-il.
– Ah ! ah ! fit La Pistole, prenantun ton de réserve, une muse probablement. Buvez et mangez, moncamarade ; je ne m’occupe point des choses qui sont au-dessusde moi.
Fortune n’avait pas besoin qu’on luirecommandât de manger et de boire ; il s’en acquittait enconscience.
Si Son Éminence le cardinal Albéroni et si SonAltesse Royale le duc d’Orléans, régent de France, avaient su cequi se passait dans un coin de l’ancienne folie du banqueroutierBasfroid de Montmaur, le premier eût été bien inquiet, le secondbien joyeux.
Les petits papiers restaient, en effet,tranquillement là où le vent les avait mis.
Tous les secrets de la politique espagnolejonchaient l’herbe à trente pas d’une grille ouverte.
Il y avait ici la vie d’une douzaine de grandsseigneurs et de plusieurs milliers de gentilshommes avec la libertéde toute la lignée illégitime de Louis XIV.
Les deux cannes, en se brisant, avaient jetéau vent deux exemplaires complets de la conspiration deCellamare.
Et Fortune mangeait sans oublier de boire, etLa Pistole bavardait.
Ni l’un ni l’autre n’avaient encore songé àmettre les précieux papiers en lieu sûr.
Ce fut La Pistole qui en eut la première idée,encore son idée se traduisit-elle sous une forme qui était lacontinuation de son erreur.
– Il faut ramasser tout cela, dit-il ; jepense que vous avez assez de confiance en moi pour me laisservaquer à ce soin pendant que vous continuez votre repas.
– Certes, certes, répondit Fortune la bouchepleine.
La Pistole se mit aussitôt en besogne ;tout en cueillant les papiers un à un sur le gazon, ilajouta :
– Nous pourrions savoir ici le pour et lecontre, puisque vous apportiez sans doute le message deM. de Goyon, tandis que je servais de facteur aucardinal.
– Mais du tout ! s’écria Fortune, c’estle contraire.
– Comment, le contraire ?M. de La Roche-Laury m’avait dit…
– Vous connaissez La Roche-Laury ?
– C’est lui qui m’avait raconté vos aventuresavec ma femme.
Fortune éclata de rire.
– Et moi, s’écria-t-il, c’est le cardinal quim’avait ordonné de vous éviter, comme la peste.
La Pistole apportait en ce moment dans sesdeux mains l’ensemble des papiers ramassés.
– Ces grands politiques, dit Fortune, ont lesmêmes proverbes que les porteurs d’eau : il ne faut pas mettretous ses œufs dans le même panier, voilà la fin de l’histoire.J’avais ordre de vous éviter, c’est vrai, mais j’avais aussidéfense de me battre contre vous.
– C’est comme moi, s’écria La Pistole.
– Eh bien ! mon camarade, conclut Fortuneen s’essuyant la bouche d’un revers de main, car il n’avait pas deserviette, grand merci de votre déjeuner que je vous rendrai àl’occasion avec usure. Foi de soldats, je n’ai jamais échangé plusde dix bredouilles avec Mme La Pistole, et encore ce futseulement à Saint-Jean-Pied-de-Port, une semaine pour le moinsaprès notre départ de Madrid. Avant cela je ne l’avais jamais vue.Tâchons de retrouver, parmi ces dépêches, vous les vôtres, moi lesmiennes, et allons au lieu qui a été indiqué à chacun de nous.
La Pistole déposa devant lui les papiers dontil avait déjà examiné quelques-uns.
– Le partage ne sera pas très facile, dit-il,c’est écrit en chiffres. Avez-vous la clé, vous ?
– Pas seulement un loquet, mon camarade,répondit Fortune qui prit au hasard un des papiers, puis unautre.
– Tiens ! tiens ! s’écria-t-il aprèsavoir examiné le second, en voici deux qui sont absolumentsemblables, voyez plutôt !
– Deux gouttes d’eau ! répondit LaPistole après avoir examiné, et tenez ! en voici deux autres…et deux autres encore !
– Tout est deux par deux, dit Fortune, noussommes évidemment des messagers envoyés en duplicata.
– Il y en a peut-être encore d’autres, ajoutaLa Pistole.
– En tout cas, le partage est bien aisé,reprit Fortune ; nous n’avons qu’à mettre ce qui vousappartient à droite, ce qui me revient à gauche, et à fourrer letout dans nos poches.
La Pistole commença aussitôt ce travail deséparation.
– Moi, dit-il, j’ai encore une bonne course àfaire, je vais porter cela au quartier des Halles.
– Rue des Bourdonnais ? s’écriaFortune.
– Juste ! chez le sieur GuillaumeBadin.
– Première basse de viole à l’Opéra :c’est comme moi.
– Et on vous a promis cinq cents louis ?demanda La Pistole.
– Ni plus ni moins, répondit Fortune, pluscinq cents autres louis de récompense au cas où j’arriverais lepremier.
– Eh bien, fit La Pistole, puisque vous n’êtespas le galant de Zerline, mon abominable femme, monsieur Fortune,il n’y a plus entre nous que ces cinq cents derniers louis. je vouspropose d’aller ensemble chez ce Guillaume Badin, bras dessus, brasdessous.
– Et de couper en deux la récompense ?interrompit Fortune. Tope ! jamais je n’aurais cru que nousferions une paire d’amis.
Le partage des dépêches était terminé etchacun avait son compte, le contenu des deux cannes creuses setrouvant être exactement pareil.
Chacun d’eux mit son contingent dans sa poche,puis Fortune tendit la main à La Pistole, qui la serracordialement.
Le grand épagneul remuait la queue. Malgré lecoup de pied reçu, il semblait avoir une sympathie naturelle pourFortune, dont il avait porté un instant le nom.
Tous deux pareillement habillés et plâtrés,nos anciens ennemis quittèrent en se tenant sous le bras ce lieuqui avait failli devenir un champ de bataille.
Ils tournèrent à droite en quittant le chemin,pour remonter la contrescarpe Saint-Antoine et entrer dans la villepar le Pont-aux-Choux.
Nos nouveaux amis longèrent sans encombrel’enclos du Temple, traversèrent le carré Saint-Martin, tournèrentla rue des Ours et descendirent aux Halles par la grande rueSaint-Denis.
Dans le quartier des Bourdonnais, tout lemonde connaissait Guillaume Badin, première basse de viole àl’Opéra, et dès que Fortune eut prononcé son nom, dix passants luiindiquèrent le numéro 9 comme étant sa demeure.
Seulement ces passants avaient de singulièresfigures : les uns riaient, d’autres hochaient la tête,d’autres encore haussaient les épaules.
Ce fut bien autre chose encore quand nos deuxcompagnons eurent franchi la porte du numéro 9.
Il y avait dans la cour une véritable émeute,composée des gens de la maison, d’un bon nombre de dames de laHalle, de garçons ferronniers et drapiers auxquels se joignaientune demi-douzaine d’élèves droguistes de la halle des Lombards.
Nos deux amis n’eurent pas besoind’interroger, car tout ce petit monde turbulent et bavards’occupait de Guillaume Badin.
Et aussi de Thérèse Badin, sa fille, quisemblait partager avec lui un succès d’immense popularité.
– Tout ce qui reluit n’est pas or, disaientles dames de la Halle, le père et la fille n’iront pas loin sans secasser le cou.
– Il a gagné un demi-million sur les actionsd’Amérique, répondaient quelques garçons droguistes qui avaient del’eau plein la bouche.
Le voisinage du tripot Quincampoix affolait larue des Lombards.
D’autres bavardaient :
– Il a acheté de Chizac-le-Riche le cabaretdes Trois-Singes.
– L’a-t-il payé ? ripostait uneharengère, alors qu’il nous paye !
– Il n’a pas le sou !
– Il a reperdu dix fois ce qu’il avaitgagné !
– Et sa fille a un carrosse maintenant ;est-ce que c’est pas pitié !
– Et de grands laquais à livrée !
– Et des diamants et de la soie ! et duvelours !
– Puisqu’elle est danseuse, objecta un jeuneapothicaire au cœur chevaleresque, et puisqu’elle est belle commeles amours ! Fortune et La Pistole choisirent ce moment pourpercer les groupes.
– Je vous prie, mes bonnes gens, demandaFortune avec politesse, ledit sieur Guillaume Badin ne demeure-ilplus en ce logis ?
Cette question inopinée produisit un instantde silence.
Puis l’émeute entière fut prise d’une gaietéfolle et entoura notre cavalier en poussant un vaste éclat derire.
Le défaut de Fortune n’était pas d’êtreendurant ; il mit le poing sur la hanche comme s’il avait euson épée au côté.
Et les rires de redoubler, car en touchant sahanche sa main avait soulevé un nuage de plâtre.
– Mon vieil ami chéri, dit une dame de laHalle, l’ancien logis de Guillaume Badin et de sa fille est ausixième étage. C’étaient de bonnes gens du temps qu’ils yhabitaient.
– À présent, reprit la harengère, il n’yaurait pas seulement là-haut de quoi mettre les jupes de laBadin !
– On ne voit pas beaucoup de duchesses pourreluire comme elle ! ajouta l’apprenti pharmacien.
Puis une marchande de drap du cloître desInnocents :
– Elle a disparu pendant quelque chose commeun mois, et Dieu sait où elle a couru la prétentaine ; maisdepuis quatre jours elle est revenue, et pas plus tard qu’hier jel’ai vue passer en carrosse dans la grande rue saint-Honoré avec lafille suivante de Mme la duchesse du Maine, celle qu’ilsappellent la sœur d’Apollon.
Fortune et La Pistole dressèrent l’oreille àces derniers mots.
– Et pour quant à Badin le vieux fou, repritla harengère, il a jeté son violon par-dessus les moulins. Il vittantôt en grand seigneur, tantôt en mendiant, donnant à sa fille lesamedi des parures de 50 000 livres, et cherchant un écu àemprunter le dimanche, il joue le pauvre innocent ; c’étaithier un habitué du cabaret des Trois-Singes, dans la rue desCinq-Diamants, on dit qu’aujourd’hui il en est le maître, demain ilfrappera à la porte de l’hôpital. La semaine dernière, il avaitacheté l’hôtel du traitant Basfroid de Montmaur au quartier de laGrange-Batelière ; il l’a eu trois jours, et puis il l’arevendu. Il couche tantôt dans un palais, tantôt dans le trou qu’ila loué à Chizac-le-Riche, au coin de la rue des Cinq-Diamants.
La Pistole pinça le bras de Fortune.
– Ce Chizac-le-Riche est un de mes oncles,murmura-t-il à son oreille. Je m’éveillerai quelque matin sur untas d’or.
– Et s’il vous plaît, mes amis, demandaFortune, aucun d’entre vous ne pourrait-il m’indiquer où jetrouverais présentement le sieur Guillaume Badin ?
Un chœur formidable lui répondit :
– Nous irions avant vous si nous savions où leprendre !
– Il me doit trois écus de poisson frais,ajouta la harengère.
– À moi trois pistoles de beurre, œufs etlégumes, clama la fruitière.
– À moi son dernier pourpoint derencontre ! grinça la marchande des piliers.
– À moi ceci ! à moi cela !
Le pauvre Guillaume Badin devait à tout lemonde, même aux garçons ferronniers et aux apprentisdroguistes.
– Comme quoi, poursuivit la harengère quiétait la voix la plus éloquente de l’attroupement, nous somme venusici faire tapage et chanter pouilles à cette fin que les oreilleslui tintent à son cabaret des Trois-Singes ou ailleurs, car ils’est répandu, sur le midi, le bruit qu’il avait gagné plus d’unmillion tournois ce matin.
– C’est un joli denier, dit Fortunefroidement, tandis que La Pistole passait sa langue gourmande surses lèvres, mais cela ne nous dit point où le trouver.
– Est-ce qu’il vous doit aussi quelque chose,compagnons ? s’écria-t-on de toutes parts.
La Pistole mit la main au jabot et réponditd’un air important :
– Une bagatelle : trois millepistoles.
En ce moment un grand tumulte se fit vers laporte de la rue, et cinquante voix crièrent à la fois :
– La Badin ! Thérèse Badin ! lavoici qui arrive dans son carrosse doré, l’effrontée !
Les rangs s’ouvrirent aussitôt et unemagnifique voiture à baldaquin, dont la forme ressemblait assez àcelle des véhicules employés de nos jours pour les pompes funèbres,pénétra dans la cour entre les deux haies formées par la cohue.
Il y avait deux femmes dans le carrosse, et onle pouvait voir de la tête aux pieds par les deux énormes portièresqui, selon la coutume du temps, laissaient la voiture presqueentièrement ouverte.
Une de ces femmes avait un voile épais,l’autre montrait son visage souriant et jeune dont la beautéheureuse s’épanouissait avec une sorte d’insolence.
C’était une créature splendide ; sonfront avait des rayons, et Fortune à sa vue demeura commeébloui.
– La mule du pape ! grommela-t-il, si monétoile me faisait gagner un quine pareil à la loterie !
Thérèse Badin, car c’était elle, promena surla foule son regard étonné, mais serein.
La foule la regardait aussi avec ses centpaires d’yeux qui, menaçaient et insultaient.
Si quelqu’un eût proféré la moindre injure ourisqué la plus petite invective, c’eût été aussitôt, n’en doutezpoint, an concert d’outrages, car, pour tous ceux qui étaient là,cette femme était trop belle et sa naissance ne lui donnait pointle droit d’être si brillante.
Mais la première injure ne fut pointprononcée.
Il y avait vis-à-vis de cette fille siprodigieusement belle je ne sais quel sentiment qui n’était certespoint du respect, mais qui valait le respect et qui comprimaitjusqu’aux murmures.
Arrivé au milieu de la cour, le cocher futobligé d’arrêter ses chevaux, parce qu’une muraille humaine étaitentre lui et la porte du fond qui menait à l’escalier de l’ancienlogis habité par Guillaume Badin et sa fille.
Thérèse mit sur l’appui de la portière sa mainchargée de bagues qui tenait un radieux éventail.
– Mes bonnes gens, dit-elle, je vous prie deme faire place, sans quoi il me faudrait descendre dans laboue.
Le son de cette voix était harmonieux etgrave.
Fortune se sentit tressaillir de la tête auxpieds.
La foule ne répondit point et restaimmobile.
– Par la corbleu ! gronda Fortune,n’allons-nous point mettre à la raison ces manants ?
– Mon camarade, répondit La Pistole, vousferez ce qu’il vous plaira, mais je ne me mêlerai point de toutceci.
Il avait son chien Faraud entre les jambes etattendait prudemment l’événement.
La belle Badin se leva, mit son torse gracieuxhors du carrosse et regarda sans émotion aucune l’obstacle quibarrait le passage à ses chevaux.
Ce mouvement mit en lumière une garnitured’émeraudes qui descendait de son cou en suivant les revers de soncorsage blanc et en garnissait les basques de bout en bout.
– En voilà pour trois ou quatre milliers delouis peut-être, ma poulette, dit la harengère qui était à la têtedes chevaux, et votre brave homme de père ne me doit que cinqécus.
Il y eut dans la foule un sourdgrondement.
Thérèse Badin se rassit plus souriante quejamais et souleva les émeraudes de sa basquine pour prendre dans lapoche de sa jupe un petit carnet émail et or.
Un vrai bijou de carnet.
– Venez çà, la bonne mère, dit-elle ens’adressant à la marchande de poisson.
Celle-ci obéit. Elle avait un pied de rougesur la joue[2].
– Je devine, lui dit Thérèse, que tous cesgens-là ont quelque chose à réclamer de moi.
– Vous devinez bien, répliqua la marchande.Nous avons fait le compte tout à l’heure, il y a dans la cour descréanciers pour sept cents écus.
Thérèse prit dans son carnet deux bons decaisse de mille livres et un de cinq cents.
– Bonne mère, poursuivit-elle, je vousreconnais bien, j’ai été chez vous plus d’une fois acheter uncouple de harengs de quatre sous.
La marchande eut un bon gros rire qui fenditsa large bouche jusqu’aux oreilles.
– Et vous étiez mignonne, dites donc !répliquât-elle, avec votre petit bonnet sur l’œil et votre petitpanier au coude !
– Voilà 2 500 livres, poursuivit Thérèse,voulez-vous bien vous charger de faire le partage !
– Et puis je vous rendrai le reste ?demanda l’harengère.
– Du tout point ! avec le reste vousboirez à la santé de Guillaume Badin, mon père, qui, Dieu merci, vadevenir un homme d’importance.
Il n’y a rien de tendre au monde comme lafoule. La foule avait les larmes aux yeux.
Les femmes crièrent vivat ! les hommesagitèrent leur chapeaux, et si la maison ne croula point sous cevacarme c’est qu’elle était encore solide, malgré son apparentedécrépitude.
Le mur vivant qui défendait la porte du fonds’ouvrit, et le carrosse avança, puis se retourna.
La fille à Badin descendit la première etoffrit la main à la dame voilée qui la suivit dans le noirvestibule. C’était un escalier étroit et raide qui était au bout decette allée.
Thérèse Badin, monta la première et la damevoilée la suivit.
– En vérité, dit cette dernière en relevantavec soin ses jupes pour qu’elles n’eussent point à souffrir desrouillures de l’escalier, vous ne parleriez pas mieux à lamultitude, ma mignonne, si vous étiez née princesse.
Thérèse répondit tout bonnement :
– Ma chère demoiselle, le hasard se trompequelquefois. On l’avait chargé de porter nos berceaux dans unpalais ; il a mis le mien dans une mansarde, le vôtre je nesais où, mais nous rétablirons tout cela.
La compagne de Thérèse eut peut-être unsourire moqueur, mais cela était sans danger derrière son voiledans cet escalier si sombre.
– Dieu que c’est haut !soupira-t-elle.
– J’ai habité là cinq ans, dit Thérèse.
Et, en vérité, la belle fille avait ce ton depitié que les vainqueurs dans la bataille de la vie prennent pourparler de leurs humbles commencements.
– Mignonne, dit sa compagne qui s’arrêta auhaut de troisième volée, laissez-moi souffler un peu, je vousprie.
Elle ajouta après avoir reprishaleine :
– Avez-vous étudié ce pas que vous devezdanser à Sceaux pour notre fête du Serment ?
Au lieu de répondre, Thérèsemurmura :
– Vous êtes jeune et jolie, il n’y a point enFrance de poète plus habile et mieux inspiré que vous ; jeconnais plus d’un gentilhomme qui ne croirait point se mésallier endonnant sa main à la sœur d’Apollon.
– Pourquoi me dites-vous cela, mignonne ?demanda la dame voilée dont l’accent trahissait une toute petitenuance de dédain.
– Parce que je vous aime véritablement, chèremuse repartit Thérèse. Il n’y a pas tant de différence que vouscroyez entre la fille d’un pauvre gentilhomme, domestique d’uneprincesse en disgrâce, même quand elle sait composer desdivertissements rimés à miracle, et la fille d’une basse de violede l’Opéra, danseuse de son métier.
– Je n’ai rien dit… commença la muse.
– Vous avez beaucoup pensé, interrompitThérèse ; vous croyez me faire grand honneur en montant dansmon carrosse ; vous êtes très bonne, mais très orgueilleuse,et le bon gentilhomme dont je parlais tout à l’heure vous semble unpis aller méprisable : vous mirez un grand seigneur !mais les princes ont la réputation d’être ingrats ;d’ailleurs, notre princesse galope sur une route qui peut mener àla Bastille. Chère demoiselle, les fables de La Fontaine sontécrites en bien beaux vers aussi et contiennent plusieurs moralitésqui peuvent s’appliquer à cette affaire : entre autresl’histoire de ce chien-poète qui eut le tort de lâcher la proiepour l’ombre.
– Mignonne, dit la muse, avec un sourirecontraint ; on est bien mal ici pour causer.
Thérèse se retourna et lui prit les deuxmains, qu’elle serra dans les siennes.
– Delaunay, dit-elle, je sais bien que vousêtes au-dessus de moi par la naissance et aussi par l’esprit ;mais celles qui égarent leur propre vie donnent parfois de bonsconseils à autrui. Si mes paroles vous portent à réfléchir pendantqu’il en est temps encore, je n’aurai point regret de vous avoir unpeu blessée.
Ayant ainsi parlé, elle se reprit à monterlestement la quatrième volée.
Il paraît que la sœur d’Apollon, la muse,celle enfin que nous avons rencontrée tant de fois sous le nom dela Française dans notre voyage entre Madrid etSaint-Jean-Pied-de-Port, était Mlle Delaunay, dame de la duchessedu Maine, poète charmant et plus charmant prosateur qui nous alaissé sur la petite cour de Sceaux et sur la petite conspirationde Cellamare cent pages de mémoires que l’on peut appeler unchef-d’œuvre.
– Mon pas est étudié, reprit Thérèse engrimpant l’escalier raide, et je suis toute prête à le danserdevant nos conjurés de la forêt. On dit, Mademoiselle, que les versde notre divertissement sont par délices.
Delaunay ne répondit point.
– Allons, reprit encore Thérèse, vous megardez rancune, et il faudra que je vous demande pardon pour avoirpoussé si loin la familiarité.
– Chère folle, murmura la muse, ne sommes-nouspoint des sœurs ? vous êtes aussi avant que moi dans laconfiance de Mme la duchesse, et pendant que je négociais àMadrid, vous serviez nos intérêts en Bretagne.
– C’est vrai, murmura Thérèse gaiement, jesuis aussi, moi, un ambassadeur ! Et ne pensez-vous point quemon ambassade a mieux réussi que la vôtre, chère demoiselle ?les loups de la forêt de Bretagne sont enfermés là-haut dans monancienne cage, tandis que je ne vois point venir encore ceux quevous avez pris au piège dans la forêt espagnole.
– Ils sont en bas, répondit la muse, je les aireconnus tous les deux au milieu de la foule.
– Bah ! s’écria Thérèse, M. le duc,ce rayon de soleil ! était parmi toutes ces poissardes et tousces garçons apothicaires !
Elles s’arrêtaient sur le carré du sixièmeétage.
La muse laissa échapper cette fois un geste deviolent dépit.
– Au nom du ciel, ne vous fâchez pas, ditThérèse affectueusement. L’histoire me fut contée par Mme duMaine elle-même, et je suis curieuse de voir par mes yeux cetteressemblance qui a pu tromper, ne fût-ce qu’un instant, la personnela plus clairvoyante que je connaisse.
Il y avait au centre du carré une porte depiètre apparence, sur l’unique battant de laquelle on pouvait lireencore, tracé à la craie blanche, le nom de Guillaume Badin.
Thérèse gratta doucement à cette porte et l’onput entendre à l’intérieur de la chambre, jusque-là silencieuse.plusieurs talons de bottes éperonnées qui sonnaient sur lecarreau.
On n’ouvrait point, cependant.
Thérèse dit tout bas en approchant ses lèvresde la serrure :
– Nantes sera plus grand que Paris.
Le battant tourna aussitôt sur ses gonds,montrant au-devant du seuil trois gentilshommes qui tenaient l’épéeà la main.
C’était une chambre d’aspect misérable où il yavait pour tout meuble un vieux lit sans rideaux et quelqueschaises, dont la plupart étaient boiteuses.
Au pied du lit, une basse de viole s’appuyaitcontre le mur avec son archet passé dans l’unique corde qui ne fûtpoint cassée.
Un peu plus loin, une porte basse donnaitaccès dans une sorte de soupente, où l’on voyait une petitecouchette protégée par les lambeaux de serge jaune.
Les trois gentilshommes saluèrent les deuxdames galamment et remirent avec promptitude leur épée aufourreau.
– Ces précautions nous ont été recommandées,et l’un d’eux, qui était un grand jeune homme coiffé de cheveuxblonds bouclés : Nous obéissons à la consigne.
– On ne saurait prendre trop de précautions,monsieur le marquis, répondit la belle Thérèse.
Elle ajouta en se tournant vers sacompagne :
– Voulez-vous me permettre de vous présentertrois chasseurs, les plus vaillants parmi ceux qui sont entrés avecnous dans la forêt de Bretagne !
Mlle Delaunay s’inclina et Thérèsepoursuivit :
– M. le marquis de Pontcallec, M. lemarquis de Sourdéac, M. le chevalier de Goulaine.
Les trois gentilshommes bretons firent denouveau la révérence, et Mlle Delaunay souleva son voile pourrépondre gracieusement à leurs saluts.
Le marquis de Pontcallec, cadet de la maisonde Malestroit, possédait des biens immenses dans le pays deVannes.
On l’appelait en Bretagne le marquisd’Opulence.
Il devait, à quelque temps de là, revenir àNantes et y porter sa tête sur l’échafaud pour donner un dénouementsanglant à une ridicule histoire.
Le marquis de Sourdéac était aîné de la maisonde Rieux.
Pontcallec fit un pas vers Mlle Delaunay etdemanda :
– Avons-nous, en ce moment, l’honneur deparler à la princesse elle-même ?
La Muse sourit et rougit.
– Breton que vous êtes ! murmura Thérèsedont le rire argentin éclata. La princesse dans cettemansarde !
La Muse s’empressa d’ajouter :
– Croyez, Messieurs, que, s’il l’avait fallu,pour voir de fidèles amis, Son Altesse Royale n’aurait point reculédevant un danger ni devant une fatigue ; mais à quoi bon,puisque M. le régent n’a pas encore élevé de barrières sur laroute de Sceaux ? Vous viendrez à Sceaux ; je ne suisqu’une messagère bien humble chargée de vous apporter l’invitationde Son Altesse Royale.
Les trois Bretons se confondirent aussitôt enexcuses, et le marquis de Pontcallec reprit en s’adressant àThérèse :
– Il ne vous sied point, Madame, de railler laprovince de Bretagne où vous avez laissé de si chers souvenirs.Votre passage chez nous a été une marche triomphale et parmi leschevaliers de la Mouche-à-Miel, il n’en est pas un seul qui nerisquât sa vie pour avoir le droit de porter vos couleurs.
– Écoutez cela, chère Muse, dit Thérèse.Pendant trois semaines j’ai entendu de pareilles choses du matin ausoir. On croit qu’Amadis de Gaule est mort, et c’est bien possible,mais il a laissé une nombreuse postérité qui s’est établie dansnotre loyale Bretagne. Ces messieurs sont galants à fairefrémir.
Elle tendit sa main à Pontcallec qui la baisaen rougissant.
– Pour votre permission, chère demoiselle,reprit Thérèse, je vais inviter messieurs vos amis à s’asseoir,afin qu’ils nous rendent compte de l’état de la province et quenous ayons de bonnes nouvelles à rapporter ce soir chez Son AltesseRoyale.
Un geste gracieux de la sœur d’Apollon indiquales sièges.
C’était bien. Seulement, il y eut quelqueconfusion, parce que le chevalier de Goulaine tomba sur une chaiseinfirme, tandis que le marquis de Sourdéac confiait son séant à unsiège estropié.
Thérèse éprouva avec soin celui qu’elle offrità sa compagne et s’en alla prendre place sur le pied du grabat.
– Nous vous écoutons, Messieurs, dit MlleDelaunay.
Pontcallec reprit :
– Nous ne pouvions souhaiter de pluscharmantes messagères pour porter nos paroles à Son Altesse Royale.Les pays de Vannes, Auray, Hennebon, Quimperlé et Concarneau sontentrés franchement dans la forêt avec du Couédic ; nous avonsRedon, Montfort et Fougères par M. de Montlouis ;tout le Nantais suit Talhouet de Bonamour qui nous appartient, etla Ruche envoie ses Abeilles jusqu’à Saint-Brieuc et Saint-Malo.M. le comte de Rohan-Polduc, de son côté, répond de deux millegentilshommes en basse Bretagne. La poire est mûre, nous sommesvenus parce qu’il était temps de venir.
– Et que dit-on de M. le régent,là-bas ? demanda Thérèse.
– Ce qu’on dit du diable, répondit brusquementSourdéac.
Le chevalier de Goulaine ajouta :
– On va jusqu’à parler d’un complot infâme. Lemot poison a été prononcé, courant de château en château, poisonpour le cœur, poison pour le corps de notre bien-aimé jeuneroi.
Les épaules de la belle Thérèse eurent unimperceptible mouvement, mais Delaunay s’empressa de répondre, enlevant les yeux au ciel :
– Dieu seul peut savoir quelles penséesinfernales habitent l’esprit de Philippe d’Orléans !
Les visages de nos trois gentilshommess’assombrirent.
– À vos épées, Messieurs ! commanda toutbas Delaunay, prêtant l’oreille à un bruit qui venait del’escalier.
Les Bretons dégainèrent. Sans cette mise enscène, les conspirateurs n’iraient pas.
– Qui est là ? demanda Thérèse.
La voix de Fortune répondit sur lepalier :
– N’est-ce point ici le logis du sieurGuillaume Badin, première basse de viole à l’Opéra ?
Sur un signe de la Muse, Thérèse demandaencore :
– Que lui voulez-vous et combienêtes-vous ?
– Nous sommes deux, répondit Fortune, et nousapportons les gaules qu’on nous a dit de couper dans la forêt.
La sœur d’Apollon se tourna vers les troisgentilshommes et leur dit d’un ton confidentiel :
– Tenez-vous à l’écart, Messieurs, je vousprie : il y a dans tous les complots politiques des chefs etdes soldats : ceux qui vont entrer ici ne sont point de votrequalité, mais ils apportent des messages de la plus hauteimportance.
Ils reculèrent jusqu’à l’autre bout de lachambre, heureux de la ligne qu’on traçait entre eux et lesconjurés vulgaires.
Ils virent entrer avec un certaindésappointement deux compagnons maçons qui n’avaient ni couteaux nipistolets à leurs ceintures.
Ceux-ci se présentèrent de fort bon air, etThérèse s’écria, en regardant le plus grand des deux, qui étaitnotre ami Fortune :
– Mais c’est frappant ! mais c’estmiraculeux !
Elle prit la main de la Muse etajouta :
– Chère demoiselle, je comprends votre erreur.Ce doit être son jumeau, je n’ai jamais vu de ressemblancepareille !
– Ma toute belle, dit la Muse sèchement,laissons cela ou nous nous fâcherons.
Elle salua de la main Fortune et La Pistole,qui se tenaient debout devant la porte.
Les regards de Fortune allaient de Thérèse àDelaunay et disaient hardiment son admiration.
Thérèse murmura encore, mais pour elle-même,cette fois :
– Je crois, Dieu me pardonne, qu’il est encoreplus beau que M. le duc !
Fortune commença ainsi :
– C’est là le côté fâcheux de notremission : pour ma part, il me peine de me présenter ainsi vêtudevant ces dames…
« Vous m’avez vu l’épée au côté, vous,s’interrompit-il, ma charmante vision d’Espagne, mais voici uneadorable personne qui ne pourra jamais me regarder sans rire.
Thérèse rougit ; les sourcils de la Muses’étaient froncé légèrement.
Sourdéac dit à Goulaine, au fond de lachambre :
– Pour un croquant, il s’exprime avec bien del’audace !
– À Paris, fit observer le blond marquis dePontcallec, il ne faut jamais juger les gens sur la mine.
La sœur d’Apollon demanda, inquiète qu’elleétait déjà, car elle avait cherché vainement entre les mains desnouveaux arrivants les cannes qui étaient pour elle le signe deleur mission accomplie :
– Messieurs, vous serait-il arrivémésaventure ! Les autres messagers ont été arrêtés en chemin,et nous n’avions plus d’espoir qu’en vous.
– La mule du pape ! belle dame, réponditFortune ; quand on emploie un gaillard tel que moi, il y afolie de le traiter comme une marionnette de six blancs qu’on faitmouvoir avec des ficelles ! J’en dis autant pour mon camaradeLa Pistole, ne fut-ce que par politesse. Vous avez failli toutperdre en nous animant l’un contre l’autre, et vrai Dieu !quoique je ne méprise point sa femme Zerline qui est votrechambrière, Madame, je veux finir par le gibet si je me suis trouvéjamais assez au dépourvu pour chasser gibier de ce poil !
Il se redressa de toute sa hauteur et semblaprendre à témoin la belle Thérèse qui lui montrait toutes lesperles de sa bouche en un bienveillant sourire.
La Pistole écoutait cela d’un air digne etrassis, retenant son chien Faraud entre ses jambes.
Les trois Bretons étaient tout oreilles etfaisaient de grands efforts pour trouver là dedans un senspolitique.
– En deux mots, reprit Mlle Delaunay,apportez-vous ce que nous attendons ?
– Pour mon compte, belle dame, répliquaFortune, dès que vous me voyez, vous pouvez dire avecconfiance : le cavalier Fortune a réussi. Quand je ne réussispas j’y laisse mes os, c’est convenu avec moi-même.
– Et cela vous est-il arrivé souvent,cavalier ? demanda tout bas la belle Thérèse.
Elle ajouta, parlant à la sœurd’Apollon :
– J’aurais donné dix louis pour voir l’airqu’il avait quand vous l’avez appelé M. le duc !
Sans se déconcerter le moins du monde, Fortuneprit dans sa poche, à poignée, les papiers qu’il avait retirés dela canne.
La Muse s’écria en les voyant :
– Nous sommes sauvés !
Et Thérèse ajouta :
– Bravo ! cavalier, le roi vous devra sacouronne !
Les Bretons ouvraient des yeux énormes.
La Pistole, à son tour, exhiba les papiersqu’il avait dans sa poche, mais il venait trop tard et ne produisitaucun effet.
La Muse avait saisi ceux de Fortune, et, envérité, sa main qui tremblait de joie serra la main du cavalier,comme elle l’avait déjà fait à Saint-Jean-Pied-de-Port.
– Messieurs, dit-elle en se tournant vers lesgentilshommes bretons, nous avons ici les signatures de S.M. le roi d’Espagne apposées au bas de tous les traités, et iln’y a rien à craindre de la part de ce vaillant jeune homme, cartoutes les pièces sont écrites en chiffres.
– Merci de la confiance ! murmuraFortune. Décidément cette sœur d’Apollon est une pimbêche, j’aimemieux l’autre.
Il reprit une chaise sans façon et vints’asseoir auprès de Thérèse, en disant :
– Il y a loin d’ici la frontière d’Espagne, etje me suis foulé la jambe au service du roi. Vouspermettez ?
– Oublieuses que nous sommes ! s’écriaThérèse, nous ne songions pas à vous offrir un siège.
Fortune reprit avec autorité :
– Tu peux t’asseoir, La Pistole.
Celui-ci avait trouvé une escabelle ; ils’accota contre la porte, et son chien Faraud s’accroupit devantlui.
Fortune reprit encore, en s’adressant à laBadin.
– Si vous vous mettiez à votre aise, belledame, nous causerions, quoique ce diable de déguisement m’enlèveles quatre-vingt-dix-neuf centièmes de l’assurance que j’aid’ordinaire auprès des princesses.
La belle Thérèse ne se fit point prier, elles’assit à son tour et, posant un doigt sur sa bouche, en désignantd’un regard malicieux sa compagne, elle demanda tout bas :
– Qu’avez-vous pensé, cavalier, quand ellevous a donné du Monsieur le duc ?
– Sang de moi ! répondit Fortune, j’aicru qu’elle, connaissait ma famille. J’ai mon étoile ; ilm’arrivera quelque chose de semblable un jour ou l’autre.
– Savez-vous pour quel duc elle vous prenaitdemanda encore Thérèse.
– En vérité non, et cela m’est bien égal.Seulement, c’est heureux pour ce duc.
La Muse était en grande conférence avec lestrois Bretons.
– Tout y est, disait-elle après avoir compulséles pièces chiffrées à elle remises par Fortune ; avec celanous allons avoir la moitié de la cour, car Son Éminence lecardinal Albéroni n’a marchandé personne : tout ce que chacundemandait est accordé.
En ce moment une voix qu’on n’avait pas encoreentendue s’éleva du côté de la porte.
C’était La Pistole qui disait d’un tonmodeste, mais ferme :
– Quoique mon intention ne soit pas d’occuperde moi la compagnie plus que de raison, je serais bien aise desavoir qui va me payer mon dû, et je demanderais, en outre, desnouvelles de ma femme.
Fortune, qui était en train de conter, à labelle Thérèse l’histoire de la folie Basfroid de Montmaur et desdeux cannes brisées, s’interrompit brusquement :
– Au fait, dit-il, ce pauvre garçon peut avoirses ridicules, mais depuis que je le connais il a fait preuve d’unremarquable bon sens. Il y a mille pistoles pour lui, millepistoles pour moi et mille pistoles de prime que nous sommesconvenus de partager. En l’absence du sieur Guillaume Badin,première basse de viole à l’Opéra, et dont les voisins parlaientnaguère en termes fort légers, je voudrais bien savoir qui va noussolder cette petite note de quinze cents louis.
Notre drame n’est pas la conspiration de laCellamare nous disons cela pour rassurer le lecteur.
Mais toutes les conspirations seressemblent.
C’est un commerce où les promesses ne coûtentrien. Si seulement, le quart d’heure de Rabelais amène parfois desmécomptes pénibles.
À la double déclaration faite par Fortune etLa Pistole ; nos gentilshommes bretons devinrent inquiets,comme s’il y avait eu danger d’être pris à caution pour un amiinsolvable.
Au pays d’où ils venaient, les gens tirentgénéralement plus volontiers leur épée que leur bourse.
Mlle Delaunay, qui avait toutes les finesseset connaissait son monde sur le bout du doigt, ne leur laissa pasle temps de marquer trop naïvement un inutile et fâcheux mouvementde retraite.
– Voyez la différence ! dit-elle. À vousles places et les honneurs. Ceux-ci se contentent d’un peud’argent.
Elle quitta les Bretons, rassurés par sonsourire, et vint droit à Fortune.
– Cavalier, dit-elle, vous avez affaire à unebonne maison, et j’espère que vous attendrez bien jusqu’àdemain.
– Dites non ! suggéra La Pistole parderrière. Il faut du comptant.
Fortune regarda les trois Bretons et repartitmalicieusement :
– Ces trois respectables seigneurs nepeuvent-ils se cotiser pour vous tirer d’embarras, belledame ! Nous sommes de simples mercenaires et, pour ma part, jene puis attendre à demain, n’ayant pas même en poche ce qu’il fautpour payer mon souper et ma couchée.
La Pistole, rendu hargneux par ce contretemps,ajouta :
– Sans compter que la maison où est ma coquinede femme ne saurait être une bonne maison.
Cette belle Thérèse Badin écoutait tout celad’un air riant, et le malaise général ne semblait pointl’atteindre.
La sœur d’Apollon, qui voyait compromis lecrédit de la conspiration et la dignité de la cour de Sceaux,tourna vers elle un regard sournois où il y avait deuxnuances : de la prière et de la rancune.
Thérèse reprit dans sa poche ce bijou decarnet que nous avons admiré déjà.
– Laissez, Messieurs, je vous en supplie,dit-elle aux gentilshommes bretons, comme si elle eût feint decroire qu’ils allaient s’exécuter.
Et il y avait dans son accent une raillerie simordante, que les trois braves seigneurs mirent la main au gousseten rougissant jusque derrière les oreilles.
Les sourcils de la Muse étaient froncés.
– Laissez, répéta Thérèse, personne ne doitm’enlever l’honneur et le plaisir de rendre un léger service à MlleDelaunay, qui veut bien admettre à sa familiarité une fille de lapetite bourgeoisie telle que moi. D’ailleurs, je suis en comptedéjà avec S. A. R, madame la duchesse du Maine.
Elle ouvrit son carnet.
– Seulement, ajouta-t-elle, j’ai donné à cesbraves gens des halles, dans la cour, toute ma menue monnaie ;et je n’ai plus ici que des coupons de cinquante mille livres.
Elle en avait, en vérité ; elle en avaitplusieurs qu’elle déplia complaisamment pour laisser voir la sommeénoncée.
Les yeux de Fortune brillèrent, tandis que laphysionomie de la sœur d’Apollon se rembrunissait de plus enplus.
Quant aux trois gentilshommes bretons, ilséchangeaient des regards ébahis et Pontcallec, le «marquisd’Opulence », contemplait avec une sorte de stupeur ce carnetmignon qui renfermait le prix de deux ou trois de ses domaines.
– M’est avis, dit Fortune, que ces messieursauront du moins de quoi faire le change…
– Ma foi de Dieu ! gronda Pontcallec,avant de partir on nous a conseillé de n’avoir jamais plus de cinqécus en poche, la ville de Paris étant pleine de voleurs.
– Attendez ! attendez ! s’écriaThérèse, voici justement un bon de quinze cents louis. Chèredemoiselle, s’il vous plaît de payer votre dette, je me fais unejoie de vous l’offrir.
– J’accepte jusqu’à demain, répondit Delaunayavec sécheresse.
Fortune reçut le bon qui était à vue sur lafinance du roi.
Il l’examina fort attentivement avant deremercier.
La Muse avait tourné le dos et rejoignait déjàses Bretons qui lui dirent tous trois ensemble :
– Cette jeune dame est donc plus riche qu’unereine !
Delaunay haussa les épaules imperceptiblementet murmura ces mots en guise de réponse :
– La rue Quincampoix… le carnaval desécus…
– Cavalier, disait cependant Thérèse,soulevant sa basquine garnie d’émeraudes pour remettre le fameuxcarnet dans sa poche, en sortant de la maison, à droite, voustrouverez la boutique du juif Élëazar. Il vous changera ce papiercontre argent ou or, moyennant un bénéfice de quelques livres.
– Madame, répondit Fortune, qui baissa la voixjusqu’au murmure, un compagnon maçon n’oserait approcher de seslèvres la main d’une divinité telle que vous. Ne vous plairait-ilpoint savoir quelle tournure a le pauvre Fortune quand il porte seshabits de cavalier ?
Leurs regards se croisaient.
Celui de Thérèse était souriant et doux.
– C’est comme si je vous avais déjà vu,répondit-elle en se jouant ; je connais quelqu’un qui vousressemble trait pour trait.
– Qui donc, à la fin ? demanda vivementFortune. La peste ! Voilà bien des fois qu’on me parle de celasans que j’aie pu savoir jamais le nom de ce gentilhomme.
– Il est jeune, il est beau, murmuraThérèse ; je ne sais pas s’il est aussi beau que vous.
Il se redressa et dit, croyant déjà avoirville gagnée :
– Ça, ma déesse, où aurons-nous demain notrerendez-vous ?
– Chez moi, répondit Thérèse sans hésiter, jedemeure en mon hôtel au coin du quai et de la rue des Saints-Pères.Je vous attendrai demain matin, à dix heures. Soyez exact.
– À moins d’être mort ou chargé de chaînes…commença Fortune.
Mais elle l’interrompit d’un geste gracieux etrejoignit le groupe formé par la Muse aux prises avec ses troisBretons. Fortune resta un peu déconcerté par la brusquerie de cecongé.
– Allons, lui dit La Pistole, venez, lesboutiques de Lombards ferment de bonne heure.
Mais tout vrai comédien a besoin du derniermot pour faire sa sortie.
Fortune éleva la voix et dit à la sœurd’Apollon, qui affectait de ne plus le voir :
– Belle dame, je ne veux point attribuer votreméchante humeur à l’obligation où je vous ai mise d’acquitter votredette ; je veux plutôt compléter ma mission en rapportant lespropres paroles du vieil homme de Saint-Jean-Pied-de-Port que vousappeliez monseigneur. Tout à l’heure sur le palier, avant defrapper à cette porte, j’ai entendu messieurs vos amis dénombrerles ressources de la conspiration en Bretagne et, soit dit enpassant, une autre oreille que la mienne aurait pu profiter durenseignement. Je vous conseille de parler moins haut à l’avenir.Voici le message verbal de monseigneur :
« Dans deux mois, cent vaisseaux deguerre espagnols peuvent croiser entre Brest et Lorient. »
Pontcallec, Sourdéac et Goulaine accueillirentcette annonce avec des transports de joie. L’armada, la féeriquearmada ! c’était le rêve de tous les conjurés bretons.
Fortune salua et sortit, précédé par LaPistole qui descendit l’escalier quatre à quatre.
La cour était vide, mais nos deux compagnonsretrouvèrent à la porte de la rue une partie de l’attroupementoccupé à regarder le brillant carrosse de la Badin.
À la vue de Fortune et La Pistole,l’attroupement se dispersa pour se reformer aussitôt qu’ils eurenttourné l’angle de la maison…
– C’est lui ! dit la poissarde, qui mitla main au-devant de ses yeux pour mieux regarder Fortune.
– Et n’a-t-on pas dit, demanda la grained’apothicaire, qu’il s’était blessé en lâchant la corde à nœuds quipendait jusque dans les fossés de la Bastille ?
– Voyez ! s’écrièrent dix voix, voyezcomme il boite !
– L’autre boite aussi, risqua un garçonferronnier.
– C’est son domestique, répliqua laharengère ; si le maître s’est blessé, le valet a bien pufaire de même.
Nos deux compagnons entraient en ce momentdans la boutique du juif Eléazar.
– Les pauvres maçons n’ont pas souvent affairechez le Lombard, fit observer la regrattière des Innocents.
– C’est lui, parbleu ! conclut-on detoutes parts ; il n’y a que lui pour être si joli quecela !
– Pour en revenir à Thérèse Badin, reprit laharengère, elle peut bien payer ses dettes. Voilà ce qui court larue Quincampoix : son père est maintenant le maître desTrois-Singes. Il lui donne tout. Elle a acheté son carrosselundi ; elle a acheté, mardi, son hôtel de la rue desSaints-Pères, et, mercredi, elle a acheté un château je ne saisplus où. Ce vieux fou de Badin a une veine à faire trembler, et quidure et qui dure ! Il joue du matin au soir sur les actions,et du soir au matin il joue aux cartes ou aux dés dans son tripotde la rue des Cinq-Diamants. Ce qu’il y a de triste c’est queChizac-le-Riche perd à mesure que le vieux Badin gagne.
– Pas de danger pour celui-là ! s’écrial’apprenti droguiste ; il pourrait perdre un million par jourpendant trois mois !
– Oh ! je ne le plains pas, répliqua labonne femme. Chizac est un grigou, tandis que la Thérèse feradanser les écus du vieux Badin.
Fortune et La Pistole sortaient de l’échoppedu juif, et l’attention générale se reporta aussitôt sur eux.
– Ah ça ! dit notre cavalier, que diablenous veulent ces braves gens ?
La Pistole protégeait à deux mains la poche oùétaient les louis d’or que le juif venait de compter en échange dubon de caisse.
– Ils vous reluquent, murmura-t-il, comme sivous étiez un miracle !
– Venez là, la mère, appela Fortune en faisantun signe de la main à la poissarde.
Tout le monde s’approcha d’un communmouvement.
La Pistole noua ses mains sur sa poche.
– Voulez-vous m’indiquer, demanda Fortune, lameilleure maison de friperie qui soit aux environs ?
On se regarda dans la foule en clignant del’œil.
– Oui bien, mon compagnon, réponditgaillardement la harengère, on n’est pas assez bête pour donner dumonseigneur à quelqu’un qui veut se faire passer pour un gâcheur deplâtre. Allez rue des Deux-Boules, ici près, chez maître Mathieu,qui fait la livrée de monsieur le régent, et vous sortirez de saboutique luisant comme un marguillier !
Fortune remercia, puis fit un geste. La foules’écarta respectueusement.
– Mon garçon, dit Fortune en regardant de hautLa Pistolet qui marchait auprès de lui ; quand on a matournure, il ne sert à rien de se déguiser. Les gens voient tout desuite à qui ils ont affaire.
– Ce que je voudrais, répondit La Pistole,c’est un bon coffre pour mettre mes quinze mille livres.
Ils entrèrent chez maître Mathieu, où LaPistole choisit un costume de ville un peu fané, mais très voyantet prétentieux, qui ne lui allait point. Fortune, aucontraire ; trouva du premier coup bague à son doigt et fut enun clin d’œil transfiguré de pied en cap.
Les garçons de maître Mathieu commençaient àle lorgner comme tout à l’heure la foule et se disaient entreeux :
– Serait-ce lui, par hasard ?
– Mes enfants, demanda Fortune, en jetant unlarge pourboire sur la table, y a-t-il à votre boutique une autreissue par où puisse sortir décemment un gentilhomme que poursuit lacuriosité publique ?
On lui indiqua une petite porte donnant sur lequai, et il prit ce chemin, toujours suivi par La Pistole.
– Ça, mon brave, lui dit-il, une fois sur lepavé, nous allons nous séparer ici. Que vas-tu faire dansParis ?
– Maintenant que je suis riche, répondit LaPistole, je vais tâcher de m’enrichir. Vous voyez par l’exemple dece Guillaume Badin ce qu’on peut gagner dans la rue Quincampoix. Jeveux faire crever ma femme de dépit par le spectacle de monopulence.
– Tu aimes toujours ta femme, mon pauvregarçon, dit Fortune, et cela fait pitié de voir une créature sifaible ! Moi je rends grâce à Dieu de m’avoir créé robuste decœur autant que de corps ; les femmes sont des degrés surlesquels un galant homme pose le pied, et puis voilà tout.
Ils allaient tous deux dans une de ces petitesrues dont l’inextricable réseau contournait le Grand-Châtelet, enremontant vers l’Hôtel de Ville.
– Il y a une drôle de chose, dit LaPistole : le chien n’avait pas envie de vous mordre, là-bas,dans les terrains ; il ne vous a pas gardé rancune pour votrecoup de pied, qui était pourtant bien détaché ; et moi, quivous ai donné à déjeuner de bon cœur. Je croyais que nous allionsêtre une paire de camarades.
Fortune se retourna pour le toiser de la têteaux pieds. Son regard était plein de bonté.
– Tu as trop d’argent pour être mon valet,répliqua-t-il ; et pour être le compagnon de mes aventures tun’as pas assez galante mine.
La Pistole regarda son pourpoint et seschausses.
– Je suis pour le moins aussi bien couvert quevous, murmura-t-il.
Fortune eut un sourire de pitié.
– Tu sens la foire Saint-Laurent d’une demilieue, mon bon, dit-il. Au théâtre, les femmes sont charmantes etles hommes ridicules, on ne peut pas changer cela. Moi, aucontraire, je suis né grand seigneur, et cela saute aux yeux. CetteDelaunay est une friponne assez avenante, as-tu vu les agaceriesqu’elle me faisait ? As-tu vu les œillades que me lançait lafille à Badin, qui est belle comme les amours ? Je n’auraisqu’à me baisser pour les prendre, et qui sait si je ne produiraipas le même effet sur Mme la duchesse elle-même ?
– De ce côté-là, interrompit La Pistole, quandmême vous le voudriez, je ne pourrais pas vous suivre. Lesconspirations ne sont bonnes à suivre que dans le premiermoment ; celle-là finira mal comme les autres, et d’ailleursje ne voudrais pas être du même parti que ma femme. Ah ! plussouvent !
– Donc, conclut Fortune, souhaitons-nousmutuellement bonne chance, mon ami. Où vas-tu de ce pas ?
– Je vais, répondit La Pistole, montrer mesécus à mon oncle Chizac-le-Riche. Cela lui donnera, j’en suis sûr,l’idée de me faire du bien.
– Moi, dit Fortune, avant d’aller au châteaude Sceaux qui sera bientôt ma demeure, je veux rôder un peu autourde l’Arsenal où Mme du Maine m’offrira sans doute un logisprovisoire.
Ils se donnèrent la main, arrêtés qu’ilsétaient au-delà de l’Hôtel de Ville, dans la rue de laTixeranderie.
Un carrosse passa au trot de quatre beauxchevaux.
Un bouquet lancé par la portière décrivit unecourbe adroitement calculée et vint frapper Fortune en pleinepoitrine.
La Pistole ouvrit de grands yeux.
– Laquelle est-ce ? demanda froidementFortune pendant que le carrosse s’éloignait.
Il songeait à Thérèse et à Delaunay.
– Ce n’est ni l’une ni l’autre, répondit LaPistole, c’est une jolie petite dame qui a au cou des perles pourplus de vingt mille livres.
Fortune ramassa le bouquet et l’examina d’unœil exercé. Il y avait un billet entre les fleurs ; Fortunel’ouvrit et vit ces mots tracés au crayon :
« Cher imprudent, cachez-vous, au nom duciel !
– Autre imbroglio ! s’écriaFortune ; mon étoile travaille comme une folle !
La Pistole et lui s’étaient rangés pour faireplace au carrosse. Tout à coup, Faraud gronda sourdement.
Sur le pas d’une porte, à quelques toisesd’eux, il y avait un homme qui portait un costume de deuil et quiramenait les plis de son manteau sur son visage singulièrementpâle.
En voyant le regard que cet homme attachaitsur Fortune, La Pistole ne put retenir une exclamation defrayeur.
À ce cri, l’homme recula et referma bruyammentla porte. La Pistole aurait juré qu’il avait distingué un couteaudans sa main, demi-cachée sous le revers sombre de sonpourpoint.
La Pistole n’était pas un chevalier. La vue decet homme pâle, habillé de deuil des pieds à la tête, cachant uncouteau et jetant sur Fortune un regard tout flamboyant de haine,augmenta manifestement le désir qu’il avait de rejoindre son oncleChizac-le-Riche.
Il prit congé avec une certaine précipitation,mais son dernier mot fut celui-ci :
– J’ai du regret à vous quitter, moncompagnon, et j’aurais du plaisir à vous revoir. Promettez-moiseulement que vous vous abstiendrez de faire la cour à ma scélératede femme.
Fortune lui rit au nez et s’écria :
– La mule du pape ! pour qui meprends-tu, mon garçon ? Ta femme a-t-elle quatre chevaux pourtraîner dans un carrosse ? Non pas, non pas, je ne lui feraipoint la cour, et si cela peut te garder en joie, je te le jure surmon étoile !
La Pistole remercia et descendit aussitôt àgrands pas vers l’Hôtel de Ville.
Il fut obligé de siffler par trois fois lechien Faraud qui semblait s’éloigner de Fortune avecrépugnance.
Celui-ci pensait :
– Il n’y a pas jusqu’aux bêtes qui nes’attachent à moi ! On dirait que l’ai un talisman dans mapoche !
La journée n’était pas encore trèsavancée ; quand Fortune arriva à l’extrémité de la grande rueSaint-Antoine, deux heures sonnaient au clocher deSaint-Gervais.
Il tenait à la main avec ostentation lebouquet lancé par la portière du beau carrosse et le flairaitchaque fois qu’une femme passait à droite ou à gauche.
Presque toutes les femmes qui le croisaientainsi, avaient pour lui des regards d’admiration, d’effroi ou desurprise.
C’étaient pour la plupart des grisettes ou despetites bourgeoises, et Fortune leur accordait juste l’attentionqu’elles méritaient.
Il y avait sur le pavé une grande quantité decurieux, parmi lesquels on distinguait nombre de bourgeois et mêmequelques gentilshommes ; presque toutes les fenêtres desmaisons, surtout du côté droit, étaient ouvertes et allaient segarnissant de têtes curieuses.
Les femmes s’y montraient en grandemajorité.
Il pensa tout bonnement qu’il y avait làquelque fête préparée ou que quelque grand personnage allaitdescendre la rue Saint-Antoine, venant du château de Vincennes oude la Bastille.
Ce qui fortifia en lui cette opinion, c’estqu’un assez bon nombre de carrosses de la plus noble espèce étaientrangés aux environs de la forteresse et qu’à chaque instant il enarrivait d’autres.
Les balcons eux-mêmes se décoraient ; ony tendait des tapisseries, on y suspendait des guirlandes defleurs.
Il se disait :
– La dame au bouquet est peut-être là-bas avecles autres. Je n’ai pas promis sous serment d’être fidèle à cettepiquante Delaunay et à ma belle Thérèse. Je dois bien garder à lajoue quelque trace de plâtre, et vive Dieu ! quand je sortiraides mains du frater, je veux que toutes les dames de Paris mesuivent comme si j’étais le berger de leur aimabletroupeau !
Un énorme plat à barbe en cuivre se balançaità la porte d’une échoppe au coin de la rue Saint-Paul.
Il entra chez le barbier le cœur gonfléd’espérance et de joie.
– Ça, dit-il en jetant son chapeau à la têtedu maître de la maison qui l’attrapa au vol respectueusement, quetout le monde s’occupe de ma personne ! Mes minutes valent del’or, il faut que, dans un quart d’heure, je sois le gentilhomme leplus galamment coiffé de la cour.
– Monseigneur, répondit le frater, vous nepouvez pas mieux tomber. C’est moi qui vais tous les matins à laBastille trousser M. le duc de Richelieu.
Le drôle mentait effrontément ; iln’avait jamais vu le duc de Richelieu, sans cela il eût parléautrement au cavalier Fortune.
– Oui-da ? fit celui-ci, j’ai ouï causerdans mes voyages de ce duc de Richelieu qui est, à ce qu’onprétend, la coqueluche de Paris. Est-il plus beau fils que moi àton idée ?
Il se tenait campé devant le frater, tendantle jarret, élargissant sa poitrine et souriant d’un airvictorieux.
– Cela dépend des goûts, répondit-il enmanœuvrant sa savonnette ; je vous comparerais volontiers àAdonis, monseigneur, mais le duc de Richelieu… Ah ! le duc deRichelieu !
Il y avait une telle emphase dans ce nom ainsiprononcé que Fortune, jaloux ; fronça le sourcil.
– Appelle ton monde, ordonna-t-il, tout tonmonde ! J’ai l’habitude d’avoir plusieurs valets autour demoi.
La figure du barbier s’allongea.
– Monseigneur, répliqua-t-il, depuis lechâteau de la Bastille jusqu’au Palais-Royal, vous ne trouverez pasde maison mieux montée que la mienne, mais nous vivons dans unsingulier temps. Mon premier valet m’a quitté parce qu’il estdevenu millionnaire en deux semaines à l’Épée-de-Bois ; monsecond valet a été nommé barbier en chef d’un roi sauvage quihabite les bords du Mississippi, et il a emmené avec lui mafemme ; mon troisième valet s’est pendu à la grille d’un hôtelde la rue Quincampoix. Les quatre autres sont présentement enville, à l’hôtel de Carnavalet, à l’hôtel de Lamoignon, à l’hôtelde Sully et à l’Arsenal, accommodant les dames pour la promenade deM. le duc.
– Quel duc ? demanda Fortune, dont lajoue était blanche de savon.
– Comment ! quel duc ? répondit lefrater. Il n’y a qu’un duc, M. le duc de Richelieu.
– Tu m’as dit tout à l’heure qu’il était à laBastille.
Au lieu de répondre, le barbier passalestement son rasoir sur la peau de sa main et murmura :
– On voit que monseigneur vient de laprovince.
– Je viens d’Espagne, dit Fortune, et quand ons’occupe des affaires de l’État, vos petits cancans parisiens nefont pas plus d’effet à l’oreille que des bourdonnements demouches.
Le barbier lui prit le nez délicatement pourtendre la peau et assurer la manœuvre du rasoir.
– J’avais bien deviné, dit-il avec un grandsérieux, que monseigneur était pour le moins ambassadeur.
Fortune, qui n’osait ouvrir la bouche, fit ungrave signe d’assentiment.
– Cela se voit, dit le frater, je connais,Dieu merci, mon monde, ayant l’honneur de soignerM. de Cadillac, M. de Brancas etM. de la Grange-Chancel, le poète qui m’a appris à fairedes vers. Veuillez ne point bouger monseigneur, voici ma dernièrechanson, elle est sur l’air des Pendus :
Lundi, j’achetai des actions,
Mardi, je gagnai des millions,
Mercredi, j’arrangeai mon ménage,
Jeudi, je pris un équipage,
Vendredi, je fus au bal,
Et samedi à l’hôpital !
Le barbier lâcha le nez de Fortune qui respirabruyamment.
– Je vois que tu n’aimes pas M. Law,dit-il.
Le barbier faisait mousser son eau de savonavec fureur.
– C’est lui qui m’a pris mon premier valet,répliqua-t-il, mon second valet, ma femme, mon troisième valet etmes économies ! Ah ! il y en a contre lui deschansons !… Tendez votre joue, je vous prie… Voici lepont-neuf de l’abbé Genest qui confesse Mme la duchesse duMaine :
Ce parpaillot, pour attirer
Tout l’argent de la France,
Songea d’abord à s’assurer
De notre confiance ;
Il fit son abjuration,
La faridondaine, la faridondon,
Mais le fourbe s’est converti, Biribi,
À la façon de Barbari, mon ami…
– La mule du pape ! gronda Fortune,complètement rasé, Mme la duchesse a là un bien agréableconfesseur ! Mais, dis-moi, l’ami, voici la foule qui augmentedans la rue, comme si nous étions au jour de la Saint-Louis ;j’ai vu des fleurs et des tentures aux fenêtres : quelle fêteva-t-on célébrer aujourd’hui ?
Le frater, qui passait le peigne dans la bellechevelure de Fortune, repartit :
– Je l’ai déjà dit à monseigneur, c’est lapromenade de M. le duc.
– Le duc de Richelieu vient se promenerjusqu’ici, prisonnier qu’il est à la Bastille !
– Non pas, s’il vous plaît, monseigneur ;mais tous les jours, à la même heure, M. le duc vient uninstant prendre le frais au haut des tours, accompagné du sieurLaunay, le gouverneur ; et, depuis deux semaines que celadure, les dames de la cour et de la ville, qui sont folles deM. le duc, ont pris la coutume de venir se promener dans larue Saint-Antoine afin de l’admirer et de lui envoyer leurshommages.
– Ah ça ! ah ça ! s’écria Fortunehumilié dans ses prétentions à l’égard du beau sexe, vas-tu mefaire croire que ce duc de Richelieu ait dans Paris assezd’amoureuses pour remplir la grande rue Saint-Antoine !
– Monseigneur veut-il être parfumé au benjoinou à la tubéreuse ? demanda le barbier.
Puis il continua :
– On a compté dans l’après-midi d’hierquatre-vingt-un carrosses et cent soixante-neuf dames, dont troisprincesses, treize duchesses, vingt-quatre marquises, je ne saisplus combien de comtesses et deux demoiselles de l’Opéra ! Lesvicomtesses et les baronnes passent pardessus le marché, et quantaux bourgeoises, vous avez dû les voir à leurs fenêtres.
– Mais c’est prodigieux ! dit Fortuneavec abattement ; je donnerais un de mes châteaux pour merencontrer avec ce duc l’épée à la main !
Pendant que Fortune se faisait arranger lepoil, l’aspect de la rue avait complètement changé.
C’était l’heure de la fête, il y avait unevéritable émeute de carrosses.
De l’église Saint-Paul au coin de la rue desTournelles, les carrosses étaient échelonnés, et comme on voulaitvoir, mais surtout se faire voir, le suprême bon ton étaitd’abandonner les coussins de l’intérieur pour s’asseoir en grandetoilette aux lieu et place du cocher.
Cela faisait le plus bizarre effet dumonde.
Le pavé de la rue était littéralement couvertde curieux, de badauds et de galants, car le culte de Richelieun’excluait pas du tout les autres intrigues.
D’ordinaire on arrivait, on se montrait, lesmouchoirs jouaient, les écharpes faisaient des signaux ; puis,quand l’astre avait disparu, on s’en retournait.
Mais aujourd’hui il y avait dans la fête unefièvre tout à fait inaccoutumée ; on causait bruyamment d’uncarrosse à l’autre ; et le trouble grandissait jusqu’à cepoint que quantité de belles dames, portant les noms les plusflamboyants de la monarchie, allaient et venaient de portière enportière, mettant pour la première fois leurs pieds immaculés dansla boue.
Une grande nouvelle courait, renduevraisemblable par ce fait que M. le duc de Richelieu n’avait pointparu aujourd’hui sur le rempart à l’heure accoutumée.
On avait pensé d’abord que M. le ducpouvait être malade et tous les cœurs s’étaient serrés sousl’étoffe éblouissante des corsages ; mais bientôtMme de Sabran avait dit à Mlle de Nesle, qui l’avaitrépété à Mme de Polignac, que M. le duc s’étaitévadé à l’aide d’une corde à nœuds, déguisé en compagnon maçon.
C’était tout simplement absurde : lesprisonniers de la catégorie à laquelle appartenait le duc deRichelieu ne s’évadent jamais.
Mais M. le duc de Richelieu avaitamplement le droit de tenter une absurde équipée.
Les détails venaient à l’appui du faitprincipal : Mme la duchesse de Berry, fille de M. lerégent, apprit à Mlle de Valois, sa sœur , que ce cher etmalheureux jeune homme s’était blessé à la jambe en tombant.
Il boitait. Richelieu était boiteux !C’était à renier la justice céleste.
Mlle de Charolais, fille du prince de Condé,menaçait de son joli poing l’injuste Providence ; la maréchalede Villars, la belle Goëzbriant, Mme de Parabère, MlleÉmilie et la Souris, deux filles de l’Opéra que Philippe d’Orléansavait mises à la mode, s’agitaient, discutaient, se mêlaient en undésordre épileptique.
Ce jour-là, les distinctions de castes furenteffacées, les haines tombèrent et le pavé fangeux de la rueSaint-Antoine reçut les larmes des duchesses avec celles desbourgeoises.
Tout à coup un grand cri s’éleva, un cri aiguet harmonieux à la fois, un cri de passion, un cri d’ivresse.
Il sortait à la fois de cent bouches, rosesnaturellement ou par l’effet de la peinture.
– Le voilà, c’est bien lui ! et voyezcomme il boite ! le voilà ! le voilà ! levoilà !
C’était notre ami le cavalier Fortune quisortait de chez son barbier.
Il paraît qu’il y avait entre le cavalierFortune et ce précieux duc de Richelieu une ressemblanceextraordinaire, car la plupart des dames qui encombraient la rueSaint-Antoine connaissaient très particulièrement le duc deRichelieu, et pourtant l’erreur fut unanime.
Il n’y eut pas l’ombre d’une hésitation oud’un doute ; la même émotion prit à la fois tout ce charmantessaim, nous dirions presque la même ferveur religieuse, tant il semêla de discrétion et de réserve à l’entraînement général.
Une fois le premier cri poussé, on se tut, etil n’y eut pas une seule imprudente pour se précipiter au-devant dudieu sortant incognito de l’échoppe du frater.
Seulement, toutes les prunellesbrûlèrent ; la foule resplendissante ondoyait comme l’or desmoissons sous la brise, des mouchoirs s’agitaient et un longmurmure tombait des balcons.
Comme si un mot d’ordre eût couru d’un bout àl’autre de la file des carrosses, les princesses, les duchesses,les marquises et les comtesses gardèrent leurs rangs, se demandantavec anxiété ce qu’allait faire l’imprudent captif.
Imprudent au point de se montrer à visagedécouvert si près de la maison qui le réclamait.
Quel était son dessein ? Pourquois’était-il porté à cette extrémité dangereuse ? Dans quel butbravait-il ainsi l’autorité de M. le régent ?
Mme la duchesse de Berry et Mlle deValois, Mme de Parabère et Mme de Sabran,Émilie et la Souris, toutes celles qui approchaient Philipped’Orléans désespéraient désormais de fléchir sa colère.
Mme de Tencin, qui passait pour êtrel’Égérie de l’abbé Dubois, secouait sa jolie tête et disait :Il est perdu !
Mlle de Charolais, remuante comme tous lesCondé, songeait peut-être à élever des barricades.
Fortune fit quelques pas en boitant, et il yeut cent voix de femmes adorables pour dire :
– Comme il boite bien ! ainsi boiteraitl’Amour s’il se cassait la jambe !
Fortune était de méchante humeur, les centvoix ajoutèrent :
– Il a l’air triste, il est inquietpeut-être ; gardons-nous d’ajouter à son embarras !
La méchante humeur de Fortune venait de cefait qu’il savait enfin à quoi s’en tenir sur le démesuré succèsqui accueillait son entrée à Paris.
Il traversa la rue d’un pas imposant, le poingsur la hanche et répondant aux œillades par un regard sévère.
Vous eussiez vu toutes ces pauvres grandesdames pâlir et frissonner, tant la colère du dieu leur glaçait lecœur.
Au milieu du trouble commun, il se commit deserreurs assez drôles : la maréchale se réfugia dans lecarrosse de louage qui avait amené Mlle Émilie, et la Souriss’assit par mégarde entre deux princesses du sang.
Fortune continuait son chemin et longeait lesmaisons situées à droite, en montant la grande rue Saint-Antoine,il suivait tout simplement son premier dessein qui était de rôderautour de l’Arsenal pour voir quelle aventure lui enverrait sonétoile.
Tout en marchant, ses souvenirs lui revenaientet irritaient son dépit ; il devinait pourquoi la sœurd’Apollon, cette piquante Delaunay, lui envoyait tant de sourires,là-bas, sur la route de Madrid à Saint-Jean-Pied-de-Port ; ilcomprenait la malicieuse moue de Thérèse Badin : toutes lesjoyeuses énigmes de son voyage se résumaient en ce mot amer :un quiproquo ! Et il n’y avait pas jusqu’au bouquet de la damemystérieuse qui ne lui semblât maintenant une dérision et unoutrage.
Ces fleurs, il les tenait encore à la main, etnous devons dire que l’essaim des belles darnes y avait donnébeaucoup d’attention, comme à tout ce qui touchait leur héros.
On s’était demandé avec anxiété, dans lescarrosses, quelle était la favorisée dont monsieur le duc avaitaccepté ainsi le bouquet.
Quelle qu’elle fût, on l’enviait, et si elleavait été connue, les têtes chaudes de la confrérie, telle que Mllede Polignac et Mme de Nesle, qui devaient, peu de tempsaprès, acquérir urne gloire immortelle en allant sur le prés pourleur cher duc, auraient certes envoyé un cartel à la préférée.
Cependant Mlle de Charolais dit à Mlle deValois :
– Ne trouvez-vous point, ma cousine, qu’il y aen lui quelque chose d’extraordinaire aujourd’hui ?
– Je le trouve beau comme un astre, réponditl’ingénue du Palais-Royal.
– Il paraît, dit la Renaud, une bourgeoise quiétait à pied et qui ne connaissait pas de vue les princesses, ilparaît que le cher cœur a eu bien raison de fausser compagnie augouverneur de la Bastille. Il n’était que temps. Son traité avecl’Espagne est signé et il y allait pour lui de la tête.
– Ah ! grand dieu ! s’écria laSouris, si monsieur le régent faisait un coup comme celui-là c’estmoi qui le casserais aux gages !
Mais tenez ! tenez ! ajouta-t-elle,voyez donc ce que fait monsieur le duc.
Fortune arrivait à la hauteur de la rueBeautreillis. Son regard sournois avait passé en revue toute cettearmée de ravissantes femmes qui n’étaient point là pour lui.
Dans l’univers entier il eût été difficile deréunir un pareil groupe de délicieux visages.
C’était le paradis de Mahomet en poudre et enpapiers.
Fortune avait vu à travers un éblouissementtoutes ces blondes, toutes ces brunes, ces yeux d’azur ou de jais,ces sourires prodigues de perles, ces bustes d’ivoire que la modedu temps laissait généreusement à découvert.
Fortune était jaloux comme un tigre, et danssa colère il s’en prenait, sans le savoir, au malheureux bouquetque ses mains crispées déchiraient.
Les pauvres fleurs tombaient, semées une à unesur son passage.
La première qui toucha le pavé de la rue fûtramassée par une simple grisette, qui n’appréciait pas, peut-être,toute la valeur de ce trésor, mais les autres…
Ah ! les autres !
Il faudrait une plume étourdissante comme unpinceau de Salvator Rosa pour peindre cette bagarre de déesses.
Tandis que la maréchale jetait sa bourse à lagrisette pour avoir la fleur, tous les carrosses se vidèrent denouveau, et une meute de houris suivit Fortune à la trace pour sedisputer les roses, les œillets, les jacinthes qui tombaient de sesdoigts.
La moindre tige était l’objet d’une lutteacharnée, et jamais la boue populaire de la rue Saint-Antoinen’avait moucheté tant de satin, tant de dentelles ni tant develours.
Il y eut des blessures, il y eut desmeurtrissures, il y eu surtout des coiffures lamentablementdémolies qui étaient pourtant des chefs-d’œuvre au point de vuearchitectural.
Comme autrefois, à cette même place, du tempsde la Fronde, la maison de Turenne et la maison de Condééchangèrent de terribles horions.
Fortune ne se retournait même pas pour donnerun regard à cette bataille éhontée, mais charmante, dont l’histoiren’offrirait peut-être pas un second exemple.
Fortune boudait.
Fortune avait des idées à la Néron, souhaitantque toute cette cohue d’anges, déchus ou non, n’eût qu’un seul dospour le fouetter jusqu’au sang.
Au moment où il allait tourner l’angle de larue du Petit-Musé pour gagner enfin l’Arsenal, une jeune fille,presque une enfant qui portait le costume des ouvrières, passadevant lui en courant et se faufila entre les carrosses pouratteindre l’autre côté de la rue Saint-Antoine.
Un cri s’étouffa dans la gorge de Fortune, quis’arrêta court et suivit la jeune fille d’un regard ébahi.
Certes, celle-là n’était point ici pour.M. le duc de Richelieu.
Elle allait sauvage et vive comme une biche,sans regarder ni à droite ni à gauche.
Elle n’avait même pas vu Fortune sur qui sonaspect venait de produire un si singulier effet.
Il était dit qu’aujourd’hui les cent cinquantepèlerines venues pour adorer M. le duc auraient tous lesétonnements.
Notre ami Fortune, en effet, qui achevait dedétruire son bouquet dont chaque débris avait été ramassé comme uneprécieuse relique, sembla s’éveiller d’un sommeil, et bonditlestement sur les traces de la petite ouvrière.
Il franchit la ligne des carrosses au milieud’un grand murmure, que suivit le silence de la stupeur.
Qu’allait-il faire ? Quelle mouche lepiquait ?
Il entra tout uniment dans une étroite alléeoù la petite ouvrière venait de disparaître.
Ce résultat, si simple en apparence, arrêta lesouffle dans toutes les poitrines.
Derrière lui, un homme vêtu de deuil des piedsà la tête et dont le pâle visage disparaissait presque sous lesplis relevés de son manteau, entra aussi dans l’allée.
Il y eut alors un tumulte inexprimable.L’attroupement féminin, brillant, coquet, irisé de toutes lescouleurs de l’arc-en-ciel, se massa incontinent devant l’allée oùM. le duc avait disparu.
En cet endroit, toute la rue fut barrée, etmille jolis cris, succédant au silence, montèrent du pavé auxbalcons, qui répondirent par de bruyantes clameurs :
– On le poursuit puisqu’il se sauve !
– La police est à ses trousses !
– Avez-vous vu cet homme noir ?
– Quel regard cauteleux !
– Quel physionomie cruelle !
– Il faut le secourir !
– Il faut le délivrer !
Ces deux derniers avis, qui pouvaient avoirquelque chose de séditieux, furent ouverts par une premièreprésidente et par une abbesse.
Et certes, ils allaient réunir l’unanimité dessuffrages lorsqu’un carrosse, descendant de la Bastille, et quicontenait une demi-douzaine de gentilshommes, demanda passage àl’émeute.
– Monsieur de Melun ! cria Mlle deCharolais.
– Cadillac ! appela Mlle de Sabran.
Mlle de Valois prononça le nom de Brancas.
Les amis du régent, ainsi interpellés, mirentpied à terre et apprirent en souriant la grande nouvelle du dangerque courait M. de Richelieu évadé.
Ma foi, belles dames, dit Brancas, c’estaffaire à vous de puiser vos nouvelles dans de bonsalmanachs !
– Nous l’avons vu, ce qui s’appelle vu !s’écria le chœur féminin.
– Je ne puis vous répondre qu’une chose,ajouta Brancas, c’est que Cadillac, Bezons, Melun et mois nousvenons de dîner avec M. de Richelieu.
– À la Bastille ? clama le chœur.
– À la Bastille, où nous avons fêté de boncœur la réconciliation de ce cher duc avec M. le régent.
Ces dames restaient encore incrédules.
– Le cher duc, dit Melun, doit être mis enliberté demain matin et conduit au château deSaint-Germain-en-Laye, où il pourra recevoir des visites.
On fit place. Brancas et ses compagnonspassèrent ; mais les carrosses au lieu de se disperser,montèrent en procession jusqu’à la Bastille, où une députationnommée à la pluralité des suffrages et toute composée de nomshistoriques, demanda M. Launay, le gouverneur, pour se bienassurer que ce cher duc était en sûreté sous les verrous.
Pendant cela, Fortune, poursuivant sa petiteouvrière et poursuivi par l’homme vêtu de deuil, avait enfilé uneallée sombre aboutissant à une série de passages à ciel ouvert quiformaient une sorte de petite ville intérieure.
Fortune, en sortant de l’allée, vit sa petiteouvrière qui s’engageait dans un passage tortueux, inclinant versla rue des Tournelles.
Il la perdit de vue à plusieurs reprises, laretrouva un nombre égal de fois, et la vit entrer dans une maison àcinq étages qui semblait former la clôture de la cour, du côté dela Bastille.
Fortune n’hésita pas à entrer derrièreelle ; il avait gagné du terrain. Comme il montait quatre àquatre la première volée de l’escalier, il put entendre, à deuxétages au-dessus, le pas léger de celle qu’il poursuivait.
Il redoubla de vitesse.
Comme il arrivait au palier du quatrièmeétage, il entendit, au cinquième, une porte s’ouvrir et serefermer.
En trois bonds il eut franchi la dernièrevolée ; et, guidé par le bruit qu’il venait d’entendre, ilfrappa à la porte faisant face à l’escalier.
On ne répondit pas tout de suite.
Muguette ! appela-t-il biendoucement.
Ce nom n’était pas prononcé qu’un bruit se fitderrière lui.
C’est à peine s’il eut le temps de seretourner et de reconnaître l’homme vêtu de deuil de la, rue de laTixeranderie.
Celui-ci, qui tenait un couteau à la main, luien porta un coup violent dans la région du cœur, et Fortune tomba àla renverse.
L’homme vêtu de deuil dit :
– Tu allais faire une nouvelle victime, jel’ai sauvée. Je suis le frère de Mr Michelin !
Il descendit l’escalier sans se presser.
À ce moment, la porte s’ouvrit et une blondetête de fillette se montra.
C’était presque une enfant.
Quand son regard tomba sur Fortune renversé,elle poussa un grand cri d’épouvante et se précipita sur lui enbalbutiant :
– Raymond ! Raymond ? que vousa-t-on fait, mon cousin ?
Elle se rejeta en arrière, à la vue du sangqui rougissait la chemise de Fortune.
Celui-ci répondit, étourdi qu’il était par lecoup et par la chute :
– La mule du pape ! on m’a assassiné,mais je ne suis pas encore mort. Embrasse-moi ma petite cousineMuguette.
C’était une chambre très petite et mansardéequi donnait sur les fossés de la Bastille.
Par la croisée on voyait le profil entier dela forteresse, dont les tours étagées se découpaient sur leciel.
De l’intérieur de la chambre il semblait qu’enétendant la main on aurait pu toucher les remparts.
Il y avait une couchette bien blanche, troischaises et une commode de chêne. Au fond du lit, on voyait unbénitier surmonté d’un crucifix que coiffait une branche de buisbénit. Au milieu se trouvait un métier à broder.
Mais ce que l’œil remarquait tout de suite enentrant c’était une large bergère, habillée de toile perse, dontles bras s’ouvraient tout à côté de la fenêtre.
Ce meuble formait un contraste complet avectout ce qui l’entourait.
Au moment où nous passons le seuil du logis deMuguette, notre ami Fortune était couché sur le lit et livrait sapoitrine sanglante aux soins de la petite fille, qui était bienplus pâle que lui.
Notre ami Fortune ne se montrait point tropdéfait ; il causait, au contraire, et causait en soupant. Savoix restait sonore et bien timbrée.
– Vois-tu, ma petite cousine, disait-il avecun accent de profonde conviction, il y a des gens qui ont uneétoile, c’est clair comme le jour, et ceux qui le nient font preuved’aveuglement. Toute la journée j’ai été pris pour un certain duc,dont les dames de Paris sont folles… Dis-moi, est-ce que tu connaisM. de Richelieu, toi ?
– Je le vois tous les jours, réponditMuguette.
Fortune la regarda avec défiance et demandaencore :
– Trouve-tu que je lui ressemble ?
– Oh ! non, répliqua la fillette, c’estun duc et pair, tandis que toi, Raymond…
– Je ne suis qu’un pauvre diable, achevaFortune d’un air piqué ; c’est pourtant comme cela que lespetites filles voient le monde !
– Je ne trouve personne si beau que toiRaymond, dit Muguette du ton que l’on prend pour calmer les enfantsombrageux ; mais enfin, il est bien sûr que tu ne ressemblespas à un duc et pair.
– Comment sont donc faits les ducs etpairs ? demanda Fortune.
– Je ne sais pas, repartit Muguette, etd’ailleurs tu vas te fatiguer si tu parles tant que cela. Quand onest blessé et que l’on parle trop, on a la fièvre. Tiens-toitranquille et laisse-moi te panser.
Fortune attira sa tête blonde jusqu’à lui etmit sur son front un bon gros baiser.
– Je n’ai pas fini, dit-il, j’en étais à monétoile. C’est encore pour ce haïssable duc que j’ai reçu mon coupde couteau. Un autre aurait été traversé de part en part et seraitmort comme un chien, ici, sur le carré, de l’autre côté de laporte, sans avoir seulement le temps de te dire « Bonjour,Muguette » ; moi, il se trouve que j’ai acheté unpourpoint de rencontre et que, dans la poche gauche de ce pourpointvendu à la friperie, son ancien maître avait oublié un diplôme demaître ès arts en excellent parchemin, plié huit fois sur lui-même.Le coup de couteau était bien donné, puisqu’il a traversé les huitdoubles, mais il n’avait plus de force en arrivant à ma peau, et jen’ai qu’une égratignure.
Il s’interrompit et se mit à réfléchir.
– Attends donc que je me souvienne !dit-il, c’est le frère… Je ne suis pas fâché de me rappeler cedétail pour lui rendre, à l’occasion, la monnaie de sa pièce, c’estle frère de Mr Michelin.
– Ah ! soupira Muguette, on dit qu’elleétait bien belle et pieuse.
– Il y a donc une histoire ?
– Une triste histoire : elle est morte dechagrin parce que M. de Richelieu ne l’aimait plus.
– La mule du pape ! s’écriaFortune ; alors c’est bien cela. Je me demande à qui je doispayer ma dette, au frère ou au duc ? Je penche pour leduc.
– Il est si puissant ! murmuraMuguette ; je t’en prie, mon cousin Raymond, ne parle pastant.
– Vas-tu faire attention à cetteégratignure ? s’écria Fortune. Corbac ! nous en avons vubien d’autres… Là ! me voilà pansé ! et je déclare que jemangerais un morceau avec plaisir.
« Mais d’abord, reprit-il ens’interrompant, assieds-toi là, petite cousine, bien près de moi,plus près encore, que je te regarde jusque dans le fond de tesbeaux yeux. Comme tu as grandi ! comme tu as embelli ! tun’es plus une enfant, sais-tu ? et je pardonne à ce maladroitqui m’a poignardé, car son intention était bonne endéfinitive ; il voulait empêcher le Richelieu, cet ogre quidévore les femmes, d’arriver jusqu’à toi, et il avait raison. Si jele rencontre jamais, je l’inviterai à boire avec moi une bouteillede claret[3] du meilleur de mon cœur.
Muguette avait passé derrière le lit et ouvertun placard. Elle revint portant un pâté à peine entamé, un flaconde vin et une assiette de beaux fruits.
– Tu mangeras le reste de Mme lamaréchale, dit-elle en roulant la table jusqu’auprès de lacouchette.
– La peste ! se récria Fortune, tutraites des maréchales, toi ?
Muguette, qui mettait son petit couvert,sourit et répondit :
– Il vient ici beaucoup de beau monde mevoir.
Fortune aurait interrogé sans doute si le pâtéde la maréchale ne se fût trouvé excellent.
Il était d’ailleurs blasé sur les grandesdames.
– Si j’étais chirurgien, dit-il la bouchepleine, je ne prendrais jamais souci de sonder une blessure. Jemettrais une tranche de pâté, j’entends du bon pâté comme celui-ci,devant le patient et je regarderais comment il besogne.
– Sois prudent, Raymond, recommanda Muguetteen lui versant un doigt de vin.
– Toi, répliqua Fortune gaiement, ne sois paséconome. Remplis mon verre jusqu’au bord. Tu sauras que jem’appelle Fortune à présent et que tout me réussit à miracle.Mets-toi là, auprès de moi : tu ne me laisseras pas dîner toutseul, j’espère ? Nous en étions à la manière de juger si uneplaie est maligne ou débonnaire : dans le premier cas, qui estle mien, il mangera comme un lion et ne s’en portera que mieux aubout d’une semaine.
Il tendit de nouveau son assiette déjàvidée.
– Si tu allais avoir la fièvre ? objectala jeune fille.
– N’est-ce pas encore une aventuremerveilleuse ? s’écria Fortune au lieu de répondre. Tomber dupremier coup dans ce grand Paris, sur la seule créature humaine quej’eusse envie de retrouver ? Tu ne pensais guère à moin’est-ce pas, petite Muguette ?
– J’ai toujours pensé à toi, répondit celle-cidont les grands yeux bleus mouillés souriaient, je penseraitoujours à toi.
Fortune s’arrêta de manger pour laregarder.
C’était un visage rieur, mais où le moindreémoi mettait une expression de sensibilité exquise.
Il y avait de l’enfant chez Muguette parl’extrême mobilité de la physionomie et par la naïveté duregard ; sa taille, qui n’avait pas atteint son completdéveloppement, était gracieuse, mais un peu grêle ; sescheveux, d’un châtain très clair, se jouaient en boucles naturellesautour d’un front charmant.
Ses traits délicats brillaient de gaieté, debonté, de finesse.
On pouvait rencontrer une femme plus belle,impossible d’admirer une fillette plus jolie.
Un nuage de rêverie passa sur l’insouciantrayon qui brillait dans le regard de Fortune.
Ceci était rare.
D’ordinaire, Fortune ne rêvait jamais.
– Voilà ! dit-il en repoussant sonassiette. Quand on a beaucoup de joie, l’appétit s’en va, et c’estdommage. Moi aussi j’ai souvent pensé à toi, Muguette, mon cherange : Tu es certainement la seule fille dive, la seule joliefille s’entend, qui ne m’ait point inspiré des idéesd’amourette.
Les beaux yeux de Muguette se baissèrent.
– Toi et Aldée ! reprit Fortune, mabelle, ma noble Aldée ! Mlle de Bourbon d’Agost, s’il vousplaît ! la dernière goutte du sang des rois de Navarre.
Il s’interrompit brusquement etdemanda :
– Pourquoi es-tu à Paris ?
– J’ai suivi Mme la comtesse et sa fillerépondit Muguette.
– Comment ont-elles quitté lePoitou ?
– On ne voulait plus les garder au manoir.
Fortune passa la main sur son front.
– Le manoir ! répéta-t-il. En toute mavie, je n’ai eu que cinq ans de repos et de bonheur. Bah !reprit-il, je m’ennuyais bien un peu dans ce pauvre paradis, etvogue la galère ; un cavalier tel que moi n’était pas faitpour regarder pousser les choux.
Muguette soupira.
– Elle est toujours bien belle ? demandaFortune.
– Plus belle qu’autrefois, répondit Muguette,quoique son teint soit pâle comme le linon de sa guimpe. Je ne saispas comment cela se fait, elle vit bien retirée, c’est à peine sielle sort pour se rendre aux offices de la paroisse Saint-Paul, etpourtant tout le monde la connaît : on parle de sa beauté dansle quartier et les jeunes gentilshommes s’occupent d’elle.
– La mule du pape ! s’écria Fortune, sielle pouvait trouver seulement un bon mari, quelque comte ouquelque duc, pour relever le plus noble sang de France !
Une nuance rosée avait monté aux joues deMuguette :
– Que Dieu t’entende, cousin Raymond !dit-elle, mais les jeunes gentilshommes dont tu parles ne songentpoint au mariage. Pas plus tard qu’hier, à l’heure où les carrossesviennent dans la rue Saint-Antoine pour M. le duc, j’entendisprononcer son nom, et l’on disait : « À Paris, les deuxsoleils de beauté sont en ce moment la Bourbon et laBadin. »
– Corbac ! gronda Fortune, on disaitcela !
Puis il ajouta en lui-même :
– Il faudra pourtant que je fasse une corne àmon mouchoir, car j’oublierais mon rendez-vous avec la belleThérèse. Celle-là au moins ne me prend pas pour un duc !
– Je ne sais pas ce que c’est que la Badin,reprit Muguette ; toi, Raymond, le sais-tu ?
– J’ai ouï-dire, répliqua Fortune, que c’estun rude brin de commère. Plus tard, je te donnerai d’autresdétails.
« Mais je veux mourir, reprit-il encore,si je me reconnais moi-même ! Ma cervelle est pleine d’idéeslangoureuses, comme si j’étais un troubadour. Tout mon passé merevient, tout, jusqu’aux souvenirs de ma première enfance. Le nomde l’endroit où j’étais quand je commençai à voir clair autour demoi, je ne l’ai jamais su ; on appelait ça le château, toutcourt, et mort de moi ! c’était un beau château, avec dehautes tapisseries où les Troyens se battaient contre les Grecs,des dorures noircies par le temps, des armoiries peintes au-dessusdes larges cheminées, des remparts, des douves… Mais voilà lecurieux : je pouvais avoir trois ou quatre ans, et il y avaitun petit grand seigneur, plus jeune que moi d’une année, qui étaitjoli comme un amour et méchant plus qu’un singe ; quand ilcommettait quelque fredaine, et cela arrivait bien des fois chaquejour, on me fouettait en son lieu et place. Je crois que j’étais auchâteau pour cela.
Pauvre Raymond ! murmura Muguette.
Mais j’avais déjà mon étoile, continuaFortune ; un jour, que j’avais été fustigé d’importance, lacolère me prit et j’emmenai mon petit grand seigneur dans un coinoù je le battis si généreusement qu’on craignit pour sa vie. Je fuschassé du coup et recueilli au manoir par Mme la comtesse deBourbon qui venait de mettre au monde notre chère Aldée. Lacomtesse était très belle en ce temps-là et n’avait pas encorel’air d’une morte. A-t-elle changé depuis le temps ?
– Non, répondit Muguette, elle a toujoursl’air d’une morte.
– Voilà tout pour le château, reprit Fortune,sauf une chose assez drôle que je trouve au fin fond de messouvenirs : le père du petit grand seigneur ne me regardaitpoint devant le monde, mais quand il me rencontrait seul dans lescorridors il m’embrassait. Je le vois assez vaguement, ce bravegentilhomme ; il était très imposant, très fier, et il mesemble qu’il avait peur de sa femme. Mme la comtesse deBourbon, elle était un peu comme le père du petit grand seigneur,elle m’embrassait volontiers en cachette. Je devais avoir sept ansà peu près quand on songea à me faire étudier pour être prêtre. Jesuis un bon chrétien, la mule du pape ! mais mon étoile ne medestinait pas à la prêtrise : on l’a bien vu plus tard, en laville de Rome, comme je te le raconterai une autre fois.
« Je revins au manoir quand j’avais douzeans. Aldée était une enfant plus jolie que les anges et Mme lacomtesse vivait déjà dans sa chaise longue, sans bouger, sansparler, avec une figure plus morne que la pierre.
« Je n’étais pas domestique, je n’étaispas paysan, mais je n’étais pas maître et, au fait, je ne sauraisdire ce que j’étais.
« On me laissait chasser, pêcher, courirla prétentaine et devenir sauvage un peu plus qu’un jeune loup.
« Une fois, vers ma quinzième année,c’était après souper ; à l’heure où chacun se met au lit, onvint dire à la cuisine où je fourbissais mes armes de chasse qu’unetroupe de bohèmes avait planté ses tentes dans la forêt.
« Je n’avais jamais vu de bohèmes, etj’ai toujours aimé tout voir.
« Me voilà parti seul, par une nuit sanslune, mon couteau au côté et mon fusil sur l’épaule.
« La forêt était loin et j’avais négligéde demander en quel lieu les vagabonds tenaient leur camp. Jecherchai, je ne trouvai point, et, pour ne pas perdre ma nuit, jeme postai à l’affût dans une coulée qui était à sangliers.
« Il y a des jours et des nuits commecela : pas plus de sangliers que de bohèmes !
« Au petit jour, je m’en revenais demauvaise humeur quand je sentis tout à coup une odeur defumée ; il n’y avait point de sabotiers dans le quartier.
« – Mes bohèmes ! m’écriai-je, etj’allai contre le vent qui m’apportait l’odeur de brûlé.
« Au milieu d’une clairière il y avait unlarge feu presque éteint.
« Les bohèmes venaient de partir etj’allais retourner au manoir lorsque j’aperçus auprès des cendresun petit paquet blanc…
Muguette lui tendit ses deux mains.
– C’était moi, le petit paquet ?dit-elle.
– C’était toi, répondit Fortune, qui avait untremblement dans la voix et je ne sais pas pourquoi je te radotecette histoire si souvent racontée.
– Oh ! s’écria l’enfant, dont les grandsyeux suppliaient, dis, dis encore !
– C’était toi, le petit paquet blanc, repritFortune. Quand je m’approchai et que je vis une pauvre enfant desix ans enveloppée toute blême dans une sorte de suaire, je crusqu’ils t’avaient oubliée.
«Mais ils ne t’avaient pas oubliée, ilst’avaient laissée pour morte. Si je te pris dans mes bras et si jet’emportai, ce fut pour te donner une sépulture en terresainte.
« En chemin, cependant, tu te réchauffaislentement contre mon cœur, et à une demi lieue du manoir tespauvres grands yeux s’ouvrirent. Te souviens-tu de cela ?
Muguette éleva la main de Fortune jusqu’à seslèvres. Il y avait une larme qui roulait lentement sur sa joue.
– Du plus loin qu’on put m’entendre au manoir,reprit Fortune, je criai : Bonne chasse ! bonnechasse ! et j’entrai triomphalement.
« Le vieux majordome de la comtesseregarda ma chasse et me dit :
« – Ne pouvais-tu laisser cela dans laforêt ?
« Il entra chez la vieille dame et revintavec cet arrêt :
« – Avant de déjeuner, mon drôle, tu vasporter ce paquet aux enfants trouvés de Poitiers.
«J’allai vers Mlle Aldée qui te regardalongtemps et qui rougit en me disant :
« – Raymond, tu ne sais pas cela ;nous sommes bien pauvres.
« Je répondis :
« – Demoiselle Aldée, je lui donnerai unpeu de mon pain et vous un peu du vôtre.
– Je ne pense pas t’avoir donné souvent de monpain, Muguette, continua Fortune, car j’avais un terribleappétit ! Mais Aldée de Bourbon aurait eu faim plutôt que dete laisser manquer de rien. Tu repris bien vite les jolies couleursde ton âge, et j’avais tant de bonheur à te voir fleurir comme unerose de mai ! Tu étais jolie, jolie !
« Moins jolie qu’aujourd’hui, ma fille,s’interrompit-il ; mais ne crains jamais rien de moi ; ilme semble que partout où tu es, Dieu regarde.
– Je ne craindrai jamais rien de toi, murmuraMuguette.
– Je commençais, poursuivit Fortune, à voirplus clair autour de moi. J’approchais de mes vingt ans, et l’idéem’étais déjà venue d’être bon à quelque chose, mais je ne savaisrien faire.
« C’était une étrange maison :quelques vieux serviteurs qui allaient s’éteignant dans undévouement plaintif et une sorte de vivant cadavre, rongé par unetristesse sans nom, autour duquel s’empressait un ange…
Muguette dit :
– C’est toujours ainsi, sauf un point :il n’y a plus de serviteurs.
– Dans ce manoir, poursuivit Fortune, lapensée du dénuement obsédait tout le monde, excepté moi peut-être,et la vieille dame, qui parlait toujours d’opulence chaque fois queses lèvres de marbre s’ouvraient.
« Était-ce une folie ? ou bienAldée, la sainte, avait-elle, par un pieux mensonge, caché à samère la détresse qui grandissait toujours ?
La jolie tête de Muguette s’inclina en signed’affirmation.
– Il y eut un jour de dimanche, repritFortune, où Aldée de Bourbon refusa d’aller à la messe parce que sarobe tombait en lambeaux.
Ce fut pour moi un trait de lumière, et lelendemain je partis.
Muguette devint toute rose et détourna lesyeux.
– Vous nous quittiez, dit-elle, pour gagner auloin quelque salaire et nous envoyer du secours.
La figure de Fortune était à peindre :elle exprimait un remords si profond et si comique à la fois queMuguette, en relevant les yeux, ne put s’empêcher de sourire.
– Corbac ! fillette, s’écria Fortune, nete moque pas de moi ! j’ai envie de pleurer. J’ai été pauvrebien souvent, mais j’ai été riche parfois et je n’ai rien envoyéaux seuls êtres que j’aime en ce monde ! Toi qui est restéetoujours dans ton nid, tu ne sais pas ce que c’est que lesaventures. Cela entraîne, cela enivre… mais à quoi bon discourir,Il y a un fait certain, c’est que je suis un misérable !
– Par exemple ! protesta Muguette.
– Tais-toi ! la mule du pape ! jeprendrai ma revanche.
– Et qu’es-tu devenu, cousin Raymond, depuisle temps ? demanda la fillette.
Rien de bon, répliqua notre cavalier avecrudesse, et je veux que le diable m’emporte si c’est le moment deraconter mes méchantes équipées. Vois-tu, je vais me convertir etvivre comme un petit saint. Il y a temps pour tout, sang demoi ! c’est assez de folies, me voilà rangé, n’en parlonsplus.
Muguette souriait toujours.
– Voyons, reprit Fortune sans la regarder, quefais-tu, toi, chérie ?
– Je brode, répondit Muguette, qui montra sonmétier.
– Est-ce un bon état ?
– Pas trop.
– Alors, tu n’es pas plus richequ’autrefois ?
– Oh ! si fait, répondit vivement lafillette.
– Comment, si fait : tu as del’argent ?
– Oui … depuis quinze jours j’ai del’argent.
Le regard de Fortune exprima une vagueinquiétude.
– Et comment gagnes-tu cet argent,interrogea-t-il encore, avec ta broderie ?
Muguette éclata de rire.
– Non pas ! dit-elle, et je te ledonnerais bien en mille à deviner.
Son doigt mignon désigna la bergère qui étaitdevant la croisée.
– Voilà ma richesse, ajouta-t-elle.
Et comme Fortune ouvrait de grands yeux, elleprit un petit ton grave pour lui fournir cetteexplication :
– On est bien mieux ici que dans la grande rueSaint-Antoine ; pour voir la tour au sommet de laquelleM. le duc se promène.
– Encore ce diable de duc ! s’écriaFortune.
– Il n’y a pas un seul balcon dans toute larue Saint-Antoine, reprit Muguette ; où l’on soit si bienqu’ici pour voir et faire des signaux. On pourrait presqueparler.
Les sourcils de Fortune étaient froncés.Muguette continua, espiègle et joyeuse :
– C’est Mme la maréchale qui a découvertma chambre : elle l’appelle son observatoire. Un jour que jelui reportais une broderie, elle me demanda obligeamment où pouvaitpercher une jolie fillette comme moi. Je lui fis la description dema mansarde ; et comme elle me demandait quels toits, quellescheminées, quels tuyaux de poêle j’apercevais de mon cinquièmeétage, je lui répliquai naturellement : « Je vois laBastille comme si j’y étais. » Le lendemain Mme lamaréchale vint visiter ma mansarde pour me prouver tout l’intérêtqu’elle voulait bien me porter. Elle se plut tellement chez moiqu’elle y resta une grande heure, c’est-à-dire tout le temps de lapromenade de M. le duc. En s’en allant, elle me pinça la joue et medonna deux beaux louis d’or tout neufs.
– Vieille folle ! gronda Fortune.
– Mais ce n’est rien, continua Muguette :Mme la maréchal ne put pas garder son secret auprès de sesbonnes amies. Elle était si contente et si fière qu’elle divulguasa trouvaille. Je reçus une duchesse d’abord, qui vint m’apprendreque j’étais la première brodeuse de Paris, puis une présidente dontle bon cœur voulut connaître mes petites affaires.
Ce fut la présidente qui m’envoya un matin sontapissier avec cette bergère pour que je pusse prendre le fraiscommodément, le soir, à ma croisée : la bonne dame s’étaitfatiguée à rester trois quarts d’heure debout.
Maintenant on vient s’inscrire à ma porte. Lapremière chose que fait M. le duc en montant sur sonpromenoir, c’est de regarder à ma croisée. Il est sûr de trouver làquelqu’un pour faire la causette par signes.
Il y en a qui veulent l’heure tout entière,les gourmandes ; quelques-unes se contentent d’un quartd’heure, et alors les autres attendent.
La plupart désirent être seules ; maisj’en ai vu venir deux à deux, trois à trois, et alors on ritensemble, ensemble on pleure.
Avant-hier, je n’ai pu éviter un grandmalheur : il y en a deux qui se sont battues, mais là, biencomme il faut, et plus vaillamment que les dames de la halle.
Fortune se mit à rire et dit avecadmiration :
– C’est que tu racontes tout cela comme unange ! Où diable as-tu pêché ton esprit, petitefille ?
– Pense donc, répliqua Muguette, toutes cesdames en ont à revendre. C’est leur état. Les moins huppées parmicelles que je reçois sont des comtesses. Si tu savais comme ellesparlent bien par gestes. J’ai été voir une fois la pantomime auprèsde l’église Saint-Laurent ; mais les comédiennes de là-bas nesont que des apprenties à côté de mes duchesses. M. le duc,aussi, est devenu très fort ; il sait regarder le ciel etmontrer du doigt les moineaux pour dire : «Je voudrais bienêtre libre comme eux ! » Il met la main sur son cœuradmirablement et envoie des baisers par délices. Il a un mouchoirblanc bordé de dentelle pour essuyer ses yeux quand la conversationest attendrissante ; ses cheveux sont coiffés à la pleureuse,et sa chemise de fine batiste reste déboutonnée comme celle descondamnés qui vont avoir la tête tranchée.
Et, demanda Fortune, il ne t’a jamais adresséde signes, à toi ?
Non, répliqua la fillette qui devint sérieuse,mais…
Mais quoi ? dit vivement Fortune.
Muguette avait déjà pris son air mutin.
– Moi, murmura-t-elle, je suis trop peu dechose, et si j’avais jamais dû aimer une poupée de cire, ce que jevois ici m’en aurait bien guérie.
Fortune lui baisa les mains avectransport.
– Poupée de cire ! s’écria-t-il,corbac ! tu ne l’as pas manqué du premier coup ; ceCéladon banal est une poupée de cire, une poupée de sucreplutôt ! un bonbon qui se casse en petits morceaux et donttoutes les effrontées de Paris ont chacune une miette !
La jeune fille le regarda entre les deuxyeux :
– Vous parlez comme un livre, mon cousinRaymond, dit-elle ; celle que vous aimez est heureuse, carvous devez avoir la vertu de constance.
Fortune rougit jusque derrière lesoreilles.
– Toi, dit-il, tu as une manière de fixer lesgens qui brûle comme un coup de soleil. La vertu de constance ettoutes les autres vertus je les ai, tête-bleu ! ce n’est pasle mérite qui me manque. Mais voyons ! tu dois gagner desmille et des cents avec toutes ces pimbêches qui louent ta bergèreà la minute ?
– Mes affaires ne vont pas mal, réponditMuguette d’un petit air modeste.
Si elles sont toutes aussi généreuses que Mllela maréchale… commença Fortune.
– Il y en a qui donnent plus, interrompit lafillette, il y en a qui donnent moins. Je garde ma dignité et netaxe personne ; mais l’un dans l’autre, ma bergère me vautbien cinq ou six pistoles tous les jours.
– Et que fais-tu de tant d’argent ?demanda Fortune.
Muguette fut un instant avant de répondre. Sespaupières étaient baissées.
– Raymond, dit-elle d’un accent qu’ellen’avait pas pris encore, tu as parlé de Mme la comtesse et tuas parlé de Mlle Aldée, mais tu as oublié de t’informer d’elles.Voilà plus d’une heure que nous sommes ensemble, et j’attends tapremière question.
– Je l’ai oublié, répondit Fortune, et cen’est pas manque d’envie ; mais que veux-tu ? les chosestristes me font peur : c’est le courage qui ne m’est pasvenu.
– Es-tu assez fort pour te lever ?demanda Muguette.
– Au fait, s’écria notre cavalier, je ne peuxpas coucher ici. Comme le temps passe avec toi ! Voici déjà labrune qui tombe.
Le jour allait en effet baissant.
– Si tu te sens assez fort, reprit Muguette,lève-toi, je vais aller à la croisée pour te donner le temps defaire ta toilette.
Elle quitta son siège et se mit à la fenêtreoù elle resta le dos tourné.
Fortune n’eut pas trop de peine à descendre dulit.
– Une meurtrissure à la jambe, dit-il, uneégratignure à la poitrine, cela ne vaut pas la peine d’en parler.Sais-tu que tu as une taille de fée, Muguette ? lesgodelureaux du quartier doivent te conter bien des fadeurs…Bon ! tu ne réponds plus, te voilà qui rêves.
– Es-tu prêt ? demanda la jeunefille.
– Je mets le dernier bouton de ma soubreveste.Là ! Maintenant, je suis en grande tenue et je pourrais entrerà l’audience de M. le régent. Où vas-tu me conduire ?
– Pas bien loin, répondit Muguette, qui seretourna et marcha vers la porte.
En passant devant Fortune, elle le toisa d’unregard souriant.
– Il n’y a pas à dire, murmura-t-elle, tu esdevenu un superbe cavalier.
Fortune se campa.
– Encore fait-il trop brun, maintenant,répondit-il, pour que tu puisses voir en détail ma tournure.
Muguette ouvrit la porte.
– Suis-moi, dit-elle, nous descendons.
– Pourquoi faire ? demanda Fortune un peuau hasard.
– Pour que tu saches, répondit la fillette, àquoi je dépense mon argent.
Elle prit les devants.
C’est à peine si son pas leste et gracieuxeffleurait les marches de l’escalier.
Elle descendit ainsi quatre volées et nes’arrêta qu’au premier étage, devant une porte fermée.
Au lieu de frapper, Muguette tira une clé desa poche et l’introduisit dans la serrure.
Fortune n’interrogeait plus. Il avait deviné.Son cœur battait et il avait un poids sur la poitrine.
Avant de pousser le battant de la porte,Muguette lui dit.
– Surtout ne fais pas de bruit. Vers lecrépuscule du soir, Mme la comtesse s’assoupit toujours, etc’est le seul moment où Mlle Aldée puisse prendre un moment derepos.
Fortune gardait le silence : il avaitfroid. C’est lui-même qui nous l’a dit : les émotionssolennelles lui faisaient peur.
La porte s’ouvrit. Muguette et lui entrèrentdans une pièce sombre, car à mesure qu’ils descendaient ils avaienttrouvé d’étage en étage l’obscurité la plus complète, et ici lànuit était tout à fait venue.
Dans l’ombre, Fortune se sentit prendre par lamain ; ils traversèrent, Muguette et lui, toute la largeur dela chambre. Une autre porte fut ouverte qui donna passage à uneclarté.
Il n’y avait pourtant pas de lumière dans laseconde chambre où ils entraient ainsi, mais elle communiquait parune large baie avec une troisième pièce où une lampe de grandedimension brillait sur un guéridon sculpté.
Juste en face de la baie il y avait un lit deforme antique, autour duquel se drapaient de lourds rideaux tombantd’un ciel à baldaquin et relevés des deux côtés par des embrassesde bronze.
Ce lit supportait une forme immobile, couchéesur le dos et les bras en croix, parfaitement semblable à cesstatues que l’on étend sur la pierre des tombeaux.
Muguette traversa la seconde chambre etFortune la suivit, marchant sur la pointe des pieds.
C’était une femme qui était sur le lit. Lalumière de la flamme effleurait obliquement ses traits qui étaientde marbre.
Nous avons parlé de tombeaux et destatues ; cette femme, qui avait la tête nue et posée dans lecadre de ses cheveux gris rigides, était bien vraiment une statuesur un tombeau.
Autour d’elle, la troisième chambre présentaitune sorte de luxe suranné, mais grand et sévère.
Au pied du lit, il y avait une autre femme,assise ou plutôt demi couchée dans un vaste fauteuil, et dont latête pâle se renversait parmi les masses d’une admirable chevelurenoire.
Elle dormait. Les rayons de la lampe tombaientd’aplomb sur son visage qui était d’une merveilleuse beauté.
Elle dormait dans une pose accablée et commedécouragée ; ses longs cils noirs tranchaient sur sa joue plusblanche que l’albâtre, et ses lèvres s’entrouvraient en unmélancolique sourire.
– Mme la comtesse ! murmura Fortunedont la voix tremblait ; Mlle Aldée.
Muguette et lui étaient arrêtés au seuil de lachambre.
Muguette lui toucha le bras et dit toutbas :
– C’est à cela que je dépense mon argent.
Muguette et Fortune étaient revenus sur leurspas ; ils s’assirent tout les deux sur un lit de camp, dans lachambre d’entrée dont Muguette avait refermé la porte et où ellevenait d’allumer un flambeau.
Cette pièce contrastait par sa nudité complèteavec celle où Mme la comtesse de Bourbon et sa fille Aldéereposaient.
À part le lit de camp, il n’y avait pas mêmeun siège.
Fortune tenait dans ses mains les deux mainsde Muguette, et il avait les yeux mouillés.
– Quel bon petit cœur !murmurait-il ; quelle chère petite âme ! C’est toi qui asfait ce que j’aurais dû faire.
– N’est-ce pas comme si tu l’avais fait ?répondit Muguette. C’est toi qui m’as donnée à elles.
– Corbac ! s’écria Fortune, c’estpourtant la vérité, et ce jour-là je leur ai fait un joli cadeau,ou que le diable m’emporte !
Il forçait la dose ordinaire de ses juronspour cacher l’émotion profonde qui le tenait.
– Voilà quinze jours, reprit Muguette, tout lereste de la maison était nu et froid comme ici ; nous l’avionslouée sans savoir comment nous pourrions la payer. Tu vois bien quele duc de Richelieu peut servir à quelque chose.
Fortune haussa les épaules, mais son dépitsouriait.
– Mme la comtesse avait des crisesterribles, poursuivit Muguette, l’aspect de ces murailles nuesl’exaspérait et la tuait ; car plus elle va, plus sonintelligence s’obscurcit et plus son cœur s’éteint. Il n’y a poursurvivre en elle qu’un sentiment ; c’est le regret de sagrandeur passée, de son luxe, que sais-je ? Quelquefois,pendant des demi-journées, Mlle Aldée est là qui l’écoute,racontant les fêtes brillantes de sa jeunesse, les réceptions à lacour, les hommages dont elle était entourée.
« Elle fait le compte de ses diamants,elle décrit ses toilettes, les moindres détails qui reviennent…Mais en dehors de cela, elle ne sait pas, c’est la pure vérité, sisa fille souffre ou si elle est heureuse.
Heureuse ! répéta Fortune, c’estimpossible : elle est trop changée.
C’est impossible, en effet, répliqua Muguette.Quand je disais heureuse, cela signifiait seulement tranquille, carle bonheur ne peut pas entrer dans ce sépulcre où la plus belle desfemmes dépense sa jeunesse à veiller une morte.
– La plus belle des femmes ! dit Fortuneaprès elle ; il semble qu’elle soit plus belle encore dans latristesse de son dévouement.
Muguette soupira.
– Oui, prononça-t-elle tout bas, c’estcertain, j’ai remarqué cela ; depuis quinze jours, elle estbien plus belle.
Elle s’interrompit pour ajouter :
– Je travaillais, tant que je pouvais, etMademoiselle travaillait aussi, car elle a bien du courage ;mais c’est, à peine si nous pouvions subvenir toutes deux auxbesoins de la vieille dame. Nous autres, le pain nous suffit, maisla pauvre comtesse ! quand elle n’a pas sur la table deux outrois mets choisis, auxquels, bien souvent, elle ne touche mêmepas, son humeur noire devient folle. Elle parle d’humilité,d’abandon, et combien de fois dis-moi n’a-t-elle pas dit à MlleAldée : « Vous êtes une mauvaise fille. »
Fortune se leva et fit un tour dans lachambre.
Muguette poursuivit :
– C’est la maladie. Sa pauvre tête est sifaible ! J’ai ouï-dire qu’autrefois, sous la sévérité de soncaractère il y avait une grande bonté ; mais maintenant toutest fini, et vois où elle en est arrivée ! Quand j’ai puacheter ces meubles et faire venir les tapissiers, elle a éprouvéune joie d’enfant ; c’était comme une résurrection ; ellese tenait debout tout le jour, elle allait et venait, commandaitaux ouvriers et disant comment il fallait disposer toute chose pourrappeler la grande manière de ses anciennes demeures. Tantôt elleactivait le travail, tantôt elle l’arrêtait pour faire de longuesdescriptions où elle mettait une chaleur extraordinaire et toujourselle ajoutait :
« C’est ainsi que doit être la maisond’une cousine de Sa Majesté le roi.
Fortune n’écoutait plus.
Il revint s’asseoir auprès de la fillette etlui demanda tout bas :
– Depuis que Mlle Aldée te semble plus belle,n’as-tu remarqué en elle aucun autre changement ?
Le regard naïf mais fin de Muguettel’interrogea.
– Tu ne me comprends peut-être pas, poursuivitFortune : je voudrais savoir si depuis que Mlle Aldée tesemble plus belle tu ne la trouves point aussi plustriste ?
– Oh ! fit Muguette en baissant les yeux,si fait, beaucoup plus triste. Et c’est une chose singulière, il ya des moments où son teint s’anime, où ses yeux brillent. Et,alors, je reste éblouie à la regarder : on dirait qu’au milieude sa peine un mouvement de joie a passée.
La réflexion ridait bien rarement le front denotre ami Fortune, mais en ce moment deux plis profonds secreusaient entre ses sourcils et ses cheveux.
– Ah ! fit-il. Tu m’as dit qu’ellesortait peu ?
– Elle ne sort plus du tout, réponditMuguette.
Fortune changea de position sur le lit de campet se mit à fredonner un refrain.
– Eh bien ! s’écria la fillettescandalisée, que fais-tu ?
– Bon, bon ! dit notre cavalier, on setait, ma fille. Quand j’ai martel en tête, vois-tu, je chante.C’est un tic.
– Et tu as donc martel en tête ? demandaMuguette.
Fortune ne répondit point.
Après un instant, il reprit :
– Est-ce que personne ne couche ici prèsd’elles ?
– Oh ! si fait, repartit Muguette. Enhaut, mon lit n’est que pour la forme, je m’étends sur ce cadretoutes les nuits.
Notre cavalier tourmentait la dentelle de sesmanchettes.
– C’est qu’elle est si pâle !murmura-t-il, et ce sourire qui entrouvrait ses lèvres m’a paru sisingulier !
– Oh ! interrompit Muguette, dès qu’elles’endort, elle sourit ainsi. J’y suis habituée.
Fortune semblait chercher laborieusement sesparoles.
– Elles ne reçoivent personne ?demanda-t-il avec une indifférence affectée.
– Seigneur Dieu ! s’écria Muguette,recevoir quelqu’un ! Mais c’est une prison ici, mieux ferméeque la Bastille !
– Et pourtant, corbac !… s’écria notrecavalier.
Il s’arrêta, pris d’une véritable colère.
– Qu’as-tu donc, mon cousin Raymond ?demanda la fillette étonnée.
– J’ai que je ne sais pas comme je t’aime,répliqua brusquement Fortune, et que je donnerais la dernièregoutte de mon sang pour Aldée !
– L’aimes-tu donc mieux que moi ? murmuraMuguette, dont la joue perdit ses fraîches couleurs.
Fortune lui prit les mains et plongea sesregards dans ses yeux.
– Toi, dit-il, tu es la joie. Plus on t’aime,plus on est content de soi. Mais nous jouons aux charmes, pauvrechérie. Si tu étais une autre femme, je saurais déjà ce que je veuxsavoir.
– Que veux-tu savoir, cousin Raymond ?interrogea Muguette.
Fortune toussa et dit :
– Quand elle allait à la paroisse Saint-Paul,tu restais pour garder la malade ?
– Naturellement.
– Alors, tu ne peux pas savoir…
Fortune s’arrêta et Muguette demanda, prised’impatience :
– Qu’est-ce que je ne peux passavoir ?
– La mule du pape ! gronda notre cavalierqui se mit à arpenter la chambre, ça ne va pas tout seul avec lespetites filles !
Pendant qu’il se creusait la tête pour trouverla manière de tourner une question décisive, Muguette le prévint etdit tout à coup :
– Eh bien ! oui là, je crois qu’elle aimequelqu’un.
Du bout de la chambre où il était, Fortunerevint à elle en deux sauts.
– Ah ! fit-il très ému, mais en mêmetemps soulagé de son grand embarras : tu crois cela,toi ?
– J’en suis sûre, prononça gravementMuguette.
– Qui aime-t-elle ?
– Je n’en sais rien.
– Tu as des soupçons, au moins ?
– Pas l’ombre des soupçons.
– Enfin, corbac ! s’écria Fortune, pouraimer quelqu’un il faut le voir ou l’avoir vu, quediable !
Muguette était toute rêveuse.
– Mon cousin Raymond, dit-elle, on aimequelquefois un souvenir…
Ses yeux évitèrent le regard de Raymond quirougit et murmura :
– Est-ce que tu croirais qu’elle se souvientde moi ?
Les paupières de la fillette se relevèrent,tandis qu’elle se disait tout bas :
– Pour cela non ; ce n’est paselle !
Puis elle reprit avec précipitation :
– En un mot comme en mille, je ne sais rien derien. Seulement, je la vois pâlir et il me semble qu’elle devientplus belle comme une âme qui ne tiendrait plus à terre. Elle estdistraite souvent, elle ne me parle plus comme autrefois, et quandje lui parle, elle tressaille. C’est comme si on l’éveillaitbrusquement… surtout quand elle est là, toute seule, assise auprèsde sa fenêtre ouverte.
– Et que voit-on de sa fenêtre ? demandaFortune.
– On ne voit rien.
– Comment, rien ?
– On ne voit que les murailles noires de laBastille.
Après cette réponse il y eut un silence.
– Corbac ! pensait Fortune, je ne feraisjamais un pas de clerc comme le frère de cette Mme Michelin.Je ne suis pas homme à me tromper, et si je me mets une fois dansl’esprit que ce duc doit avoir la tête cassée, il ne vivra pasvieux, j’en réponds !
– À quoi penses-tu, mon cousin Raymond ?dit Muguette.
– À toi, répliqua Fortune… J’ai parcouru biendes pays depuis le temps, mais je n’ai jamais rencontré un angeaussi mignon que toi. Tel que tu me vois, j’ai quinze mille livresdans ma poche, et du diable si je pourrais trouver une meilleurefaçon de les dépenser. J’ai mon idée, vous allez déménager… Ce quirend Mlle Aldée si triste et si pâle, c’est de regarder toujoursles murailles noires de la Bastille. Je veux que vous alliez loind’ici, dans un quartier où il y ait des arbres et de laverdure.
Muguette secoua sa tête blonde.
– Je le veux, répéta Fortune.
Il retourna ses poches et mit son trésor entas dans le creux du tablier de la fillette.
Celle-ci dit :
– Comme tu es bon, mon cousin Raymond !Il y a là beaucoup d’argent, jamais je n’en avais tant vu en mavie. Mais il n’y en a pas encore assez pour faire une dot àMme de Bourbon.
Je donne ce que j’ai, dit Fortune ; on nepeut faire mieux.
Mais se ravisant aussitôt, ils’écria :
– Sang de moi ! tu as plus d’esprit danston petit doigt qu’une douzaine de duchesses, de présidentes etmaréchales ! Il faut que Mlle de Bourbon soit riche, c’estclair, et qu’elle voie des gentilshommes de son rang afin dechoisir, et qu’elle se marie, et qu’elle soit heureuse enménage.
Tout en parlant, il reprenait ses pistoles àpoignées et les remettait dans sa poche.
Muguette, ébahie, le regardait.
– C’est clair ! c’est clair !répétait-il, cela saute aux yeux ! et quoi de plusfacile ? La mule du pape ! sans toi, je n’y aurais passongé. Bonsoir, Muguette chérie. Je vais aller chercher la dot deMme de Bourbon.
– Est-ce que tu es fou, mon cousinRaymond ? balbutia Muguette abasourdie.
Fortune riait bonnement.
– Non, je ne suis pas fou, répondit-il, et jedemande à quoi servirait d’avoir une étoile si on n’en fait pasusage. Combien faut-il pour la dot ?… deux cents ?… troiscents ? Ne te gêne pas : je sais l’endroit où lesmillions se remuent à la pelle.
Il prit à deux mains la tête bouclée de lafillette et la baisa.
– Au fait, reprit-il en s’élançant vers laporte, nous n’avons pas besoin de convenir du chiffre, j’apporteraice qu’il y aura. Bonsoir.
Muguette voulut courir après lui, mais ilétait déjà au bas de l’escalier.
Fortune redescendit la rue Saint-Antoine àlongues enjambées. La blessure de sa poitrine le cuisait bien unpeu et sa jambe foulée lui arrachait de temps en temps un juron,mais il était de fer et marchait en somme d’un bien meilleur pasque tel beau fils de la cour qui aurait eu un pli à son bas de soieou un grain de sable dans sa botte.
La rue Saint-Antoine avait complètement changéd’aspect et ne gardait qu’un seul trait de sa physionomie la sombremasse de la Bastille, dont les remparts arrêtaient la vue versl’est.
Il n’y avait plus trace d’équipages ; lesbalcons étaient déserts, et les boutiques allaient se fermant.
Fortune suivait les maisons, la tête haute etla main sur la garde de sa rapière. Quand les voleurs rencontrentun gaillard de sa tournure, ils cèdent le pas.
Fortune avait le cœur léger ; laconscience de la bonne action qu’il allait accomplir le tenait enjoie et il se disait :
– J’aurais voulu faire pour notre belle Aldéequelque chose de plus difficile, mais au demeurant mieux vaut quetout aille sans encombre, puisque son pauvre cœur malade attend lemédecin. J’ai eu de la peine à confesser la petite cousine… C’estsingulier, voilà deux créatures adorables qui ne m’inspirent aucunefrivole pensée de galanterie. Ce n’est pas que cette petiteMuguette ne me trotte dans la cervelle, quel cher cœur ! etcomme elle est délicieusement jolie ! Mais enfin, je briseraisles côtes de quiconque me soupçonnerait de la vouloir mener à mal.Par là, corbleu ! rien que d’y penser j’ai le frisson.
«C’est comme une famille pour moi,s’interrompit-il, une vieille mère et deux sœurs. Seulement, jeserais bien fâché si Muguette était véritablement ma sœur. Pourquoicela ? Je n’en sais rien et je ne veux pas le savoir. À moinsque ce ne soit pour l’épouser dans une douzaine d’années, quandnous serons mûrs tous les deux. Voilà une excellente idée.
Il doubla le pas et fut obligé d’ôter sonfeutre parce que sa tête brûlait.
Il essaya de fredonner, selon sa coutume dansles grandes occasions, mais la rêverie le tenait bel et bien.
– Voyons ! voyons, s’écria-t-il aveccolère, à force de dire que je ne peux être amoureux de ma petitecousine Muguette, est-ce que j’en aurais dans l’aile ? Il nefaut pas trop aller de ce côté-là, je le vois bien. Ce côté-là,c’est le mariage, et le mariage n’est pas, pour les gens comme moi,que quand ils ont la barbe grise. M. etMme Fortune ! cela sent son petit commerce ! ilfaudrait monter une boutique de mercerie avec le Gagne-Petit pourenseigne… à d’autres ! Nous avons du temps devant nous. Voicice qui est raisonnable, je vais leur donner ma soirée, et demain jeserai tout entier à mes grandes affaires, à mes ambitions, à mesamours : l’Arsenal, la sœur d’Apollon et la belle Badin, quiest en femme ce que je suis en homme une conquérante,morbleu ! la vraie Mme Fortune.
Il avait quitté depuis longtemps, le quartierSaint-Antoine et tournait l’église Saint-Merry pour entrer dans larue Aubry-le-Boucher qui allait le conduire à cette étrange Bourseoù, affolé, agiotait jour et nuit sur les actions de la banque deParis M. Law.
Le tripotage officiel cessait à la tombée dela nuit : mais la petite Bourse, la coulisse, comme on devaitdire plus tard et les cabarets mal famés où l’on jouait lepasse-dix, le pharaon et la bassette ne fermaient jamais.
Nous confesserons ingénument que, pour lecavalier Fortune, la dot si facile à cueillir de Mlle de Bourbonétait dans n’importe lequel des nombreux cabarets ouverts dans lesrues Quincampoix et des Cinq-Diamants.
On faisait là chaque jour des raflesféeriques. L’écu du mendiant pouvait y devenir, dans une soirée,million de grand seigneur.
L’aveugle déesse régnait en ce lieu sisouverainement que l’imagination la plus bizarre ne saurait rienajouter aux péripéties insensées qui étaient le pain quotidien dela réalité.
Fortune venait de traverser des quartierscomplètement déserts.
Au moment où il tournait l’angle de la rueAubry-le-Boucher, il commença à entendre un lointainbourdonnement.
La rue Aubry-le-Boucher n’était pas mieuxéclairée que les autres ; mais à l’endroit où elle passaitentre la rue Quincampoix et la rue des Cinq-Diamants, il y avaitune grande peur, du mouvement et du bruit.
Il avait un enjeu respectable : quinzecents pistoles ; pour lui, il ne s’agissait que de laisserfaire son étoile, de se baisser pour prendre.
Quand il arriva au point de jonction des deuxfenêtres où tant d’or ruisselait chaque jour, il était déjà prispar la fièvre du jeu.
À sa droite, la rue Quincampoix offrait unelongue suite de lanternes flamboyantes dont chacune marquaitl’entrée d’un tripot ou d’un cabaret ; à sa gauche, la rue desCinq-Diamants, beaucoup plus étroite ; si étroite qu’uncarrosse n’aurait pu s’y engager, ne présentait qu’une seulelanterne de taille énorme, sur le verre dépoli de laquelle troissilhouettes de singes gambadaient.
Fortune, après avoir hésité, se décida pour lenombre et tourna sur sa droite.
Entre toutes les lanternes, il en était unequi brillait, comme la lune au milieu des étoiles : c’étaitcelle de ce bouge historique : «L’Épée-de-Bois », oùM. le comte de Horn, cousin du régent de France, assassina unjoueur heureux pour lui voler quelques milliers de livres.
Le régent de France laissa pendre M. lecomte de Horn, son cousin ; par contre, il ne s’avisa point defermer les tripots où ce gentilhomme avait perdu, comme tantd’autres, son argent, sa raison et son honneur.
Fortune alla droit à l’Épée-de-Bois, comme lespapillons volent à la chandelle, mais la réputation de cet illustreétablissement était si bien faite qu’un enfant n’aurait pu s’yglisser.
Les joueurs refoulés de la salle basseengorgée, débordaient au-dehors et attendaient leur tour les piedsdans le ruisseau.
Il en était de même à peu près des repairesplus modestes qui entouraient l’Épée-de-Bois, et Fortune, aprèsavoir tenté inutilement l’assaut d’une demi-douzaine decoupe-gorge, fut obligé de se rabattre sur la rue des Cinq-Diamantset les Trois-Singes.
Là on pouvait entrer, à la rigueur, quand onavait de bons bras pour s’ouvrir un passage et une poitrine robustepour respirer sans tomber asphyxié par la méphitique atmosphère del’intérieur.
La rue des Cinq-Diamants était comme labanlieue de la rue Quincampoix. Elle venait d’être découverte etannexée par le fait d’un hardi spéculateur dont nous avons prononcéle nom plusieurs fois et qui va devenir, grâce aux événements decette soirée, un des personnages les plus importants de notrerécit.
Le sieur de Chizac était de Bordeaux. Onl’avait vu arriver pieds nus, vers la fin du dernier règne, ettraîner des brouettes à la halle. Il nous en vient encore deBordeaux par douzaines. Maintenant, tout le monde le connaissaitsous le nom de Chizac-le-Riche.
M. Law lui disait bonjour ; l’abbéDubois lui devait de l’argent, et Philippe d’Orléans songeait à luien emprunter.
Sourdement, adroitement, et comme les gens deson espèce savaient agir dès ce temps-là, Chizac avait passé uneannée à se rendre propriétaire par beaux contrats authentiques, detoutes les vieilles maisons enfumées et noires qui bordaient la ruedes Cinq-Diamants.
Mais, eu égard à son époque, Chizac était uninventeur. Il fit enlever les bornes qui fermaient l’entrée de sarue ; il en badigeonna les premières maisons, il y pendit deuxréverbères : et tout le monde put voir, ce dont personne nes’était encore douté, que la rue des Cinq-Diamants prolongeaitdirectement la rue Quincampoix.
L’espace manquait depuis longtemps déjà dansce dernier enfer. Un audacieux, et c’était Chizac lui-même, ayantfait passer à ses bureaux le ruisseau Aubry-le-Boucher, vingtimitateurs le suivirent. En deux mois, ce roué de Chizac venditpour une demi-douzaine de millions la moitié de ce que lui avaitcoûté deux ou trois cent mille livres.
Il manquait cependant une consécration à cejeune faubourg. Tous les tripots restaient rue Quincampoix :Chizac déterra, parmi les joueurs malheureux qui rôdaient comme desombres autour des prétendues mines d’or du Mississippi, un pauvrediable qui avait eu beaucoup de talent : c’était GuillaumeBadin, première basse de viole à l’Opéra, et père de notre belleThérèse.
Chizac se fit son bienfaiteur. Il lui donna,moyennant un lourd loyer, le rez-de-chaussée tout entier d’une deses maisons et lui prêta l’argent qu’il fallait pour transformer cerez-de-chaussée en cabaret.
Telle fut l’origine des Trois-Singes quidevaient faire plus tard une concurrence victorieuse àl’Épée-de-Bois.
Chizac poussa plus loin la bonté. Comme ilétait impossible de dormir aux Trois-Singes où les joueurshurlaient à tour de rôle vingt-quatre heures par jour, Chizac,moyennant quatre cents livres par mois, octroya à Guillaume Badinle droit de coucher dans une sorte de trou situé de l’autre côté dela rue et faisant partie de sa propre maison, à lui, Chizac.
Ce trou, qui avait servi autrefois à remiserune voiture de marchande des quatre-saisons, s’ouvrait sur la ruemême, juste en face du cabaret.
La marchande des quatre-saisons l’avait payé,jusqu’à dix livres par année, autrefois.
À quatre mille huit cents livres de loyerannuel Guillaume Badin convenait que, maintenant, le trou n’étaitpas cher.
Avant d’être cabaretier, Guillaume Badin avaitdans le monde Quincampoix une solide réputation de joueurmalheureux.
On racontait qu’il avait perdu une foisjusqu’aux hardes de sa fille et que la pauvre belle enfant étaitrestée au lit toute une semaine, faute d’avoir une jupe à semettre.
Mais, depuis que Guillaume Badin étaitcabaretier, laissant sa basse de viole sans cordes tendue à un cloudans sa mansarde de la rue des Bourdonnais, la chance avaittourné.
Aussitôt qu’il prenait les dés ou les cartes,il gagnait toujours ; s’il achetait des actions de la banquedu Mississippi, les actions montaient ; s’il vendait, lesactions baissaient.
Il passait déjà pour avoir de bonnes sommesamassées, et la belle Thérèse, sa fille, loin de manquer de jupes,portait des toilettes splendides, roulait carrosse et venait,disait-on, d’acheter un hôtel.
Chizac-le-Riche et Guillaume Badin étaient dureste assez bons amis jusqu’à voir. Chizac suivait d’un œilprotecteur et un peu sceptique la veine de son ancien vassal, etBadin, enflé par le succès, l’engageait sans cesse à mettre dansson jeu, mais Chizac s’y refusait toujours.
Il en résultait que Chizac perdait à peu prèschaque fois que Guillaume gagnait.
Mais ce Chizac était de Bordeaux, et je nesais comment l’argent perdu retrouvait toujours le chemin de sapoche.
Au moment où Fortune parvenait à s’introduiredans la salle commune du cabaret des Trois-Singes, l’animationétait au comble. Un quintuple rang de joueurs entourait une tablerevêtue d’un tapis abondamment souillé où se taillait unlansquenet.
Cette table occupait à peu près le milieu dela salle.
À droite, en entrant, une seconde table, oùdeux joueurs seulement faisaient une partie de piquet royal, étaitaussi fort entourée.
Le reste de la salle était rempli par desguéridons où les hommes et les femmes buvaient pêle-mêle, jouant,riant et causant.
Les femmes étaient généralement jeunes etjolies, jouaient gros jeu et payaient argent comptant.
Partout où plus de vingt créatures humaines setrouvent réunies, il y a un roi et il y a le compétiteur de ce roil’homme que le roi étouffera ou qui détrônera le roi. Le roi étaitici l’un des joueurs de piquet, gros homme d’une quarantained’années, constitué fortement, très brun, très pâle, un peu tristeet affecté de cette névrose qu’on appelait alors des vapeurs, etqui depuis change de nom toutes les semaines.
C’était, ne vous y trompez point, le sieurChizac en personne, Chizac-le-Riche, qui avait abandonné lestripots Quincampoix pour favoriser sa rue.
Le compétiteur du roi était assis au centre dela table du lansquenet. Il tenait la banque en ce moment, et avaitdevant lui une véritable montagne d’or, d’actions et de bons decaisse.
C’était un homme entre deux âges et quipenchait déjà vers la vieillesse. Ses cheveux rares bouclaientautour d’un grand front : les musiciens ont souvent de cestêtes en apparence puissantes, mais qui dégagent je ne sais quelleimpression vide et vague. Ce grand front parlait de génie ou defolie.
Les yeux étaient creux, les prunellesétincelantes ; il y avait des plaques rouges aux pommettes desjoues.
Le premier mot que Fortune entendit prononcerfut le nom de cet homme.
– Neuf fois ! répétait-on à la ronde,Guillaume Badin a passé neuf fois !
Et Guillaume ajouta lui-même d’une voixfiévreuse, en s’adressant à Chizac-le-Riche :
– Entendez-vous ? patron, neuffois ! Mettez dans mon jeu, j’ai de la corde de pendu…
Chizac répondit bonnement à travers la foulequi écoutait :
– Profitez de votre veine, moi voisin :moi, j’ai perdu aujourd’hui une vingtaine de mille livres et j’aibien peur de finir à l’hôpital.
Il y eut dans le cabaret un bruyant éclat derire.
– Entends-tu, Guillaume, crièrent lesperdants, Chizac se moque de toi ! Tu pourrais bien gagnerpendant douze mois ; au bout de l’an, Chizac te mettraitencore dans sa poche !
Guillaume Badin donna un coup de poing sur latable.
– Faites votre jeu, dit-il brusquement, il y a6 400 louis. Rira bien qui rira le dernier.
– Je fais un écu, voisin, dit Chizac, pourvous payer ma tasse de café et mon petit verre de liqueur desîles.
– Patron, répliqua Guillaume, voilà qui n’estpas bien, vous arrêtez le jeu.
Et, en effet, c’est à peine si l’on putcouvrir une centaine de louis, quoique Fortune eût jeté bravementsur le tapis sa première mise de cent pistoles – pour la dot.
Guillaume Badin tourna ses cartes avecmauvaise humeur en disant :
– Je ne devrais pas jouer pour si peu, mais jesuis chez moi et je ne veux mécontenter personne.
La voix placide de Chizac lui réponditencore :
– Voilà quinze jours de cela, voisin, vousauriez vendu votre âme au diable pour ces deux mille quatre centslivres.
– Toi, grommela Badin entre ses dents, avantdeux mois d’ici je veux te faire l’aumône.
– Gagné ! s’écria-t-on, encoregagné !
– C’est 6 300 louis que je perds ! fitBadin exaspéré. Allons, 200 louis au jeu !
Fortune attirait déjà cent autres pistoles,quand le roi Chizac se leva et dit :
– Voisin, je fais banco. Il est temps de vousaller coucher.
Il ajouta en mettant 4 800 livres sur latable :
– C’est juste le loyer annuel de votrealcôve.
Quoique ce fut là un bien misérable coup aupoint de vue de la somme risquée, il se fit un grand mouvement dansla salle ; la cohue des assistants, aussi bien les femmes queles hommes, se massa autour du tapis vert.
D’un geste saccadé, Guillaume Badin fit lejeu.
Cela fut long.
Avant d’amener, il épuisa presque tout unpaquet de cartes.
Et l’on disait à la ronde :
– Le roi pour Chizac.
– Le valet pour Guillaume Badin.
– Le roi est bon !
– Le valet vaut de l’or !
Guillaume avait la sueur au front, Chizacsouriait.
– Gagné ! cria tout à coup la cohue.Encore gagné !
Guillaume Badin repoussa son siège.
– Hein, patron ? fit-il avec triomphe, jevous avais bien dit de mettre dans mon jeu !
Chizac n’avait point perdu son sourire, maisle tic de sa bouche allait et son sourire tournait un peu à lagrimace.
– Il n’y a pas à dire, murmura-t-on dans lesgroupes, si Chizac y allait de franc jeu comme Guillaume Badin,Guillaume Badin aurait Chizac !
– Patron, dit encore Guillaume, j’ai sommeilet je vais me coucher, selon votre conseil. Suivez le mien :la veine est ici, je vous vends ma banque pour mille pistoles.
– Voici, répondit Chizac, grand merci de votreoffre, mais je n’ai plus besoin de gagner pour vivre.
Une voix haute et claire s’éleva qui dominatous les grondements de la salle.
– J’achète la banque, disait-elle.
C’était uniquement notre ami Fortune quijetait par la fenêtre plus des deux tiers de son avoir, en joueurémérite qu’il était, pour acquérir un peu de fumée.
Guillaume Badin se mit sur ses pieds, regardaFortune et le salua d’un geste courtois.
– Mon gentilhomme, dit-il, je n’ai jamais eule plaisir de me rencontrer avec vous, mais je connais mon monde.Ce que l’on vend à celui-ci, on est trop heureux de l’offrir àcelui-là. Si vous vouliez accepter ma banque cordialement comme jevous l’offre, je resterais votre débiteur.
Chizac tourna le dos et regagna sa place à latable de piquet. Sa royauté recevait là un rude coup.
Fortune pensait :
– Le père est aussi brave que la fille estbelle.
– La mule du pape ! reprit-il tout haut,je vous tiens pour un galant homme, maître Badin, et j’acceptevotre offre.
– J’en ai tant vu passer ! disaitcependant Chizac qui avait repris sa place au milieu de sesfidèles. Quand ils sont au sommet de la roue, ils font lesinsolents, mais la roue tourne, la roue qui les a pris par terre etqui les y remet.
Guillaume Badin avait étalé son mouchoir surla table de lansquenet ; il mettait dedans à poignées sonargent et ses valeurs.
– Voilà une soirée de cent mille écus pour lemoins autour de lui.
Guillaume noua les quatre coins de sonmouchoir.
– À l’Épée-de-Bois, répondit-il, j’auraisgagné plus d’un million ; mais patience : le cabaret desTrois-Singes n’a encore que quinze jours de vie. Dans quinze autresjours il aura mis bas toutes les concurrences.
– Et seras-tu encore le maître desTrois-Singes dans quinze jours, Guillaume-la-Viole ? demandaune voix de femme. Ta fille a perdu la tête et tu n’as jamais eu decervelle.
La voix appartenait à une grosse bourgeoisechargée de falbalas, qui pouvait compter une cinquantaine d’annéeset qui trinquait avec un garde-française de vingt-cinq ans.
– Tiens ! fit-on de toutes parts, c’estla marquise de la Casserole. Elle a changé son canonnier !
La marquise de la Casserole jouissait d’unecertaine renommée. Elle avait été la cuisinière du traitantBas-froid de Montmaur ; mais au lieu de jouer à la grande damecomme la plupart des servantes enrichies, qui donnaient lespectacle aux enfants de la rue et se ruinaient en quelquessemaines, elle avait placé son gain solidement et n’employait queson revenu à traiter les deux seuls régiments qui eussent le don delui plaire : les canonniers et les gardes-françaises.
L’apostrophe risquée par la marquise de laCasserole atteignit un certain Chizac-le-Riche, mais celui-ci étaitvéritablement bon prince ; il répondit lui-même :
– Guillaume Badin se formera. C’est encore unenfant, quoiqu’il ait la tête grise.
– Merci, patron, dit l’ancienne basse de violed’un ton de bonne humeur.
Il souleva en même temps son paquet pourdébarrasser le tapis, car les joueurs commençaient à s’impatienterautour de la table.
– Mes enfants, dit Guillaume Badin, dont lesyeux étaient gros de sommeil, car il y avait plus de douze heuresqu’il jouait sans désemparer, continuez votre partie. Les garçonsde mon cabaret des Trois-Singes ont le mot et doivent, comme c’estla coutume, ne rien refuser aux joueurs décavés. C’est bien lemoins qu’on soupe avant d’aller à la rivière : donc, bon vinet bonne chère gratis, à discrétion, pour tous ceux qui n’aurontplus une pistole en poche. Amusez-vous comme des anges, et à demainmatin.
En se dirigeant vers la porte ilajouta :
– Bonsoir, patron, sans rancune.
Et Chizac répondit :
– Sans rancune, Guillaume.
Après avoir franchi le seuil de son cabaretdes Trois-Singes, Guillaume Badin n’eut pas beaucoup de route àfaire pour gagner sa chambre à coucher : il lui suffit detraverser la rue étroite en directe ligne.
Juste en face du cabaret se trouvait unbattant de chêne si bas qu’il ressemblait à l’entrée d’une cave.Guillaume introduisit une clé dans la serrure abondamment rouilléeet le battant tourna sur ses gonds en grinçant.
Guillaume avait à la main une petite lanternequ’il plaça sur un billot, à côté du misérable lit de sangle quilui servait de couche.
Ce trou ; qu’il payait à raison de 400livres par mois, n`avait pas d’autres meubles que le billot et legrabat.
Dans le quartier Quincampoix, à l’époque oùnous sommes, tous les loyers atteignaient des proportionspareilles.
Le luxe ne pénétrait point de ce côté. C’étaitun champ de bataille. On prenait son luxe ailleurs, un luxe effrénéparfois, mais ici, à la guerre comme à la guerre.
D’ailleurs la richesse était tombée àl’improviste et comme une douche sur les épaules de ce pauvreGuillaume Badin. Il en était encore tout ahuri et n’avait pas eu letemps de s’acheter une chaise.
Il mit son mouchoir, qui contenait unefortune, sur un tas d’or et de valeurs placés entre le billot et lelit, par terre, puis il se jeta sur son lit tout habillé aprèsavoir éteint la lanterne.
Trois minutes après il ronflait…
Dans le cabaret, le jeu avait repris ainsi queles libations ; il était encore de bonne heure, et la cohuetendait plutôt à s’accroître qu’à diminuer.
Fortune tenait la banque.
Fortune avait son étoile ; le lecteur n’apas pu concevoir l’ombre d’un doute sur le résultat de lapartie : les gens qui ont une étoile perdent toujours.
Le métier de leur étoile est de les releverquand ils tombent et de jeter une botte de paille entre eux et lepavé qui leur casserait le cou.
Mais la veine de Guillaume Badin était sirobuste qu’elle commença par combattre l’étoile de notre cavalier.Son point de départ était 400 louis, somme égale à la dernièrerafle de Guillaume ; il gagna cinq ou six fois de suite, et,comme il était superbe joueur, la galerie donna assez bien.
La marquise de la Casserole jeta sur le tapisune centaine d’écus, en regrettant tout haut que ce beau filsn’appartînt pas à l’un de ses deux régiments.
À la sixième passe, malgré quelquesdéfaillances de la part des pontes qui s’effrayaient de la veine,Fortune avait devant lui environ 140 000 livres.
C’était une dot, une pauvre dot à la véritépour la cousine d’un roi, mais enfin c’était une dot que plus d’ungentilhomme honnête et modeste eût acceptée.
Fortune songeait à cela pendant que le jeu sefaisait lentement et petitement devant lui.
Il se disait, en voyant les sommes que sesadversaires déposaient comme à regret sur le tapis :
– Si seulement on me tient une soixante demille livres, je gagne et je m’en vais.
Il avait réglé après mûre réflexion la dot decette jeune fille si belle et si pâle, Mlle de Bourbon, à la sommede 200 000 livres.
Une bouffée de sagesse avait passé dans satête folle ; une fois gagné ce dernier coup, il était biendéterminé à ne point abuser de la veine et à quitter la place.
Mais le jeu ne se faisait pas.
– Il y a vingt-cinq mille livres, dit un ponteimpatient ; on ne fera rien de plus ; allez, pourvingt-cinq mille livres.
En ce moment, Chizac-le-Riche se levait de sonfauteuil, le seul qui fût dans le cabaret, et annonçait l’intentionde se retirer.
C’était maintenant un homme sage.
Selon son impression, il n’avait plus besoinde gagner pour vivre, et il dormait ses grasses nuits.
En se dirigeant vers la porte, escorté par sesvassaux respectueux, il arriva en face du tapis vert et s’arrêtapour jeter à la partie un regard insouciant.
Plus d’un parmi nos lecteurs aura pu s’étonnerde ce que cette ressemblance, si féconde jusqu’ici en quiproquos eten aventures, la ressemblance de Fortune avec un grand seigneur quiétait la coqueluche de Paris, eût cessé tout à coup de produire seseffets ordinaires. Personne, depuis l’entrée de Fortune au cabaretdes Trois-Singes, n’avait manifesté à son aspect la moindresurprise ; C’est que les joueurs forment un peuple à part, quine voit rien en dehors du jeu, et qui, en dehors du jeu, ne connaîtrien.
Les yeux de Fortune et ceux de Chizac serencontrèrent ou plutôt se choquèrent. Chizac trouva peut-êtreinsolente la beauté de ce jeune homme dont le regard franc et hardine se baissait point devant le sien.
– Faites-vous le jeu, bonhomme ?demanda-t-il d’un accent provocant.
Il y eut dans la salle commune un murmurescandalisé que coupèrent quelques rires.
Chizac ouvrit tout grands ses yeux mornes etprononça ce seul mot :
– Banco !
Les autres joueurs retirèrent leurs mises,comme c’est loi, pendant que le Riche, ouvrant son portefeuilledéposait cent quarante mille livres sur le tapis.
– Pauvre poulet ! dit l’anciennecuisinière.
Fortune pensait :
– À ce jeu, le futur de Mlle Aldée gagne justehuit mille pistoles.
Il tourna et le coup fut joué en quatrecartes.
– Perdu ! la veine est morte !
Ce fut un grand cri parce que c’était un grandévénement.
Fortune resta étourdi comme si un violent coupde poing lui eût touché le crâne.
Il n’avait pas même songé à la possibilitéd’un tel revers.
Sa physionomie était à la fois si piteuse etsi cornique qu’un éclat de rire unanime emplit la salle.
– Allons, lui dit son voisin de gauche, passezle cartes.
Fortune obéit machinalement.
– Poussez-moi votre banque, s’il vous plait,dit à son tour Chizac-le-Riche avec une complète indifférence.
Fortune obéit encore.
Chizac mit les billets dans son carnet ;l’or dans sa poche, et poursuivit sa route vers la porte.
Dans la salle on disait :
– Il n’est pas fini, le Chizac.
– Il a encore un bout de veine quand Guillaumen’es pas là.
– Mais Guillaume le tient, sarpejeu !
Ce fut le dernier mot entendu par le Riche aumoment où il mettait le pied sur le pavé de la rue deCinq-Diamants.
Au lieu de se diriger devant lui comme avaitfait Guillaume pour gagner son trou, il obliqua un peu sur lagauche et atteignit au bout de quelques pas, toujours suivi par ungroupe nombreux de fidèles, une haute et large porte cochère.
Les vassaux de Chizac le saluèrent encérémonie et lui souhaitèrent la bonne nuit.
– Un joli coup que vous avez fait là pourfinir, fut-il dit parmi les fidèles.
Chizac répondit, au moment où la porte serefermait :
– Une goutte d’eau dans la rivière !
Le jeu se poursuivait cependant au cabaret desTrois-Singes comme si de rien n’eût été.
Une fois passé le premier étourdissement de samésaventure, Fortune avait repris son assiette ; il prit danssa poche le restant de ses pistoles qui formait un bien petit taset les compta avec un soin minutieux. Sa blessure à la poitrine lepiquait et il avait du feu sous le front.
– La mule du pape ! murmura-t-il, si jeveux doter la pauvre demoiselle, il faudra désormais jouer serré.Ce lourd coquin m’a plumé de près, et me voici, ou peu s’en faut,comme si je n’avais point fait mon voyage d’Espagne !
La tranche de ce bon pâté que Muguette avaiten réserve pour Mme la maréchale était déjà bien loin. Fortuneaurait soupé volontiers, mais il ne voulait point abandonner saplace où la banque devait revenir tôt ou tard.
Il appela un des nombreux valets quicirculaient dans la foule et lui dit :
– Mon fils, je n’ai pas pu avoir d’explicationavec le sieur Guillaume Badin, ton maître, qui s’est conduit enversmoi comme un gentilhomme… et j’ai remarqué souvent que les poètes,les peintres et les musiciens sont des manières de gentilshommes endépit de la naissance. J’ai des affaires avec le sieur Badin et jesuis presque de sa famille. En conséquence, tu vas m’apporter ici,sur la table où l’on joue, un flacon de claret et une volaillefroide avec un chanteau de pain tendre, une fourchette et uncouteau.
– Je ne gênerai personne, ajouta-t-il enélevant un peu la voix ; mais tout à l’heure il y a eu desbraves gens qui se sont permis de rire quand j’ai perdu mon coup de280 000 livres. S’il leur arrivait de rire encore, ou de seplaindre, ou de n’être pas enchantés d’avoir l’honneur de macompagnie, nous ferions, ces braves gens et moi, plus ampleconnaissance.
Pendant qu’il parlait, son regard brillantfaisait le tour de l’assemblée. Tout le monde se tut, excepté lamarquise de la Casserole qui soupira :
– Il y a de jolis cœurs dans mes deuxrégiments, mais à celui-là le coq ! c’est un amour.
Le valet apporta la volaille froide, labouteille de claret, le chanteau de pain, le couteau et lafourchette.
Fortune arrangea cela devant luiméthodiquement et se mit à manger avec le superbe appétit que laProvidence lui avait octroyé. Non seulement personne ne se moqua delui, mais on avait envie de l’applaudir.
La volaille était dodue et le chanteauépais ; avant d’en voir la fin, Fortune rappela trois fois levalet pour remplir la bouteille vide.
Quand la volaille fut dépêchée, il lui restaitencore un peu de claret. Il demanda du fromage pour achever sabouteille, et requit une autre bouteille pour achever sonfromage.
La banque allait pendant cela, faisait sonchemin autour de la table. L’or, incessamment remué, chantait.Fortune, ayant décidément fini de souper, appela le valet d’unevoix retentissante et fit desservir, après quoi il dit :
– Ce Chizac, que Dieu confonde, a parlé decafé et de liqueurs des îles. Cela complète agréablement un repas.Que le café soit chaud et que la burette de liqueurs ne soit pasentamée.
Où en sommes-nous ? reprit-il ens’adressant aux joueurs. Le claret de maître Guillaume Badin n’esten vérité point mauvais, et je me sens tout gaillard. Je crois quenous pourrons porter la dot à cent mille écus.
– Quelle dot ? demandèrent plusieursvoix, car il avait excité l’attention générale.
– Ce sont, répondit Fortune, des affairesprivées qui ne vous regardent point.
Les quatre bouteilles de claret commençaient àfumer dans sa tête. Le valet lui apporta en ce moment sa topette deliqueurs. Il salua gravement à la ronde et dit en levant sonverre :
– Je bois à la santé de tous ceux qui vont secotiser ici pour faire la dot de la jeune demoiselle !
« Où en étais-je ? reprit-il aprèsavoir bu, la liqueur de maître Guillaume est comme son vin fortagréable. J’en étais à chanter les vertus de cette chèreenfant ; il n’y a pas de chérubin au ciel qui soit plus blancqu’elle : mais vous savez, nos roués ont le diable au corps,et j’en sais un surtout à qui personne ne résiste. Il est beau, cenoble coquin, à triple carillon, plus beau qu’Adonis, plus beauqu’Endymion, plus beau que le beau Narcisse, et vous pouvez bien enjuger puisqu’il me ressemble trait pour trait !
Les vrais joueurs avaient cessé depuislongtemps de suivre ce long discours, mais la galerie était toutoreilles.
– Corbac ! reprit Fortune en se versant àboire, qu’est-ce que cela vous fait ? vous êtes trop curieux,mes maîtres ! Moi, je ne veux pas vous dire son nom :elle est Bourbon, par la morbleu ! elle est Albret ! elleest Navarre ! non point par bâtardise comme les Vendômes oules petits de la Montespan, mais net et droit comme Henri IV sur lePont-Neuf ! Et la voilà toute pâle, à cause de ce duc dont jeromprai les os à la première occasion, c’est sûr ! La petiteMuguette n’a pas su me dire le fin mot. C’est celle-là qui est unbijou ! Ne parlons pas d’elle plus qu’il ne faut, voulez-vous,messieurs ? Mais pour en revenir à l’autre, à la cousine duroi, je suis fin comme l’ambre, et j’ai bien deviné pourquoi ellepasse son temps à la fenêtre qui regarde les fossés de laBastille !
Il parlait avec une extrême animation, commesi tous les gens qui l’entouraient l’eussent contredit à la fois,mais son voisin de droite ayant prononcé ces mots :
– La banque est à vous, laprenez-vous ?
– Vous aurez beau m’interroger, dit-il, vousne saurez pas le premier mot de l’histoire. Je veux la marier,parce que c’est mon idée ; personne n’a rien à y voir. Je metscent pistoles, et je vous préviens que si l’on tient mon parijusqu’à la huitième passe, je m’en irai après avoir gagné, mecontentant ainsi de 250 000 livres.
Il tourna ses cartes et gagna.
– Deux cents pistoles, dit-il.
Il gagna encore.
Et tout autour de la table on commençait àmurmurer :
– C’est la place qui est bonne, la place deGuillaume Badin.
Il pouvait être en ce moment dix heures dusoir. Un carrosse attelé de quatre chevaux qui contenait deux damesen brillante toilette et deux pimpants seigneurs s’arrêta au coindes rues Quincampoix et Aubry-le-Boucher.
Il n’y avait plus personne sur le pavé. Toutle monde avait trouvé place dans les cabarets qui regorgeaient ethurlaient.
Un des laquais du beau carrosse descendit,entra dans la rue des Cinq-Diamants et ouvrit la porte desTrois-Singes.
L’instant d’après il revint et dit à l’une desdames qui se penchait à la portière du carrosse :
– Maître Guillaume Badin est allé se mettre aulit :
– Ouvrez la portière, répondit la dame.
Le valet obéit ; la dame mit pied àterre.
Aux lueurs douteuses qui tombaient de lalanterne des Trois-Singes, vous eussiez reconnu la belle ThérèseBadin, qui portait un costume de bal et dont la parure étaitéblouissante.
Ses pieds charmants effleurèrent la pointe despavés, et, au lieu de se diriger vers le cabaret elle gagna laporte basse derrière laquelle dormait maître Guillaume Badin.
Elle frappa, mais c’est à peine si le boismassif résonnait sous son doigt mignon. Il fallut employer lemanche de l’éventail.
– Qui est là ? demanda une voixendormie.
– C’est moi, père, répondit Thérèse.
– Ah ! ah ! ramette, dit la voix,nous faisons de jolies affaires, et tu seras plus riche qu’unefille de régent.
– Père chéri, dit Thérèse, je viens techercher. Ce n’est pas le tout d’être riche, il faut se pousser àla cour. Tu sais bien ce que je veux faire de toi.
La voix répliqua :
– Tu es folle !
– Non, dit Thérèse, je ne suis pas folle, etje t’aime tant, mon cher bon père ! Voilà une granderévolution qui se prépare et qui va éclater comme la foudre, carnous avons des nouvelles de l’Espagne, cher père, et aussi de laBretagne, des nouvelles qui sont arrivées à ton adresse, puisque jete mets toujours en avant.
– Tu me feras pendre, murmura Badin. Voilà leplus sûr.
– Ouvre-moi.
– Je dors… et j’irai t’embrasser demain matin,sans faute. Bonsoir, minette.
– Père, mon amour de père, continua Thérèsed’une voix suppliante, il y a petit cercle cette nuit àl’Arsenal ; viens, sous prétexte de nous faire danser ;on t’attend. La sœur d’Apollon, qui s’y connaît si bien, dit que tuas un front de ministre ! et quand même tu ne serais pasgouverneur de province ou même intendant royal !… J’ai deshabits pour toi dans le carrosse, et tu feras ta toilette chezl’abbé Genest, dont le logis est sur la route. Il y a une basse deviole chez l’abbé. Viens-tu ?
Elle se tut pour attendre la réponse.
La réponse fut un ronflement sonore.
– Adieu, père chéri, dit Thérèse tristement,je t’aime tant que je te pardonne ; mais tu manques une belleoccasion.
Elle remonta en voiture et cria aucocher :
– À l’Arsenal !
Le carrosse partit au trot de ses quatre beauxchevaux.
Onze heures sonnèrent à l’église du Sépulcre,dont le parvis s’ouvrait encore à l’angle du marché desInnocents.
On commença d’entendre dans cette directionles charrettes des gens de la campagne qui amenaient lesapprovisionnements de Paris.
Puis le clocher du Sépulcre sonna minuit.
Il y eut un mouvement passager ; lesportes des divers tripots s’ouvrirent et se refermèrent ; uninstant, la rue Quincampoix s’encombra. C’était la partiebourgeoise des joueurs, les gens mariés, les pères de famille quiregagnaient le domicile conjugal, gémissant sur leur perte oucélébrant leur gain.
Après leur départ, les repaires devinrentmoins bruyants, on devinait que le jeu s’acharnait plus sérieux etplus sombre.
Vers une heure du matin, la rue Quincampoixétait complètement solitaire et presque muette.
Un homme sortit de l’Épée-de-Bois ; ungrand chien le suivait, quêtant à droite et à gauche.
L’homme regarda tout autour de lui avec unecertaine inquiétude, siffla son chien qui se mit presque entre sesjambes, et descendit la rue en tenant prudemment le milieu de lachaussée.
Il boitait de la jambe droite et contenait àdeux mains les poches de son pourpoint qui semblaient abondammentremplies.
– C’est étonnant, se disait-il en surveillantles portes à mesure qu’il passait, l’ami Fortune n’est pas venu merejoindre :
Demain j’irai voir un peu le nouveau cabaretde mon oncle Chizac. Vertubleu ! si la chance m’est fidèle,mon oncle Chizac ne sera pas longtemps le seul riche de lafamille !
Il paraît que ce brave La Pistole avait faitune honnête rafle, cette nuit, à l’Épée-de-Bois.
Comme il passait entre les Trois-Singes et lachambre à coucher de Guillaume Badin pour gagner la rue desLombards, son chien Faraud s’arrêta tout à coup, renifla au vent ets’élança vers la porte basse.
– Ici ! bonhomme ! dit tout bas LaPistole.
Faraud n’obéit point. Il essaya de mettre sonmuseau entre le lourd battant qui fermait le trou et la pierre duseuil.
– Ici, Faraud !
Mais La Pistole, qui s’était arrêté à sontour, au lieu de poursuivre se mit à écouter.
Un bruit sourd venait du trou, dont La Pistoles’approcha curieusement.
Au moment où il atteignais la porte, un grandsoupir se fit entendre qui ressemblait à un râle.
La Pistole saisit son chien par le collier etl’entraîna de force.
– Vois-tu, bonhomme, grommela-t-il, cela nenous regarde pas, et il n’y a que les fous pour mettre leur nezdans les mauvaises affaires.
À peine avait-il fait quelques pas que la clégrinça dans la serrure à l’intérieur.
La Pistole était si prudent qu’il ne seretourna même pas.
Au contraire, il hâta sa marche, traînantFaraud qui lui résistait et qui grondait.
La porte du trou roula lentement sur sesgonds.
Un homme sortit, la figure cachée par les plisd’un manteau sur lesquels retombait la corne de son chapeau.
Son regard rapide interrogea les alentours,puis il gagna la porte cochère de la maison Chizac.
À cet instant, La Pistole et Faraud passaientsous un réverbère ; le plus prudent jetait de temps en tempsun regard en arrière.
La Pistole tourna la tête à demi, et la lueurde la lanterne éclaira son profil.
Un cri de surprise s’étouffa dans la poitrinede l’inconnu qui se blottit contre la muraille.
La Pistole poursuivit sa route etdisparut.
L’homme au manteau murmura :
– C’est bien lui !
Il poussa la porte cochère, qui céda à sonpremier effort, et entra dans la maison de Chizac enajoutant :
– Lui et son diable de chien !… M’a-t-ilreconnu ?… Je donnerais un million pour savoir s’il m’areconnu !
Il paraît que cet homme au manteau n’était paspauvre.
Le silence revint dans la rue.
Un quart d’heure après un grand bruit debagarre s’éleva dans la salle commune des Trois-Singes, dont laporte s’ouvrit avec fracas pour donner passage à un vivant paquetqui vint tomber dans le ruisseau.
C’était notre ami Fortune qu’on jetait dehors,ivre comme un cent-suisse.
Il se releva sans trop de rancune et tâcha deretrouver l’aplomb de ses jambes.
– Corbac ! gronda-t-il, les drôlesétaient vingt contre un, l’honneur est sauf.
Puis, frappant sur ses goussets complètementvides :
– Mon étoile dormait, dit-il ; une autrefois je ferai mieux. Mais je voudrais bien savoir où je vaiscoucher cette nuit !
La porte de Guillaume Badin était à deux pasde lui et l’homme au manteau l’avait entrouverte.
Fortune entra et demanda :
– Y a-t-il quelqu’un ici ?
Personne ne répondit.
Fortune tâta les murailles et arriva jusqu’aulit.
– La mule du pape ! dit-il en s’ycouchant tranquillement, mon étoile est éveillée, et voilà unedélicate attention de sa part !
L’instant d’après il comptait dans le tablierde Muguette, en rêve, la dot de la cousine du roi qu’il venaitpourtant de perdre jusqu’au dernier écu.
Les rêves n’y vont pas par quatrechemins : la dot était de cinq cent mille livres.
C’était bien ce Fortune, le plus heureuxcavalier qui fût sous la voûte du firmament. Tout lui arrivaittoujours à point : il pouvait courir comme un cerf, malgré sajambe foulée, et on avait beau le poignarder, il dévorait destranches de pâté avec un appétit de prince. Un autre, en sortant dutripot les poches vides et retournées, à cette heure de la nuit,aurait été obligé de dormir sur la borne, mais lui, pas dutout ! un mur s’était ouvert devant ses pas comme s’il eûtpossédé la baguette d’une fée, et un lit tout chaud s’était offertà lui.
Nous le disons comme cela était : un littout chaud. La dernière sensation de Fortune, avant de s’endormir,lui fut fournie par le matelas tiède, et il pensa :
– On jurerait que je remplace quelqu’un surcette couche !
La nuit précédente, on s’en souvient, iln’avait pas fermé l’œil. Le sommeil ne pouvait pas se faireattendre.
Le claret et la liqueur des îles aidant, ledieu qui préside aux songes heureux, ouvrit pour lui la ported’ivoire. Il vit son étoile au ciel plus large qu’une assiette etlançant des rayons qui réjouissaient le cœur, il baigna ses mainsbienfaisantes dans l’or qui devait doter cette pauvre Aldée etreçut avec des larmes d’attendrissement les actions de grâces deMuguette.
Puis le vent tourna, le vent fantasque desrêves. À cause de ses deux blessures qu’il avait traitées sansfaçon, il y avait bien un peu de fièvre dans son fait. L’ambitionle prit ; il laissa là, quitte à y revenir plus tard, lamaison de la rue des Tournelles où Muguette, cet ange souriant,accomplissait son modeste miracle de dévouement ; laconspiration l’appela : c’était son élément, il s’y jeta àcorps perdu.
Il entra la tête haute et le poing sur lahanche dans l’hôtel somptueux et meublé de neuf de ThérèseBadin.
Il était là, en vérité, comme chez lui :les laquais le saluaient jusqu’à terre et il prenait le menton dessoubrettes, il s’étendait tout botté, avec ses éperons aux talons,sur le satin rose et capitonné des sofas.
Et Thérèse lui disait en plongeant son regardtout au fond de ses yeux :
– Cavalier, mon cher cavalier, c’est bien vousque j’aime. Je ne vous prends pas pour monsieur le duc ;monsieur le duc est un bellâtre qui ne serait pas digne de vousservir en qualité de valet de chambre.
Cela faisait plaisir à Fortune qui embrassaitla belle Thérèse en la complimentant sur son goût.
On montait dans le carrosse, dans le fameuxcarrosse que Fortune avait admiré rue des Bourdonnais ;Fortune s’asseyait sur les coussins moelleux entre Thérèse et lasœur d’Apollon, et Dieu sait comme elles se disputaient sesmoindres attentions. Deux haies de populaires, rangées à droite età gauche, regardaient passer le carrosse et poussaient des vivats,parmi lesquels Fortune distinguait très bien ces paroles mille foisrépétées :
– Non, non, ce n’est pas le duc deRichelieu ! c’est ce hardi cavalier qui revient d’Espagne etqui est bien autrement beau que le duc de Richelieu !
On arrivait aux portes de l’Arsenal, et ici,car les rêves sont ainsi faits dans leur bizarrerie, Fortuneéprouva un moment d’angoisse en s’apercevant tout à coup qu’ilportait encore le costume de compagnon maçon et que sa vestepoudreuse mettait du plâtre aux belles robes de ses compagnes.
Mais le vent de l’illusion souffla et Fortunese prit à rire avec pitié.
Ce qu’il prenait pour des haillons de toileétait un habit de satin blanc brodé d’or !
La mule du pape ! il portait cela commeun dieu, et les grands seigneurs réunis autour de madame laduchesse du Maine mettaient leurs mains au-devant de leurs yeuxpour n’être point éblouis.
La princesse se leva de son trône et tout lemonde en fit autant. Elle était de petite taille et même un peubossue.
Fortune ne la trouva point à son gré, mais ilse dit prudemment : « Corbac ! il faut dissimulercar elle sera peut-être demain la régente deFrance ! »
Quant au prince, fils aîné de Louis XIV et demadame de Montespan, Fortune décida qu’il avait l’air d’une bonnepersonne et lui adressa un petit signe de tête amical.
– Voici donc, dit la sœur d’Apollon, quiparlait en vers alexandrins, le célèbre cavalier Fortune qui vientnous apporter l’aide de ses conseils et de sa vaillance.
Votre Altesse Royale ne saurait lui faire unaccueil trop distingué, vraiment !
C’était encore mieux tourné que cela, à causede la mesure et des rimes.
– Enfin ! s’écria la princesse, quidescendit toutes les marches de son trône, que les jours mesemblent longs en attendant ce beau cavalier !
Fortune voulut lui baiser la main, mais ellel’embrassa sur les deux joues, malgré la présence de monsieur leduc du Maine, et lui dit à l’oreille :
– Cavalier, vous êtes la fleur des pois, et jene sais pas comment ce duc de Richelieu a l’effronterie de se fairepasser pour vous.
Il dit bonjour aux trois gentilshommes bretonsde la mansarde, et quand on lui demanda quels étaient ses projets,il répondit :
– La mule du pape ! je ne suis pasembarrassé, j’irai au Palais-Royal, je prendrai monsieur le régent,je le mettrai ficelé comme un paquet dans un carrosse, et jel’emmènerai à la frontière d’Espagne.
Toutes les bougies s’éteignirent comme sil’ouragan eût passé dans ce salon éblouissant.
C’était la chambre triste où madame lacomtesse de Bourbon dormait ; immobile, sur ce lit quiressemblait à une tombe.
Au pied du lit, Aldée, l’adorable fille,inclinait son front pensif.
Elle était bien plus pâle qu’hier et degrosses larmes roulaient dans ses grands yeux. Elle se leva tout àcoup pour courir à la fenêtre qui regardait les sombres murs de laBastille.
Un homme passait sous un réverbère. Fortune lereconnut du premier coup d’œil, quoiqu’il ne l’eût jamais vu.
– Ça, monsieur de Richelieu, lui dit-il, vousêtes libre de tuer les autres femmes, mais Mlle de Bourbon est sousma protection !
– Qui est ce croquant ? demanda leduc.
Les épées sautèrent hors du fourreau et l’onse battit sous le réverbère.
Corbac ! ce duc à l’eau de rose n’étaitpas de poids contre le cavalier Fortune. Il rompait à fairecompassion, et Fortune allait lui passer son épée à travers lecorps, lorsqu’une manière de fantôme se mit entre eux deux.
C’était un homme de grande taille, habillé desombre, qui avait des cheveux blancs et portait le harnais à lamode sous le règne du feu roi.
Fortune recula.
Il avait reconnu en lui ce vieux seigneur, lemaître du château où il avait passé son enfance, celui quil’embrassait parfois quand ils étaient tous deux seuls.
Chacun a pu avoir ce rêve qui consiste à sedire : « J’ai dormi jusqu’à cette heure, mais à présentme voici bien éveillé. » Ce rêve vint à Fortune après tout lesautres. Il songea qu’il rouvrait les yeux après une nuit agitée etqu’il regardait tout autour de lui, se souvenant vaguement desillusions folles qui avaient bercé son sommeil. Ce nouveau rêveétait aussi triste, aussi morne, que les autres avaient étébrillants ou violents.
Fortune rêva que son premier regardrencontrait les murailles humides d’une sorte de cave où il n’yavait rien, sinon le grabat où il était étendu et un billot de boisbrut sur lequel reposait une lanterne éteinte.
Le jour venait gris et avare par l’ouvertured’une porte basse entrebâillée.
Au-delà de cette porte on entendait des bruitssourds d’où s’échappaient quelques paroles distinctes.
On est allé chercher le juge, disaientquelques voix, le juge et le commissaire.
D’autres voix répondaient :
– L’assassin est là dans le trou, il dort.
– Il dort ! se récriait-on.
Et d’autres encore répondaient :
– Il était ivre quand il a commis lecrime.
Fortune écoutait sans comprendre, mais sesyeux qui s’habituaient à l’obscurité destinèrent en ce moment unemasse confuse qui était sur le sol à côté du billot.
En même temps, il eut pleinement conscience dece fait : l’engourdissement qui le tenait n’était plus lesommeil et ce qu’il voyait n’était pas un rêve.
Fortune sauta hors du lit.
Il venait de reconnaître dans la masse inertequi était auprès du billot le cadavre d’un homme étendu la facecontre terre.
De l’autre côté de la porte ondisait :
– Il est temps d’en finir avec cesassassinats !
– Cette fois la justice va faire unexemple.
Sans réfléchir et à tout hasard, Fortune tirason épée pour s’élancer vers la porte qu’il ouvrit.
Il se trouva en face d’un rassemblement asseznombreux qui encombrait la rue étroite devant le cabaret desTrois-Singes.
– Le voilà ! le voilà ! s’écria-t-onde toutes parts c’est l’assassin !
En même temps, les pointes de quatrehallebardes menacèrent sa poitrine, tandis que la voix d’un archerdisait :
– Arrière ! ou vous êtes mort. Nousgardons cette porte de par le roi !
Il était environ six heures du matin et il yavait plus d’une heure que les curieux attendaient là, les piedsdans la boue, l’arrivée de la justice.
Ils auraient tout aussi bien attendu deuxjours. Paris a une patience féroce quand il s’agit de certainsspectacles gratis, de certains drames qui ne sont pas joués par descomédiens et où le sang répandu est du vrai sang, liquide etrouge.
il avait ici du sang à deux pas et un hommepoignardé.
L’heure pouvait s’écouler, les spectateursgardaient leurs places.
Un enfant arriva en courant du côté de la ruedes Lombards.
– La Badin ! la Thérèse !s’écria-t-il du plus loin qu’il put se faire entendre. Elle estlà-bas, dans son carrosse, toute couverte de perles et de satin,avec des gentilshommes et des dames. Elle rit comme une folle.
Il y eut une émotion dans la foule. Les unsétaient en colère, les autres avaient pitié.
– Vient-elle par ici ? demanda-t-on.
– Non, répondit l’enfant, son carrosse suit lequai pour aller à sa maison de la rue des Saints-Pères.
Quelques voix murmurèrent :
– Elle ne sait rien encore, la pauvremalheureuse !
Mais d’autres grondèrent :
– Si elle n’avait point laissé son père dansce trou pendant qu’elle dansait là-bas avec des gens au-dessusd’elle, le malheur ne serait pas arrivé.
Quelques intrépides se détachèrent ;conduits par l’enfant que gonflait la vanité naïve des porteurs denouvelles.
En chemin, le groupe se grossit et fit uneboule de neige ; car tous ceux qui passaient étaient pris à laglu par cette nouvelle : le meurtre de Guillaume Badin, maîtredu cabaret des Cinq-Diamants et anciennement première basse deviole à l’Opéra.
Chacun voulait savoir les détails, qui étaientcurieux ; maître Guillaume avait gagné cent mille écus la nuitprécédente et son assassin était un jeune garçon, beau commel’amour, qui se nommait le cavalier Fortune.
Quand le groupe parti de la rue desCinq-Diamants arriva au quai, entre la rueSaint-Germain-l’Auxerrois et le Louvre, c’était une foule composéede cinq à six cents personnes.
– Belle amie, dit un marquis non sans un légersarcasme, votre carrosse attire les badauds comme le passage desnouveaux gardes du corps de Mme la duchesse de Berry.
– Un peu plus, ajouta un abbé, ils vontsolliciter la permission de dételer vos chevaux afin d’avoirl’honneur de vous traîner en triomphe.
– Raillez-vous, messieurs ? répliquaThérèse, prête à se défendre contre eux aussi bien que contre lafoule, le populaire insulte aujourd’hui ce qu’il adorera demain, etJeanne d’Arc, fut bien honnie avant de voir autour d’elle tout unroyaume agenouillé.
– Et certes, ajouta une comtesse derrière sonéventail, notre chère Badin vaut bien Jeanne d’Arc !
Thérèse rougit. Pour la première foispeut-être, elle soupçonna le nid de couleuvres qui se cachait pourelle sous tant de roses effeuillées.
Elle avait de l’esprit ; elledit :
– Jeanne d’Arc ne combattait que les Anglaisqui étaient des hommes ; moi, je défends notre bien-aimé petitroi contre Philippe et son Dubois, qui sont des monstres !
On applaudit avec ostentation et l’abbéajouta :
– D’ailleurs, Jeanne d’Arc ne donnait que sonsang, et notre Badin a déjà prêté plus de 10 000 louis àMme la duchesse.
Le rouge qui était sur la joue de Thérèse futremplacé par une soudaine pâleur.
Et pourtant elle n’avait pas encore remarquéune chose bien étrange : la façon dont la foule se comportaità droite et à gauche du carrosse.
Tous les visages étaient tournés vers Thérèseet tous les yeux la regardaient.
Mais, bien évidemment, ce n’était point satoilette éblouissante que la foule contemplait en ce moment.
On devinait dans ces mille regards mornes etobstinés, convergeant au même but, je ne sais quelle menacelugubre.
Non point menace de violence, et les noblesdames, compagnes de Thérèse, qui cessaient de rire, avaient tort detrembler, mais menace de malheur.
Les huées attendues ne venaient point ;il y avait dans ce flot qui montait autour du carrosse un silenceinexplicable : point de ricanements, point de railleries,point d’insultes.
Mais ce regard fixe de la cohue qui marchaittoujours, le regard morne et comme implacable.
Au bout d’une minute le silence contagieuxavait envahi l’intérieur du carrosse.
On était parti de l’Arsenal en se promettantde pousser la promenade matinale jusqu’au Cours-la-Reine, mais il yavait désormais un poids sur toutes les poitrines, et quand lecarrosse arriva au pont Royal, des dames émirent l’avis derentrer.
– Que craignez-vous donc ? demandaThérèse, qui redressa encore une fois sa belle tête hardie.
– Nous avons froid, répondit une comtesse, quifrissonnait en effet.
Et l’abbé ajouta :
– Je n’ai jamais rien vu de pareil. Qu’est-ildonc arrivé dans Paris ? Cela ressemble à des funérailles.
Le cocher reçut l’ordre de tourner auPont-Royal.
La foule avait envahi déjà toute la longueurdu pont, et ce fut entre deux haies muettes que notre troupe,naguère si joyeuse, passa.
Thérèse aussi, désormais, avait froid jusquedans le cœur ; mais comme elle était brave, elle pencha satête hors de la portière et, s’adressant au groupe le plus épais,elle demanda :
– Mes amis, pourquoi nous suivez-vous et quenous voulez-vous ?
Les gens du carrosse, hommes et femmes,retinrent leur souffle pour écouter la réponse.
Il n’y eut point de réponse.
Dans le groupe interpellé, les uns baissèrentla tête, les autres détournèrent les yeux.
L’enfant était là, l’enfant qui avait porté lanouvelle et qui en était si fier. Il eut honte, il eut remords, ilse cacha au dernier rang.
L’abbé dit tout bas :
– C’est assez dans le caractère de ce coquinde Dubois, et je reconnaîtrais ici volontiers la main deM. Voyer-d’Argenson. On a stipendié cette populace ; nousallons trouver des exempts au coin de la rue des Saints-Pères, etnous coucherons à la Bastille.
Je ne sais pourquoi cette pensée soulageal’âme de Thérèse. Il y a des pressentiments. La foule n’avait riendit. Thérèse ne se doutait de rien, et pourtant, dès lors, elle eûtété heureuse de n’avoir à redouter que la Bastille.
Mais pourquoi la foule ne parlait-ellepoint ? et comment la retrouvons-nous si différented’elle-même ? Elle avait quitté la rue des Cinq-Diamants,bavarde et le verbe haut. Et pourtant la foule se taisait, elle quiétait venue poux crier. C’est qu’elle avait pressenti la foudre.Thérèse et son père étaient sortis du peuple, et il y avait si peude temps qu’ils en étaient sortis !
On leur en voulait peut-être de leur victoiretrop rapide, mais on les connaissait bien et l’on savait comme ilss’aimaient.
– Hier, reprenait-on, elle a payé les dettesde maître Guillaume, dans la cour de son ancienne maison, rue desBourdonnais.
Et la harengère ajoutait :
– Moi, je l’ai connue toute petite ;c’était un cœur ! Quand maître Badin venait acheter, ill’amenait avec lui en la tenant par la main ; il n’était pasméchant, non ! et au temps où elle devint grandelette, quandon lui disait : Thérèse, avons-nous des amoureux ? ellerépondait : je ne me soucie point de cela, je n’aime que monpère.
Si bien qu’au moment où la foule rencontra lecarrosse, elle fut prise d’une sorte de respect.
Les rires de Thérèse et de ses compagnons laglacèrent au lieu de l’irriter.
Elle regarda cette jeune femme si brillante,si heureuse, qui tout à l’heure allait sangloter, désespérée.
Chacun se demandait : « Commentl’avertir, la pauvre fille ? » Toutes les poitrinesétaient oppressées, et il eût fallu bien peu de chose pour mettredes larmes dans tous les yeux.
Le carrosse tourna l’angle méridional du pontpour prendre le quai Malaquais et gagner la rue desSaints-Pères.
Thérèse se révoltait à la fois contre sescraintes vagues et contre la silencieuse persistance de ce peuplequi l’entourait.
La fièvre la prenait.
Elle provoquait du regard ceux qui marchaientprès de la portière et les menaçait de son joli poing fermé endisant :
– Que voulez-vous ? qui êtes-vous ?de quel droit me suivez-vous ?
L’expression de pitié s’accusait de plus enplus dans tous les regards.
Cela la rendait folle.
Au moment où le carrosse s’arrêtait enfindevant la porte de son hôtel, elle sauta sur le pavé sans prendresouci de ses nobles compagnons et s’élança au plus épais durassemblement.
Le cercle se referma sur elle. On la regardaittoujours.
– Me parlerez-vous ! s’écria-t-elleexaspérée en saisissant au collet le premier homme qui se trouva àportée de sa main.
L’homme essaya de se dégager etbalbutia :
– Un autre peut bien vous le dire, moi je n’enai pas le cœur.
Elle le lâcha pour porter ses deux mains à sonfront. Un indicible effroi naissait en elle.
– Qu’y a-t-il ? balbutia-t-elle d’unevoix étranglée. Mes amis, au nom de Dieu, qu’y a-t-il ?
Dans le grand silence qui suivit cettequestion, une voix chevrotante et cassée s’éleva.
– Ah ! ah ! disait-elle, la Badinn’est pas fière aujourd’hui, malgré ses perles et sonclinquant !
La foule se retourna indignée, mais je ne saiscomment celle qui avait parlé parvint à percer le cercle.
C’était une vieille femme à demi-ivre, dontles vêtements souillés tombaient en lambeaux ; unemendiante.
Celles-là sont implacables.
– Pourquoi m’empêchez-vous de parler ?demanda-t-elle, savourant d’avance le mal qu’elle allait faire.Puisque la Badin veut savoir, je vais tout lui dire, moi.
Deux ou trois mains essayèrent de lui fermerla bouche ; elle glissa comme un reptile, laissant sesguenilles entre les doigts crispés, et vint jusqu’à Thérèse, quichancelait en la regardant.
Leurs yeux se choquèrent ; la pauvressedit en ricanant :
– Voilà une belle fille ! et qui a sur lecorps assez d’argent pour payer le pain de cent famillesaffamées ! Thérèse Badin, il faut changer de robe pour aller àl’enterrement de ton père.
Les jambes de Thérèse fléchirent et son visagelivide se contracta.
La foule indignée se rua sur la mendiante,mais elle se débattit et acheva :
– Pendant que tu dansais, Thérèse Badin, tonpère est mort assassiné !
Thérèse poussa un cri déchirant et tombaévanouie entre les bras de ceux qui l’entouraient.
Ceux qui l’entouraient n’étaient ni les deuxcomtesses, ni la baronne, ni le marquis, ni le vicomte, ni lechevalier, ni l’abbé. Tout ce noble monde avait disparu comme parenchantement.
L’autre foule, les fidèles, attendait toujoursdans la rue des Cinq-Diamants, et sa constance n’avait pas encoreété récompensée.
On était allé chercher, deux heures en deçà,le commissaire de police du quartier des Innocents, qui se nommaitmaître Touchenot, mais ce magistrat avait passé une partie de lanuit à l’Épée-de-Bois pour veiller au maintien du bon ordre etjouer à la bassette.
On avait frappé à la porte de divers juges dela Prévôté du Bailliage et du Présidial, tous séant au Châtelet, etdont les gouvernantes avaient répondu à l’unanimité que leursmaîtres entendaient dormir la grasse matinée.
Les gouvernantes du Bailliage renvoyaient à laPrévôté, les gouvernantes de la Prévôté renvoyaient au Présidial,les gouvernantes du Présidial renvoyaient au Bailliage.
Et cependant la justice avait le temps deprolonger son dernier somme, songeant à mettre ses pantoufles quandle grand soleil passait à travers les carreaux.
Le premier juge qui arriva appartenait à laPrévôté c’était le sieur Loiseau, suppléant juré de messieurs duBailliage. Il s’était levé plus matin que les autres pour rendrevisite à son compère Chizac-le-Riche, qui lui donnait de bonsconseils pour acheter et vendre les actions de la compagnie.
Son arrivée fit grand effet dans la foule,d’autant qu’il était accompagné du sieur Thirou, commis greffier,qui lui servait de secrétaire pour ses petites affaires privées. Lesieur Loiseau et le sieur Thirou traversèrent la foule, qui lesgourmandait hautement sur leur retard ; mais au lieu de sediriger vers la porte basse, derrière laquelle étaient le coupableet le corps du délit, ils enfilèrent délibérément la voûte quiconduisait chez Chizac-leRiche.
Heureusement pour la foule, qui eût risquéd’attendre encore longtemps, Chizac était absent de chez lui. Cethabile homme n’avait point des mœurs de juge ; il se levait detrès bonne heure et travaillait assidûment, parce qu’il travaillaitpour lui-même, tandis que les juges sont payés pour s’occuper desaffaires d’autrui.
C’était lui, c’était Chizac, nous le disonstout de suite quoique nous soyons destinés à en reparler plus tard,qui avait découvert le meurtre du malheureux Guillaume Badin.
Sortant au petit jour, selon son habitude,pour vaquer à ses nombreuses occupations, il avait trouvé la portede son locataire entrouverte.
Surpris de ce fait qui avait, en vérité, dequoi l’étonner, il avait poussé la porte afin d’avoir des nouvellesde maître Badin.
Ce qu’il vit, nous le savons : un corpsmort couché sur le sol ; auprès d’un scélérat qui avait poussél’endurcissement jusqu’à s’étendre sur le lit de sa victime, et quidormait.
Chizac avait fait alors ce que les juges duBailliage, de la Prévôté et du Présidial, sans parler ducommissaire de police, auraient dû faire : il avait placéquatre de ses valets en sentinelles à la porte du trou, et, couranttout d’un trait au Grand-Châtelet, il était revenu avecmain-forte.
À la suite de quoi, toujours courant, ils’était rendu chez M. de Machault, seigneur d’Arnouville,lieutenant général de police, avec qui il avait eu unentretien.
Le valet de chambre de Chizac-le-Riche, aprèsavoir répondu au sieur Loiseau et au sieur Thirou que son maîtreétait sorti, ajouta :
– S’il vous plaît de voir un peu l’affaireGuillaume Badin en attendant le retour de Monsieur, cela vous ferapasser le temps.
Le sieur Loiseau et le sieur Thiriou nedemandaient pas mieux. Autant cela qu’autre chose. Ils descendirentet requirent un ou deux archers qui flânaient devant la porte pourque passage convenable leur fût ouvert au milieu de à cohue.
Car la foule allait sans cesse augmentant, cequi n’empêchait point le cabaret des Trois-Singes de se remplir,ainsi que les divers repaires de la rue Quincampoix.
Arrivés à la porte du trou, le baillisuppléant Loiseau et son greffier Thirou se rencontrèrent avec lesieur Touchenot, commissaire de police, et firent échange decivilités.
Touchenot dit :
– Le vent semble être à la hausse,Messieurs.
– Heu ! heu ! répondit Loiseau, il ya toujours de méchantes nouvelles d’Espagne, savez-vous ?
– Et l’on parle, ajouta Thirou, d’une nouvelleémission d’actions : les cadettes des cadettes. Cela fait unebien nombreuse famille.
Parmi ses amis et connaissances, ce greffierpassait peur avoir un esprit d’enfer.
– Nous allons entrer, reprit le bailli, pourvoir un peu ce dont il s’agit.
Autour d’eux, la foule frémissaitd’impatience.
Les quatre hallebardiers de gardes’écartèrent ; mais avant de livrer passage, ilsdirent :
– Il faut prendre garde au gaillard qui estlà-dedans ; il est armé.
Aussitôt, le bailli, le greffier et lecommissaire opérèrent avec ensemble un mouvement de retraite.
Mais à l’entrée des gens de justice,l’assassin ne bougea pas ; il n’avait pas prononcé une parole.Il se laissa approcher par les archers et hommes de police ;on lui prit son épée sans qu’il opposât de résistance.
Mais deux suppôts, encouragés par cetteapparente inertie, ayant saisi avec brutalité ses poignets pour ymettre des menottes, ses bras se détendirent violemment, et lesdeux agents furent lancés à trois pas.
En même temps, il se leva et d’un brusquemouvement de tête il rejeta ses cheveux en arrière pour regarderdevant lui d’un air farouche.
Ceux qui étaient en face de la porte,écarquillèrent leurs yeux ; jamais ils n’avaient vu rien de sibeau que ce malfaiteur.
Il y eut des femmes qui murmurèrent :
– Le duc de Richelieu n’est que de laSaint-Jean. Cet innocent-là n’avait pas besoin de pécher ; ilserait devenu riche rien qu’à se laisser regarder par les dames dela cour.
Fortune prononça d’une voix sourde :
– Je n’ai fait de mal à personne, laissez-moim’en aller, mes amis. Poussez ! ordonna du dehors lebailli-suppléant :
Loiseau, je n’ai pas encore déjeuné, onm’attend à la maison. Finissons vite.
Les archers et les exempts obéirent, mais ilsn’y allaient pas de très bon cœur.
L’assassin avait des regards égarés qui neprésageait rien de bon.
Et en effet, quoiqu’il n’eût plus d’épée, ilse défendit comme un lion.
– Poussez ! poussez ! disait lesieur Loiseau. Mon déjeuner refroidit.
La foule commençait à dire :
– Ils ne l’auront pas ?
Et un vague intérêt naissait en faveur de cebeau jeune homme, seul contre dix, qui malmenait si rondement lesgens du roi.
Mais en ce moment un nouveau personnage entraen scène. C’était un homme d’âge moyen, de moyenne taille, carréd’épaules et bâti en force, qui avait l’air d’un bon bourgeois unpeu idiot ! Impossible de rencontrer une face ronde plusdébonnaire et plus insignifiante, et cependant, quand il parut toutà coup entre le bailli et le commissaire, sans avoir dérangépersonne pour passer, il y eut dans la foule un longmurmure :
– Maître Bertrand ! disait-on,l’inspecteur Bertrand !
C’était comme une exclamation de pitié, et lapitié se rapportait à ce pauvre bel assassin dont la résistanceétait désormais inutile.
L’inspecteur Bertrand, malgré son airbonhomme, était, à ce qu’il paraît, de ces gens à qui on ne résistepas.
En effet, après avoir salué le baillisuppléant d’un signe de tête rustique et reçu d’un air engourdi lesinstructions de Touchenot, son supérieur, l’inspecteur Bertrands’introduisit dans le trou, et la bagarre cessa aussitôt.
– Il lui a jeté un lacet aux jambes !dit-on devant la porte.
– Ce subalterne, ajouta Loiseau, ne paye pasde mine, mais il possède une vulgaire habileté en rapport avec sasituation dans le monde.
– Vous pouvez entrer, Messieurs, annonçal’inspecteur Bertrand, qui montra son sourire benêt à la porte dutrou.
– Est-il bien ficelé ? demandaTouchenot.
Bertrand mit ses mains dans ses poches ettourna sur ses talons.
– C’est une brute, murmura le commissaire,mais pour ce métier-là on ne peut pas avoir des membres deAcadémie… Passez, Monsieur le bailli.
Loiseau hésita, mais les exempts et lesarchers étaient paisiblement des deux côtés du seuil ; celalui donna confiance.
– Passez, Monsieur le greffier, ajoutaTouchenot.
Le sieur Thirou était un homme de politesse etbonnes manières, qui répondit :
– Je n’en ferai rien, Monsieur lecommissaire ; après vous.
Un combat courtois menaçait de s’établir,lorsque la foule ondula du côté de la rue des Lombards. Le nom deChizac-le-Riche fut prononcé par cent voix à la fois, et leseigneur suzerain des Cinq-Diamants apparut escorté de sesvassaux :
Certes, la cohue avait cruellement attendu,mais le spectacle en valait bien la peine.
Le roi Chizac était un peu pâle ; ilavait l’air fatigué. Ses joues bouffies tombaient et les deuxpoches qui étaient sous ses gros yeux semblaient plus gonflées.
Le sieur Thirou et le sieur Touchenots’effacèrent avec respect pour lui livrer passage. Chizac eut labonté de partager entre eux un geste bienveillant.
– Comme c’est aimable à vous ! s’écria lebailli suppléant dès qu’il le vit entrer ; Julien !Bénard ! Robert ! voyons, n’importe qui ! qu’onaille chercher un fauteuil pour M. mon ami, qui ne peut pasrester debout, je suppose.
– Une chaise suffira, répondit Chizac ;mais qu’on apporte en même temps de la lumière, car il fait noirici comme dans un four.
Touchenot dit tout bas au bailli :
– Je vous serais obligé de m’introduire auprèsde M. de Chizac.
– Palsambleu ! s’écria Loiseau, qui pritun air de cour, voici M. le commissaire qui veut vousprésenter ses devoirs et qui vous appelle M. de Chizac, trèscher ! M. le régent vous devrait bien un titre demarquis, car vous faites honneur à notre siècle.
Touchenot se confondait en révérences etmurmurait :
– M. le régent y songe sans doute. Ce neserait que justice. J’ai quelques capitaux improductifs, et lesconseils d’un homme de génie…
– Monsieur le commissaire, interrompit Chizac,je suis votre serviteur.
Thirou serra la main de Touchenot.
– Recevez mes félicitations, murmura-t-il. Onvous a souri.
Pour sa part, le greffier n’osait même pasparler à Chizac ; il le contemplait d’en bas avec unereligieuse vénération.
Ainsi avaient lieu les préliminaires del’enquête criminelle dans ce réduit où un cadavre gisait à terre,auprès de l’assassin garrotté.
– Si ce n’était montrer trop de familiarité,reprit Touchenot avec une assurance modeste, je demanderais àM. de Chizac ce qu’il pense de cette nouvelleémission de titres faits par la Compagnie. Cela occupe beaucoup lepublic.
On apportait en ce moment le propre fauteuildont Chizac se servait au cabaret des Trois-Singes, et une paire deflambeaux allumés.
Les heureux, qui étaient en face de l’entréepensèrent :
– Quand l’intérieur va être éclairé, nousallons tout voir !
Et, en effet, les flambeaux ayant été poséssur le billot éclairèrent distinctement le meurtrier chargé deliens et sa victime étendue sur le sol, le visage contre terre.
Mais Chizac, ayant pris place dans sonfauteuil, ordonna de fermer la porte.
Il y eut des femmes qui pleurèrent au dehors,tant leur désappointement fut amer.
Chizac ajouta :
– Mes chers Messieurs, je n’ai point à vousrappeler quel est ici votre devoir. Je suis venu, parce que j’aides renseignements à donner, un témoignage à apporter.
– Quel homme ! balbutia le greffierThirou.
Le bailli Loiseau et Touchenot le commissaireprirent l’attitude de deux écoliers à qui le magister vientd’adresser une réprimande méritée.
Thirou alla plus loin : voyant avecchagrin que les pieds du roi Chizac étaient sur le sol humide, ilplia sa houppelande en quatre et en fit un tabouret qu’il déposadélicatement sous les semelles du riche.
– Nous allons, reprit Loiseau timidement etcomme s’il eût demandé conseil à Chizac-le-Riche, procéder àl’enquête.
Chizac approuva du bonnet.
Le greffier Thirou vida ses poches, où il yavait tout ce qu’il faut pour écrire, et s’agenouilla près dubillot.
– L’examen des lieux, reprit Loiseau enélevant la voix, ne nous prendra pas beaucoup de temps. L’évidencedu calme saute aux yeux, et nous avons seulement à constaterl’identité de la victime. Monsieur le commissaire, ceci rentre dansvos fonctions.
Touchenot avait déjà fait signe à ses hommes,qui s’approchèrent du cadavre et le relevèrent.
Guillaume Badin avait dû tomber de son hautsur le visage, car ses traits étaient excoriés et meurtris.
Touchenot s’était penché sur lui etl’examinait froidement.
La figure a été endommagée seulement par lachute, dit-il, je ne vois pas d’autres traces de violences.
Le sieur Loiseau, qui s’était retourné versChizac, lui dit tout bas :
– Hier soir, j’ai soupé avecM. l’intendant de Bechameil, entre hommes, bien entendu ;j’ai une vie sage et réglée. Tout le monde était à la hausse, à lahausse des pieds à la tête ! Mais j’ai ouï parler ce matind’un complot, les princes légitimes se remuent, et M. lerégent soupçonne, dit-on, l’ambassadeur d’Espagne. Vous êtes aufait de tout cela ? Est-ce de la baisse ?
Chizac lui imposa silence du geste. Il étaittrès calme ; mais son tic allait et ses yeux ne se tournaientpas du côté du cadavre.
L’inspecteur Bertrand, au contraire, regardaitle corps de loin, d’un air indifférent et nigaud.
– Les habits sont intacts, poursuivaitTouchenot, sans les souillures résultant de la chute et le trou paroù l’épée a passé pour atteindre le cœur.
Tout en parlant, il avait déboutonné lasoubreveste de Guillaume Badin et ouvert sa chemise.
Le greffier écrivait.
Il y avait en effet au pourpoint, à lasoubreveste et à la chemise un trou presque imperceptible,correspondant à une blessure de même dimension qui n’avait pointsaigné et qui laissait une trace violâtre au côté gauche de lapoitrine, juste à la place du cœur.
Ces énonciations furent dictées à haute voixpar le commissaire.
Chizac disait :
– Je connaissais ce malheureux homme ; ilétait mon locataire et presque mon ami, car on s’attache aux gens àqui l’on fait du bien. Hier soir, je l’ai quitté joyeux et bienportant : personne ne s’étonnera de l’émotion que j’éprouve enle revoyant mort.
– Quel cœur ! murmura Thirou, qui lâchasa plume pour s’essuyer un œil. Comme il gagne à êtreconnu !
Ce drôle de corps, l’inspecteur Bertrand, segrattait le menton d’un air pacifique.
– L’homme, demanda brusquement Loiseau, quivenait de consulter sa montre, quels sont vos noms etqualités ?
Il s’adressait à Fortune, lequel semblaitn’avoir point conscience de ce qui se passait autour de lui.
– Je souffre de l’estomac quand je dérange mesheures, reprit le bailli suppléant avec une certaine énergie.Réveillez-moi ce garçon, et qu’il réponde en deux temps !
La main brutale d’un exempt heurta l’épaule deFortune.
On lui répéta la question, et ilrépondit :
– Je m’appelle Raymond.
– Raymond qui ? interrogea encoreLoiseau.
Raymond tout court, et l’on m’appelaitFortune, parce que jusqu’à ce jour j’avais eu du bonheur.
Touchenot, qui avait abandonné le corps,revint vers Chizac et lui dit avec un sourire aimable :
– C’est aussi par trop naïf de s’endormir dansle lieu même où l’on a fait le coup. Les nouvelles actionsfont-elles prime ?
– Ce pauvre Guillaume Badin laisse une fillerépliqua Chizac d’un ton pénétré.
– Une gaillarde ! murmura le commissaireen ricanant.
– Avouez-vous le crime dont vous êtesaccusé ? demandait en ce moment Loiseau.
– Je n’ai pas commis de crime, répliquaFortune avec force ; celui qui est mort avait été bon pourmoi.
– J’en suis témoin, prononça tout bas Chizac.Guillaume Badin était le meilleur des hommes.
– Et pourquoi êtes-vous entré ici ?interrogeait toujours Loiseau.
– J’avais bu, répondit Fortune, du vin et desliqueurs en grande quantité.
– Voilà où mène l’ivrognerie ! fitobserver Thirou, dont le nez avait quelques rubis.
– Aviez-vous joué ? demanda le juge.
– Oui, répliqua Fortune, qui ajouta delui-même : Et j’avais tout perdu.
– Il s’enferre, dit Touchenot. Pas fort, cegarçon-là.
Le visage débonnaire de l’inspecteur Bertrand,qui s’était animé un instant, venait de reprendre son somnolentaspect.
– Votre réponse, reprit Loiseau, ne nous ditpas pourquoi vous êtes entré ici. C’est le point capital.
– J’étais à la belle étoile et j’ai trouvé uneporte entrouverte.
– Comment n’avez-vous pas plutôt regagné votreauberge ?
– Je n’ai pas d’auberge.
– Alors vous êtes sans feu ni lieu ?
– Quand je suis entré au cabaret desTrois-Singes, j’avais quinze mille livres dans ma poche.
D’où vous venait cet argent ? demandavivement Loiseau.
Fortune garda le silence.
– Il s’enferre ! grommela pour la secondefois Touchenot.
– M’est-il permis de faire uneobservation ? dit en ce moment Chizac-le-Riche.
La voix de celui-ci avait le privilège deramener l’attention de l’inspecteur Bertrand, qui ôta les mains deses poches et se prit à tourner ses pouces.
– Vous avez toujours le droit de parler,Monsieur mon ami, dit Loiseau avec emphase. Nous nous ferons unplaisir de vous écouter.
Chizac reprit :
– On a omis d’adresser à ce jeune hommecertaines questions nécessaires. Quelle est sa famille ?Quelle est sa profession ? D’où vient-il ?
– C’est juste, dit Loiseau, mais nous yserions venus.
Et Thirou ajouta du fond de sonadmiration :
– Quel juge il aurait fait ! Il estpropre à tout.
Aux trois questions nouvelles posées parLoiseau, Fortune répondit :
– Je suis soldat ; je ne me connais pasde famille, et j’étais arrivé d’Espagne hier, dans la journée.
– A-t-il au moins quelque répondant ?suggéra Chizac, comme s’il n’eût point voulu interroger lui-même,des relations ? une attache quelconque ?
– Je ne connais, répliqua Fortune, que troispersonnes à Paris, à l’exception d’une pauvre noble famille dont jene veux point dire ici le nom. Ces trois personnes sont l’anciencomédien La Pistole, neveu du sieur Chizac, ici présent…
La figure du millionnaire restaimpassible ; sauf les gambades de son tic, qui allaientmaintenant de la bouche jusqu’aux yeux.
Bertrand, l’inspecteur, avait autour de sesgrosses lèvres un sourire atone.
Fortune poursuivait :
– En second lieu, Mlle Delaunay, dame de laduchesse du Maine, et enfin Thérèse Badin, la fille de celui quiest là.
Il y eut un silence. Le bailli Loiseauconsulta de nouveau sa montre.
– Les faits sont clairs comme le jour, dit-il,l’évidence saute aux yeux. Il y a une question qui dominetout : pourquoi est-il entré ici plutôt que d’aller à sonauberge ? Un homme est mort d’un coup d’épée, on a trouvé surle lit de cet homme un étranger porteur d’une épée.
– La voici, dit en ce moment l’inspecteurBertrand, qui avait quitté sa place contre la muraille et quitenait l’épée de Fortune dans son fourreau.
Fortune ne se tourna même pas vers l’homme quiportait cet accablant témoignage. Il murmura entre sesdents :
– J’ai été heureux pendant un bon bout detemps ; il paraît que mon étoile se lasse. Si on a l’idée deme pendre, je n’y puis rien, seulement, je suis innocent, je lejure.
– Quand on est innocent, dit Loiseaupéremptoirement, on rentre coucher à son auberge.
En même temps il voulut prendre des mains del’inspecteur Bertrand l’épée qui pouvait servir à quelque mouvementoratoire, mais l’inspecteur la retint et fit sauter la lame hors dufourreau.
– Voici le fer, s’écria Loiseau pour ne pasperdre son mouvement oratoire, le fer qui s’est baigné dans le sangde cet infortuné !
L’inspecteur Bertrand lui coupa la parole enmettant sous son nez tout près de ses yeux myopes, la lamebrillante qui gardait le poli intact des choses neuves.
– Elle a été essuyée avec soin, dit le baillisuppléant.
Touchenot secoua la tête. Ce fut Chizac quidéclara, après avoir examiné l’arme :
– Ceci n’a jamais servi.
Bertrand lui adressa un petit signe de têteapprobateur et au moment où leurs yeux se rencontraient, le tic deChizac dansa une véritable sarabande.
Je ne suis pas un homme d’épée, dit Loiseaudont l’impatience grandissait, je vis honnêtement et j’ai mesheures réglées. Ce n’est pas l’épée qu’on soupçonne, c’est cetaventurier. La plus simple prudence ordonne de le placer sous lesverrous. S’il y a doute, nous avons la question ordinaire, cela luiapprendra à coucher hors de son auberge. Ne perdez pas de vuel’auberge.
Pendant qu’il parlait, l’inspecteur s’étaitapproché de Fortune et avait retourné ses poches avec une prestesseextraordinaire.
Il ne dit rien, mais son regard, qui peignaitl’insouciance la plus absolue, se dirigea vers Chizac-le-Riche.
Celui-ci murmura aussitôt :
– Il n’y a point d’auberge pour ceux qui n’ontni sous ni maille.
Loiseau perdit toute mesure.
– Je connais des gens qui mangent volontiersune soupe réchauffée, dit-il avec une véritable colère, moi celam’incommode ! Voilà comment on entrave une instruction. J’aima méthode, je me moque de l’épée comme d’un grain de sel ;quant aux poches vides, la belle malice ! Si ce gaillard-làavait de l’argent plein ses poches, il serait moins suspect d’avoirassassiné Guillaume Badin pour le dépouiller ensuite. En prisond’abord, et ensuite la question, voilà la marcherationnelle !
Touchenot le commissaire n’était pas éloignéde partager cet avis.
Thirou le greffier n’avait jamais d’opinion.Cela faisait partie de son emploi.
L’inspecteur Bertrand remit l’épée aufourreau, croisa ses mains derrière son dos et regagna sa place,dans son coin contre la muraille.
Il régnait parmi les bases fonctionnaires dela justice et de la police une émotion sourde comme si on leur eûtdonné une charade à deviner.
L’épée vierge. Les poches vides !
Ils ne comprenaient pas.
Au-dehors, la voix de la foules’enflait : il y avait des rires et des huées : celaressemblait un peu au tapage qui emplit une salle de spectaclequand l’entracte se prolonge outre mesure.
Ils ont raison, que diantre ! Ils ontraison de s’impatienter, murmura Loiseau, nous gaspillons ici un…temps précieux. Voyons ! Il faut en finir ! L’homme estassassiné, personne ne le nie : il y a un assassin, c’estmanifeste. Eh bien ! je dis qu’on n’a pas répondu à cetargument qui peut paraître subtil, mais qui est le fond même de lacause : pourquoi ce vagabond est-il entré ici justement, aulieu d’aller coucher à son auberge ! J’ordonne enconséquence…
Il fut interrompu par Chizac quidit :
– Maître Bertrand, l’inspecteur passe pour unhomme très habile.
Tout le monde, excepté Bertrand lui-même,regarda curieusement Chizac.
Il s’était installé de nouveau dans sonfauteuil et avait repris toute son importance.
– L’opinion dudit sieur Bertrand, reprit-il, afait sur moi une certaine impression. Il y a l’épée qui évidemmentn’a jamais touché le sang d’un homme, et il y a le dénuement absolude ce malheureux. Guillaume Badin avait, hier soir, une sommeconsidérable dont je ne puis préciser le chiffre, plus son gain dela journée dont le montant est à ma connaissance : il avaitemporté des Trois-Singes plus de cent mille écus en argent et envaleurs.
– Plus de cent mille écus ! répétal’assistance.
– Monsieur mon ami, supplia Loiseau d’unaccent découragé, où voulez-vous en venir ? Ce sont là chosesà dire quand la cause viendra au Bailliage ou au Présidial. Je suisattendu chez moi pour mon potage et par ma femme, qui s’inquiètesans doute…
– La femme, dit Thirou à Touchenot ;quant au potage, il refroidit. Ce Chizac présiderait au Parlement,savez-vous !
Chizac glissa une œillade vers l’inspecteurqui regardait au plafond, et reprit :
– Personne ici, je le pense, n’a desoccupations plus importantes que les miennes.
– Ah ! je crois bien, firent ensemble, lecommissaire et le greffier. Chacune de ses heures vaut letraitement d’un conseiller.
La tête de Loiseau tomba sur sa poitrine enjetant à Fortune un rancuneux regard.
– Coquin, tu me paieras ma soupe !
– Si j’ai pris la peine de venir, poursuivaitcependant Chizac, c’est que j’ai cru être utile au bien de lajustice. Il y a ici un problème à la solution duquel mon témoignagepeut aider. Je prie Monsieur le greffier de noter avec soin mesparoles : je diviserai ma déposition en deux parties. Hier,cet homme a joué au cabaret des Trois-Singes ; il avait del’argent et quand je me suis retiré, il était en train de perdre.En ce moment Guillaume Badin était déjà rentré chez lui. J’ai dûpasser devant sa porte pour gagner mon logis, mais je n’ai pointremarqué s’il l’avait ou non fermée. Je dis ceci, parce qu’aucunetrace d’effraction n’a été constatée.
– Est-ce précis ! est-ce concis !fit le greffier, qui écrivait à perdre haleine.
Loiseau s’était assis sur le pied du lit avecrésignation.
– Voilà tout pour ce qui regarde la soiréed’hier, reprit Chizac. Ce matin, au petit jour, je puis affirmerque la porte de mon protégé et locataire Guillaume Badin étaitentrouverte, car je suis entré chez lui. Et comment aurais-je puentrer, sans cela, puisque la clé se trouvait en dedans ?
Ici, l’inspecteur Bertrand eut une légèrequinte de toux, et le tic de Chizac manœuvra vigoureusement.
Personne ne prit garde à la toux de maîtreBertrand, et, à part les équipées de son tic, jamais la figurebouffie de Chizac-le-Riche n’avait été plus impassible.
Il acheva :
– Les choses étaient exactement comme vous lesavez vues quand vous êtes entrés, sauf un seul fait : ce jeunehomme dormait et ronflait, étendu sur le lit.
– Et bien entendu, murmura Touchenot, l’argentde Guillaume Badin était déjà envolé ?
Chizac ne répondit que par un signe de têteaffirmatif.
– Et que voyez-vous dans tout cela, s’écriaLoiseau en bondissant sur ses pieds, qui puisse empêcher de coffrerce drôle ? « Sunt verba et voces ! » y a-t-ilun mot, un seul mot qui explique pourquoi il n’est pas rentré à sonauberge ? Pour la seconde fois, j’ordonne …
– Un instant ! interrompit encoreChizac ; je désirerais connaître l’avis formel de maîtreBertrand. Vous ne pouvez me refuser cela.
L’inspecteur, ainsi interpellé, répondit d’unair innocent :
– Moi, je suis toujours du même avis queM. le bailli. La prison et la question, voilà la bonnemanière !
En toute autre circonstance, le baillisuppléant Loiseau se fût peut-être indigné qu’on eût pris l’avisd’un subalterne pour contrôler les ordres d’un magistrat tel quelui. Mais il y avait le potage qui l’attendait à la maison.
– Ce garçon, dit-il en adressant à Bertrand unsigne de tête protecteur, n’est pas si nigaud qu’on le pense.L’habitude de se frotter à des gens de ma sorte le décrassera, vousverrez. Allons, enfants, qu’on se mette en besogne !relevez-moi ce coquin et qu’on desserre les liens de ses jambespour qu’il puisse marcher jusqu’à la prison du Châtelet. Quant aucorps du délit, avant de l’envoyer au caveau de la Montre,j’ordonne que le docteur Pujon, mon médecin ordinaire et celui deMme Loiseau, soit requis, dans le plus bref délai d’avoir àconstater l’état du cadavre : c’est à savoir,
1° si ledit Guillaume Badin est bienmort ;
2° de quoi il est mort ;
3° à quelle heure remonte la perpétration ducrime.
Il jeta sa canne sous son bras d’un gestecontent, et campa son tricorne sur sa perruque.
Puis, tendant le jarret, il ajouta :
– Çà ! qu’on ouvre cette porte et qu’onfasse ranger le populaire pour livrer passage aux gens duroi ! J’ai bien gagné ma soupe.
Les exempts s’empressaient déjà autour deFortune, qui se laissait faire et gardait un morne silence.
Le greffier Thirou d’un côté, Touchenot, lecommissaire, de l’autre, se rapprochaient à bas bruit de Chizacpour prendre une consultation financière.
Chizac songeait et secouait la tête lentementen homme qui ne dit pas tout ce qu’il pense.
– Ces choses-là, murmura-t-il entre haut etbas, sont faites à la hâte. Il y a de fortes présomptions contre lejeune homme ; mais l’épée neuve, mais les pochesvides :
Si quelqu’un eût examiné en ce moment maîtreBertrand, ce quelqu’un aurait vu jaillir de ses paupières demicloses ce singulier rayon dont nous avons parlé déjà. Celaressemblait aux lueurs paresseuses qui éclatent dans l’œil d’unchat au moment où on le caresse.
Mais personne ne faisait plus attention àmaître Bertrand, qui restait abandonné dans son coin.
Le greffier et le commissaire, qui voulaientflatter Chizac sans mécontenter le bailli, répondirent en mêmetemps tout bas :
– Monsieur, c’est notre avis ; il y atrop de hâte.
Puis tout haut :
– Ceci n’est qu’un commencement d’instruction,et, Dieu merci, le sieur Loiseau sait ce qu’il a à faire !
Loiseau, qui marchait vers la porte, haussales épaules superbement.
– Dans chaque cause, il n’y a qu’un point,dit-il de ce ton qu’il faut prendre pour lancer un axiome, ce pointje le trouve toujours, c’est mon fort. Ici le point est dans laquestion : pourquoi n’a-t-il pas été à son auberge ?
La porte s’ouvrit, mais les hallebardiersn’eurent pas besoin d’écarter le populaire.
Le passage était frayé d’avance : unlarge passage. Et la foule, tout à l’heure bruyante, setaisait.
Il y avait à ce silence subit un motif que lebailli Loiseau ne pouvait pas encore deviner. Il l’attribuad’abord, comme de raison, au respect tout naturel que l’assistancedevait avoir pour sa personne ; mais, dès le premier pas qu’ilvoulut faire au-dehors il fut détrompé rudement.
Malgré la présence des hallebardiers, unedouzaine d’hommes et de femmes sortirent des rangs pour boucherl’issue, et une marchande de la halle, parlant à voix basse, maisd’un accent impérieux, dit à Loiseau :
– Restez !
– Comment ! que je reste ! s’écriale bailli-suppléant au comble de l’indignation. Est-ce à moi quevous parlez, bonne femme, et savez-vous qui je suis ?
– Je sais qui vous êtes, répondit la marchandeavec une certaine gravité, et c’est à vous que je parle. Lavoilà ! elle vient, restez.
Ce mot fut répété tout à l’entour et produisitun solennel murmure, car personne n’élevait le ton.
Elle ? qui ?
Loiseau n’en savait rien et peu lui importait.C’était un petit homme irritable et plein de lui-même, qui pouvaitdevenir féroce quand on dérangeait l’heure de ses repas.
Il allait donner l’ordre de croiser leshallebardiers lorsque le silence se rétablit tout à coup plusprofond ; en même temps, la foule ondula du côté de la rue desLombards, et dans le large vide qui se faisait, une femmeparut.
C’était elle, c’était Thérèse Badin, la filledu mort, qui venait, non plus en carrosse, mais d’un pas pénible etchancelant ; appuyée d’un côté sur la harengère, de l’autresur l’enfant qui avait lancé contre elle une émeute deux heuresauparavant.
L’enfant et la harengère la soutenaient avecune compassion mêlée de respect. Et la cohue les regardait passeravec la même pitié respectueuse.
Thérèse n’avait point changé de vêtements.Elle portait toujours cette robe splendide en satin rose, semée debouquets de perles, qu’elle avait à la fête de Mme la duchessedu Maine.
Mais cette robe était froissée et souillée parde rudes attouchements.
Thérèse avait été portée à bras pendant unegrande portion du chemin.
Les fleurs de sa coiffure pendaient encore, àmoitié arrachées de ses cheveux qui tombaient en désordre, et dontles masses prodigues faisaient un cadre noir à la pâleur de sonvisage.
Devant elle Loiseau recula, et il fit bien,car la foule l’eût fait reculer de force : il avait vu cela àla flamme sombre qui brûlait dans tous les regards.
Les hallebardiers s’écartèrent de droite et degauche, et ils firent bien : on eût brisé leurs armes dansleurs mains.
Thérèse passa, grandie par son désespoir, etsi tragiquement belle que tous les cœurs se serraient.
Elle entra.
Mais comme si, dans notre misérable vie, lafarce devait toujours accompagner le drame, semblable au limaçongrotesque qui se colle aux murailles des nobles monuments, derrièreThérèse et ceux qui la soutenaient, un valet de cuisine bossu etbancal, coiffé de Bazin blanc et portant la cuiller à pot à laceinture comme une rapière, se glissa tortueusement.
Il tenait dans ses deux mains une écuelle defaïence brune que recouvrait une assiette.
Les hallebardiers trouvèrent bon de prendrecontre lui leur revanche et lui dirent :
– On ne passe pas !
Le marmiton répondit :
– C’est le déjeuner du sieur Loiseau, que dameLoiseau lui envoie tout chaud, et gare à vous s’il refroidit,malhonnêtes !
Le marmiton passa comme la belle Thérèse.
Et pendant que celle-ci allait vers le corpsde son père, le marmiton aborda Loiseau, qui reçut l’envoi conjugalsans fausse honte et avec reconnaissance.
– Cherchons une bonne place, dit-il ;avec l’estomac, moi je ne plaisante jamais. As-tu unecuiller ?
Le marmiton bancal et bossu avait unecuiller.
Loiseau releva l’assiette que recouvraitl’écuelle, et la fumée de la soupe vint caresser ses narines, quise gonflèrent.
– Tiens-toi là, dit-il, ne bouge pas, tu meserviras de table.
Et il commença tranquillement son repas.
Thérèse était tombée à deux genoux devant lecorps de son père. Ses mains qui tremblaient écartèrent les cheveuxcollés au front du mort.
– Il est glacé, murmura-t-elle.
Ce fut sa première parole, et elle entoura lecorps de ses bras comme pour le réchauffer.
À l’exception de Loiseau qui déjeunait, toutle monde suivait cette scène terrible. Dans toutes les poitrines lesouffle s’arrêtait.
Dans son coin, maître Bertrand se leva sur lapointe des pieds pour mieux voir. Il y avait aux joues bouffies deChizac des yeux livides. Fortune ouvrait des yeux tout grands,comme on fait dans le paroxysme de l’effroi, et sa bouche restaitbéante.
Les gardes qui étaient autour de luiremarquèrent cela. Touchenot dit au greffier Thirou :
– Une belle brune ! mazette !
Et Thirou répliqua :
Si elle avait tardé seulement une minute, onallait savoir le fin mot !
Le fin mot de l’oracle Chizac, le fin mot surla grande question : fallait-il acheter ou vendre aujourd’huiles actions de la compagnie ?
Thérèse posa ses lèvres sur le front du mort.Ce fut un long baiser.
Puis elle parla, et sa voix changée mettait dufroid dans les veines de ceux qui écoutaient.
– Mon père dit-elle, mon père chéri, toi quim’aimais si tendrement, je n’étais pas là ! Tu m’as appeléepeut-être, mais je n’ai pas entendu ta voix. J’écoutais la musiquede cette fête ! je dansais !
Elle s’interrompit en un sanglot, puis, seprenant la tête à deux mains comme une folle, ellerépéta :
– Je dansais !
Un autre sanglot se fit entendre ; ilsortait de la poitrine de Fortune.
Thérèse se tourna vers lui. Elle fit comme sielle ne le reconnaissait point.
Fortune s’appuya des deux mains au garde quiétait le plus proche ; Thérèse lissait et caressait lescheveux souillés du cadavre.
– Tu étais bien tranquille, dit-elle, et bienheureux là-bas dans notre petite chambre, tu ne souhaitais rien quede me voir contente : nous étions tout l’un pour l’autre, etquand tu me parlais de l’amour qui vient aux jeunes filles, je terépondais : les autres n’ont pas un père comme toi ; moi,je ne veux aimer que toi !
Elle cacha sa tête dans le sein duvieillard.
Fortune dit au garde :
– Je ne peux pas essuyer mes yeux et je veuxvoir.
Le garde passa un mouchoir sur ses paupières,et Fortune remercia.
– C’eût été dommage, fit Loiseau la bouchepleine de soupe, je n’en ai jamais mangé, de meilleure !
– C’est grande pitié d’entendre cette pauvrefille-là, dit le marmiton, et voyez ! celui qui a les mainsliées pleure comme une Madeleine, monsieur Loiseau.
– Bon, bon, gronda le juge, un honnête hommeaurait couché à son auberge.
Thérèse poursuivait pour elle-même et d’unevoix qui ne s’entendait presque plus ; mais la foule devinaitses paroles au-dehors, car tous les yeux étaient pleins delarmes :
– Mon père, ce que tu avais te suffisait. Cheznous, il n’y avait que moi d’ambitieuse. C’est moi qui t’arrachaiun jour à ton pauvre bonheur ; je voulais pour toi la fortune,que sais-je ? le pouvoir… C’est moi qui t’ai amené ici, c’estmoi qui t’ai donné cet argent funeste qui appelle le crime. Monpère, mon père, c’est moi qui t’ai tué !
Elle s’affaissa sur elle-même et restaaccroupie.
Au-dehors la foule s’écria :
– L’assassin ! nous voulonsl’assassin !
Chizac releva la tête vivement, éveillé en luiune idée soudaine.
Il n’avait rien à craindre ni à désirer, ceriche, et pourtant son regard exprimait du soulagement etdésespoir.
Quelqu’un le frôla en passant ; il seretourna et son regard croisa celui de l’inspecteur Bertrand qui sedirigeait vers la porte.
– L’assassin, répéta Thérèse, qui se levatoute droite, où est l’assassin ?
Elle regarda autour d’elle enajoutant :
– L’assassin de mon père !
Personne ne lui répondit.
Son regard avait presque achevé le tour de lachambre lorsqu’il tomba sur Fortune.
Fortune était le seul qui fût garrotté.
Thérèse eut un mouvement comme pour s’élancervers lui, mais elle le reconnut à ce moment et recula de plusieurspas en disant :
– Lui ! oh ! ce seraithorrible !
Sa pâleur ne pouvait pas augmenter, mais sesyeux exprimaient une angoisse nouvelle.
Au premier moment, le désespoir de cettepauvre belle fille avait mis dans tous les cœurs un mouvement deterrible colère.
La foule a des cruautés de tigre : onvoulait déchirer l’assassin.
Mais la foule a des tendresses d’enfant.Maintenant qu’elle voyait en face l’assassin, ce jeune homme auvisage charmant dont les mains enchaînées ne pouvaient essuyer seslarmes, la foule avait pitié, la foule doutait, la foule disaitavec ses cent voix :
– Est-ce bien ce chérubin qui a tué maîtreGuillaume ?
Les hallebardiers hochaient gravement la têteen signe d’affirmation.
La foule ne voulait plus les croire etcriait :
– Voici Chizac-le-Riche dans son fauteuil,quand les juges et les commissaires sont debout ! Chizac n’estpas là pour rien. Nous voulons savoir ce que penseChizac :
– Et maître Bertrand ! ajoutèrentquelques voix au moment où l’inspecteur se rapprochait de la porte,maître Bertrand n’a ni bésicles ni perruque comme messieurs duBailliage. Il y voit clair, maître Bertrand !
Maître Bertrand faisait la sourde oreille.
Chizac, au contraire, se tourna vers la porteet adressa à la foule un regard souriant.
– Vive Chizac ! cria la foule, c’est unbon riche.
Thérèse subissait en ce moment un état dedouloureuse prostration. Ses yeux baissés n’avaient plus delarmes ; elle semblait prête à se trouver mal.
– Chizac ! criait-on dans la foule,donnez-lui votre fauteuil.
Chizac se leva aussitôt et sa débonnairefigure exprima naïvement le regret qu’il avait d’avoir étéprévenu.
– Merci, mes amis, dit-il en agitant sa mainvers la porte, j’aurais dû songer à cela de moi-même.
– Vive Chizac ! répéta la foule.
Et d’autres voix ajoutèrent :
– Rangez-vous, maître Bertrand, que nouspuissions voir Chizac !
Soit pour obéir à cette fantaisie de la cohue,soit pour accomplir plutôt quelque besogne ayant trait à sesfonctions, l’inspecteur fit un pas vers le billot et s’agenouillaauprès du corps.
La foule cessa aussitôt de regarder son Chizacpour suivre avec une attention nouvelle les mouvements de maîtreBertrand.
Chizac faisait comme la foule et son ticallait.
Voici ce que virent Chizac et la foule :l’inspecteur Bertrand tira de sa poche un étui où il y avait unepaire de ciseaux. À l’aide de ces ciseaux et avec beaucoup de soin,il découpa un petit rond dans le drap du pourpoint de Guillaume,puis il fit de même pour la soubreveste, et de même encore pour lachemise.
Au centre de chacun de ces petits rondss’ouvrait le trou exigu par où avait passé l’épée qui avait tuémaître Guillaume.
Bertrand remit ses ciseaux dans leur étui,plaça les trois ronds dans son portefeuille et fourra le tout danssa poche.
Touchenot et Thirou qui avaient pu enfinprendre position auprès de Chizac lui dirent :
Touchenot à droite :
– Il ne vous en coûte rien pour faire desheureux.
Thirou à gauche :
– Moi je ne demande pas l’opulence ; lamédiocrité dorée du poète suffirait à ma modeste ambition.
Il est permis de croire que Chizac n’écoutaitpas. L’inspecteur Bertrand et lui venaient d’échanger unregard.
Depuis que Thérèse était assise, toute laforce factice qui l’avait soutenue jusqu’alors s’était évanouie.Elle pleurait comme une pauvre enfant.
Fortune, qui la contemplait malgré lui,semblait attiré vers elle par une invincible fascination. Sesgardes étaient obligés de le retenir ; on voyait en quelquesorte la fièvre qui lui montait au cerveau et qui allait se changeren transport.
Les yeux baignés de Thérèse se relevèrent surFortune ; elle secoua la tête lentement.
Notre cavalier bondit sous ce regard. Ilrepoussa ses gardiens d’un mouvement si violent et si désespéré queceux-ci lâchèrent prise. Fortune écarta le bailli, qui seuldésormais lui barrait le passage, et tomba aux pieds de Thérèse endisant :
– Vous n’avez pas cru cela ! Que Dieuvous récompense ! Si j’avais tué votre père, je mourrais à vospieds, car je vous aime !
Il n’y eut dans toute l’assistance que Thérèseelle-même pour entendre ces derniers mots. Thérèse, et peut-êtrel’inspecteur Bertrand qui était auprès d’elle.
Mais la foule vit le mouvement et s’agita plusémue. L’âme des spectateurs passa dans leurs yeux.
Ce qui survit fut rapide comme l’éclair.
La belle Thérèse mit ses deux mains sur lesépaules de Fortune agenouillé. Leurs yeux se touchaient presque.Elle le regarda jusque dans le cœur.
Puis elle écarta de sa main frémissante lescheveux mêlés qui voilaient le front du jeune homme, et ses lèvreseurent un vague sourire.
– Ce n’est pas celui-là, murmura-t-elle, qui atué mon bien-aimé père.
La foule, houleuse comme une mer, renditau-dehors un grand murmure, et l’émotion contagieuse gagnajusqu’aux suppôts de la justice.
Mais le bailli Loiseau était à l’abri de cesentraînements qui égarent le vulgaire. Il avait puisé dansl’écuelle de faïence brune une nouvelle et indomptable vigueur.
– Sac à papier ! dit-il, arrivant àblasphémer dans le paroxysme de son indignation, je crois quel’effrontée en tient pour ce vagabond ! En quel tempsvivons-nous !
– Monsieur mon ami, reprit-il en s’adressant àChizac, j’estime comme je le dois l’importance de votre capital,mais vous abaissez votre caractère en pactisant avec ces badauds.Monsieur le commissaire, faites votre devoir. Il y a une pierre detouche. Ce drôle a-t-il couché à son auberge ? non ! Les500 000 habitants de Paris seraient là devant cette porte que jedirais encore non, il n’a pas couché à son auberge ! Qu’on lesaisisse, qu’on l’emmène et qu’il soit écroué jusqu’à plus ampleinformé !
La cohue s’ouvrit aussitôt sans essayer defaire résistance.
Ils le laissèrent passer, majestueux et fierde ce qu’il regardait comme une victoire.
Mais quand le commissaire voulut passer, à sontour, avec Fortune dont les exempts s’étaient emparés de nouveau,la foule se referma en criant :
– Chizac ! Chizac-le-Riche ! puisquecelui-là n’est pas coupable, faites-le mettre en liberté.
Maître Bertrand se trouvait en ce momentauprès du millionnaire. Il lui toucha le coude doucement et ditavec ce singulier accent qui semblait toujours railler, quoiqu’ilfût exempt de tout sarcasme :
– Il faut leur parler un petit peu. Cela peutavoir son utilité plus tard.
L’œil de Chizac essaya de l’interroger, maisce diable de Bertrand n’avait jamais rien sur la physionomie.
Chizac murmura :
– Je désirerais vous entretenir enparticulier, monsieur l’inspecteur.
– Ah ! ah ! répliqua Bertrand, jecrois bien !
– Qu’est-ce à dire ? fit Chizacvivement.
Il s’était redressé de son haut et toisait lesubalterne avec sérénité.
– C’est-à-dire, répondit Bertrand bonnement,que vous désirez me parler en particulier. Je ne m’y oppose pas,voilà tout.
– Chizac ! Chizac ! Chizac !criait la foule qui cédait petit à petit à l’effort des gens duroi.
On emmenait Fortune qui se laissait fairedésormais. Thérèse restait demi-couchée dans le fauteuil etpressait son front à deux mains.
Chizac vint sur le devant de la porte.
– Mes amis, dit-il avec cette solide autoritéque donnent les écus, soyez raisonnables. Vous nuiriez à celui quevous voulez protéger en résistant à la loi. J’étais l’ami, je diraiplus : j’étais le bienfaiteur du malheureux GuillaumeBadin…
– C’est la vérité ! fit-on de toutesparts. Avant de connaître Chizac, Guillaume Badin avait les pochespercées !
– Je m’engage, poursuivit le riche, à protégerla fille de Guillaume Badin. Je m’engage aussi à faire tout ce quiest possible pour ce malheureux jeune homme, victime d’un hasardque je ne m’explique pas…
Il appuya sur ces derniers mots.
La foule murmura et s’agita.
– Est-il coupable ?… poursuivitChizac.
– Non ! non ! crièrent cent voix, iln’est pas coupable !
– Est-il innocent ? ajouta aussitôt leRiche. C’est une question qui regarde le Bailliage.
– Il faut vous en mêler Chizac ! ordonnala cohue.
– Je m’en mêlerai mes enfants, et pensez-vousque j’aie quitté mes affaires ce matin pour le roi de Prusse ?je m’en mêlerai, je vous le promets, et fallût-il dépenser vingtmille francs…
– Vive Chizac !
– Fallût-il dépenser le double, je vouspromets que nous saurons la vérité sur le meurtre de GuillaumeBadin.
Des applaudissements frénétiques éclatèrent,et l’on organisa une tentative pour porter Chizac en triomphe.
Pendant cela, Fortune, escorté par ses gardestournait la rue des Lombards et descendait vers leGrand-Châtelet.
Des porteurs étaient en train de charger lecorps de Guillaume Badin, que sa fille avait réclamé. La foules’écoulait repue du drame.
Thérèse trouva de bonnes âmes pourl’accompagner et la soutenir pendant qu’elle suivait les porteurs.Avant de la laisser partir, Chizac lui avait baisé paternellementla main.
Les valets des Trois-Singes vinrent chercherles flambeaux et le fameux fauteuil. Quand ils furent éloignés, ilne restait dans le trou que Chizac-le-Riche et l’inspecteurBertrand, occupé à fureter autour du billot.
Chizac l’appela par son nom.
– Plaît-il ? fit maître Bertrand quifourrait ses mains sous le grabat.
– Allez-vous enfin me dire, demanda Chizac, ceque vous pensez de tout ceci ?
– Et vous ? dit Bertrand au lieu derépondre.
En même temps, il se releva et vint vers leRiche en croisant ses mains derrière son dos.
Chizac réprima un mouvement de colère.
– Je vous interroge, dit-il durement.
– Moi aussi, répliqua l’inspecteur, dont levisage n’avait jamais exprimé une plus rare innocence.
Chizac tourna le dos et sortit.
L’inspecteur le suivit, et les bonnes gens quirestaient dans la rue se dirent les uns aux autres en le voyantpasser :
– Voici Chizac-le-Riche qui accomplit déjà sapromesse. Il va donner ses instructions à maître Bertrand.
Chizac entendit cela et son visage sérieux sedérida.
– Venez, fit-il en se tournant versl’inspecteur.
– Je viens, répondit paisiblementcelui-ci.
Quand ils furent sous la porte cochère duRiche, Bertrand ferma le battant et dit :
– Vous m’inviterez bien à casser une croûte,car je suis à jeun depuis ce matin.
Chizac monta les degrés, et l’instant d’aprèsils étaient assis vis-à-vis l’un de l’autre devant une tableabondamment servie.
Ce Bertrand mangeait supérieurement etchoisissait les bons morceaux.
– Si j’avais de l’aisance, dit-il, j’aimeraisavoir une cave bien garnie, mais il faut se procurer le nécessaireavant de songer au superflu. Ma famille est si nombreuse !
Il soupira.
– Combien avez-vous d’enfants ? demandaChizac.
– Cinq fils et cinq filles, le choix duroi.
Il fit claquer sa langue après avoir dégustéun verre de chambertin et reprit en baissant la voix :
– Cet accusé ne vaut rien pour vous.
Chizac le regarda d’un air étonné.
– Son innocence saute aux yeux, poursuivitBertrand de son accent traînard et paisible.
– Tant mieux, s’il est innocent ! s’écriaChizac.
– J’entends bien, dit encore l’inspecteur, etpourtant il vous faut un coupable.
– Il me faut le coupable ! rectifiaChizac d’un ton péremptoire.
Son regard était clair et assuré, mais son ticallait.
– J’entends bien, dit encore maître Bertrand,il vous faut le coupable… Oh ! j’ai d’autres clients commevous. Ce n’est pas avec mon traitement d’inspecteur que j’aurais puélever ma nombreuse famille.
Chizac cessa de manger et fronça lesourcil.
Le salon où ils déjeunaient était séparé de lasalle voisine par une baie vitrée.
À travers les carreaux on put voir un valetqui introduisait un homme accompagné d’un chien.
Maître Bertrand mit sa main au devant de sesyeux et regarda le nouvel arrivant, que Chizac avait déjàreconnu.
Bertrand sourit et demanda :
– Celui-là vous plairait-il ?
– Celui-là ? balbutia Chizac.
– Oui, fit Bertrand, celui-là vous plairait-ilcomme coupable ?
Chizac frappa la table de son poing.
– J’y avais songé ! s’écria-t-il.
Il ajouta précipitamment :
– Saviez-vous donc déjà qu’il était cettenuit, à l’heure du crime, dans la rue des Cinq-Diamants ?
Bertrand eut son meilleur sourire.
– À l’heure du crime ? répéta-t-il ;quelqu’un connaît donc l’heure du crime ! et quelqu’un étaitlà pour examiner les passants ? Voyons, ce garçon-là vousconnaît-il ?
Comme Chizac ouvrait la bouche pour répondre,le valet vint à la porte et dit :
– C’est un jeune homme qui prétend être lecousin de Monsieur et qui se nomme La Pistole.
Chizac semblait hésiter.
– Maître Bertrand, murmura-t-il, nousreprendrons cet entretien.
Puis s’adressant au valet, ilajouta :
– Mettez un couvert pour mon cousin LaPistole.
Fortune arriva au Châtelet vers dix heures dumatin avec sa belle escorte d’exempts, d’archers et dehallebardiers, derrière laquelle venait encore cette portion dupublic qui veut boire le spectacle.
Le guichetier de la grande geôle, voyantarriver tant de monde, jugea bien qu’il s’agissait d’un personnaged’importance et fit appeler le geôlier. Celui-ci était un bon groshomme à tournure d’aubergiste qui passait pour tenir sa prison unpeu comme une hôtellerie.
À l’appel du guichetier, maître janvierMunier, qui achevait son repas du matin, vint avec un verre de vindans une main et une tartine de raisiné dans l’autre.
– Eh bien ! eh bien ! dit-il envoyant la pompeuse escorte du cavalier Fortune, nous sommes un peuà court de logements, car la pratique donne, c’est unebénédiction ! mais ce jeune gentilhomme a une mine qui ne medéplaît pas. Nous avons trois numéros vacants dans l’ancienne salledes témoins que monsieur le gouverneur a fait cloisonner ettransformer en cellule. Parlez au gentilhomme, maître Lombat.
Maître Lombat était le guichetier. Ils’approcha de Fortune, qui se prêta avec une obéissance machinale àtoutes les cérémonies de son incarcération, et lui demandafranchement s’il avait de l’argent.
Fortune répondit non avec une égalefranchise.
Maître Lombat revint alors à maître janvierMunier qui grommela :
– Je vous avais bien dit tout de suite que cejeune vagabond avait méchante mine. Pourquoi me dérange-t-on sousde pareils prétextes ! Avant de venir me chercher, une autrefois, informez-vous sur la question de savoir si les prisonniersréclament la pistole. Qu’on mette celui-ci où l’on voudra, et, s’iln’y a pas de place à la grande geôle, qu’on se foule un peu. Iln’est pas dit dans les ordonnances que les coquins sont mis enprison pour y être à leur aise.
Maître janvier Munier mordit dans sa tartineet reprenait déjà le chemin de sa salle à manger, lorsqu’un desexempts, qui racontait à un porte-clés l’aventure de la rue desCinq-Diamants, prononça le nom de Chizac-leRiche.
Maître janvier Munier s’arrêta, se retourna etbut une gorgée de son vin. Il appela maître Lombat et luidit :
– Sachez un peu ce que le digne M. Chizacfait dans tout ceci.
Lombat revint au bout d’une minute et, certes,les renseignements qu’il apporta n’étaient ni bien clairs ni bienconcluants, mais ce Chizac était comme les saints dont les sandalesmêmes font des miracles. Maître janvier Munier réfléchit etdit :
– Il vaut mieux risquer une bagatelle que demécontenter un honnête homme qui possède une rue entière, plustrente autres maisons dans Paris, plus… enfin je m’entends !qu’on donne à ce garçon une des cellules de l’ancienne salle dutémoignage.
– Et, demanda Lombat, aura-t-il le vin etl’ordinaire des pistoliers ?
Le geôlier cabaretier réfléchit encore, puisil s’écria :
– Ma foi ! vogue la galère ! Mieuxvaut perdre un jour ou deux de pistole que de désobliger un hommesi respectable. On disait, pas plus tard qu’hier, que son revenumontait à plus de cinq millions tournois.
Le dernier mot que Fortune avait entenduvenant de la foule était celui-ci :
– Bon espoir ! Chizac-le-Riche veillerasur vous.
À l’insu même de Chizac, cette prédiction seréalisait déjà.
L’écrou de Fortune ayant été dressé dans lesformes, on lui enleva ses liens, et maître Lombat le conduisit, àtravers un dédale de corridors noirs et humides, jusqu’à la cellulequi lui était destinée.
La cellule portait le n° 37 : elles’ouvrait à l’extrémité d’un couloir très étroit dont elle occupaitl’extrémité.
Dès que la porte fut ouverte, Fortune entradans une sorte de boîte carrée dont l’ameublement était semblable àcelui de la chambre à coucher du pauvre Guillaume Badin, quicoûtait de loyer 4 800 livres par année.
Il y avait une escabelle au lieu de billot,une paillasse sur un cadre et une cruche de grès au col de laquellependait une écuelle de fer.
Cette boîte était fort étroite dans le sens desa surface horizontale, mais on n’y manquait point d’air parcequ’elle avait une énorme hauteur d’étage.
Maître Lombat repassa le seuil et la grosseclé cria dans la serrure.
Fortune se laissa tomber sur l’escabelle.
Ce n’était pas la première fois qu’il allaiten prison.
Peut-être même avait-il habité en sa vieerrante et aventureuse des cachots bien autrement lugubres quecette boîte bâtie en planches neuves de trois côtés et abondammentéclairée, d’abord par le haut, ensuite du côté du mur par unemoitié de fenêtre grillée.
L’autre moitié de la fenêtre devait servir àla cellule voisine portant sans doute le n° 38, puisqu’elle étaitla dernière de la série des nombres pairs.
Mais Fortune, il faut bien le dire,n’accordait aucune attention à tout cela. Vous eussiez dit un hommequi a reçu un pavé sur la tête.
Il y a des sensations rétrospectives. Enécoutant tout à l’heure parler à maître Lombat, Fortune s’étaitdit : Voilà le premier signe de vie qui me soit donné de cecôté.
Mais, maintenant, il avait conscience d’avoirentendu déjà ce bruit sourd et patient qui le frappait :seulement étourdi qu’il était, perdu dans le désordre de sespensées, il n’avait pas fait d’abord attention à ce bruit.
Cela ressemblait au travail lent d’un rongeurqui use le bois d’un arbre.
Fortune avait vu du pays ; il sourit etpensa :
– Monsieur le cavalier se creuse un trou detaupe dont on pourra profiter le cas échéant ; c’estdécidément un voisin agréable.
Sur les trente-huit cellules, il y en avaitsans doute quelques-unes de vides, et d’ailleurs maître Lombat nevendait pas de vin à tous les prisonniers. Au bout de dix minutes,la clé tourna dans la serrure de Fortune, et le bienfaisantguichetier parut avec son panier qui ne contenait plus qu’une seuleassiette.
C’était le déjeuner si impatiemment attendu.Maître Lombat déposa l’assiette sur le pied du lit et fit sauter lebouchon d’une bouteille.
Après quoi il tira de sa poche une feuille depapier, une plume et un écritoire.
– Voilà votre affaire, mon jeune coq,dit-il.
Fortune avait déjà découvert l’assiette quicontenait une bonne portion d’oie rôtie.
– Allons ! fit-il, la France est la reinedes nations, décidément ! À Rome, on ne m’eût donné que de laratatouille.
– Vous savez écrire ? demanda maîtreLombat.
– Comme père et mère, répondit Fortune.
– Alors, mon camarade, il faut faire un boutde lettre pour Chizac-le-Riche, qui vous porte de l’intérêt, à cequ’on dit, ou pour tout autre de vos amis à votre choix. Je suispère de famille et ne puis vous donner à crédit plus d’un jour. Siseulement ce bon M. Chizac vous envoie une cinquantaine depistoles, vous mangerez de l’oie tous les jours et vous serez dansle paradis.
– Et si ce bon M. Chizac que je neconnais ni d’Ève ni d’Adam, interrogea Fortune, ne m’envoierien ?
– J’en serai pour un déjeuner, répliqua leguichetier, pour un dîner et les deux bouteilles de vin, à moinsque vous n’ayez l’honnêteté de me signer un écrit qui me donnedroit à votre défroque quand vous n’en aurez plus besoin.
Fortune le regarda de travers.
– Il paraît, poursuivit maître Lombatpaisiblement, que votre histoire n’est pas bonne. Monseigneur lerégent est ennuyé de toutes les coquineries qui se commettent auquartier Quincampoix, et MM. du Bailliage sont bien décidés àfaire un exemple.
Fortune versa du vin dans son verre jusqu’aubord.
– J’avais une étoile, grommela-t-il ; àquoi elle songe, corbac ! je n’en sais rien ; mais sielle me laisse conduire jusqu’au gibet, que le diablel’emporte ! À votre santé, bonhomme. Il vida son verre etreprit :
– Est-ce que mon voisin, que vous avez appeléMonsieur le chevalier, est aussi en passe d’être pendu ?
– Le n° 38 ? Non pas, c’est une histoirede cour. Il en a pour jusqu’à la fin de sa vie, voilà tout.
– Il est jeune.
– Oh ! tout jeune.
– Beau garçon ?
Maître Lombat jeta sur Fortune un regard où ily avait de la compassion.
– Après M. le duc de Richelieu et vous,répondit-il, c’est le plus joli brin d’homme que j’aierencontré.
– Et vous le nommez ?
– Parbleu ! celui-là peut dire son nom àses amis et à ses ennemis. C’est le petit Bourbon, comme onl’appelle, le chevalier Pierre de Courtenay, qui est deux ou troisfois cousin de Sa Majesté.
– Bon ! pensa Fortune ; alors, s’ilépouse Mlle Aldée, ce ne sera pas une mésalliance.
Il attaqua vaillamment son déjeuner, et maîtreLombat, reprenant son panier, se dirigea vers la porte.
– Écrivez, dit-il en passant le seuil, écrivezplutôt deux lettres qu’une. Un poli garçon comme vans ne doit pasêtre au dépourvu dans Paris, et pour le peu que vous avez à vivre,je n’aimerais pas vous voir vivre de pain sec.
Il sortit. Pendant le quart d’une minute lamâchoire de Fortune ralentit son mouvement.
– La mule du pape ! pensa-t-il, lebonhomme n’y va pas par quatre chemins ! Il a l’idée que jevais être pendu, et il doit s’y connaître.
– Après tout, se dit-il en dépêchant à bellesdents sa portion ; je suis innocent comme l’enfant qui vient,de naître. Je vais écrire à Chizac… Mais quel diable de tic il a,ce Crésus, et quel singulier regard ! On aurait dit qu’ilavait peur de ce drôle de corps maître Bertrand, l’inspecteur, avecsa figure d’innocent, je vais écrire, à Muguette ; elle nepeut rien pour moi, mais c’est égal. Et encore elle ne peutrien ! maintenant qu’elle connaît tant de grandes dames !… Je vais écrire à Thérèse Badin, quand ce ne serait que pour luidire : « Je ne peux pas aller à notre rendez-vous… »Je voudrais bien savoir si je l’aime mieux que Muguette ?… Jevais écrire à la duchesse du Maine… à La Pistole… au Parlement… aurégent !
Il s’arrêta, la bouche pleine, et se versa untroisième verre.
– Tiens ! dit-il après avoir bu, onn’avait pas entendu la mécanique du petit Bourbon pendant que leguichetier était là ; mais voilà qu’il reprend sabesogne ! Achevons notre déjeuner d’abord, nous ferons ensuitenotre correspondance, et puis nous entamerons la conversation avecce joli cœur.
Pour ce qui regarde le déjeuner, ce ne fut paslong.
Fortune, ayant rongé sa cuisse d’oie jusqu’àl’os, essuya la dernière goutte de sauce avec son dernier morceaude pain et but le fond de sa bouteille.
– Là ! fit-il en secouant les miettes quiétaient tombées sur son pourpoint, je ne me suis jamais senti plusdispos et ce serait grand dommage si messieurs du Châtelet mecondamnaient à la mort subite. Voyons ce qu’il y a au fond de notreécritoire.
Il approcha l’escabeau du lit et s’arrangea deson mieux pour libeller sa lettre.
Ce n’était pas un clerc bien habile que notreami Fortune, mais il en savait cependant assez long pour remplirune page ou deux avec des fautes d’orthographe. C’était beaucouppour le temps. Il y avait alors de parfaits gentilshommes quieussent été bien embarrassés pour écrire la fameuse lettre duconscrit.
Fortune avait une grande diablesse d’écrituretremblée et lourde qui tenait beaucoup de place.
– Cet idiot de maître Lombat, pensa-t-il, nem’a donné qu’une feuille de papier, je ne pourrai pas écrireaujourd’hui à tout le monde. Voyons ce que je vais dire àChizac-le-Riche.
Il s’appliqua comme un malheureux et traça entête de sa feuille.
« Monsieur Chizac, la présente est à finde vous apprendre…
Il s’arrêta pour essuyer la sueur de sonfront.
– Pour lui apprendre quoi ? sedemanda-t-il. Il en sait aussi long que moi… et peut-être pluslong !
Ce dernier mot fut prononcé d’un air pensif.Chez tout autre que Fortune, il eût amené très certainement uneréflexion ou un calcul.
Mais Fortune ne réfléchissait qu’à la dernièreextrémité.
– Par la corbleu ! gronda-t-il, je n’aimepas le tic de ce blafard et je préfère écrire à Muguette.
Il déchira bien proprement le haut de safeuille de papier et recommença son travail de calligraphie.
« Ma chère petite Muguette, la présenteest à fin de te dire…
Il s’arrêta encore ; la sueur perlaitsous ses cheveux.
– Corbleu ! fit-il, j’aimerais mieuxaller à pied d’ici jusqu’à Fontainebleau, et au pas de courseencore. Faut-il lui apprendre que mon voisin envoie des lettres àAldée ? Comment lui avouer que j’ai perdu mes quinze centspistoles ! Je me suis présenté hier comme un vainqueur,disant : Je vais vous apporter l’aisance ; et maintenant,faut-il lui demander quelques louis ?
Bien proprement encore, il déchira le haut dupapier.
– S’en donne-t-il, au moins, ce petitBourbon ! pensa-t-il en prêtant l’oreille. Je voudrais bienavoir fini ma correspondance pour lui demander où en est sabesogne.
Sa plume, trop chargée d’encre, fit un beaupâté, mais il écrivit nonobstant :
« Ma chère mademoiselle Thérèse, laprésente est à fin de vous informer… »
Au lieu de continuer, il rougit.
– Corbac ! fit-il, celle-là me tient aucœur ! il n’y a pas dans l’univers entier une si bellefille ! et c’est drôle, oui, chaque fois que je pense à elle,le pauvre petit minois de Muguette passe devant mes yeux, et il mesemble qu’elle pleure. J’aime bien Muguette, mais je le lui ai dità elle-même : ce n’est pas de l’amour, tandis que Thérèse… iln’y a pas à dire, elle m’a fait pleurer comme un enfant, là-bas. Sielle me commandait d’aller au Palais-Royal et de prendre monsieurle régent par le bout du nez… mais s’il fallait me jeter à l’eaupour Muguette aussi… Eh bien, non ! il faut être juste !je n’écrirai pas à Thérèse puisque je n’ai pas écrit àMuguette.
Le papier fut déchiré, encore, et vous pensezqu’il diminuait. déplorablement.
Fortune se dit :
– Il s’agit d’écrire la bonne lettre, cettefois.
Et il traça cet en-tête :
« Mademoiselle la sœur d’Apollon, laprésente est à cette fin de vous mettre à même de me rendre ungrand service… »
Il s’interrompit brusquement pourécouter ; le bruit qui se faisait dans la cellule voisineavait changé de nature.
Au lieu de creuser le sol ou d’user la pierre,M. le chevalier de Courtenay semblait s’attaquer au bois mêmede la cloison mitoyenne, et le bruit qu’il faisait maintenantchangeait à chaque instant de place. Cela montait, montait…
Fortune mit sa tête entre ses mains comme unpoète qui cherche une rime rebelle et fit un effort désespéré pourcontinuer la lettre.
Il en résulta un second pâté et une secondephrase ainsi conçue :
« Ledit service consiste en ce qu’ilm’est arrivé un accident malheureux, dont j’ai l’espérance que vousvoudrez bien m’appuyer favorablement auprès de Mme la duchessedu Maine pour…»
Impossible d’aller au-delà ! Fortune fità son imagination un appel terrible, mais derrière ce pouril n’y avait rien !
Et le papier était désormais trop raccourcipour qu’il fût possible de recommencer une autre lettre.
Fortune était en train de s’arracher lescheveux, lorsqu’un joyeux éclat de rire retentit au-dessus de satête.
Il se leva en fureur et regarda au plafond oùil vit un blond et charmant visage penché au-dessus de la cloison,dans, l’espace laissé libre par la courbe de la voûte.
La colère de Fortune ne tint pas contrel’inattendu de cette apparition ; par un singulier effet debascule, le blond visage se contracta, exprimant un soudaincourroux.
– De par tous les diables ! dit la voixsonore et mâle que Fortune avait déjà entendue parlant à maîtreLombat, est-ce bien vous que je retrouve ici !
Fortune ouvrit de grands yeux et rassembla sessouvenirs, se demandant où et quand il avait pu exciter la colèrede M. le chevalier de Courtenay.
Celui-ci poursuivait :
– Si vous n’avez pas d’armes, moi je possèdetout ce qu’il faut dans ma cellule. Vous plaît-il de monter ousouhaitez-vous que je descende ? Cette fois, monsieur le duc,nous allons en découdre pour tout de bon !
– À la bonne heure ! fit notre cavalier,je n’ai pas besoin de me creuser la tête, c’est le quiproquoéternel.
« Monsieur le chevalier, ajouta-t-il enélevant la voix, si je n’avais eu de nombreuses dépêches à rédiger,mon intention était d’entrer plus tôt en relations avec vous.
– Palsambleu ! s’écria Courtenay, nosrelations sont tout entamées. À défaut de rapières, j’ai deuxcouteaux et ma lime. Nous tirerons au sort, et si ces armes ne teconviennent pas, duc de malheur, nous jouerons à qui de toi ou demoi étranglera l’autre !
Il avait l’air méchant, ce petit Bourbon, etses yeux bleus lançaient des éclairs.
Au fond de l’âme, Fortune était toutparticulièrement ravi de trouver un ennemi de ce duc qui était sabête noire.
– Monsieur le chevalier, répondit-il,regardez-moi plus attentivement, je vous prie. Je ne me reconnaiscoupable d’aucune offense envers vous, si ce n’est peut-êtred’avoir perdu mes 15000 livres, hier au soir, au lieu de gagner ladot de 100 000 écus que je vous destinais dans ma magnificence.
– Est-ce que je me tromperais, murmuraCourtenay qui se mit à cheval sur la cloison, ou se moque-t-on demoi ?
– Vous n’êtes pas le premier à vous tromperainsi, ni le centième non plus, monsieur le chevalier, répliquaFortune ; pour mon malheur, il paraît que je ressemble à ceduc qui tourne la tête à toutes les coquines de Paris, bourgeoisesou princesses, et même à quelques honnêtes femmes, ditl’histoire.
– Est-ce bien possible ! murmura lechevalier. Palsambleu ! je veux en avoir le cœurnet !
Il glissa rapidement sur le faîte des planchesjusqu’à l’angle droit formé par les deux cloisons. Arrivé là, iljeta sa seconde jambe en dedans, puis s’aidant des pieds et desmains avec une merveilleuse prestesse qui eût fait la réputationd’un funambule, il se laissa couler le long des madriers.
Fortune n’eut que le temps de pousser un cride surprise et d’effroi. Le petit Bourbon était déjà en face de luiet lui plantait ses deux mains sur ses épaules.
– Par la morbleu ! s’écria-t-il enretrouvant soudainement sa gaieté, c’est pourtant vrai !… maisvoilà une ressemblance qui tient du miracle ! Seulement vousêtes plus gros, plus brun… et vous n’avez pas ce regard de femme…et encore ce misérable duc a l’air d’un coquin, tandis que, j’enferais serment, vous êtes un honnête garçon !
– C’est mon avis, monsieur le chevalier, ditFortune qui se laissait regarder avec un rire de bonne humeur.
– Enfin, poursuivit le petit Bourbon, vousauriez une barbe de sapeur, si vous vouliez, et ce misérablebellâtre n’a pas un poil sur la joue. Par la morbleu ! vous meplaisez, et pour peu que cela vous convienne, nous allons être unepaire de camarades tous les deux !
Fortune ne répondit pas tout de suite auxcordiales avances de ce nouveau compagnon. Quand il parla enfin, cefut en ces termes :
– Il ne faut pas vous étonner, monsieur lechevalier, dit-il avec gravité, si je vous considèreattentivement ; j’en ai le droit par la position où je metrouve vis-à-vis de vous.
– À cause de la permission que j’ai prise deforcer votre porte ? demanda Courtenay en riant.
– La peste ! ne plaisantons pas,interrompit notre cavalier, nous plaisanterons tout à l’heure ettant que vous voudrez. La manière dont vous avez forcé ma porte,pour employer votre langage, me va droit au cœur comme tout ce queje vois de vous, mais si vous aviez bien voulu faire attention àune parole prononcée par moi pendant que vous étiez encore là-haut,à cheval sur vos madriers vous pourriez comprendre que j’aiquelques renseignements à vous demander.
– Quelle parole, mon camarade ? demandale petit Bourbon.
– Voilà ma phrase : je vous disaisqu’hier au soir j’avais en poche 15 000 livres gagnées loyalement àconspirer contre votre cousin le régent de France…
– Un garçon fort spirituel, fit Courtenayentre parenthèses, mais qui n’a pas de tenue.
Fortune continua :
– Je ne sais pas trop comment vous exprimer laposition où je suis vis-à-vis de Mlle Aldée de Bourbon.
– Ah ! ah ! dit Courtenay, vous laconnaissez Comment vous nommez-vous ?
– Sang de moi ! s’écria Fortune, vousm’accusez d’être bavard, mais je n’ai pas encore eu le temps deplacer mon pauvre nom. Je m’appelle Raymond tout court, d’ici queje sache comment se nommait mon père.
– Bon ! bon ! murmura Courtenay,tout le monde ne peut pas avoir été aux Croisades.
– De ma personne, répliqua Fortune, je suis dumoins bien sûr de n’y être jamais allé.
Le petit Bourbon lui adressa un souriant signede tête, et notre cavalier continua :
– Par mes belles actions et aussi à cause demon étoile qui ne m’a jamais abandonné jusqu’à hier soir, sur letard, j’ai mérité le sobriquet de Fortune qui sonne bien et qui estpréférable à un simple nom de baptême. Vous aurez, s’il vous plaît,à m’appeler comme tout le monde : le cavalier Fortune.
– Soit, repartit Courtenay qui lui tendit lamain, salut au cavalier Fortune !
– Merci, prince. J’en étais à vous expliquerma position vis-à-vis de cette noble et belle sainte.
– Corbleu ! s’écria Courtenay, vousparlez d’elle comme il faut.
– Seulement, interrompit Fortune, si vouscausez toujours, je n’aurai jamais fini.
– Je suis muet comme un poisson. Allez.
– Eh bien ! donc, il y a de la détressedans cette respectable maison.
– Tant mieux ! s’écria Courtenay, malgrésa promesse, c’est par moi que ma chère Aldée sera riche !
– Mais puisque vous n’avez ni sou ni maille,objecta Fortune.
Le geste que dessina le petit Bourbon eût étédigne d’un roi.
Allez ! ordonna-t-il.
Il se trouve, continua Fortune, que j’ai mangéle pain de cette maison-là. On ne me traitait pas comme un valet,non ; je n’y serais pas resté une heure sans cela. Aldée, lacréature angélique, quand nous étions enfants tous deux, m’a appelébien des fois son frère. Il n’y a pas jusqu’à la vieille comtessequi n’ait été bonne pour moi, et d’ailleurs il est une autrepersonne qui fait aussi partie de la famille.
– Cet amour de petite Muguette ? s’écriaCourtenay. Ne froncez pas le sourcil, cavalier. Au prochainhéritage que je ferai, je vous la dote bel et bien, et vous laprenez pour femme.
Ils se regardèrent un instant en silence.Fortune éclata de rire le premier et le petit Bourbon l’imitafranchement.
– Ma foi, dit notre cavalier, ce n’est pas derefus, prince, et vous me mettez à mon aise. J’avais eu la mêmeidée que vous, non point précisément par rapport à Votre Altesse,mais pour le gentilhomme, quel qu’il fût, que notre Aldée eûtchoisi. Elle est bien pâle, savez-vous, et quand je l’ai revueaprès une longue absence, j’ai eu peine à la reconnaître. Ilm’était venu une idée terrible.
Le front de Courtenay s’assombrit soudain.
– Voilà bien des jours que je ne l’aivue ! murmura-t-il.
Puis-je vous adresser une question ?demanda Fortune.
– Toutes les questions que vous voudrez,répliqua le petit Bourbon dont l’accent avait changé. Celle quej’aime et qui est tout mon espoir en ce monde vous a nommé sonfrère, je vous regarde comme un frère.
Il y avait de l’émotion dans la voix deFortune quand il reprit :
– Je vous rends grâce, chevalier.Corbac ! vous n’aurez pas à vous en repentir… La question queje voulais vous adresser est celle-ci : êtes-vous payé deretour ?
Courtenay rougit.
– Je l’ai cru, répondit-il à voix basse.
Il ajouta :
– Je le crois encore.
Pour la seconde fois, Fortune dit :
– Elle est bien pâle !
– Lui avez-vous parlé ? demandaCourtenay.
– Non, répliqua Fortune, elle dormait…
Fortune fixa sur lui son regard presquesévère.
– Ce n’est pas vous qui la faites souffrir, jepense, prononça-t-il à voix basse.
Courtenay répondit :
– Il y avait longtemps que je l’avais vue,belle comme une madone, à sa fenêtre ; il y a longtemps que jel’aimais. Un soir, comme elle sortait du salut à la paroisseSaint-Paul, dans la grande rue Saint-Antoine, des jeunes gens ivress’approchèrent d’elle et l’effrayèrent. Quelques coups de platd’épée lui firent la route libre et je lui demandai la permissionde l’accompagner. Je n’étais pas un inconnu pour elle ; laplus pure des jeunes filles devine celui qui l’aime et Aldéem’avait remarqué. Quand je la quittai à la porte de sa maison, c’enétait fait de ma folle jeunesse ; j’étais un autrehomme ; elle m’avait permis d’espérer.
– Ah ! s’écria joyeusement Fortune, c’estcomme si vous me déchargiez le cœur d’un poids de centlivres ! Alors, elle vous aime !
– Attendez, répliqua tristement lechevalier ; j’étais changé à ce point que je ne mereconnaissais plus moi-même. Moi, l’éternel révolté, je consentaisà rentrer dans la vie commune, moi dont l’orgueil légitime estdevenu, par les malheurs de ma race, une véritable folie !…Moi, Pierre de Courtenay, qui eus trois de mes ancêtres assis surle trône de Constantinople, je consentis en moi-même à me faire lesimple sujet d’un roi, le simple citoyen d’un pays, je me rendischez M. le duc de Bourbon qui a toujours conservé vis-à-vis demoi les dehors d’une affection protectrice ; il me plaisait cejour-là d’accepter sa protection ; je lui dis : je veuxme marier ; la jeune fille que j’épouse appartient comme moi àune race royale, à la vôtre, monseigneur ; elle est pauvrecomme moi ; pour nourrir ma femme et pour élever nos enfants,je veux bien m’abaisser au rang de simple gentilhomme et jesollicite un régiment.
– Et vous fûtes refusé ! se récriaFortune.
– Pas tout à fait. M. le duc de Bourboneut la bonté de me donner des espérances. Il me dit : je vaisvoir monsieur le régent, je vais voir M. Voyer d’Argenson.Cela ne me formalisa point ; je ne suis pas de ceux qui serésignent à demi, la preuve c’est que je changeai mon genre de vie,j’employai mes derniers écus à me faire un équipage convenable etj’allai à la cour. Là, on me reçut d’une façon singulière ;c’est à la cour, surtout, que les nuances se mêlent et que lescontrastes vont bras dessus, bras dessous.
« On témoignait beaucoup de respect pourma naissance, on laissait voir beaucoup de mépris pour mapauvreté.
« Moi, j’allai mon chemin. Au fond del’âme, j’étais indifférent au mépris comme au respect, mais jefrayais avec toute cette jeune noblesse qui entoure le ducd’Orléans et qui sera le soutien vermoulu du trône quand le jeuneroi gouvernera. Je fus l’ami de ceux qu’on appelle les roués. Nocé,Cadillac, Lafare, Brancas et le régent lui-même me faisaientl’honneur de dire en parlant de moi : C’est un drôle decorps.
« Pendant cela, je ne perdais aucuneoccasion de voir ma belle Aldée qui devenait plus tendre, plusconfiante, et que j’aimais avec une passion toujourscroissante.
« Une après-dînée que je devaisl’accompagner au sortir de l’église, j’arrivai un peu en retard.Elle était déjà sortie. Je pris ma course et je la reconnus quimarchait seule dans la rue Saint-Antoine.
« J’étais sur le point de l’atteindre,lorsque je la vis s’arrêter tout à coup.
« Un carrosse venait de s’arrêter aussi àla porte de l’hôtel de Sully.
« je ne sais pourquoi je n’abordai pointnotre chère Aldée. Quelque chose me serrait le cœur, et, au lieu delui parler, je l’observai.
« Un gentilhomme descendit du carrosse.Son regard tomba sur Aldée, et comme par manière d’acquit, luienvoya un baiser avant de disparaître sous la voûte :
« Aldée chancela. Je n’eus que le tempsde m’élancer pour la recevoir, faible, dans mes bras.
Courtenay se tut et il y eut un silence aprèslequel Fortune dit d’une voix altérée :
– Ce gentilhomme était M. le duc deRichelieu ?
L’azur des yeux de Courtenay devint noir. Sespaupières s’abaissèrent et il répéta :
– Ce gentilhomme était M. le duc deRichelieu, vous l’avez dit.
Le nom de Richelieu avait produit un effetpareil sur nos deux compagnons : le petit Bourbon tremblait decolère et Fortune avait un éclair dans les yeux.
– Corbac ! dit-il, je conviens que vousavez le pas sur moi de toutes les manières, monsieur le chevalier.C’est vous qui devez le premier tirer l’épée contre ce duc, maiss’il vous embrochait par hasard, soyez certain qu’il ne leporterait pas en paradis !
– Grand merci, mon camarade, répliquaCourtenay, tandis qu’un sourire orgueilleux retroussait sa finemoustache blonde, les gens de ma maison ne se laissent pasembrocher comme cela par un petit du Plessis Vigneron, dont mespères n’auraient pas voulu pour fourbir leurs éperons…
– Au temps où l’on ne décrottait pas encoreles bottes, ajouta Fortune.
– En outre, continua le chevalier, ceRichelieu est brave, quand il le faut absolument, mais il n’a pointde chevalerie, et vis-à-vis de vous il lui serait trop facile de seréfugier derrière sa qualité de duc et pair.
– C’est juste, grommela Fortune, la noblessesert à quelque chose, et je vous envie la vôtre en ce moment,monseigneur mon ami.
« Mais ce n’est pas la fin del’histoire ? demanda tout à coup Fortune.
– C’est presque la fin, réponditCourtenay ; depuis ce jour-là, je n’ai jamais revu ma pauvreAldée. Je la reconduisis jusqu’à la maison de madame sa mère, et enchemin j’essayai de savoir. Mais il n’y avait rien, j’enjurerais ! sinon le regard de cet homme qui a sur les femmesun pouvoir diabolique.
« Aldée, poursuivit Courtenay, metémoigna son affection ordinaire. Elle me remercia en me disant quele gentilhomme du carrosse lui avait fait peur. À ma question sic’était la première fois qu’elle le rencontrait, elle réponditévasivement, et quand nous nous séparâmes, ses beaux yeux étaientremplis de larmes.
– Y a-t-il longtemps de cela ? demandaFortune.
– Trois semaines, à peu près.
– Et pourquoi ne l’avez-vous pasrevue ?
– Parce que je devins fou, répondit Courtenay.Voyez-vous, mon camarade, je ne suis pas un dameret, moi. Je n’aijamais aimé qu’Aldée et jamais je n’aimerai qu’elle. Jusqu’à cemoment, l’amitié d’Aldée, car je n’ose pas dire son amour, m’avaitrendu heureux comme un roi. Je tombais du ciel en enfer. Mapremière pensée fut d’entrer à l’hôtel de Sully, car le carrosseétait encore à la porte, et de monter chez certaine duchesse que jeconnais bien pour y rencontrer M. de Richelieu. Mon planétait tout simple, je comptais bien le prendre par la peau du couet le jeter dehors, comme un chien, par la fenêtre du premierétage.
– C’était bon, cela, dit très sérieusementFortune.
– Et plût à Dieu que j’eusse accompli mondessein ! s’écria le chevalier avec une pareille conviction.Malheureusement, j’eus peur de madame la duchesse et de sessyncopes ; je rentrai chez moi, puis, au milieu de mes idéesnoires, le souvenir m’arriva d’un petit souper où M. de Bezonsm’avait invité pour ce soir même.
« C’était un moyen de m’étourdir. Jesortis incontinent et je hâtai le pas vers la rue de Verneuil où M.de Bezons à son hôtel.
« Quand j’arrivai, le repas était à plusde moitié ; on avait soupé de bonne heure parce queMme de Berry donnait, cette nuit, les violons auLuxembourg.
« Il y avait là une demi-douzained’hommes et quelques femmes, dont la raison était déjàpartie : On causait très haut ; tous parlaient à la fois.C’était un concert de cris et de rires.
« Seul, au centre de la table, un hommeavait gardé tout son sang-froid.
« Pas un pli de ses manchettes n’étaitdérangé, pas une boucle de ses cheveux ne se trouvait hors de saplace. « Au milieu de tous ces visages enflammés ou blêmes, sajoue restait rose et blanche.
« Il parlait d’un son de voix argentin,et ses yeux clairs gardaient le sourire d’une petite maîtresse.
– C’était Richelieu ! dit Fortune, quiferma les poings, et ventrebleu ! vous dûtes l’arrangerd’importance.
Courtenay baissa la tête.
– En racontant cela, murmura-t-il, j’éprouveencore pour un peu le trouble qui faisait la nuit dans mon cerveauet qui me rendit ivre autant que le plus ivre des convives deM. de Bezons.
« J’entendis qu’on prononçait mon nom etqu’on disait :
« – Voici Courtenay qui va nous donnerson avis ; dans l’espèce, c’est le meilleur de tous lesjuges !
« M. de Richelieu me salua dela main et son sourire me montra toute la rangée de ses dentsblanches. Je songeai à le poignarder devant tout le monde.
– C’était bon, dit encore Fortune, mais aulieu de tant songer, mieux eût valu agir un petit peu.
– Autour de la table, reprit le chevalier, unedispute turbulente se poursuivait.
« – La Badin est cent fois plus belle,criaient les uns.
« – Non pas, répondaient les autres,c’est la demoiselle.
« On m’avait fait asseoir très loin deM. de Richelieu et il me sembla qu’il avait mis un doigtsur sa bouche, au moment où la Souris, de l’Opéra, allait prononcerle nom de la demoiselle.
« – Il n’y a rien de si beau que laBadin, décida Mme de Sabran, que je reconnus sous sonloup de soie rose.
– Cette Mme de Sabran faisait preuvede goût, interrompit ici Fortune, qui se caressa le menton.
Le chevalier poursuivit :
« – Moi ! s’écria la Souris, jetiens pour l’autre !
« – Pour bien juger, dit Bezons, ilfaudrait les avoir toutes deux à souper.
« – Je peux vous amener la Badin ;répliqua M. de Brancas ; elle est égarée dans laforêt de l’Arsenal, où je la rencontre quelquefois.
« – Mais l’autre ! l’autre !s’écria-t-on de toutes parts.
« – Mesdames, dit-il, je vous demandepardon de vous quitter ; madame la duchesse de Berry m’a bienfait promettre de devancer un peu les violons.
« – Roi des fats ! s’écriaM. de Gacé, qui était non loin de moi.
« – Mme l’abbesse de Chelles m’afait dire qu’elle resterait chez sa sœur jusqu’à l’heure dubal.
« – Et la troisième fille du régent nevous attend-elle point aussi, Richelieu ? demandaM. de Gacé d’un ton ironique.
« – Si fait, comte, répondit le Richelieuavec la suprême impertinence qui n’appartient qu’à lui.Mademoiselle de Valoir se pendrait si je ne la mettais pas de lapartie…
« Il jeta son chapeau sous son bras.
« – Mais avant de m’éloigner, mesdames,reprit-il, je veux vous faire une promesse. Fixez, s’il vous plaît,le jour où vous voudrez bien me faire l’honneur de souper à mapetite maison, et je m’engage à vous y montrer Thérèse Badin enface de sa rivale en beauté. »
Fortune poussa une sorte de rugissement.
– Mais vous ne compreniez donc pas,chevalier ? s’écria-t-il, puisque vous ne l’avez pas écrasésous la table renversée ?
Le petit Bourbon passa sa main sur son frontet répondit :
– Non, je ne comprenais pas ; les parolestournaient autour de mon entendement et je n’en saisis le sens queplus tard.
« – Duc ! s’écria Gacé qui semblaiten proie à une sourde colère, si j’étais femme je tefouetterais.
« – Oui, répondit Richelieu, mais tu esmari et je te berne !
« il y eut un grand éclat de rire et tousles rieurs étaient pour Richelieu.
« – Duc, reprit encoreM. de Gacé, je te donne huit jours et je gage deux millelouis que tu n’accompliras pas ta vanterie !…
« – Comte, répliqua Richelieu, j’accepteles huit jours. Quant aux deux mille louis, jamais je ne joue et jeréduis la gageure à cent pistoles.
« Il salua à la ronde et sortit.
« La Souris dit entre haut etbas :
« – Quel amour !M. de Gacé ne serait pas si fort en colère si notre ducne s’adressait qu’aux princesses.
« Gacé devint tout pâle et ses lèvrestremblèrent.
– Vous avez pu savoir, s’interrompit iciCourtenay, pourquoi M. de Richelieu fut enfermé lelendemain de cette soirée à la Bastille ?
« M. de Gacé, fils aîné du ducde Matignon, est marié à une enfant de quinze ans. En sortant dubal de Mme de Berry, il trouva sa femme masquée etemmitouflée dans un vaste domino, qui mettait le pied sur la marchedu carrosse de Richelieu.
« Le duc était dans le carrosse. Gacé lefit descendre par l’oreille et lui planta un coup d’épée dans lescôtes sous le premier réverbère de la rue Vaugirard.
– Corbac ! marmotta Fortune, on vous avolé ce premier coup d’épée, chevalier !
– Mon camarade, reprit Courtenay, je ne vousai pas attendu pour juger que mon rôle en tout ceci étaitpitoyable. Nous tâcherons de mieux faire à l’avenir. Pendant queces choses se passaient, j’étais au lit avec la fièvre. Ce futseulement vers le soir que je pus me lever, et je courus chezM. de Bezons pour savoir le nom de celle que M. leduc devait amener en sa petite maison avec Thérèse Badin. Du plusloin que M. de Bezons m’aperçut, il s’écria :
– Eh bien ! voici M. le duc bienempêché de nous montrer la fleur de beauté de la cour de Guéménée.Il est sur le flanc d’abord et ensuite on a porté son lit à laBastille, M. le régent a juré de faire respecter l’édit surles duels.
– Vous compreniez, à la fin ? ditFortune :
– J’entrai chez un écrivain public, répliquaCourtenay, et je fis une lettre à M. de Richelieu pourlui offrir mes services auprès de M. le duc de Bourbon, et jelui mis en post-scriptum qu’il voulût bien m’assurer une heure detête à tête, l’épée à la main, le jour même de sa sortie de laBastille.
– Et que vous réponditM. de Richelieu ? demanda Fortune.
– M. le duc de Richelieu ne me fit pas deréponse. J’attendis trois jours, cherchant à voir Aldée, que je nerencontrai pas une seule fois ; et rôdant comme un loup autourdes murailles de la Bastille dès que la brune tombait. Il y avaiten moi un grain de folie, c’est certain ; mon idée fixe étaitd’escalader ces hautes murailles pour pénétrer auprès du duc etl’étrangler dans son lit :
– Ce n’était pas mauvais, dit Fortune, mais onpouvait lui donner jusqu’à sa convalescence.
Le quatrième jour, poursuivit Courtenay, je medis : « Il faudrait une armée pour faire le siège de laforteresse, mais on peut s’y introduire autrement. Pour entrer à laBastille, il suffit d’une lettre de cachet.
– Tiens ! tiens ! fit notrecavalier.
– Transporté de joie, je courus chez monsieurmon ami le poète Lagrange-Chancel et je lui empruntai un exemplairede ses Philippiques. Je me rendis dans le jardin du Palais-Royal,j’ameutai autour de moi un cercle de badauds, et je fis à hautevoix lecture du dernier dithyrambe de notre Archiloque moderne.
Bravo ! on vous prit au collet ?
– Du tout, on me laissa faire. Alors ;j’insultai M. Law et je prévins mon auditoire que M. lerégent conduisait la France à une banqueroute…
– Corbac ! dit Fortune, où donc était lapolice ?
– Rue Quincampoix, probablement, car personnene me dit mot. J’enrageais ; la foule m’écoutait etcriait : À bas ce cuistre de Dubois ! Un peu plus ;je faisais une révolution, lorsque l’idée me vint de pousser jusquesous les fenêtres de Son Altesse Royale et d’entonner la chansonqu’on a faite sur Mme de Parabère : le Petit Corbeaunoir. Un quart d’heure après, j’étais au corps de la garde de larue de Chartres, tout prêt à être dépêché vers la Conciergerie.Heureusement, il y avait là un gibier de la lieutenance quiprononça mon nom, et vers une heure de relevée un ordre deM. de Machault m’octroya les honneurs de la Bastille.
– Ville gagnée ! s’écria Fortune.
Le chevalier secoua la tête tristement.
– Monsieur le gouverneur de la Bastille,reprit-il, a l’honneur d’être l’ami et le serviteur du petitcorbeau noir. Je fus jeté dans un cul de basse-fosse au deuxièmeétage de la tour du centre, au-dessous du sol.
– Diable ! dit Fortune, ce n’était pasbien difficile à deviner ; mais c’est égal, je vous plains,monsieur le chevalier.
– J’eus vingt-quatre heures de fièvre chaude,et deux gardiens suffisaient à peine pour m’empêcher de briser matête contre les murailles. Je pensais que j’avais mis une doublemuraille entre moi et ma vengeance. Je me disais en outre :quand il va sortir de prison, j’y serai encore peut-être, et quidéfendra mon Aldée ?
Fortune se gratta le front.
– Voilà où le bas nous blesse, murmura-t-il,c’est que nous y sommes tous deux, en prison !
Le chevalier eut un sourire.
– Pas pour longtemps, dit-il. Mais nous allonsarriver à ce sujet, laissez-moi achever. Je fus quinze grands joursà combiner un plan d’évasion : juste les deux semaines queM. de Richelieu mit à se rétablir de sa blessure.
« Pendant tout cet intervalle, j’avaisété d’une sagesse exemplaire, et je n’avais plus d’autresurveillant qu’un guichetier.
« Un brave homme à qui je ferai une bonnepension dès que j’aurai des rentes, car le matin du seizième jourje l’assommai d’un grandissime coup de poing ; je le liai, jele bâillonnai, et je mis ses habits par-dessus les miens, ce qui meprêta à peu de chose près sa tournure lourde et sa corpulence.
« Je l’enfermai dans ma cave à doubletour ; mais ce n’est pas une chose aisée que de voyager dansles escaliers et dans les corridors de la Bastille ; je meserais perdu cent fois si je n’avais dit tout franchement aupremier porte-clé que je rencontrai : Je suis nouveau, moncamarade, il me faut porter un message de monsieur legouverneur ; indiquez-moi la route pour trouver M. le ducde Richelieu.
– Ah ! ah ! s’écria Fortune,enfin !
– Mon Dieu, oui, répliqua Courtenay, je nem’évadais pas pour avoir la clé des champs, mais bien pour meprocurer mon tête-à-tête avec M. le duc de Richelieu.
– Après bien des tours et des détours,continua le petit Bourbon, je me trouvai dans le quartier des gensde qualité :
« Sur mon assertion effrontée que jevenais avec le message du gouverneur, on m’ouvrit une porte et jeme trouvai, non point encore dans la prison du Richelieu, mais dansune manière d’antichambre assez propre où l’illustre Raffé, votrevalet de chambre, était commodément renversé dans un fauteuil.
« – Je viens trouver monsieur le duc, luidis-je.
« – Occupé, répondit-il sans me regarder.Mais j’ajoutai :
« – C’est un ordre de monsieur legouverneur.
« – Le célèbre Raffé, continua Courtenay,eut la bonté de se lever et me demanda avec la politesse insolentede ses pareils :
« – Mon garçon, la commission de monsieurle gouverneur est-elle bien pressée ?
« – Si pressée, répondis-je, que je nepeux pas attendre une minute.
« Il lâcha sa correspondance quis’éparpilla sur le guéridon et s’en alla frapper doucement à uneporte intérieure.
« Avant d’obtenir une réponse, il frappapour le moins quatre fois. Je maugréais tout bas dans ma barbe poursoutenir mon rôle.
« Enfin, on ouvrit.
« Il y eut un bruit de soie froissée, uneporte se ferma à l’intérieur et je fus introduit.
« M. le duc avait une robe de lampasbleu de ciel ramagée d’or et doublée.
« – Faites vite, l’ami, me dit-il.
« – Je dois parler à monsieur le duc sanstémoins, répondis-je.
« Un signe impatient renvoya l’illustreRaffé.
« – Dépêchez, l’ami, me dit alors le duc,vous ne pouvez pas savoir à quel point votre visite m’estimportune.
« Il y avait trois portes à la cellulequi, certes, ne présentait pas l’aspect riant d’un boudoir, maisqui ne ressemblait pas non plus à une prison.
« Je négligeai les deux portesintérieures, mais je mis le verrou à celle par où Raffé venait desortir.
« Et sans autre forme de procès, je doisl’avouer à ma très grande honte, je tombai sur M. le duc àbras raccourcis.
Fortune avait toutes les peines du monde àretenir l’expression de son allégresse.
– Quel amour de prince vous faites !dit-il seulement. Allez ! allez toujours ! à brasraccourcis, sang de moi ! allez !
– Il n’y a pas de quoi se vanter, poursuivitCourtenay, entre gentilshommes cela ne se fait guère, c’est certainmais que voulez-vous ! j’avais faim et soif de battre cemuguet, et je m’en donnai, par la sambleu ! avec gourmandise,avec goinfrerie !
« Il se défendait, le malheureux, car ila du cœur à sa manière ; il cherchait surtout à protéger cecharmant minois qui est sa fortune et son génie, mais moi j’yallais bon jeu bon argent, battant partout et disant :
« – Monsieur le duc, j’en suis bienfâché, mais on fait ce qu’on peut, et nous n’avons pas ici nosrapières. À défaut du menuet, dansons une gigue à la bonnefranquette !
« Et c’était une pluie dehorions !
Fortune se jeta au cou du chevalier etl’embrassa avec enthousiasme.
– Un déluge de gourmades, continuait celui-ci,ce qui ne m’empêchait pas de bavarder : « À la guerrecomme à la guerre, monsieur le duc, une autre fois nous croiseronsl’épée, si le cœur vous en dit, car je veux bien vous donner cetteconsolation. Vous avez l’honneur en ce moment d’être rossé par lapremière noblesse de France. Sans le prêtre rouge qui donna uncertain lustre à votre nom, vous sortiriez d’une maison degentillâtres, mon bon. Moi, je suis Valois comme FrançoisIer, et c’est le poing d’un fils de Philippe-Auguste quivous poche l’œil droit, mon cher.
« L’œil droit fut poché commePhilippe-Auguste lui-même aurait pu faire à un œil anglais deBouvines, et le malheureux bellâtre tomba dans une bergère encriant au secours.
« Le célèbre Raffé ne put pas entrer àcause du verrou, mais les deux autres portes s’ouvrirent avecviolence et deux femmes, – ah ! deux femmes ravissantes !s’élancèrent de droite et de gauche, échevelées comme desEuménides.
« Elles vinrent toutes deux sur moibravement, tenant à la main des petits poignards qui étaient desbijoux.
« Je vous les montrerai, je les ai iciprès dans ma cellule, et ce sont eux qui me servent à creuser monterrier.
« Du premier coup d’œil j’avais reconnudeux de mes cousines, deux princesses du sang royal, deuxadmirables filles qui seront peut-être reines un jour chez lesSavoyards ou chez les Teutons. Je me tenais prêt à parer leurscoups lorsqu’elles s’arrêtèrent furieuses, à la vue l’une del’autre.
« – Ah ! madame, dit la délicieuseValois, ceci n’est pas un jeu !
– Mlle de Charolais réponditaigrement :
« – Vous avez triché, madame !
« Et, vrai Dieu ! elles firent unmouvement pour en venir aux mains.
« Je les séparai par bonté d’âme, car cepauvre duc ne valait guère mieux qu’un perclus. Il était anéanti etsa figure faisait pitié sous ses papillotes.
« – Vous aviez promis de ne jamais venirici sans moi, reprit la fille du régent que je tenais du brasdroit.
« – N’aviez-vous pas fait la mêmepromesse ? riposta la fille de Condé que je maintenais de lamain gauche.
« – Il me semble, dit Mlle de Valois,essayant un air de majesté, que vous pourriez bien me donner montitre de madame.
« – Madame, repartit Mlle de Charolais,je me rappellerai votre titre quand vous vous souviendrez dumien !
« Leurs Altesses Royales étaientvéritablement bien en colère. Moi, ma fringale était passée ;j’avais bu, j’avais mangé de la vengeance à tire-larigot, et l’œilpoché de l’infortuné duc m’inspirait une compassion mêlée deremords.
– Allons donc ! s’écria Fortune, moi jeregrette l’autre : j’aurais poché les deux !
– Mais voilà le côté touchant de l’aventure,reprit Courtenay, la rage des deux princesses tomba comme parenchantement quand leurs regards se tournèrent vers le visageravagé de leur bien-aimé duc ; elles jetèrent leurs poignardsque je ramassai prudemment, elles s’élancèrent toutes deux à lafois en poussant un cri déchirant et se prosternèrent, côte à côte,aux genoux de l’idole.
« – Ingrat ! firent-elles d’une mêmevoix caressante.
« Puis elles ajoutèrenttendrement :
« – Celui qui vous a traité siindignement sera roué vif en place de Grève, mon cœur !
« C’était assurément la moindre deschoses pour expier un pareil sacrilège.
« Le duc demanda une goutte d’eau. Ellesse levèrent éperdues, mais ce fut moi qui allai tirer le verroupour donner passage au célèbre Raffé.
« Aussitôt que Raffé fut entré,j’entrouvris mon costume de comédien et je déclinai tranquillementmes noms, titres et qualités.
« Mes deux belles cousines neprononcèrent pas une parole. Chacune d’elles me toisa d’un airmorne. Ni l’une ni l’autre ne me demanda le secret : j’ai làdeux mortelles ennemies qui me mèneront très loin, sinon jusqu’à laplace de Grève.
« Je les saluai comme c’était mondevoir ; j’assurai M. le duc que je serais à sa complètedisposition dès que les circonstances le permettraient, et jefournis le numéro de ma cave au célèbre Raffé, qui me remit entreles mains des hommes de la prison.
« Une heure après mon retour dans macave, j’eus des nouvelles de mes cousines : on me mit les fersaux pieds et la camisole de force comme à un fou.
« Le surlendemain, M. Launay, legouverneur, vint me voir de sa propre personne. C’est un bonhommegrave et lourd qui ne pêche pas par abus du mot pour rire ;pourtant, quand il me vit, il ne put réprimer un mouvement degaieté.
« – M. de Courtenay, me dit-il,vous avez bien mal arrangé ce pauvre duc. On parlait de sa mise enliberté, mais il a demandé lui-même à rester une semaine ou deuxchez nous pour cacher les suites de sa mésaventure.
Tubleu ! le coup de poing que vous luiavez donné sur l’œil est une sévère torgnole, monsieur deCourtenay.
« – J’ai fait de mon mieux, monsieur legouverneur, répliquai-je avec modestie.
« – Il paraît, murmura M. Launayd’un accent confidentiel ; que M. le régent et Dubois enont ri à ventre déboutonné, mais il y a deux princesses… Je n’aipas besoin de m’expliquer davantage : elles ont des craintes,des insomnies…
« – Quoi ! malgré la camisole deforce !
« – Le beau sexe ne raisonne pas, et dumoment que M. de Richelieu nous reste, vous devezdéguerpir d’ici.
« – Comment ! m’écriai-je, on veutme mettre à la porte de la Bastille ?
« – Non pas tout à fait pour vous jeterdans la rue, mais pour vous écrouer à la prison du Châtelet.
« Voilà où nous en sommes !s’interrompit ici le petit Bourbon, qui ne raillait plus etmontrait au contraire toute la naïveté de son indignation, on achassé de la Bastille le descendant des Valois pour y garder lefils de M. Vigneron, dont le grand-père était valet barbier etjoueur de guitare chez ce bourreau déguisé en cardinal. ArmandDuplessis de Richelieu ! – Ami Fortune, croyez-moi, le mondeest bien près de finir !
Notre cavalier jeta un voile sur cettefaiblesse, en considération du coup de poing sur l’œil.
– Et voilà pourquoi, mon prince, dit-il, vousêtes maintenant dans cette geôle roturière duGrand-Châtelet ?
– Voilà pourquoi, répéta Courtenay avecamertume, c’est le petit-neveu du perruquier qui a les honneurs dela forteresse royale !
« Mais à quelque chose malheur est bon,reprit-il en retrouvant la gaieté de son caractère : après monéquipée, mon évasion de la Bastille était chose impossible et jen’y songeais même pas, tant mes gardiens me serraient de près,surtout celui que j’avais été obligé d’assommer. Et pourtant, lecoup de poing sur l’œil de M. le duc doit être guéri : ilva quitter la prison demain ou après : il faut de toutenécessité que je sois libre sous quarante-huit heures.
– Il le faudrait, du moins, dit Fortune, carAldée est sans défenseur.
– Je n’ai pas perdu de temps, reprit le petitBourbon à la place où vous êtes il y avait, lors de mon arrivéeici, un voleur qui connaissait son Grand-Châtelet sur le bout dudoigt. J’ai peur qu’on ne l’ait pendu : c’était un garçonrecommandable à part ses mauvaises habitudes. Sur ses indicationsprécises et très claires, je commençai mon travail dès la premièrenuit.
« Mon travail est un boyau qui passe sousla muraille et rejoint la galerie de l’Est. Au bout de la galeriede l’Est, où il n’y a jamais de sentinelles la nuit, parce qu’elleest sans communication avec les cachots et ne dessert que lessalles d’audience, se trouve la porte-fenêtre qui donne jour dansle caveau des Montres, dit aussi la Morgue, où l’on expose lescadavres des noyés… Une fois dans ce caveau, il n’y a plus qu’unecloison vitrée entre le prisonnier et la liberté.
– Et votre boyau est-il bien avancé, monprince ? demanda Fortune qui d’avance se frottait lesmains.
– Il reste à peine quelques heures de travail.J’ai traversé la couche des moellons et je suis sous le sol mou dela galerie.
– Eh bien ! monsieur le chevalier, repritFortune, malgré tout le charme de votre entretien, je crois qu’ilvaudrait mieux achever la besogne pour que nous prenions dès cettenuit, tous deux, la poudre d’escampette.
– Non pas cette nuit répliqua Courtenay, maisdemain ; je regarde la chose comme à peu près certaine.
– La mule du pape ! s’écria notrecavalier, moi qui accusais mon étoile ! Mais, dites-moi, je nesais pas très bien marcher comme les mouches ou comme vous le longdes cloisons à pic. Comment ferai-je pour vous rejoindre ?
– Vous savez du moins monter à l’assaut,puisque vous avez été soldat, répondit Courtenay. Il y a les deuxpetits poignards catalans de ces dames que vous piquerez dans lebois.
– Il suffit, interrompit Fortune, c’est chosefaite.
De l’autre côté de l’eau, la tour de l’horlogedu Palais sonna cinq heures.
– Vite ! s’écria le chevalier, la courteéchelle ! Dans quelques minutes maître Lombat sera ici avecnotre repas du soir.
Fortune se mit debout à l’angle formé par lesdeux cloisons.
Courtenay grimpa lestement le long de soncorps et posa ses pieds sur ses épaules, puis sur sa tête ;l’instant d’après, il enfourchait le faîte de la cloison et selaissait glisser dans sa cellule.
Il était temps : les clés de maîtreLombat chantaient déjà leur musique accoutumée à l’autre bout ducorridor.
Fortune mangea son souper de meilleur appétitencore qu’il avait mangé son dîner.
Il se sentait le cœur léger comme s’il avaiteu déjà ville gagnée.
Après son souper et comme la nuit allaittomber, Fortune écouta pendant quelque temps le bruit du travailsouterrain accompli par Courtenay.
Il s’assoupissait tout doucement et déjà sesidées se perdaient, lorsque trois coups frappés à la cloison lemirent sur ses pieds en sursaut.
La voix du chevalier passa à travers lesplanches.
– Je ne peux pas continuer mon travail,dit-elle, parce qu’on marche dans la galerie de l’Est, mais il n’ya plus que la dalle à desceller et il se peut que nous partionscette nuit même.
– Je vais me tenir prêt, dit Fortune,bravo !
– Faites un somme plutôt ; si tout vabien, je vous éveillerai.
Ce ne fut pas de son plein gré que Fortuneprofita de la permission.
Il attendit une heure, puis deux heures, sepromenant de long en large pour écarter le sommeil ; maisenfin, las de tourner dans sa cage comme une bête fauve, il s’assitsur son grabat, écarquillant les yeux et se disant : « Jesuis bien sûr de ne pas m’endormir ! »
Il se dit cela une douzaine de fois pour lemoins, et la dernière fois ce fut en songe qu’il se le dit.
Nous savons qu’il dormait ferme quand il s’ymettait et qu’il avait abondance de songes.
Cette nuit, dans son sommeil, il entendittoute sorte de bruits qui se mêlèrent à ses rêves comme c’est lacoutume.
Fortune rêvait justement que son ami lechevalier venait de l’appeler et lui jetait par-dessus la cloisonles deux poignards dont l’un avait atteint son bras.
Toujours en songe, il se mit bravement àl’ouvrage et piqua les poignards dans les madriers pour escaladerla cloison.
Quand il s’éveilla le lendemain matin, il futtrès étonné de se retrouver couché sur son grabat, dans sa celluleoù le grand jour entrait à flots.
Il se leva et s’approcha de la cloison àlaquelle il frappa.
Personne ne répondit.
Seulement, il crut entendre un gros soupir etcomme un gémissement.
– Chevalier, demanda-t-il avec précaution,est-ce que vous êtes malade ? que diable avez-vous à gémircomme cela ?
Voici ce qui lui fut répondu :
– Je ne suis pas chevalier, mais je suis bienmalade. C’est ma femme qui est la cause de tout. Chaque fois qu’ilm’arrive malheur, je reconnais sa main perfide. Elle a le bras longet quelque gros bonnet de la pouce peut bien avoir pris un capricepour elle : elle aura su que j’étais de retour à Paris et ellea essayé de faire la fin de moi.
– Corbac ! gronda Fortune qui avaitécouté cette jérémiade jusqu’au bout, où m’a-t-on mis mon petitBourbon ? Si j’étais bien sûr d’être éveillé, je jurerais quec’est la voix de ce benêt de La Pistole !
Le plus simple aurait été assurémentd’interroger à travers la cloison, mais Fortune venait d’entendrele pas lourd de maître Lombat cheminant dans le corridor, etpresque aussitôt la serrure de la cellule voisine grinça.
– Eh bien ! mon garçon, dit le bonguichetier en entrant, commencez-vous à vous habituer à votrelogis ? Je vous ai choisi une cellule toute chaude, car vousêtes arrivé avant une heure du matin et votre prédécesseur étaitparti après minuit ; un joli seigneur, celui-là, et quim’avait envoyé hier chez une jeune demoiselle plus aimable que lesamours, quoiqu’elle ait le teint trop pâle, les yeux fatigués etque je n’aie pas pu lui arracher une parole !
– Pauvre Aldée ! pensa Fortune, voilàbien son portrait ! Si par chance il avait aperçu ma petiteMuguette, il en dirait un mot, puisqu’il est amateur.
Le prisonnier à qui s’adressait maître Lombat,ne répondit point, mais on pouvait entendre ses soupirs à fendrel’âme.
– Eh bien ! eh bien ! reprit leguichetier, il faut pourtant vous faire une raison, vous ne serezpas pendus tous les deux pour le même meurtre, à moins qu’il nesoit prouvé que vous l’avez commis de compagnie.
Fortune écoutait de toutes ses oreilles.
Le prisonnier murmura d’un tondolent :
– C’est ma femme ! je vous dis que c’estma femme !
– Eh bien, mon camarade, reprit encore Lombat,si c’est votre femme, on peut dire que l’estocade était biendonnée, car le pauvre Guillaume Badin est mort sur le coup.
– Et qui pourrait croire des chosessemblables, ajouta-t-il en déposant son assiette sur lecarreau ; j’ai été vous voir bien souvent à la foireSaint-Laurent tous les deux, votre femme et vous. Vous faisiezl’Arlequin à ravir et votre sémillante compagne n’avait pas sapareille pour les Colombines. Vous souvenez-vous de cette petitemouche qu’elle se campait toujours sous l’œil droit.
La poitrine du prisonnier rendit un véritablegémissement.
– La figure d’un ange ! balbutia-t-il,l’âme d’un démon !
– Oh ! d’un ange, d’un ange, répéta leguichetier, entendons-nous ! Elle vous avait un air fripon àtout casser dans l’intérieur d’un ménage, et la dernière fois quej’ai conduit dame Lombat à la foire, elle me disait enrevenant : « Ah ! maître Lombat, maîtreLombat ! il vous faudrait une coquine de ce numéro pour vousmettre à la raison »… C’est un écu par jour, monsieur LaPistole, pour la miche tendre, la viande et le vin.
– Remportez la miche tendre, le vin et laviande, répliqua La Pistole d’un accent tragique ; je n’ai pasbesoin de tout cela. Mon dessein est de me laisser mourird’inanition.
Le guichetier se prit à rire et Fortune devinaqu’il haussait les épaules en répondant :
– Bon, bon, monsieur La Pistole, nousconnaissons ces beaux projets. Mon habitude est de faire crédit lepremier jour ; je reviendrai ce soir. À l’avantage !
La grosse clé joua dans la serrure, et Lombatredescendit le corridor pour faire le tour de ses pratiques.
– Dieux immortels ! déclama La Pistolesur un mode noble et pathétique, ne serez-vous jamais las de mepersécuter ?
– Le fait est, pensa Fortune, que voilà unedrôle d’histoire. Est-ce que ce serait lui qui… ? Paspossible ! Et pourtant il m’avait dit en me quittant :« J’irai jouer dans la rue Quincampoix… » Mais de partous les diables ! qu’a-t-on fait de mon chevalier ?
La clé de Lombat attaqua la serrure et ilentra d’un air rogue.
– Il y a quelqu’un ici près, dit-il, qui neveut pas de mes fournitures : quelqu’un que vous connaissezbien, car il paraît que vous étiez deux pour mettre à mal le pauvreGuillaume.
– Moi, je ne dédaignerai pas votre prébende,maître Lombat, répondit Fortune, car j’ai un appétit d’enfer.
– C’est le cas de se brosser le ventre,répliqua le guichetier rudement, quand on ne possède pas seulementune paire d’écus pour contenter son monde. Je vous ai nourri hier,et je vous ai donné de quoi écrire.
– J’ai gâté mon papier… commença Fortune.
– À d’autres ! je suis sûr que vousn’avez pas dans Paris un seul chrétien à qui emprunter une couplede pistoles. Au moins, M. le chevalier de Courtenay avaitcette pauvre belle demoiselle qui ne répondait pas à ses lettres,mais qui lui faisait tenir quelque argent, en recommandant bien dene pas la trahir.
– Et qu’est-il devenu, monsieur lechevalier ? demanda Fortune vivement.
– Ah ! ah ! fit le guichetier, cequ’il est devenu ! Disputez-vous avec les hommes tant que vousvoudrez, mais ne mécontentez jamais les dames ni M. le duc deRichelieu qui vaut, à lui tout seul, un demi-cent de cotillons. LeCourtenay est de bonne maison, oui, mais c’est pauvre comme Job, etil paraît qu’il avait contre lui trois bonnes lames : madamede Parabère, mademoiselle de Charolais et mademoiselle de Valois.Il est venu, cette nuit, une lettre de cachet, pressée,morbleu ! on eût dit que le feu était au Châtelet !Monsieur le geôlier s’est levé à plus de minuit qu’il était, on apris le pauvre jeune homme, on l’a planté dans un fourgon attelé enposte, et fouette cocher pour le château de Blaye, pour le châteaude Pignerol ou pour la forteresse du Mont-Saint-Michel !Requiescat in pace !
– Comment ! s’écria Fortune, vouscroyez ?…
Je ne crois rien, repartit Lombat, et cela neme regarde pas. Voici une cruche d’eau et du pain noir. Àl’avantage Fortune ne fit point trop d’efforts pour le retenir. Ilsavait où prendre son déjeuner …
Quand maître Lombat eut retiré la clé de ladernière serrure et que son pas pesant eut cessé de se faireentendre, Fortune se mit sur ses pieds.
– Holà ! fit-il avec précaution, moncamarade La Pistole !
Il n’eut point de réponse, parce que LaPistole se disait :
– Je crois bien reconnaître cette voix-là,mais c’est peut-être un piège de ma femme.
Fortune, du reste, n’appela pas deuxfois : il avait hâte de tenter l’épreuve de l’escalade.
Il prit les deux couteaux de Leurs AltessesRoyales et se mit tout de suite en besogne, comme ces preux del’ancien temps qui montaient à l’assaut des forteresses en fichantleurs dagues entre les pierres.
Ces deux bijoux de poignards avaient unetrempe excellente ; ils perçaient le bois comme un couteauentre dans le fromage ; au bout de cinq minutes, Fortune étaità cheval sur la cloison.
Il vit une cellule toute pareille à lasienne.
Le pauvre La Pistole était couché à platventre sur le grabat, et l’assiette apportée par le guichetierlaissait sourdre encore un mince filet de fumée.
Mais il y avait autre chose qui tenaitdavantage encore au cœur de Fortune ; son regard fit le tourde la cellule cherchant à terre, du côté de la muraille, une tracequelconque qui lui indiquât l’entrée du boyau pratiqué parCourtenay.
Il ne vit rien ; tous les carreauxavaient la même physionomie.
– La Pistole ! dit-il encore.
Le malheureux Arlequin ne répondit que par uneplainte sourde où l’on pouvait distinguer ces mots :
– Ah ! scélérate, après ma mort, jereviendrai te tirer par les pieds !
Fortune joua des poignards.
Quand sa main se posa sur l’épaule de LaPistole, celui-ci poussa un grand cri et fit un saut de carpe.
Ma femme !… commença-t-il.
Puis, s’arrêtant stupéfait, mais non pointrassuré, il ajouta :
– Le cavalier Fortune ! est-ce que vousallez me traiter comme vous avez fait de maître GuillaumeBadin ?
– La mule du pape ! s’écria notrecavalier qui le regarda d’un air mauvais, on dit que la besogne aété faite par toi ou par moi, garçon : comme il est bien sûrque ce n’est pas moi, serait-ce toi, par hasard ?
Sans y penser, il avait gardé à la main lesdeux couteaux catalans.
La Pistole tremblait de tous sesmembres ; pourtant, il dit :
– Je ne tiens plus à la vie ; allez,dépêchez-moi d’un seul coup.
Fortune mit ses couteaux dans sa poche et luiprit les deux mains pour le considérer mieux.
– Du diable si ce bonhomme a l’air d’unassassin ! pensa-t-il tout haut.
La Pistole se disait de son côté :
– Il a pourtant une bonne figure !
– Voyons, reprit notre cavalier d’un ton demagistrat instructeur, en me quittant avant-hier tu as été jouerrue Quincampoix : tâche de répondre avec franchise.
– J’ai été jouer rue Quincampoix, répondit LaPistole, au cabaret de l’Épée-de-Bois.
– Et là, continua Fortune sévèrement, tu asperdu tes 15 000 livres comme un innocent que tu es ?
– Mais du tout ! s’écria La Pistole, jesuis un innocent pour ce qui regarde maître Guillaume Badin, maisau jeu personne ne peut m’accuser d’être un manchot. Entre deuxheures de l’après-midi et deux heures du matin, j’ai triplé monpetit avoir pour le moins.
L’ancien Arlequin commençait à se retrouverlui-même et l’idée de son gain lui rendait quelque verdeur.
– Alors, dit Fortune, si tu avais les pochespleines, c’est donc que tu étais ivre pour avoir fait ce méchantcoup !
Les poings de La Pistole se crispèrent.
– Nous avons déjà été sur le point d’endécoudre, fit-il résolument ; je ne suis pas un bravache commevous, maître Fortune, mais je deviens un lion quand on m’échauffeles oreilles et que je ne peux pas reculer. Êtes-vous payé par mafemme ? dites-le tout de suite et prêtez-moi un de voseustaches, nous allons mener la chose rondement !
Fortune lui caressa le menton d’un geste toutpaternel.
– Par la morbleu ! fit-il, quand je vousdisais que ce nigaud était un bon petit compagnon.
« Tiens-toi en paix, mon camarade,reprit-il, je suis fixé, tu n’es pas coupable.
La Pistole baissa les yeux ; sessourcils. étaient froncés.
– Si vous êtes fixé sur moi, prononça-t-iltout bas, moi je ne suis pas fixé sur vous.
– Quant à cela, répliqua Fortune paisiblement,c’est la moindre des choses, et tu comprends bien qu’un homme de masorte ne prendra point la peine de se disculper vis-à-vis de toi.Nous avons d’ailleurs autre chose à faire.
Tout en parlant, il s’était installéconvenablement sur le lit, tenant l’assiette découverte entre sesgenoux.
– Encore de l’oie ! murmura-t-il.
Il rompit le pain tendre et se mit à manger detout son cœur.
La Pistole le regardait faire avecmélancolie.
– Je ne t’offre pas de partager, repritFortune, parce que je n’ai aucun droit sur toi et que tu asmanifesté l’intention de te laisser mourir de faim.
Il y avait des larmes dans les yeux de LaPistole qui se tordait les mains en murmurant :
– Ah ! la coquine ! lacoquine !
– Là ! s’écria Fortune, j’ai déjeuné debon appétit. Ton histoire n’est pas des plus récréatives, maisquand je mange, cela me fait plaisir d’entendre radoter quoi que cesoit.
« Maintenant nous allons travailler ànotre délivrance… y es-tu ?
La Pistole secoua la tête tristement.
– Cavalier Fortune, dit-il, vous pouvez fairetout ce que vous voudrez ; vous avez confiance en votreétoile, tant mieux pour vous. Moi, je suis certain, au contraire,d’être né sous un astre défavorable. Si je parvenais à quittercette prison, je trouverais ma femme en dehors des murs avec unecorde qu’elle me passerait au cou pour m’étrangler.
Pendant qu’il parlait, Fortune s’était mis àgenoux sur le carreau de la cellule, du côté qui confinait aumur.
Arès avoir tâtonné pendant une minute ou deuxil sentit une tuile qui basculait sous la pression de sesdoigts ; il retira cette tuile, puis trois autres, ce quiforma un carré béant qui pouvait aisément donner passage à unhomme.
La Pistole le regardait faire avecdécouragement.
– La coquine ! se disait-il, quand on memettra la corde au cou, je demanderai la permission de faire undiscours au populaire et je l’accuserai d’être une hérétique, unesorcière, une empoisonneuse. Je la ferai brûler vive, s’il sepeut.
Fortune avait déjà disparu dans le trou.
Dès les premiers pas, il comprit à ses risqueset périls comment le chevalier Courtenay avait pu faire disparaîtreles terres déblayées ; il fut, en effet, sur le point detomber dans une crevasse ouverte à sa gauche et d’où sortait un airchargé d’humidité.
Ce devaient être les caves de l’antiqueforteresse, et le chevalier avait dû incliner sa tranchée vers lesud pour les éviter.
La tranchée était longue d’environ dixpas.
Elle était dirigée à fleur de sol.
Certes on ne s’y promenait point à l’aise,mais un homme jeune et leste comme l’était notre cavalier, ypouvait remuer avec assez de facilité.
La nuit était noire là-dedans comme au centrede la terre.
Quand Fortune eut atteint l’extrémité duboyau, il put entendre distinctement un grand bruit de pas et mêmedes voix qui causaient activement.
Le corridor de l’Est servait un peu de salledes pas perdus au Châtelet.
La dernière toise du boyau allait en serelevant et aboutissait à une dalle dont l’épaisseur seule séparaitFortune des promeneurs.
La première voix qu’il reconnut fut celle dubailli-suppléant Loiseau, et ce digne magistrat disait :
– Je l’ai réduit au silence avec cette simplequestion Pourquoi n’avez-vous pas couché à votre auberge ?
– Deux millions ! chantait le greffierThirou, il a gagné deux millions ce matin à la baisse après avoirgagné hier quatre millions à la hausse ; c’est uncolosse !
Loiseau qui revenait sur ses pas,dit :
– Il m’a fait manger ma soupe froide, mais ilsera pendu, parce qu’on couche à son auberge quand on n’a point dedesseins criminels. Qu’il réponde à cela ! Je l’endéfie !
Fortune savait désormais où il était. Sonpauvre ami, le chevalier de Courtenay, dont il regrettait amèrementl’absence, lui avait dit la vérité de point en point.
Une simple pierre le séparait de ceux qu’ilentendait. Il ne s’agissait que d’attendre la nuit pour soulever ladalle à la force des reins, et il allait se trouver dans la galeried’Est, déserte et libre.
Il revint sur ses pas à reculons, rentra dansla cellule de La Pistole et replaça les quatre carreaux avec unsoin minutieux.
La Pistole ne l’interrogea même pas sur lerésultat de son exploration.
Les poignards des deux Altesses Royales firentleur office d’échelons, et Fortune regagna son gîte.
Ce fut une longue journée ; l’impatiencede notre cavalier faisait durer les heures, et il n’était pas sansinquiétude au sujet de son voisin, qu’il entendait maintenantmarcher à grands pas de l’autre côté de la cloison.
La fièvre avait succédé à l’abattement chez lepauvre La Pistole ; on l’entendait bavarder tout seul avec uneétrange volubilité.
Il parlait tout à la fois de sa femme, de sonvoyage d’Espagne, de la conspiration, de son argent et de sonchien.
Son idée fixe était maintenant d’être librepour aller mettre le feu à l’Arsenal et incendier ainsi lacoquine.
Quand maître Lombat, le guichetier, vint fairesa visite du soir, Fortune se sentit trembler. La voix de LaPistole lui donnait la chair de poule.
La Pistole, en effet, divaguait tant qu’ilpouvait. Il avait pris à tâche de séduire le guichetier ; illui faisait les propositions les plus généreuses, disant qu’ilétait le cousin et l’unique héritier de Chizac-le-Riche, et qu’ildonnerait son pesant d’or à l’homme qui le mettrait à même desurprendre le galant rendez-vous de sa femme avec un grandseigneur.
Un grand seigneur assez lâche pour l’avoirfait charger de chaînes, afin de n’être point gêné par la jalousied’un époux !
Maître Lombat était un peu de l’avis deFortune, car il dit paisiblement :
– Là, là, bonhomme, la Zerline est unegaillarde, je ne prétends point le contraire ; mais, pour êtregibier de grand seigneur, à d’autres ! Nous vous enverrons ledocteur demain matin pour qu’il vous saigne jusqu’à l’eaurousse.
– Je sais des secrets ! s’écria LaPistole, je sais des mystères. La vie de M. le régent dépendde moi !
Fortune se collait tout haletant à la cloison,mais le brave guichetier coupa la harangue de La Pistole enrefermant la porte brusquement.
Ce fut les deux poings sur les côtes et riantde tout son cœur que notre cavalier écouta le restant de la litaniehurlée par le petit comédien :
– Vous êtes un misérable ! criaitcelui-ci, vous êtes vendu à la coquine ! Je vous dénoncerai,je vous ferai perdre votre place et renfermer dans un cachotsouterrain pour le restant de vos jours ! Ah ! comme M.le régent est mal servi ! c’est la scélérate qui gouverne laFrance !
Maître Lombat entrait en ce moment dans lacellule de Fortune.
– Ça se pourrait bien, dit-il, que ce petitchrétien vous empêche de dormir cette nuit. Si vous aviez eu del’argent, je vous aurais changé de cellule.
– On fera sauter une mine sous lePalais-Royal ! criait en ce moment La Pistole. J’ai vu lesbarils de poudre !
– Il est enragé ! fit maître Lombat, enjetant un pain noir sur le lit.
La Pistole, dont la voix s’enrouait, clamaencore :
– On mettra du poison dans les dragées duroi !
– Bien, bien, dit maître Lombat ; s’il nes’est effondré le crâne contre les madriers avant demain matin, ledocteur lui donnera un remède.
Il sortit.
Fortune entendit La Pistole qui se laissachoir épuisé sur le carreau.
Le bon cavalier écouta le bruit des pas duguichetier qui allaient se perdant au loin.
– Corbac ! pensa-t-il, la poitrinedégagée d’un poids de cent livres, si désormais La Pistole fait leméchant, il ne s’agira plus que de lui emplir la bouche avec de lapaille !
Il se garda bien d’entamer la conversation àtravers le madriers ; le silence est le meilleur de tous lescalmants.
Mais comme la soirée n’était pas encore assezavancée et qu’il fallait tuer le temps, Fortune entonna une chansonà boire qui avait beaucoup de couplets.
Au dixième couplet ou au vingtième, la voix deLa Pistole l’interrompit :
– Cavalier, disait le petit homme, je vousdemande pardon de vous avoir parlé avec mauvaise humeur. Si vousvoulez venir me visiter, vous mangerez mon souper et nous causeronsun peu de ma femme.
Fortune demanda :
– Qu’est-ce que c’est que tonsouper ?
La Pistole découvrit l’assiette etrépliqua :
– C’est une bonne part d’oie qui embaume.
– La peste ! gronda Fortune, se peut-ilqu’il y ait tant d’oies à Paris ! As-tu du vin ?
– Une bonne et large bouteille.
Fortune planta les deux couteaux dans lebois.
– Ce n’est ni pour la volaille ni pour laboisson, dit-il, mais il est d’un bon cœur de consoler uncamarade.
Quand ses deux pieds touchèrent le carreau ducabanon de La Pistole, Fortune vit le petit homme sur son billotassis bien tranquillement et tournant ses pouces d’un airréfléchi.
– Vas-tu dîner avec moi ? demanda notrecavalier.
– Je boirai un verre de vin, répondit LaPistole, mais je voudrais savoir une chose : c’était pour meguérir de ma jalousie, n’est-ce pas, que vous avez fait ce portraitsi laid de Zerline, ma femme ?
– De par tous les diables… commençaFortune.
Mais il s’arrêta et reprit :
– Oui, mon compagnon, c’était pour te guérirde ta jalousie. Ta femme est une personne accorte et qui vaut sonprix.
La Pistole lui tendit les deux mains.
– Je veux bien m’échapper avec vous,dit-il ; ce qui se passe entre moi et Mme La Pistole estpeut-être le résultat d’un malentendu ; j’ai pu avoir destorts. Vous avez la langue dorée, quand vous voulez ; s’ilvous plaisait d’opérer entre nous deux une réconciliationhonorable…
– Cela me plaît, mon camarade, interrompitFortune. Voyons, mange un morceau ; tu n’es pas encore blasésur l’oie, toi, et tu la trouveras par délices !
Ma foi, dit La Pistole, qui rapprocha sonescabelle d’un air tout guilleret, il me semble que l’appétit merevient du moment que vous vous occupez de mes affaires. Mangeons àla gamelle comme de vieux amis et buvons dans le même verre. Il estcertain que j’ai été quelquefois bien morose et bien dur avec mapauvre Zerline. Si vous saviez quel caractère enchanteur elle avaitavant d’être ma femme !
– Avant … grommela Fortune.
– Oh ! et après aussi ! poursuivitLa Pistole, attendri, nous autres hommes nous sommes desdespotes ; les femmes ne savent pas comment nous prendre. Nousleur disons : soyez belles, et nous ajoutons : ne soyezpas aimées. C’est absurde !
– Tu parles comme un livre, dit Fortune.
– J’ai bien réfléchi à tout cela ; repritl’ancien Arlequin, il y a en moi un grand fonds de philosophie.
Fortune approuva du bonnet. La Pistolepoursuivit, rongeant un os avec un évident plaisir.
– Qu’est-ce que c’est que lacoquetterie ? C’est une chose qui nous fait damner et que nousadorons. Le jour où l’on cesse de faire la cour à nos femmes, nousne voulons plus d’elles. Et, vrai Dieu ! le monde est bien malmené, cavalier, n’est-ce pas ? Nous sommes tout à droite outout à gauche, jamais dans le milieu ! Moi, qui suis à monsens le plus sage des hommes, à l’instant même où je n’ai plusl’idée de poignarder ma femme, je pense à me prosterner à ses piedspour l’adorer comme une idole… À quoi songez-vous,cavalier ?
– À ta sagesse, mon garçon, répliquaFortune.
– Raillez-vous ?
– Non pas ! … écoute l’heure.
L’horloge sonna onze coups.
– Achevons la bouteille ! s’écria Fortuneen se levant, et si tu veux vraiment être mon compagnon d’aventure,retrousse tes manches ; nous allons entrer en besogne.
La Pistole retroussa ses manches. Il faisaiten vérité plaisir à voir.
– Nous ne sommes pas très loin de l’Arsenal,dit-il, ce sera l’affaire d’un quart d’heure quand nous auronsseulement mis le pied dehors. Vive Dieu ! si quelqu’un nousbarre la route, je me charge de lui marcher sur leventre !
Fortune enlevait déjà les carreaux ; ilavait passé les deux petits poignards à sa ceinture.
– Suis-moi de près, dit-il en descendant aufond du trou, et colle-toi toujours à la paroi de droite ; carsur la gauche on peut tomber dans la cave.
– Et c’est profond, la cave ? demanda LaPistole, qui eut un petit frisson.
Fortune répondit :
– Je n’y ai pas été voir.
Puis on fit silence. Notre cavalier rampait leplus vite qu’il pouvait, et La Pistole le suivait faisant déjàpeut-être des réflexions qui n’échauffaient point sonenthousiasme :
Ce n’était plus comme dans la matinée :on n’entendait ni pas ni voix dans la galerie de l’Est qui étaitcomplètement muette.
– Le chevalier était bien informé, se ditFortune qui commença incontinent à desceller la dalle en dessous àl’aide d’un poignard.
La Pistole grelottait ; ilbalbutia :
– J’aimerais mieux travailler qu’attendre. Onest ici comme dans une tombe.
– Tu n’attendras pas longtemps, lui ditFortune, la dalle remue.
– De ce côté-là, pensa tout haut La Pistole,c’est vous qui recevriez un mauvais coup s’il y avait quelqu’un ànous attendre ; mais si on venait par derrière…
– Ah ! dit Fortune, tu serais le plusexposé ; mais on ne viendra pas.
– Savoir ! gronda La Pistole. Si vousconnaissiez ma diablesse de femme !
– Bon ! s’écria Fortune, ce n’est doncpas un ange !
La Pistole ne répondit point, mais il poussaitdes soupirs de bœuf. Fortune, en ce moment, s’arc-bouta des piedset des mains, et ses épaules robustes soulevèrent la dalle quibascula sans lui faire aucun mal.
D’un bond il fut dans la galerie.
La Pistole hésitait à le suivre.
Quand il vit cependant qu’aucun cliquetisd’armes blanches ni aucune détonation d’armes à feu ne se faisaitentendre, il sortit du trou comme une tortue qui met prudemment satête hors de son écaille.
La galerie n’était pas éclairée, mais sesquatre hautes fenêtres ogives qui donnaient sur la tête du pont etle lieu où est maintenant la place du Châtelet, laissaient passerles rayons de la lune qui traçaient de longues lignes parallèlessur le dallage alternativement noir et blanc.
C’était une solitude complète et rien ne semontrait qui fût de nature à augmenter les inquiétudes inséparablesd’une semblable expédition ; néanmoins, Fortune fut obligé detendre les deux mains à son camarade La Pistole dont les dentsclaquaient et qui disait :
– Si une ronde venait à passer, commentexpliquerions-nous notre présence ici ?
– Corbac ! répliqua Fortune, laconversation ne serait pas longue et l’on ne nous donnerait guèrele temps de fournir des explications.
La Pistole, en ce moment, posait son piedtremblant sur le pavé de la galerie. Sa voix chevrota pendant qu’ildemandait :
– Pensez-vous qu’ils nous feraient dumal ? et donne-t-on quelquefois la question à cette heure denuit ?… Je vous suivrai partout où vous irez dès que nousserons libres, car c’était une bien folle idée que d’aller verscette femme, cause de tous mes malheurs ; et, d’un autre côté,je ne puis rejoindre mon chien Faraud puisqu’il est chez maîtreBertrand, l’inspecteur de police.
– C’est drôle, pensa Fortune qui arpentaitdéjà la galerie à petit bruit, cela me fait toujours quelque chosequand on parle de cet original. Est-il chair, est-il poisson, ceBertrand ? C’est lui qui a montré au juge la pointe de monépée en prouvant qu’elle n’avait jamais servi…
Il allait vers la droite, selon lesinstructions du chevalier de Courtenay ; La Pistole le suivaità trois ou quatre pas de distance, se faisant petit et jetant à laronde des regards effarés.
À l’extrémité méridionale de la galerie setrouvait la porte de la grand-chambre dont le développement étaitau midi, sur la Seine.
À l’angle sud-est, une autre porte beaucoupplus petite et bas voûtée donnait accès dans un couloir quirejoignait la tour du coin sous laquelle était situé le caveau dela Montre.
Fortune s’engagea le premier dans un escalierà vis qui comptait a peine une douzaine de marches. Au bas de cetescalier se trouvait, la porte vitrée qui, de l’intérieur duChâtelet, permettait de voir les cadavres exposés.
Le caveau de la Montre était éclairé par unelampe dont les lueurs fumeuses semblaient sombres à côté du clairrayon de lune qui entrait par la meurtrière du bord de l’eau.
Au moment où Fortune allait jeter son regarddans le caveau, il se retourna au bruit que faisait La Pistole endégringolant derrière lui.
– Que Dieu nous protège ! balbutia lemalheureux Arlequin, mon pied a manqué sur ces marches mouillées…Mais qu’avons-nous ici derrière ces vitres ?…
Il s’interrompit en un cri étouffé.
– Voyez ! fit-il en frissonnant de toutson corps. C’est cet homme… maître Bertrand, qui nousguette !
Fortune se retourna aussi vivement que s’ileût senti la pointe d’une rapière dans ses reins.
Où diable prends-tu maître Bertrand ?commença-t-il.
Mais sa voix s’arrêta dans son gosier, et ilbalbutia du fond de sa stupéfaction :
– La mule du pape ! c’est bien lui, levoilà !
La Pistole s’était assis sur les marches parceque ses pauvres jambes ne pouvaient plus le porter.
Fortune lui-même était singulièrement ému, etson premier mouvement avait été, de faire retraite devant le regardfixe que l’inspecteur Bertrand jetait sur lui à travers lescarreaux.
Ce singulier personnage était assis ou plutôtdemi couché sur une table de marbre qui occupait l’extrémité ducaveau la plus voisine de la porte vitrée. Il avait son costume detous les jours, qui semblait seulement un peu en désordre, et sescheveux étaient mêlés sur sa tête nue. Une de ses jambes pendaithors de la table ; son torse était relevé et s’adossait contreun paquet informe, dont Fortune ne devinait point la nature.
L’inspecteur Bertrand, ainsi accoté, recevaiten plein sur son visage la lumière fumeuse et vacillante de lalampe : On aurait juré que ses yeux regardaient et que lesmuscles de sa figure s’agitaient.
Cela d’autant mieux que le réduit lugubre oùil lui faisait de faire ainsi faction était habité par d’autreshôtes, dont l’état et la posture parlaient énergiquement demort.
Il y avait trois cadavres couchés sur troistables, qui s’alignaient derrière celle où l’inspecteur Bertrandreposait, et le rayon de lune enfilait ces trois tables, touchantde sa lumière livide trois têtes de décédés.
La Pistole pensait :
– Comment a-t-elle su que j’allais essayer desortir d’embarras ? Je ne peux pas le deviner, mais ladiablesse finira sorcière ! Elle a mis ce Bertrand enembuscade pour m’arrêter ou me tuer.
Il se leva tout doucement et remonta troismarches :
– Par la morbleu ! se disait pendant celaFortune, je n’ai jamais ouï parler de vivants enfermés dans cetrou… je n’ai pas eu peur, non ! mais il m’est venu un petitpeu de chair de poule !
« Sang de moi, interrompit-il, le coquinvient de me lancer un regard ! il me voit… Mais s’il me voit,pourquoi ne bouge-t-il pas ?
La Pistole remonta encore trois marches.
– Cavalier ; dit-il, si vous m’en croyez,nous allons regagner nos cellules. Ce Bertrand n’est pas un méchanthomme au fond, puisqu’il a caressé mon chien. Si nous nous enallons bien tranquillement, il fera peut-être semblant de ne nousavoir point vus.
Fortune ne répondit pas ; ses yeuxétaient toujours fixés par une sorte de fascination sur l’agent depolice qui ne cessait de le regarder.
– Que je sois pendu, s’écria-t-il à la fin unebonne fois pour toutes, si je n’en ai pas le cœur net !
Et d’un bond il atteignit le bas desdegrés.
– Malheureux ! balbutia La Pistole qui,d’un mouvement contraire, regagna le haut des marches, vous courezà votre perte.
Comme l’escalier tournait, Fortune et LaPistole se trouvaient désormais hors de vue l’un de l’autre.
Aussitôt que l’ancien Arlequin cessad’apercevoir son compagnon, les réflexions les plus sagesenvahirent son cerveau ; il rentra tout doucement dans lagalerie de l’Est, où il avait moins peur parce qu’on y voyait plusclair.
– J’ai promis, pensa-t-il, de suivre moncamarade Fortune mais non point de partager ses folies. Il a letempérament téméraire et j’ai idée qu’il finira mal.
Tout en méditant ainsi il se rapprochait de ladalle soulevée.
– Qui croirait, se dit-il encore, que laméchanceté d’une femme pût aller jusque-là ? L’idée d’avoirposté ce Bertrand dans le caveau des morts pour m’inquiéter aupassage est véritablement infernale. Elle a de l’esprit commequatre, c’est certain… et en définitive, l’excès de sa haine prouvejusqu’à quel point j’occupe encore sa pensée. Nous ferons un bonménage avec le temps.
Il rentra dans le boyau et n’oublia point dese coller à la paroi méridionale pour éviter le trou de lacave.
Quand une fois il fut dans sa cellule, ilpoussa un grand soupir de soulagement, comme un voyageur qui seretrouve sain et sauf au logis après une dangereuse traversée.
– Quant à gagner le dehors malgré l’inspecteurBertrand, raisonnait-il en replaçant avec soin les quatre carreaux,il n’y a pas d’apparence que mon pauvre compagnon le puisse. Il varecevoir peut-être de dangereuses blessures, après quoi on va luimettre les fers aux pieds et aux mains pour le jeter tout vivantdans quelque oubliette.
« Ma foi, conclut-il en s’étendant surson grabat avec une sorte de volupté, je lui aurai du moins donnéun bon conseil en l’engageant à revenir sur ses pas. S’il seravise, il sera toujours temps d’enlever les tuiles pour lui faireun passage… Ah ! Zerline, méchant démon, lequel aimerais-je lemieux en ce moment, de te battre ou de t’embrasser ?
Ayant ainsi dévoilé le fond mystérieux de soncœur, ce fantasque La Pistole se répondit à lui-même avec uneentière franchise :
– Ce soir, je crois que je t’embrasserais maisje suis bien sûr que je te battrais demain, scélérate !
Et il s’endormit.
Au premier moment, Fortune, qui ne s’étaitpoint aperçu de son absence, avait mis bravement son nez aux vitresdu caveau des Montres : le regard de l’inspecteur Bertrand luisembla devenir plus fixe et plus profond, mais ce bizarrepersonnage n’en demeurait pas moins complètement immobile.
Fortune resta un instant assez perplexe, et lecas, on en conviendra, en valait bien la peine. Mais notre cavalierne réfléchissait jamais très longtemps.
– Mon brave, dit-il à l’inspecteur à traversles carreaux, j’ai une idée qu’au fond vous êtes un bon vivantmalgré le métier que vous faites, et, en définitive, vous avezessayé de me rendre service, là-bas, dans le cellier du pauvreGuillaume Badin. Vous êtes convaincu de mon innocence, j’en suissûr ; si vous voulez bien ne point vous opposer au dessein quej’ai de fuir, je vous engage ma parole que les cent premiers louisqui tomberont dans ma poche seront pour vous, et mon compagnon LaPistole garantira ma promesse.
L’inspecteur Bertrand ne bougea ni nerépondit…
– Hé ! La Pistole, cria Fortune,t’engages-tu avec moi pour cent louis ?
La Pistole fit comme l’inspecteur Bertrand, etnous savons bien pourquoi.
Fortune cependant commençait à entrevoir lavérité. Sans s’arrêter au silence de La Pistole, qui cadrait bienavec le caractère prudent de ce dernier, il mit la main sur lebouton de la porte vitrée en se disant :
– Nous allons voir si le Bertrand bouge, cettefois.
Le Bertrand ne bougea pas, mais la porte nes’ouvrit point.
Fortune était désormais fixé à peu près etpensait :
– Ce drôle de corps est original après sondécès comme pendant sa vie. Vit-on jamais un mort dans cettegaillarde posture ?
D’un coup de coude bien appliqué, il brisa lecarreau le plus voisin de la serrure et, à l’aide du même moyen, ilélargit le trou pour ne point se couper les doigts entravaillant.
Il appelait La Pistole et le rassurait,disant :
– Tu peux venir, mon garçon, ce n’est pas tafemme qui a mis l’inspecteur à cette place, et le pauvre diable nenous empêchera point de passer.
Sa main atteignit la clé et la portes’ouvrit.
Il alla tout d’un temps à maître Bertrand etlui prit le poignet qu’il trouva inerte.
– Il arrive souvent malheur aux gens de sasorte, pensa-t-il, et pourtant, selon la renommée, celui-ci étaitadroit comme un singe. Il ne s’est pas noyé puisque ses vêtementssont intacts : comment donc est-il mort ?
Il appela de nouveau :
– La Pistole ! où donc es-tu ?
Son regard connaisseur parcourut le pourpointde maître Bertrand au côté gauche duquel il y avait une toutepetite piqûre.
– Oh ! oh ! s’écria Fortune, c’estle même coup que Guillaume Badin !
Il écarta vivement le pourpoint, la veste,puis la chemise, et se pencha sur la poitrine de maître Bertrandqui était percée un peu à droite du cœur.
– La même plaie que Guillaume Badin, ditencore Fortune.
Il resta tout pensif.
– Ah ça ! ah ça ! se dit-il après unmoment, pourquoi la figure bouffie de ce Chizac danse-t-elle devantmes yeux avec son tic et les deux vessies qu’il a sous lapaupière ? On ne tue pas quand on est si riche … Mais il y aaussi l’histoire de La Pistole, arrêté après ce déjeuner chezChizac… Où diable est-il cet innocent de La Pistole ?
C’était vraiment une bonne âme. Il sortit ducaveau, appelant toujours son compagnon à voix basse ; ilremonta l’escalier tournant et traversa la galerie jusqu’au boyauoù il appela encore.
– Allons ! se dit-il, les opinions sontlibres et je ne peux pas emmener ce nigaud malgré lui. Replaçonstoujours la dalle, au cas où il passerait quelque ronde, car je nesuis pas encore dans la rue, et Dieu sait le temps que je vaismettre à sortir de ce caveau !
La dalle fut remise en place, après quoiFortune regagna la Morgue dont il referma la porte intérieure àdouble tour.
En rentrant, il lui sembla que la position ducorps de l’inspecteur était tant soit peu changée, mais il attribuace fait à l’examen qu’il avait opéré lui même, et aussi peut-être àquelque jeu de la lumière. Il s’agissait maintenant desortir ; Fortune ne s’occupa plus autrement de maître Bertrandet donna toute son attention à la fermeture extérieure d’une grandemontre qui permettait aux gens du dehors de reconnaître lescadavres exposés.
Ce n’était plus ici comme du côté del’escalier tournant ; la devanture vitrée était défendue parun grillage.
Et, au lieu d’être fermée en dedans, laserrure avait sa clé au dehors à cause du gardien, dont la logeétait sous le vestibule.
Fortune vit tout cela d’un coup d’œil, et cefut un peu le supplice de Tantale, car le vestibule, grand ouvert,laisse voir à dix pas la tête du pont où la lune jouait sur lespavés mouillés.
Sans beaucoup d’espoir, notre cavalier éprouvale châssis de la cloison vitrée ; il était robuste, mais lessolides madriers résistèrent, aussi fermes qu’une muraille.
– Est-ce que maître La Pistole aurait euraison rentrer dans son trou ? se demanda-t-il avecinquiétude : Être venu jusqu’ici et rester sot devant cesplanches, ce, serait pour en mourir de honte !… Cherchons.
Il tourna le dos au châssis et parcourut lecaveau dans le vague espoir de trouver une autre issue.
Tout d’abord il se rendit à la meurtrière paroù pénétrait la lumière de la lune.
C’était une fente étroite et longue, destinéeà fournir de l’air, dont le lieu avait terriblement besoin.
Fortune essaya d’y passer la tête, mais lespierres trop rapprochées arrêtèrent ses tempes.
De ce côté, la fuite était absolumentimpossible.
En outre de la meurtrière, il n’y avait aucunecommunication avec le dehors.
Le caveau était de forme ronde, sauf le pancoupé que formait la devanture ; il occupait lerez-de-chaussée de la tour du coin, à quelques pieds seulementau-dessous du niveau de la rue. Les murailles en étaient d’uneépaisseur considérable dont la meurtrière elle-même en donnaitl’exacte mesure.
Maître Bertrand était évidemment le derniervenu. Les deux autres, un homme et une femme, n’avaient déjà plusfigure humaine, et quand Fortune les examina de plus près ils’éloigna de leurs tables avec horreur.
Ce mouvement lui fit heurter une corde quipendait de la voûte et qu’il n’avait point aperçue.
Il leva la tête et vit au-dessus de la lampe,pendue à la voûte, une cloche d’assez forte dimension que la cordeétait destinée à mettre en branle.
C’est ce qu’on appelait « la cloche depitié ».
Fortune resta une bonne minute immobile àregarder la cloche. Son imagination travaillait.
– C’est chanceux ! se dit-il en secouantla tête, et je n’aime pas beaucoup jouer avec ces choses-là, maisquand on n’a pas le choix… La mule du pape ! j’en serai quittepour faire dire des messes la prochaine fois qu’il me tombera del’argent.
En acompte sur les messes ainsi promises, ilfit d’abord un grand signe de croix, et, tournant autour destables, il se rapprocha de feu maître Bertrand, qu’il examina, denouveau.
Le résultat de cet examen ne fut passatisfaisant.
– Corbac ! pensa-t-il, rien à faire de cecôté ! On ne me prendra jamais pour ce drôle qui avait en sonvivant une physionomie commune et bourgeoise au dernier point. Ilvaut mieux jouer le tout pour le tout, et me déguiser en spectredes pieds à la tête.
Ce n’était pas là, il faut bien le confesser,une aventure séduisante, et notre cavalier en dépouillant lestementses habits éprouva plus d’un frisson qui n’était point produit parle froid humide du lieu.
Pour contenir son courage, ilpensait :
– Maintenant que ce pauvre chevalier est àtous les diables, notre pauvre Aldée n’a plus que moi, et, si jefais le dégoûté, ce misérable vampire de Richelieu la croqueracomme une alouette !
En fait de guenilles sépulcrales, il y avaitun choix énorme. Fortune prit au hasard parmi les lambeauxéparpillés sur les bancs ce qu’il fallait pour sa toilette.
Il n’avait pas seulement à sa disposition lesdiverses pièces de son sinistre costume, il avait aussi le modèle àimiter, et au bout d’un quart d’heure, après avoir aplati sescheveux ramenés en mèches rigides sur ses joues ; il put secomparer lui-même sans trop de désavantage au cadavre du sexemasculin qui était étendu sur l’une des tables.
Il prit ce cadavre par les épaules, promettantune messe ou deux de plus pour cette profanation, et le fit glisseren dedans de la table, du côté opposé à la grande montre. Cettebesogne étant achevée, il prit la corde à deux mains et mit enbranle la cloche de pitié, dont les vibrations tristes emplirent lecaveau.
Notre cavalier avait la sueur froide auxtempes et frémissait jusque dans la moelle de ses os. Le rayon delune qui glissait sur le visage bleui de la femme assassinée luimontra comme un bizarre sourire, et la tête de feu maître Bertrandlui sembla s’éveiller, prête à tourner sur lui ses regardsétonnés.
Il attendit la moitié d’une minute.
Un bruit se fit au-dehors vers la loge dugardien ; des voix appelèrent et se répondirent.
Puis une lumière parut à la fenêtre de la logequi regardait la grande montre.
Fortune s’était accroupi derrière la table dumilieu et ne pouvait être vu du dehors.
Il pesa de nouveau sur la corde et la clochede pitié tinta pour la seconde fois.
La porte de la loge s’ouvrit. Un homme encamisole de nuit et coiffé d’un bonnet de coton qu’un ruban violetserrait chaudement sur ses oreilles, sortit avec précaution ;il tenait une arquebuse dans sa main droite et une longue épée danssa main gauche.
Derrière lui venaient deux vieilles femmes,dont l’une était armée d’une broche et l’autre d’un coutelas.
Derrière les deux vieilles femmes, un grosvalet à cheveux rouges se montra, brandissant un merlin à fendre lebois.
Cette troupe, dont l’apparence ne laissait pasd’être formidable, se rangea en bataille devant la grande montre etsembla attendre un nouvel appel.
– Corbac ! pensa Fortune, si c’est commecela qu’ils viennent au secours des moribonds !… Mais le vinest tiré, il faut le boire.
Et, pour la troisième fois, caché qu’il étaitderrière la table, il agita la cloche de pitié.
L’armée, qui se rangeait en bataille sous levestibule, était ainsi composée : maître Magloire Séverin,gardien juré et greffier des écritures de la Morgue ;Françoise Jodelet, sa femme légitime ; Anne-Gertrude Séverin,sa sœur aînée, et Denis Museau, son valet.
Anne-Gertrude Séverin, qui était demoiselle àplus de cinquante ans qu’elle avait, s’était réveillée en sursautau premier son de cloche ; elle avait appelé Magloire Séverin,son frère, qui avait secoué Françoise Jodelet laquelle gardaittoujours dans la ruelle de son lit une gaule pour mettre un terme,vers 4 heures du matin, au sommeil de Denis Museau, ledomestique.
Denis Museau avait allumé la chandelle.
Et la chandelle allumée avait éclairé quatrefaces bouleversées, et si blêmes qu’elles s’étaient fait peur lesunes aux autres.
L’armée sortit donc en bon ordre avecl’intention d’assommer ou de hacher tout mort qui se permettrait debouger.
Arrivé sous le vestibule, Magloire dit d’unevoix qui tremblait un peu :
– Je ne vois rien.
Et les autres, plus affirmatifs,répondirent :
– Il n’y a rien !
En effet, derrière la montre, la lampesépulcrale éclairait l’immobilité la plus complète. Mais, en cemoment, la cloche de pitié tinta pour la troisième fois.
– J’ai vu remuer la corde ! s’écriaAnne-Gertrude, dont les cheveux gris se hérissèrent sur soncrâne.
– Il y a quelqu’un derrière la table, ajoutaFrançoise Jodelet, prête à s’évanouir.
Denis Museau dit en frissonnant de tous sesmembres :
– Le mort du milieu manque !
Ces derniers mots portèrent au comblel’épouvante de l’armée. Il n’y avait pas à dire non ; le mortdu milieu manquait.
– Il faut rentrer et se barricader, conseillaFrançoise Jodelet. Mais Anne-Gertrude, qui était une fille decourage, s’écria :
– Mon frère Magloire, il s’agit de se montrer.Vous avez des ennemis et des gens qui souhaitent votre place ;faites les sommations voulues et procédons par la force.
Magloire n’hésita pas ; il était à lahauteur de ses fonctions.
– De par le roi, dit-il à haute etintelligible voix et en faisant sonner la crosse de son arquebusecontre le pavé, il est enjoint au mort du milieu…
Il s’arrêta, soupçonnant vaguement qu’il yavait peut-être quelque ridicule au fond de sa situation.
– Eh bien ! fit Anne-Gertrude.
– Denis, ordonna le gardien juré, introduisezla clef dans la serrure et que chacun se tienne prêt à faire sondevoir.
Ce fut un instant solennel. Denis Museauouvrit la porte de la Montre et ressaisit vivement son merlin.Magloire mit son arquebuse en joue.
Anne-Gertrude qui, comme elle le dit plus tardbien des fois, avait fait le sacrifice de sa vie, saisit sa brocheà deux mains et la croisa comme une hallebarde, tandis queFrançoise Jodelet, plus timide, se cachait derrière elle avec soninoffensif coutelas.
Rien ne bougea cependant à l’intérieur ducaveau.
En ces moments suprêmes, la plus cruelle detoutes les souffrances, c’est l’attente. Le pauvre Magloiresoufflait et suait.
Changeant de formule et laissant le roi decôté pour prendre son point d’appuis haut, il déclara :
– Au nom du Père, du Fils et duSaint-Esprit ! « vade retro Satanas ! », où estle mort du milieu ?
Pour toute réponse, un silence complet etl’immobilité de la tombe.
Un accès de courage désespéré monta au cerveaude Magloire, il lâcha son arquebuse et mit l’épée à la main encriant :
– Il faut aller au fond de ce noir mystère, etvoir ce qu’il y a derrière les tables. Qui m’aime mesuive !
Il s’élança en avant, tournant autour de latable qui supportait le corps de maître Bernard ; Denis Museaufit le tour en sens inverse avec son merlin levé. Il ne restaitauprès de la porte que les deux femmes.
Mais à ce moment la cloche de pitié se mit àcarillonner à pleine volée, et le mort du milieu se leva de sonhaut, cachant sa figure derrière les grandes mèches de sescheveux.
Magloire et Denis s’arrêtèrent l’un à droite,l’autre à gauche ; les deux femmes tombèrent sur leurs genouxen murmurant des patenôtres.
Le mort du milieu, cependant, doué d’uneagilité vraiment surprenante, surtout si l’on considère l’état dedécomposition déjà fort avancé où on l’avait laissé la veille, sependit à la corde, prit du champ et passa par-dessus la table pouraller tomber auprès du seuil, qu’il franchit en poussant un cri devictoire.
Anne-Gertrude avoua depuis qu’elle ne s’yconnaissait pas, il est vrai, mais que malgré les lambeaux,repoussants dont il était couvert, ce mort du milieu lui avait paruavoir la taille bien prise et la jambe agréablement tournée.
On le vit danser sur les pavés mouillés quebrillantaient les rayons de la lune et enfiler le pont au Change,où il se perdit dans les ténèbres comme un vrai fantôme qu’ilétait.
Magloire Séverin était payé par le roi pourgarder les cadavres du caveau de la Montre ; il ne peut moinsfaire que de s’élancer à la poursuite de ce défunt qui allaitrendre ses écritures presque impossibles. Toutefois à la tête de safamille fidèle, il traversa la place du Châtelet, le pont au Changeet même une partie de la rue de la Barillerie ; mais, comme iln’avait point pris le temps de prendre ses chausses, il dut sonnerla retraite dans la crainte de gagner un rhume.
Ils revinrent tous et rentrèrent dans lecaveau pour chercher au moins les traces du mystérieux fuyard.
Là, une surprise nouvelle les attendait, deuxsurprises et même trois en comptant les habits de Fortune quiétaient éparpillés sur le sol.
Il n’y avait plus personne sur la table depierre où gisait encore tout à l’heure feu l’inspecteurBertrand.
Et le mort du milieu, qu’on avait vu sauterpar-dessus la table, était paisiblement étendu sur le carreau,incapable assurément de se livrer à aucune gymnastique.
Le greffier juré et sa famille, après avoirrefermé la Montre, rentrèrent dans la loge et passèrent le restantde la nuit à chercher en vain le mot de cette lugubre charade.
Pendant cela, notre cavalier Fortune couraitles quai sous ses guenilles de spectre et regrettait déjà d’avoirpris tant de peines pour passer sur le ventre de l’armée Séverin.Il se disait : «Avec de semblables adversaires, je n’avais pasbesoin de quitter mes habits ; et que faire dans Paris, àcette heure, sans un rouge liard dans la poche, avec les loquesimpures qui me couvrent le corps ?
Dix minutes auparavant, pour acheter laliberté, il eût consenti à voyager tout nu pendant unesemaine ; mais nul d’entre nous n’est parfait, et Fortune secroyait en droit d’adresser les plus vifs reproches à son étoile,qui ne lui avait point conseillé de garder au moins ses chausses etsa chemise.
Son costume de noyé n’était pas cependantd’une scrupuleuse exactitude car il avait conservé ses bonssouliers neufs qui permettaient d’aller grand train sur le pavé. Lanuit était claire, mais il n’y avait personne sur les quais etFortune comptait sur son fantastique accoutrement pour écarter lespassants effrayés.
Il s’arrêta pour la première fois au bout dupont Saint-Michel, après avoir traversé la Cité tout entière ;il écouta pour savoir s’il était poursuivi. Derrière lui aucunbruit ne venait, et les alentours étaient si calmes qu’il pouvaitentendre, le murmure de l’eau coulant sous le pont.
Vais-je tourner à droite ou à gauche ? sedemanda-t-il.
À gauche, il y avait un refuge ; c’étaitle logis de Muguette. Si misérable que fût son accoutrement,Fortune était bien sûr de n’être point repoussé chez Muguette.
Et pourtant il ne tourna point à gauche etpoursuivit sa course à grands pas dans la direction contraire.
– Corbac ! se disait-il en arpentant lequai, je suis le bienfaiteur de cette enfant là, c’est vrai, et jen’ai point à me gêner, je ne suis en vérité point vêtu selon leslois de la décence, et j’emporte avec moi l’odeur de ce caveau. Sije suis destiné à faire un jour ou l’autre cette folie de prendrefemme il y a gros à parier pour Muguette, et je ne veut pointqu’elle me voie jamais autrement que sous un aspect galant et même,s’il se peut, héroïque.
Il dépassa la tête du Pont-Neuf, à l’autrebout duquel une patrouille du guet chevauchait paisiblement encausant amour et politique.
Le guet fait songer aux voleurs. Fortune, nousdevons l’avouer à son blâme, eut bien un peu l’idée de faire lachasse aux bourgeois attardés afin de conquérir au moins uncostume.
Mais une pensée plus folle encore avait prispossession de son cerveau ; il s’était mis en tête de pénétrerchez Thérèse Badin, dont la demeure était désormais touteproche ; il avait même ébauché un plan, dont l’extravagantenaïveté plaisait à son imagination.
Il comptait frapper bravement à la porte del’hôtel coquet, acheté par la fille de Guillaume Badin, et traiterles valets de Thérèse comme il avait fait pour la familleSéverin.
La plume est lente, nous avons mis beaucoup detemps à raconter dans ses détails l’évasion de notrecavalier ; mais, par le fait, les événements avaient marchétrès vite, et quand Fortune arriva devant l’hôtel de Thérèse Badin,au coin de la rue des Saint-Pères et du quai, minuit venait desonner à l’horloge des Quatre-Nations.
Fortune tourna bravement le coin de la rue,mais il s’arrêta interdit à la vue d’un beau carrosse arrêté à dixpas de lui.
Le cocher et le laquais de ce beau carrosseavaient quitté leurs sièges et s’entretenaient à la porte même del’hôtel.
Fortune fit un coude et passa comme un trait,bien heureux de n’avoir pas été aperçu par cette valetaille. Ilrôda un instant sur le quai, allant et venant, car il n’avait plusde but.
Derrière l’hôtel de Thérèse s’étendait un murassez long, mais peu élevé, qui entourait un jardin pris, commel’hôtel lui-même, sur les anciens terrains du Pré-aux-Clercs. Notreami Fortune se dit après mûre réflexion :
– Il importe que j’entre par-devant oupar-derrière.
Et, prenant son élan, il fit un saut que n’eûtpas désavoué le petit Bourbon lui-même. Ce saut, bien calculé,l’accrocha des deux mains au faite de la muraille, et, l’instantd’après, il retombait sur une plate-bande fraîchement labourée àl’intérieur du jardin.
C’était déjà quelque chose, Une fois là ;il n’avait plus à redouter la curiosité des passants.
Il pénétra sous une belle allée de tilleulstaillés et commença une promenade qui eût été fort agréable à deux,si le sort lui eût voulu rendre un pourpoint et des chausses.
Il se disait, toujours plein de sens dans sesréflexions :
– J’entendrai bien partir le carrosse, et ilsera temps alors de prendre mes mesures.
Fortune quitta son allée de tilleuls ettraversa le parterre pour se rapprocher de deux fenêtreséclairées.
Quand il fut en face des deux fenêtresilluminées, il vit sur l’une d’elles, dont les carreaux étaientdoublés par une draperie en mousseline des Indes, deux silhouettesqui se détachaient comme une paire d’ombres chinoises.
C’était d’abord la taille d’une jeune femmesvelte et hardie, c’était ensuite quelque chose de gros etd’informe qui pouvait bien être un homme chargé d’obésité.
– Il n’y a pas à dire, pensait Fortune, cettefille-là est belle à faire perdre la tête, et je la crois bonnepar-dessus le marché. Mais qui donc est ce galant qui semble d’iciplus gros qu’un éléphant ?
Fortune devait attendre un peu la réponse àcette question indiscrète ; il eut le temps de faire plus d’untour dans le parterre et de voir bien des fois la double silhouettegrandir ou disparaître sur le rideau.
La dernière fois, le couple s’arrêta uninstant tout près de la fenêtre. Thérèse se tenait droite etrejetait sa charmante tête en arrière ; le gros galant, aucontraire, se courbait en deux, et sur la mousseline, le profil deson dos était rond, comme celui d’un ballon.
Fortune le vit qui prenait respectueusement lamain de Thérèse et qui la portait à ses lèvres, je ne sais pas s’ilfut jaloux, mais il jura un peu la mule du pape.
Après ce baise-main, la lourde silhouette dugalant s’exagéra en tous sens pour disparaître définitivement.
Thérèse restait debout auprès, de lafenêtre.
Au bout d’une minute écoulée, Fortune putentendre le bruit de la porte cochère qui s’ouvrait puis serefermait ; il y eut quelques mots prononcés à haute voix dansla rue, et le carrosse roula au grand trot vers le Pont-Neuf.
C’était le moment. Fortune se rapprocha de lamaison et lança son bouquet vers les carreaux. ; mais lebouquet, trop léger s’arrêta à moitié route.
– Thérèse ! appela Fortune.
Sa voix n’alla pas plus loin que le bouquet,car la silhouette s’éloigna des rideaux.
– La peste ! pensa notre cavalier ;il ne faut pourtant pas qu’elle s’aille coucher commecela !
Et, sans plus de façon, il prit à ses piedsune pleine poignée de gravier, qu’il envoya dans les carreaux.
Presque aussitôt après, la fenêtre s’ouvrit etThérèse parut au balcon.
Qui est là ? demanda-t-elle toutbas ; d’une voix ferme et exempte de frayeur. – C’est moi, lecavalier Fortune, répondit ce dernier. Thérèse murmura – Je pensaisà vous. Elle rentra et la porte fut refermée.
Fortune se frotta les mains de tout soncœur.
– Avec cette belle fille-là, se dit-il, leschoses vont toujours comme sur des roulettes ! elle ne prendpas de gants ; elle ne cherche jamais midi à quatorze heures.Je parie qu’elle va trouver moyen de m’habiller de pied en cap sansmême envoyer chez le fripier !
Et ce n’est pas mal aisé, interrompit-il, car,au pis aller, je prendrais les vêtements d’un de ses valets pourgagner la boutique de maître Mathieu, rue des Deux-Mules, quim’accommodera à miracle, pourvu que j’aie de l’argent.
Une porte située immédiatement sous lesfenêtres éclairées s’ouvrit.
– Et du diable, continua Fortune, si ellerefuse de me prêter quelque argent sur ma bonne mine !
Ce dernier mot cependant le fit réfléchir,car, au lieu de rester au milieu de l’allée, il sauta par-dessusune plate-bande et se réfugia derrière une boule de lilas.
– Où êtes-vous ? demanda en ce momentThérèse.
– Ceci mérite explication, répondit Fortune.Je me suis échappé voici une heure des prisons du Châtelet et celane se fait pas comme on veut. Je n’ai pas la toilette qu’il fautpour me présenter devant une dame.
– Vous n’avez gagné qu’une nuit, répliquaThérèse ; demain matin, vous auriez été mis en liberté.
– Par vos soins ?
– Par mes soins.
– La mule du pape ! s’écria notrecavalier, on m’avait bien dit que vous aviez le braslong !
Thérèse sortait en ce moment de l’ombre portéepar la maison, et la lumière de la lune l’éclairait.
Fortune vit qu’elle était en grand deuil.
– Si j’osais, reprit-il, je vous dirais quej’ai été étonné de ne vous point voir hier dans ma prison.
– J’ai songé d’abord à mon père, réponditThérèse ; mais vous m’avez dit : « Je vousaime », à une heure et en un lieu que je n’oublieraijamais.
– Ceci mérite encore explication, vouluinterrompre notre cavalier.
Mais elle l’arrêta ; disant avec quelqueimpatience :
– Montrez-vous, s’il vous plaît. Qu’importe lecostume ?
– Corbac ! répondit Fortune, il importedu moins d’avoir un costume quelconque, et à part mes souliers quej’ai eu la précaution de garder :…
– Vous vous êtes sauvé à la nage ?demanda Thérèse.
– Je me suis sauvé en noyé, répondit Fortune,et j’y pense, je mettrais aussi bien une robe qu’unpourpoint ; tout ce que je désire, c’est d’être couvert pourla décence, d’abord, ensuite pour un petit vent frais qui va medonner le mal de gorge.
Thérèse resta un moment pensive.
– Vous n’aviez dans Paris personne autre quemoi chez qui vous réfugier ? demanda-t-elle.
– Oh ! si fait, répondit Fortune, mais jene sais pas comment vous dire cela : je n’ai pas honte deparaître devant vous dans une position malheureuse ou ridicule.
Thérèse lui montra de la main un pavillonsitué à l’autre extrémité du parterre et dit :
– Entrez-là, je vais vous apporter desvêtements.
Elle se dirigea en même temps vers lamaison.
Fortune attendit qu’elle eût passé le seuil ettraversa de nouveau le parterre pour gagner le pavillon dont laporte était ouverte.
– Vous êtes là ? demanda en dehors lavoix de Thérèse déjà revenue.
– Je suis là, répondit Fortune.
Tenez, reprit Thérèse, qui lança un paquetdans le pavillon, voici des habits : ce sont ceux de monpère.
Fortune fut frappé.
– C’est bien cela ! dit-il, et si cen’est pas une épreuve, je vous remercie.
– Ce n’est pas une épreuve, répondit la Badinde sa voix ferme et froide. J’ai besoin de causer avec vous,dépêchez ! Vous me trouverez dans l’allée des tilleuls.
Le pavillon était une salle de bains.Quoiqu’il n’eût qu’un rayon de lune pour voir à faire sa toilette,notre cavalier ne fut pas long. Après une large ablution qui effaçadéfinitivement les traces de son passage dans le caveau, il revêtiten un clin d’œil les habits de Guillaume Badin et sortit à larecherche de Thérèse.
Thérèse l’attendait sous les arbres. Elle luilaissa prendre sa main, qui était glacée comme un marbre.
– Je ne suis pas un grand clerc, dit Fortunedont la voix était sincèrement émue, et du diable si je sauraisexpliquer ce que j’éprouve pour vous, mais quand je vous aidit : « Je vous aime », c’était la vérité, et sivous avez besoin de mon sang, prenez-le.
La Badin répondit :
– J’ai besoin de venger mon père.
– Alors, vous ne m’aimez pas ? demandaFortune avec un singulier accent où il y avait presque de lajoie.
Comme elle tardait à répondre, ilajouta :
– C’est que, voyez-vous, si vous m’aviez aimé,je sens que je serais devenu fou. Or, de plus fins que moipourraient vous expliquer la chose, moi je me borne à vous direceci : « Je crois qu’il y a une autre femme qui me tientau cœur encore plus que vous ; je crois que cette femme-là, ouplutôt cette chère fillette car c’est presque une enfant, s’enirait mourant si je ne l’aimais pas… et peut-être que je nel’aimerais pas si vous m’aimiez.
Thérèse répondit enfin :
– Vous êtes un brave garçon.
Il faut aimer celle qui vous aime.
Mais en achevant cette phrase ambiguë, unsoupir lui échappa.
– En un mot comme en mille, demanda Fortunebrusquement, m’aimez-vous, oui ou non ?
Certes, les belles dames qui l’avaient prispour le duc de Richelieu ne s’y seraient pas trompées en ce moment.M. le duc avait une autre manière de faire sa cour.
Thérèse Badin eut un sourire triste.
– Mon père et moi, dit-elle, nous étions toutl’un pour l’autre. C’était un grand, c’était un bel amour, et il mesemblait qu’aucun autre amour ne pouvait entrer dans mon cœur. Onne le connaissait pas, mon père ; pour tout le monde il a été,pendant de longues années, le pauvre artiste qui vendait son talentpour un morceau de pain au maître de musique de l’Opéra ; pourtout le monde encore et pendant quelques jours, il a été un fou quele démon du jeu possédait. Mon père n’a jamais montré le fond deson âme qu’à ma mère, qui est morte quand j’étais encore un enfant,et à moi dès que j’ai eu l’âge de comprendre. Mon père était unnoble esprit, un cœur d’or ; mon père ne ressemblait pas plusà tous ces hommes que j’ai vus passant et bourdonnant autour de moique cette blanche lumière de l’astre qui est au ciel ne ressembleaux lueurs fumeuses d’un flambeau. Tant que j’ai eu mon père, il neme restait rien à désirer en ce monde, et pourtant c’est bien vrai,une inquiétude s’est emparée de moi un jour, une folie a saisi moncerveau, un trouble s’est rendu maître de mon cœur ou de messens : c’est mon secret, je ne le dois à personne et je ne levous dirai pas : Mon père est mort de cette maladie qui achangé mon être. J’essayais de monter, j’essayais de grandir pourmettre mon sourire au niveau des regards d’un homme. Je ne saisplus si je hais cet homme ou si je l’aime.
– Et moi, belle dame, interrompit Fortune, jeveux être brûlé vif si je comprends un mot de votre histoire !À moins, interrompit-il vivement et comme s’il eût été frappé d’uneidée subite, à moins qu’il ne s’agisse encore de cette détestableressemblance !
Les beaux yeux de Thérèse se baissèrent etnotre cavalier crut la voir pâlir.
– Vous n’êtes pas pour moi le premier venu,reprit-elle doucement, je vous l’ai déjà prouvé par trois fois.N’essayez point de percer un mystère qui est peut-être au-dessus devotre portée. Quel qu’ait été mon caprice, mon amour, si vousvoulez, le charme est rompu, je le crois, je l’espère. Ma vie adésormais un autre but ; j’ai besoin d’aide, voulez-vous meservir ?
– Eh bien ! par la corbleu ! s’écriarondement Fortune, vous me tirez d’un mortel embarras, et jereconnais là mon étoile ! Assurément un cavalier tel que moine se gêne pas pour voltiger de belle en belle, comme un papillonqui fait son choix entre les fleurs ; mais depuis que j’airevu certaine jeune fille que j’avais laissée enfant lors de mondépart pour les pays d’aventure, j’ai le caractère bien changé etje ne me reconnais plus moi-même. C’est marché conclu, je vousservirai de mon épée et de mes conseils, et voici mon premierconseil : si j’ai bien compris votre parabole, vous nourrissezou avez nourri quelque joli caprice pour cet ogre blanc et rose quiest maintenant à la Bastille ?
Thérèse secoua la tête lentement etdit :
– Vous avez mal compris.
Puis elle ajouta :
– Si vous voulez parler de M. le duc deRichelieu, il est en liberté depuis quarante-huit heures.
– Alors, que Dieu nous protège ! s’écriaFortune ; il a eu déjà le temps de mettre en train quelquenoire diablerie ; mais un bon averti en vaut deux ; jesais sur quel chemin lui couper le passage, et quand le diable yserait, je ne me sens pas plus de répugnance à couper la gorge d’unduc et pair qu’à tordre le cou d’un canard !
Ils avaient quitté l’allée des tilleuls ettraversaient le parterre pour se rapprocher de la maison.
– Si vous me servez, dit Thérèse, il faudraêtre à ma disposition quelle que soit l’hure du jour ou de lanuit ; je ne vous laisserai pas le temps d’accomplir une autrebesogne.
Fortune haussa les épaules etrépliqua :
– Deux autres besognes s’il le faut, ma bellepatronne, et trois aussi, et dix au besoin ! Vous neconnaissez pas l’homme que votre bonne chance a jeté sur votreroute ! Tout en faisant vos affaires, j’ai une princesse àprotéger et à doter, un prince à délivrer et à marier, et,par-dessus le marché, ma propre personne à garer contre les gens dela police, sans compter ce pauvre La Pistole, à qui je veux dubien, et ce duc de malheur avec qui je veux me rencontrer nez à nezun jour ou l’autre. En conséquence de quoi je vous prierai dem’indiquer la chambre ou je dois reposer, car j’ai grandementsommeil, et il faut que je sois debout demain matin à la belleheure.
Ils étaient entrés à l’hôtel par la petiteporte qui s’ouvrait sous les deux fenêtres éclairées. L’escalierqu’ils montèrent les conduisit précisément dans la chambre danslaquelle Fortune avait vu deux ombres se dessiner sur les rideaux.Il entra sans façon, comme il faisait toute chose, et promena sonregard réjoui sur le luxe coquet de cette pièce qui servait depetit salon.
– La mule du pape ! dit-il en se laissanttomber, de son haut sur les coussins rebondis d’une bergère, jeserai ici tout aussi bien qu’ailleurs, et si vous n’avez pasd’autre chambre à me donner, je me contenterai pour la nuit decette retraite. Je suis si las que je ne vous demanderai même pas àsouper.
Thérèse, qui était toute rêveuse, jeta sur luiun regard et détourna les yeux. Elle avait pris un flambeau ets’apprêtait à se retirer, lorsque Fortune dit tout àcoup :
– J’allais oublier de vous demander le nom dugros galant qui m’a fait croquer le marmot ici dessous dans leparterre.
– Si nous parlons de celui-là, prononçaThérèse à voix basse, vous ne dormirez peut-être pas delongtemps.
– Allez toujours.
Il croisa ses jambes l’une sur l’autre et serenversa voluptueusement.
– La personne qui sort d’ici, murmura Thérèse,est Chizac-le-Riche.
– Ah bah ! fit notre cavalier, voici unbonhomme qui s’arrange de manière à ce que j’entende parler de luibien souvent !
– Il venait me rendre compte, réponditThérèse, des recherches qu’il a faites pour retrouver l’assassin demon bien-aimé père. Il m’a parlé de vous.
– En vérité ? J’ai idée, moi, que je vousparlerai de lui un jour ou l’autre.
– Il ne vous accusait pas formellement,poursuivit Thérèse.
– De sa part, c’est bien de labonté !
– Mais, poursuivit encore la belle Badin, ilgarde un doute à cause de ce La Pistole dont vous avez prononcé lenom tout à l’heure et qui est maintenant sous la main de lajustice.
– Pauvre mouton ! murmura Fortune. Vousqui êtes une personne d’esprit, Thérèse, que pensez-vous de ceChizac ?
– Il a gagné quatre millions avant-hier,répliqua la Badin, deux hier dans la matinée, et l’après-midi, il afait une rafle de cinq millions.
– Onze millions en quarante-huit heures,supputa Fortune, c’est un assez joli denier. Je ferai de mon mieuxpour me procurer un bout de la corde qui le pendra.
Les regards brillants de Thérèse étaient surlui.
– Avez-vous un soupçon ? prononça-t-elletout bas.
Et comme Fortune tardait à répondre, elleajouta :
– Ce n’est pas possible ! il est siriche !
– C’est vrai, il est si riche ! Et à vraidire je n’avais pas de soupçons.
– Mais alors pourquoi a-t-il tendu un piège àce pauvre La Pistole ?
Une flamme sombre était dans les yeux deThérèse.
– Il y a quelqu’un, dit-elle, qui répondra àcette question.
– Et ce quelqu’un là ?
– C’est maître Bertrand, l’inspecteur.
– Sang de moi ! dit Fortune en seredressant d’un saut, j’avais oublié cet original !
– Il est adroit, poursuivit Thérèse, il esthardi…
Fortune l’interrompit et acheva :
– Il est mort !
Thérèse ouvrit ses yeux tout grands et sesouleva, les deux mains crispées sur les bras de son fauteuil.
– Il est mort, répéta-t-elle ;l’inspecteur Bertrand est mort !
En quelques paroles Fortune lui raconta safuite et son passage dans le caveau de la Montre.
– Il avait été déposé à la hâte sur la tablede pierre, acheva-t-il, et il n’était pas même étendu comme ilfaut. Sa blessure ressemblait à celle de Guillaume Badin.
– Vous croiriez ?… commença Thérèse dontla pâleur était livide.
– Je crois comme vous, interrompit Fortune,que l’inspecteur Bertrand était un homme adroit et hardi. Peut-êtreen savait-il trop long.
Thérèse frissonna et pensa touthaut :
– Mais pourquoi ? pourquoi ?… unhomme si riche !
Fortune hocha la tête et conclut :
– Je vous l’ai dit : c’est trèscurieux ; et il y aura plaisir à débrouiller cetteaffaire-là.
Après une heure écoulée, le cavalier Fortuneet Thérèse Badin étaient encore assis en face l’un de l’autre dansle boudoir charmant, dont les coquettes richesses formaient uncontraste étrange avec le deuil de la belle fille et la couleursombre de l’entretien.
Mais c’était à Chizac-le-Riche et au meurtresi imprévu de l’inspecteur Bertrand que la conversation revenaittoujours.
– C’était sur lui que je comptais, dit Thérèseen parlant de maître Bertrand ; il y avait quelque chose enmoi qui me criait : celui-là en sait plus long qu’il ne veutle dire…
– Il en savait si long, interrompit Fortune,qu’il en est mort.
Là-dessus sa tête roula sur le dos de labergère, et il s’endormit profondément. Thérèse ne parla plus. Sabelle tête pensive s’inclina sur sa main. Elle songea ainsilongtemps, et des larmes vinrent au bord de ses paupières.
La tête du cavalier Fortune, renversée dansles grandes masses de ses cheveux, était frappée en plein par lalumière.
Thérèse se prit à le regarder et la lignefière de ses sourcils eut un froncement douloureux.
– C’était pour me rapprocher de lui,murmura-t-elle, c’était pour briller, non pas autant que lui, maisassez pour qu’il pût m’apercevoir dans la foule… Mon père est mortde cela : c’est lui qui a tué mon père !
Oh ! fit-elle en pressant à deux malinssa poitrine, que je voudrais le haïr !
La pendule sonna deux heures après minuit.Thérèse se leva et prit un flambeau.
Avant de s’éloigner, elle s’approcha deFortune, dont elle éclaira les traits pour le contempler encore unefois longuement. Puis elle s’inclina sur lui jusqu’à ce que sabouche effleurât le front de notre cavalier, qui tressaillit sousce baiser.
Je ne sais comment exprimer cela : dansle regard profondément triste de Thérèse Badin quelque chose disaitque ce baiser n’était point pour le cavalier Fortune. Avant de seretirer, elle prit sa bourse qu’elle glissa dans une des poches dupourpoint qui avait appartenu à son père.
Puis elle traversa le salon à pas lents etgagna la porte qui donnait entrée dans sa chambre à coucher.
Il était environ six heures du matin quandFortune s’éveilla en sursaut.
Il se leva, il s’élança, il frappa, il secouala porte, il appela ; mais la porte résista ; et en unclin d’œil sa voix retentissante mit sur pied tous les domestiquesde l’hôtel.
Ceux-ci arrivèrent et quand Fortune leurdénonça la présence d’un intrus dans la maison, valets etchambrières restèrent à le regarder avec de grands yeuxétonnés.
Le maître d’hôtel, car Thérèse Badin n’avaitpas encore d’intendant, se fit l’interprète de la surprise généraleet dit :
– Comment êtes-vous ici pour voir ce qui s’ypasse, mon maître ? Nul d’entre nous ne vous a jamais vu, etpersonne ne vous a ouvert la porte pour entrer.
Nous n’osons pas dissimuler que Fortunen’était point préparé à ces questions indiscrètes.
Une fille de chambre ajouta :
– Si je n’ai pas la berlue, ce brave a sur lecorps les hardes de feu Guillaume Badin, le pauvredéfunt !
Et tout le monde s’approcha pour reconnaîtrele haut-de-chausses, la veste et le pourpoint de l’ancienne bassede viole de l’Opéra.
– Que faites-vous ici ? Qui vous aintroduit ? Qui êtes-vous ?
Ces questions se croisèrent, et la voixmagistrale du majordome, dominant le bavardage, fit entendre cettesentence :
– Il est bien connu maintenant que les larronssont souvent les premiers à crier au voleur !
Dans le geste noble et fier que fit notrecavalier pour repousser une pareille accusation, sa main rencontrala poche de sa veste, où Thérèse avait déposé une bourse dodue.
– Allons, pensa-t-il, elle a bien fait leschoses, et je ne dois point compromettre son honneur !
– Qu’on éveille la maîtresse de céans !ordonna-t-il.
– Point, point, fit le chœur des valets, il nefait pas jour dans la chambre de madame avant onze heures…
Et le maître d’hôtel ajouta :
– Tout ceci regarde le commissaire.
Ce mot de commissaire ne pouvait sonner bienpour Fortune, dont l’oreille eut comme un écho de la musiquefuneste produite par les clés de maître Lombat.
– Mes amis, dit-il précipitamment, j’ai essayéde vous rendre service en dénonçant la présence d’un étranger dansla maison, ne me payez point d’ingratitude. Il suffirait de laprésence de Mlle Badin, votre maîtresse, pour mettre fin à cequiproquo, mais si vous vous adressiez à l’autorité, votremaîtresse serait plus exposée que moi. Il n’est pas possible quevous soyez étrangers à cette vaste conspiration qui…
– Nous sommes tous de la conspiration !s’écrièrent les domestiques mâles et femelles.
Fortune se redressa.
– En ce cas, reprit-il, vous avez ouï parlerde l’intrépide cavalier qui a traversé mille dangers pour apporterd’Espagne les traités de Leurs Altesses Royales.
– Parbleu ! fit-on, il est arrivé encompagnon maçon ; et M. de Machault n’y a vu que duplâtre !
– Ce cavalier, dit Fortune majestueusement,c’est moi … et après de nombreuses péripéties, car la policeentière du royaume est à mes trousses, j’ai dû me réfugier icicette nuit, nu comme un ver, car j’avais traversé l’eau et le feupour échapper aux vils suppôts de Philippe d’Orléans. Mlle Badinm’a couvert des propres habits de feu maître Guillaume, et j’aidormi dans une bergère qui est au coin de la cheminée, dans lesalon du bord de l’eau.
Et le majordome ajouta :
– C’est bien vrai qu’il se passe ici deschoses que nous ne connaissons pas. Mlle Badin fait ce qu’elleveut.
Fortune lui mit la main sur l’épaule.
– J’ai présentement mes affaires,continua-t-il, qui sont celles de tout un grand parti, celles de laFrance, devrais-je dire. Comme vous paraissez avoir l’autorité survos camarades, je m’adresse à vous et je vous charge de rapporter àvotre maîtresse les faits tels qu’ils se sont passés. C’est à vousqu’il appartient de veiller à la sûreté de Mlle Badin. Prêtez-moi,je vous prie, un valet pour me conduire à la boutique d’un fripier,où je changerai ce costume qui ne convient ni à ma condition ni àmon âge. Le valet, à qui je donnerai une bonne étrenne, rapporteraici les habits de maître Guillaume, que sa fille doit avoir desseinde garder comme des reliques… et dépêchons, car j’ai des ordres del’Arsenal !
Le majordome donna un valet à Fortune pour leconduire à la friperie, et on établit des postes de surveillance àtoutes les portes qui pouvaient donner accès dans l’appartementprivé de Thérèse Badin.
Il faisait grand jour quand Fortune sortit dechez le fripier, habillé de pied en cap et muni d’un large feutrequi dissimulait assez bien son visage ; il avait fait en outrel’emplette d’un manteau dans les plis duquel il cachait son menton,sa bouche et jusqu’au bout de son nez.
Fortune, au lieu de longer les quais, ce quil’eût ramené aux abords du palais de justice, remonta le faubourgSaint-Germain, et choisit sa route au milieu de ces rues étroiteset tournantes qui passaient sous le chevet de Sainte-Geneviève.
En route, notre cavalier avait eu assurémentde quoi réfléchir, car il ne manquait pas d’intelligence, etl’apparent désordre de ses aventures ne l’éloignait pas de sondroit chemin.
Il avait trois ou quatre besognes distinctes,dont les principales étaient le salut de sa compagne d’enfance,Mlle Aldée de Bourbon, et la vengeance légitime de cette belleBadin qui, dès la première heure et devant le cadavre de son pèreassassiné, avait résolument pris son parti, à lui, Fortune, contrel’accusation du bailli Loiseau.
Entre ces deux œuvres, le hasard venaitd’établir un lien, bien vague encore, mais qui acquérait uneimportance singulière par les méchantes dispositions où Fortuneétait naturellement, et par avance, contre M. le duc deRichelieu.
C’était M. le duc de Richelieu quimenaçait Aldée, et Thérèse Badin avait donné à entendre que lamystérieuse pensée de son cœur allait vers M. le duc deRichelieu.
En outre, Fortune n’avait pu l’oublier, Aldéede Bourbon et Thérèse Badin étaient les deux héroïnes de cetteanecdote racontée par le chevalier de Courtenay à la prison duChâtelet ; M. le duc de Richelieu avait fait la gageurede réunir Aldée et Thérèse dans sa petite maison pour les livreraux regards de ses amis, les roués, et de ses amies, qu’ellesfussent grandes dames ou danseuses.
Fortune aurait voulu mettre le duc deRichelieu dans tout, même dans le meurtre de maître Guillaume.
Et il se promettait de remuer ciel et terrepour découvrir s’il n’y avait point quelques accointances cachéesentre ce détestable duc et Chizac-le-Riche, qui, à ses yeux, étaitdéjà un vampire.
Comme il entrait dans l’allée sombre quiconduisait à la cour de Guéménée, un homme le croisa de si près queleurs coudes se choquèrent.
– Maladroit ! gronda Fortune.
Puis, se ravisant et regardant mieux l’inconnuqui continuait son chemin, il s’élança vers lui et lui prit lesdeux mains affectueusement en s’écriant.
– La mule du pape ! jeune homme, c’estvous qui êtes le frère de Mme Michelin, et qui m’avez simaladroitement poignardé l’autre jour ! Comment vous va ?Je ne suis pas fâché de faire votre connaissance.
Le passant, qui était en effet l’homme endeuil de la rue de la Tixanderie, le frère de la malheureuseMme Michelin, essaya d’abord de dégager ses deux poignets etvoulut faire un pas en arrière, mais Fortune n’eut point de peine àvaincre sa molle résistance.
– La peste ! mon petit homme, dit Fortuneavec compassion, il ne faut point avoir frayeur de moi. Quel estvotre nom, s’il vous plaît ?
– Je m’appelle René Briand, répondit le frèrede Mme Michelin. Et il ajouta, en secouant la têtetristement :
– Je n’ai pas frayeur de vous.
– C’est pourtant vrai, murmura Fortune, qu’onpeut être brave avec des bras de femmelette. Voilà ce qui nousdistingue des animaux à quatre pattes : un chien n’estcourageux que s’il est fort. Et, vertubleu ! mon petit homme,si vous étiez aussi fort que brave, je ne serais pas ici pour fairela conversation avec vous, car votre coup était visé au bonendroit, mais il manquait de fond, et grâce à un chiffon deparchemin il n’a produit qu’une pauvre égratignure pour toutpotage.
– Que Dieu en soit remercié ! murmuraRené en serrant les mains de sa florissante victime ; j’étaisvenu dans cette maison précisément pour y chercher de vosnouvelles, car j’avais reconnu mon erreur en apprenant que le ducde Richelieu était sorti de la Bastille et faisait déjà parler delui.
– Et quelles nouvelles avez-vous eu de moidans cette maison ? demanda notre cavalier.
– Aucune, répondit René, je suis monté jusqu’àl’étage où j’avais failli commettre un crime inutile, et j’aifrappé à la porte de cette jeune fille…
– Je sais… allez toujours.
– La porte était fermée et l’on ne m’a pointrépondu.
– C’est que la jeune fille est en bas, àsecourir ceux qui souffrent. Et vous alliez de ce pas, je présume,chercher M. le duc de Richelieu pour réparer votreerreur ?
– Non, répondit le jeune homme à voix basse,mon beau-frère, le mari de Mme Michelin, qui était un vieilhomme et que j’aimais comme un père, est mort, voici deux jours,par le chagrin qu’il a eu de son veuvage. En. mourant, il m’adit : « Fais comme moi, pardonne. »
– Et vous avez pardonné ? demanda Fortunestupéfait, car l’oubli des injures n’était pas au nombre de sesvertus.
– J’ai essayé, répartit le jeune homme, jen’ai pas pu.
– À la bonne heure ! s’écria Fortune.
– Seulement, poursuivit René d’une voixdécouragée, pour celui qui nous a fait tant de mal c’est comme sij’avais pardonné, car je suis mort. Nous sommes tous morts.
Comme il chancelait, Fortune le prit àbras-le-corps. Les choses avaient pour lui toujours leursignification au pied de la lettre.
– Est-ce que vous seriez empoisonné ?s’écria-t-il.
– Pas encore, répliqua René de sa voix tristeet douce, et je ne sais pas si j’aurai besoin de cela, car ledésespoir, tue comme le poison. Voilà deux mois, nous étions unefamille bienheureuse, j’avais ma sœur, toute belle et si bonnequ’elle nous défendait contre la peine comme un ange gardien ;j’avais mon beau-frère, qui remerciait Dieu chaque jour de posséderune pareille compagne et qui me chérissait mieux qu’un fils.J’avais encore…
Il s’arrêta et les larmes lui vinrent auxyeux.
– Qu’aviez-vous encore, René, monenfant ? s’écria Fortune étonné de sa propre émotion.Corbac ! je ne veux pas que vous mouriez, moi ! Mon cœurdevient sensible à faire frémir et, depuis trois jours, les amitiéspleuvent autour de moi comme une ondée. Je vous aime déjà autantque mon vieil ami le petit Bourbon et dix fois plus que LaPistole : je vous aime autant que Thérèse…
– Thérèse ! répéta René en un douloureuxmurmure.
– Il n’y a que Muguette et Aldée, achevaFortune, qui me tiennent au cœur plus que vous. Dites-moi ce quevous avez encore perdu, jeune homme, et, vive Dieu ! si c’estune chose possible à vous recouvrer, je vous la rendrai, je m’yengage.
René hésita. Fortune avait passé son bras sousle sien et ils traversaient la cour de Guéménée.
– Ce que j’ai perdu, murmura enfin le jeunehomme, vous ne pouvez pas me le rendre.
– Est-ce encore un deuil ?
– C’est le deuil de mon dernier espoir.J’aimais une jeune fille, et vous avez prononcé son nom tout àl’heure.
– J’ai prononcé les noms de trois jeunesfilles, dit Fortune : Muguette, Aldée, Thérèse.
Ceci était une question. René poursuivit sansy répondre :
– Je me suis cru aimé. Peut-être m’étais-jetrompé et n’avait-elle pour moi que de la pitié. Mais un homme estvenu… le même… toujours le même ! et si j’ai voulu commettrele meurtre ce n’était pas seulement pour venger l’assassinat de masœur.
– Ah çà ! ah çà ! s’écria Fortuneavec une véritable fureur, il faudra donc abattre ce démon enpleine tête comme on assomme les chiens enragés ! Moi, je vousdis, jeune homme, qu’on ne meurt pas quand on aime et quand ondéteste : c’est cela qui fait vivre, au contraire. Sang demoi ! vous êtes jeune et joli garçon, vous n’avez pas froidaux yeux ; il ne s’agit que de remettre un peu de chair survos membres et un peu de chaleur dans vos veines, je me charge decela.
« D’abord, avant qu’il soit trois jours,ce misérable duc ne prendra plus ni femmes ni filles, c’est moi quivous le dis, votre Thérèse reviendra à la raison, et à moins que cene soit une princesse, je prends sur moi de faire le mariage dansla quinzaine. En attendant, remontez avec moi cet escalier, car ilfaut commencer par déjeuner, et ma petite Muguette a dans sonarmoire un certain pâté de maréchale qui ressusciterait un défunt.C’est ce pâté qui m’a guéri de votre coup de poignard, il y a troisjours, et je suis sûr qu’il en reste assez pour vous guérir devotre découragement, moyennant les bonnes paroles que je vais yjoindre en guise d’assaisonnement.
René se laissa entraîner. Ils montèrentensemble l’escalier du premier étage. Au moment où ils passaitdevant la porte du logis occupé par Mme la comtesse de Bourbond’Agost, un cri plaintif partit de l’intérieur et, arrêta Fortunecomme si une main l’eût saisi au collet.
René prêta l’oreille et murmura :
– On dirait une femme en détresse.
Un chant rauque et monotone fut entonné del’autre côté de la porte qui s’ouvrit brusquement, donnant passageà la pauvre petite Muguette tout échevelée.
– Mon Dieu ! mon Dieu ! dit-elled’une voix que les sanglots étouffaient. Que faire ? À quidemander secours ?
Fortune était à deux pas d’elle. Quand elle lereconnut, elle tomba dans ses bras en gémissant :
– Mme la comtesse se meurt et Mlle Aldéeest folle !
Notre cavalier la porta jusqu’au seuil et seretourna vers René, dont le regard triste plongeait au fond del’appartement.
– Il y a ici un grand mal, dit Fortune, le maldont votre sœur est morte. Retirez-vous, mon jeune compagnon ;ceci est encore une raison de vivre, car vous avez surpris lesecret d’une noble infortune, et, si je succombais, il vousresterait un devoir.
René lui serra la main avant qu’il eûtachevé.
– C’est bien, ajouta Fortune, vous m’avezcompris. Venez me trouver demain à l’hôtel de Mlle Badin, rue desSaints-Pères.
Une flamme s’alluma dans les yeux de René,tandis que Muguette laissait échapper une exclamation desurprise.
– J’irai, murmura René, qui tourna le dos etdescendit aussitôt l’escalier.
Les grands yeux de Muguette étaient fixés surFortune.
– Mlle Badin ! répéta-t-elle ; cettefemme qu’on dit si belle !…
Elle s’interrompit, parce qu’une voix venaitde la chambre du fond, une voix que notre cavalier ne connaissaitpoint, et qui disait :
– Qu’on prépare mes robes et mes parures,j’irai ce soir à la fête de M. le régent.
– Oh ! fit Muguette, qu’importe lasouffrance d’une pauvre fille telle que moi !
Fortune prit sa tête à deux mains et déposa unrapide baiser sur son front.
– Toi, dit-il, tu es aimée, bienaimée !
Il s’élança en même temps vers la secondeporte, laissant Muguette toute tremblante. Sous les larmes de lapauvre enfant, il y avait maintenant un sourire.
Au moment où Fortune entra, la chambre deMme la comtesse de Bourbon était silencieuse. Aldée se tenaitdebout, en face d’un miroir de Venise qui s’inclinait au-dessus dela cheminée. Elle n’avait plus cette pâleur qui donnait naguère àsa beauté un caractère tragique ; elle souriait au miroir enarrangeant avec une sorte de complaisance les boucles de sesmagnifiques cheveux.
Mme la comtesse de Bourbon était toujoursétendue sur le dos comme une statue sépulcrale, mais ces deux joursavaient produit en elle un changement funeste : ses traitsravagés parlaient de mort prochaine.
Muguette s’était glissée derrièreFortune ; elle essuya le front de la vieille dame, dont lesyeux se fermaient.
Aldée semblait ne faire aucune espèced’attention à ce qui se passait autour d’elle.
– La crise est passée, dit Muguette à voixbasse ; elle a été terrible, et j’ai cru que c’était la fin dela pauvre bonne dame.
Fortune montra du doigt Aldée ; Muguettese rapprocha de lui.
– Dès hier, murmura-t-elle en baissant la voixdavantage, elle avait un singulier regard. Je vous attendais, moncousin Raymond, car j’ai bien de la peine quelquefois, toute seule,entre elles deux. Vous m’aviez promis de revenir…
– Tu ne sais donc pas que j’étais en prison,fille, répliqua Fortune.
– En prison ! s’écria-t-elle.
Aldée se retourna et répéta :
– En prison… Maintenant, ce ne sont plus lesmalfaiteurs qu’on met en prison, ce sont les ducs et princes.
Elle disposa les plis de sa robe avec unegrâce majestueuse et demanda :
– Pour quelle heure a-t-on retenu moncarrosse ?
– Réponds-lui quelque chose, fit notrecavalier.
– Il n’est pas besoin, répliqua lafillette ; ce qu’on répond, elle ne l’écoute plus.
Aldée mit son coude sur le marbre de lacheminée appuya sa tête contre sa main. La fièvre avivait lescouleurs de sa joue et il y avait dans ses yeux des diamantés.
– Jamais je ne l’ai vue si belle ! pensaFortune haut.
– Hier donc ; reprit Muguette, sesprunelles se fixaient sur moi comme si elle ne me voyait plus etson regard faisait, peur. Elle avait passé toute la journée à safenêtre et plus d’une fois je l’avais entendue murmurer :« Il n’est plus là… Je ne le verrai plus.
– Avant-hier, interrompit-elle, il faut quevous sachiez cela, une lettre était arrivée de la prison duChâtelet. Je ne connais pas bien l’histoire, mais il y avait unpauvre beau jeune homme qui l’avait accompagnée une fois comme ellerevenait de l’église…
– Moi, je sais l’histoire, dit Fortune, et jete la conterai quelque jour. Continue.
La vieille dame eut une toux sèche et pleined’épuisement. Le regard d’Aldée, qui se perdait dans le vague ne setourna même pas vers elle.
– Elle reçut la lettre, poursuivit Muguette,et l’ouvrit et la parcourut d’un regard distrait, puis elles’approcha du foyer et la brûla en disant : « Celui-làm’aime… c’est pitié ! »
« À l’heure du dîner, Mme lacomtesse eut une grande crise car, depuis le jour où vous êtesvenu, Raymond, elle est bien plus malade ; Aldée, que j’avaistoujours vue empressée autour de sa mère, resta debout auprès de safenêtre à regarder les sombres murailles de la Bastille. Quand jel’appelai, elle ne me répondit point. Elle vint se mettre à tablepeu après et me demanda :
– Qui êtes-vous, jeune fille ?
Sa folie éclatait.
Et, dans le premier moment, je crus quec’était la même folie que celle de sa mère, car elle demandaencore :
« – Où sont nos valets, et pourquoi lalivrée ne vient-elle point nous servir aujourd’hui comme àl’ordinaire ?…
Du fond de son lit la vieille damerépéta :
« – Oui… où sont nos valets ?
« Aldée écouta cette parole, eut unsourire de compassion et dit :
« – Quand madame ma mère est morte, ellen’avait plus sa raison. Moi aussi je dois mourir, folle. »
Fortune passa le revers de sa main sur sonfront mouillé.
– Mon cousin, vous êtes bien pâle, ditMuguette.
– Va toujours, répliqua brusquement notrecavalier, il n’y a que les femmes pour tomber en syncope.
– Ce matin, reprit la fillette, j’avaisregagné bon espoir, car la nuit s’était passée dans le calme. Lavieille dame, qui ne dort jamais, avait fermé les yeux pendant plusde deux heures et le sommeil d’Aldée m’avait semblé tranquille.Mais au petit jour, Mme la comtesse a crié, appelant tous sesanciens laquais par leurs noms, afin qu’on préparât sa litière pouraller rendre sa visite à M. le duc de Richelieu.
– M. le duc de Richelieu ! répétaFortune stupéfait. La vieille dame !
Muguette devint toute rose.
– Vous ne savez pas cela, murmura-t-elle, cen’est pas le même… C’est un autre duc de Richelieu, le père decelui que les plus belles dames venaient voir, ces temps dernierssur la terrasse de la Bastille.
Fortuné songeait ; Muguettepoursuivit :
– J’ai parlé de tout ceci avec Mme lamaréchale Mme la maréchale l’a bien connu car il est mortmaintenant. Il était très beau, ce vieux duc, comme le ducd’aujourd’hui et il y avait aussi beaucoup de nobles dames quicouraient après lui…
« Mais laissez-moi continuer, mon cousinRaymond quand Mlle Aldée a entendu sa mère prononcer le nomRichelieu, elle s’est levée toute droite sur son lit où elle étaitencore, et elle a dit avec un accent impérieux, « Taisez-vous,madame ! »
« Et Mme la comtesse n’a plusparlé.
« Et Mlle Aldée s’est mise à chanter cequ’elle n’avait pas fait depuis des mois.
« Sa voix était si changée ! Elle achanté des cantiques et aussi des chansons qui semblaient bienétranges dans bouche.
« Quand elle s’est levée, elle a étéjusqu’à la fenêtre, elle est restée immobile, comme toujours,pendant prés d’une heure. Au bout de ce temps, elle a dit d’un tonmorne la même chose qu’hier.
« – Il n’est plus là, je ne le verraiplus !
« Puis d’un geste rapide, elle a ouvertla croisée et son pied touchait déjà le support du balcon, lorsqueje me suis élancée pour la saisir entre mes bras. Elle luttait avecmoi, elle voulait se précipiter, tête première,au-dehors !
« Au même instant, la vieille damesubissait une crise furieuse et râlait comme pour mourir.
« C’est alors que je suis sortie sur lecarré, moi-même, ne sachant plus où donner de la tête, cherchant dusecours. »
Muguette se tut.
À ce moment, Aldée quitta la pose rêveusequ’elle avait auprès de la cheminée, et vint jusqu’au milieu de lachambre. Elle regarda Muguette attentivement.
– Je crois bien que j’ai pu vous connaîtreautrefois ma fille, lui dit-elle avec bonté, comme pour répondre àune question qui n’avait pas été faite, mais où et quand, je nem’en souviens plus.
Elle caressa la joue de Muguette d’un gesteprotecteur et ajouta :
– Vous avez raison, Madame ma mère a biensouffert pour mourir. Que Dieu ait son âme !
Elle s’arrêta pour regarder en face Fortune,qui avait des larmes dans les yeux.
– Bonjour, Raymond, lui dit-elle sans hésiter.Vous avez été bien longtemps dehors ce matin, mon ami. Il faut vousrendre utile dans cette maison, où nous avons tant de peine àsoutenir le rang de nos aïeux. Allez au bois, jeune homme, et tuezun daim pour le repas de ce soir, car un gentilhomme va venir, etnous voulons qu’il soit traité au mieux… comme un grandseigneur !
Sa voix, qui jusqu’alors avait été impérieuse,baissa jusqu’au murmure pendant qu’elle ajoutait :
– Ce gentilhomme est un prisonnier. Il ne fautpas qu’il se rencontre avec Pierre de Courtenay de Bourbon. Madamema mère a épousé aussi un Bourbon, mais elle parlait souvent deM. le duc de Richelieu. Chut ! Ce ne sont pas vosaffaires, jeune homme, Madame ma mère est morte et je ne vivrai paslongtemps. Allez en chasse, que nous fassions bonnechère !
Fortune fit un grand effort sur lui-même etparvint à sourire, malgré le mortel chagrin qu’il avait dans lecœur.
– Nous irons à la chasse, demoiselle Aldée,dit-il en prenant un ton de gaieté, et ce ne sont pas les daims quimanquent autour du manoir. Vous aurez de la venaison pour le repasdu soir, car il faut que le chevalier Pierre de Courtenay soit reçucomme il faut dans notre maison.
Voilà un digne jeune homme, un bon cœur, unefranche parole !
– Je me souviens de lui, murmura Aldée, maisil y a si longtemps… si longtemps !
– Tout au plus trois ou quatre semaines,voulut dire Fortune.
– Un siècle ! prononça Mlle de Bourbonavec fatigue. Je n’étais pas née encore, et c’est depuis que j’aisenti mon cœur.
Les poings de notre cavalier se crispèrent, etil avala un juron qui faillit l’étrangler au passage.
Aldée restait calme et belle devant lui.
– Je ne serai pas la femme de ce Bourbon,murmura-t-elle. Je ne veux pas épouser un Bourbon comme feu Madamema mère.
Tout à coup, la blanche main d’Aldée s’appuyasur l’épaule de Fortune, qu’elle regarda fixement.
– Ami Raymond, dit-elle, tu ne sais pas unechose ? Tu lui ressembles et j’ai deviné pourquoi… Chut !Ma mère est morte.
– Sang de moi ! s’écria Fortune, jedeviendrai fou, moi aussi, fou de rage, si mon épée n’entre pasjusqu’à la garde dans la poitrine de ce coquin !
Aldée eut un orgueilleux sourire.
– Il faut parler avec plus de prudence, amiRaymond, dit-elle, et vous tenir à votre place. Quand les genscomme vous insultent les grands seigneurs comme lui, c’est affaireaux valets de les bâtonner d’importance.
Son regard était dur et cruel.
Elle tourna le dos tout à coup et courut d’unpas léger vers le miroir de Venise, qu’elle consulta enminaudant :
Ses bras s’arrondirent, ses jambes seplièrent ; elle prit l’attitude d’une danseuse qui va faire larévérence en commençant le menuet. Toute sa personne rayonnait degrâce et de noblesses. Mais tout à coup, posant les deux poings surses hanches, elle eut un rire bruyant et entonna, de cette voixrauque que nous avons déjà entendue, la ronde du faubourg.
La voix de Mlle de Bourbon faiblit pendant ledernier vers : elle porta les mains à ses tempes, qu’ellepressa, et tomba sur le carreau en poussant un cri aigu.
Fortune et Muguette s’élancèrent à la foispour la secourir.
Au moment où ils la relevaient, la voix creusede la vieille dame se fit entendre derrière eux. Ils seretournèrent stupéfaits en la voyant assise tout droit sur sonséant :
Pareille chose n’était pas arrivée depuis desmois.
La vieille dame avait appelédistinctement :
– Raymond !
C’était comme si on avait entendu tout à coupla voix d’une statue.
Fortune, qui avait porté Aldée jusqu’au sofa,la laissa aux soins de Muguette et s’approcha de la comtesse droiteet raide sur le lit.
À l’instant où Fortune arrivait auprès d’elle,son bras se tendit et sa main toucha l’épaule de notre cavalier quis’inclinait.
– Redresse-toi, dit-elle.
Fortune obéit, et ce mouvement fit glisser lamain de la vieille dame, qui restait appuyée contre la poitrine denotre ami, vers la place du cœur.
– Cela bat, murmura-t-elle tandis que ses yeuxmornes s’éclairaient vaguement comme s’ils eussent essayé desourire.
Elle pensa tout haut :
– Les années passent, voici que l’enfant estun homme.
Fortune aurait voulu baisser les yeux parrespect, mais il ne pouvait ; le regard de la vieille comtesseattirait le sien invinciblement.
– Raymond, poursuivit-elle, tu es beau, et jet’aurais reconnu dans la foule entre mille, car tes traits sont untémoignage, ils racontent à mon souvenir une triste, une coupablehistoire. Tu ressembles à celui qui me fit douter un jour de lajustice de Dieu.
Elle dit encore :
– Tu es beau, Raymond, tu n’as que du sangnoble dans les veines, tu dois être brave : écoute-moi.
Fortune et Muguette étaient frappés tous lesdeux au même degré par ce fait inattendu, étrange, jusqu’à paraîtresurnaturel, la mère folle recouvrant sa raison au moment où lafille, raisonnable, tombait, vaincue par l’étreinte d’une soudainefolie.
Sur le sofa, Mlle de Bourbon, immobile etcouchée sur le dos, semblait avoir pris la posture que sa mèrevenait de quitter après l’avoir gardée si longtemps.
– Écoute-moi, Raymond, répéta la comtesse. Siquelqu’un m’avait dit autrefois que le jour viendrait où jeprononcerais de semblables paroles, je l’aurais appelé menteur.Mais Dieu nous mène et tu es mon dernier espoir. As-tu oui parlerjamais d’une belle, d’une fière demoiselle qui avait nom Raymondedu Puy d’Aubental ?
Elle s’arrêta.
– Non, répondit Fortune.
– C’est une race éteinte, reprit la vieilledame. Le feu roi la connaissait bien, cette Raymonde, et il disait« mon cousin » quand il écrivait à Mr le marquisd’Aubental.
Cette Raymonde entra dans la maison de Bourbonépousant Alde Henri d’Albret d’Agost, septième Comte de Bourbon, enl’an 1696… Tu m’as bien écoutée.
Fortune s’inclina.
– Écoute encore : je suis cette Raymonde,et je n’étais pas digne d’un tel honneur, car il y avait une tachedans mon passé. Dieu m’est témoin pourtant que j’ai vécu bonnefemme auprès de M. le comte, mon mari, que mon premier baiseravait trompé…
– Madame, dit, Fortune, je ne suis pas seul àvous entendre.
Il y eut, dans les prunelles de la comtessecomme un reflet de grand orgueil éteint.
– Qui donc m’entend ? demanda-t-elle. Mafille Aldée ne peut plus m’entendre, et me comprendre : c’està toi que je parle. Elle baissa pourtant la voix enajoutant :
– J’ai été dure pour vous, autrefois, jeunehomme, parce que vous étiez le remords de ma faute, le remordsvivant. Je me souviens de cela et je m’en excuse : Nous avonsfait tous les deux, vous et moi, du tort à la maison deBourbon : moi, je n’ai qu’un repentir stérile ; vous quin’avez point péché mon fils Raymond, il faut payer la dette devotre mère.
– Alors, murmura Fortune, vous êtes mamère ?
Il n’aurait point su définir la nature de laprofonde émotion qui le tenait.
Il n’y avait aucune joie dans son âme, etc’est a peine si un mouvement d’affection se mêlait au respectaustère que lui inspirait la comtesse.
Celle-ci le regardait en face et semblait liresa pensée dans ses yeux.
– Mon fils Raymond, reprit-elle avec unefroideur mélancolique, je ne vous demande pas de m’aimer, je vouscommande de m’obéir.
– Je vous obéirai, Madame, répliquaFortune.
Elle lui tendit sa main sèche et ridée, quenotre cavalier effleura de ses lèvres.
La vieille dame l’attira tout contre le litet, à son tour, elle le baisa au front.
Sur le sofa, Aldée de Bourbon rendit un soupirfaible entre les mains de Muguette, qui essayait de la réchauffer àforce de caresses.
– Ce sont des menteurs, reprit la vieille dameaprès un silence, ce sont des lâches, et d’ailleurs, chaque race ason destin. Le père de mon père eut la tête coupée par ce prêtrequi portait aussi le nom de Richelieu.
Fortune tressaillit et devint plusattentif.
– Celui-là, continua la comtesse, le cardinal,le bourreau, jouait avec le sang comme ses neveux jouent avec leslarmes. Il tuait des hommes, les autres assassinent desfemmes : ce sont les Richelieu.
– Je hais les Richelieu, dit Fortune avec unesauvage énergie.
– Tu es le fils d’un Richelieu, prononça toutbas la vieille dame.
La tête de Fortune se rejeta en arrière, et ilsecoua ses cheveux comme une crinière de lion.
– Je hais les Richelieu ! répéta-t-il, lajoue blême et les yeux sanglants.
Il y eut un gémissement du côté du sofa, etl’on entendit la douce petite voix de Muguette quidisait :
– Voici notre chère Aldée qui va reprendre sessens.
La comtesse ne prit point garde. Ses yeux, quiétaient fixés sur Fortune, exprimaient un terriblecontentement.
– Bien, cela ! mon fils Raymond,dit-elle, sois remercié pour ta haine ! J’avais seize ans, ilétait beau, ils sont tous beaux, et tu leur ressembles : c’estle seul héritage que cet homme ait laissé. Il vint chez mon père,un pauvre vieillard qui m’aimait. Sur la vraie croix, il me juraque je serais sa femme, et quelques semaines après il épousaitAnne-Marguerite d’Acigné, la mère de celui qui a tué ta sœur.
– C’est vrai, murmura Fortune, qui eut cettefois un joyeux mouvement dans le cœur, j’ai une sœur ! Aldéeest ma sœur et, vive Dieu ! ma sœur n’est pas morteencore ! :
– Puisses-tu dire vrai ! murmura lacomtesse. Mais les races ont leur destin. Je l’ai dit ; lesRichelieu nous tuent ; Je ne sais pas ce qui se passe enmoi : c’est peut-être cette dernière lueur qui éclaire leregard des mourants ; je crois bien que j’ai été aveugle oufolle, car je vois les choses comme si je m’éveillais tout à coupd’un long, d’un profond sommeil. Personne ne me l’a dit, pourtantje sais entends-tu bien, je sais que le Richelieu, le fils de celuiqui a pris l’honneur et le bonheur de ma vie, rôde autour de monAldée pour lui prendre son honneur. Le père était un loup, le filsest un chien de cour qui a des dents de loup : il faut letuer.
– Corbac ! murmura Fortune, je nedemanderais pas mieux, Madame, mais c’est qu’il est un peu monfrère à ce qu’il paraît. La peste ! cela me gêne.
– Les bâtards n’ont pas de frères, prononçadurement la comtesse. Si Aldée de Bourbon est ta sœur, c’est que,depuis une minute, la mère d’Aldée de Bourbon t’a dit je suis tamère. Le Richelieu t’a-t-il jamais dit : tu es monfils ?
– Non, répliqua Fortune, mais je pense bienque c’était lui, le vieux seigneur qui m’embrassait, quand personnen’était là pour le voir.
La comtesse ferma les yeux et laissa retombersa tête sur l’oreiller.
– Raymond, dit-elle avec fatigue, j’ai tropespéré de toi. Je vais mourir sans vengeance, et ta sœur estperdue.
– Non pas, de par Dieu ! s’écria Fortune.Dormez tranquille, bonne dame, car vous avez beaucoup parlé. Il y aune chose que je peux vous promettre, c’est que j’assommeraimonsieur mon frère avant de le laisser arriver jusqu’à notre Aldée.J’ai besoin de prendre l’air un petit peu, car j’ai la têteembarrassée comme si j’avais bu quatre ou cinq flacons de vin deGascogne. Qu’il soit un chien ou qu’il soit un loup, notre Aldéen’a rien à craindre du Richelieu dans l’état où elle est. Que Dieuvous garde, Madame ; ce ne sont pas les embarras qui memanquent, mais vous pouvez compter sur moi, foi de cavalier, etsous peu, vous aurez de mes nouvelles.
La comtesse ne rouvrit point les yeux,seulement, les lèvres blêmes s’agitèrent pour murmurer :
– Quand on ne les tue pas, ilstuent !
Fortune alla vers le sofa et déposa un baisersur le front d’Aldée. Il sentit que la main de mademoiselle deBourbon serrait la sienne faiblement…
– Au revoir, ma sœur, dit-il.
Les paupières de la charmante fille serelevèrent ; ses yeux mouillés semblaient remercier.
– Pauvre chère âme ! murmura Fortune, quiprit Muguette sous le bras pour l’entraîner jusqu’à la porte.
– Toi, mon bon petit cœur, dit-il dans lachambre d’entrée, j’étais venu ici pour t’apprendre une drôle denouvelle : Je t’aime à en perdre l’esprit.
– Est-ce bien vrai, cela ? balbutiaMuguette que l’excès de sa joie fit chanceler.
– Corbac ! te voici aussi pâle que lesdeux autres ! s’écria Fortune. Oui, c’est vrai et ce n’est pasle plus beau de notre affaire, car du diable si nous trouverons,toi et moi, d’ici longtemps, une heure de libre pour nous marierchrétiennement !
– Je serai ta femme, Raymond, balbutia lafillette, qui se pendit à son cou.
– Quand nous aurons le temps, oui, je te lepromets ; répondit gravement Fortune ; mais en attendant,laisse-moi partir, car j’ai de la besogne par-dessus lesoreilles.
Il essaya de se dégager.
– Où vas-tu ? demanda Muguette ens’attachant à lui.
– Je veux être pendu si j’en sais rien, mafille, répondit notre cavalier ; j’ai tant de monde à sauver,en commençant par moi-même, que je ne sais plus auquelentendre.
Le plus sage serait de manger un morceau, carl’estomac me tire, mais il faut d’abord que je tienne conseil avecmoi-même. À te revoir.
Il lui donna un gros baiser et franchit leseuil courant.
Fortune songeait à cette vieille dame pourlaquelle il n’avait jamais éprouvé peut-être une tendresse bienvive mais qu’il s’était habitué à vénérer, comme une relique :la comtesse de Bourbon était sa mère ! Son père, c’était lemaître de ce grand château que ses souvenirs d’enfance luireprésentaient si brillant et si riche.
L’enfant tout blanc, tout rose, tout délicat,tout impertinent, qui le molestait jadis et pour qui on lefouettait, c’était son frère, c’était M. le duc deRichelieu !
Et Aldée, comme il l’aimait ! comme il sesentait heureux de la protéger et de la venger !
Quant à Muguette, nous savons que le cavalierFortune n’y allait jamais par quatre chemins : c’était uneaffaire réglée. Muguette ne comptait plus, elle faisait partie delui-même, et Fortune n’était pas éloigné de se regarder déjà commechef d’un vieux ménage, puisqu’il avait résolu depuis quelquesheures d’enchaîner son sort à celui de Muguette.
Il était assis sur les dernières marches del’escalier. Devant lui s’étendait l’allée étroite qui rejoignait lacour de Guéménée.
Au fond de l’allée, une voix casséedit :
– S’il vous plaît, faites-moi place.
L’allée était en effet trop étroite pour qu’ilfût possible d’y passer deux de front.
Fortune se recula jusqu’à l’entrée de la cour,et des sabots sonnèrent sur le carreau de l’allée.
Ce fut une vieille béguine qui sortit, levisage couvert d’un voile noir tout brodé de reprises et portant aubras son petit panier à provision.
– Mon joli cœur, dit-elle en passant près delui, il y a bien des chiens de chasse aujourd’hui dans Paris. Sivous connaissez un étourneau qu’on nomme le cavalier Fortune,dites-lui qu’il se gare. À la place de pareil gibier, moi, jegagnerais au pied du côté de l’Arsenal, où commence la forêtd’Espagne et de Bretagne.
La vieille continua sa route, faisant claquerses sabots sur les pavés de la cour.
La première idée de Fortune fut de l’arrêterrésolument et de la faire parler de force autrement qu’enparaboles ; mais il y avait maintenant des passants dans lacour, et, malgré son apparence chancelante, la vieille marchaittrès vite. Fortune, intrigué au plus haut point, remonta sonmanteau, rabattit son feutre et se mit à la suivre.
La béguine traversa la grande rueSaint-Antoine et disparut dans la rue du Petit-Musc.
Fortune fit comme elle. Les dernières parolesqu’il venait d’entendre avaient mis sa prudence en éveil, et iln’était pas éloigné de prendre pour des alguazils acharnés à sapoursuite tous les bons bourgeois allant et venant pour leursaffaires.
La béguine, arrivée au bout de la rue, tournal’angle de la chapelle des Célestins et s’engagea dans la belleavenue, plantée d’arbres qui conduisait à l’Arsenal, parallèlementau port de Grammont.
Elle passa sans s’arrêter entre les deuxsoldats du régiment de Laval qui gardaient la porte principale, etmontra son panier au suisse sans mot dire.
Comme les deux factionnaires croisaient lemousquet au-devant de Fortune, elle se retourna et cria de sa voixcassée :
– Laissez, laissez, il est de la comédie.
Les deux factionnaires relevèrent leursarmes.
Fortune entra et monta un escalier de servicesur les pas de la vieille, qui semblait douée maintenant d’uneagilité extraordinaire.
Au second étage de l’aile qui regardait lecouvent des Célestins, par-dessus les grands parterres, la vieilleouvrit une porte et s’arrêta pour attendre Fortune.
– Les gens comme vous, dit-elle, ont souventplus de bonheur que de bien joué. Entrez et soyez sage.
La béguine jeta ses sabots à la volée, arrachad’un doigt de main son voile et son bonnet, et dépouilla son vieuxsurcot de laine.
– Zerline ! s’écria Fortune, madame LaPistole.
L’ancienne Colombine de la foire Saint-Laurentdessina une grave révérence et indiqua un siège à notrecavalier.
Elle n’était pas jolie, cette fée qui causaittant tourments au pauvre La Pistole ; elle n’était même pasjeune ; mais elle avait des yeux brillants, un teintbohémienne, beaucoup d’acquit, et cet ensemble de grimaces que lethéâtre enseigne.
– On ne parle que de vous dans Paris, dit lasoubrette en prenant place auprès de Fortune et en faisant boufferles plis de sa robe selon l’art déjà connu au dix-huitièmesiècle ; vous êtes la coqueluche de l’Arsenal, et Mme laduchesse ne pense plus du tout à cette pauvre belle Thérèse Badin,depuis qu’elle espère avoir en vous une autre amusette.
– Ma bonne, répliqua Fortune qui se mit toutde suite au diapason, je ne suis guère en mesure de servird’amusette à personne. Tel que tu me vois, j’ai de l’ouvragepar-dessus la tête.
– Alors, nous nous tutoyons ! demandaZerline.
– Parbleu ! fit notre cavalier. Jem’intéresse à toi à cause de ton mari, La Pistole, qui est une demes créatures.
La soubrette se mit à rire franchement etrapprocha son siège en disant :
– Il est impossible que vous ne gagniez pasdes rentes, un jour ou l’autre, à force de ressembler à M. leduc.
Fortune prit un air sévère etrépondit :
– Si tu veux rester bien avec moi, mamignonne, ne me parle plus de ce déplorable hasard.
– Est-ce un hasard… vraiment ? demandaZerline, dont le regard posa une effrontée ponctuation au bout decette phrase.
– Corbac ! gronda Fortune, lequel, deM. le duc ou de moi, a l’air d’un enfant de l’amour ?
– Ce n’est certes pas votre seigneurie.
Puis elle reprit allègrement :
– Voilà la nouvelle à la main qui court laville et les faubourgs, qui va passer la banlieue, puis laprovince, pour aller enfin divertir toutes les coursétrangères : Il est arrivé d’Espagne un cavalier chargé parSon Éminence le cardinal Albéroni de quelques petits papiersmystérieux pour Mme du Maine et entre autres d’un certaintraité qui confère à M. de Richelieu la Grandessed’Espagne avec le titre de prince.
– J’ai l’espoir, dit Fortune, que ce précieuxtraité lui fera couper le cou.
– Le cavalier en question, reprit Zerline,c’est toujours la nouvelle à la main qui parle, a reçu des dieuximmortels des traits si parfaitement semblables à ceux de l’Adonismoderne que Mme la duchesse de Berry, passant, voici troisjours, dans la rue de la Tixeranderie pour aller en pèlerinage à laBastille où l’on adorait encore le dieu, a jeté son bouquet au ditcavalier, lequel a été presque aussitôt poignardé, toujours auxlieu et place d’Adonis par le frère d’une de ses victimes… Toutcela est-il vrai ?
– Exactement vrai, répondit Fortune.
– Suite de la nouvelle en main, continuaZerline. Le cavalier qui va devenir célèbre dans les quatre partiesdu monde a eu le malheur d’être plongé au fond d’un cachot noirparce qu’on l’avait trouvé endormi auprès d’un homme assassiné. Lanuit dernière, il y a eu deux évasions à la forteresse duChâtelet : un vivant s’est échappé de la prison, un mort s’estsauvé du caveau funèbre…
– Au nom du ciel ! interrompit iciFortune, parlons un peu sérieusement, ma bonne. Savez-vous quelquechose de raisonnable touchant cette aventure de l’inspecteurBertrand ?
Zerline ne perdit point son sourire.
– Pour ce qui me regarde, répondit-elle d’unton léger, je ne suis pas éloignée de croire aux revenants ;mais laissez-moi finir, glorieux cavalier : Le vivant n’alaissé aucune trace de son passage, il s’est évanoui comme unsouffle ; le mort, au contraire, a cassé un carreau à la portevitrée qui sépare la morgue de la galerie de l’Est au grandChâtelet. Il y a cependant une autre version où l’on parle d’unehorrible bataille entre un vampire et la famille du gardien descaveaux. La chose sûre et qui nous intéresse jusqu’à un certainpoint, c’est que toute la police est sur pied, et que vous nepourriez pas faire dix pas à l’intérieur de Paris sans êtrereconnu, arrêté et claquemuré.
– Vous savez donc ?… commençaFortune.
Bon ! s’écria la soubrette, voici déjàqu’on ne se tutoie plus. Ne vous ai-je pas dit que Mme laduchesse était plus capricieuse qu’un chien bichon ? Dès hier,elle s’était mise en tête une fantaisie pour vous. Aujourd’hui, debonne heure, la sœur d’Apollon, qui est sa servante, et dont jesuis la soubrette (je vous prie de plaindre mon triste sort !)est venue m’éveiller et m’a dit de ce ton de pimbêche que la naturelui a donné : « Zerline, il faut aller à la prison duChâtelet et voir un peu ce qu’il est possible de faire pour cetteespèce de bellâtre qu’on appelle le cavalier Fortune.
– Elle a dit cela ?
– Ne vous étonnez ni ne vous fâchez. Toutemuse a une écritoire à la place du cœur. Cette Delaunay est encoreune des muses les moins acariâtres que j’aie rencontrées dans mavie. Quand elle parle, cependant, il faut obéir : j’ai prisjuste le temps de jeter une mante sur mes épaules et, fouettecocher, me voilà au Châtelet. De cavalier Fortune, pasl’ombre ! mais en revanche, il m’a été donné de presser surmon cœur cet innocent de La Pistole, qui m’a raconté le fin mot del’aventure. Après les caresses d’usage, nous nous sommes arrachésles yeux, selon l’habitude, et La Pistole m’a avoué son dessein dedevenir millionnaire pour m’humilier et se venger de moi. J’aiapprouvé de tout mon cœur ce noir complot, et, grâce au crédit deMadame la duchesse, qui conspire d’une main, mais qui caresse del’autre les gens en place, j’ai obtenu la mise en liberté de LaPistole, en l’invitant à m’écraser le plus tôt possible sous lemillion de sa vengeance !
– La peste ! dit Fortune en se frottantles mains, vous n’avez pas la beauté de Vénus, ma commère, maisvous êtes une agréable femme, et La Pistole aurait tort de seplaindre. Je suis si fort au dépourvu que le moindre auxiliairem’est précieux, et je vous remercie de m’avoir rendu mon pauvrecamarade. Maintenant, s’il vous plaît, une dernière question :comment vous ai-je trouvée tout à l’heure, sous le déguisement quevous savez, dans la cour de Guéménée ?
– Beau cavalier, répondit Zerline, chacun denous a ses affaires privées ; je ne vous ai pas demandépourquoi vous étiez au même lieu, imitez ma réserve, et nous allonspasser à la deuxième partie de notre séance.
Elle se leva et ouvrit une porte, situéederrière son lit, qui donnait accès dans une chambre un peu pluspetite, entourée également de porte-manteaux. Le meuble principalétait une vaste toilette.
Les porte-manteaux, au lieu de supporter desaccoutrements féminins et des costumes variés, comme ceux de lachambre d’entrée, étaient uniformément occupés par une trentained’habits complets, tous neufs et semblables les uns aux autres.
– Voilà de quoi vêtir toute une escouaded’exempts dit Fortune étonné.
– Vous savez, répliqua Zerline innocemment,que nous sommes fous de comédie à l’Arsenal aussi bien qu’à Sceaux.Mlle Delaunay, ma chère maîtresse, a la direction générale desspectacles, et moi je suis la costumière en chef :
Et vous allez bientôt, reprit Fortune qui laregardait en face, monter une pièce où il y aura beaucoupd’exempts ?
Zerline fit un signe de tête affirmatif etsouriant.
Elle ajouta :
– Une grande pièce et qui aura, nousl’espérons, un succès de vogue… Venez çà !
Fortune franchit le seuil de la secondechambre.
– Asseyez-vous là, dit encore la soubrette enlui montrant un fauteuil placé devant la glace.
Fortune obéit.
Pour échapper aux loups, reprit Zerline, quid’une main habile mettait déjà le peigne dans ses cheveux, rienn’est meilleur ni plus adroit que de se déguiser en loup. De vosaffaires je sais un peu plus long que vous n’en pourriez dire desnôtres, attendu que La Pistole ajoute à ses autres défauts celui den’être point un confident discret. M. le duc de Richelieu,votre bête noire, est exilé, il est vrai, à Saint-Germain, mais ilpasse ses jours et ses nuits à Paris, dans une certaine petitemaison du quartier d’Anjou que lui a louée Chizac-le-Riche… Ce nomvous fait dresser les oreilles.
– Va toujours, dit Fortune ; lesdiablesses comme toi valent souvent mieux que des anges.
– Toujours ! rectifia Zerline, quiaplatissait de son mieux les belles boucles de la coiffure ducavalier. Cette bataille entre deux hommes qui ont le même visage,sinon le même cœur, m’amuse et m’intéresse. L’un n’est qu’un pauvresoldat ; je mets dans le jeu du soldat, parce que je suis unesoubrette.
– Corbac ! s’écria Fortune, il faut queje t’embrasse !
– Volontiers, mais quand j’aurai fini. Dansdix minutes vous allez être un exempt, non pas laid, c’estimpossible, mais enfin un exempt par les habits, par la coiffure etmême par la figure, car j’ai là tout ce qu’il faut pour voustransformer à ma guise. Et quand ma baguette vous aura touché, vouspourrez tourner autour du Richelieu, croiser le Chizac et même, sivous voulez, aller rendre visite à maître Lombat sans courir lemoindre risque d’être reconnu !
Si l’étoile de Fortune avait eu quelquefoisdes torts, il faut bien avouer qu’elle les réparait amplement àcette heure, car Mme La Pistole était une véritabletrouvaille.
– Quoique je n’aie jamais souhaité, dit notrecavalier d’un air modeste, faire avec votre personne le troc de matournure et de ma figure, je ne suis pas fâché de posséder pourquelque temps cet anneau des contes de ma Mère l’Oie qui rend leschevaliers invisibles. C’est la meilleure armure que puisse revêtirun homme isolé comme je le suis au milieu de tant d’ennemis. Oùtrouverai-je ton mari, ma toute belle ?
– À son ancien logis, répondit Zerline ;mais il ne faut pas faire grand fond sur le pauvre homme, car ilest resté bien frappé de sa dernière aventure. Il s’est terré commeun lapin et nourrit la pensée de se faire chartreux pour éviter lesdangers qui parsèment les sentiers de la vie mondaine… Ne riez pas,cavalier, vous gênez mon travail. Écoutez plutôt, car j’ai encorequelques petites choses à vous apprendre.
Elle avait pris dans un des tiroirs de latoilette trois ou quatre godets, et mélangeait prestement descouleurs sur une petite plaque de porcelaine.
Fortune poussa un gros soupir, parce que lespremiers coups de pinceau lui avaient gâté le visage qu’il aimaitle mieux au monde : le sien.
Cela ne l’empêchait pas d’adorer Muguette etd’être brave garçon, mais la goutte de sang de Richelieu qu’ilavait dans les veines lui donnait pour un peu cette robuste fatuitéqui remplaçait le génie chez le neveu de l’illustre cardinal.
– Ce n’est que l’ébauche, disait cependantZerline ; quand nous allons fondre les nuances vous paraîtrezmoins laid que cela. Vous serez content, monseigneur, et j’espèreque, si vous avez jamais besoin d’un semblable coup demain, vousm’accorderez votre pratique. À nos affaires ; on parle presqueautant du Richelieu que de vous à l’Arsenal, à cause de son traitéavec l’Espagne que vous avez eu la bonté d’apporter dans votrefameux bâton, et qui nous le livrera pieds et poings liés un jourou l’autre. C’est une conquête de première ordre, qui fera entrerdans notre forêt les trois quarts et demi des femmes de Paris.
«Depuis sa sortie de la Bastille, M. leduc a déjà fait des siennes et l’on prétend que le régent l’asurpris en un lieu où ils ne devaient se trouver ni l’un nil’autre. Le régent aurait, dit-on, tiré l’épée, et Mlle de Valois,cette douce fille d’un si respectable père, l’aurait assis sur leplancher, à l’aide d’un croc-en-jambe, pour donner àM. de Richelieu, le temps de sauter par une fenêtre.Tournez-vous un peu qu’on accommode la joue gauche. Vous jugezqu’après de pareils scandales, il est bien temps de mettreM. le régent dans une maison de correction.
– Et le Richelieu ? s’écria Fortune.
– C’est bien différent ! Il est avecnous, on lui tressera des couronnes. Ce qu’il vous importe desavoir, c’est que, hier, chez Cadillac, il y a eu confirmation decertain pari entre lui et M. de Gacé. Vous savez ce dontje veux parler, car vous avez pâli. Dans trois jours aura lieu lepetit -souper où M. le duc a promis de montrer à ses amis,assises toutes deux à la même table, l’une à droite de lui, l’autreà gauche, la belle Thérèse Badin et la belle Aldée de Bourbon.
– En voilà assez ! dit Fortune en sautantsur ses pieds. Tu ne sais quel deuil se cache sous toutes cesfolies, ma fille, et je n’ai pas le cœur de te l’expliquer. Lequelde ces uniformes me prêtes-tu ?
– Celui qui siéra le mieux à votre taille,cavalier. Choisissez, et quand vous serez assez couvert pour que ladécence me permette de vous revoir ; je donnerai la dernièremain à votre toilette.
Elle l’enferma dans la seconde chambre, oùétaient pendus ces costumes d’exempts qui semblaient en vérité tropnombreux pour n’avoir point d’autre destination que le théâtre.
Deux minutes après, Fortune reparut, déguiséde la tête aux pieds.
– Depuis que dame Thémis met des faux poidsdans sa balance, s’écria Zerline, on n’aura jamais vu un si jolisuppôt que vous, cavalier ! Laissez-moi aplatir encore cettemèche… Au chapeau maintenant ! Et le baiser promis, s’il vousplaît, mais vous ne le direz pas à ce pauvre La Pistole.
Fortune l’embrassa d’un air distrait, jeta undernier regard au miroir et s’élança vers la porte.
Où allez-vous ? demanda Zerline.
Je veux être roué vif en place de Grève,répliqua Fortune, si j’en sais rien… je vais me faire tuer s’il lefaut mais il n’y a pas une idée qui vaille dans ma pauvrecervelle.
Il descendait déjà l’escalier quatre àquatre.
Zerline lui cria d’en haut.
– La petite maison que Chizac-le-Riche a louéeà M. le duc est au coin de la rue d’Anjou et du chemin de laVille-l’Évêque. Bonne chance, cavalier, et au revoir !
Une fois dans la rue, Fortune se mit à courir.Il essayait de réfléchir et ne pouvait pas. Les différents devoirsdont il s’était chargé revenaient tous ensemble dans son esprit ety produisaient une confusion inexprimable.
Il longea le bord de l’eau en directe ligne,depuis le mail d’Henri IV jusqu’aux abords du Châtelet, où ils’arrêta une minute pour voir la foule de curieux stationnantdevant le caveau des Montres.
Fortune poursuivit sa route et remonta la rueSaint-Denis par la fantaisie qu’il avait de revoir un peu lethéâtre de sa principale aventure dans la rue des Cinq-Diamants, Ily avait aussi des curieux établis en permanence entre le cabaretdes Trois-Singes et la porte du trou habité naguère par GuillaumeBadin. Fortune reconnut du premier coup d’œil quelques-uns de ceuxqui avaient assisté à la visite judiciaire.
En un moins d’un quart d’heure, il eut arpentéla grande rue Saint-Honoré, et deux heures après midi sonnaient aucouvent de la Madeleine quand il s’arrêta, baigné de sueur, au coinde la rue d’Anjou et du chemin de la Ville-l’Évêque.
En arrivant, Fortune se crut devant la grilledu banqueroutier Basfroid de Montmaur, tant la petite maisonaffermée par M. le duc à Chizac-le-Riche avait un entouragesemblable à celle de l’ancien banquier des pauvres.
Entre les arbres, çà et là, on voyait quelquesbancs de bois.
Fortune s’assit sur l’un de ces bancs, àproximité de la grille.
Son estomac le tiraillait terriblement et ils’accusait en lui-même de n’avoir point mis à contribution le gardemanger de l’Arsenal.
Mais à l’œuvre on devient artisan, et notrecavalier, sans s’en douter, faisait le dur apprentissage du métierde diplomate. Il songeait si laborieusement que les plaintes de sonestomac avaient tort.
Dans sa cervelle, violemment sollicitée, unembryon de plan naissait, bien confus encore et bien vague, maisqui promettait d’embrasser l’ensemble des affaires que Fortunes’était mises sur le dos.
Les calculateurs novices voient ainsi aupremier abord la lumière se produire, mais cela ne dure pas, etbientôt la nuit revient plus profonde.
Ainsi en fut-il pour Fortune qui, au bout dedix minutes, se frappa le front en se disant avecdétresse :
– Je n’y vois plus, corbac ! et j’enperdrai la tête !
Mais le germe de ces pensées reste dansl’esprit et parfois, plus tard, il fructifie. Le plus sage est dene pas s’acharner dans le premier moment.
Fortune fut distrait par l’arrivée d’uncarrosse qui était à quatre chevaux et abondamment doré. Lecarrosse s’arrêta devant la grille.
Fortune en vit descendre un vieillard lourd etcassé qu’il ne reconnut point au premier aspect.
Cependant, quand le vieillard passa non loinde lui pour aborder la grille, Fortune se demanda :
– Est-ce que ce ne serait pointChizac-le-Riche ?
Le vieillard fut introduit et la grille sereferma.
Presque aussitôt après la grille se rouvritpour donner passage à deux grisettes, lestes et pimpantes, quiavaient le panier au coude et qui mirent avec résolution leurspetits pieds, cambrés hardiment, dans la boue du chemin de laVille-l’Évêque.
Elles rirent comme deux folles ; ces deuxgrisettes, et s’étonner que M. le duc, entouré de tant degrandes dames, descendît à de pareilles amours, lorsque du fond dela rue d’Anjou apparurent deux nobles carrosses que surmontaientles monumentales perruques de deux magnifiques cochers.
Les deux grisettes se donnèrent la main enriant toujours ; l’une sauta dans le carrosse de droite etl’autre dans le carrosse de gauche, et Fortune entendit des voixargentines qui sortaient des portières, disant :
– Hôtel de Condé !
– Palais-Royal !
Un autre carrosse arrivait par le chemin de laVille-l’Évêque, blasonné abondamment, vaste comme une arche, ettraîné par quatre chevaux hauts sur jambes.
Fortune avait déjà vu la dame entre deux âgesqui montrait à la portière sa figure, restaurée comme un tableau.Zerline elle-même n’aurait pu produire un plus parfait chef-d’œuvrede rentoilage.
– Mme la maréchale ! dit le laquaisqui vint sonner à la grille.
Mais le concierge répondit :
– Monsieur le duc subit son exil en sonchâteau de Saint-Germain-en-Laye. Et l’énorme carrosse s’éloignatristement.
Il en vint d’autres, des vieux et des jeunes,qui tous furent éconduits par le portier, plus inflexible queCerbère.
Une couple d’heures se passa. L’estomac deFortune arrivait au dernier degré de la détresse ; mais sonplan marchait et se débrouillait peu à peu.
Au moment où la chapelle de Ville-l’Évêquesonnait quatre heures, la grille s’ouvrit une dernière fois, etChizac-le-Riche, car c’était bien Chizac, vieilli de dix années ettrois jours, passa le seuil, précédant un jeune homme de taillecharmante mais un peu efféminée, qui marchait appuyé sur une longuecanne, dont la pomme d’or était rehaussée de trois rangs dediamants.
Toute l’âme de Fortune était dans sesyeux.
Il n’avait jamais vu M. le duc de Richelieudepuis ces jours lointains où on le fouettait, lui, Fortune, quandM. le duc avait fait le méchant.
Pourtant il le reconnut d’un coup d’œil, àcause de ce vieux seigneur dont la physionomie restait dans samémoire, pour les quelques baisers qu’il se souvenait d’avoirreçus.
– La mule du pape ! pensa-t-il, toutesces femmes folles n’ont pas si méchant goût que je le croyais, etce serait dommage d’écraser cette jolie tête entre deuxpierres !
Fortune se disait en les regardant du coin del’œil :
– Le Chizac est encore plus défait que je necroyais. Quant à M. mon frère, je suis fort satisfait del’avoir vu. Corbac ! il est flatteur pour moi de ressembler àun duc si propre, si blanc et si bien frisé, et je lui pardonneraistoutes choses en souvenir du vieux seigneur ; s’il n’avait pasjeté un sort à notre belle Aldée.
Il se prit à écouter attentivement, parce queM. de Richelieu parlait, arrêté non loin de lagrille.
– Il n’y a qu’une des deux bergères quim’inquiète, disait-il ; l’autre viendra dès qu’on lui ferasigne.
– Monsieur le duc, répliqua Chizac, dont letic allait à toute volée, n’a jamais trouvé de cruelles. L’amourlui a prêté son carquois.
La bouche rose de Richelieu eut un légerbâillement.
– je tiens à gagner cette gageure, reprit-il,c’est une fantaisie, et, quoique Mme de Gacé soit déjà del’histoire ancienne, il me plaît de piquer son mari à cause du coupd’épée et de la Bastille. Si le logis dont vous me parlez est situécomme vous le dites, on pourra s’en servir.
Monsieur le duc eut un langoureux sourire quile fit plus joli que la plus jolie des femmes.
– Je connais les murs mitoyens, murmura-t-il.Vous avez, je le pense, entendu raconter l’anecdote du placard oùMlle de Valois mettait ses confitures.
Chizac s’inclina jusqu’à terre.
– Il n’y avait rien de si curieux dans lescontes de Boccace, répliqua-t-il : un dieu dans unearmoire !
Richelieu se reprit à marcher, disant du boutdes lèvres :
– J’aurais donné trois princesses pour quetout Paris pût voir la drôle de figure que fit, un soir, Monsieurle régent devant cette armoire aux confitures.
Puis, changeant de ton, il ajouta :
– Mon cher M. Chizac, vous ne pouvezavoir besoin de mon crédit, puisque votre caisse contient ce qu’ilfaut pour acheter tous les ministres du roi, avec ses Parlementspar-dessus le marché, au comptant, argent sur table.
Chizac lança tout autour de lui son regardanxieux et répondit à voix basse :
– Je gagne sans cesse, je gagne, jegagne ! Je gagne là où les autres se ruinent ! Je récoltedes monceaux d’or ! Cela m’a suscité bien des ennemis,monsieur le duc ; et cette chance extraordinaire me faitpeur.
Ils étaient tout près du banc, mais un grosarbre les séparait de Fortune, qui avait fermé les yeux et feignaitde dormir.
– Auriez-vous réellement besoin de moi ?demanda le duc en riant et en s’arrêtant de nouveau.
– Du tout, point, balbutia Chizac, quidétourna les yeux, je suis guidé uniquement par la passion de merendre agréable à un homme tel que vous, monsieur le duc.
Un instant Richelieu le regarda de son haut,plié en deux qu’il était et tremblotant comme un fiévreux.
– Le fait est, dit-il, que vous ne portez pastrès bien vos millions, ami Chizac ; Il faut vous soigner, moncher ; voulez-vous mon médecin ?… En attendant, j’acceptevotre offre ; nous percerons le mur mitoyen et, à l’occasion,vous pourrez compter sur mes services.
Le duc fit un pas vers son carrosse et aperçutFortune.
Il en fut de même de Chizac, qui passait del’autre côté de l’arbre et qui, en reconnaissant le costume d’unexempt, faillit tomber à la renverse.
– Ne craignez rien, mon bon, ditRichelieu.
Il s’approcha de Fortune et le prit parl’oreille.
– N’est-ce pas, mon drôle, demanda-t-ilgaiement, que tu es ici pour moi.
– Oui, monsieur le duc, répondit Fortune, enjouant l’homme qui s’éveille.
Richelieu glissa ses doigts effilés dans lapoche de sa veste.
– Tu auras beau te frotter les yeux, mondrôle, reprit-il, tu étais éveillé comme une souris. Ceux de tonespèce ne dorment jamais, et tu as entendu parfaitement ce que jedisais à monsieur mon ami.
– Oui, monsieur le duc, répliqua Fortune.
– Eh bien ! va le répéter à Dubois,poursuivit M. de Richelieu, et ajoute, si tu veux, que jele tiens pour le plus honteux coquin qui ait jamais marché sur letapis d’une antichambre. Voici pour ta peine.
Sa fine main sortit de sa poche et jeta deuxdoubles louis dans le giron de Fortune.
– Merci, monsieur le duc, dit celui-ci.
– Le pauvre diable, continua Richelieu enmarchant vers les carrosses, ne s’intéresse guère à ces galantesaventures. Il eût préféré au mur mitoyen la moindre bribed’entretien ayant trait aux mauvaises plaisanteries de l’Arsenal.Ce gredin de Dubois est juste l’homme qu’il faut pour lutter contreMme la duchesse du Maine.
Il leva sa canne, et aussitôt le carrosse sansarmoiries s’ébranla pour venir à lui.
– À vous revoir, Chizac, dit-il avec un gestede congé d’une impertinence achevée, je n’ai plus que deux foisvingt-quatre heures pour gagner mon pari. Que le nécessaire soitfait dès ce soir dans votre maison de la cour de Guéménée.
Il tourna le dos pendant que Chizac seconfondait en révérences derrière lui, et monta dans son carrosseen disant au cocher :
– À Saint-Germain-en-Laye ! et vois à nepas faire attendre ces dames.
– La mule du pape ! pensa Fortuneémerveillé, encore des dames ! Il fait un métier de cheval defiacre, ce duc qui ressemble à un petit Jésus en cire ! C’estégal, je suis du moins bien sûr qu’il ne recommencera pas leshostilités ce soir.
Le carrosse de M. de Richelieupartit au galop dans la direction du Roule.
Aussitôt qu’il eut disparu au tournant desSaussaies, Chizac revint vers Fortune, après avoir appelé, luiaussi, son carrosse qui se mit en branle.
– Mon fils, dit-il en mettant un bon de caissede cinq cents livres dans la main du prétendu exempt, vous avez unefigure honnête… et il me semble que j’ai dû vous rencontrer quelquepart.
– Rue des Cinq-Diamants, répondit Fortune duton le plus naturel. J’étais avec M. Touchenot, lecommissaire, quand on a levé le corps de Guillaume Badin.
Les joues tombantes de Chizac ne pouvaient pasdevenir plus blêmes, mais son tic travaillait d’une effrayantefaçon.
– Mon meilleur ami, murmura-t-il, mon pauvrevoisin ! Sa fille a trouvé en moi un père, et personne nesaura jamais comme je chérissais tendrement ce braveGuillaume ! Mon fils, vous m’avez bien entendu le dire àmonsieur le duc, qui a un grand fonds d’estime pour moi : marichesse m’a fait bien des ennemis… des ennemis cruels… Dans votremétier, on est à même de savoir beaucoup de choses ; s’il vousarrivait d’apprendre que je sois menacé par les méchants, venez metrouver ; vous me plaisez, et il ne m’en coûte rien de fairela fortune d’un homme.
Il mit un pied sur la marche de soncarrosse.
– Grand merci, dit Fortune qui empocha lescinq cents livres. Je n’ai jamais cru tout le mal qui se raconte devous, monsieur Chizac.
Le Riche resta immobile comme une statue.
– De moi ? répéta-t-il. On dit du mal demoi ?
– On dit, poursuivit Fortune, que le pauvreGuillaume avait une veine qui vous rendait bien jaloux.
– Il ne possédait pas la moitié d’un million,murmura Chizac en chancelant, et moi, je ne sais pas le nombre demes millions !
Fortune s’approcha de lui comme pour lesoutenir et lui dit à l’oreille :
– On dit que vous aviez gardé une double cléde la cave !
Chizac se retourna comme si un serpent l’eûtmordu. Toute sa physionomie s’était transformée instantanément etil avait un regard terrible.
Fortune acheva paisiblement :
– On dit cela, mais moi je n’y crois pas et sije surprends quelques propos que vous ayez intérêt à connaître,j’irai vous les porter, mon bon maître.
La lourde paupière du riche se baissa.
– Demain, murmura-t-il, de bonne heure… jesuis toujours levé de bon matin… venez demain. Je donne desmilliers de louis comme les autres jettent une pièce de six blancsà un pauvre.
– Rue de la Monnaie ! cria-t-il aucocher.
Il referma la portière de son carrosse etpartit.
Fortune resta un instant immobile à la mêmeplace.
– Le pauvre diable est plus malheureux que lespavés de la rue ! se dit-il après un instant de réflexion. Ilsèche sur pied, son sang tourne, et chaque mot qu’il dit est un pasfait vers la potence. Et pourtant, il y a là-dedans bien des chosesque je ne comprends pas. Est-ce un fou ? est-ce untigre ? En tout cas, je sais où il va et c’est aussi monchemin : marchons.
Il descendit la rue d’Anjou comme avait faitle carrosse et tourna à gauche dans le faubourg Saint-Honoré.
– Est-ce de l’argent qu’on aurait, sedemanda-t-il tout en marchant d’un bon pas, beaucoup d’argent, sion allait le voir demain matin, de bonne heure ? ou biensolderait-il notre compte à l’aide d’une petite blessure bienétroite comme celles qui étaient à la poitrine de Guillaume Badinet à la poitrine de maître Bertrand ? Par la corbleu ! sij’avais eu tentation d’abandonner la vengeance de ma belle Thérèseet de le laisser tranquille, j’en serais bien empêché, puisqu’il semêle de mes propres affaires…
« … Dans sa rage d’acquérir desprotecteurs, il donne au Richelieu les moyens de gagner sadiabolique gageure ; on va faire le siège de cette pauvremaison, là-bas, où il y a une folle, une mourante et une enfant,comme s’il s’agissait d’une forteresse. Halte-là, Corbac !nous nous jetterons dans là place et, à tout le moins, il y aurabataille !
À mesure qu’il songeait ainsi, sa marcheredoublait de vitesse, en passant devant les vitres des traiteursil détournait les yeux.
Il commençait à faire sombre quand Fortunetourna l’angle de la grande rue Saint-Honoré pour prendre la rue dela Monnaie.
Du premier coup d’œil, il reconnut le beaucarrosse de Chizac-le-Riche, arrêté devant une porte bâtarde.
Il entra sans hésiter, monta un escalier fortétroit mais fort propre, et frappa à la porte du premier étage,derrière laquelle on entendait des cris d’enfants, et tous lesbruits que font les jeux du premier âge.
Une servante affairée vint ouvrir aussitôt,disant à la cantonade :
– Jean, tenez-vous tranquille ! Pierre,soyez sage ! Marguerite, si vous criez vous aurez lefouet !
– Monsieur, demanda-t-elle pendant que lesbambins endiablés la houspillaient par derrière ; qu’est-cequ’il y a pour votre service ?
– Je voudrais parler à Mme veuveBertrand, répondit Fortune.
– Mme veuve Bertrand ? répéta laservante en isolant chaque mot. De la part de qui, s’il vousplaît ?
– De la part de messieurs du Bailliage, ditFortune.
La servante hésita.
Et une demi-douzaine de démons qui s’agitaientderrière elle, tous vêtus de deuil mais joyeux à faire trembler,profitèrent de ce moment pour faire un infernal tapage.
– Alexandre, voulez-vous bien finir !Julienne, je vais aller chercher la verge ! François,n’avez-vous pas honte ?
Mais julienne, François, Alexandre, ainsi queJean, ainsi que Pierre et Marguerite, poussaient de véritableshurlements en secouant leurs cheveux blonds bouclés et, enregardant l’étranger avec leurs grands yeux espiègles.
– Pauvre jeune famille ! murmura notrecavalier attendri.
– Ah ! oui, monsieur, répliqua laservante. Ah ! certes, voilà un triste événement, pasvrai ? Et il y en à encore dans l’autre chambre. C’était un sibon mariage ! Jour de Dieu ! taisez-vous, marmaille ou jevais me fâcher à la fin !
– Fâche-toi, Prudence, fâche-toi !crièrent en chœur les six marmots, accompagnant ce défi de leursrires provocants.
– Il y a donc, reprit Prudence, que dameBertrand est occupée avec un monsieur. Si vous vouliez revenir…
– J’aime mieux attendre, interrompit, Fortune,qui prit Alexandre d’une main, Pierre de l’autre, et les assitcommodément sur ses deux bras.
– Et moi ! et moi ! et moi !glapirent aussitôt le restant des petites filles et le surplus despetits garçons.
Fortune avisa un grand fauteuil qui était dansun coin, tout à l’autre bout de la chambre, et alla s’y plongersans quitter son double fardeau.
Il étendit ses deux jambes endisant :
– Allons, Jean ! allons Julienne,Marguerite et François, nous aurons de la place pour tout lemonde !
Il fut aussitôt envahi de la tête aux piedspar la petit famille en deuil dont la joie atteignait audélire.
– En voilà un qui est gentil ! disaienttous les enfants la fois ; ce n’est pas comme le vieux qui estavec maman qui a l’air d’un croquemitaine.
Prudence les regarda un instant, puis elledit :
– Ma foi, monsieur l’exempt, c’est vrai quevous avez l’air d’un bon enfant. Et vous comprenez bien qu’il fautfaire du fricot pour donner à brouter à tant de petit monde.Puisqu’ils restent tranquilles avec vous, si vous vouliez lesgarder seulement un petit peu, j’irais faire un tour à lacuisine.
Depuis son entrée, Fortune sentait une odeurde rôti qui gonflait ses narines gourmandes.
– Allez à la cuisine, ma bonne fille, et nevous inquiétez point des petits. Je ne sais pourquoi ni comment,mais partout où il y a des marmots on me fait la fête.
C’est une preuve que vous êtes du bon mondedéclara gravement la servante, les mioches, ça ne trompejamais.
Dès qu’elle fut partie, on commença un jeu demain chaude qui poussa l’allégresse générale à son plus hautparoxysme.
Au beau milieu de l’émeute enfantine, Fortunedemanda tout à coup :
– Alors, bambins, mes petits anges, vous neregrettez pas du tout votre papa ?
Les enfants cessèrent aussitôt de jouer et seregardèrent les uns les autres.
Dans le silence qui suivit, on put entendre lavoix de Chizac-le-Riche disant dans la chambre voisine :
– Malgré la différence de nos positions,maître Bertrand était un de mes plus chers amis. Je prends safamille sous ma protection, et vous pouvez compter sur moi, madame,vos enfants ne manqueront jamais de rien.
Alexandre, l’aîné de la bande, avait eu letemps de la réflexion. Il fixa ses yeux bleus effrontés sur Fortuneet lui demanda brusquement :
– Pourquoi nous parles-tu de mon papa,toi ?
Les autres étaient déjà en train de gambaderpar la chambre, faisant ruisseler leurs cheveux blonds sur le deuilde leurs habits.
Fortune n’eut pas même la peine de répondre,car Alexandre lui dit :
– Jouons plutôt au cheval fondu !
Et le flot des enfants rieurs, se précipitantsur lui, le submergea des pieds à la tête.
La porte intérieure s’ouvrit etChizac-le-Riche parut, reconduit par une belle petite femme grasseet blonde qui dont le frais visage portait le grand deuil de veuve,mais respirait la plus complète sérénité.
– Cachez-moi, dit Fortune aux bambins.
Il le couvrirent aussitôt, laissant passerseulement les cornes de son chapeau et la pointe de ses bottes.
– Est-ce parce qu’il a des œufs sous les yeuxque tu as peur ? demanda Alexandre.
– Non, répondit Marguerite, c’est parce qu’ila une ficelle en dedans qui remue sa bouche comme celle dePolichinelle.
Derrière la petite femme blonde et prospère,venaient les deux aînés de la famille, M. Charles et MlleJoséphine, qui allaient gravement et avaient l’importance despersonnes de douze à quatorze ans.
Chizac dit, en voyant le monceau d’enfantssous lequel il ne devinait point Fortune :
– Dieu bénit les grandes familles, ma bonnedame. Ce pauvre Bertrand s’était fait bien des ennemis parl’adresse qu’il déployait dans son état, et l’audace desmalfaiteurs augmente en même temps que leur nombre. Combienavez-vous de chers petits ?
– Dix ! répondit Mme Bertrand, encomptant la dernière, qui est en nourrice.
– C’est vrai, c’est vrai, murmuraChizac ; ce pauvre excellent ami me l’avait dit la dernièrefois que nous avons déjeuné ensemble… car il venait déjeuner chezmoi bien souvent.
Il mit la main à sa poche et en retira ceportefeuille gonflé que nous vîmes pour la première fois au cabaretdes Trois-Singes.
– Dix mille livres ! ce n’est pas assezpour tant de petit monde, reprit-il avec un accent de bonté quiaurait dû soulever un concert de bénédictions.
– Merci ! prononça la petite femme blondepresque sèchement en recevant un second bon de caisse de 20 000livres.
Il n’y avait pas dans son accent le moindreatome de reconnaissance.
– Quand Chizac voulut embrasserMme Bertrand pour opérer sa sortie, elle se recula, et c’est àpeine si M. Charles se laissa caresser le menton.
– Je reviendrai, dit cependantChizac-le-Riche, et toute cette chère couvée aura du pain sur laplanche avant qu’il soit peu.
Prudence, la servante, lui ouvrit la porte del’escalier et la ferma sur lui sans dire gare.
Dès qu’il fut parti, Mme Bertranddemanda :
– Soupe-t-on ?
Cette jeune et jolie veuve, mère d’un si grandnombre d’orphelins, ne paraissait point, en vérité, mourir demélancolie.
Prudence répondit en parcourant des yeux lachambre :
– Il y en a un autre… Où donc a passé celuiqui avait un habit d’exempt ?
Alors ce fur un grand brouhaha de cris et derires. La montagne d’enfants trembla sur sa base et se déchira,laissant à découvert notre cavalier qui secouait son jabot etdéfripait ses manchettes.
En même temps un aboiement sonore, partant dufond de la maison, répondit au tapage des enfants, et le beau chienFaraud, entrant comme un tourbillon, passa par-dessus la tête desdeux plus petits pour mettre ses deux pattes sur les épaules deFortune.
– Tiens, tiens, dit Prudence, la bête leconnaît !
Et les enfants de crier en chœur :
– Petite mère, celui-là est un bon, il saitjouer au cheval fondu.
– Vous avez à me parler, Monsieur !demanda la veuve, qui glissait dans sa bourse les deux bons decaisse apportés par Chizac.
Faraud, qui venait de quitter Fortune aprèslui avoir fait politesse, bondit vers Mme Bertrand et flairala bourse avidement, tandis que Prudence disait tout bas à samaîtresse :
– Il vient de la part de messieurs duBailliage.
– Mettez toujours le couvert, répondit lapetite veuve ; messieurs du Bailliage ne me doivent rien et jene leur dois pas grand-chose. Entrez, mon maître.
Elle fit passer Fortune devant le troupeau desenfants, qui se précipita en tumulte vers l’intérieur de la maison,où bientôt on les entendit rire et jouer à triple carillon.
Fortune était seul avec la petite veuve dansune chambre meublée très proprement et même avec une sorte de luxebourgeois.
L’odeur de la cuisine arrivait là, si vive etsi appétissante, que Fortune passa sa langue sur ses lèvres.
– Que veulent messieurs du Bailliage ?demanda Mme Bertrand, après avoir offert un siège à notrecavalier.
– La peste ! répondit celui-ci, vous avezl’air de savoir ce que parler veut dire, ma commère, et c’est tantmieux pour vous puisque vous êtes chargée d’une si nombreusefamille. Avec une vache à lait comme ce Chizac, vous n’aurez pasbesoin de chercher un autre époux. Ne froncez point le sourcil.Dieu me préserve de vous souhaiter du mal. Je suis déjà l’ami detous vos chérubins, et il n’y a qu’une chose qui me chiffonne,c’est que maître Bertrand, l’inspecteur, était un brave homme, endéfinitive, et que vous menez son deuil par trop gaiement à lamaison.
La petite femme rougit un peu et répondit enbaissant son regard sournois :
– Est-ce là ce que messieurs du Baillage vousont chargé de me dire ?
– Messieurs du Bailliage, répondit Fortune,m’ont donné mission de venir ici pour avoir tous les détails sur lamésaventure du malheureux inspecteur…
– Je ne sais rien, voulut interrompreMme Bertrand.
– Prenez garde, dit Fortune en essayant auhasard un peu de sévérité. On se doutait bien là-bas que vous aviezquelques raisons de ne point parler, car on m’a donné l’ordred’insister et de vous faire sentir le danger qu’il y a pour vous àgarder le silence.
Mme Bertrand se mordit les lèvres etFortune n’aurait point su dire, en vérité, si elle étaitdéconcertée jusqu’au malaise ou si elle avait tout uniment la bonneenvie de lui rire au nez.
– Est-ce qu’on me soupçonnerait ?murmura-t-elle d’un accent équivoque.
– Je ne dis pas cela, répliqua Fortune, maisil y a un mystère en tout ceci, bonne dame, et il est impossibleque vous n’ayez point essayé d’en avoir le cœur net.
– Je ne sais rien, répliqua la veuve.
Elle ajouta presque aussitôt après :
– Les enfants sont habitués à prendre leurrepas à heure fixe, mon maître.
– C’est-à-dire que vous ne demanderiez pasmieux que de me voir les talons ? s’écria notre cavalier. Moi,je ne demande pas mieux que de vous laisser tranquille, car l’odeurde votre rôti me met en goût et il me tarde d’être à la gargote.Mais le devoir avant tout, ma commère. Je vous appelle ainsi parceque vous êtes une veuve du métier… quoique j’aie idée qu’on vousverra rouler carrosse quelque jour, si le Chizac vient seulementvous voir une ou deux fois toutes les semaines…
Mme Bertrand mit le point sur la hanche,comme pour faire une verte réplique ; mais elle ne parlapoint.
– En un mot comme en mille, repritFortune ; quand on a porté un mort à la Montre du Châtelet, oùvingt personnes ont pu le voir sur la table de marbre, et quand cemort a disparu comme si le diable l’avait emporté, c’est bien lemoins que messieurs du Bailliage aient le droit d’interroger laveuve de ce mort et de lui demander si par hasard, elle ne sauraitpoint le secret du diable.
Il y avait sur le minois grassouillet de laveuve, sitôt consolée, une expression d’impatient dépit, mais ellese borna à répondre pour la troisième fois :
– Je ne sais rien.
– Moi, je sais tout ! dit Fortune, qui seleva en prenant un air terrible.
La petite veuve mit son mouchoir sur sabouche, peut-être pour cacher son effroi. Mais en ce moment laporte du fond s’ouvrit et Prudence dit :
La soupe est servie.
Elle laissa grande ouverte, en se retirant, laporte qui donna issue au tapage plus joyeux des enfants, auxaboiements de Faraud et à une voix d’homme dont les mâles accentsne parvenaient point à dominer ce tumulte.
Fortune écouta cette voix et regardaMme Bertrand avec stupéfaction.
Mme Bertrand mordillait son mouchoir, et,en vérité, les yeux de cette mère de famille étaient aussiespiègles que ceux de ses enfants.
– Qui donc est cet exempt, Julie ?demanda la voix mâle dans un instant d’accalmie.
La veuve qui avait ce petit nom : Julie,répondit :
– Je croyais connaître tous les exempts duBailliage…
– Je suis de la Prévôté, s’empressa de direFortune.
– Et aussi de la Prévôté ; continuaMme Bertrand ; mais celui-ci est peut-être unnouveau.
La voix mâle ordonna :
– Range-toi, Joséphine ; mets-toi decôté, Charles, que je voie la figure de cet olibrius !
– Corbac ! pensa notre cavalier, c’est savoix, ou que le diable m’emporte ! Est-ce qu’il va falloir endécoudre ? Il serait plutôt temps de souper.
Il regardait de tous ses yeux par la porteouverte qui lui montrait le potage fumant sur une table entouréed’une multitude de couverts ; mais la voix partait d’unechambre qui était de l’autre côté de la salle à manger et quin’avait point de lumière.
L’inquiétude de Fortune fut mise à fin par unlarge éclat de rire qui partit de la chambre noire.
– Eh ! mais, s’écria la voix mâle, c’estle pauvre garçon qui s’est endormi dans le trou de GuillaumeBadin ! Comment s’appelait-il donc ? le cavalier Fortune,je crois ! C’est lui qui m’a ouvert la porte du caveau de laMontre. Femme, invite-le à manger la soupe ; il est des amisde Thérèse Badin.
Mme Bertrand, redevenue la plus gracieusedes bourgeoises, tendit aussitôt sa blanche main à notre cavalier,qui resta muet de stupeur.
– Allons, dit-elle en l’entraînant vers latable, à la soupe !
Par l’autre porte entrait maître Bertrand, quitenait deux marmots sur chaque bras et un cinquième commodémentassis à califourchon sur sa nuque.
– La mule du pape ! gronda Fortune, cen’est pas que je n’eusse un petit peu d’idée de tout cela, mais jene voulais pas y croire ! Vous n’étiez donc pas assassiné,maître Bertrand ?
– Si fait bien, répondit l’inspecteur, maisnous allons parler affaire quand les petits seront couchés.
Les petits repartirent à l’unanimité ens’éparpillant autour de la table :
– Nous ne nous coucherons pas ! Celui-làjoue trop bien au cheval fondu ! Après souper nous sauteronssur son dos ; et toi, mon papa, tu sauteras, par-dessus toutle monde.
Feu l’inspecteur Bertrand, ressuscité, nesembla point repousser très loin ce terrible programme.
– Vous voyez, cavalier, dit-il en prenantplace au centre de la table, j’ai des beaux enfants et une joliepetite femme, bien capable de m’en faire d’autres.
– Bertrand ! voulut interrompre Julie enrougissant.
– Madame, dit Fortune en s’inclinant, j’ai ouïparler d’un ancien roi de Champagne, nommé Priam, autant que jem’en souvienne, à qui sa femme avait donné cinquante fils etcinquante filles.
– C’est vrai que ce Priam était de Troie,répliqua l’inspecteur en riant ; mais nous nous contenterons àmoins, et voici ce que je voulais dire : Sers la soupe,Julie ! Je voulais dire que, n’ayant point de rentes nid’héritage, j’ai dû m’ingénier pour tenir tout cela frais et propreet gras aussi ; mon métier d’inspecteur me donnait juste cequ’il fallait pour nourrir ma maisonnée avec du pain sec ; mafoi ! personne n’aimait cela ici, ni les grands, ni lespetits… Avez-vous faim, cavalier ?
– Une faim de loup ! maître Bertrand.
– Tout est au mieux, vous verrez que nousavons bonne table. Pour mettre du beurre dans mes épinard, j’aiajouté deux ou trois cordes à mon arc, en tout bien tout honneur,et je ne donnerais pas mes émoluments pour ceux d’un président àmortier, cavalier Fortune. Comment trouvez-vous monpotage ?
– Maître Bertrand, je le trouve pardélices !
– Vous êtes un homme de bon goût. Et,d’ailleurs, vous avez joué avec les petits ; vousm’allez ! Voyez comme cette marmaille se tient droite àtable ; ils ont la religion du déjeuner, du dîner et dusouper. La mère les a dressés à cela. Le reste du temps ils sontles maîtres.
Par le fait, toute la couvée, depuis MlleJoséphine et M. Charles jusqu’à Pierre et Julienne ; lesdeux bébés, gardait une tenue irréprochable et dévorait avec ungrave appétit.
– Julie, demanda tout à coup maître Bertrand,combien ce bon M. Chizac t’a-t-il donné, ce soir ?
– Deux billets de caisse de dix mille livreschacun, répondit Mme Bertrand.
L’inspecteur cligna de l’œil à l’adresse deFortune.
– J’ai fait d’assez jolies affaires en ma vie,dit-il, mais jamais une seule de cette taille-là. Il y en aura pourtout le monde. Appelle Faraud, Julie.
Mme Bertrand, qui était l’obéissancemême, appela Faraud sans demander d’explication.
Le chien se mit aussitôt à flairer la poche oùelle avait serré sa bourse. En flairant il donnait comme un limierau bois.
– Connaissez-vous cela, cavalier ?demanda l’inspecteur.
– Oui, répondit Fortune, je connais cela.
– C’est curieux, dit maître Bertrand, et ce LaPistole est un drôle de corps. Nous en reparlerons après le repas…Prudence, ma fille, va nous chercher à la cave, dans le coin dedroite, un flacon de bon vieux vin de Bourgogne que m’envoie lefaussaire. Ne te trompe pas ! il est auprès du pommard quinous vient du banqueroutier.
Fortune, à qui on venait de servir une tranchede rôti merveilleusement rissolée, lâcha tout à coup sa fourchetteet son couteau et se mit à se frotter les mains la bouchepleine.
– Le cavalier trouve notre filet de bœuf cuità point ? dit madame Bertrand flattée.
– Chez vous, répondit Fortune, je trouve toutcharmant, tout exquis, tout admirable : mais ce n’est pascela, par la corbleu ! qui cause ma meilleure jubilation,quoique je fusse à jeun depuis hier soir. Ce qui me fait rire, cequi me donne envie de chanter à pleine voix comme si j’étais aulutrin, c’est l’idée que nous sommes au bout de nos peines !Puisque vous voilà vivant et en pleine santé, maître Bertrand, noustenons bel et bien le Chizac !…
L’inspecteur, était en train de déboucher avecun soin minutieux le bourgogne du faussaire.
Il hocha la tête gravement.
– Cavalier, répondit-il, on ne tient jamaisles gens qui ont des millions. Les millions sont sorciers. Lesmillions sont sacrés. Soupons tranquillement, je vous l’ai ditaprès le repas, nous parlerons affaires :
Fortune et maître Bertrand, après avoir soupéd’excellent appétit, prenaient leur café en tête-à-tête dans uncabinet de travail fort proprement meublé, qui était à l’usageparticulier de l’inspecteur.
Entre eux, le chien Faraud, accroupi, tendaitson museau pensif et semblait écouter la conversation qui nelaissait pas que d’avoir un certain intérêt.
– Il y a des choses qui nous sautent aux yeux,à nous autres, disait maître Bertrand en retournant sa cuiller danssa tasse ; au bout de cinq minutes, je savais que vois étiezentré dans le cellier par hasard… ou plutôt je m’étais mis en têteque c’était Chizac qui vous y avait poussé.
– Vous connaissiez donc bien à fond votreChizac ? demanda Fortune.
– Non, pas beaucoup ; je savais seulementque c’était un assez brave homme, faible et mou de caractère, quiétait parti de rien pour gagner une immense fortune…
Entendons-nous ! interrompit ici maîtreBertrand. Je ne suis pas de ceux qui disent : Aux innocentsles mains pleines ! Neuf fois sur dix, une grande fortuneconquise prouve le talent ou à tout le moins, la vaillance ;mais une fois sur dix le hasard fait des siennes et donne le groslot au premier venu. Alors, il faut se méfier de ce premier venu,parce que tout le monde ne sait pas porter la richesse.
– Vous le croiriez fou ? s’écriaFortune.
– Non pas comme vous le comprenez, réponditl’inspecteur. Si vous lui demandiez un conseil pour tenter lehasard, rue Quincampoix, et qu’il voulût bien le donner, vousseriez sûr de rentrer chez vous les poches pleines. Il fait sesaffaires admirablement, et depuis deux jours que je le suis commeson ombre, il a remué des montagnes pour les entasser entre lui etla justice, qui ne songe guère à l’attaquer. Mais il y a ColetteBesançon…
– Colette Besançon ? répéta Fortune.
Maître Bertrand humait le fond sucré de satasse en amateur.
– Colette Besançon, reprit-il, était uneancienne jolie fille qui demeurait ici près, rue de l’Arbre-Sec, etqui gagnait sa vie à tirer les cartes. Voilà six mois, pour lemoins, que Chizac-le-Riche n’a pas manqué un seul jour de fairevisite à Colette Besançon.
– Les avis sont partagés, dit Fortune avec unecertaine gravité, j’ai connu des personnes respectables quicroyaient à la bonne aventure. Il y a quelque chose au fond de toutcela.
– Certes, certes, répondit l’inspecteur, ettelle sotte créature, comme Colette Besançon, est capable de tuerbien des honnêtes gens en sa vie.
Le regard de Fortune interrogea. MaîtreBertrand lui versa un verre de genièvre hollandais etpoursuivit :
– C’est Colette Besançon qui a passé l’épée deChizac au travers du corps de Guillaume Badin.
– Corbac ! s’écria Fortune, quellevirago !
– Sans sortir de chez elle, reprit maîtreBertrand, et sans seulement lever le doigt. je n’ai jamais tanttravaillé que depuis ma mort, et je puis bien vous dire que jeconnais maintenant l’histoire sur le pouce. Les créatures commeColette Besançon guettent la pensée des niais qui les consultent,et dès qu’elles ont découvert un dada, elles le caressent. Il yavait déjà quatre ou cinq jours que Chizac s’inquiétait d’une veineréellement extraordinaire poursuivie par Guillaume Badin. Lesparvenus de l’espèce de Chizac sont jaloux jusqu’à la maladie, etil se trouvait par malheur que les habitués des Trois-Singes, soitmalice ou sottise, disaient du matin au soir : « MaîtreGuillaume deviendra plus riche que Chizac ! » Le jour quiprécéda cette nuit où vous avez dormi dans le lit du pauvreGuillaume, Chizac s’était fait tirer les cartes pour savoir simaître Badin deviendrait plus riche que lui.
– Et les cartes de la Besançon avaient ditoui ? demanda Fortune.
– Les cartes de la Besançon avaient dit :« Si Chizac ne défend pas ses millions, ils passeront dans lapoche de Guillaume. »
– Ah ! fit notre cavalier, qui écoutaitces choses avec un vif intérêt. Chizac a cru défendre sesmillions ! Et vous êtes un rude gaillard, maîtreBertrand ! Tout ce que vous dites-là doit être vrai commeÉvangile. je les ai vus en face l’un de l’autre au cabaret desTrois-Singes, Chizac-le-Riche et Guillaume Badin. Chaque fois queGuillaume gagnait, le tic du riche démanchait son visage comme. sion lui eût arraché des dents. je vois ce qui en est : il seraentré dans le cellier de Guillaume Badin en sortant du cabaret.
– Non pas, interrompit maître Bertrand ;cet homme-là est mou comme une poire blette et il n’a pas pour sixblancs de méchanceté. Il a fallu l’insomnie, la fièvre, letransport, pour lui mettre l’épée à la main. Il est rentré chez luitout uniment, j’en suis sûr, il a essayé de dormir, et laprédiction de la Colette lui est revenue, montrant ses millions,ses chers millions, qui fuyaient hors de sa caisse comme unruisseau pour couler dans le taudis de Guillaume. Il a suivi sesmillions, entendez-vous, comme un misérable fou qu’il était, etcomme un misérable fou il a tué Guillaume pour défendre sesmillions !
– Un fou se serait laissé prendre, ditFortune.
– Ah ! voilà ! s’écria Bertrand. Jevous dis que j’ai travaillé cette histoire-là comme une bijouterie.Je l’ai brodée, je l’ai fouillée. Chizac-le-Riche s’est éveilléaprès le meurtre ; il a eu horreur et peur, puis il a faitappel à tout ce qu’il y a eu en lui de sang-froid et de couragepour juger sa position.
Il s’est dit : Ma position est bonne, jen’ai qu’à enlever l’argent de Badin et à laisser la porteentrouverte, on accusera les voleurs et personne n’aura la penséequ’un homme tel que moi ait pu commettre une action pareille.C’était sage, il n’y avait rien autre à faire, et s’il s’en étaittenu là, tout était dit. Mais il y a une chose qui perdraéternellement les coupables, c’est le besoin d’éloigner lessoupçons. Après avoir été sage pendant une heure, pendant deuxheures, le besoin d’éloigner les soupçons s’empara de Chizac quifut pris d’une autre fièvre et redevint fou. Impossible de restertranquille ! Vous les tueriez sur place plutôt que de lesempêcher d’amonceler les preuves de leur innocence.
On ne soupçonne pas les gens qui se mettent enavant. Chizac se mit en avant d’autant que la bonne chance luirestait fidèle et qu’un malheureux homme, pris de vin, s’étaitintroduit à l’aveugle dans le cellier où gisait le cadavre. C’étaitlà un coup de partie pour Chizac, mais il avait compté sans unhonnête garçon du nom de Bertrand, qui n’était pas là pour le roide Prusse, et dont le métier est de déchiffrer lesphysionomies.
– Corbleu ! interrompit Fortune, jevivrais cent ans, que je me souviendrais toujours du plaisir quevous m’avez donné en dégainant mon épée pour montrer que la lamen’avait jamais servi !
– Mon camarade, répondit maître Bertrand, jen’avais pas encore l’avantage de vous connaître, et ce n’étaitpoint pour vous que je faisais cela. Vous avez vu ma compagne quiest grasse, bien portante et, certes, bien couverte aussi ;vous avez vu mes enfants qui sont tous dodus, joyeux et habilléscomme si j’étais un conseiller du Châtelet ou un collecteur desfinances ; mon logis est convenable, vous ne pouvez pas direle contraire, et comme nous ne vous attendions point à dîner, vousavez pu voir que l’ordinaire de notre table est sain, appétissantet savoureux.
– J’ai voyagé, déclara Fortune, mais je n’aijamais rencontré dans mes voyages une famille en si bon point quela vôtre.
– Cela coûte cher, répliqua maître Bertrand,et l’émolument de ma place d’inspecteur est de neuf cents livrespar années, plus vingt écus d’étrennes. Il y en a pour trois mois,à peu près, en se serrant un peu les côtes. Il faut donc que monindustrie me fournisse les moyens de tenir ma maison en joie et ensanté pendant les neuf autres mois. Pour cela, voici maméthode : je cherche des Chizac.
– Et quand vous en avez trouvé un, dit Fortuneen riant, vous l’empaillez ?
– Du tout, point, je le sale et je le metsdans mon garde-manger.
– Et il s’est trouvé, cette fois, dit encoreFortune, que le Chizac en question ne voulant point aller ausaloir, a borné ses libéralités envers vous à un coup d’épée plantéen pleine poitrine… Pas si fou, le gaillard !
– Il a des moments lucides, répliqua bonnementl’inspecteur. S’il avait piqué un pouce plus à droite et si sa mainn’avait pas tremblé à faire pitié, bonsoir les voisins ! Lafamille Bertrand tombait dans la misère. Mais, à cause de cetremblement de la main et de cette différence d’un pouce, voici aucontraire la famille Bertrand qui sort de l’ornière et qui vadevenir une bonne maison, c’est moi que vous le dis ! De deuxchoses l’une : ou Chizac, vivant, nous mettra à même de roulercarrosse, ou Chizac, mort, nous fera ses héritiers.
– Qui entendez-vous par ce nous ? demandaFortune.
– Oh ! tout le monde, répliqual’inspecteur rondement ; et il y a, Dieu merci, de quoipartager : Thérèse Badin, vous, moi, et même cet original deLa Pistole. Vous avez tous droit : la belle Thérèse, du faitde son père, dont la mort aura ouvert pour nous cette richesuccession ; vous, parce qu’en m’ouvrant les portes du caveaude la Montre, vous m’avez fourni les moyens de jouer la comédie quidictera le testament de Chizac ; et La Pistole, parce qu’il maprêté son chien, dont l’instinct merveilleux m’a mis sur une pisteque je n’aurais pas trouvée moi-même. Je sais où est le mouchoir deGuillaume Badin : le mouchoir où il avait enveloppé son or etses valeurs avant de sortir du cabaret des Trois-Singes.
– Ceci devant moi ! s’écria Fortune. Jevois encore le mouchoir qui était bourré comme un boudin !
Bertrand se leva et roula un marchepied quiétait auprès de la fenêtre jusqu’à la bibliothèque.
– Je n’en ai pas beaucoup, dit-t-il en seguindant sur le plus haut degré du marchepied, mais enfin j’en aiquelques-unes, et je les ai mises hors de la portée de notre amiFaraud.
Tout en parlant, il ouvrait un livre qui étaitsur le rayon le plus élevé de la bibliothèque.
En écoutant le bruit du papier froissé, Farauddressa l’oreille et remua la queue.
– Retenez-le un peu sur le collier, ditBertrand, il ne me donnerait pas le temps de faire mes préparatifs,et c’est une épreuve curieuse que j’ai déjà répétée plus d’unefois.
Fortune passa la main dans le collier deFaraud, qui entra dans un état d’agitation inquiète pendant quel’inspecteur redescendait du marchepied. L’inspecteur souleva undes carreaux qui pavaient la chambre et qui était descelléd’avance, il mis dessous les papiers qu’il tenait à la main etreplaça le carreau en l’affermissant d’un coup de pied.
Fortune avait grand-peine à retenir le chien,qui gémissait comme un limier qu’on empêche de piller sousbois.
Vous pouvez le lâcher, dit maîtreBertrand.
Fortune obéit, et Faraud, bondissantpar-dessus le guéridon, vint tomber juste sur le carreau mobile,qu’il attaqua des pattes et du museau en poussant de sonoresaboiements.
– À bas ! bonhomme, ordonna l’inspecteuren caressant Faraud. Tu as trouvé le pot aux roses.
Il souleva la tuile, sous laquelle il prit unedouzaine d’actions de la Compagnie, qu’il glissa dans sa poche.
Le chien se mit alors à gambader joyeusementet aboya une véritable fanfare de triomphe.
Maître Bertrand revint s’asseoir etdit :
– Autour de certain carreau qui est auprès dulit, dans la chambre à coucher de Chizac-le-Riche, notre ami Farauden a fait autant avant-hier.
– Ici, bonhomme ! ajouta-t-il.
Il écarta le collier de Faraud, qui s’étaitapproché en rampant, et montra une plaie qui allait déjà secicatrisant.
– Bon, s’écria Fortune, encore leChizac !
– Le Chizac a deviné, lui aussi, dit Bertrand,et il a essayé de tuer le chien. Ce n’est pas tout : ColetteBesançon est morte hier soir empoisonnée.
– La peste ! fit notre cavalier, nousn’avons qu’à bien nous tenir !
– Ne riez pas, dit l’inspecteur, il faut avoirl’œil en tout lieu et en toute heure.
– Vous disiez que ce brave Chizac était sidébonnaire !
– J’ai dit aussi qu’il était fou. La folie dela peur le tient et nous le livrera, mais à la condition que noussachions nous garer de ses coups. Il est lancé sur une pente où ilne s’arrêtera point ; c’est une sorte de fascination quil’entraîne : il croit cacher un meurtre par dix meurtres. Ilsouffre, il s’épuise, il se meurt : il vieillit d’une annéepar jour, mais il suit résolument son chemin, et tant pis pourcelui qu’il rencontrera sur sa route !
– Corbac ! dit Fortune, vous êtes mort,vous, maître Bertrand, et vous n’avez plus rien à craindre ;mais nous autres, vivants, ne pourrions-nous un peu nous adresseraux tribunaux ?
La justice et la police ont l’une contrel’autre cette bonne haine des voisins du même carré, haine solideet implacable.
Maître Bertrand ne répondit que par unhaussement d’épaules et ces seuls mots :
– Les millions !
« Qu’est-ce ? ajouta-t-il en setournant vers la porte où l’on frappait tout doucement.
– C’est une lettre de la fille Badin, réponditd’un air un peu pincé la petite Mme Bertrand, dont la têteblonde se montra sur le seuil.
– Donne, répondit l’inspecteur, et reste, cartu es jalouse, malgré toutes mes vertus, et tu as bonne envie deconnaître le contenu de ce message.
Mme Bertrand rougit, mais ne dit pasnon.
L’inspecteur ouvrit la lettre etlut :
« Tous vos soupçons à propos deM. Chizac étaient erronés. Il faut chercher ailleurs, car il ya des choses impossibles. M. Chizac sort de chez moi ; ilm’a offert de m’épouser, d’acheter la noblesse avec un titre decomte et de me constituer par contrat la totalité de safortune.
– Voyez un peu la chance de cescréatures ! émit la petite Mme Bertrand.
– Ah ça ! murmura Fortune en s’adressantà l’inspecteur, est-ce que vous vous seriez trompé ?
– Les fous, répondit Bertrand quiréfléchissait, ont des éclairs de génie. Ceci est un trait degénie, car il doit croire que nous ne pouvons nous passer deThérèse. Tenons-nous bien ! il cherche, il travaille, ilfermente. Si on ne noie pas cette mine d’or, il éclatera sous nospieds comme cent tonneaux de poudre !
La jolie Mme Bertrand ne voyait qu’unechose en tout ceci : le gros lot gagné par Thérèse.
– Nous voilà bien ! murmura-t-elle ;pour être comtesse, la Badin vendra notre secret !
– Et te voilà veuve pour tout de bon,n’est-ce-pas ?
interrompit maître Bertrand ; car Chizacne me pardonnera pas les cauchemars de ses dernières nuits.
Le regard de Mme Bertrand fut une réponsenette et affirmative.
– Ferme la porte, Julie, reprit l’inspecteur,et assieds-toi là. Il ne faut pas mal penser de Thérèse Badin, quiest une honnête fille comme tu es une honnête femme.
– Bien dit, approuva Fortune. J’en mettrais mamain au feu ; mais l’idée d’épouser la fille d’un honnêtehomme qu’on a poignardé, voilà ce qui ne peut entrer dans monesprit.
– Il a justement compté là-dessus !s’écria Bertrand et vous donnez raison à son talent, camarade.Savez-vous ce que c’est qu’un alibi comme ils disent aupalais ? C’est l’impossible opposé au probable.
« Avec tous ses millions, Chizac nesaurait acheter un alibi puisqu’on sait l’heure à laquelle il estsorti du cabaret et qui, dans le premier moment, il a déclarélui-même avoir passé la nuit dans sa chambre, d’où il peut sortiret où il peut rentrer, sans éveiller personne ; mais leschoses qui ne peuvent entrer dans l’esprit des gens sont aussil’impossible.
« Chizac s’est dit, après avoir biencherché et il me semble que je l’entends :
« – Épousons la fille du mort, lessoupçons reculeront devant ce coup d’audace !
– Et il a raison, appuya Julie ; puisque,du premier mot, il a converti cette Badin.
– Je ne connais pas Thérèse depuis bienlongtemps, répliqua Fortune, mais j’ai confiance en elle comme enmoi-même. Avec celle-là le Chizac perdra son latin.
– Comme il travaille, pensa tout hautl’inspecteur, dont la figure intelligente exprimait une sorted’admiration, comme il s’efforce ! comme il combat ! etil ne sait pas même encore qu’il a des ennemis, desaccusateurs ! Il ne se connaît jusqu’à présent, qu’un seuladversaire, sa conscience, et il a déjà fait plus d’efforts qu’iln’en faudrait pour embaumer M. le régent à St-Denis et mettrePhilippe V sur le trône de France ! Il a intrigué, il s’estingénié, il a remué ciel et terre ; – il a tué une fois, deuxfois, – il tuera dix fois, il tuera cent fois ! il mettra,s’il le faut, le feu aux quatre coins de Paris !
La mule du pape, gronda Fortune, est-ce qu’onne pourrait pas tout bonnement l’assommer au coin d’unerue ?
– Non, répliqua l’inspecteur, il est gardé parson argent, amoncelé autour de lui comme un rempart. Depuis troisjours, il se dit : on ne soupçonnera pas un homme qui donnetant, d’avoir volé si peu ! S’il n’était pas Chizac-le-Riche,tout ce qu’il fait tournerait contre lui.
La pendule sonna neuf heures, et maîtreBertrand s’interrompit tout à coup.
– Ma journée est finie, mais ma nuit vacommencer. Il faut nous séparer, s’il vous plaît.
Fortune vida son verre et se leva.
– Corbac ! dit-il, vous me prenez decourt. J’avais une consultation à vous demander et un plan à voussoumettre. Le plan, ce sera pour une autre fois, et à la rigueur jepourrais bien me passer de vous pour l’exécuter…
– Prenez garde ! voulut direl’inspecteur.
– Je suis un Nestor pour la prudence ! Necraignez rien. La consultation, la voici : je ne voudraistrahir aucun secret, mais il se pourrait, le cas échéant, quej’eusse à faire arrêter un conspirateur sans nuire autrement à laconspiration… comprenez-vous ?
– Je comprends, répondit maître Bertrand, quevous courez deux lièvres à la fois.
La mule du pape ! s’écria Fortune qui luiprit la main pour la serrer rudement, c’est ici mon meilleurlièvre, camarade, et si je l’attrape, dans dix ans j’aurai autantd’enfants que vous !
L’inspecteur, dont les sourcils s’étaientfroncés, ne put s’empêcher de sourire.
– On fera ce que vous voudrez, cavalier,dit-il ; mort ou vivant, nous exerçons toujours notre petiteinfluence au Châtelet. Demain matin, je serai tout à vous pourarrêter votre conspirateur.
– Grand merci, camarade, répondit Fortune, etau revoir !
Ils se séparèrent.
– Demain matin, pensait-il, j’espère bienamener maître Bertrand à me donner un coup d’épaule ; mais, enattendant, j’ai mon plan qui mûrit vite et qui se débrouille d’unefaçon admirable. Quand la nuit aura passé dessus, je crois, envérité, que ce sera un chef-d’œuvre.
Le diable, s’interrompit-il, c’est qu’il mefaudrait un camarade ou deux, car je ne peux pas être partout à lafois, et cela me fend le cœur de laisser notre belle Aldée sansgarde du corps. Si La Pistole était un homme au lieu d’être unjocrisse…
Il avait dépassé le terre-plein de Henri IV etarrivait déjà aux abords du quai Conti, lorsqu’il entenditpar-derrière un bruit de pas précipités.
Il se retourna et vit au clair de lune, quiremplaçait les réverbères éteints par économie, un homme arrivantsur lui à pleine course, tête nue et les cheveux au vent.
Comme la lune éclairait cet homme à revers, ilne put distinguer les traits de son visage.
Derrière le fugitif, toute une meute humainecourait.
Le fugitif, qui était jeune et bien pris danssa taille gracieuse, avait l’air harassé de fatigue. La meutegagnait sur lui.
En apercevant Fortune, qui avait misd’instinct l’épée à la main, il eut un mouvement d’hésitation. Celalui fit perdre une grande avance.
Il était sans armes.
Fortune le vit faire un geste dedécouragement, puis se retourner pour mesurer toute la distance quile séparait encore de la meute.
Comme si une idée soudaine l’eût pris, lefugitif sauta sur le parapet d’un bond facile et gracieux.
Il était si près de Fortune que celui-cil’entendit murmurer, en se lançant dans le vide à corpsperdu :
– Le malheur, c’est que je ne sais pasnager ! À la grâce de Dieu ! Les drôles ne m’auront pasvivant.
Les drôles, qui étaient des archers de laPrévôté, s’arrêtèrent un instant déconcertés, puis reprirent leurcourse vers le quai Conti en disant :
– Allons à la berge, nous trouverons unbateau !
Fortune ne les suivit point. Sans trop savoir,ce qu’il allait faire, il monta, lui aussi, sur le parapet dupont.
– Corbac ! murmura-t-il, je veux mourirsi je n’ai pas entendu cette voix-là quelque part ! Il ne saitpas nager ! C’est de la pâture pour les poissons.
il resta pensif deux ou trois secondes, aprèsquoi, déposant son manteau et son feutre sur la murette, il joignitson épée au paquet en disant :
– Ce ne peut être que lui, puisqu’on l’adirigé sur une forteresse, au nord, à l’ouest ou au midi. Les voixpeuvent se ressembler comme les visages ; mais, la mule dupape ! quand je ne repêcherais qu’un garde du corps pour notreAldée, ce serait encore un bon coup de filet. Au petitbonheur !
Il prit la pose des gens qui piquent une têteselon l’art, et se précipita à son tour dans le fleuve, dont leseaux blanchâtres et hautes bouillonnaient en passant sous lesarches.
Peu de temps auparavant, pendant que Fortuneétait chez maître Bertrand, une main timide avait soulevé lemarteau de l’hôtel habité par Thérèse Badin, rue desSaints-Pères.
Un homme, vêtu de noir et si pâle que leportier l’aurait pris volontiers pour un pauvre honteux, n’ayantpoint mangé depuis la veille, demanda le cavalier Fortune.
– J’ai ouï parler d’un original qui porte cenom-là, répondit le suisse, et Mlle Badin à donné l’ordre de lelaisser entrer chaque fois qu’il se présentera, mais je ne sachepas que ce soit ici sa demeure. Pour le moment, d’ailleurs, iln’est pas à la maison :
– S’il revient, prononça le pâle jeune homme àvoix basse, vous lui direz seulement mon nom : René Briand, etvous ajouterez que je pars pour un bien long voyage.
Il sortit.
Dès qu’il eut tourné les talons, le suissehaussa les épaules.
René Briand suivait le quai, pensif et la têteinclinée.
Il descendit sur la berge et gagna le bord del’eau en face des Petits-Augustins.
Il regarda la rivière qui allait vite.
Il s’arrêta.
Le lieu était enfin propice. Il s’agenouillaet pria.
Cela dura longtemps parce que des souvenirsbien aimés lui arrivaient en foule et mettaient de la distractiondans sa prière.
L’instant après, l’eau s’ouvrait et serefermait sur lui.
C’était le moment où Fortune, revenant desouper avec maître Bertrand, traversait le Pont-Neuf pour regagnerle logis de Thérèse. Si son attention n’avait point été attirée parla chasse à outrance que les archers de la Prévôté donnaient aufugitif inconnu, il aurait pu entendre dans le grand silence de lanuit, le bruit sourd que rendit l’eau en prenant le corps deRené.
Volontairement ou non, tout homme qui plongedoit revenir à la surface. La maison où René avait passé sonenfance était située sur le quai de Grève, à deux pas de la Seine,et René était bon nageur, comme presque tous les enfants desquartiers riverains.
Il fit un effort pour rester sous l’eau, maisla nature et l’instinct l’emportèrent : au moment de perdreconnaissance, il se laissa flotter pour donner encore une gorgéed’air à ses poumons.
Il flottait au courant comme une épave,lorsqu’un cri de détresse parvint à son oreille.
Il rouvrit ses yeux qui allaient se fermant,et son regard rencontra, à moitié route du ciel, une maison blancheaux murailles de laquelle se jouaient les rayons de la lune et dontle toit se couronnait de grands arbres.
Une lumière brillait à la façade de cettemaison, qui était celle de Thérèse.
René se retourna contre le courant et sapoitrine fit écumer l’eau.
– Il y a une créature humaine à sauver,s’était-il dit, et j’ai tout le temps de mourir.
Pour une âme douce et généreuse comme lasienne, le prétexte était bon, et je crois que cette lumièrelointaine, aperçue à la fenêtre de Thérèse, venait en aide auprétexte.
René se mit à nager vigoureusement. Il negagnait pas beaucoup sur le courant, mais le courant devait luiamener celui ou celle qu’il avait la volonté de sauver.
Dès les premières brasses qu’il détacha, lebruit d’une seconde chute, qui avait lieu sous le Pont-Neuf, etprécisément au même endroit que la première, vint étonner et luidonner à réfléchir.
La seconde chute fut suivie, après un courtintervalle, d’un cri qui avait quelque chose de comique.
– Êtes-vous mort, mon camarade ?demanda-t-on bonnement.
Personne ne répondit, et la voix ditencore :
– Corbac ! me serais-je mouillé pour leroi de Prusse ?
En même temps, sur la berge, non loin ducollège des Quatre-Nations, un bruit de pas et de conversation sefaisait. René put entendre le grincement produit par la chaîne d’unbateau qu’on essayait de détacher.
La lune était sous un nuage. Quand ses rayonsfrappèrent la berge de nouveau, René put voir un groupe d’ombresqui s’agitait sur le bord.
Presque aussitôt après, le niveau de l’eau sesouleva légèrement en avant de lui, et une tête apparut, voiléeentièrement par de longs cheveux mouillés.
René saisit ces cheveux à poignée ; etcommença à couper le courant de biais pour se rapprocher de larive.
La vue de ces hommes qui mettaient à l’eau unebarque le rassurait ; bien loin de l’effrayer, car il pensaitque ces hommes deviendraient au besoin des auxiliaires.
Le bateau était loin encore, mais deux outrois ombres s’étaient détachées du groupe et filaientsilencieusement le long du bord.
– La mule du pape ! dit une voix àquelque vingt toises de René, pourquoi aviez-vous dit que vous nesaviez pas nager, mon camarade ? Vous voyagez dans l’eau commepère et mère !
– Que Dieu soit loué ! répondit notrejeune homme dont le souffle était déjà plus pressé ; ce pauvremalheureux se débat comme un diable, et vous arrivez àpropos !
– Ah ! vous êtes deux ? s’écriaFortune. Voilà ce que j’appelle une drôle d’aventure ! Je suisbien certain de ne vous avoir point vu mettre à l’eau :preniez-vous donc un bain à cette heure de nuit, moncompagnon ?
René ne répondit rien.
– Aidez-moi, murmura-t-il seulement, depuisque je tiens sa tête hors de l’eau, il m’épuise par sesefforts.
Le fugitif, en effet, se débattait comme unedemi-douzaine de démons.
– Eh bien ! répondit Fortune,remettez-lui la tête sous l’eau, cela le calmera.
Une demi-douzaine d’élans solides l’avaientrapproché, et il put, lui aussi, saisir aux cheveux le fugitif.
– Lâchez, dit-il, et faites un peu la planchepour vous reposer, car nous ne sommes pas au bout de nospeines.
– La rive n’est pas à plus de trente toises,répondit René.
– Ah ça, coquin ! s’écria Fortune qui sedébattait avec le noyé, tu as donc la rage de me prendre par lesjambes ? Je ne lâcherai pas, c’est sûr, mais je pourrai biente ramener au bord assommé ou étouffé, si tu continues à faire leméchant.
Il plongea la tête du fugitif, qui cessa de sedébattre, et il reprit en s’adressant à René :
– C’est juste, nous sommes bien près du bord,mais ne voyez-vous point ces oiseaux qui se glissent le long de laberge ? Le pauvre diable qui boit un coup en ce moment s’estjeté du haut du Pont-Neuf pour les éviter.
– Quelque prisonnier ! murmura René.Alors il nous faudra gagner l’autre rive.
– Et peut-être loin d’ici, car ils ont unbateau… Je crois qu’il est temps de donner un peu d’air au pauvrecamarade.
Il souleva la tête du fugitif., À peine labouche de celui-ci eut-elle dépassé le niveau qu’il éternuaviolemment et se remit à gigoter de plus belle.
– Quel enragé !…commença Fortune.
Mais il n’eut pas le temps de venir à laparade. Le fugitif lui noua ses deux mains autour du cou etl’étrangla de la belle manière.
Notre cavalier poussa un cri rauque et sa têtedisparut à son tour sous le courant.
Il y eut une lutte courte, mais terrible, à lasuite de laquelle Fortune reparut seul.
– Plongez ! s’écria-t-il. J’ai été obligéde lui appuyer le pouce au nœud de la gorge, sans cela nous étionsperdus tous deux. Et le diable sait où nous allons le repêchermaintenant !
René disparut, Fortune le suivit, et pendantun instant, rien ne se montra à la surface de l’eau qui coulaitsilencieuse et rapide.
Au bout d’une minute, et comme la premièrefois, une tête chevelue souleva, puis perça le niveau.
C’était le fugitif qui secoua ses cheveux etcria d’une voix éperdue :
– À l’aide !
Le bateau avait quitté la rive et venait,conduit par deux archers armés de longues perches.
– Présent ! dit Fortune dont les doigtss’accrochèrent aux cheveux du fugitif, à l’instant où celui-ciallait de nouveau disparaître.
René se montra à quelques toises plus loin etcria :
– Gagnez au large ou le bateau va nouscouper !
Le bateau avançait, en effet, pousséénergiquement par les deux percheurs.
– Ce gaillard-là, dit notre cavalier, atrente-six démons dans le corps, c’est clair, et je ne voudrais pasle perdre, parce que j’ai précisément besoin d’un bon diable pourmes affaires. Je crois, mon camarade, que nous allons être obligésde livrer un combat naval, car nous ne pourrons gagner ce bateau devitesse.
– Le danger m’importe peu, répondit René, quisouriait tristement, mais je ne voudrais pas livrer ce pauvremalheureux à ceux qui le poursuivent.
– Rendez-vous, monsieur le chevalier, crièrenten ce moment les archers qui n’étaient pas à dix toises dedistance.
– Tiens, tiens, dit Fortune, il paraît quenous tenons un chevalier ! Et c’est singulier, mon camarade,ajouta-t-il en s’adressant à René, il me semble que je connaisvotre voix.
Ils avaient tous les trois leur cheveuxmouillés comme un voile sur le visage.
– Vous ne pouvez pas échapper, continua lechef de la Prévôté, et vous autre, mes drôles, pour vous mêler dece qui ne vous regarde pas, vous ferez un tour à laConciergerie.
– Cela n’a rien d’impossible, grommelaFortune, et je veux être pendu si j’avais besoin de me jeter dansce nouvel embarras !
Pour les suivre, le bateau fut obligéd’obliquer, et les perches se noyant de plus en plus finirent parperdre le fond.
Le bateau, qui n’était plus appuyé, s’en allaaussitôt à la dérive.
Ce fut un concert d’imprécations auquelrépondirent les cris de victoire de Fortune, car René gardait lesilence, et le fugitif avait la bouche sous l’eau.
– Vous en serez pendus, coquins ! hurlale chef des archers, vous avez détourné un prisonnierd’État !
– La peste ! dit Fortune, il paraît queça en valait la peine.
– Au contraire, acheva l’homme de la Prévôtédont la voix s’éloignait, je vous promets vingt bonnes pistoles, sivous vous comportez en honnêtes gens et si vous nous rendez lechevalier de Courtenay !
– Corbac ! s’écria Fortune, qui éleva ducoup la tête et les épaules du fugitif hors de l’eau, n’allons pasétouffer l’héritier de tant de royaumes ! Je savais bien quej’avais entendu cette voix-là quelque part.
Cette idée de Fortune était bonne en principe,car il y avait vraiment bien longtemps que la tête du petit Bourbonétait sous l’eau, mais il est permis de croire que les descendantsde tant de rois peuvent avoir l’haleine plus longue que les autreshommes, car ce démoniaque chevalier n’eut pas plutôt le nez et labouche à l’air libre qu’il toussa, renifla, se secoua comme unbarbet sortant d’une mare, et donna en même temps une tellesecousse que les deux mains de ses deux sauveurs lâchèrent prise àla fois.
Il n’eut garde de plonger. Ses yeux, quilançaient des éclairs à travers les mèches collées de ses cheveux,brillèrent comme des chandelles ; il cria : « Àmoi ! à moi ! » et ses deux mains, semblables à despaquets de griffes, se cramponnèrent à l’abondante chevelure deRené.
– Ne le tuez pas ! cria Fortune ens’adressant à René.
Mais René ne pouvait déjà plus l’entendre. Lechoc irrésistible du chevalier l’avait déjà entraîné au fond del’eau.
Fortune se laissa couler résolument, quoiquela fatigue commençât à le gagner. Le drame prenait des proportionsredoutables : nos trois amis étaient au plein milieu de laSeine. Le bateau qui, à la rigueur, pouvait être un instrument desalut, avait disparu dans le lointain, et l’aventure pouvait avoirici son dénouement tragique.
Fortune parvint, en effet, à ramener ses deuxcompagnons, mais il lui fut absolument impossible de dégager Renéqui avait perdu connaissance.
Au contraire, le petit Bourbon se démenaitcomme un possédé.
Il n’y avait pas à réfléchir longtemps.Fortune comprit qu’il n’y avait plus qu’une seule ressource :c’était de ménager avec un soin extrême les forces qui luirestaient et de remorquer ses deux compagnons à la traîne, en sereposant pour le surplus sur l’aide de la Providence.
Ce fut sur le petit Bourbon qu’il mit legrappin d’abord, parce que l’autre était un inconnu pour lui,ensuite parce qu’il était bien sûr que le petit Bourbon, ayant unefois crispé ses doigts dans la chevelure de l’autre, devait restercramponné mort ou vif.
Notre cavalier était un jeune homme robuste etun bon nageur, mais il ne pouvait se dissimuler les difficultés desa tâche.
– Je n’en peux plus ! se disait-il. Et àquoi bon tout cela ? pour ramener deux corps morts à laberge ? Ce damné chevalier, qui grimpe si bien aux murailles,n’aurait-il pas pu apprendre un peu à nager ?
Il souleva la tête du petit Bourbon, dont labouche s’ouvrit aussitôt pour lamper une gorgée d’air, et qui eûtcommencé à faire des siennes si on ne l’avait bien vite replongésous l’eau.
– Ma sœur Aldée, se dit Fortune, pourra sevanter d’avoir là un mari bien conformé.
Sans le courant qui s’engouffrait plus rapidesous la dernière arche du pont Royal, il aurait pu toucherl’atterrissement formé en amont des Tuileries, mais il se laissaentraîner sans résistance, et, une fois l’arche passée, , il saisitun remous qui le porta doucement à la berge.
Pendant quelques minutes, la lune éclaira cegroupe bizarre, formé par trois hommes immobiles comme descadavres, et dont les pieds étaient encore dans l’eau.
Le petit Bourbon se retrouva le premier, et lebrusque soubresaut qu’il fit faillit le rejeter à la rivière.
Sa main droite, rivée aux cheveux de René,souleva la tête de ce dernier, qui retomba et heurta la bergerudement, aussitôt que le chevalier eut lâché prise.
Le chevalier parvint à se redresser sur sesgenoux. Il n’avait pas les idées bien nettes, mais à la vue de sesdeux compagnons, il s’écria :
« La mule du pape ! – J’aurai sansdoute noyé deux de ces coquins de la Prévôté !
« La mule du pape ! répétaCourtenay, qui avait réussi à se mettre sur ses pieds, c’était lerefrain de ce pauvre cavalier du Châtelet. Est-ce que j’aurais étéassez chanceux pour vous sauver la vie, mon dignecamarade ?
Fortune allait mieux, car il put rire.
– La peste ! dit-il, je n’ai pas besoinde vérifier vos parchemins : vous êtes prince, ou que lediable m’emporte ! il n’y a que les princes pour se tromper dela sorte et demander un grand merci aux gens qui leur ont faitl’aumône.
– Alors, reprit Courtenay. le pluspaisiblement du monde, c’est le contraire, cavalier, je me trouveredevable envers vous de la vie. Eh bien ! je confesse que lachose est ainsi plus probable. Voyons, redressez-vous et causons,il fait un froid de loup ici, et j’aimerais prendre le chemin dequelque bonne hôtellerie.
Tout en parlant, il avait pris les deux mainsde Fortune, qui se leva sur son séant, et répondit :
– Voyez, je vous prie, si celui-ci est mort ouvivant… C’est lui qui est votre véritable sauveur.
Le chevalier s’agenouilla aussitôt auprès deRené qui était couché la face contre terre. Il le retourna sansefforts et lui tâta le cœur.
– J’ai encore la main un peu engourdie,murmura-t-il, mais il me semble bien que le pauvre garçon estfini.
– Écartez un peu ses cheveux qu’on voie safigure, dit encore Fortune, car nous étions là comme au bal masquétous les trois.
Courtenay sépara au milieu du front lescheveux mouillés du jeune homme inconnu pour les rejeter à droiteet à gauche.
La lune éclaira en plein le visage pâle deRené Briand.
– Sang de moi ! s’écria Fortune, j’avaiscomme une vague idée de cela !
– Vous le connaissez ? demandaCourtenay.
– Si je le connais ! c’est un de mesmeilleurs amis ! c’est lui qui m’a poignardé dans la cour desTournelles.
– Eh bien ! alors…
– Eh bien ! alors, il faut le sauver ouma clientèle sera dépareillée. Voilà mes jambes qui sedégourdissent. Et, entre parenthèses, je devine bien pourquoi cebain l’a mis si bas ; quand je me suis jeté à l’eau après vousdu haut du Pont-Neuf…
– Comment ! s’écria Courtenay dont lesdeux mains se tendirent, du haut du Pont-Neuf, cavalier !
– Ah ça ! demanda Fortune, croyez-vousdonc que j’étais dans l’eau cette nuit pour mon plaisir ?
– Vous m’aviez reconnu ?
– Pas tout à fait, mais vous aviez dit ensautant : « Je ne sais pas nager… »
– Par la morbleu ! s’écria le petitBourbon, voilà que je me souviens ! c’était donc vous cefâcheux qui me barrait le chemin, l’épée dégainée, au coin du quaiConti ?
– C’était moi, répondit Fortune en lui rendantde bon cœur sa poignée de main, mais que voilà bien lesprinces ! Fâcheux ! je suis un fâcheux !
Courtenay l’embrassa en riant, ce qui ne lesempêchait point de grelotter tous les deux.
– Je voulais vous dire, poursuivit Fortune quis’agenouilla auprès de René à son tour, que les médecins ordonnentde ne se point mettre à l’eau après un copieux repas. Or, je venaisde souper avec feu Bertrand, l’inspecteur de police.
– Feu Bertrand ! répéta Courtenay dont leregard devint inquiet.
– Un bon drille, poursuivit Fortune, de qui jefis la rencontre à la morgue du Châtelet, en m’évadant par le boyauque Votre Altesse avait pris la peine de creuser… mais je vousraconterai tout cela au long.
Courtenay le regardait en face.
– Vous n’êtes pas devenu un peu fou, camarade,demanda-t-il, pour vous être jeté à l’eau trop tôt après votresouper ?
– Il y avait de quoi, mon prince, mais vousvalez bien la peine qu’on risque pour vous une attaque d’apoplexie,car j’ai réfléchi à fond depuis l’autre jour : sous le rapportgénéalogique, vous êtes, dans l’univers entier, le seul beau-frèrequi me convienne.
Courtenay hocha la tête et ne répondit point.Il n’avait décidément pas bonne idée de l’état où se trouvait lacervelle de Fortune.
– Quant à celui-ci, reprit notre cavalier, quiinterrogeait avec une émotion véritable le cœur et le pouls deRené, je n’ai pas de peine à deviner sa pauvre histoire. Il m’avaitdit qu’il voulait mourir, et nous sommes venus le déranger dansl’accomplissement de son œuvre désespérée.
– En ce cas, dit Courtenay, où est lemal ? J’ai froid, j’ai faim, resterons-nous ici toute lanuit ?
– La peste ! gronda Fortune, un princeest toujours un prince, même quand il a le diable dans sa poche.Mais Aldée est princesse aussi, et vous serez à deux de jeu.
Altesse, interrompit-il avec un respect un peuironique, vous aurez un bon souper pour vous refaire et un bon feupour vous réchauffer, mais auparavant vous m’aiderez à emporter cegarçon-là qui n’est qu’un pauvre petit bourgeois, et vous tiendrezun des bouts de la civière.
– Je le porterai sur mon dos, si vous voulez,cavalier, répondit Courtenay. Pour qui donc me prenez-vous ?S’il est encore vivant, nous le mènerons au médecin ; s’il estmort, nous ferons en sorte qu’il soit mis en terre sainte.
Fortune était debout. Il étira ses membrescourbaturés et promena son regard le long de la berge, où plusieursbateaux étaient amarrés.
Il entra dans l’un d’eux, où il prit lesplanches qui servaient de banc, et une couple de perches qu’ilrapporta auprès de René.
Les planches furent disposées en travers surles deux perches, de manière à former un brancard, où l’on étenditRené, et nos deux compagnons gravirent aussitôt la berge en sedirigeant vers la tête du Pont-Royal.
Le plus difficile, ce fut la montée. Une foissur le pont, Fortune et Courtenay, à qui ce travail rendait toutel’élasticité de leurs membres, se mirent à marcher d’un bonpas.
La civière flexible se balançait entreeux.
– Nous n’allons pas bien loin, dit Fortune,mais il se peut que nous rencontrions en route une partie de vosamis, les archers de la Prévôté. Comme nous ne sommes armés ni l’unni l’autre et que votre envie n’est pas probablement d’être fait denouveau prisonnier, il faut convenir d’une manœuvre. Nousdéposerons le jeune homme à terre.
– Chacun de nous prendra une des perches,interrompit Courtenay.
– Et nous tomberons sur les gens de M. leprévôt, fussent-ils une demi-douzaine.
– Fussent-ils un demi-cent, cavalier !Après quoi nous remettrons les perches sous les planches et nousrecommencerons à voiturer le jeune homme.
Mais les gens de M. le prévôt s’étaientsans doute fatigués d’attendre, car nos deux compagnons nerencontrèrent personne en longeant le quai Malaquais.
Il n’y avait au petit hôtel de Thérèse Badinqu’une seule fenêtre éclairée : celle que René avait saluée deson dernier regard.
Fortune, qui marchait en avant, tourna l’anglede la rue des Saint-Pères et dit en s’arrêtant devant la portecochère de l’hôtel :
– Voici notre auberge.
En même temps il fit donner le marteau à tourde bras.
Le concierge étant venu ouvrir, recula àl’aspect de notre cavalier, dont l’accoutrement n’était pas faitpour inspirer une respectueuse confiance.
Fortune profita de ce moment pour entrer, etune fois le brancard engagé en travers du seuil, il n’était plustemps de refermer la porte.
– Qui êtes-vous ? Quecherchez-vous ? Qu’apportez-vous ? demanda coup sur couple portier scandalisé.
– Je suis l’ami de Mme Badin, réponditFortune, ceci a été établi ce matin ; je cherche mon logis, oùje veux donner l’hospitalité à un prince de mes camarades, etj’apporte un pauvre homme en danger de mourir, pour qui, s’il vousplaît, vous allez mettre toute la maison sur pied à l’instantmême.
Il entra. Le portier regarda celui que Fortuneappelait un prince de mes camarades, et il cria à safemme :
– Toinon ! fais ce que commande cegentilhomme, et mets toute la maison sur pied, afin qu’on le jettedehors.
Fortune et le chevalier de Courtenay étaientdéjà dans le vestibule où les domestiques arrivaient de touscôtés :
– Ce pauvre garçon, dit Fortune au majordomeen lui montrant René, est un des plus anciens amis de votremaîtresse. Qu’il soit placé dans un bon lit, non loin de monappartement, qu’un médecin soit appelé sur le champ, et s’il neveut pas venir, qu’on l’apporte ! Faites allumer chez moi ungrand feu et servir un honnête souper, sans oublier de vousprocurer incontinent, des vêtements convenables pour mon compagnonet pour moi. Pendant que j’y songe, un valet doit partirincontinent et aller au Pont-Neuf, où j’ai laissé, sur la corniche,en dehors du parapet, mon manteau, mon feutre et mon épée que cepetit valet me rapportera. Quand tout cela sera fait, vous direz àMlle Badin que le cavalier Fortune désire lui rendre compte de sajournée et lui présenter le prince Pierre de Courtenay.
Le majordome s’inclina et tous les domestiquesfirent de même.
Quatre valets montaient déjà René sur unechaise longue.
Une demi-heure après, le petit Bourbon etFortune étaient installés devant un feu pétillant dans la chambreoù notre cavalier avait passé la nuit précédente.
Ils attendaient la venue de la dame de céans,qui ne s’était point encore montrée.
Le petit Bourbon était là comme partout,c’est-à-dire comme chez lui. Sa jolie figure n’exprimait aucuneinquiétude ni aucun embarras. Enveloppé dans une robe de chambrebien chaude, il se brûlait voluptueusement la plante des pieds à laflamme du foyer, et commençait à gronder contre le souper quin’arrivait pas assez vite à son gré.
Volontiers l’eût-on pris pour le maître de lamaison.
Fortune le regardait avec une admiration mêléede dépit.
– La peste ! grommela-t-il enfin, onn’est pas prince à ce point-là ! Moi, au moins, quand je meretire d’un mauvais pas, je remercie mon étoile ou lescamarades.
– Ai-je oublié de vous remercier,cavalier ? demanda Courtenay qui lui tendit la main. J’ai eutort, mais en conscience, il y a des choses invraisemblables :un homme comme moi ne peut finir ainsi obscurément, dans la rivièrede tout le monde, comme un petit bourgeois entraîné au fond del’eau par le mal d’amour ou par la banqueroute. La fée Mélusine, matante, car je tiens aux Lusignan, est un démon aquatique ;elle m’eût très certainement donné un coup d’épaule. Ce dont jevous tiendrai bon compte, cavalier, c’est du souper, quand onl’aura servi. À quoi songez-vous, s’il vous plaît ?
– Je songe au médecin qui ne vient pas,répondit Fortune ; René, le pauvre petit homme, n’a pointencore repris ses sens, et cette Thérèse, quoiqu’elle ne soit pasprincesse, semble avoir le cœur aussi dur que vous.
– Ah ! interrompit-il en voyant la portes’ouvrir, enfin ! la voici, je pense !
Courtenay tourna la tête curieusement.
Un domestique entra et dit :
– Mme Badin présente ses excuses àM. le prince de Courtenay et prévient le cavalier Fortunequ’elle ne pourra l’entretenir ce soir. Un message de Mme laduchesse du Maine vient de mander Mlle Badin à l’Arsenal.
– Elle est partie ? demanda Fortune.
– Elle part :
Notre cavalier sauta sur ses pieds et traversala chambre en trois enjambées.
Fortune avait gagné la porte qui conduisait àl’appartement de Thérèse. Le valet voulut lui barrer le passage,mais notre cavalier était remis de son engourdissement, et n’eûtbesoin que d’une poussée pour jeter le valet à l’autre bout de lachambre.
Fortune ayant franchi la porte se trouva dansune sorte d’entre-deux, au-delà duquel était l’appartement deThérèse Badin.
Thérèse était à sa toilette, entourée defemmes. Toutes les différentes pièces de sa parure annonçaient, ilest vrai, le grand deuil, mais composaient, en somme, un costumetrès riche et d’une rare élégance.
– Madame, dit Fortune en entrant, je désirevous parler sans témoins : il s’agit de maître Guillaume,votre père.
Thérèse rougit et ses sourcils essayèrent dese froncer, mais elle baissa les yeux sous les regards deFortune.
– Sortez, dit-elle à ses chambrières. Ne vouséloignez point trop, cependant, je vais vous rappeler à laminute.
Au moment où notre cavalier passait sur leseuil, elle avait glissé un pli dans son sein. Un autre messagerestait ouvert sur la toilette, habillée de mousseline rose.
– Ne pouviez-vous attendre à demain ?…commença-t-elle dès que ses femmes furent parties.
– Madame, répondit Fortune, j’ai travaillépour vous tant que la journée a duré, et je viens de repêcher aufin fond de la rivière tout ce qui vous reste de l’heureux temps oùvous n’aviez point encore mis votre folie dans l’esprit du pauvrehomme qui est mort : je parle de maître Guillaume votrepère.
Thérèse voulut l’interrompre, et son œil quibrillait de colère orgueilleuse disait d’avance la couleur de sapensée, mais notre cavalier reprit, en poussant du pied un siège oùil s’assit près d’elle :
– La mule du pape ! ma fille, est-ce quevous croyez me faire peur ? je vous ai dit une fois : jevous aime ; et c’est la vérité vraie ou que le diable meprenne ! je ne sais pas pourquoi j’aime tant de monde, depuisque j’ai mangé du pâté de maréchale dans le grenier de ma petiteMuguette. Fâchez-vous ou ne vous fâchez pas, c’est tout un pourmoi : je sens que je vais droit mon chemin.
– Si vous m’aimez, faites vite, murmuraThérèse, car il est d’un grand intérêt pour moi de voirsur-le-champ Mme la duchesse du Maine.
Le regard de Fortune s’était arrêté un instantsur le message ouvert au bord de la toilette. Thérèse le couvrit deson mouchoir, qu’elle jeta dessus comme par mégarde, mais il étaittrop tard : notre cavalier avait de bons yeux.
– Quand vous étiez encore la jolie, la chèrefillette de la rue des Bourdonnais, vous aviez un fiancé…dit-il.
– Oh ! fit Thérèse, un fiancé !
– Un compagnon d’enfance, à tout le moins, unjeune homme bon et beau qui avait partagé vos premiers jeux.
– René, balbutia Thérèse, je ne l’ai jamaisoublié. Ma visite à l’Arsenal ne peut être longue, et à monretour…
– À votre retour, interrompit Fortune à voixbasse, l’homme que vous pourriez sauver d’un regard, ressusciterd’un sourire, sera peut-être mort !
– Rien au monde, prononça Thérèse avecfermeté, ne peut m’empêcher d’aller à l’Arsenal.
– La peste ! dit Fortune qui se redressa,vous avez raison. Les habits de deuil vous vont à merveille, mafille, et il est bon que M. de Richelieu vous voieainsi !
La pâleur de Thérèse envahit jusqu’à seslèvres qui tremblaient.
Fortune étendit la main et souleva le mouchoirqui couvrait la lettre.
– On vous dit là-dedans, reprit-il, queM. de Richelieu viendra ce soir à l’Arsenal.
– On me dit là-dedans, prononça Thérèse à voixbasse, que je connaîtrai, à l’Arsenal, le nom de l’assassin de monpère.
Fortune prit la lettre sans que Thérèse, fitaucun mouvement pur s’y opposer.
– Nous avons raison tous les deux, dit-ilaprès avoir lu. La lettre parle de M. le duc et parle aussi del’assassin du pauvre Guillaume. La lettre ment deux fois.M. le duc ne sera pas cette nuit à l’Arsenal, et il faut avoirle cerveau bien malade, Thérèse, malheureuse fille, pour croire àcette fable grossière : le régent de France perdant son tempset sa peine à poignarder un musicien de l’Opéra !
– Ce musicien était mon père, murmura Thérèse,on devait croire qu’il conspirait comme moi.
Fortune eut un sourire de pitié.
– L’orgueil est aussi un jettatore,pensa-t-il tout haut. Ce soir, avant de retirer de l’eau le pauvreamoureux que vous avez désespéré, j’ai bien longtemps parlé de vousavec maître Bertrand l’inspecteur.
– Quoi ! s’écria Thérèse, voussavez !
– Pendant que j’étais avec lui, poursuivitFortune, maître Bertrand a reçu la lettre où vous lui disiez Chizacest innocent puisqu’il m’a demandée en mariage.
– J’ai réfléchi ; murmura Thérèse, depuisque cette lettre a été écrite. Mes doutes sont revenus.
À travers les deux portes et la chambreintermédiaire, la voix sonore et joyeuse de Courtenay arriva,disant :
– Holà ! cavalier Fortune, je n’aimepoint souper seul. La table est servie et, grâce à Dieu, lademoiselle Badin a bien fait les choses. Venez, s’il vous plaît, ettâchez de l’amener avec vous pour que la fête soit complète.
Le bruit de la porte cochère, ouverte etrefermée, monta en ce moment.
– C’est le médecin, fit notre cavalier.Irez-vous à l’Arsenal avant de savoir si René Briand doit vivre oumourir ?
Thérèse se leva et s’appuya sur le bras queFortune lui offrait.
– La grande bataille n’est que pour demain,fit-elle en se parlant à elle-même.
Fortune n’eut garde de l’interrompre, mais ilétait tout oreilles.
Son plan, son fameux plan, qu’il suivait àtravers ses multiples besognes, se rapportait étroitement à lacomédie politique qu’on jouait à l’Arsenal.
Comme Thérèse se taisait désormais, il demandaen affectant l’indifférence :
– C’est donc pour demain le grandjour ?
– Ce sont là, dit Thérèse, des secrets qui nem’appartiennent pas.
Ils arrivaient à la chambre de René, où lemédecin venait d’entrer.
En voyant le visage livide du pauvre enfant,Thérèse ne put retenir une larme.
– Si vous saviez comme il vous aimait !murmura Fortune.
Thérèse dégagea son bras et alla vers lelit.
Le médecin était en train de donner ses soins.Au bout de quelques minutes, il dit :
– Le malade va reprendre ses sens. Sa vie esten danger, mais il y a espoir de le sauver. Il faut près de lui unegarde qui ne le quitte pas d’une minute.
Fortune approcha un siège du lit, mais Thérèsele prévint et s’y assit.
Quand le médecin s’éloigna, après avoirformulé son ordonnance, Thérèse dit à Fortune :
– Allez tenir compagnie à M. le chevalierde Courtenay. C’est ici ma place, j’y resterai jusqu’au jour.
Fortune lui baisa la main avec effusion et seretira.
Thérèse était seule auprès de René. Elle pritsa main froide et la garda un instant entre les siennes. Un soufflefaible passait entre les lèvres du pauvre jeune homme, et un nuagede fugitive rougeur semblait remonter à ses joues.
Au bout de quelques minutes, et comme si elleeût cédé à un irrésistible entraînement, Thérèse abandonna la maindu malade et glissa ses doigts frémissants sous le revers de sarobe de deuil.
Elle en retira à demi un papier qu’ellerepoussa comme si elle eût été prise par un mouvement de honte.
René entrouvrit les yeux et Thérèse se penchaau-dessus de lui, plus belle dans l’élan de compassion qui luifaisait battre le cœur.
– Eh bien ! par la corbleu ! disaitpendant cela le petit Bourbon, qui dépêchait une tranche de bœufrôti avec un plaisir sans mélange, j’aurais été chagrin d’achevermon repas sans vous, ami Fortune, et je suis ravi d’apprendre quenotre compagnon de naufrage est en passe de retrouver la santé. Ila une jolie figure, ce garçon.
– Et le hasard fait, interrompit Fortune enprenant place à table, que son cas et le vôtre se ressemblentbeaucoup, mon prince.
– Ah bah ! fit Courtenay d’un airdistrait, un si petit bourgeois !
– Dieu me préserve d’établir aucunecomparaison qui puisse blesser Votre Altesse Sérénissime, mais ilse trouve que René Briand, fils d’un marchand du quai de la Grève,a le même rival en amour que ce descendant des preux, M. le princede Courtenay.
– Le Richelieu ! s’écria le petitBourbon ; mais, au fait, c’est juste, ce misérable héritierd’un faiseur de perruques a eu l’impudence de confondre dans lamême gageure Mlle Aldée de Bourbon et la fille de Badin.
– N’oubliez pas, je vous en prie, dit notrecavalier, que vous buvez en ce moment le claret de la fille àBadin.
– Et il est bon, par la sambleu ! s’écriaCourtenay. Quand la Providence m’aura remis enfin à ma place ;je promets bien de faire quelque chose pour cette charmantecréature qui m’a donné si à propos l’hospitalité. Et quant à vous,Fortune, mon garçon, je n’y vais pas par quatre chemins : quej’aie jamais la chance de m’asseoir sur n’importe lequel de mestrônes, soit à l’Orient, soit à l’Occident…
– Soit au midi, soit au septentrion,poursuivit Fortune.
– Ne riez pas ! je vous campe des lettresde noblesse.
– Et vous me nommez premierministre ?
– Non ! soyons donc sérieux ! jevous nomme grand écuyer de la reine.
– Qui aura nom ?
– Aldée, j’en fais serment sur ma foi degentilhomme !
Fortune lui tendit la main d’un airrêveur.
Courtenay le regarda fixement.
– Répondez-moi, dit-il, Aldée a-t-elle quittéla maison de la cour de Guéménée ?
– Pas encore, répondit Fortune, et puisquevous voici revenu, j’espère bien que Mlle Aldée de Bourbon nequittera la maison de la cour de Guéménée que pour aller au logisoù elle sera dame et maîtresse.
Courtenay leva son verre et but gravement.
– Que Dieu vous entende, ami !murmura-t-il, vous m’avez fait la plus grande peur que j’aieéprouvée en ma vie.
Fortune but à son tour et dit avec la mêmegravité :
– La peur n’est point de saison, mon prince,mais la joie serait également déplacée. Aimeriez-vous encore Aldéede Bourbon si Dieu la frappait d’une de ces maladies qui détruisentla beauté des jeunes filles ?
Courtenay se leva tout tremblant.
– Par le saint sépulcre ! s’écria-t-il,vous raillez-vous de moi, l’homme ! Il y a quelque chose queje veux savoir, sur l’heure, ce qui est arrivé à Mlle deBourbon.
Fortune ne répondit pas tout de suite. Sonregard calme et triste était fixé sur les traits bouleversés deCourtenay.
– Vous ne m’avez pas répondu,murmura-t-il : « Je l’aimerais encore, je l’aimeraisdavantage !
– Du fond du cœur, s’écria le chevalier, quiappuya sa main contre sa poitrine : Je l’aimerais toujours, jel’aimerais mille fois plus !
Fortune se leva à son tour.
– La peste fit-il, quel bijou de prince !et comme il ferait bon risquer son cou à votre service,monseigneur !
« Holà ! marauds ! se reprit-ilen ouvrant la porte du corridor, qu’on serve le café, et vite, SonAltesse n’a plus faim et veut causer un peu avant de dormir.
« Soyez tranquille, mon prince, ditFortune enfin, mon plan vous sera expliqué tout au long quand il ensera temps. D’abord, pour que je sois heureux avec Muguette, ilfaut que notre belle Aldée soit hors de danger : je suis doncintéressé à ne pas laisser languir la besogne.
Courtenay vint s’asseoir dans le fauteuil quelui désignait Fortune, et notre cavalier, mettant brusquement decôté tout artifice de langage, lui rapporta, selon la vérité laplus scrupuleuse, tout ce qu’il avait vu au logis de Mme lacomtesse de Bourbon.
Le seul détail passé par lui sous silence futle secret de Mme la comtesse elle-même, qu’il n’avait ni ledroit ni la volonté de révéler.
En apprenant le malheur d’Aldée, Courtenaygarda un morne silence.
L’annonce de cette folie soudaine, qui avaitfrappé celle qu’il aimait ne lui arracha pas une parole ; maisdeux grosses larmes roulèrent sur ses joues.
L’œil de Fortune, inquiet et curieux,l’examinait à la dérobée, car cette folie de la jeune fille étaitle paroxysme du mal d’amour, et l’amour d’Aldée n’allait point versle chevalier de Courtenay.
C’était un bien autre prétexte d’inconstanceque la maladie, supposée naguère par notre cavalier, la maladie quidétruit la beauté des jeunes filles !
Le cœur d’Aldée, cette fille noble et purejusqu’à la sainteté, n’avait rien à faire en tout ceci : elleétait victime d’un charme, comme les pauvres vierges de la Hongriequi obéissent, dans la campagne d’Ofen, le long des rives duDanube, aux appels magiques des vampires.
– Cela ne change rien à mon dessein, ditCourtenay quand Fortune eut achevé, Aldée de Bourbon sera ma femmeet je tuerai M. de Richelieu.
Notre cavalier se gratta l’oreille.
– Voici justement où le bas nous blesse,murmura-t-il d’un air assez embarrassé, je veux bien que M. ledut de Richelieu soit berné, soit bafoué, soit battu comme plâtremême et mieux encore s’il est besoin, mais je ne veux pas qu’on letue.
Le petit Bourbon le regarda stupéfait ;il crut avoir mal entendu.
– Vous qui m’accusiez si amèrement de nel’avoir point assommé ! murmura-t-il.
– Certes, certes, répliqua Fortune, mais quevoulez-vous ? Il y a là une énigme dont je ne peux pas vousdonner le mot. C’est à prendre ou à laisser. J’ai combiné tout unplan qui est immanquable et qui vous donnera la mesure de monintelligence vraiment merveilleuse ; avec ce plan, nousdébarrasserons notre route du Richelieu et, s’il plaît au ciel,nous guérirons notre chère Aldée. Voulez-vous m’écouter ?Quand j’aurai achevé, vous me direz franchement si vous acceptezmes conditions car, je vous le répète, c’est à prendre ou àlaisser.
– Voyons votre plan, dit Courtenay.
Il s’installa commodément dans sa bergère,Fortune prit la parole.
Notre cavalier n’avait point exagéré,paraîtrait-il, les mérites de ce fameux plan qu’il méditait depuisle matin avec tant d’amour.
Courtenay l’écouta d’abord d’un air méfiant, àcause des clémentes intentions que notre cavalier venait demanifester fort inopinément à l’égard de M. le duc deRichelieu. Mais, à mesure que notre cavalier parlait, l’intérêt deCourtenay était plus vivement excité.
– Morbleu ! s’écria-t-il en se tenant lescôtes, quand Fortune cessa de parler, vous êtes bien le plus joyeuxdrille que j’aie rencontré en toute ma vie ! Je vous prometsde ne pas occire le Richelieu tout à fait puisque c’est dans lemarché, mais, par la vraie croix ! il passera un mauvais quartd’heure !
– Alors, dit Fortune humblement, Votre Altessedaigne approuver les pauvres intentions de son serviteur ?
– Je vous ai refusé tout à l’heure unministère, cavalier, répliqua le petit Bourbon, mais, viveDieu ! c’est à réfléchir. Veuillez, le cas échéant, merafraîchir la mémoire, car, avec un peu d’exercice, vous feriez unpolitique très sortable.
Fortune remercia sans rire etpoursuivit :
– Il est bien entendu que, malgré l’abîme quisépare un aventurier comme moi d’un vagabond tel que Votre Altesse,le commandement en chef de l’expédition m’est attribué.
– C’est convenu, répliqua Courtenay, et le motvagabond n’a rien qui m’offense. J’ai beau errer, je suis toujourssur quelqu’un de mes domaines.
– Il est bien entendu, reprit Fortune, qu’unefois engagé, vous vous soumettez envers moi aux règles de ladiscipline militaire ?
– C’est convenu.
– Eh bien ! Altesse, je sonne lecouvre-feu et j’ordonne que mon armée aille se mettre au lit.Demain matin, à la première heure, tout le camp sera sur pied etnous commencerons immédiatement les préparatifs de la bataille.
Quand le vent apporta les douze coups deminuit qui tombaient du clocher de Saint-Germain-des-Prés, toutétait silence dans le petit hôtel de la rue des Saints-Pères.Fortune et son royal subordonné dormaient comme desbienheureux.
Il y avait pourtant une chambre qui restaitéclairée, c’était celle où l’on avait déposé René Briand, le pauvrejeune malade.
Il était toujours étendu sur son lit, mais unrouge vif remplaçait maintenant la mortelle pâleur de ses joues. Lafièvre le tenait.
Thérèse Badin restait assise à son chevet.
C’était maintenant Thérèse qui était pâlecomme une morte.
À un mouvement que fit le malade en dormant,les yeux de la belle fille cessèrent de regarder le vide et setournèrent vers le lit.
Un instant, son regard triste et doux s’arrêtasur le front de René.
– Mon père disait autrefois,murmura-t-elle : C’est celui que tu aimeras.
Elle ajouta après un silence :
– Mon père l’aimait.
Ses paupières battirent comme siintérieurement la piqûre brûlante d’une larme les eût touchées.
– Il est beau, dit-elle encore, et comme jeserais adorée !
Ses belles mains écartèrent les cheveux quicouvraient le front de René. Elle se pencha sur lui comme si elleeût voulu, dans sa compassion tendre, lui donner un baiser.
Mais ce mouvement fit tomber de son sein unpapier qui tomba sur la couverture.
Elle se releva vivement et ce fut le papierqui eut le baiser frémissant de ses lèvres.
Le papier satiné et musqué contenait cesmots :
« M. le duc de Richelieu attendra labelle des belles demain soir, à sa maison de la Ville-l’Évêque. Ledeuil de Mlle Badin ne peut être un obstacle, car elle sera seuleavec M. le duc de Richelieu. »
Thérèse, après avoir lu ce billet, se laissaretomber dans son fauteuil et mit sa tête entre ses mains.
– René ! murmura-t-elle, pauvre ami, sasœur aussi est morte ensorcelée !
Le lendemain matin, de bonne heure, lecavalier Fortune, qui portait toujours son costume d’exempt, séchéau feu de la cuisine, traversa Paris en remontant le cours de larivière ; un gentilhomme l’accompagnait qui avait, comme lui,le feutre et le manteau d’aventures.
Ils entrèrent tous les deux à l’Arsenal., oùils demandèrent Zerline, la chambrière de Mme Delaunay.
Zerline les reçut et les garda environ uneheure.
Fortune, en ressortant, dit à Mme LaPistole qui l’accompagnait avec son affabilité ordinaire :
– Ma bonne petite, je viendrai vous voir avantmidi.
– Avant midi, répéta Zerline, et non pasaprès, je vous prie, car ma journée sera bien employée, et Dieusait à quelle heure de la nuit finira notre besogne !
Fortune ouvrit la bouche pour lui adresser unequestion, mais il se ravisa et descendit prestement l’escalier,après avoir envoyé un baiser à Zerline qui acceptait toujours cegenre de politesse avec reconnaissance.
– Au revoir, dit notre cavalier.
Il n’était pas seul à descendrel’escalier.
On, l’avait vu entrer avec un gentilhomme, onle vit sortir avec un beau brin de fille qui se tenait droit et quimarchait d’un pas délibéré.
Les factionnaires de l’Arsenal, ce temple dela comédie, ne se trompaient guère en fait de déguisements ;ils se dirent :
– Ceux-là viennent de chez la costumière et ily a quelque manigance sous jeu !
Fortune et sa compagne prirent la rue duPetit-Musc.
– Faites les pas un peu plus courts, monprince, disait Fortune à la prétendue donzelle qui portait avecgaillardise un accoutrement campagnard, pour être servante chezMme la comtesse de Bourbon, il ne faut pas avoir l’air d’unepoissarde.
– Morbleu ! répliqua le beau brin defille, je fais de mon mieux pour me tenir en modestie et entimidité, mais ces coquines de jupes me battent les jambes, et siles gens se mettent à rire de moi, je ne réponds de rien, car j’aila main leste.
Un soldat aux gardes, qui passait, retroussales crocs de sa moustache et lui envoya une œilladeincendiaire…
– Altesse, dit Fortune, vous voyez que vousportez votre déguisement à merveille, puisque les soudards ontenvie de vous faire la cour. Qui sait si M. de Richelieun’essaiera pas de vous ravir une caresse.
– Par le saint sépulcre ! grondaCourtenay, les caresses qu’il aura de moi marqueront sur sapeau ! je voudrais déjà être à l’ouvrage.
– Du calme, recommanda notre cavalier, de laréserve, et n’oubliez pas que vous êtes Mlle Marton, arrivant dePicardie, sous les auspices des bonnes dames ursulinesd’Amiens.
Ils avaient traversé la rue Saint-Antoine etentraient dans la cour des Tournelles.
– Le Chizac est à son poste, dit Fortune en seretournant pour montrer un carrosse arrêté devant l’allée : ilétait temps d’arriver ! et m’est avis que vous n’allez paslanguir beaucoup avant d’entrer en fonctions.
Ce fut Muguette qui vint ouvrir la porte deMme la comtesse de Bourbon. Muguette avait vu plus d’une foisle chevalier de Courtenay, mais elle ne le reconnut point, tantMme La Pistole, habile entre toutes à ce métier, l’avaitparfaitement travesti.
Pour quiconque n’était pas amené à l’examinerde très près, par suite de défiances préconçues, le chevalier deCourtenay était une bonne grosse villageoise à la figure avenanteet réjouie qu’on ne pouvait accuser d’avoir froid aux yeux.
Sa taille ne dépassait pas de beaucoup celled’une femme et, pour le goût de bien des amateurs, il aurait pupasser pour une fort jolie commère.
Muguette était moins triste que la veille. Lanuit s’était assez bien passée. Mme la comtesse n’avait pointeu de crises, et quoique aucune amélioration importante n’eûtmodifié l’état de la pauvre Aldée, elle avait du moins reposépaisiblement cette nuit.
Vous nous avez porté bonheur, c’est sûr, moncousin Raymond, dit-elle, et si vous venez nous voir souvent, biensouvent, la mauvaise chance partira de la maison.
Pendant que notre cavalier l’embrassaitfranchement et comme un fiancé a le droit de le faire, elle luidemanda tout bas :
– Qui donc est cette belle personne ?
– C’est Marton, répondit Fortune. Si jesuivais mon envie, je serais toujours ici près de toi, mais Dieusait que j’ai de l’ouvrage. Or, en cherchant bien, j’ai découvertMarton qui lève un garde-française à bout de bras, quand on veutrire avec elle.
– Et vous la laisserez avec nous !s’écria Muguette en sautant de joie.
Elle se rapprocha de la prétendue Marton etlui demanda :
– Êtes-vous bien brave ?
– Pour cela, répondit Fortune en riant, bravecomme feu le chevalier Bayard !
– C’est que j’ai eu si grand-peur cettenuit ! reprit Muguette avec un petit frisson. Pendant queMme la comtesse reposait et que notre Aldée était assise à lafenêtre, regardant au-dehors toujours et suivant dans les ténèbresje ne sais quelle chimère, j’ai entendu un bruit sourd et continudu côté de sa chambre qui confine à la maison du voisin.
– À qui payez-vous le loyer de votrelogis ? interrompit Fortune.
– À un homme qui demeure rue des Cinq-Diamantset qui a nom Chizac-le-Riche, répondit Muguette. Toute cette partiede la cour de Guéménée est à lui.
Fortune échangea un regard avec Marton, quiayant autre chose en tête, demanda :
– Ne verrai-je pas bientôt la demoiselle queje dois servir ?
Fortune eut peine à comprimer un éclat derire, au son de cette voix qui sortait, sonore et mâle, sous lacornette de Marton, déjà posée de travers.
– Elles ont un fier creux, ces Picardes !dit-il en clignant de l’œil à l’adresse de Muguette, et j’ai choisila plus solide. Telle que tu la vois, elle vous prendrait un hommede chaque main, et les lancerait tous deux par la fenêtre :pas vrai, Marton ?
– Sans rancune, répondit celle-ci, les hommes,c’est fait pour ça.
– Et elle n’a pas l’air méchante du tout,pourtant, dit Muguette, qui la regardait de tous ses yeux.
Elle vint à elle et lui prit la main.
– Êtes-vous contente d’être avec nous ?demanda-t-elle.
– Assez, répondit Marton, ce que je voudrais,c’est voir la demoiselle.
Muguette se dirigea vers la porte du fond,mais avant de l’ouvrir elle mit un doigt sur sa bouche.
– Pas de bruit, fit-elle. Aldée repose. Jevous introduis parce que j’ai besoin de vous montrer quelquechose.
Ils entrèrent tous les trois sur la pointe despieds dans la chambre de Mlle de Bourbon.
Elle était couchée sur son lit ; sa belletête pâle s’encadrait dans le désordre de ses cheveux et il y avaitcomme un vague sourire à ses lèvres.
Marton écarta brusquement Muguette étonnée etmarcha droit au lit.
Elle resta là un instant en contemplation,puis ses genoux fléchirent.
– Quelle drôle de fille ! dit Muguette enla voyant ainsi agenouillée, je ne découvre pas son visage, mais ondirait qu’elle pleure.
– C’est la race, répliqua Fortune, ces fillesde Picardie gagnent leur vie à se dévouer ; ça vaut un chiendans ma main.
– Je l’aime bien, moi, cette Picarde.
– La peste ! grommela Fortune, il nefaudrait pourtant pas l’aimer trop !
– Est-ce que vous seriez jaloux d’elle, moncousin Raymond ?
Fortune lui caressa la joue au lieu derépondre et demanda :
– Qu’est-ce que tu voulais nous montrer,amour ?
Muguette redevint aussitôt sérieuse.
– Si tu savais, s’écria-t-elle, comme je suisheureuse ! J’ai passé toute la nuit à trembler. Comme tu esbon, et que je te remercie de m’avoir amené une Picarde, puisqueles Picardes sont plus fortes que les voleurs.
– Marton ! appela Fortune.
Celle-ci se leva en sursaut.
– Viens ça, ma gosse, reprit le chevalier. Lapetite va dire des choses qui te concernent.
– J’écoute, dit Marton sans approcher.
Muguette ne prit point garde à l’émotionextraordinaire qui bouleversait le visage de la Picarde, maisFortune pensa :
– La mule du pape ! notre prince entient ! je ne l’aurais pas cru capable d’aimer si bien quecela.
– C’était ici, reprit Muguette dont le doigt,encore un peu tremblant, montrait une grande armoire d’attache,placée au centre de la muraille ; on aurait juré qu’il y avaitdes maçons travaillant à démolir ce mur.
– Et ce mur est mitoyen avec la maisonvoisine ? interrogea Raymond.
– Cela doit être, répliqua Muguette, puisquenotre maison finit ici. Le bruit de démolition a bien duré jusqu’àtrois heures du matin ; après quoi il y a eu un moment derepos, puis il m’a semblé…
– Mais, mon cousin Raymond, interrompit-elle,il ne faut pas croire que ce soit un rêve. J’étais debout à laplace où nous sommes, et j’avais envie de crier au secours.
– Le bruit a donc recommencé ? demandacette belle voix de Marton, qui faisait si bien sous sonbavolet.
– Ah ! mon cousin Raymond ! s’écriaMuguette, en joignant ses deux jolies petites mains, la voix deMme Marton me rassure comme s’il y avait un demi-centd’archers dans notre logis ! C’est un autre bruit qui sefit ; ma chère Marton, car nous serons toutes deux de bienbonnes amies, je vois cela ; on eût juré que l’armoire étaitpleine de souris qui rongeaient le bois et, une fois, l’idée m’estvenue qu’il y avait là un menuisier qui travaillait à tâtons.
– Et tu n’as pas ouvert, petite,poltronne ? dit Fortune.
– Ouvrir ! se récria Muguette ;Jésus, mon Sauveur ! Mais, depuis qu’il fait jour, je n’ai pasmême osé tourner la clef dans la serrure.
Marton fit un pas vers l’armoire et l’ouvrit,tandis que Muguette se cachait derrière Fortune.
Dans l’armoire qui était plus large queprofonde les vêtements de Mlle de Bourbon étaient pendus à desporte-manteaux. Ils étaient pour la plupart d’étoffes communes etde couleurs sévères à l’exception de deux robes plus riches dontles nuances allaient se fanant et dont la forme avait passé demode. En somme, c’était bien une pauvre garde-robe pour uneprincesse.
Muguette regardait de tous ses yeuxpar-dessous l’aisselle de Fortune.
Marton avait écarté les robes et faisaitl’inspection de l’armoire.
– Trouves-tu le menuisier ? demandaFortune.
Marton ne répondit point tout de suite.
Elle remit en place les vêtements et refermal’armoire.
– Eh bien ? fit Muguette.
Marton mit dans la main de Fortune un petitfragment de scie en acier fin, dont la cassure avait des paillettesdiamantées.
– Le Chizac a tenu parole, dit-elle ; labesogne est faite. Je suis ici une sentinelle dans sa guérite et jene quitterai plus cette chambre.
– Eh bien ? répéta Muguette, dont lacuriosité arrivait à la fièvre.
Une voix rauque et cassée appela dans lachambre voisine.
– C’est madame la comtesse de Bourbon, ditFortune ; va, fillette, et annonce-moi. Il faut que j’obtienneson agrément pour que Marton, sa nouvelle servante, fasse partie dela maison.
Dès que Muguette eut franchi le seuil, laprétendue Marton saisit les deux mains de Fortune et l’emmena versle lit.
– Regardez ! dit-elle.
Et les yeux brûlants, la voix saccadée,Courtenay ajouta :
– Voilà ce que cet homme a fait d’elle !et vous ne voulez pas que je le tue !
– Prince, répondit Fortune avec émotion, vousaimez bien, vous aimez comme un bon cœur, et vous serez heureuxs’il plait à Dieu. Contentez-vous du bonheur que je vous auraidonné et laissez-moi M. de Richelieu, carM. de Richelieu m’appartient.
– Madame la comtesse, dit Muguette enrentrant, consent à recevoir M. le cavalier Fortune.
Au moment où Fortune entrait dans la chambre àcoucher de Mme la comtesse de Bourbon d’Agost, celle-ci étaitdebout au-devant de son lit et se tenait appuyée sur une longuecanne.
– Approchez, jeune homme, dit-elle à Fortune,et donnez-moi votre bras.
« Je ne suis pas encore tout à faitremise, mais cela viendra, et, avant qu’il soit huit jours, jepourrai me rendre au Palais-Royal pour soumettre mes griefs àmonsieur mon cousin, Philippe d’Orléans, régent de France.
Fortune l’assit dans la bergère et se redressadans une respectueuse attitude.
Quand la comtesse eut retrouvé sa respiration,car ces quelques pas l’avaient essoufflée, elle lui dit :
– Ce qui me plaît en vous, jeune homme, c’estque vous savez garder votre distance. Aussitôt que j’aurai recouvrémon crédit, je ferai quelque chose, pour vous.
Fortune s’inclina en manière de remerciement,et la vieille reprit encore :
– Je ne suis pas éloignée, reprit la vieilledame, en changeant de ton tout à coup, d’approuver ce que vous avezfait, jeune homme, en engageant pour notre compte une servanterobuste de corps ; cela vaut mieux qu’un homme dans une maisoncomme la nôtre, et les faits graves que je vous ai confiés hiervous donnaient le droit de vous mêler de nos affaires. Mais, commeje n’ai plus d’intendant ni même de majordome, je dois m’occupermoi-même de ces détails, qui ont leur importance. Quel est l’âge decette villageoise, s’il vous plaît ?
– À vue de pays, répondit Fortune, elle peutbien avoir vingt-cinq ans.
La comtesse approuva d’un signe de tête.
– Son nom est Marton, poursuivit la comtesse,cela sent la comédie et nous la nommerons Marthe. Quels gagesdemande-t-elle ?
– Elle s’en remet à la générosité deMme la comtesse, répliqua Fortune, chez qui apparaissaientdéjà quelques signes d’impatience.
Il alla chercher, tout à l’autre bout de lachambre, un fauteuil qu’il fit rouler bruyamment sur lecarreau.
– Eh bien ! eh bien ! s’écria lacomtesse scandalisée, à quoi songez-vous, jeune homme ?
– Noble et respectée dame, répliqua Fortune,qui se campa carrément dans le fauteuil, nous avons à causerd’amitié. Ne croyez pas que je veuille vous rabaisser ou merelever ; vous êtes une princesse, et je ne suis rien du tout,ceci est chose convenue ; mais pour causer, il faut être nez ànez, voilà mon opinion. Laissons de côté, je vous prie, Marthe ouMarton, et parlons un peu du mari que j’ai trouvé pour ma sœurAldée.
Les deux mains sèches de la vieille dame secrispèrent si violemment sur les bras de son fauteuil, que lesossements de ses doigts craquèrent.
– Aldée ! votre sœur ! répéta-t-elleavec indignation.
– Madame la comtesse, continua-t-il, dansl’état où est Mlle de Bourbon, je vous supplie de considérer qu’illui faut un défenseur, et que, malgré toute ma bonne volonté, je nesuis point pour elle un tuteur convenable. J’ai mes préjugés, commevous avez votre foi ; je n’aimerais pas à répandre le sang demon autre frère en Jésus-Christ, M. de Richelieu… C’estcomme cela. Vous avez beau froncer le sourcil ; entre lui etmoi, il y aura toujours ce vieil homme qui m’embrassait jadis à ladérobée… D’un autre côté, M. de Richelieu, étant marié,ne pourrait…
– Jour de Dieu ! s’écria la comtesse,dont tout le corps trembla, fût-il garçon ou veuf, as-tu pensé,malheureux, qu’un fils de Richelieu pût avoir la main d’une fillede M. de Bourbon !
Non, sur ma foi ! s’écria Fortune engardant sa bonne humeur imperturbable. Pour une princesse, j’aicherché tout naturellement un prince, et je vous offre un camaradequi a dans son sac à noblesse pour le moins autant de quartiers quevous.
– Pour le moins ! fit la vieille dameétonnée. Est-il donc Bragance, Stuart ou Habsbourg ?
– Il est Courtenay, répondit Fortune.
La vieille dame enfla ses joues et poussa unlong soupir ; puis elle s’éventa lentement avec le mouchoirbrodé qu’elle tenait à la main.
– Courtenay ! dit-elle ; certes,MM. de Courtenay sont des gentilshommes. La brancheaînée, qui s’est établie en Angleterre, possède, dit-on, de fortnobles domaines. Dans la maison de Bourbon, nous n’aimons pas lesAnglais.
– Le Courtenay dont je parle est Français,s’empressa de dire Fortune.
La vieille comtesse le couvrit d’un regardsérieux et dit :
– Voilà malheureusement, jeune homme, levéritable état de la question ; or, comme à l’impossible nuln’est tenu, et que le genre particulier de folie dont Mlle deBourbon est affectée ne semble point pronostiquer une vocationparticulière pour le célibat, nous vous demandons le temps deréfléchir. Courtenay, à tout prendre, est peut-être ce qu’il y a demoins sujet à caution parmi la noblesse européenne.
Fortune se frotta les mains.
– Pour réfléchir, bonne dame, demanda-t-il,vous faudra-t-il plus d’une demi-heure ?
Une réponse foudroyante était sur les lèvresde la comtesse, mais notre cavalier la prévint.
– C’est que, dit-il d’un ton insinuant, noussommes un peu chez vous dans le pays des fées ; les muraillesn’y sont pas de verre, mais on passe au travers comme si ellesétaient en papier.
– Ce que la petite Muguette m’a raconté,murmura la comtesse avec étonnement, a-t-il donc quelquefondement ?
– Votre logis, répondit Fortune, le logisvoisin et toute cette partie de la cour de Guéménée sont lapropriété d’un coquin nommé Chizac, qui appartient corps et âme àM. le duc de Richelieu.
– En quel temps vivons-nous ! balbutia ladouairière.
– Par suite de quoi, continua Fortune, si, aulieu de réfléchir une demi-heure, vous vouliez bien vous déterminerincontinent, on pourrait fiancer le prince et la princesse… et,vive Dieu ! si M. le duc nous arrivait par un trou delambris, par la porte ou par la cheminée, il trouverait à quiparler.
La vieille dame changea de posture dans sonfauteuil, baissa les yeux et eut une petite toute sèche.
– Est-ce que M. de Courtenay connaîtl’état de santé de Mlle de Bourbon ? demanda-t-elle.
– Certes, certes, répondit Fortune, je l’aimis au courant de tout.
– Il y consentirait nonobstant ?
– Il est amoureux comme Roland etchevaleresque comme Amadis !
La vieille dame garda un instant lesilence.
– Eh bien ! fit-elle ensuite, lagénérosité de M. de Courtenay me touche, elle me touchebeaucoup ! Je ne me refuse pas à le voir, et comme l’urgenceest grande, à cause des menées de ce Chizac, je consens à recevoirM. de Courtenay aujourd’hui dans l’après-midi.
– C’est que je serai loin à cette heure-là,objecta Fortune ; vous ne pouvez pas vous faire une idée desmille et une besognes que je dois accomplir aujourd’hui. Si vousvouliez voir le prince tout de suite ?
– À cette heure, jeune homme ! se récriala douairière, il ne fait jour chez aucune personne de qualité etle prince lui-même ne consentirait pas…
– C’est tout le contraire, corbac ! Ditesseulement un mot, et il paraîtra.
– M. de Courtenay est-il donc siprès d’ici ? demanda la vieille dame étonnée.
Fortune ne répondit que par un signe de têtesouriant.
Le mouchoir brodé de la comtesse se reprit àjouer le rôle d’éventail, tandis qu’elle murmurait :
– M. le prince serait-il dans mamaison ?
Fortune se leva et gagna la porte qu’ilouvrit.
– Marton, ma fille, dit-il, venez ça qu’onvous présente à votre nouvelle maîtresse.
Marton passa le seuil aussitôt.
Si habile que fût Mme La Pistole en faitde déguisement, la comtesse de Bourbon, qui était une femme degrande expérience, et dont les soupçons étaient éveillés,d’ailleurs, par les dernières paroles du cavalier Fortune, n’eutpas besoin de plus d’un coup d’œil pour reconnaître le sexe deMarton.
Il eût été difficile de définir en ce momentl’expression de sa physionomie.
Quelque chose souriait derrière la sécheressede ses traits.
C’est qu’elle songeait, irritée, maisémue :
– Le scélérat portait des habits de femmequand il s’introduisit au château de mon père !
Le scélérat, c’était l’autre duc de Richelieu,celui qui se cachait jadis pour embrasser Fortune enfant dans lescorridors.
Notre cavalier prît la main de Marton etl’amena jusqu’à la comtesse.
– Madame, dit-il rondement, chacun fait, cequ’il peut, et il fallait un garde du corps à Mlle Aldée deBourbon. Le danger qui la menace est prochain et terrible, ledéguisement de M. le prince de Courtenay ici présent n’est pasun moyen de comédie, mais un gage de salut. Tout sera pour le mieuxsi vous faites que ce soit un fiancé qui veille sur sa fiancée.
Mme la comtesse de Bourbon hésita uninstant, puis elle dit avec ce grand air de noblesse qu’elleprenait tout naturellement quand il le fallait :
– Soyez le bienvenu, monsieur moncousin ; ce n’est pas la première fois que Bourbon etCourtenay se marient ensemble.
– Comtesse, dit-il, notre brave ami Fortuneparlait tout à l’heure des fées et des maléfices ; Mlle deBourbon est sous l’empire d’un funeste enchantement.
Sans jamais franchir les limites en deçàdesquelles doit rester une fille noble, Aldée m’avait laissée voirautrefois qu’elle ne dédaignait point ma recherche ; nous laguérirons, je vous en donne ma foi, et autant que cela prendra demoi, je fais serment de la rendre heureuse.
– Embrassez-moi, mon cousin de Courtenay, ditla comtesse, je vous accepte comme le fiancé de ma fille.
Puis, se tournant vers Fortune, elleajouta :
– Tu as bien agi, ami Raymond, et je teremercie.
Comme s’il n’eût attendu que cela, Fortunesalua respectueusement la vieille dame, serra la main du chevalieret s’éloigna en disant :
– Bonne garde ! vous avez affaire à fortepartie. Je vous laisse à votre devoir et vais au mien.
– Tu nous quittes donc encore, mon cousinRaymond ? lui dit Muguette dans l’antichambre, entre deuxbaisers ; Mlle Aldée vient de s’éveiller, je ne sais pas cequ’elle a, mais je l’ai entendue qui murmurait en se parlant àelle-même, à deux ou trois reprises : « J’irai !j’irai !
– N’aurait-elle point reçu quelquemessage ? demanda Fortune inquiet.
– Impossible ! répliqua la fillette. Quidonc lui aurait remis un message ? Je ne l’ai pas abandonnéed’un instant :
Fortune réfléchit et dit :
– Cherche bien, ma chérie, le diable rôdeautour de la maison. Avertis Marton à la moindre alerte.
C’est que je n’oserai plus guère lui parler,murmura Muguette, maintenant que c’est un prince.
– Dis-lui tout, reprit Fortune. Je donneraisune poignée de pistoles pour rester ici, mais c’est impossible, àcause de mon plan. Je n’ai pas même le temps de t’expliquer monplan, pauvre chérie. Au revoir et bonne garde ! J’espère queje vais t’envoyer un peu de renfort.
Il sortit en courant, constata en passant quele carrosse de Chizac ne stationnait plus à la porte de l’allée etdescendit la grande rue Saint-Antoine à pas précipités.
Sa première étape le porta rue de la Monnaie,au logis de l’inspecteur Bertrand.
Il avait à lui rendre compte de ce qui s’étaitpassé depuis la veille ; il avait aussi à lui soumettre lesdétails de son plan, qui était maintenant chose arrêtée.
Il frappa, on ne lui répondit point. Ce futseulement au bout de plusieurs minutes que Prudence, la servante,entrouvrit la porte pour lui demander ce qu’il voulait.
– Est-il donc arrivé malheur ici ?murmura Fortune qui se sentait pris d’une vague inquiétude.
– Ah ! c’est vous, monsieur l’exempt, ditPrudence, je vous reconnais bien.
Elle ouvrit la porte toute grande, et Fortuneput voir la troupe entière des enfants, grands et petits, rangéesilencieusement derrière elle.
Cette fois, leurs vêtements de deuil allaientbien à l’expression farouche et triste de leurs visages.
Où est maître Bertrand ? demandaFortune.
Dieu merci, répliqua Prudence, ce n’est pas lapremière fois qu’il tarde ainsi à revenir.
Elle parlait pour les enfants plutôt que pourFortune.
– Et dame Julie ? interrogea notrecavalier.
– Dame Julie aussi fait souvent de longuesabsences.
Les enfants dirent tous à la fois :
– Jamais de si longues !jamais !
Ils avaient les yeux rouges de larmes.
Le plus petit des garçons ajouta :
– Et Faraud, notre pauvre ami, qui ne revientpas non plus !
Fortune donna quelques caresses à ce pauvrepetit peuple et ressortit en disant :
– Il faut pourtant que je voie maîtreBertrand, je repasserai dans une heure.
Prudence le suivit sur le palier.
– On a toujours bien vécu ici, dit-elle toutbas, bien mangé, bien bu, mais cela a coûté cher souvent. MaîtreBertrand n’irait peut-être pas tout droit en paradis ; maisDieu ne voudrait pas punir tant d’innocentes créatures !
Depuis combien de temps est-il parti ?demanda Fortune.
– Ils sont partis ensemble, répondit laservante, et ils ont emmené le chien. Il était minuit, il est midi,voici juste douze heures qu’ils sont dehors.
Fortune avait la tête basse quand il remontala rue de la Monnaie pour gagner les Halles.
– Si La Pistole ne veut pas me donner un coupd’épaule, pensa-t-il, je serai obligé d’abandonner ces pauvres gensà leur sort ; car désormais les heures de ma journée sontcomptées. Et encore La Pistole pourrait-il quelque chose poureux ?
En quelque sorte malgré lui, car ce n’étaitpoint sa route, Fortune prit la rue Aubry-le-Boucher pour tourner àl’angle des Cinq-Diamants.
À ce moment même, le beau carrosse de Chizacarrivait du côté de la rue Saint-Martin.
Comme d’habitude, le carrosse s’arrêta devantl’entrée de la ruelle où les voitures ne pouvaient pointpénétrer.
Fortune se rangea contre la devanture ducabaret des Trois-Singes, et vit passer Chizac-le-Riche, soutenu ouplutôt porté par deux grands laquais.
Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écouléesdepuis que Fortune avait rencontré Chizac-le-Riche au quartier dela Ville-l’Évêque, devant la petite maison deM. de Richelieu.
Le changement produit en Chizac par cet espacede temps si court tenait du prodige.
En deux jours, cet homme, dans la force del’âge, était devenu un vieillard ; en un autre jour, cevieillard s’était transformé en moribond.
Fortune s’éloignait à grands pas.
Il tourna à droite, dans la rue des Lombardset gagna une masure de piètre apparence dont l’enseigne annonçaitune maison garnie.
Des bambins qui jouaient devant le seuil luiapprirent que maître La Pistole demeurait au second étage, et l’und’eux ajouta :
– Il n’aura plus besoin de jouer les Arlequinsà la foire Saint-Laurent, car Chizac-le-Riche est son cousin, etChizac-le-Riche est venu le voir, ce matin, dans son beaucarrosse.
Fortune eut froid dans la moelle de ses os. Cenom de Chizac sonnait pour lui comme une menace d’assassinat.
Il monta l’escalier quatre à quatre et avecl’idée qu’on ne lui répondrait point.
Par le fait, malgré tout le tapage qu’ilmenait, la porte resta close et nul bruit ne se fit àl’intérieur.
Fortune se recula, prit son élan et, d’un seulcoup de pied vigoureusement appliqué, jeta bas la portevermoulue.
Son œil chercha tout aussitôt sur le sol lecadavre sanglant du malheureux époux de Zerline, mais son regard nerencontra rien, sinon un corps velu qui était plein de vie et dontle choc amical faillit le jeter à la renverse.
C’était le chien Faraud, qui, se dédommageantde son silence, aboyait maintenant à cœur joie.
Une voix lamentable sortit cependant del’ombre d’une soupente et cria :
– C’est déjà la police ! PilleFaraud ! mords ! étrangle !
– Où diable es-tu caché, bonhomme ?demanda Fortune, et comment le chien est-il revenu avectoi ?
Au lieu de répondre, La Pistole, qu’on nevoyait point encore, poursuivit d’une voix entrecoupée desanglots :
– Cela devait finir ainsi ! J’aimais tropla coquine ! Il fallait un dénouement tragique à cette vie depassion désordonnée !
– Où es-tu, imbécile ? demanda notrecavalier.
Au premier pas qu’il fit pour s’approcher, LaPistole cessa de sangloter et sa voix devint menaçante.
– N’avancez pas ! ordonna-t-il ; jevous attendais et j’ai pris mes mesures. Il y a vingt-cinq livresde poudre à canon sous le carreau, à la place même où vous êtes, etje tiens à la main une mèche allumée. Le sacrifice de ma vie estaccompli ! Je vais vous faire sauter en même temps quemoi !
– Ah ça ! ah ça ! dit Fortune, tu esdonc encore plus fou qu’à l’ordinaire ?
– J’ai vendu mon existence pour un million,répondit La Pistole. Combien êtes-vous ? J’entends dansl’escalier des bruits de voix et d’armes ; l’escalier peutbien contenir une vingtaine d’hommes de police : ils vont toussauter ! Je suis fâché d’envelopper mon chien Faraud danscette catastrophe, mais je cherche en vain un moyen de lesauver.
Faraud, entendant son nom, bondit dans lasoupente et notre cavalier profita de ce mouvement qui arrêta uninstant le bavardage de La Pistole pour s’écrier :
– Mais regarde donc, au moins ! c’estmoi, Fortune, ton camarade. !
– Fortune ! répéta La Pistole avecl’accent de la stupéfaction ; Chizac-le-Riche ne l’a donc pastué !
– Puisque me voilà… commença notrecavalier.
– Et sous quel costume ! s’écrial’Arlequin, reprenant son accent tragique. C’était donc vous quideviez me conduire à l’échafaud !
Il sortit de son trou en déshabillé de nuit etcoiffé d’un bonnet de coton qui se rabattait chaudement sur sesoreilles.
– Point d’exclamations, s’il vous plaît,reprit-il, le poing sur la hanche et marchant avec noblesse :il n’y a dans les marchés que ce qu’on y met. J’appartiens à laloi, et je me livre sans opposer la moindre résistance.
Fortune le saisit par les épaules et le secouasi rudement que le pauvre diable se mit à crier misère.
Tout en secouant, Fortune disait :
– T’éveilleras-tu ; intolérabledrôle ! Je ne suis pas un homme de police et je ne viens past’arrêter.
– Alors, lâchez-moi, rétorqua La Pistole. Vousn’avez aucun droit de me brutaliser si vous n’appartenez pas à laforce publique.
Il alla jusqu’à la porte et regarda dansl’escalier.
– Ce que vous avancez, reprit-il, a uneapparence de vérité. Vous êtes seul et je ne vois aucun suppôtau-dehors.
Il referma la porte.
– Cavalier, reprit-il d’une voix tout à coupattendrie, je suis content de pouvoir encore vous estimer. Notreconnaissance ne date pas de longues années, mais ces jours que nousavons passés ensemble valent à mes yeux plusieurs lustres. J’aifait mon testament : mon million est en lieu sûr, et,néanmoins, je ne suis pas fâché de vous confier de vive voix mesdernières volontés.
Fortune ne l’interrompait plus, il sedisait :
– Le malheureux a décidément perdu latête.
Et comme il avait bon cœur, il étaitsincèrement triste.
– Peut-être, poursuivit La Pistole, necomprenez-vous pas très clairement la situation ; elle estbizarre et mérite d’être expliquée en peu de mots.
« J’ai toujours, vous le savez, reprit-ilaprès s’être un instant recueilli, j’ai toujours nourri le désird’avoir à moi un million en numéraire ou en bonnes valeurs. C’étaitmon ambition et, selon l’état de mon cœur c’était tantôt pourhumilier la coquine, pour l’écraser sous ma prospérité, tantôt pourmettre ma chère petite femme dans un boudoir ouaté et parfumé commeles écrins où l’on serre les bijoux précieux. Zerline, nous nousconnaissons assez, Cavalier, pour que je vous confie ce détailintime, Zerline m’a appris hier qu’elle portait, dans son sein unfruit de notre tendresse, ou plutôt de nos querelles suivies deraccommodements. Il est au-dessus de mon pouvoir de vous exprimerquels ont été à cette nouvelle, les divers sentiments de mon cœur.La jalousie a voulu parler et sa voix perfide a posé en dedans demoi même cette question pénible, es-tu le père de l’enfant ?Il est résulté de ce doute une escarmouche assez vive entre moi etZerline, mais on ne se trompe guère à la voix du cœur, et mon cœura crié : La Pistole, ce petit garçon ou cette petite fille estton sang et ta chair. Aussi, ce n’était plus seulement pourZerline, mais encore pour l’enfant qui va naître que je souhaitaisle million de mes rêves, et quand Chizac-le-Riche, mon cousin, estvenu ce matin me demander si je voulais lui vendre ma vie…
– Comment ! interrompit Fortune, queveut-il faire de ta vie ?
– Il a besoin, répliqua La Pistole, de fairependre un homme pour le meurtre de Guillaume Badin. C’est un cadeaude noces qu’il veut offrir à la belle Thérèse, sa fiancée.
– Et tu as consenti ?… s’écriaFortune.
– À prendre le million, oui, répondit LaPistole, pour Zerline et son petit : il était écrit que lacoquine serait cause de ma mort.
Une larme vint à ses yeux qu’il essuya.
– Mais, à bien considérer les choses,acheva-t-il, j’aimerais voir si le petit me ressemblera. J’ai lemillion, et je ne suis pas encore pendu, mon camarade.
Il était assez difficile d’arracher à ce bonLa Pistole quelque chose de suivi et de raisonnable. Il aimait etil détestait à la folie. Cette haine amoureuse ou cet amour haineuxlui bouleversaient la cervelle à tel point que ses idées dansaientincessamment la farandole.
Le petit devait s’appeler Vincent Camus commelui, pour peu qu’il appartînt au sexe masculin ; si c’étaitune fille, au contraire, on devait lui donner le nom deZerline.
La Pistole avait déjà réglé tout ce quiconcernait son éducation.
Fortune eut beaucoup de peine à le confesser.Il parvint à savoir pourtant, que Chizac, autre monomane, avaitadroitement coloré son étrange proposition.
Chizac ne laissant rien percer de sescraintes, avait mis en avant ses projets de mariage : la belleThérèse, dont il était éperdument épris, lui accordait sa main à lacondition que la mort de son père serait juridiquement vengée.
– D’ailleurs, avait ajouté Chizac, vous avezde l’esprit, mon cousin La Pistole ; il ne vous sera pasdifficile d’établir que Guillaume Badin était un peu ivre, j’entémoignerais au besoin, et qu’il vous a insulté devant sa porte. Lecoup d’épée rentrerait alors dans le cas de légitime défense. Etvoyez un peu les dangers de votre situation ! il est arrivémalheur à tous ceux qui ont touché à cette mystérieuseaffaire : l’inspecteur Bertrand est mort et l’on a été jusqu’àfaire disparaître son cadavre, déposé à la morgue, le cavalierFortune est mort aussi. En conséquence, il ne reste plus quevous : c’est peut-être un jour ou deux que vous allez mevendre au prix exorbitant d’un million. Quelle superbeaffaire !
En disant tout cela, l’ancien Arlequin de lafoire, très sérieux et très convaincu, avait pourtant je ne saisquel sourire aux lèvres.
– Vous n’êtes pas mort, cavalier, reprit-il,et cela me fait plaisir pour vous ; quant à l’inspecteurBertrand, son affaire me paraît claire puisque voilà mon chienFaraud revenu.
Il y avait déjà longtemps que Fortune si l’onpeut ainsi s’exprimer, causait avec Faraud tout en écoutant LaPistole.
Le chien était inquiet et allait à chaqueinstant vers la lucarne qui donnait rue des Lombards.
Fortune demanda :
– À quelle heure as-tu revu lechien ?
– Il a gratté à la porte, répondit La Pistole,tout de suite après le départ de mon cousin Chizac.
Fortune réfléchissait et se disait :
– Les blondins sont tout seuls à la maison.Qu’est-il advenu de ce pauvre diable et de sa petite femme ?Corbac ! il était un des meilleurs rouages de ma mécanique, etje ne sais pas comment je le remplacerai.
– Mon garçon, reprit-il tout haut, l’intérêtque je te porte m’a conduit à prendre des informations surMme La Pistole…
– Et de quel droit, s’il vous plait ?s’écria l’ancien Arlequin.
– Ta femme est digne de toi, poursuivit notrecavalier gravement, de toi qui viens d’accomplir un des plus beauxtraits de dévouement qu’on puisse trouver dans l’histoire ancienneet moderne. Touche-là ! Je me charge de faire comprendre à lacharmante Zerline ce qu’il y a de magnifique dans tonsacrifice.
– Vous êtes donc en rapport avec elle ?demanda La Pistole.
– Voici ce qui dépare la grandeur de toncaractère, répliqua notre cavalier, c’est cette propension à lajalousie. Fi donc ! Mais parlons de ta situation : tu asvendu ta vie pour ta femme et tes enfants, car il se pourrait queZerline fût mère de deux jumeaux, mon camarade.
La Pistole accueillit cet espoir par unsourire et avoua qu’il n’y avait point songé.
– Je me regarderais comme le dernier deshommes, poursuivit Fortune, si je te laissais payer sottement cettelettre de change funèbre, tirée sur toi par le vampire Chizac.As-tu remarqué comme ton cousin est changé ?
– Il ne fait pas très clair ici, répondit LaPistole, mais j’ai cru voir qu’il n’avait pas bonne mine.
Fortune se leva et passa son mouchoir commeune laisse dans le collier de Faraud.
– Veux-tu être avec moi ? demanda-t-il enchangeant de ton tout à coup.
La Pistole répondit :
– Je veux bien être avec vous s’il n’y a pastrop à risquer.
– Que peux-tu risquer de plus que ta vie,demanda notre cavalier. Voici ce que tu auras à faire : il y adans le logis de Chizac un mystère que je voudrais découvrir.
– Jamais je ne retournerai là-dedans, s’écria,l’ancien Arlequin. C’est plein de traquenards !
– Si tu aimes mieux donner ta peau, tu eslibre, mais écoute-moi jusqu’au bout. Une fois dans la maison deChizac, il suffirait de te laisser conduire par, Faraud, le bravechien, qui sait où est la cachette dont je parle.
– Faraud ne chasse que les papiers de labanque ; murmura La Pistole d’un air défiant.
– Faraud était comme un coq en pâte dans lelogis de l’inspecteur Bertrand, repartit Fortune, et les bêtes sesouviennent. Fais seulement ce qui t’est commandé et remarque bienla façon dont le chien se comportera. Tu as assez d’esprit pourtrouver ton prétexte d’entrée.
– Mais le prétexte de sortie ?interrompit La Pistole ; j’ai promis d’attendre ici les gensde la justice…
– La mule de pape ! si Chizac demande sonreste, regarde-le dans le blanc des yeux, mon fils ; etdis-lui seulement : « Mon cousin, vous êtes percé àjour ! » Il tombera comme un capucin de carte à qui ondonne une chiquenaude.
La Pistole était assis sur le pied de son litet tenait sa tête à deux mains.
– Tu tiendras note, poursuivit notre cavalierqui le regardait du coin de l’œil, des faits et gestes de Faraud,afin de m’en rendre compte exactement, après quoi tu te rendras,toujours avec Faraud, à la porte de la cour Guéménée, qui est aubout de la grande rue Saint-Antoine ; et tu examineras lesgens qui sortiront ou qui entreront. Si tu aperçois M. le ducde Richelieu, tu te rendras tout au fond de la cour, au logis deMme la comtesse de Bourbon d’Agost, et tu diras à sa servanteMarton : « Voici l’instant ! »
– Je n’aime pas beaucoup me mêler des affairesdes grands seigneurs, murmura La Pistole.
– Au cas où il y aurait bagarre, continuaFortune sans tenir compte de l’interruption, tu sauras que Faraudet toi devez être du côté de la susdite Marton.
Et si tu préfères subir ton sort comme unimbécile, dit tout à coup notre cavalier en laissant tomberbrusquement sa main sur l’épaule de l’Arlequin, je connais unquidam de gaillarde tournure qui consolera ta veuve avec plaisir.Voilà.
La Pistole bondit sur ses pieds.
– Je vais chez Chizac, dit-il, j’irais chez lediable la coquine ! la coquine ! quelle passion j’ai pourelle !
Il descendit le premier et Faraud lesuivit ; mais dès qu’ils furent dans la rue, Faraud tourna àpleine course l’angle de la ruelle des Cinq-Diamants.
Fortune reprit au contraire le chemin desHalles. Il partit à grands pas, le feutre sur les yeux et songeantsi profondément qu’il heurtait les passants sans prendre garde.
Après avoir quitté les Halles, il longea larue Coquille et entra dans la rue Croix-des-Petits-Champs.
Là, il s’arrêta devant une haute porte cochèreque flanquaient deux pans de murs, au centre de chacun desquels uneniche profonde abritait un large banc de pierre.
Nul ne se représentait ainsi l’entrée de lamaison habitée par ce Don juan à l’eau de tubéreuse :M. le duc de Richelieu.
Fortune souleva le marteau de la porte, et àce moment, sa figure témoignait d’une véritable émotion.
Après une bonne minute d’attente, la portes’ouvrit, et un suisse, galonné sur toutes les coutures, demanda enun baragouin qui se payait alors fort cher, ce qu’il y avait pourle service du nouvel arrivant.
– Je désire voir M. Raffé, ditFortune.
Le suisse répondit en français d’Allemagne,que M. Raffé était occupé et sur le point de partir pourSaint-Germain-en-Laye.
Il y avait en effet un carrosse attelé dans lacour.
– Je viens de la part d’une dame, ditFortune.
Le suisse posa fermement la question de savoirsi cette dame en voulait à M. le duc ou à son premier valet dechambre.
– La dame est pour M. Raffé, réponditFortune, et ce n’est pas tous les jours qu’il lui arrive pareilleaubaine.
Il ajouta, parce que le suisse examinait soncostume d’exempt :
– La dame a l’honneur d’appartenir à lalieutenance.
Le suisse s’effaça, Fortune entra et la portefut refermée derrière lui.
Ce fut dans le vestibule que Fortuneattendit.
Au bout de dix minutes environ, un valet vintle chercher et le fit monter au premier étage.
Là, dans une chambre fort bien ornée et quiconfinait aux appartements de M. le duc, un homme detrente-cinq à quarante ans, les cheveux en papillotes et tiré àquatre épingles, dans une robe de chambre en damas ramagé,s’asseyait auprès d’une table couverte de papiers.
C’était Raffé, l’illustre Raffé, personnagehistorique s’il en fût, et qui vit à ses pieds, dit-on, comme l’ânechargé de reliques, les plus nobles pécheresses de ce sièclepécheur.
Comtois referma la porte.
Fortune et le roi des Frontins étaientseuls.
Ce fut seulement alors que Raffé daigna seretourner à demi pour jeter à notre cavalier un coup d’œil hautainet souverainement fatigué.
– Mon bon, dit-il, vous voyez qu’il y apresse, mais néanmoins, s’il s’agissait d’une personne de rang.Approchez, je vous prie, ce n’est pas la première venue qui peutmettre ainsi un exempt en campagne.
Fortune fit quelques pas vers le bureau chargéd’amour et s’arrêta en face de son interlocuteur, qu’il examinacopieusement.
– On dirait, murmura celui-ci, que vous n’avezjamais vu d’homme entouré par la faveur des belles.
– Sur ma foi, murmura Fortune au lieu derépondre, c’est que je le reconnais, je le reconnais très bien, cebon monsieur Raffé ! Y a-t-il assez longtemps que nous ne noussommes vus !
L’œil du premier valet de chambre devint plusattentif.
– Mon brave, dit-il, moi, je ne vous reconnaispas du tout. Il m’est arrivé rarement de fréquenter des gens devotre sorte.
– Je n’ai pas toujours été exempt du Châteletde Paris, mon bon M. Raffé, répliqua Fortune. Regardez-moiencore.
– Je veux mourir… commença Raffé.
– Ah ! que diraient ces dames !interrompit Fortune. Je vais vous aider un peu, si vous voulez.
Alors, fit le valet de chambre dont lessourcils se froncèrent, il ne s’agit que de vous, l’ami ? lemessage galant était un prétexte ?
– Un pur prétexte, mon bon monsieur Raffé.
Celui-ci avança la main vers une sonnetteposée sur la table.
Sans façon, Fortune lui arrêta le bras.
– Ne voulez-vous point au moins savoir monnom ? demanda-t-il.
– Que m’importe, s’écria encore Raffé avec unecolère d’enfant gâté, vous me prenez le temps des dames !
– Il vous importe peut-être plus que vous necroyez, je suis Raymond.
– Raymond, répéta le valet de chambre, Raymondqui ?
– Le petit Raymond… vous savez… celui que feuM. le duc embrassait quand personne ne pouvait le voir.
Raffé ouvrit de grands yeux.
– Toi, balbutia-t-il, Raymond.
– On fait ce qu’on peut pour arriver. Je croisque vous commencez à me reconnaître.
Le valet de chambre se leva et se plaça demanière à voir notre cavalier, posé en plein jour.
– Il a la bouche, murmura-t-il, le nez aussi,les yeux… par la sambleu ! Sais-tu que tu es un beau gars monfils ? M. le duc ne pourra te renier, car tu luiressembles comme deux gouttes d’eau !
Un quart d’heure s’était écoulé. Maître Rafféavait repris son siège, et Fortune se tenait toujours debout.
– J’étais un tout petit garçon en ce temps-là,dit le premier valet de chambre ; comme tout cela nousvieillit ! Feu M. le duc a eu tort de ne pas te laisserquelque chose dans son testament, car son fils est la fleur despois, il n’y a pas à dire non, mais il n’attache point ses chiensavec des saucisses. Voyons, mon enfant, quel rêve as-tu fait ?T’es-tu figuré que nous allions te donner de quoi roulercarrosse ?
– Oh ! dit Fortune bonnement ; pasle moins du monde. Je vais à pied, tout au plus à cheval.
– Tu as jusqu’à sa voix ! fit observerRaffé ; seulement un peu plus mâle, et cela ne nuit pas. Disce que tu veux.
– Pas grand-chose, allez, répliquaFortune ; j’ai pensé : mon frère ne me reconnaîtrapas…
– Chut ! interrompit Raffé : jamaisce mot-là mon frère !
– J’ai pensé encore, poursuivit Fortune :M. Raffé m’aimait bien autrefois…
– Pour cela c’est vrai.
– Et il avait bon cœur.
– Certes un cœur d’or ; mais le tempspasse et j’ai bien de la besogne. Dis ce que tu veux.
– Je voudrais simplement un habit ; unhabit complet par exemple !
– De moi ?
– Non, de mon frère.
– Chut ! fit encore Raffé.
– Vous comprenez, j’ai envie deparaître ; l’habit fait le moine, quoi qu’en dise le proverbe,et il me semble que si j’étais galamment accoutré, je percerais montrou tout comme un autre.
– Palsambleu ! mieux qu’un autre !s’écria Raffé, et bien des gens, à ta place, demanderaientdavantage.
– Moi, dit Fortune nettement, je ne demandeque cela.
Raffé se leva et gagna une armoire située àl’autre bout de la chambre.
Il ouvrit l’armoire, qui était unporte-manteaux et contenait une demi-douzaine de vêtementscomplets.
– Viens ça, dit Raffé, qui était en vérité bonprince, regarde et choisis.
Fortune avait reconnu du premier coup d’œil,parmi les défroques, le costume que M. de Richelieuportait la veille, en quittant la petite maison de laVille-l’Évêque.
– Je prends celui-ci, dit-il en ledésignant.
– Eh bien ! mon fils Raymond, répliquaRaffé en riant, tu n’es pas maladroit. Il est frais comme une rose,et c’est ce matin que je l’ai apporté de Saint-Germain-en-Laye.
– Alors, je puis le prendre ? demandaFortune.
– Tu peux le prendre, et grand bien tefasse.
Fortune décrocha le costume : pourpoint,veste et chausse ; il en plia les diverses pièces sur unmeuble et se mit à en faire un paquet.
– Je suis sûr, dit Raffé, que tout cela vat’aller comme un gant, quoique tu sois un peu plus vigoureusementmusclé que M. le duc. Veux-tu que je lui demande avec celadeux ou trois cents pistoles pour t’aider à faire figure ?
– Non, répliqua Fortune, les habits mesuffisent, et je vous dis grand merci, mon bon monsieur Raffé. Dureste, une bonne action est toujours récompensée : vous êtesattaché à votre maître, n’est-ce pas ?
– La belle question !
– Eh bien ! vous lui avez épargné cematin deux grandissimes coups d’épée.
– Hein ! fit le valet de chambre, vousdites ?
– Je dis deux grandissimes coups d’épée :un de M. de Courtenay d’abord…
– Oh ! oh ! s’écria Raffé, je leconnais, celui-là !
– Et il n’y va pas de main morte ! ajoutaFortune en riant.
– Est-ce que tu sais l’histoire, petitcoquin ?
– Oui, je sais l’histoire de la Bastille.
– Mais l’autre coup d’épée, demandaRaffé ; qui l’aurait donné ?
– Moi, répondit Fortune.
– Comment ! toi ! s’écria Rafféindigné.
– C’eût été seulement, répliqua Fortune, à moncorps défendant, je vous l’affirme, car le souvenir du vieux duc metrotte toujours dans la mémoire : mais on a beau être sujet àces accès de sensiblerie, quand un chien enragé rôde autour dulogis, il faut l’assommer : n’est-ce pas votre sentiment,monsieur Raffé ?
Celui-ci revint s’asseoir à son bureau, et seremit à trier sa correspondance.
– Mon sentiment, répliqua-t-il en lorgnantFortune du coin de l’œil, est que tu as de qui tenir, et que tu neserais pas longtemps avant de perdre le respect.
À ce moment, Comtois annonça d’un tonému :
– Trois dames ! toutes les trois pourM. le premier la nièce du bailli, la petite de l’Opéra, etMme la conseillère !
– Mon cher monsieur Raymond, dit-il, chacun asa fierté, et nous vivons dans un drôle de temps. Vous voyez que leloisir me manque pour continuer cet entretien ; je vous dis aurevoir et vous souhaite bonne chance.
– Et moi, mon bon monsieur Raffé, réponditFortune, je déclare, en vous quittant, que je reste votreobligé.
Ils se saluèrent mutuellement avec la plusirréprochable courtoisie, et Raffé ajouta :
– Comtois, fais sortir ce jeune homme par legrand escalier et arrange-toi de manière à ce qu’il ne rencontrepas ces dames.
Fortune reprit sa route par la rueSaint-Honoré. Il ne pesait pas une plume, et ceux qui le voyaientpasser si joyeux, pouvaient croire qu’il venait de faire une raflecopieuse à la loterie Quincampoix.
Sans se détourner, cette fois, ni perdre uneminute en chemin, il revint tout droit à l’Arsenal, dont les abordsprésentaient une animation inaccoutumée.
Il y avait des carrosses qui stationnaient surle mail d’Henri IV ; des cavaliers allaient et venaient lelong du quai des Célestins, et, chose singulière ; deux outrois groupes, entièrement composés d’exempts, regardaient tout cemouvement d’un œil paisible.
À l’arrivée de Fortune, ce ne fut qu’un exemptde plus, car notre cavalier portait toujours cet honorable costume,quoiqu’il eût sous le bras la peau d’un duc.
Il entra dans la cour où descendait l’escalierqui menait chez Zerline, et trouva encore des exempts dans cettecour.
Il y en avait jusque dans l’escalier.
– Un bonheur ne vient jamais seul, pensa-t-ilen grimpant les escaliers quatre à quatre ; quelque chose seprépare pour aujourd’hui même, c’est sûr, et au lieu du pauvrepetit traquenard sur lequel je comptais, c’est dans un brave piègeà loup que je vais prendre les deux jambes de M. leduc !
Comme il frappait à la porte de Zerline, lebattant s’ouvrit, et il se trouva face à face avec un exempt…
Celui-ci se recula, un peu décontenancé, etmurmura :
– Voilà un gaillard que je ne connaispas !
– Il est des nôtres, monsieur le comte,repartit vivement Zerline : c’est le cavalier Fortune, l’hommequi a rapporté les traités de Madrid :
– Ah ! peste ! fit celui qu’onappelait M. le comte, un jeune homme adroit et courageux, à cequ’il parait. MM. de Pont-Callec et de Goulaine, quil’ont vu chez la Badin, lors de son arrivée, m’ont déjà parlé delui. Mais Mme Delaunay m’avait dit que M. de Richelieu etlui se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Mettez-vous un peuau jour, mon camarade, s’il vous plaît ?
Fortune se prêta de bonne grâce à cettefantaisie de M. le comte qui reprit, après l’avoirexaminé :
– Il y a quelque chose, mais c’est plutôt unegoutte de lait et une goutte de vin.
– Où est le lait ? demanda Zerline enriant :
– Vous me trahiriez auprès du duc, repartitM. le comte. Au revoir, jeune homme ; faites bien votredevoir aujourd’hui, et demain vous aurez du foin dans voshottes.
– Qui est celui-là ? demanda Fortune,quand M. le comte eut descendu la première volée del’escalier.
– C’est M. de Laval, répliquaZerline ; comme qui dirait l’Arlequin en chef de notre troupe.C’est lui qui doit conduire M. le régent et le conduireprisonnier en Espagne.
– La peste ! s’écria Fortune en sefrottant les mains, et c’est aujourd’hui qu’il fera cela ?
– Aujourd’hui même. En êtes-vous,cavalier ?
Fortune prit un air contrarié.
– J’aurais bien voulu, dit-il, mais c’estimpossible. Je suis une affaire qui peut mettre un million dansvotre ménage.
Zerline ouvrit de grands yeux.
– Mauvais plaisant ! fit-elle.
– Je n’ai jamais parlé plus sérieusement,reprit Fortune ; demain, vous vous éveillerez veuve oumillionnaire.
– Comment ! veuve ? s’écriaColombine.
Fortune lui raconta en quelques mots le marchéque le trop généreux La Pistole avait conclu avec Chizac en faveurd’elle-même, Zerline, et les jumeaux à naître.
Zerline avait les larmes aux yeux, mais elleriait comme une folle.
– C’était mon oreiller ! s’écria-t-elle.A-t-il pris cela pour des jumeaux ? Je m’étais déguisée enmère Gigogne pour lui inspirer le respect. Ah !cavalier ! de Paris à Rome, je défie bien qu’on trouve ungarçon plus bête que lui ! Mais quel cœur, et comme il a del’esprit à sa manière ! S’il était là… mais tenez, je vaisvous embrasser à sa place.
Dans le paroxysme de son attendrissement, ellese jeta au cou de Fortune, qui dit :
– Seulement, arrêtez-vous là et ne me battezpas !
– Oh ! cavalier ! s’écria Zerline,en essuyant ses yeux, je vois bien que le monstre m’a calomniée. Sivous saviez que de misères il m’a faites ! C’est par sa fauteque je suis la servante d’une servante… Mais nous n’avons pas letemps de causer beaucoup et on peut nous interrompre d’un instant àl’autre. Que voulez-vous de moi aujourd’hui ?
– Je veux d’abord qu’on ne vienne pas nousinterrompre, répliqua Fortune, en poussant le verrou de la ported’entrée ; ensuite, je veux que vous vous surpassiezvous-même : il me faut tout bonnement un chefd’œuvre !
Ce disant, il jeta son paquet sur latable.
Zerline adroite et curieuse, le défit en unclin d’œil.
– Oh ! oh ! murmura-t-elle eninterrogeant sa mémoire, je suis bien sûre d’avoir vu ces rubansquelque part. Il sont d’un goût parfait, et la nuance dufrac ; attendez donc.
Elle se baissa rapidement, et approcha sesnarines du velours, qu’elle flaira avec une sorte degourmandise.
– Jésus-Maria ! s’écria-t-elle, c’est duRichelieu ! du vrai !
– Première qualité, acheva Fortune ;futée comme vous l’êtes, ma commère, je parie que vousdevinez !
– Non, répondit Zerline, je ne devine point.Dites.
– Eh bien ! reprit Fortune, puisqu’ilfaut vous mettre les points sur les i, tout le monde prétend que jeressemble à ce mauvais sujet de Richelieu…
– Comme une goutte de vin à une goutte delait.
– Il ne s’agit donc que de changer le vin enlait pour rendre la ressemblance complète, et c’est précisémentvotre état, ma chère Zerline.
Celle-ci secoua la tête d’un air mutin.
– Il s’agit d’une baronne pour le moins ?interrogea-t-elle. D’une comtesse, peut-être ? D’unemarquise ?
– Mieux que cela, répondit Fortune ; ils’agit, ma foi ! d’une duchesse !
– Bravo ! s’écria Zerline, qui riait detout son cœur. M. de Richelieu nous fait justementaujourd’hui l’école buissonnière. Il refuse, lui aussi, de serendre à notre assignation, à cause de sa fameuse gageure, qui doitse vider ce soir.
Le front de Fortune s’était rembrunilégèrement.
– Ce soir, répéta-t-il, c’est vrai.Mettons-nous donc, s’il vous plaît, en besogne. Cette fois ce n’estplus une ressemblance qu’il faut, car il s’agit de tromper des yeuxexercés ; nous aurons les propres habits de M. le duc, jevous demande un miracle : il faut que dans ces habits vousmettiez le duc lui-même !
– Asseyez-vous là, cavalier, dit Zerlinepiquée au jeu ; nous allons vous arranger tant et si bien quedans une demi-heure vous pourrez, si vous le voulez, escalader lefameux balcon de l’hôtel de Condé ou entrer au Palais-Royal parl’armoire aux confitures !
– Pour fabriquer un duc, commença Zerline enpréparant son papier à papillotes, il faut d’abord un cavalierimmobile et sage comme une image.
– Je ne bougerai pas, dit Fortune, je neparlerai pas…
– Ah ! si fait ! interrompit-elle,parlez un petit peu, car ce sera long, et je ne peux pas causertoute seule.
Elle s’était emparée déjà des cheveux deFortune, et les maniait avec un art infini.
– Il y a la barbe, dit Fortune ; j’auraisdû me faire raser avant de venir ici.
Zerline, qui avait fini de mettre lespapillotes, entra dans le cabinet de toilette et en ressortit avecun plat à barbe où le savon moussait déjà.
– Grâce à Dieu, dit-elle, nous sommes assezbien montés et je sais faire tout ce qui concerne l’état.
Fortune, barbifié, se lavait le visage àgrande eau.
– Maintenant, reprit Zerline, immobilitéabsolue nous entamons l’œuvre d’art.
Elle rangea sur la tablette ses godets avecses pinceaux :
– Je vous plante une petite ride au coin droitde la bouche, parce que M. de Richelieu rit toujours plusblanc de ce côté ! Mais ce sont les fossettes qui vont êtredifficiles à faire !
« Jetez un coup d’œil à la glace, s’ilvous plaît, dit-elle au bout d’un instant.
Fortune se regarda et laissa échapper un crid’admiration.
– Corbac ! fit-il, quel jolipoupard ! Est-ce que c’est moi, ce bonhomme en sucre ? Sij’étais femme, j’aurais envie d’en manger.
– Sérieusement, demanda Mme La Pistole,insatiable d’encens comme tous les grands artistes, comment voustrouvez-vous ?
– C’est-à-dire, répliqua Fortune, que j’aienvie de me donner à moi-même une volée de coups de canne, tantl’illusion est complète !
Encore n’êtes-vous point coiffé, dit Zerlineenchantée, ni habillé, ni retouché, car il faut diminuer un peu vossourcils, éclaircir notablement la nuance de vos cheveux et donnerle vernis général.
Ses doigts de fée arrachèrent les papillotesen un tour de main.
– Et coiffé à miracle ! s’écriaFortune.
– Maintenant, il faut passer dans le cabinetpour changer d’habits.
Fortune, ayant passé le seuil du cabinet,repoussa la porte et opéra vivement le troc entre son costumed’exempt et la dépouille de M. le duc.
Elle remit aux mains de notre cavalier unecanne à pomme d’or, car il y avait de tout dans son magasin.
On trouva un chapeau fort sortable. On étaiten train de chercher un manteau lorsque, sur le carré, une voixsucrée se fit entendre, disant :
– Coquin, ne pouvais-tu me conduire jusqu’enhaut ? me voilà entre deux portes et je ne sais laquelle estcelle de cette soubrette !…
À écouter cette voix, Fortune et Zerlinerestèrent immobiles, comme s’ils eussent été changés enstatues.
Ils se regardèrent, puis tous deux partirenten même temps d’un irrésistible éclat de rire.
– On va pouvoir comparer ! murmuraZerline, qui était la vaillance même et ne s’étonnait jamais derien ; rabattez votre chapeau, relevez votre manteau.
Fortune n’eut que le temps d’obéir ; lebout d’une canne heurta la porte au dehors.
– Entrez ! dit Zerline qui avait tiré leverrou.
La porte s’ouvrit et une seconde épreuve deFortune, grimé en Richelieu, parut sur le seuil.
C’était M. de Richelieu enpersonne.
Et Zerline avait raison : Fortune étaitun peu plus Richelieu que lui.
M. le duc promena l’impertinence suprêmede son regard tout autour de la chambre.
– Ah ! ah ! petite, dit-il, vousn’êtes pas seule ?
Zerline mit ses mains au-devant de ses yeux,comme pour parer à un éblouissement.
– Je serai seule dès que monseigneur levoudra, répondit-elle.
– Ah ! ah ! tu me connais ? fitencore le duc. Eh bien ! sois seule, mignonne.
Zerline prit aussitôt la main de Fortune, quise laissa faire docilement, et le conduisit vers la porte.
Le duc se rangea et dessina une moitié desalut, car il était gentilhomme, après tout, et ne pouvait oubliercomplètement la courtoisie.
– Mon cher monsieur, dit-il en pirouettant surles talons, je suis désolé de vous déranger, mais jugez qu’ils’agit d’une affaire majeure ! Pour venir ici, j’ai fait fauxbond a Mme de Tencin et perdu ainsi l’occasion demortifier cruellement ce coquin de Dubois.
Sur le carré, Zerline dit à Fortune.
– Mme de Tencin n’est quemarquise.
– On peut voir, après la duchesse !repartit Fortune.
– Surtout, n’abusez pas des secrets que jevous ai confiés, recommanda l’ancienne Colombine.
Elle rentra toute rose d’émotion et decuriosité.
– J’attends les ordres de M. le duc,dit-elle.
– Petite, répondit le duc, ta réputation estvenue jusqu’à moi ; tu passes pour déguiser les gens àmerveille. Je suis embarqué dans une aventure qui n’a pas le senscommun ; cherche-moi un travestissement sous lequel personnene puisse me reconnaître.
Il posa sans bruit sur la table une boursebrodée de perles et très convenablement garnie.
Zerline fit semblant de réfléchir, et dit encontenant à grand-peine l’envie de rire qu’elle avait :
– Si monseigneur se déguisait enexempt !
– Le diable, en effet, n’irait pas me chercherlà-dessous, répliqua Richelieu. Tu es une friponne de génie. Mais,dis-moi, as-tu tout ce qu’il faut ?
– Tout ce qu’il faut, repartit Zerline ens’élançant dans le cabinet.
Elle disparut un instant, puis revint avecl’uniforme complet que venait de dépouiller Fortune.
Le duc s’assit dans le fauteuil encore chaudde notre cavalier, et dit, en se livrant aux soins de lasoubrette :
– Enlaidis-moi tant que tu pourras, mabonne ; je te donne carte blanche. En somme, il doit être plusfacile de faire un exempt avec le duc de Richelieu que de faire unduc de Richelieu avec un exempt ?
– Quant à cela, Monseigneur, répondit Zerlineen plantant le peigne dans ses cheveux et en riant de bon cœur, ilne faut pas demander l’impossible. Pour faire le duc de Richelieu,il a fallu l’amour, les grâces et les fées !
Fortune, nous n’avons pas besoin de le dire aulecteur, suivait désormais une idée et entamait l’exécution de sonfameux plan.
Seulement, pour une partie de ce plan quin’était pas la moins importante, il avait compté sur maîtreBertrand, l’inspecteur de police, et maître Bertrand luimanquait.
D’autre part, le temps pressait.
Si Fortune n’eût point rencontré M. leduc de Richelieu chez Zerline, peut-être se fût-il ingéniéautrement, mais cette rencontre lui donna beaucoup à réfléchir etchangea tout un acte de sa comédie.
Il avait promis au hasard peut-être, desouffler une duchesse à M. de Richelieu : ce n’étaitici descendre que d’un cran ; Mme de Tencin étaitmarquise.
– Le diable, pensait notre cavalier enlongeant la rue Saint-Antoine à la recherche d’un loueur decarrosses, le diable c’est que ce misérable Adonis est sombre commeCaton ! Pour commettre certaines indiscrétions, même auprèsd’une femme, quand une femme tient de si près à Dubois, roi desmouches, il faut avoir une pointe de vin, et chacun s’accorde àdire que le Richelieu ne se grise jamais.
Il s’arrêta en face de l’église Saint-Paul,devant une cour, d’aspect villageois, au fond de laquelle on voyaittout un peuple de poules et de canards. La boue de cette cour étaitsouillée par une demi-douzaine de porcs qui semblaient là dans leparadis.
Fortune prit par le bras un courtaud deboutique qui passait et lui dit :
– Mon ami, vous voyez que je ne peux mettremes chaussures dans cette fange, allez dire au palefrenier, là-bas,qu’il fasse atteler un carrosse, et vite ! je n’aime pasattendre.
Le courtaud le regarda, rougit, et seprécipita à pleine course dans la cour boueuse.
Il revint au bout de cinq minutes, précédantun carrosse attelé de deux bons chevaux, et aida Fortune à y monteren disant :
– À votre service, Monsieur le duc !
– Dis au cocher, mon ami, reprit Fortune,qu’il me conduise à l’hôtel de Tencin, et qu’il galope !
Il referma en même temps la portière sur lecourtaud ébloui qui pensait :
– Pas même un grand merci ! il est commecela, ce duc de Richelieu ! C’est égal, je l’ai vu de près, etje ne donnerais pas ma soirée pour une pièce de quinzesous !
Claudine-Alexandrine Guérin, marquise deTencin, sœur de l’abbé du même nom qui devait être cardinal,ancienne religieuse au couvent de Montfleury, puis chanoinesse deNeufville, n’était plus alors de la première jeunesse et comptaitpour le moins trente-six ans.
Dans son salon, autour du sofa recouvertd’édredon où elle reposait, mollement étendue, cinq ou six gravesfauteuils étaient rangés.
Il y avait d’abord l’abbé de Tencin, aussidoux que sa sœur, aussi obligeant et presque aussi joli ; il yavait ensuite l’abbé Dubois, cette bête noire des romanciers et desdramaturges, qui tend aujourd’hui à se relever un peu dansl’opinion par les recherches plus sérieuses de la nouvelle écolehistorique. Law de Laurisson, à qui on peut donner une notepareille, M. Leblanc et le marquis Voyer d’Argenson, dont lesmémoires récemment publiés semblent faire un assez honnêtehomme.
M. de Machault, lieutenant généralde police, assis auprès de la fenêtre, car le jour allait déjàbaissant, compulsait un volumineux dossier.
Un valet entra et annonça :
– M. le duc de Richelieu.
Cela produisit un certain mouvement dans lesalon. Mme de Tencin quitta sa posture indolente et seleva, Dubois fit de même.
– Cette démarche, dit M. d’Argenson, està la décharge du jeune duc : on ne rend pas ses visite auxdames à l’heure d’un coup de main politique.
– Lisez Cujas, Monsieur le marquis, répliquaDubois, et la page qu’il consacra au mot latin alibi, vouscomprendrez l’intérêt que peut avoir M. de Richelieu pourfaire, en un pareil instant, ses visites aux dames.
– Vous permettez, Messieurs ? dit labelle chanoinesse en traversant le salon de son pas gracieux etléger.
– Messieurs, ajouta Dubois qui gagnalourdement une autre porte, vous permettez ?
Et ils sortirent tous deux.
M. de Machault murmura en reprenantsa lecture :
– L’abbé peut être un grand ministre, maisquel dommage de ne pas l’avoir fait inspecteur de police !
Selon l’ordre donné longtemps à l’avance, onavait introduit M. le duc de Richelieu dans le boudoir de lamarquise. Celle-ci le trouva déjà assis sur l’ottomane et ne futpoint étonnée de ce fait que M. le duc ne prît pas la peine dese lever pour la recevoir.
– Venez ça, chère belle, dit-il, et dépêchonsde causer, car je suis l’homme le plus pressé du monde.
À quelques pas de là, un bruit presqueimperceptible se fit derrière une porte vitrée qui s’ouvrait sur uncabinet noir.
– Le maladroit ! pensa la chanoinesse, ilne peut jamais entrer là sans s’accrocher à quelquemeuble !
Elle parlait de l’abbé Dubois qui,paraîtrait-il, ne prenait pas pour la première fois possession decet observatoire.
M. le duc de Richelieu n’avait pointdonné attention au bruit ; du moins, dans toute sa personne,rien n’indiquait l’ombre de la défiance.
– Pourquoi donc sommes-nous si pressé, cherduc ? demanda la chanoinesse en s’asseyant près de lui. Commeje vous remercie d’être venu !
Richelieu lui baisa les deux mains et jetaensuite son bras autour de sa taille.
Mme de Tencin eut comme un mouvementde surprise.
– Tiens ! tiens ! fit-elle.
Et notre ami Fortune rougit sous sa peinture,car c’était un fin matois et il se disait :
– Je ne peux pourtant pas savoir comment s’yprend ce coquin de duc !
– Vous êtes tout singulier, aujourd’hui,murmura Mme de Tencin.
– Ce Cadillac, répondit Fortune, m’a faitboire du vin de Sicile, et le verre à la main, vous savez, chèrebelle, que je suis pitoyable.
La chanoinesse le regarda longuement.
– C’est pourtant bien vous ! pensa-t-elletout haut.
Fortune se prit à rire.
– Voilà ce que c’est, dit-il, que d’avoir unepauvre petite venu par hasard ! Quand j’ai bu un demi-flaconde vin de Sicile, mes meilleurs amis ne me reconnaissent plus.
Dans le cabinet noir, Dubois écoutait et sedisait en mordant le bout de ses doigts :
– Je vous demande un peu si ne voilà point uneconversation ridicule ! ne va-t-elle point enfin le laisserparler un peu d’affaires ?
En ce moment Richelieu reprenait :
– Où en étions-nous ? ah ! je vousdisais que j’avais de la besogne par-dessus la tête, et, en vérité,chère belle, il faut que vous me protégiez contre cet éhonté drôlel’abbé Dubois, votre ami de cœur.
– Voilà du vrai Richelieu ! dit en riantMme de Tencin.
– Va toujours ! pensait Dubois dans sontrou.
– Je me déplais horriblement à Saint-Germain,continua le duc, et, les voyages me volent le meilleur de montemps. Que voulez-vous que fasse un malheureux obligé d’être quatreheures par jour en carrosse, sans compter les courses dansParis ? En outre voici déjà quelques-unes de ces dames qui ontété s’établir à Saint-Germain, de sorte que je suis tiraillé,écartelé…
– Roué vif, en un mot ! interrompit lachanoinesse, et, je vous prie de croire, mon cher duc, que votresort malheureux m’inspire une sincère pitié.
– Les bavards ! oh ! lesbavards ! pensait Dubois. dans son trou.
Il fit un mouvement d’impatience qui dérangeaune chaise et Mme de Tencin eut un accès de toux.
– Il faudra soigner ce rhume, belle dame, luidit affectueusement M. de Richelieu. S’il vous plaisaitde faire la paix entre ce fieffé maraud et moi j’irais jusqu’àconsentir à souper avec lui et à ne lui point dire trop ouvertementque je le regarde comme le dernier des bellâtres.
il se leva en sursaut parce que la pendulesonnait dans le salon voisin.
– Déjà six heures ! s’écria-t-il :Vertudieu ! quand je vous disais que nous n’aurions pas letemps de causer ! Il faut que je vous quitte, belle dame, latraite est longue jusqu’à l’endroit où je vais.
– Et peut-on savoir ?… demandaMme de Tencin.
– Le secret le plus absolu, répondit Fortunesentencieusement, est le point de départ de ces sortesd’affaires : Vous pouvez bien travailler pour moi,allez ! qui sait si dans peu de jours je ne serai pas à mêmede vous rendre la pareille ? En ce monde, tout est heur etmalheur, et quand nous aurons fait mourir sous le bâton cetteabjecte créature, l’abbé Dubois…
« Mais j’en ai déjà trop dit,s’interrompit-il, et au diable le vin de Sicile !
Son regard glissa vers le cabinet où, pour latroisième fois, un bruit léger venait de se faire entendre.
Puis il baisa la main de la marquise et sortiten disant :
– Qui vivra verra. Demain vous comprendrezpourquoi je me suis montré si discret malgré le demi-flacon deM. de Cadillac.
Fortune se frottait les mains en descendantl’escalier de l’hôtel de Tencin ; il se disait :
– Le Dubois était dans le cabinet ! il amordu à l’hameçon et l’affaire de M. le duc est aux troisquarts faite. Seulement, mon rôle est plus épineux que je lecroyais. La mule du pape ! cette jolie échappée de couvent aété deux ou trois fois sur le point de percer à jour ! Il vafalloir jouer serré à l’Arsenal, et la prudence veut qu’on y avaleencore mon demi-flacon de vin de Sicile.
Comme il passait la porte cochère, il vit desombres se glisser le long de la muraille.
– Bravo ! pensa-t-il, la meute est déjàdécouplée ! détalons ! je me charge désormais de mener lachasse jusqu’à la petite maison de la Ville-l’Évêque.
« L’ami, dit-il au cocher en montant dansle carrosse, tu vas me conduire au mail d’Henri IV. Veille bien enchemin, et si tu découvrais quelque figure suspecte, aie le soin deme prévenir.
Le cocher protesta de son zèle, mais il riaitdans sa barbe : les ombres avaient déjà causé avec lui.
Après le départ de Fortune, la chanoinesseavait hésité, pendant la moitié d’une minute, puis elle s’étaitélancée sur ses pas en pensant :
– Le malheureux va se perdre !
– Duc ! s’écria-t-elle au haut del’escalier, car Fortune n’avait pas encore descendu les dernièresmarches, au nom du ciel, prenez garde ! n’allez pas ce soir àl’Arsenal !
Fortune n’entendit pas sans doute, car laporte cochère se referma bruyamment pendant que la chanoinesseparlait encore.
Mais un autre avait entendu. Dubois enfiladerrière elle une demi-douzaine de ces jurons gras et dodus quirendaient sa conversation si accentuée.
– Est-ce que tu veux finir aux Madelonnettes,toi, la belle ! dit-il dans un furieux accès de colère. Jourde Dieu ! à l’heure où tu cesseras d’être un instrumentdocile, tu ne pèseras pas une once !
Il s’arrêta étouffé par un hoquet.
Certes, bien qu’il ne s’en vantât point, commele faux duc de Richelieu, il avait dans l’estomac plus d’undemi-flacon de vin de Sicile ou autre.
Mme de Tencin se redressa et leregarda de son haut.
– Bien, bien, mignonne, fit-il, méprise-moi situ veux, appelle-moi maraud comme le commun des imbéciles, mais neme trahis pas, je te le conseille, ou, par la Mort-Dieu ! tula danseras.
– Et qui songe à vous trahir, ingrat !dit la chanoinesse reprenant son ton doucereux, je crains toujoursque vous ne vous fassiez de trop puissants ennemis.
– Tu es coquine comme un ange ! répliquaDubois soudainement apaisé. Puisque tu ne songes qu’à moi, trésor,et à mes intérêts, je vais te rassurer d’une seule parole : cebichon des dames, ce caniche à l’eau de rose a déjà le lacet autourdu cou. J’ai lâché à ses trousses une demi-douzaine de bons garçonsqui vont le suivre jusqu’à l’Arsenal. L’homme qui les conduit estpassé maître à cette sorte de pêche. Il va lui tendre la nasse etle laissera s’empêtrer jusqu’au fond du filet. J’ai donné l’ordrede mitonner la haute trahison ; cette fois l’amour-perruquierpourrira à la Bastille.
La chanoinesse ne put retenir un grossoupir.
– Je te donne ce bénéfice que tu m’as demandépour ton gourmand de frère, reprit Dubois, et tu peux envoyerprendre cinq cents louis à la cassette demain matin. Es-tu un peuconsolée ?
– Guillaume, dit la chanoinesse attendrie,vous êtes le plus généreux des mortels !
Ils rentrèrent, bras dessus, bras dessous etles meilleurs amis du monde, dans le salon où MM. d’Argenson,Leblanc, de Machault, Law et d’autres les attendaient.
Là, Dubois, redevenu administrateur etministre, dicta au lieutenant général de police une série d’ordresprécis et nets qui devaient parer à tous événements, au cas où leschevaliers de la Mouche-à-Miel viendraient jusqu’à l’Opéra cesoir.
Le carrosse de Fortune s’arrêtait cependantsous les grands peupliers du mail d’Henri IV.
Fortune ordonna au cocher de l’attendre et nequitta point le carrosse sans s’être bien assuré de n’avoir pasperdu ses ombres. Elles étaient là, cachées derrière les peupliers,il put voir qu’il avait affaire à cinq ou six exempts, solides etbien découplés.
– Voici de quoi remplacer le pauvreBertrand ! se dit-il.
L’image des blondins en deuil passa devant sesyeux et lui mit un peu de mélancolie dans le cœur.
Au moment d’entrer à l’Arsenal il hésita, nonparce qu’il eût peur de n’être point introduit, mais parce qu’ilsongeait à ses ombres et qu’il se demandait :
– Comment diable mes gaillards vont-ils fairepour me suivre ? J’ai été les chercher assez loin pour ne pasm’exposer à les perdre !
Pendant qu’il se consultait ainsi, une desombres continua de marcher et le dépassa.
– Corbac ! pensa Fortune, n’allez pasfaire de maladresse ! ce n’est point ici qu’il me fautattaquer, mes braves !
L’exempt, revenant sur ses pas, lui fit ungrand salut et dit à voix basse :
– Monseigneur aurait-il ignoré le mot quidonne accès dans la forêt ?
Fortune se redressa bien haut etrépliqua :
– Qui êtes-vous, l’ami ? je ne vousconnais pas.
– J’ai l’honneur d’être, répondit l’ombre, undes vingt-deux colonels chargés d’appuyer la chasse aux flambeaux.Si vous daignez vous présenter à la porte du Serment, on vous diraEspoir, vous répondrez :
– Espagne, parbleu ! interrompit Fortune.Je sais cela aussi bien que vous.
Le vingt-deuxième colonel salua et s’écarta.Fortune pensait en gagnant la porte du Serment, ainsi baptisée pourla solennité de ce soir :
– La mule du pape ! ceux-là en saventbien long. Est-ce que l’abbé Dubois et moi nous avons laberlue ? au lieu de mouches m’aurait-il donné desconspirateurs ?
Il échangea le mot d’ordre avec deuxsentinelles déguisées en druides, comme il convient à des gens quigardent la forêt de Bretagne, et entra.
Un regard glissé derrière l’assura que sesombres entraient également.
Il pouvait être sept heures du soir. Desguirlandes de lampions éclairaient la petite pelouse,surabondamment garnie de statues, qui faisait face au perron del’Arsenal. Les deux petits jets d’eau lançaient de maigres filetsd’écume, et la façade lourde du vieux palais de Sully regardait parses hautes fenêtres illuminées un spectacle à la fois gracieux etcomique.
C’était le ballet des exempts qui se dansaitsur l’herbe au son des violons de Rameau.
Mme Delaunay, la muse indigente etlaborieuse, avait ouvert la fête, comme de raison, en récitant sousun costume mythologique quelques stances charmantes : Elleétait là pour tout faire même les vers, et six mois plus tard,quand elle sortit de la Bastille, Mme du Maine ne lui envoyaque des compliments aigres-doux.
Plusieurs bons esprits, anciens et modernes,professent, par rapport au cœur des princes, la même opinion quenotre ami Fortune.
Après la cantate était venu le ballet. Onchangea d’œuvre, mais l’auteur était toujours le même, et quand onsonge que cette pauvre Delaunay dansait, voyageait, conspirait etfaisait en même temps la chasse aux maris, personne assurément nel’accusera d’avoir été une demoiselle de loisirs.
L’originalité du ballet nouveau consistait ence fait que toutes les danseuses gardaient leur costume de cour,tandis que tous les danseurs étaient accoutrés en exempts.
L’idée était de la sœur d’Apollon. À l’estimede M. de Malézieux, le père, ainsi que selon l’opinion del’abbé Le Camus, de l’abbé de Chaulieu et autres critiquescompétents, l’idée était d’autant plus ingénieuse qu’elleexpliquait tout naturellement la présence d’un si grand nombred’exempts, réunis au même endroit.
M. le Prince de Conti avait dit, enparlant de son cousin le régent, de Dubois, de Leblanc, ded’Argenson et autres :
– La congrégation de la bedaine n’y verra quedu feu et nous les tenons !
Par le fait, l’Arsenal semblait être en hausseaujourd’hui, et jamais on n’y avait vu plus noble réunion.
Fortune avait son loup sur le visage comme laplupart de ceux qui n’étaient point en scène, et suivaittranquillement les allées du jardin où beaucoup de personnagessemblaient, à son exemple, rechercher l’incognito. Il écoutait, ilregardait, il constatait avec satisfaction que ses ombres ne leperdaient pas un seul instant de vue.
Les beaux noms se croisaient autour de lui,chuchotés par les passants… Il serait inexact d’affirmer que toutce monde fût dans le secret de l’expédition projetée, mais quelquechose planait dans l’air ; on s’attendait à une prochainepéripétie, et personne n’eût versé des larmes bien amères sur lemalheureux sort de Philippe d’Orléans, prisonnier desEspagnols.
– Voici M. de Brancas ! lesroués eux-mêmes abandonnent le régent.
Le prince de Cellamarre est à sonposte :
Mme de Polignac cause là-bas avec lecomte de Toulouse.
Voici Praslin ! voiciChevreuse !
Voici la belle Courcillon avec sa mère,Mme la marquise de Pompadour !
– Et le bataillon des Bretons, Montlouis, DuCouédic Kéranguen !
– On a vu le chancelier d’Aguesseau !
– On a vu le duc de Richelieu !
Fortune tressaillit à ce dernier mot, prononcétout contre son oreille.
Le nom du régent lui-même n’aurait pas produitun plus foudroyant effet dans l’assemblée.
Ce nom de Richelieu se répandit de proche enproche, comme si on eût mis le feu à une tramée de poudre.
– Il vient avec la belle Badin, disaient lesuns.
– Et vous savez, ajoutait-on, que cette belleBadin va hériter de toute la fortune de Chizac-le-Riche !
– Il arrive avec la duchesse, disaient lesautres.
– On lui a assuré dans le traité un joli petitroyaume indépendant…
– Qui sera le plus riche du monde si chaquecotillon paye seulement dix louis d’entrée à lafrontière !
Les derniers accords du ballet vibraient sousles arbres ; un mouvement se fit dans la foule vivementéclairée qui grouillait sur la pelouse, et une sorte de cortègedescendit lentement la grande allée conduisant aux parties les plussombres du jardin.
La tête du cortège était tenue par une petitefemme de tournure assez disgracieuse qui ne portait pas bien soncostume d’impératrice romaine. Elle donnait la main une sorte decolosse, habillé en grand prêtre de la religion celtique, quitenait entre ses doigts une serpe d’or et portait au cou un colliertout composé d’abeilles.
Derrière ce couple magnifique mais dépareillé,venait à cheval Polymnie, la muse de la Rhétorique.
Cette malheureuse Delaunay eût gagné ses gagesamplement rien qu’à changer de costumes !
Elle était suivie par les autres muses, seshuit sœurs, que menait un blond dadais d’Apollon musagète.
– Voici, dit-elle de sa voix harmonieuse, etpeut-être le dit-elle en vers : « Voici l’unionsymbolique de la civilisation et de la nature ! le prince desdruides conduit l’impératrice d’Occident au fond de la forêtceltique où va se consommer la mystérieusealliance ! »
La procession fit en somme grand effet, etplus d’un cœur romanesque battit à la pensée des événementsmémorables qui allaient s’accomplir.
Fortune regardait de tous ses yeux ets’amusait comme au spectacle. Il avait même un peu oublié son plan,lorsqu’il se sentit toucher le bras.
L’ombre qui lui avait parlé au dehors dit toutbas bien respectueusement à son oreille : Monseigneur, voiciet une dame qui vous a reconnu, c’est bien sûr, et un jeuneseigneur qui vous reluque d’un œil mauvais !
Fortune suivit tour à tour les deux restes del’exempt et vit d’abord Thérèse Badin, splendide sous ses habits dedeuil, puis René Briand, tout blême, dont les yeux brûlaient àtravers les trous de son demi-masque.
La grotte était jolie, spacieuse et très biendécorée, on y avait mis des stalactites.
Des lampes de fer suspendues à la voûtelaissaient tomber de tremblantes clartés sur un autel païen,semblable à ceux où Velleda sacrifiait au dieu Belen des jeunesgarçons et jeunes filles pour le renouveau de l’an.
Là-bas, sur la pelouse illuminée, on dansaitencore, et la foule des invités se réjouissait franchement, bienque l’attente d’une péripétie importante fût dans l’esprit dechacun.
Rien n’est si commode qu’une fête pour cachersous le rire et les fleurs le drame sombre d’un complotpolitique…
Les historiens les plus connus sont unanimes àcet égard.
Entre le bal étincelant et les noirs mystèresde la grotte il y avait un contraste, destiné à frapper vivementles natures impressionnables.
Sur l’herbe molle ce n’étaient que sourires,parfums, propos galants et madrigaux ambrés ; dans la grotteaustère les conjurés, vêtus et coiffés en gens qui sont prêts àsacrifier leur vie, prononçaient l’arrêt de Philippe d’Orléans etréglaient le sort de l’univers.
Le secret le plus absolu présidait à cettecérémonie, rendue plus imposante par l’absence de toute musiqueinstrumentale, car Mme la duchesse du Maine après avoir essayédifférents morceaux à la répétition, avait fini par congédierl’orchestre. Il peut se trouver des traîtres parmi les violons.
Je n’irai jamais jusqu’à croire à cetteaffirmation d’un sceptique : non ! Catilina n’émargeaitpas à la police de Rome. Mais sa maîtresse ou son ami, c’estdifférent ; et voilà comment fuient toujours ces vases si bienbouchés qui renferment les conspirations.
Il y avait dans la grotte plusieurs amis etquelques maîtresses de Catilina.
Les ombres que notre cavalier Fortune traînaità sa suite depuis l’hôtel de Tencin ne trahissaient au moinspersonne, elles étaient là pour faire loyalement leur métier, et sielles connaissaient les mots de passe sur le bout du doigt, c’estqu’en fait de complot comme en fait de coffre-fort, rien n’est plusnaïf qu’une serrure à secret.
Nos ombres, nous ne l’avons pas oublié,étaient de simples exempts, et le hasard faisait que leur costumeétait de circonstance.
Nous les trouvons réunis au fond d’un massifobscur, non loin de la porte des grottes, gardée par de nombreusessentinelles.
Deux des exempts faisaient leur rapport auchef de l’expédition : celui-là même qui avait signalé fortobligeamment à Fortune l’attention de Thérèse Badin et le mauvaisregard du jeune René Briand.
– M. le duc, disait le premier exempt, abien changé de caractère depuis sa sortie de la Bastille. Vous vousêtes mêlé deux fois de ses affaires, ce soir, et j’ai connu letemps où, pour moitié que cela, il vous aurait brisé sa canne surles épaules.
– Pour le rendre sage comme une image,répondit le chef, il suffira d’une seconde dose de la Bastille.Est-il entré dans la grotte ?
– Non pas ! Il a échangé un signe avec lafille Badin qui avait l’air de l’adorer comme une relique, et il apris les deux poignets du jeune homme pour l’entraîner de l’autrecôté des rochers.
– Ils se sont parlé ?
– Oui bien, et je le répète : M. leduc ne parle plus comme autrefois aux gens de cette espèce.
– Qu’a-t-il dit ?
– Il a dit : « Mignon, ce seraitaussi par trop souvent vous méprendre ! Je suis content devous voir debout et courant la prétentaine, au lieu de boire à latasse comme vous faisiez hier au soir, mais tâchons de nousreconnaître une bonne fois pour toutes, je vousprie ! »
– Il a dit cela ! murmura le duc deRichelieu a dit cela !
– Le petit homme, poursuivit l’exempt, leregardait tout ébahi et n’en pouvait croire ni ses yeux ni sesoreilles. M. le duc a dit encore : « Notre Thérèseest folle comme un lièvre en mars, mais c’est une épidémie. J’aibeaucoup de gens à marier ; je vous marierai tout aussi bienqu’un autre si vous êtes sage et si, au lieu d’encombrer ma route,vous marchez derrière moi, toujours prêt à me servir.
Le chef avait cet air des gens qui essayent àdeviner un rébus.
– Voilà M. le duc qui revient !s’écria un des exempts.
Fortune marchait seul, appuyé sur sa canne àpomme d’or.
Il s’approcha de l’entrée de la grotte, et lessentinelles lui barrèrent le passage.
Mais sa providence ne lui manqua point. Lechef des exempts, qui avait eu le temps de s’approcher ; dîtaux gardiens avec rudesse :
– Malheureux ! ne reconnaissez-vous pasM. le duc de Richelieu ?
Les sentinelles s’effacèrent aussitôt etFortune, avant d’entrer, remercia l’ombre d’un signe de têtesouriant.
L’ombre qui l’avait enveloppé d’un regardperçant et minutieusement observateur se glissa derrière luipensant :
– C’est pourtant bienM. de Richelieu ! j’ai reconnu non seulementl’homme, mais encore l’habit.
Au moment où Fortune marchait vers l’auteldruidique, qui ressortait en lumière au fond de cettedemi-obscurité, la sœur d’Apollon, toujours sur la brèche, achevaitde déclamer des vers alexandrins qui promettaient au monde lesdélices d’une ère divine, aussitôt après la chute du tyran dont lamain obscène pesait sur la France.
Il y eut une flamme rouge qui réussit bien etmontra dans le plus bel effet toutes les têtes des conjurés.
L’impératrice d’Occident fit signe qu’elleallait parler et un profond silence s’établit.
– Chevaliers, dit-elle avec émotion, du fondde la forêt symbolique nous avons déclaré la guerre aux traîtresqui ont déchiré le testament du grand roi. L’heure de la batailleest venue, les serviteurs de la sainte cause vont prêter le sermententre les mains du patriarche des Gaules, par qui nos armes serontbénites.
Il y eut une flamme bleue qui ne fit pasmal.
Et un homme vêtu de la pourpre romaine parutau centre de la table, tandis que des esclaves déposaient devantlui sur l’autel des faisceaux de glaives brillants.
La formule du serment obligeait tous leschevaliers à protéger, fût-ce au prix de leur sang, le jeune roiLouis XV, opprimé par Philippe d’Orléans.
Il eut beaucoup de glaives bénits etdistribués à des palans obscurs dont les noms dénonçaienténergiquement l’origine bretonnante. Ils venaient l’un aprèsl’autre.
Ils juraient. Du sein de la corbeilleféminine, mystérieusement épanouie derrière le cardinal, une fleuranimée se détachait et venait ceindre le glaive aux reins dunouveau croisé.
Il y avait là des femmes charmantes ; lesfeux de diverses couleurs qui éclataient par intervalles faisaientsortir de l’ombre un groupe d’adorables visages, parmi lesquelsresplendissait, malgré sa pâleur et le deuil sévère de son costume,la merveilleuse beauté de Thérèse Badin.
Il y eut aussi de grands noms évoqués, desnoms de cour dont le chef des exempts, providence de notre amiFortune, prenait note dans son coin, mais M. le prince deConti, appelé, répondit seulement par procureur, à la lueur d’unfeu verdâtre qui était sans doute un blâme ; le nom du princede Cellamare résonna dans le silence, M. le comte de Toulouseet M. le duc du Maine lui-même, ne répondirent point dutout.
Il en fut ainsi de trois ou quatre ducs oupairs, dont le cardinal exhiba en vain les traités particuliers,signés par l’Espagne.
Les feux verts se multipliaient. L’indignationdes dames se traduisait par des mots fort piquants, et l’on dit quel’impératrice d’Occident exprima la sienne à l’endroit deM. le duc, son époux, au moyen de cette locution empruntée aulangage familier : poule mouillée.
De son côté, la sœur d’Apollon aiguisa lapointe de plusieurs épigrammes en vers libres.
Ce fut d’une voix mal assurée que Son Éminenceappela le nom de M. le duc de Richelieu.
Étant donné le caractère bien connu du« favori des belles », personne n’avait fait fond sur sestémérités. Le mot cruel de l’impératrice d’Occident :« poule mouillée », semblait avoir été inventé toutexprès pour ce délicieux jeune homme, au moins en ce qui regardaitla politique.
Le bruit de sa présence à la fête avait couru,mais les autres aussi étaient là, on le savait, et si les espritssages avaient ajourné la bravoure des autres au lendemain de lavictoire, Richelieu n’était attendu que pour le surlendemain.
Il y eut donc une surprise générale et voisinede l’enthousiasme lorsqu’à l’appel de ce nom une voix sucréerépondit :
– Présent, par la sambleu ! ce n’est pasmoi qui reculerai d’une semelle ! Ce coquin de Dubois et moi,nous jouons à qui l’un mettra l’autre dans cul debasse-fosse !
Il y eut un grand, un joyeux murmure.
Le chef des ombres lâcha son crayon et sedressa de son haut, stupéfait comme un oiseleur qui entendrait unchant de rossignol du gosier d’un pierrot.
Mais ils sont bien vraiment de ce pauvrediable ! Le murmure se changea en cri : tous les hommess’agitèrent, toutes les femmes applaudirent, et le vieux cardinallui-même battit un peu des mains dans l’excès de soncontentement.
Une flamme rose jaillit hors des casseroles etmonta jusqu’à la voûte, éclairant le jeune immortel, qui marchaittête haute et le sourire aux lèvres vers la table de granit.
Richelieu ! Richelieu !Armand ! le divin Narcisse ! l’amour desprincesses ! la folie des reines ! La forêt druidiquetout entière s’embrasait à l’haleine de ce dieu, et certes laconspiration n’eût pas laissé éclater de pareils transportsd’allégresse si on lui eût amené le maréchal de Berwick, le vieuxVillars, le jeune Duguay-Trouin ou même feu Catinat.
Toutes les femmes se rapprochèrent, formantune guirlande autour de la table.
Vous eussiez dit qu’elles subissaient uneivresse ou qu’elles étaient prises par cette affection bizarre etcontagieuse que les médecins appellent la danse de Saint-Guy. Ellesfrétillaient, elles roucoulaient, il y en avait qui riaient,d’autres qui pleuraient.
La sœur d’Apollon laissait aller des vers detoutes mesures sans s’en apercevoir, et le cardinal arrêtal’impératrice d’Occident au moment où, à son insu, elle escaladaitla table.
Richelieu, bonbon d’amour ! Armand,praline de Paphos ! Cupidon à la pistache !
Jamais on ne l’avait vu si blanc, si rose, sifrais, comblé de ces nuances chatoyantes qui panachent les suprêmesde meringues ! il étincelait, il rayonnait, Vénus invisiblesecouait sur son passage des senteurs bergamote, d’iris, devanille, tous les parfums enfin qui composaient l’ambroisie, cettepommade céleste dont la recette est perdue.
– Est-il possible, se disait Delaunayrepentante, que j’aie pu confondre une fois la plus brillanteétoile de notre ciel avec ce pataud de cavalier Fortune.
La voix de l’impératrice d’Occident, toutepleine de tremblantes caresses, s’éleva.
– Prince, dit-elle en tenant à la main letraité signé Philippe d’Espagne et contresigné par Alberoni,prince ! votre présence parmi nous est un augure certes devictoire. Sa Majesté Catholique ne prétend pas récompenser, par cefaible don, vos vertus et votre génie.
Nous sommes au premier jour d’une révolutionuniverselle, et si l’empire du monde est partagé selon nos désirs,c’est une couronne royale qui ceindra votre noble front.
– La mule du pape ! répliquaM. de Richelieu avec une rondeur charmante, Votre Majestéparle comme un livre. Il est bien temps de mettre un peu les vieuxmonarques sous la remise, et si vous n’avez personne pour remplacerle Grand Turc, je vous proposerai un camarade à moi dont lanoblesse remonte plus haut que Noé et qui marche sur les muraillescomme les mouches.
Il y eut un murmure parmi les chevaliers de laforêt, mais toutes les dames applaudirent, et la sœur d’Apollon,soudainement inspirée, s’écria :
– Malheur à qui ne comprend pas le sensprofond caché sous ces paroles ! c’est Achille revenu deScyros !
– Corbac ! madame, dit M. Richelieuen s’adressant à la duchesse du Maine, vous avez là une servanted’esprit, mais faisons vite, je vous prie, car cette nuit je suisaccablé de besogne.
– Prince, murmura l’impératrice d’Occident,c’est à vous de choisir celle qui doit vous ceindre le glaive.
Le duc de Richelieu répondithonnêtement :
– Je n’y vais pas par quatre chemins, jechoisis la plus belle, comme de juste.
Toutes ces dames firent un mouvement en avantcar chacune d’elles se rendait justice.
Mais Mme la duchesse du Maine était touteportée. Elle remercia Richelieu d’un regard enivré, et, tirant lecollier d’abeilles qui ornait son sein, elle le lui passa au cou endisant :
Soit, prince, puisque vous en témoignez sigalamment le désir, en tout bien tout honneur, je vous choisis pourmon chevalier.
Richelieu l’embrassa sans façon, et l’on crutun instant que l’impératrice d’Occident allait tomber pâmée.
La sœur d’Apollon, exprimant l’opinion unanimede toutes ces dames, déclara en prose que jamais on n’avait vuprincesse dans une position si ridicule, car ce duc impertinent laplanta de côté et dit en secouant ses dentelles :
– Je l’entends bien ainsi, Madame : entout bien tout honneur. Pour le surplus, je causerais volontiersavec la belle des belles qui est, à mon gré, Thérèse Badin.
Hélas ! pauvre impératriced’Occident ! elle ne vit point la flamme jaune que lancèrentles cassolettes. L’amour qui vient si tard est un poison foudroyantet tout son petit corps un peu difforme vibra violemment, son cœurbattit trop vite, puis s’arrêta ; on la vit pâlir etchanceler, un gloussement plaintif s’exhala de sa poitrine :et ces dames n’eurent que le temps de s’élancer vers elle pour larecevoir entre leurs bras.
– La reine se trouve mal ! s’écriaM. de Polignac.
Il y eut un grand tumulte, pendant lequel lasœur d’Apollon, au lieu de secourir sa maîtresse, risqua denombreuses et cruelles allusions au chagrin de Calypso siélégamment décrit par M. de Fénelon au début desaventures de Télémaque.
Quand Mme la duchesse du Maine rouvritles yeux, le duc de Richelieu avait disparu ainsi que ThérèseBadin.
Nous les eussions retrouvés tous les deux sousles peupliers du mail d’Henri IV. Thérèse était déjà dans lecarrosse, elle tenait sur les genoux tous les trophées deM. le duc, savoir le collier d’abeilles, le glaive druidiqueet le traité d’Espagne.
Derrière le carrosse, à la place où se tientd’ordinaire le laquais, René Briand était debout.
À l’écart, vers le bord de l’eau, M. leduc lui-même parlementait assez vivement avec ses ombres quil’entouraient.
Le chef des exempts et ses cinq acolytesavaient mit l’épée à la main.
– Mes braves, disait Fortune à ses ombres,vous me suivez depuis le logis de Mme de Tencin, et vousavez fort adroitement exécuté les ordres de ce bon abbé Dubois quivous avait bien recommandé de ne point vous hâter, et de me laisserdescendre tout au fond de la ratière.
Soit de parti pris, soit par mégarde, notrecavalier avait cessé de déguiser sa voix. Son masque était tombédans la bagarre : mais il faisait nuit noire sous les arbres,et le chef des exempts essayait en vain de distinguer les traits deson visage.
– Je ne l’ai pas perdu un seul instant de vue,murmura-t-il.
– Avez-vous peur qu’on vous ait changé votreRichelieu ? demanda Fortune en riant. Ils sont capables detout, dans cette maison de carnaval !
« Mes braves, interrompit-il en prenantun ton sérieux, je vous offrirais bien d’attendre encore unedemi-heure afin d’exécuter en perfection les ordres de ce bon abbéDubois. Dans une demi-heure, en effet, toute la mascarade va sortirdes jardins de l’Arsenal et se rendre à Court-Orry, sous prétextede prendre M. le régent au piège, et par le fait, pour tomberdans le traquenard tendu pour M. le régent. Nous aurions ainsile flagrant délit, c’est vrai ; mais n’avez-vous point ouïparler, comme tout Paris, de la célèbre gageure et du fameux petitsouper qui réunit ce soir la fleur de nos courtisans chezM. le duc de Richelieu, à sa folie de laVille-l’Évêque ?
En ce moment, Thérèse mit la tête à laportière du carrosse et appela.
– Je suis à vous, chère belle, réponditFortune, qui reprit la voix flûtée de Richelieu ; nous allonspartir tout à l’heure.
Le chef des exempts lui mit rudement la mainau collet.
– De par tous les diables, s’écria-t-il, noussommes bernés ! ce coquin se moque de nous ! je connaissa voix, je cherche son nom…
Fortune n’essaya même pas de se dégager. Danssa colère, le chef des ombres avait repris, lui aussi, sa voixnaturelle, qui n’était point celle de tout à l’heure.
– La mule du pape ! murmura notrecavalier, non sans émotion, vous seriez donc encore en vie, mon amiBertrand ?
– Fortune ! Fortune ! c’estFortune ! dit le chef des exempts dont les bras tombèrent. Etje n’ai pas songé à cela ! Je vous croyais mort, mon,camarade.
– Et moi, donc ! s’écria Fortune ;corbac ! j’ai vu les petits pleurer. Donnez-moi, je vous prie,des nouvelles de Mme Bertrand, qui est une aimable femme.
Ils s’embrassèrent de bon cœur, au milieu desombres étonnées, et l’inspecteur, tirant notre cavalier à part, luidit :
– Julie et moi nous avons failli y passer,mais les blondins auront de bonnes rentes, et je vais vivredésormais en honnête homme. Je me souviens maintenant d’un plandont vous m’avez parlé ; éclairez-moi en deux mots, car je n’yvois goutte. Que voulez-vous faire de Thérèse Badin et de ce grandgarçon collé derrière le carrosse ?
– Les mariés qu’on mène à l’église, répliquanotre cavalier, ne vont pas ainsi souvent l’un dedans, l’autrederrière ; mais à la guerre comme à la guerre, maître,Bertrand ! Vous m’avez bien manqué depuis hier ; jecomptais sur vous, et j’ai été obligé d’aller chercher les hommesde police jusqu’à l’hôtel de Tencin, comme un gibier qui prendraitla peine de courir après la meute.
« Quand nous aurons du loisir, nous nousraconterons, mutuellement nos histoires ; mais, pour leprésent, vous avez vu M. le duc de Richelieu tremper les deuxmains jusqu’aux coudes dans un complot de haute trahison ;cela suffit. Cette belle demoiselle, qui est là dans le carrosse,emporte le traité d’Espagne à la petite maison de laVille-l’Évêque ; soyez prudent, prenez bien vos mesures,j’espère arriver à temps pour être de la fête et voir la figure quefera M. le duc en retournant à la Bastille.
Pour la seconde fois, Thérèse appela.
Fortune marcha vers le carrosse et dit toutbas à René en passant :
– Vous êtes revenu de loin moncompagnon ; je vous laisse à la garde de votre bien. Necommettez pas d’imprudence et tenez pour certain que Thérèse necourt aucun danger ce soir.
Thérèse, penchée à la portière, demanda d’unevoix émue :
– Qu’attendez-vous, monseigneur ?
– Belle amie, répondit Fortune en lui baisantgalamment la main, gardez bien le dépôt que je vous aiconfié ; ne remettez le traité qu’à moi-même, quand vous allezme retrouver tout à l’heure, à ma petite maison du quartierd’Anjou. Il y va de ma liberté ; peut être de ma vie.
– Il faudrait me tuer pour m’arrachez ceparchemin ! murmura Thérèse en le pressant sur son cœur.
– Une mission d’État, reprit Fortune, me privedu bonheur de vous accompagner, mais je serai rendu avant vous, etvous me trouverez en mon logis. Fermez la portière, et àbientôt.
Il y eut un dernier baise-main et le carrosses’ébranla, suivi à distance par les ombres.
En ce moment, les portes de l’Arsenals’ouvrirent et les conjurés, divisés par petits groupes de quatreou cinq exempts, descendirent à bas bruit le quai des Célestins,pour gagner le Palais-Royal.
Fortune et l’inspecteur Bertrand échangèrentun au revoir, puis notre cavalier s’éloigna en courant par la ruedu Petit-Musc.
La rue du Petit-Musc était silencieuse etdéserte, comme d’habitude à cette heure , mais, à mesure queFortune, jouant des jambes dans la boue, sans respect pour soncostume ducal, approchait de l’étroite embouchure qui donnait accèsdans la rue Saint-Antoine, il put entendre des clameurs confuses etvoir un grand mouvement de populaire.
Les gens couraient dans une directionuniforme ; se poussant les uns les autres, bavardant etriant.
Quand Fortune dépassa la dernière maison de larue du Petit-Musc, il vit la rue Saint-Antoine presque aussipleine, plus bruyante et plus agitée que le fameux jour où il avaitassisté à l’émeute amoureuse des princesses, des maréchales, desduchesses, des présidentes, de toutes les dames de Paris, enfin,accomplissant leur galant pèlerinage au pied des murs de laBastille.
Le tableau n’était certes point le même.
La nuit remplaçait le jour, l’imposante filedes carrosses armoriés manquait, ainsi que cette longue guirlandede beautés éblouissantes, toutes pompeusement parées et portanttoutes l’auréole de leur effrontée dévotion.
Mais il y avait encore plus de monde et plusde bruit.
Les maisons se vidaient avec une rapiditéextraordinaire, vomissant des flots de bourgeois et de bourgeoises.qui se précipitaient à pleine course vers un plaisirassuré :
Aux fenêtres qui étaient toutes ouvertes, desgrappes de curieux pendaient, et de temps en temps quelque largeéclat de rire qui naissait sur le pavé pour s’épanouir en gerbejusqu’aux toits, donnait à cette scène nocturne un caractère depantagruélique joyeuseté.
Le groupe principal, le centre de la fêteétait précisément au lieu vers lequel Fortune dirigeait sacourse.
Une immense cohue, houleuse comme la mer auxbourrasques d’équinoxe, ondulait devant la cour.
Il y avait là de nombreuses lanternes et aussides flambeaux qui éclairaient le noyau du rassemblement au-dessusduquel on découvrait les profils d’un carrosse avec un cocher enlivrée sombre, immobile sur son siège.
La maison voisine, vivement, illuminée par leslueurs d’en bas, montrait les cinq étages de ses croisées qui,littéralement, menaçaient ruine sous le poids des curieux.
Et ceux-là surtout donnaient la mesure del’allégresse générale ; on voyait les convulsions de leur fourire, les battements de main des hommes et les pâmoisons des femmesvaincues par l’excès de leur hilarité.
Fortune resta un instant ébahi, mais déjàvaguement inquiet. Il était le seul ici pour n’avoir pas la moindreidée du mot de l’énigme ; car la plupart de ceux qui ledépassaient en courant avaient vu de loin par les fenêtres lecommencement de l’aventure.
– Qu’est-ce donc, mon camarade ?demanda-t-il en arrêtant un petit bourgeois au hasard.
Le petit bourgeois le repoussa et continua decourir, répondant :
– C’est une maîtresse Picarde,oui-da !
– Mon camarade, qu’est-ce donc ? demandaencore Fortune, qui s’accrocha à un artisan.
– C’est un coquin d’exempt ! répliqual’ouvrier en se dégageant d’une bourrade.
Fortune se mit aussi à courir, ne sachantmieux faire.
De l’exempt, il ne pensait rien ; mais cemot de Picarde éveillait son imagination. Il n’avait pas uneconfiance absolue dans la sagesse du chevalier de Courtenay et sedisait :
– Est-ce que Marton serait là, en train defaire des siennes ?
En se dressant sur ses pointes, il aperçut lehaut d’un bavolet qui ne lui laissa aucun doute. Le bavoletexécutait des mouvements caractéristiques et Marton semblait danserune furieuse sarabande.
Comme il arrive en pareil cas, Fortune, enapprochant davantage, ne vit plus rien, parce que la muraillehumaine grandissait au-devant de lui.
Il n’était pas homme à s’arrêter pour si peu,et commença de suite à fendre vaillamment la presse. Dans la fouleet selon les dispositions de chacun, il y en eut qui firent place,parce qu’il avait un bel habit ; d’autres qui, pour la mêmeraison, lui prodiguèrent des bourrades.
Fortune, insensible aux politesses comme auxoutrages, suivait stoïquement son chemin vers le centre d’oùpartaient un tapage infernal et une gaieté toujours croissante.
– Six blancs pour l’exempt ! criait-on.C’est dommage de voir un si joli garçon dans un métierpareil !
– Une pièce de douze sols pour laPicarde ! Voilà une salée commère !
D’autres disaient :
– L’exempt a un faux air deM. de Richelieu, savez-vous ?
– Il aura voulu se conduire commeM. de Richelieu !
– Et la Picarde s’est fâchée parce qu’il n’apas un poil de barbe !
Autour de Fortune, qui travaillait comme unnègre, on grondait :
– Ne poussez donc pas, l’homme !
– Vous allez gâter vos rubans !
– Maman Rouxel, cria une voix de rogomme, sensdonc cet agneau-là en passant : il embaume !
Fortune se laissa flairer par maman Rouxel, etplanta son coude comme un coin d’acier dans les derniers rangs quile séparaient de l’arène.
Désormais, il n’avait plus besoin des’informer. Du moment que l’exempt, adversaire de la Picarde, avaitun faux air de Richelieu, la charade n’était pas difficile àdeviner.
Ce pauvre La Pistole, pensait-il, a bienraison d’adorer la coquine ! Il n’y a qu’elle pour avoirsemblables idées, et, je parie bien qu’elle lui aura mis monuniforme tout chaud sur le corps !
Un immense applaudissement fit explosion etgrime en s’éparpillant le long des façades où chaque croiséerenvoyait des battements de main.
– Bravo ! la Picarde !
– Elle aura l’exempt, vous verrez ! Harosur l’exempt !
– À bas l’épée !
Le dernier bruit que Fortune entendit avant devoir le ton sec et vif que produit une rapière quand on la brisesur le genou.
Il n’y avait plus que l’épaisseur de deuxforts garçons bouchers entre lui et l’enceinte libre. Un brave coupd’épaule sépara les deux patauds, et il se trouva dans une sorted’arène de forme ovale, au centre de laquelle était un carrossesans armoiries, avec son cocher immobile sur le siège.
Des lanternes, des flambeaux, des bougeoirséclairaient cette enceinte, autour de laquelle un cordond’artisans, les bras nus, faisait bonne garde, repoussantvigoureusement de minute en minute le flot envahisseur descurieux.
Cela ressemblait en très grand au cercle quise forme autour des charlatans, les jours de foire.
Et le carrosse, loin de nuire à l’illusion,représentait assez bien ce char classique du haut duquel lesarracheurs de dents haranguent la foule. Il ne manquait que lamusique.
Dans ce champ, terriblement clos par unebalustrade vivante, un combat se livrait, solennel comme unjugement de Dieu, mais plus grotesque mille fois que les parades dela foire.
Les deux adversaires : une Picarde hautesur jambes, et solidement découplée, d’un côté, et, de l’autre, unpauvre joli garçon d’exempt qui semblait tout jeune (un prince etun duc, s’il vous plaît ! Richelieu et Courtenay) semblaientarrivés au dernier degré de l’exaspération.
Le combat durait depuis longtemps déjà, et lafoule avait entouré peu à peu les champions, de manière à supprimerla ressource de la fuite.
La bagarre avait pris son origine dans la courde Guéménée.
Nous savons que la cohue ne se trompait pas endisant que l’exempt était en bonne fortune : le coquin ne serefusait rien, ce soir, et le carrosse était à lui.
Il était arrivé jusqu’à la portière, battanten retraite de son mieux, repoussant comme il pouvait les coups depied et les coups de poing de la Picarde ; mais il n’avaitjamais pu parvenir à franchir le marchepied.
Chaque fois, en effet, qu’il cessait de fairevolte-face, cette damnée Picarde le saisissait aux cheveux et lemalmenait lamentablement.
Paris était déjà Paris, c’est-à-dire le lieudu monde où il est le plus facile de rassembler cinq cents badaudsdes deux sexes en un clin d’œil. Aussitôt que le premier noyau decurieux fut formé, il poussa ce bon cri d’allégresse parisienne quiouvre toutes les portes et toutes les fenêtres.
Deux minutes après la marée de la foulemontait comme si le feu eût été à la Bastille.
Et c’était un transport inouï. La Picarde, quitapait comme un marteau de forge, inspirait de folles admirations,et le malheureux exempt, de plus en plus timide et qui semblaithonteux de son rôle, n’excitait qu’une pitié railleuse.
Hélas ! ce n’était plus le divin Armand,dont un seul regard eût fait reculer la cohue. Il était pris aupiège, il recevait les coups avec un désespoir silencieux ; cequ’il craignait le plus au monde, c’était d’être reconnu, et il seserait laissé assommer sur place avant de crier : « Jesuis le duc de Richelieu ! »
Il y a les réjouissances annuelles etréglementaires : la fête du souverain, la promenade solennelledu bœuf gras et autres anniversaires, attendus impatiemment par lesenfants, petits et grands.
Il y a encore les aubaines, les mariages deprinces, funérailles illustres, et ce drame si cher auxincontinent, de la curiosité parisienne, ce drame silencieux etsangle qui se joue la nuit avec, l’échafaud pour théâtre, entre uncondamné et le bourreau.
On exige beaucoup de ces représentationsannoncées. Il faut que le feu d’artifice soit beau, la processionbrillante, le char funèbre brillamment empanaché ; on seplaint si les cierges manquent, ou les pétards, ou lesmasques ; on se plaint encore si l’homme de la roue, de lacorde ou de la guillotine, selon les temps, n’a pas suffisammentrépété son rôle, s’il ne déchire pas les chairs couramment, s’iln’étrangle pas sans accroc, s’il ne coupe pas la tête avecaisance.
Au contraire, Paris ne demande rien à cesspectacles que la clémence du hasard lui renvoie pour rompre letrain monotone de son oisiveté ou de ses labeurs, à cette comédiefortuite et inespérée qui lui barre tout à coup le chemin, à cesimpromptus de la place publique ou de la rue auxquels soninsatiable besoin de distinction prodigue chaque jour le rire ou lapitié.
Paris est alors comme ces convives faciles quipartagent avec bonne humeur la fortune du pot. Il se contente d’unfeu de cheminée, d’une femme qui tombe par la fenêtre, d’un chienaccusé de rage, et même d’un fou qui marche en gesticulant toutseul.
Un malheureux affaissé au coin d’une borne luisuffit, parce qu’il discutera longuement la question de savoir sile pauvre diable se meurt pour avoir trop bu ou pour n’avoir pointassez mangé.
Je l’ai vu s’ameuter de tout son cœur (tandisque le rentier épouvanté fermait sa porte à double tour) poursuivre de toit en toit le serin envolé de la petite ouvrière, oupour provoquer sur la corniche le perroquet fugitif de Mme lamarquise.
Mais ce qui affriande surtout Paris, ce qui lemet en liesse complète, c’est la belle et bonne bagarre, ce sontles coups de poing généreusement échangés dans le ruisseau ;les bosses au front, les yeux pochés, les vestes déchirées, lescoiffes arrachées.
Car, en toutes choses, l’élément féminin faittoujours bien.
Et si la Providence veut que la femme ait ledessus contre un comique traditionnel, comme le sont, par exemple,les perruquiers, les apothicaires et les concierges, ou bien si lebattu appartient à l’une de ces catégories que Paris détested’instinct, les sergents de ville, les recors et les gendarmes, lajoie publique peut et doit arriver au comble de l’ivresse.
Tel était ici le cas. Sur le pavé comme auxfenêtres, deux mille personnes se tordaient dans les convulsionsd’un fou rire, parce que la bataille avait lieu entre une Picardeet un exempt, et parce que l’exempt était rossé par la Picarde.
Dès le commencement du tournoi, une dizaine dejuges de camp, garçons bouchers, mitrons ou compagnons de jurandes,s’étaient chargés de faire le cercle et de maintenir le combat dansdes conditions honorables. L’exempt n’y allait pas de boncœur ; il se défendait mollement et prenait chasse de temps entemps autour du carrosse, dont le cocher immobile présentaitl’image de la plus haute impartialité.
Un instant avant l’apparition de Fortune, laPicarde avait soulevé des tonnerres d’applaudissements en déchirantdu haut en bas sa jupe, qui la gênait pour courir.
Elle était, cette brave fille, d’une agilitéextraordinaire, et en un moment où l’exempt s’abritait derrièrel’attelage, elle avait franchi les deux chevaux par un tour devoltige exécuté à miracle.
C’était alors que le malheureux homme depolice, se voyant acculé, avait, d’un geste peut-être involontairedégainé son épée.
Autre tonnerre, mais, cette fois, tonnerre dehuées.
L’épée avait été brisée sur le genou d’ungarçon ; boucher, et désormais les deux champions étaientétroitement aux prises.
L’exempt avait retrouvé du courage tout aufond de l’impossibilité où il était de fuir ; il gardait bonpied, bon œil en définitive, ce n’était pas un adversaire àdédaigner ; mais il y avait un diable dans le corps de cettePicarde. Ses bras et ses jambes frappaient tout à la fois ;elle semblait avoir inventé ce bel art, une des gloires de notreère moderne, que tous les peuples civilisés connaissent sous le nomde boxe française.
L’exempt étourdi par ce déluge de coups,cherchait surtout à la saisir ; mais chaque fois qu’ils’élançait, refermant les bras et croyant la tenir enfin, iln’embrassait que du vent, et la terrible Picarde faisait tomber surson crâne comme un véritable déluge de coups de poing.
– La mule du pape ! dit Fortune, dont lepremier regard jugea le triste état de l’exempt, elle va mettremonsieur mon frère en capilotade !
– Assez ! assez ! criaient en cemoment des fenêtres quelques femmes compatissantes.
– La paix ! répondirent les juges ducamp : la brave fille venge son honneur que le rat de police avoulu lui ravir. Hardi, la Picarde ! travaille monenfant !
La Picarde travaillait. Elle avait commencé enriant, mais elle s’acharnait maintenant à la besogne et le sang luivenait aux yeux.
Fortune traversa le cercle, appuyé sur sacanne à pomme d’or. Il était en pleine lumière ; tout le mondele regardait et un murmure sourd s’éleva parmi la foule.
Tout Paris, les petits et les grands, lespauvres et les riches, connaissaient cette figure légendaire.
Le nom de Richelieu vola de bouche enbouche.
Seul, le garçon boucher, qui était le plusprès de lui et qui avait la vue basse peut-être, ne sut pas à quiil avait affaire. Il le prit par la basque de son habit sans aucunefaçon et voulut le faire reculer.
Fortune se retourna paisiblement et lui brisason jonc sur la tête.
Il y eut un grand silence, et nous sommesforcés de l’avouer, tout le monde trouva que M. le duc avaitraison.
Les camarades du garçon boucher, qui tenait satête à deux mains, lui dirent :
– Tu n’avais donc par reconnu M. leduc ?
Et ce bon garçon lui-même murmura en se tirantune mèche de cheveux :
– Monsieur le duc, je ne vous avais pasreconnu.
En ce moment, l’exempt, qui était aux abois,submergé par un véritable déluge de soufflets, de bourrades et deruades, tomba sur ses genoux, mais sans demander grâce.
La vindicative Picarde s’élança sur lui et lesaisit aux cheveux.
Fortune prit la Picarde à bras-le-corps parderrière :
– Pas de mauvais coup ! cria-t-on de touscôtés ; prends garde, ma commère, c’est M. le duc.
Ceci n’eût pas arrêté la Picarde, mais Fortunelui dit en même temps à l’oreille !
– Corbac ! mon prince, il n’en peut plus.Vous en avez fait assez pour un portefaix, mais trois fois troppour un gentilhomme.
La prétendue Picarde se retourna et le regardad’un air ébahi.
– Croyez-vous, cavalier ? murmura-t-elle.Par morbleu, vous avez bien fait de venir ; car j’ai idée quej’allais l’étrangler !
Le cercle, cependant, s’était rétréci, et leslueurs de toutes les lanternes se dirigeaient vers le visage deFortune.
C’était là un dénouement inattendu, curieux,une péripétie de choix : le hasard comblait, cette nuit, lesbadauds du quartier Saint-Antoine, et quand même la Picarde eûtassommé tout à fait l’exempt, la foule n’aura pas eu tant deplaisir.
On s’en donnait à cœur joie de regarder cebrillant duc de Richelieu, que personne n’avait jamais vu de siprès, quelques-uns, tournant les yeux vers le malheureux homme depolice, toujours agenouillé sur le parterre, commençaient àremarquer la ressemblance qui existe entre lui et son sauveur.
– Eh bien ! bonhomme, lui dit Fortuneavec bonté, tu peux te relever si tu veux et rentrer dans toncarrosse de louage. Que ceci te serve de leçon ; les maraudscomme toi sont battus quand ils essayent de singer les gens dequalité comme nous.
La foule applaudit cette morale. La Bastille,qui regardait tout cela de loin, avait encore soixante ans àvivre.
Le vrai duc de Richelieu se mit sur ses piedsen chancelant, et leva enfin ses yeux gonflés sur Fortune.
C’était un esprit fort, mais comme presquetous ceux qui ne veulent plus croire en Dieu, il étaitsuperstitieux jusqu’à l’enfantillage.
La vue de Fortune couvert de ses habits de laveille lui fit le même effet que s’il se fût aperçu lui-même dansune glace.
Et comme il n’y avait pas de glace, il passases deux mains Manchettes et tremblantes sur ses yeux éblouis.
– Qui êtes-vous ? balbutia-t-il, en proieà une risible terreur.
Fortune le regarda du haut en bas.
– Ah ça ! dit-il, qui es-tutoi-même ? j’entends conter depuis quatre ou cinq jours cettebourde d’un croquant, allant et venant dans Paris, qui al’impertinence de me ressembler trait pour trait.
La foule ponctua cette interpellation par unbruyant murmure. Elle s’amusait mille fois mieux qu’à la fête duroi.
– On a été jusqu’à me faire entendre,poursuivit Fortune, que le susdit maraud pourrait bien être unbâtard de monsieur mon père : Personne n’est à l’abri de cela.Si la chose est vraie, mon garçon, je te défends de rester dans lapolice. Viens me voir demain matin ; je t’achèterai unelieutenance dans un régiment partant pour les Indes, et tu iras tefaire tuer proprement loin d’ici.
Il pirouetta sur ses talons et le vrai duc,qui avait l’air d’un homme ivre, franchit le marchepied de savoiture au milieu des cris de la foule.
La foule lui reprochait de ne pas savoir direseulement : « Grand merci. »
Le carrosse s’ébranla. Dix minutes après, lesderniers curieux qui quittaient la place, étonnés de voir, al’entrée de la cour de Guéménée, M. le duc de Richelieu et laPicarde en grande conférence et se tenant les côtes à force derire. L’entente familière qui s’était établie tout à coup entremonsieur le duc et la Picarde était faite assurément pour tenir enhaleine la curiosité des badauds. Mais M. le duc de Richelieuavait fait un geste de la main en disant :
– Rentrez chez vous, bonnes gens ; etmalgré la grande envie que chacun avait de savoir, tout le mondes’était retiré.
Marton regardait Fortune à la lueur duréverbère voisin et disait avec conviction :
– Si vous vouliez, cavalier, Paris serait bienembarrassé de savoir lequel de vous ou de l’autre est le vraiRichelieu. Les poings me démangent en vous regardant :
– Corbac ! c’est de la goinfrerie,s’écria Fortune. : Vous l’avez battu à plate couture. Avait-ilpénétré auprès de notre belle Aldée ?
– Jamais ! Vers sept heures du soir, on asonné à la porte de l’escalier. C’était un petit homme qui arrivaitavec un grand chien et qui n’avait pas l’air très assuré.
– Il vous a dit : « L’heure estvenue. », interrompit Fortune.
– Juste ! et il demanda la pâtée pour luiet pour sa bête, ajoutant qu’il était de vos amis. Muguette aemmené Aldée dans la chambre de la vieille dame, et je suis restéseul en face de l’armoire mystérieuse.
« Il faut vous dire, interrompit iciCourtenay, que Mlle de Bourbon avait été agitée tout le soir etqu’elle avait contraint cette chère petite Muguette à lui passerune robe blanche. Elle avait voulu aussi des fleurs dans sescheveux.
Ah ! cavalier, nous aurons bien de lapeine avec la pauvre Aldée, mais, sur ma foi, son malheur ne faitqu’augmenter ma tendresse.
Fortune lui serra la main silencieusement.Courtenay reprit :
– Elle a chanté, elle a dansé, et les larmesme venaient aux yeux en la voyant si gracieuse et si belle. Detemps en temps, elle venait vers moi et me regardait avec tristesseen murmurant ces mots, toujours les mêmes :« J’irai ! j’irai ! »
– Il y a quelque dessein extravagant dans lanuit de cette pauvre cervelle ! murmura Fortune, mais nousverrons.
– Le plus fort est fait, riposta Marton. Jevoudrais gager que M. de Richelieu a renoncé pourtoujours à l’armoire.
– Voyons l’aventure de l’armoire, ditFortune.
– Quand la petite Muguette fut partie, racontaCourtenay, il se fit un bruit derrière les robes : puis lesplanches craquèrent et je fus l’homme le plus étonné du monde envoyant paraître un exempt. Je crus d’abord que c’était vous,d’autant que ce matin, vous aviez un costume pareil !…
– La mule du pape ! vous dites bien,puisque c’était le même, interrompit Fortune. Cette Zerline est undémon.
– Je m’écriai, repartit Courtenay :« Pourquoi, diable, entrez-vous par ici,cavalier ? » Mais une bourse très bien garnie, et que lenouvel arrivant me jeta en guise d’exorde, me donna à réfléchir. Jereconnus en outre, auprès de l’oreille gauche, la cicatrice d’unede mes bourrades de la Bastille, et, pour en avoir le cœur net, jefis une belle révérence en murmurant :
« – Monsieur le duc, qu’y a-t-il pourvotre service ?
« Il eut l’effronterie de me répondre
« – J’ai ouï dire que la chère enfant n’apas la cervelle bien solide, mais on ne lui fera aucun mal. Ils’agit d’une simple gageure : mon honneur en dépend,vertubleu ! et fût-elle prise de la fièvre ou du chaud mal, jeveux l’avoir cette nuit à ma petite maison de laVille-l’Évêque.
« C’est assez d’explications comme cela,qu’en pensez-vous, cavalier ? Mes poings se sont nouésd’eux-mêmes et j’ai commencé à le battre tout de suite. Je l’aibattu dans la chambre et dans l’antichambre, je l’ai battu sur lecarré, dans l’escalier, tout le long de la cour de Guéménée et jel’ai battu surtout dans la rue où nous sommes arrivés, suivis déjàpar tous les voisins. Il ne criait pas, je dois lui rendre cettejustice : il porte bien les coups, mais moi je criais pourdeux, et le monde s’est rassemblé. La vue de toute cette foule medonnait du cœur à la besogne, et l’idée me venait de tuer ce vilcoquin à force de soufflets. Si vous n’étiez pas arrivé,cavalier…
– J’avais besoin de lui ailleurs, interrompitFortune, sans parler des liens de la nature, qui m’obligeaient à nele point laisser assommer tout à fait. J’ai dû vous toucher un motde mon plan en temps et lieu ; c’est une jolie chose, et ilfaut que monsieur le duc soit chez lui, ce soir, pour la réussitede mon plan. La peste ! Marton, ma mie, nous n’avons pas finide rire !
Un cri déchirant lui coupa la parole.
Le cri venait de la cour de Guéménée, où l’ondisait :
– Raymond ! Marton ! ausecours !
Fortune devint tout blême, parce qu’il avaitreconnu la voix de Muguette.
Au moment où le prince et lui s’élançaient,Muguette parut en effet au bout de l’allée. Elle vint tout enlarmes et haletante se jeter dans les bras de notre cavalier.
– L’avez-vous vue ? balbutia-t-elle.
Qui ? demanda Courtenay, Aldée ?
Elle n’est plus là, répondit Muguette àtravers ses sanglots. Elle a fui, elle est perdue !
Fortune et Courtenay interrogèrent la pauvrepetite Muguette que ses larmes étouffaient.
Voici ce qu’elle leur apprit :
Pendant que la grande bataille de Marton et del’exempt commençait dans la chambre à coucher d’Aldée pour secontinuer au dehors, Muguette servait l’homme au chien qui prenaitson repas dans la salle à manger, La Pistole avait recouvré sonexcellent appétit, mais l’inquiétude le tenait toujours à la gorge,car au moindre bruit il se levait, mettant l’épée à la main.
Le chien Faraud imitait son maître de point enpoint, tantôt rongeant un os de bon cœur, tantôt se dressant surses pattes en flairant au vent avec menace.
Aldée était près de Mme la comtesse deBourbon, dans l’appartement de cette dernière.
La comtesse appela au bout d’un quart d’heureà peu près pour s’informer d’où venait ce bruit qui entrait par lesfenêtres ouvertes.
C’était comme un long murmure qui allaits’enflant et s’abaissant, selon les caprices de la bagarre.
Il arrivait par bouffées de la rueSaint-Antoine et traversait toute la cour de Guéménée.
La vieille dame était fort en peine, ce bruitlui faisait peur.
Quand Muguette s’étonna de l’absence d’Aldée,qu’elle croyait trouver chez la comtesse, celle-cis’écria :
– Mlle de Bourbon n’est-elle pas avec vous, mafille ?
Et tout de suite après elle ajouta :
– J’ai sur la poitrine comme le poids d’ungrand malheur !
Muguette s’élança dans la chambre à coucherd’Aldée, qui était vide.
Sur les meubles et sur le lit il y avait desobjets de toilette jetés en désordre, comme si la pauvre jeunefille privée de raison eût fait parmi ces chiffons, au derniermoment, un choix précipité.
La porte qui donnait sur l’antichambre étaitgrande ouverte, aussi bien que la porte de l’antichambre elle-mêmecommuniquant avec l’escalier.
Mais ce qui frappa Muguette davantage, ce futla vue de l’armoire, au fond de laquelle un trou béant livraitaccès dans la maison voisine.
Il y avait tout auprès de l’armoire desfeuilles de rose blanche sur le plancher, et Muguette se rappelaitbien avoir vu Aldée passer une rose blanche dans ses cheveux.
– Et te souviens-tu, interrompit ici Muguette,te souviens-tu, mon cousin Raymond, je t’avais dit que notre chèreAldée allait tout le jour répétant : « J’irai !j’irai…
– Je me souviens, murmura Fortune, et je tedemandai si par hasard elle n’avait point reçu quelque message. Tume répondis : « impossible ! »
– Je croyais que c’était impossible, murmuraMuguette en baissant la tête, mais je me trompais, mon cousinRaymond, car il y avait un papier sur le plancher parmi lesfeuilles de rose blanche.
– Que disait le papier ? s’écrièrent à lafois Fortune et Courtenay.
– Le papier disait, répliqua Muguette :« Le prisonnier de la Bastille viendra chercher ce soir labelle des belles, mais s’il ne peut vaincre les obstacles, labien-aimée sait le chemin du rendez-vous… »
Il y eut un silence, puis Fortune et Courtenaydirent en même temps :
Elle avait donc déjà reçu d’autresmessages !
– Comme j’achevais de lire le billet ;reprit Muguette, j’ai entendu, dans la nuit de la maison voisine,de l’autre côté de l’armoire, un grand gémissement.
« Et en même temps, l’homme au chien estentré dans la chambre, tenant par le collier sa bête quil’entraînait.
« Le chien s’est lancé vers le trou etl’homme n’a pas osé le suivre.
« Mais moi, j’ai pris un grand flambeauet j’ai couru derrière le chien en criant :
« – Aldée ! mademoiselleAldée !
« Un second gémissement m’a répondu.
« C’était une grande chambre toute nue.Il y avait au milieu, sur le carreau, un vieillard moribond quigémissait.
« Ses cheveux gris étaient épars, sesyeux semblaient vides et toute sa figure s’agitait en une grimaceeffrayante…
– Chizac ! murmura Fortune,Chizac-le-Riche !
Le chien flairait les poches du vieillardavidement, poursuivit Muguette ; il y fourrait son museau toutentier et en retirait des papiers de caisse.
« Le vieillard disait d’une voixcreuse :
« – Je ne veux pas de prêtre ! je nesuis pas malade ! j’achèterai la santé et la vie, j’achèterailes juges, j’achèterai le roi !
– Que nous importe tout cela ? s’écriaCourtenay. Aldée ! Aldée ! ne nous parle qued’Aldée !
Fortune gardait le silence.
– Aldée, répéta Muguette, moi aussi je nepensais qu’à Aldée. Je me détournai du vieillard qui râlait etcourus de chambre en chambre dans cette maison vide, appelanttoujours : « Aldée ! Aldée ! » La dernièreporte que j’ouvris me mit sur un palier, et je descendis lesmarches. Je me trouvai dans la cour de Guéménée, à dix pas de notreporte. Le vent éteignit mon flambeau et je me mis à courir commeune pauvre folle, en criant : « Au secours !
Courtenay se frappa le front violemment.
– Et je ne l’ai pas deviné !s’écria-t-il. Au moment où je sortais dans la rue, poussant cethomme devant moi, j’ai vu une forme blanche qui glissait le longdes maisons… Par le saint sépulcre ! je donnerais le nom demon père pour des habits et une épée !
– Mon prince, répliqua Fortune, le costume n’yfait rien, et dans tout ceci l’épée n’aura point de rôle.
« Rentre à la maison, chérie,interrompit-il en prenant Muguette dans ses bras, et dis à lacomtesse de Bourbon qu’elle reverra sa fille avant qu’il soit deuxheures, ou qu’il n’y aura plus de cavalier Fortune !
« Prince, reprit-il presque gaiement,nous avons deux paires de bonnes jambes pour faire une longueroute ; nous allons voir lequel de nous deux va gagner, cesoir, le prix de la course ! »
M. le duc de Richelieu était un de cesheureux à qui rien ne résiste, pas même le sort, et qui finissentpar se regarder comme les créanciers éternels de la victoire.
Habitué à triompher partout et toujours, il nesavait point supporter une défaite, et l’idée du ridicule, quijamais ne l’avait atteint, lui faisait horriblement peur.
Déjà une fois il avait été battu par ce fou deCourtenay, mais c’était à la Bastille, et l’intervention des deuxprincesses donnait à l’anecdote une très piquante tournure.
Ici rien, sinon une grêle de taloches reçuesdans la plus grotesque situation qui se puisse imaginer !
M. le duc avait été roué de coups, commeune recrue, par une bonne grosse fille, devant deux mille badaudsdes deux sexes. Son déguisement d’exempt ajoutait au désolantcomique de l’aventure.
Il croyait bien avoir reconnu Courtenay sousle bavolet de sa terrible ennemie, et d’ailleurs n’y avait-il pointcet insolent drôle, travesti en Richelieu, qui avait interverti lesrôles et qui lui avait sauvé la vie en lui donnant un brevet debâtardise ?
Contre celui-là le courroux de M. le ducne connaissait point de bornes, il l’aurait poignardé sanspitié.
On a vu de ces éblouissants vainqueurs perdreen un seul jour tout leur prestige. Il suffit pour cela d’un éclatde rire ; or, M. le duc de Richelieu entendait d’avancel’éclat de rire qui devait éveiller la ville et la cour lelendemain matin.
C’était une comédie complète, une farce quiserait jouée certainement à la foire sous ce titre : « Lagageure d’Arlequin ».
La gageure ! à ce seul mot le pauvre ducn’avait plus que de l’eau tiède dans les veines. Ils étaient touslà-bas à l’attendre dans la salle à manger fleurie : Cadillac,Bezons, Gacé – Gacé, le tenant de son pari la duchesse, lamarquise, les danseuses, tous et toutes s’étonnant déjà de sonretard !
Quelle friandise pour ce monde jaloux !Richelieu battu, battu à plate couture !
Richelieu qui avait promis à cette tablée deroués et de nobles courtisanes le spectacle d’un double sacrifice.Richelieu qui avait désigné lui-même pour victimes les deux reinesde beauté entre lesquelles se partageait l’admiration deParis !
Ni l’une ni l’autre ! La princesse desang royal lui manquait, comme la fille en deuil du pauvremusicien ; il revenait seul de la chasse infructueuse, lescheveux mêlés, la joue rouge, le front contusionné, les habits enlambeaux.
Au lieu du splendide gibier dont il avaitvendu la peau d’avance, il rapportait, pendu aux basques de soncostume d’exempt, le plus effrayant sujet de chanson satiriquequ’on eut proposé depuis vingt ans à la verve rieuse desrimeurs !
Voyons ! il faut plaindre un peu cemisérable duc, affaissé dans l’angle de son carrosse et tenant àdeux mains ses tempes endolories où il avait des noirs et desbleus.
Il eut l’idée de se tuer, lui, Richelieu, etde donner au suicide de Vatel un pendant historique :
Mais on aurait ri du coup d’épée. Le coupd’épée n’aurait pas eu d’autre résultat que de fournir un coupletde plus à la chanson.
Comment se venger de la Picarde ? commentassommer cet impertinent bâtard ?
Il y avait l’exil qui était aussi un refuge.M. de Richelieu se vit dans les plaines de la Hongrie outout au fond des forêts vierges du Nouveau-Monde, mais il luisemblait entendre de si loin les épigrammes de Gacé et le rireaigre de la Souris.
Il savait son monde parisien sur le bout dudoigt, il avait conscience de ce fait qu’après sa déconvenue, pasune seule parmi les mille femmes attelées à son char ne prendraitle deuil de son prestige défunt.
Il sentit à ses yeux comme une démangeaison etune brûlure. Il ne connaissait point cela : il n’avait paspleuré à la mort de son père ; il n’avait pas pleuré non plusquand cette pauvre douce victime, Mme Michelin, était morte enlui pardonnant.
Il n’avait jamais pleuré.
Il porta la main à sa paupière et sentit unegoutte d’eau qui mouillait le bout de ses doigts.
C’était une larme, la première larme deRichelieu !
Tandis que M. le duc, démentant sarenommée, donnait ainsi de précieuses marques de sensibilité, lecarrosse avait marché, traversant tout Paris. Il s’arrêta au coinde la rue d’Anjou et du chemin de la Ville-l’Évêque, devant laporte de la petite maison louée à Chizac-le-Riche.
M. le duc sortit en sursaut de sesréflexions, et sa première pensée fut d’ordonner à son cocher deprendre la route de Saint-Germain-en-Laye.
Il n’y avait, en effet, de possible que lafuite.
Mais la gloire n’est jamais un pur fruit duhasard. Tous les héros dont les noms sont inscrits dans les annalesdu monde ont possédé quelque vertu apparente ou cachée qui lesmettait au-dessus du commun des mortels.
La vertu de M. le duc était de ne jamaisjeter ses cartes avant la fin de la partie. L’espoir lui vint quepeut-être ses convives avaient manqué à l’appel, que son cuisinierétait mort, ou qu’un incendie avait dévasté l’intérieur de lapetite maison.
Sur son ordre, le cocher sonna et demandaM. Raffé.
Le célèbre valet de chambre vint, tiré àquatre épingles comme toujours, et ouvrit la portière ducarrosse.
– Comment, coquin ! s’écria-t-il à la vuedu costume d’exempt qui déguisait son maître, c’est encoretoi !
M. le duc dressa l’oreille.
– M. Raffé, dit-il, connaissez-vous doncle quidam qui porte aujourd’hui sur ses épaules l’habit que j’avaishier ?
Le valet de chambre se courba en deux etbalbutia :
– Les convives de M. le duc sont au grandcomplet et font tapage en se plaignant de son retard.
La maison n’avait pas brûlé.
– Ils peuvent attendre, dit M. le ducavec mauvaise humeur, j’ai ma migraine et je vais me mettre aulit.
– Comment ! comment ! s’écria Raffé,et les deux belles personnes qui attendent M. leduc !
Richelieu crut avoir mal entendu.
– De qui parles-tu ? balbutia-t-il.
– De celles qui devaient nécessairement venir,répondit Raffé, est-ce que M. le duc a jamais perdu unegageure galante ?
Richelieu sauta hors du carrosse.
– Elles seraient ici ! interrogea-t-il ense plantant devant Raffé : Thérèse Badin et Mlle deBourbon.
– Elles sont ici, répondit le valet. Commentn’y seraient-elles pas, puisque c’était le bon plaisir deM. le duc ? Thérèse Badin me paraît fort impatiente etMlle de Bourbon est un peu…
Il n’acheva pas, mais il se toucha lefront.
– Du reste, ajouta-t-il, ces messieurs et cesdames ont bu comme des futailles là-haut, en vous attendant, et cesera une jolie soirée !
Richelieu s’était redressé de toute sahauteur.
Le vaincu n’était plus là, il n’y avait que lehéros.
– Allons souper ! dit-il en passant lepremier le seuil de la maison.
– J’espère, insinua Raffé, que M. le ducva faire un bout de toilette.
– Il n’y a pas de plus brillante toilette pourle général vainqueur, repartit Richelieu, que l’uniforme troué parles balles et souillé par la poussière de la mêlée : je veuxme montrer dans ma gloire ! Donne-moi seulement uneépée : j’ai dû briser la mienne sur le crâne de quelquecoquin.
Il avait eu raison de garder son jeu jusqu’aubout : la dernière carte était la bonne.
En prenant bravement les devants, avecl’esprit qu’il avait et l’effronterie que nul ne pouvait luirefuser, il pouvait tourner les canons et changer du tout au toutla face de la bataille.
Il avait le premier la parole, ce qui est unechose suprême ; rien ne lui était plus facile que detransformer sa déconvenue en triomphe, puisque Dieu lui donnait lesdeux conquêtes promises et que la gageure était gagnée.
Courtenay, déguisé en Picarde, et ce bâtardqui avait pris le nom et les habits de Richelieu étaient desvaincus, puisqu’ils n’avaient rien pu empêcher. Leurs efforts, lesobstacles accumulés, la lutte au milieu de la foule ameutée, toutajoutait désormais un prix infini à la victoire.
– J’ai été battu, dit-il, imposant silence àla bruyante acclamation qui accueillait son entrée. Plaignez-moi,mes amis.
Comme vous voilà fait, duc ! s’écria-t-onde toutes parts.
Richelieu promena son regard autour de latable où tout le monde était ivre déjà autant qu’il le pouvaitsouhaiter.
– J’ai été battu comme plâtre,poursuivit-il ; ah ! ah ! Gacé, mon ami, tes centpistoles m’ont coûté cher !
– Pourquoi cette mascarade ? demandaCadillac.
– Il a le visage tout meurtri !s’écrièrent à la fois plusieurs dames.
Et la duchesse, qui avait le chambertintendre, ajouta :
– Armand, mon cher trésor, dis-moi le nom dubrutal, et fût-il prince du sang, je le fais assommer par malivrée !
– Le brutal est prince, répliqua Richelieu, etprince du sang à ce qu’il dit, mais pour l’assommer je n’ai eubesoin de personne.
Il avait gagné le milieu de la table, oùrestaient trois places vides : une pour lui, les deux autrespour Mlle de Bourbon et Thérèse Badin.
– Ça, monsieur le comte, reprit-il ens’adressant à Gacé, je vous fais observer que j’aurais pu aisémentrompre notre gageure, car dans l’intervalle nos deux reines debeauté ont changé de condition : l’une a perdu son père, cequi est un empêchement aux bagatelles d’amour ; l’autre estdevenue folle.
Il y eut une sorte de malaise parmi ces hommeset ces femmes qui étaient habitués pourtant à ne s’étonner derien.
Richelieu poursuivit :
– Je suis fâché d’avoir parié cent pistoles,c’est trop cher. Le beau ce serait de brûler une ville pour unpetit écu et l’honneur. Avez-vous envie de rire ou de pleurer.Buvez si le cœur vous manque et sachez qu’un galant homme n’a quesa parole. Je vous avais promis pour régal les deux plus bellesfilles de Paris : plutôt que d’en avoir le démenti, je vousles aurais servies mortes !
Disant cela, il était mignon à croquer.
Sa voix fondait comme un bonbon et son sourireétait de sucre ; il ajouta en se tournant vers laporte :
– Raffé, qu’on apporte ma chasse ; Aldéede Bourbon et la fille à Badin !
Les femmes étaient ivres, les hommes auraienteu honte de montrer ce qui leur restait de cœur. Le temps levoulait ainsi ; la fable de la Fontaine était retournée ;les bœufs essayaient de s’aplatir en grenouilles et tout ce vieuxmonde se mourait étranglé par le blasphème idiot.
Gacé tout seul protesta. Encore était-ce parrancune !
– Nous jouons à qui perd gagne, dit-il ;Duc, quand je devrais te donner dix mille louis au lieu de centpistoles, je ne voudrais pas être à ta place.
Richelieu lui adressa un petit signe de têteprotecteur.
– Comte, murmura-t-il, tu es austère comme futBarbe-Bleue, on sait cela. Ta chère petite comtesse est obligée dem’écrire maintenant du fin fond de l’Anjou.
Gacé devint livide et voulut se lever, mais ilfut contenu par ses voisins, tandis qu’un éclat de rire faisait letour de la table.
Les verres s’emplissaient et se vidaient, jene sais comment, les toilettes se débraillaient d’elles-mêmes.Toutes les faces tournaient au rouge et les voix rauques serouillaient.
En quelques minutes, la débauche élégantes’était faite orgie.
La porte s’ouvrit. Thérèse Badin parut lapremière en grand deuil ; elle tenait à la main le glaivebreton, le collier d’abeilles et l’enveloppe de parchemin où étaitle traité espagnol.
C’était une honnête fille que Thérèse, maiselle avait vu le monde, et le spectacle de cette ripaille ne luifit pas peur.
Elle recula seulement d’un pas dans le premiermouvement de sa surprise et les belles lignes de sa bouche eurentune expression de dédain irrité.
Toutes les bacchantes, duchesses ousauterelles, se levèrent en tumulte et agitèrent leurs coupes pourlui souhaiter la bienvenue.
Elle écarta d’un geste froidM. de Cadillac, qui lui offrait la main et marcha droit àRichelieu.
Richelieu voulut lui prendre un baiser.
Elle le repoussa si rudement qu’ilchancela.
– Vous m’avez menti, monsieur le duc,dit-elle, et cela est lâche, car vous avez dû croire que la filled’un pauvre homme décédé n’aurait point de défenseur contrevous.
Elle se tourna vers les convives etajouta :
– J’aimais M. le duc de Richelieu. J’aiune lettre de lui où il m’affirme que mon deuil sera respecté chezlui. À qui la honte ?
On regardait et on écoutait. La moindreplaisanterie obscène eût ramené le rire, car Thérèse Badin nepouvait en imposez longtemps à de si grandes dames et à de sigrands seigneurs.
Mais Richelieu à qui seul appartenait le rôlede boute-en-train, ricanait blanc et cherchait en vain un bon motqui le fuyait.
Ses yeux étaient fixés sur l’enveloppe timbréeaux armes de S.M. Catholique et son regard exprimait une vagueinquiétude.
Thérèse déposa devant lui le glaive, lecollier et l’enveloppe, en disant :
– Voici ce qui vous appartient.
Au moment où M. de Richelieu mettaitla main sur l’enveloppe, la porte s’ouvrit de nouveau, et une jeunefille, qui avait au front la pâleur d’une morte, franchit leseuil.
Tout le monde connaissait la Badin, qui étaitla beauté même, la grâce, la jeunesse ; personne, parmi lesconvives, n’avait jamais vu celle-ci. Elle était belle autrementque Thérèse, plus belle encore peut-être, mais il y avait dans sabeauté quelque chose d’étrange et de douloureux.
Elle était habillée de blanc, elle avait desfleurs à demi effeuillées dans les cheveux. La coupe de sa roberappelait d’anciennes modes devenues comiques et pourtant toute sapersonne répandait une exquise saveur de mélancolie et demajesté.
Elle ne vit même pas les gens qui étaientautour de la table ; son regard s’élança vers Richelieu et unedélicate rougeur colora ses joues. Elle se mit à marcher légèrecomme une vision, et les boucles de sa merveilleuse chevelure sebalancèrent sur ses épaules d’enfant.
Il y avait dans la salle un grandsilence ; l’orgie était vaincue.
Aldée de Bourbon jeta ses deux bras charmantsautour du cou de Richelieu, étonné, presque repentant.
Il y avait dans le rayonnement de sa prunelleun angélique, un délicieux amour.
Elle ne dit rien, mais deux perles de cristalse balancèrent à ses longs cils et roulèrent lentement le long deses joues.
Thérèse regardait la porte d’entrée derrièrelaquelle un bruit se faisait.
M. de Gacé tira de sa poche unebourse qu’il lança jusque dans le giron de Richelieu.
– Duc, dit-il, voilà tes cent pistoles ;tu es un infâme !
La bourse rebondit sur la table, où les piècesd’or s’éparpillèrent.
Thérèse sourit amèrement. Quelque chose passadans les grands yeux d’Aldée.
– Mordieu ! dit la duchesse qui parlaitgras comme un ange, est-on ici à l’enterrement ? J’ai soif,buvons !
– Et chantons ! ajouta la Souris.
– Et dansons ! dirent les autres.
L’orgie se réveilla.
Pour la première fois le regard d’Aldée setourna vers ces femmes et ces hommes qui l’entouraient. Elle sedégagea de l’étreinte de Richelieu, qui avait pris sa taille à deuxmains, et le repoussa doucement.
Ses doigts qui frémissaient touchèrent sonfront. Elle poussa un cri faible, disant :
– Où suis-je donc ici ?
Puis, se couvrant le visage de ses mains, elletomba comme une morte.
Au même instant, trois coups furent frappés àla porte d’entrée et une voix dit au dehors :
– De par le roi !
Tout le monde se leva en désordre. Ce futThérèse Badin qui ouvrit la porte.
M. de Saintot, capitaine des gardes,entra l’épée à la main.
Par une autre porte et malgré les efforts deRaffé, d’autres intrus faisaient irruption : c’étaient lecavalier Fortune et Courtenay, cachant leurs déguisements sous desmanteaux ; c’étaient ensuite l’inspecteur Bertrand, RenéBriand et des hommes de la lieutenance.
Avant même que M. de Saintot eûtparlé, Courtenay avait relevé Aldée et la soutenait dans sesbras.
L’inspecteur Bertrand, non moins agile, avaitmis la main sur le traité d’Espagne, et René Briand était aux côtésde Thérèse.
– Monsieur le duc, dit Saintot, le costume quevous portez vient de l’Arsenal ; tous les gens qui ont étéarrêtés, les armes à la main sous le vestibule de l’Opéra, ce soir,portaient le même costume que vous. Je vous prie, au nom du roi, deme rendre votre épée, et j’ai bien peur, cette fois, que vous ne larevoyiez de longtemps.
– M’accuse-t-on d’avoir conspiré ?s’écria Richelieu.
L’inspecteur Bertrand remit au capitaine desgardes le collier, le glaive et le traité.
– Voici les preuves que j’avais promises,dit-il.
– Comment ! s’écria la duchesse, on varemettre ce pauvre amour à la Bastille !
– Pourquoi allait-il dans cette galère ?riposta la Souris. Philippe d’Espagne ne me rendrait pas les millelouis de pension que me fait M. le Régent !
Gacé, qui tournait à la contrition comme tousles maris de sa sorte, pensa :
– Y a-t-il donc une justice au ciel !
M. de Richelieu rendit son épée. Endescendant les escaliers, escorté par Saintot et ses gardes, il putentendre ses convives qui demandaient gaiement leurs carrosses.
Fortune resta le dernier avec M. Raffé etlui dit :
– Je suis le bienfaiteur de la maison deRichelieu, car mon coquin de frère n’a pas encore d’héritier, et,sans moi, le nom de Monsieur mon père était soufflé ce soir commeune chandelle.
On ne dormit pas cette nuit dans la maison dela rue des Tournelles où Fortune, qui était apparemment le maîtredu logis, avait donné asile à Thérèse Badin.
Thérèse avait subi la réaction de savaillance ; on avait été obligé de la porter à bras jusqu’aucarrosse. Elle reposait maintenant dans la chambre d’Aldée, la maindans la main de René Briand.
Aldée dormait, étendue sur le lit de sa mèrequi, pour la première fois depuis longtemps, se tenait droite etraide dans son fauteuil.
M. de Courtenay avait repris leshabits de son sexe.
La vieille dame causait avec beaucoup desagesse et tenait le dé de la conversation.
– La fille du musicien Badin, disait-elle, estune fort belle personne ; mais ce que je reproche surtout à ceparvenu de Richelieu, c’est de l’avoir mise dans le même tiroir quel’héritière unique de Bourbon d’Agost. Voilà où gît le manqueabsolu de savoir-vivre. Quant à la réputation de mon Aldée, il estconstant qu’une jeune princesse ne peut répondre des sorts,enchantements ou mauvais regards qui lui sont jetés par desloups-garous, par des nécromants ou des vampires.
– Madame, interrompit Courtenay, qui étaitagenouillé près du lit et qui guettait le réveil de la malade, Mllede Bourbon est pour moi plus pure que les anges et malheur à qui neserait point de mon avis ! Mon meilleur espoir est qu’elledaignera favorablement accueillir ma recherche.
– Eh ! eh ! interrompit la vieillecomtesse en souriant, vous êtes un prince de fort aimable tournure,mon cousin, et quand Mlle de Bourbon a ouvert les yeux tout àl’heure, elle a laissé tomber sur vous un regard qui ne m’a pointparu de méchant augure. Le charme est rompu, et dès que notre Aldéesera capable d’entendre la raison, je lui ferai le détail exact devotre généalogie.
– La mule du pape ! murmura Fortune, sielle résiste à cela…
– Approchez, cavalier, ordonna la bonne dame.Après certaine histoire que je vous ai racontée, je ne puis vous envouloir de votre faiblesse envers M. le duc de Richelieu. Lerespect des liens du sang va quelquefois se nicher dans des coinsfort drôles. Je vous autorise à vous regarder comme étant l’ami etle serviteur de notre maison.
Elle lui tendit sa main sèche, que Fortunebaisa respectueusement, puis elle lui demanda, non sans unecertaine nuance d’affection protectrice :
– Jeune homme, qu’allez-vous faire de vos deuxbras, maintenant ?
– Sur ma foi, ma respectée dame, réponditFortune, vous avez beaucoup de bonté pour moi. Je m’étais mis surles épaules tout un paquet de besognes qui touchent à leur fin, ceme semble : voici Thérèse Badin qui va devenir une honnêtebourgeoise auprès de mon ami René, et voici votre chère Aldée entrain de s’éveiller princesse. Le petit ménage de mon camaradeBertrand va comme un charme ; il ne me reste plus qu’à réglerles affaires de mon ami La Pistole, de sa femme et de leur chien.Si ma petite Muguette veut, nous prendrons notre élan de compagnieet de compagnie, corbac ! nous sauterons le fossé.
Il avait ses lèvres sur le front de lafillette qui pleurait, mais qui riait :
– Chut ! fit en ce moment Courtenay.
Aldée rouvrait ses beaux yeuxlanguissants ; elle regarda tout autour d’elle, puis sapaupière se baissa, tandis qu’une fugitive rougeur montait à sajoue.
– Mademoiselle de Bourbon, dit la vieilledame, voici M. le prince de Courtenay qui nous a faitl’honneur de solliciter votre main dans les formes.
Aldée glissa un regard timide jusqu’au princequi se penchait vers elle, les mains jointes.
– C’est peut-être que j’ai rêvé,murmura-t-elle.
Pierre, où donc étiez-vous ?
– Prince, décida la vieille dame comme un jugequi prononce son arrêt, par ces paroles, Mlle de Bourbon témoignequ’elle agrée votre recherche. Je suis contente d’avoir mené à biencette négociation qui va réunir en un seul faisceau tant de droitslégitimes, mais jusqu’à présent ennemis. Nous mettrons dix royaumesdans le contrat :
– À défaut d’une métairie, pensa Fortune.
Le lendemain, nous retrouvons le cavalierFortune assis à la table hospitalière de Bertrand, l’inspecteur,dans la maison de la rue de la Monnaie.
On avait envoyé les enfants jouer dansl’antichambre afin de causer commodément. La jolie blonde avaitbien le visage un peu pâle, mais elle souriait comme le soldat quia gagné une bataille décisive.
– Cavalier, disait l’inspecteur, je suiscontent de vous devoir la vie, car vous nous avez sauvés bel etbien, ma femme et moi, puisque c’est vous qui avez envoyé, rue desCinq-Diamants, le bon chien Faraud et cet original de LaPistole…
– J’y aurais été moi-même sans ces diablesd’affaires voulut interrompre Fortune.
– Je sais, reprit Bertrand, que vous avezrudement travaillé, mais laissez-moi poursuivre. Quand Faraud vintmettre son museau sous la porte de l’ancien cellier où mourutGuillaume Badin, ma femme et moi nous étions réduits à un tristeétat et nous ne pouvions plus crier.
– Mais comment étiez-vous là ? demandaFortune.
– Nous étions là, reprit Bertrand, pour avoirvoulu assurer le sort des petits. On a bien de la peine à gagner lepain d’une si nombreuse famille !… Mais il n’est pas sansintérêt pour vous de connaître cette histoire-là, cavalier, carj’ai dans ma poche un mandat signé par le bailli suppléant Loiseau,qui m’ordonne de courir sus au nommé Raymond, dit Fortune,prisonnier évadé du Châtelet de Paris.
– Tout n’est donc pas fini ! murmuranotre cavalier.
– Tout sera fini ce soir, si vous voulez.
– Grâce à vous ?
– Non, grâce à Chizac-le-Riche.
– Écoutez-moi seulement, reprit l’inspecteurBertrand. Pour arriver jusqu’à l’ancienne chambre à coucher de feuGuillaume Badin, nous avions suivi, Julie et moi, bien malgré nous,le chemin que Chizac avait pris lui-même, la nuit du meurtre.
– Vous étiez entrés par la porte de larue ? demanda encore Fortune.
– Non, par une autre porte que personnen’avait vue quand je fis l’enquête, personne, sinon moi. Dès cejour-là, j’avais deviné l’histoire de Chizac-le-Riche ; c’estmon métier, et ce fut à coup sûr que je promis à Thérèse Badin deretrouver l’assassin de son père.
« Cavalier, interrompit ici l’inspecteur,ma femme et moi, nous n’avons pas toujours été du même avis sur lafaçon dont il fallait mener cette affaire. Elle me disaitsouvent : « Va droit ton chemin » ; mais l’étatque j’ai fait vingt ans donne l’habitude des routes de traverse. Ily avait d’ailleurs les millions de ce Chizac qui le protégeaientcomme une armure magique, et puis je voulais faire tout d’un coupune honnête fortune pour mon troupeau d’enfants. Quand je vais êtreà mon aise, je changerai de morale : c’est tout ce qu’on peutdemander d’un pauvre diable.
La blonde Julie secoua la tête etmurmura :
– Dieu a failli nous punir.
– Dieu n’est pas si méchant qu’on le dit,reprit Bertrand ; la preuve, c’est que Faraud est arrivé àtemps.
Il tendit la main à Fortune, qui souriait deconfiance.
– Vous avez à peu près deviné l’histoire,cavalier, reprit-il ; je vois bien cela. Ma femme et moi, nousétions partis, le soir où vous soupâtes avec nous, pour la, pêchede l’argent. Nous voulions beaucoup d’argent. Outre qu’il y a cheznous des enfants dans tous les coins, d’autres peuvent venirencore, et nous nous étions dit « Il faut que chacun de cesbambins vive de ses rentes ! »
– En Italie, grommela Fortune, ils ont unproverbe qui dit : « Garez-vous des loups et despères ! »
– À Paris, répliqua Bertrand, les loups necomptent pas, et que dire aux bergers qui vont à l’herbe pour leurspauvres agneaux. Je continue : Julie et moi, nous avions lesmoyens de parvenir jusqu’à la chambre à coucher de Chizac. Nousvoulions quelque chose comme un bon testament.
« J’étais l’ombre de feu Bertrand, Julieétait le fantôme de Colette Besançon, la malheureusedevineresse.
« La veille, une semblable comédiem’avait assez bien réussi mais Chizac avait consulté dansl’intervalle, des abbés ou des philosophes car il était sur ladéfensive.
Nous fûmes pris dans une ratière et murés aufond d’un réduit noir qui semblait n’avoir point d’issue. Nousrestâmes là sans manger une nuit et un jour, et Julie, pauvrefemme, me déchirait le cœur en me parlant des petits. Nos crisn’étaient point entendus. C’était un trou humide, dont lesmurailles semblaient épaisses comme celles d’une tour.
« Nous étions déjà bien affaiblis et biendécouragés lorsque mes mains qui n’avaient jamais cessé dechercher, rencontrèrent sur le sol un anneau encastré dans unedalle. Je soulevai la dalle, et Julie fut obligée de m’aider, carmes forces s’en allaient.
« Sous la trappe, il y avait un escalier.Nous le descendîmes et nous arrivâmes à une porte fermée. Toute lanuit nous travaillâmes à ouvrir cette porte. Nos efforts étaientdésespérés car nous sentions que la vie s’en allait en nous.
«Quand la porte céda enfin, Julie seule put enfranchir le seuil ; mon dernier effort avait précipité toutmon sang à mon cerveau, et je venais de tomber la face contre lesol.
« Elle appela. Les premières lueurs dujour paraissaient venant de la rue, car nous étions dans le cellierde Guillaume Badin, mais la rue était déserte, et personne nerépondit.
« Julie vint se coucher près de moi, nesachant même pas que le salut se trouvait désormais à quelques pasde nous.
« Elle s’évanouit et les heurespassèrent.
« Nous fûmes éveillés par les hurlementsde Faraud et le grand bruit qui se faisait dans la rue, où lesvoisins attaquaient la porte avec un levier, car les gens s’étaientdit que peut-être il y avait encore là quelque malheur.
« Une demi-heure après, nous étions dansnotre logis où Prudence nous faisait chauffer une bonne soupe,pendant que les petits, affolés de joie, sautaient et, chantaientautour de nous.
« Julie était toute au bonheur ;mais je songeais. Je n’avais rien gagné, sinon la connaissance dela route suivie par Chizac pour pénétrer auprès deGuillaume :
« À peine rentré, je reçus un ordre deM. d’Argenson qui m’appelait à l’hôtel de Tencin. J’auraismieux aimé me mettre au lit après avoir avalé mon potage, mais jene suis pas riche et j’ai besoin de tout le monde.
« À l’hôtel de Tencin, sur ma parole, jevous pris pour le duc de Richelieu. Je fis mon devoir enconscience, comme vous pourriez en témoigner au besoin, et je n’aiquitté M. le duc qu’au guichet de la Bastille.
– Pour aller vous coucher j’espère ? ditFortune en riant ; vous aviez bien gagné votre nuit.
– Non, répliqua Bertrand, pour retourner ruedes Cinq-Diamants, à la maison de Chizac-le-Riche.
– Quoi ! s’écria notre cavalier, malgrél’aventure de la veille !
– Jamais on ne prend deux fois le même renardau même piège, répliqua l’inspecteur. Chizac m’appartient, non pastout seul ; que ferais-je d’une pareille montagne d’or ?Mais j’ai droit à un petit morceau de Chizac : c’est lepatrimoine de mes enfants et le repos heureux de notrevieillesse.
Il envoya un baiser à Julie, qui écoutait toutcela paisiblement.
Les blondins continuaient leur joyeux tapagedans la chambre voisine.
– Cavalier, reprit l’inspecteur en se levant,vous avez droit aussi à un morceau de Chizac, et je me souviensd’une généreuse manie qui vous tenait de faire une dot à Mlle deBourbon : vous pouvez la contenter.
– Fi donc ! s’écria Fortune, avec depareil argent !
– À votre aise, répliqua Bertrand, ne parlonsplus de cela, puisque vous avez des préjugés. Restent deuxpoints : votre engagement envers Thérèse Badin et le soin devotre propre sûreté, car vous êtes toujours sous le coup de la loi,et il faudra bien que je vous arrête pour obéir au mandat du baillisuppléant Loiseau.
– Vous savez bien que je suis innocent,s’écria Fortune, qui se leva à son tour.
– Je ne suis pas juge, répliquaBertrand ; il faut que vous veniez chercher votre liberté,comme je vais, moi, chercher le pain de mes vieux jours.
– Et, demanda Fortune, avec une répugnancemanifeste, où voulez-vous me conduire ?
L’inspecteur Bertrand ceignit son épée, mitson feutre et répondit :
– Au lit de mort de Chizac-le-Riche.
Ils sortirent ensemble. Dans la rue, Bertrandpassa son bras sous celui de Fortune et reprit :
– Dès le premier jour, Chizac avait cettepensée d’éblouir un malheureux, et d’acheter de gré à gré unremplaçant pour la justice. Votre camarade La Pistole n’est pas leseul qu’il ait marchandé ; j’en connais deux autres qui sonttous les deux en prison. S’il avait voulu rester en paix au débutet s’abstenir de tout effort, il est bien certain que personne aumonde n’aurait jamais eu l’idée de le soupçonner ; mais quandon a tué on a une fièvre ; l’idée d’écarter le châtiments’empare du cerveau et le tyrannise : à l’exception de ceuxqui font du crime un métier et qui ont le sang-froid né del’habitude, tous les meurtriers se trahissent par l’excès même desprécautions qu’ils élèvent autour d’eux comme un rempart. L’argentne coûtait rien à ce Chizac : il s’est dit : j’entasseraides montagnes l’une sur l’autre pour me faire un abri. Mais chaquepierre, chaque motte de terre composant ces montagnes était unepreuve qui criait à lui-même et aux autres : « C’estChizac qui a tué ! » Alors, il tuait de nouveau, ilfermait sur un innocent les portes d’une prison ; il achetaitdes baillis, des conseillers, des ducs et des ministres. Et lapuissance de l’argent ainsi prodigué est si grande que Chizac,malgré sa démence, qui criait en quelque sorte sur les toits :« Je suis le coupable ! » aurait vécu vingt ans dansl’impunité, dans l’opulence et dans la gloire, si Dieu n’avait pasplacé sur son chemin un tout petit caillou, moins que cela, unpauvre diable, I’inspecteur Bertrand, qui joue du cœur humain commed’autres soufflent dans une flûte, et qui sait l’endroit précis oùlà conscience d’un homme peut être écrasée comme une mouche, rienqu’en y posant le doigt.
– Un homme de votre sorte, pensa tout hautFortune, qui fait son métier loyalement, serait plus utile et plusrespectable aussi qu’un soldat, qu’un juge ou qu’unprêtre !
Bertrand s’arrêta court et le regarda en face.Une parole vint à sa lèvre, mais il ne la prononça point et se mità ricaner amèrement.
– Le monde est un vieux fou, murmura-t-ilaprès un silence ; il regarde la robe et non pas l’homme.C’est une habitude qui dure depuis plus de six mille ans, et ilfaut que mes enfants aient des rentes pour être prêtres, juges ousoldats.
Il se remit à marcher en continuant :
– J’ai de l’Honneur à ma manière. Si j’avaiscru qu’on pût attaquer Chizac devant le Bailliage ou devant leParlement, j’aurais été droit mon chemin ; mais il a dépenséje ne sais combien de millions depuis trois jours et la caisse dela Compagnie des Indes ne suffirait pas à remplir toutes lespromesses qu’il a faites. Quand une forteresse est à l’abri ducanon, il faut creuser une mine, et la ruse est permise à celui quise voit seul contre tous.
« Ami Fortune, interrompit-il enralentissant le pas, ne marchons pas si vite ; nous voici déjàaux piliers des halles, et j’en ai encore pour cinq minutes. Je nesuis pas cruel ; cet homme-là me fait pitié, car sa fin esthorrible.
«Mais vous parliez de devoir accompli :la main sur ma conscience, je fais comme le mercenaire en campagne,je prends mon butin où je le trouve, mais cela ne m’empêche pas deme battre bravement.
« Cette nuit, reprit-il en baissant lavoix, à mes risques et périls dans la maison de Chizac, j’avaisbien entendu un déguisement. Malgré l’Heure avancée, il y avaitautant de monde qu’à une réception du Palais-Royal ; lessalons étaient pleins, l’antichambre regorgeait.
« Chizac était étendu sur un lit deparade, entouré de Médecins, de magistrats et de grands seigneurs.J’ai, reconnu M. Law dans sa ruelle, et au moment où j’yentrais, l’abbé Dubois causait tout bas à son chevet.
« Il ne fallait pas le regarder deux foispour voir sur son visage les signes d’une mort prochaine, etcependant les médecins disaient qu’il subissait une crise favorableet que, dans une semaine, il se porterait comme un charme.Financiers et seigneurs applaudissaient à cet oracle de la science,et les dames, car il y avait des dames, penchaient au-dessus decette agonie la gaieté provocante de leurs sourires.
« Chizac restait immobile et morne. Ilsemblait ne rien voir et ne rien entendre. Son tic agitaitfaiblement les muscles amollis de sa figure et ses lèvres remuaientavec lenteur. Quand le silence se faisait, on l’entendaitmurmurer :
« Il faut juger l’assassin… et lependre ! Je paierai ! je paierai !
« il y avait des conseillers qui disaienttout haut :
« – Comment une pareille terreur a-t-ellepu entrer dans l’âme de ce juste !
« Et tout bas :
« – Chacune de ses paroles le trahit. Sion ne lui met un bâillon il se dénoncera lui-même !
« L’abbé Dubois s’éloigna, causant avecM. Law, et j’entendis cette phrase :
« – Il est bien bas. Aurons-nous le tempsde lui faire rendre gorge ?
« Les dames causaient aussi en sedirigeant vers la porte.
« – S’il pouvait seulement emporter,bavardaient-elles, ce qu’il faut pour graisser la patte au portierdu paradis ?…
« Et les médecins sortaient un à un.Interrogés par les valets dans l’antichambre, ilsrépondaient :
« – C’est un cadavre ; préparez labière.
« Les salons se vidèrent, et je dois direque plus d’un visiteur, homme ou femme, emporta quelqueobjet : un meuble précieux, un bijou, la moindre des choses,sans doute pour garder un souvenir de ce bon M. Chizac.
« Ce fut comme le signal dupillage : une demi-heure après, la maison était pleine debruit, parce que les valets ménageaient tout ce qui était à leurconvenance.
« Le malade demanda une goutte d’eau. Iln’y avait plus personne dans sa chambre, sinon un dernier médecin,qui eut la charité de lui présenter un breuvage. Mais pendant quela main tremblante du riche portait la goutte d’eau à ses lèvres,le médecin jeta sa perruque et entrouvrit son manteau.
« C’était moi, le médecin.
Cette fois, ce fut Fortune lui-même qui cessade marcher.
– C’était moi ! répéta Bertrand. Chizacavait essayé de me tuer deux fois : j’avais droit de medéfendre.
« Chizac laissa tomber son verre ettrouva la force de se dresser sur son séant.
« – Êtes-vous donc vraiment unfantôme ! balbutia-t-il.
« Je répondis :
« – Non, je suis un homme vivant.
« – Par où vous êtes-vous échappé devotre prison ?
« – Par la chambre où vous avez poignardéGuillaume Badin.
« Sa bouche s’ouvrit toute grande, commes’il eût voulu crier, mais aucun son ne sortit.
« En même temps, son tic s’arrêta tout àfait, et je n’ai jamais rien vu de plus terrible que l’immobilitéde ce visage.
« Il n’était pas mort, cependant, car ila dit, en laissant aller sa tête sur l’oreiller :
« – Je paierai ! jepaierai !… »
Quand l’inspecteur Bertrand et Fortunearrivèrent dans la rue des Cinq-Diamants, il y avait deux ou troisdouzaines de curieux rassemblés devant la porte deChizac-le-Riche.
On disait dans ce groupe que la maison avaitété pillée, cette nuit même, par les propres valets de Chizac. Onattendait, du reste, des nouvelles plus certaines, car le baillisuppléant Loiseau, son greffier Thirou et le commissaire Touchenot,suivis de quelques suppôts de justice, venaient de monter dans lesappartements.
On livra passage à l’inspecteur, non sans luiadresser de nombreuse questions ; mais il franchit le seuil,toujours suivi de Fortune.
L’escalier était jonché de débris ; lelogis lui-même présentait une scène de dévastation. Les ravageursn’avaient laissé que les murailles.
En passant devant l’ancien cabinet où Chizactraitait ses affaires, Bertrand et Fortune entendirent le son deplusieurs voix. Ils s’arrêtèrent. C’était le bailli suppléantLoiseau qui parlait.
– Ne perdons pas de temps, s’il vous plaît,disait-il, c’est l’heure de mon dîner, et rien ne me déplaît commede manger ma soupe froide. Il y a évidence. Le malheureux s’estsoustrait par la fuite à l’action de la loi, et souvenez-vous que,dès le début de l’enquête, j’avais pris sur moi d’affirmerl’innocence de ce jeune homme qu’on avait trouvé endormi dans lelit de Guillaume Badin. Je n’ai plus guère présents à la mémoireles termes de mon raisonnement, mais je me souviens qu’ils’agissait d’une auberge…
Fortune et l’inspecteur passèrent.
Dans la chambre à coucher, le lit était vide.À quelque distance du lit, une des tuiles du carreau avait étéenlevée, et laissait voir un trou, vide également.
– C’est ici que Faraud avait aboyé, murmuraBertrand ; c’est ici que le riche avait caché la dépouille dupauvre Guillaume, la nuit du meurtre.
Ils passèrent encore. Plusieurs chambresdésertes et complètement dévastées les conduisirent à un dernierappartement où se trouvait une porte murée, dont la maçonnerie,récemment défaite, avait un trou à peine capable de donner issue àun homme.
Bertrand s’engagea le premier dans ce trou etFortune le suivit.
– J’ai manqué laisser mes os ici, murmural’inspecteur. C’est la prison où l’on m’avait enfermé avec mafemme.
La trappe était soulevée. Ils descendirentl’escalier, et parvinrent, après différents détours, dans l’anciencellier de Guillaume Badin.
Sur le grabat de ce dernier, une masse informeétait étendue.
La cave s’éclairait seulement par une lueurqui venait de la rue par-dessous la porte.
Sur le billot était une chandelle éteinte.Bertrand battit le briquet et la ralluma.
La masse étendue sur le grabat étaitChizac-le-Riche, qui tenait dans sa main gauche le mouchoircontenant l’héritage de Guillaume Badin, et dans sa main droite untout petit poignard dont la lame ressemblait à celle d’uneépée.
Le corps de Chizac gardait la chaleur de lavie, quoiqu’il eût rendu le dernier soupir. Il portait au côtégauche de la poitrine une blessure mince, toute pareille à celle deGuillaume et qui n’avait pas perdu de sang.
Il avait bien travaillé avant de céder ainsi àquelque accès de terreur : il avait rassemblé ses trésors,préparant la bataille ou la fuite, car autour de lui, de véritablesmonceaux de papier argent s’accumulaient.
L’inspecteur Bertrand se jeta à corps perdusur ce trésor, en criant :
– Les petits rouleront carrosse !
Fortune ferma les yeux de Chizac sans motdire.
Et comme Bertrand affolé le pressait departager la curée, il répondit en mettant la main sur le mouchoirde Guillaume :
– Voici qui appartient à Thérèse, je le prendspour le lui rendre. Il n’y a rien ici pour notre ami Courtenay etnotre chère Aldée. Quant à moi, je ne suis pas un Caton, et jecrois bien que j’ai pu prendre çà et là quelques bribes du biend’autrui dans mes campagnes ; mais c’était en pays ennemi, etje n’avais pas encore le cœur plein de Muguette. Elle est là, mapetite Muguette ; je la vois entre moi et sespaperasses ; je l’entends aussi ; elle me dit : jen’en veux pas. Donc, ami Bertrand, grand bien vous fasse, et aurevoir. J’apporterai dans mon ménage, bon pied, bon œil et bonnehumeur.
« Et autre chose encore, interrompit-il,en foulant les millions pour gagner la porte. La mule du pape,j’allais oublier mon étoile !
Post-scriptum : il y eut troisnoces et demie, car La Pistole reprit sa femme, qui lui mangea sesmillions.
FIN