Le Curé de village

Chapitre 2Tascheron

Dans cette même année, Limoges eut le terrible spectacle et ledrame singulier du procès Tascheron, dans lequel le magistratdéploya les talents qui plus tard le firent nommerProcureur-général.

Un vieillard qui habitait une maison isolée dans le faubourgSaint-Etienne fut assassiné. Un grand jardin fruitier sépare dufaubourg cette maison, également séparée de la campagne par unjardin d’agrément au bout duquel sont d’anciennes serresabandonnées. La rive de la Vienne forme devant cette habitation untalus rapide dont l’inclinaison permet de voir la rivière. La couren pente finit à la berge par un petit mur où, de distance endistance, s’élèvent des pilastres réunis par des grilles, plus pourl’ornement que pour la défense, car les barreaux sont en boispeint. Ce vieillard nommé Pingret, célèbre par son avarice, vivaitavec une seule servante, une campagnarde à laquelle il faisaitfaire ses labours. Il soignait lui-même ses espaliers, taillait sesarbres, récoltait ses fruits, et les envoyait vendre en ville,ainsi que des primeurs à la culture desquelles il excellait. Lanièce de ce vieillard et sa seule héritière, mariée à un petitrentier de la ville, monsieur des Vanneaulx, avait maintes foisprié son oncle de prendre un homme pour garder sa maison, en luidémontrant qu’il y gagnerait les produits de plusieurs carrésplantés d’arbres en plein vent où il semait lui-même desgrenailles, mais il s’y était constamment refusé. Cettecontradiction chez un avare donnait matière à bien des causeriesconjecturales dans les maisons où les des Vanneaulx passaient lasoirée. Plus d’une fois, les plus divergentes réflexionsentrecoupèrent les parties de boston. Quelques esprits matoisavaient conclu en présumant un trésor enfoui dans les luzernes. – « Si j’étais à la place de madame des Vanneaulx, disait un agréablerieur, je ne tourmenterais point mon oncle ; si onl’assassine, eh ! bien, on l’assassinera. J’hériterais. « Madame des Vanneaulx voulait faire garder son oncle, comme lesentrepreneurs du Théâtre-Italien prient leur ténor à recettes de sebien couvrir le gosier, et lui donnent leur manteau quand il aoublié le sien. Elle avait offert au petit Pingret un superbe chiende basse-cour, le vieillard le lui avait renvoyé par JeanneMalassis, sa servante :  » – Votre oncle ne veut point d’une bouchede plus à la maison,  » dit-elle à madame des Vanneaulx. L’événementprouva combien les craintes de la nièce étaient fondées. Pingretfut assassiné, pendant une nuit noire, au milieu d’un carré deluzerne où il ajoutait sans doute quelques louis à un pot pleind’or. La servante, réveillée par la lutte, avait eu le courage devenir au secours du vieil avare, et le meurtrier s’était trouvédans l’obligation de la tuer pour supprimer son témoignage. Cecalcul, qui détermine presque toujours les assassins à augmenter lenombre de leurs victimes, est un malheur engendré par la peinecapitale qu’ils ont en perspective. Ce double meurtre futaccompagné de circonstances bizarres qui devaient donner autant dechances à l’Accusation qu’à la Défense. Quand les voisins furentune matinée sans voir ni le petit père Pingret ni saservante ; lorsqu’en allant et venant, ils examinèrent samaison à travers les grilles de bois et qu’ils trouvèrent, contretout usage, les portes et les fenêtres fermées, il y eut dans lefaubourg Saint-Etienne une rumeur qui remonta jusqu’à la rue desCloches où demeurait madame des Vanneaulx. La nièce avait toujoursl’esprit préoccupé d’une catastrophe, elle avertit la Justice quienfonça les portes. On vit bientôt dans les quatre carrés, quatretrous vides, et jonchés à l’entour par les débris de pots pleinsd’or la veille. Dans deux des trous mal rebouchés, les corps dupère Pingret et de Jeanne Malassis avaient été ensevelis avec leurshabits. La pauvre fille était accourue pieds nus, en chemise.Pendant que le Procureur du roi, le commissaire de police et lejuge d’Instruction recueillaient les éléments de la procédure,l’infortuné des Vanneaulx recueillait les débris des pots, etcalculait la somme volée d’après leur contenance. Les magistratsreconnurent la justesse des calculs, en estimant à mille pièces parpot les trésors envolés ; mais ces pièces étaient-elles dequarante-huit ou de quarante, de vingt-quatre ou de vingtfrancs ? Tous ceux qui, dans Limoges, attendaient deshéritages, partagèrent la douleur des des Vanneaulx. Lesimaginations limousines furent vivement stimulées par le spectaclede ces pots à or brisés. Quant au petit père Pingret, qui souventvenait vendre des légumes lui-même au marché, qui vivait d’oignonset de pain, qui ne dépensait pas trois cents francs par an, quin’obligeait ou ne désobligeait personne, et n’avait pas fait unscrupule de bien dans le faubourg Saint-Etienne, il n’excita pas lemoindre regret. Quant à Jeanne Malassis, son héroïsme, que le vieilavare aurait à peine récompensé, fut jugé comme intempestif ;le nombre des âmes qui l’admirèrent fut petit en comparaison deceux qui dirent : – Moi j’aurais joliment dormi !

Les gens de justice ne trouvèrent ni encre ni plume pourverbaliser dans cette maison nue, délabrée, froide et sinistre. Lescurieux et l’héritier aperçurent alors les contresens qui seremarquent chez certains avares. L’effroi du petit vieillard pourla dépense éclatait sur les toits non réparés qui ouvraient leursflancs à la lumière, à la pluie, à la neige ; dans leslézardes vertes qui sillonnaient les murs, dans les portes pourriesprès de tomber au moindre choc, et les vitres en papier non huilé.Partout des fenêtres sans rideaux, des cheminées sans glaces nichenets et dont l’âtre propre était garni d’une bûche ou de petitsbois presque vernis par la sueur du tuyau ; puis des chaisesboiteuses, deux couchettes maigres et plates, des pots fêlés, desassiettes rattachées, des fauteuils manchots ; à son lit, desrideaux que le temps avait brodés de ses mains hardies, unsecrétaire mangé par les vers où il serrait ses graines, du lingeépaissi par les reprises et les coutures ; enfin un tas dehaillons qui ne vivaient que soutenus par l’esprit du maître, etqui, lui mort, tombèrent en loques, en poudre, en dissolutionchimique, en ruines, en je ne sais quoi sans nom, dès que les mainsbrutales de l’héritier furieux ou des gens officiels y touchèrent.Ces choses disparurent comme effrayées d’une vente publique. Lagrande majorité de la capitale du Limousin s’intéressa longtemps àces braves des Vanneaulx qui avaient deux enfants ; mais quandla Justice crut avoir trouvé l’auteur présumé du crime, cepersonnage absorba l’attention, il devint un héros et les desVanneaulx restèrent dans l’ombre du tableau.

Vers la fin du mois de mars, madame Graslin avait éprouvé déjàquelques-uns de ces malaises que cause une première grossesse etqui ne peuvent plus se cacher. La Justice informait alors sur lecrime commis au faubourg Saint-Etienne, et l’assassin n’était pasencore arrêté. Véronique recevait ses amis dans sa chambre àcoucher, on y faisait la partie. Depuis quelques jours, madameGraslin ne sortait plus, elle avait eu déjà plusieurs de cescaprices singuliers attribués chez toutes les femmes à lagrossesse ; sa mère venait la voir presque tous les jours, etces deux femmes restaient ensemble pendant des heures entières. Ilétait neuf heures, les tables de jeu restaient sans joueurs, toutle monde causait de l’assassinat et des des Vanneaulx.L’Avocat-général entra.

– Nous tenons l’assassin du père Pingret, dit-il d’un airjoyeux.

– Qui est-ce ? lui demanda-t-on de toutes parts.

– Un ouvrier porcelainier dont la conduite est excellente et quidevait faire fortune. Il travaillait à l’ancienne manufacture devotre mari, dit-il en se tournant vers madame Graslin.

– Qui est-ce ? demanda Véronique d’une voix faible.

– Jean-François Tascheron.

– Le malheureux ! répondit-elle. Oui, je l’ai vu plusieursfois, mon pauvre père me l’avait recommandé comme un sujetprécieux.

– Il n’y était déjà plus avant la mort de Sauviat, il avaitpassé dans la fabrique de messieurs Philippart qui lui ont fait desavantages, répondit la vieille Sauviat. Mais ma fille est-elleassez bien pour entendre cette conversation ? dit-elle enregardant madame Graslin qui était devenue blanche comme sesdraps.

Dès cette soirée, la vieille mère Sauviat abandonna sa maison etvint malgré ses soixante-six ans, se constituer la garde-malade desa fille. Elle ne quitta pas la chambre, les amis de madame Graslinla trouvèrent à toute heure héroïquement placée au chevet du lit oùelle s’adonnait à son éternel tricot, couvant du regard Véroniquecomme au temps de la petite vérole, répondant pour elle et nelaissant pas toujours entrer les visites. L’amour maternel etfilial de la mère et de la fille était si bien connu dans Limoges,que les façons de la vieille femme n’étonnèrent personne.

Quelques jours après, quand l’Avocat-général voulut raconter lesdétails que toute la ville recherchait avidement sur Jean-FrançoisTascheron, en croyant amuser la malade, la Sauviat l’interrompitbrusquement en lui disant qu’il allait encore causer de mauvaisrêves à madame Graslin. Véronique pria monsieur de Grandvilled’achever, en le regardant fixement. Ainsi les amis de madameGraslin connurent les premiers et chez elle, par l’Avocat-général,le résultat de l’instruction qui devait devenir bientôt publique.Voici, mais succinctement, les éléments de l’acte d’accusation quepréparait alors le Parquet.

Jean-François Tascheron était fils d’un petit fermier chargé defamille qui habitait le bourg de Montégnac. Vingt ans avant cecrime, devenu célèbre en Limousin, le canton de Montégnac serecommandait par ses mauvaises mœurs. Le parquet de Limoges disaitproverbialement que sur cent condamnés du Département, cinquanteappartenaient à l’Arrondissement d’où dépendait Montégnac. Depuis1816, deux ans après l’envoi du curé Bonnet, Montégnac avait perdusa triste réputation, ses habitants avaient cessé d’envoyer leurcontingent aux Assises. Ce changement fut attribué généralement àl’influence que monsieur Bonnet exerçait sur cette Commune, jadisle foyer des mauvais sujets qui désolèrent la contrée. Le crime deJean-François Tascheron rendit tout à coup à Montégnac son anciennerenommée. Par un insigne effet du hasard la famille Tascheron étaitpresque la seule du pays qui eût conservé ces vieilles mœursexemplaires et ces habitudes religieuses que les observateursvoient aujourd’hui disparaître de plus en plus dans lescampagnes ; elle avait donc fourni un point d’appui au curé,qui naturellement la portait dans son cœur. Cette famille,remarquable par sa probité, par son union, par son amour dutravail, n’avait offert que de bons exemples à Jean-FrançoisTascheron. Amené à Limoges par l’ambition louable de gagnerhonorablement une fortune dans l’industrie, ce garçon avait quittéle bourg au milieu des regrets de ses parents et de ses amis qui lechérissaient. Durant deux années d’apprentissage, sa conduite futdigne d’éloges, aucun dérangement sensible n’avait annoncé le crimehorrible par lequel finissait sa vie. Jean-François Tascheron avaitpassé à étudier et à s’instruire le temps que les autres ouvriersdonnent à la débauche ou au cabaret. Les perquisitions les plusminutieuses de la justice de province, qui a beaucoup de temps àelle, n’apportèrent aucune lumière sur les secrets de cetteexistence. Soigneusement questionnée, l’hôtesse de la maigre maisongarnie où demeurait Jean-François, n’avait jamais logé de jeunehomme dont les mœurs fussent aussi pures, dit-elle. Il était d’uncaractère aimable et doux, quasi gai. Environ une année avant decommettre ce crime, son humeur parut changée, il découcha plusieursfois par mois, et souvent quelques nuits de suite, dans quellepartie de la ville ? elle l’ignorait. Seulement, elle pensaplusieurs fois, par l’état des souliers, que son locataire revenaitde la campagne. Quoiqu’il sortît de la ville, au lieu de prendredes souliers ferrés, il se servait d’escarpins. Avant de partir, ilse faisait la barbe, se parfumait et mettait du linge blanc.L’Instruction étendit ses perquisitions jusque dans les maisonssuspectes et chez les femmes de mauvaise vie, mais Jean-FrançoisTascheron y était inconnu. L’Instruction alla chercher desrenseignements dans la classe des ouvrières et des grisettes, maisaucune des filles dont la conduite était légère n’avait eu derelations avec l’inculpé. Un crime sans motif est inconcevable,surtout chez un jeune homme à qui sa tendance vers l’instruction etson ambition devaient faire accorder des idées et un senssupérieurs à ceux des autres ouvriers. Le Parquet et le juged’Instruction attribuèrent à la passion du jeu l’assassinat commispar Tascheron ; mais, après de minutieuses recherches, il futdémontré que le prévenu n’avait jamais joué. Jean-François serenferma tout d’abord dans un système de dénégation qui, enprésence du Jury, devait tomber devant les preuves, mais qui dénotal’intervention d’une personne pleine de connaissances judiciaires,ou douée d’un esprit supérieur.

Les preuves, dont voici les principales, étaient, comme dansbeaucoup d’assassinats, à la fois graves et légères. L’absence deTascheron pendant la nuit du crime, sans qu’il voulut dire où ilétait. Le prévenu ne daignait pas forger un alibi. Un fragment desa blouse déchirée à son insu par la pauvre servante dans la lutte,emporté par le vent, retrouvé dans un arbre. Sa présence le soirautour de la maison remarquée par des passants, par des gens dufaubourg, et qui, sans le crime, ne s’en seraient pas souvenus. Unefausse clef fabriquée par lui-même pour entrer par la porte quidonnait sur la campagne, et assez habilement enterrée dans un destrous, à deux pieds en contre-bas, mais où fouilla par hasardmonsieur des Vanneaulx, pour savoir si le trésor n’avait pas deuxétages. L’Instruction finit par trouver qui avait fourni le fer,qui prêta l’étau, qui donna la lime. Cette clef fut le premierindice, elle mit sur la voie de Tascheron arrêté sur la limite duDépartement, dans un bois où il attendait le passage d’unediligence. Une heure plus tard, il eût été parti pour l’Amérique.Enfin, malgré le soin avec lequel les marques des pas furenteffacées dans les terres labourées et sur la boue du chemin, legarde-champêtre avait trouvé des empreintes d’escarpins,soigneusement décrites et conservées. Quand on fit desperquisitions chez Tascheron, les semelles de ses escarpins,adaptées à ces traces, y correspondirent parfaitement. Cette fatalecoïncidence confirma les observations de la curieuse hôtesse.L’Instruction attribua le crime à une influence étrangère et non àune résolution personnelle. Elle crut à une complicité, quedémontrait l’impossibilité d’emporter les sommes enfouies. Quelquefort que soit un homme, il ne porte pas très-loin vingt-cinq millefrancs en or. Si chaque pot contenait cette somme, les quatreavaient nécessité quatre voyages. Or, une circonstance singulièredéterminait l’heure à laquelle le crime avait été commis. Dansl’effroi que les cris de son maître durent lui causer, JeanneMalassis, en se levant, avait renversé la table de nuit surlaquelle était sa montre. Cette montre, le seul cadeau que lui eûtfait l’avare en cinq ans, avait eu son grand ressort brisé par lechoc, elle indiquait deux heures après minuit. Vers la mi-mars,époque du crime, le jour arrive entre cinq et six heures du matin.A quelque distance que les sommes eussent été transportées,Tascheron n’avait donc pu, dans le cercle des hypothèses embrassépar l’Instruction et le Parquet, opérer à lui seul cet enlèvement.Le soin avec lequel Tascheron avait ratissé les traces des pas ennégligeant celles des siens révélait une mystérieuse assistance.Forcée d’inventer, la Justice attribua ce crime à une frénésied’amour ; et l’objet de cette passion ne se trouvant pas dansla classe inférieure, elle jeta les yeux plus haut. Peut-être unebourgeoise, sûre de la discrétion d’un jeune homme taillé en Séïde,avait-elle commencé un roman dont le dénoûment étaithorrible ? Cette présomption était presque justifiée par lesaccidents du meurtre. Le vieillard avait été tué à coups de bêche.Ainsi son assassinat était le résultat d’une fatalité soudaine,imprévue, fortuite. Les deux amants avaient pu s’entendre pourvoler, et non pour assassiner. L’amoureux Tascheron et l’avarePingret, deux passions implacables s’étaient rencontrées sur lemême terrain, attirées toutes deux par l’or dans les ténèbresépaisses de la nuit. Afin d’obtenir quelque lueur sur cette sombredonnée, la Justice employa contre une sœur très-aimée deJean-François la ressource de l’arrestation et de la mise ausecret, espérant pénétrer par elle les mystères de la vie privée dufrère. Denise Tascheron se renferma dans un système de dénégationdicté par la prudence, et qui la fit soupçonner d’être instruitedes causes du crime, quoiqu’elle ne sût rien. Cette détentionallait flétrir sa vie. Le prévenu montrait un caractère bien rarechez les gens du peuple : il avait dérouté les plus habiles moutonsavec lesquels il s’était trouvé, sans avoir reconnu leur caractère.Pour les esprits distingués de la magistrature, Jean-François étaitdonc criminel par passion et non par nécessité, comme la plupartdes assassins ordinaires qui passent tous par la policecorrectionnelle et par le bagne avant d’en venir à leur derniercoup. D’actives et prudentes recherches, se firent dans le sens decette idée ; mais l’invariable discrétion du criminel laissal’instruction sans éléments. Une fois le roman assez plausible decette passion pour une femme du monde admis, plus d’uneinterrogation captieuse lancée à Jean-François ; mais sadiscrétion triompha de toutes les tortures morales que l’habiletédu juge d’Instruction lui imposait. Quand, par un dernier effort,le magistrat dit à Tascheron que la personne pour laquelle il avaitcommis le crime était connue et arrêtée, il ne changea pas devisage, et se contenta de répondre ironiquement.  » – Je serais bienaise de la voir !  » En apprenant ces circonstances, beaucoupde personnes partagèrent les soupçons des magistrats en apparenceconfirmés par le silence de Sauvage que gardait l’accusé. L’intérêts’attacha violemment à un jeune homme qui devenait un problème.Chacun comprendra facilement combien ces éléments entretinrent lacuriosité publique, et avec quelle avidité les débats allaient êtresuivis. Malgré les sondages de la police, l’Instruction s’étaitarrêtée sur le seuil de l’hypothèse sans oser pénétrer le mystère,elle y trouvait tant de dangers ! En certains cas judiciaires,les demi-certitudes ne suffisent pas aux magistrats. On espéraitdonc voir la vérité surgir au grand jour de la Cour d’Assises,moment où bien des criminels se démentent.

Monsieur Graslin fut un des jurés désignés pour la session, ensorte que, soit par son mari, soit par monsieur de Grandville,Véronique devait savoir les moindres détails du procès criminelqui, pendant une quinzaine de jours, tint en émoi le Limousin et laFrance. L’attitude de l’accusé justifia la fabulation adoptée parla ville d’après les conjectures de la Justice ; plus d’unefois, son oeil plongea dans l’assemblée de femmes privilégiées quivinrent savourer les mille émotions de ce drame réel. Chaque foisque le regard de cet homme embrassa cet élégant parterre par unrayon clair, mais impénétrable, il y produisit de violentessecousses, tant chaque femme craignait de paraître sa complice, auxyeux inquisiteurs du Parquet et de la Cour. Les inutiles efforts del’Instruction reçurent alors leur publicité, et révélèrent lesprécautions prises par l’accusé pour assurer un plein succès à soncrime. Quelques mois avant la fatale nuit, Jean-François s’étaitmuni d’un passe-port pour l’Amérique du Nord. Ainsi le projet dequitter la France avait été formé, la femme devait donc êtremariée, il eût sans doute été inutile de s’enfuir avec une jeunefille. Peut-être le crime avait-il eu pour but d’entretenirl’aisance de cette inconnue. La Justice n’avait trouvé sur lesregistres de l’Administration aucun passe-port pour ce pays au nomd’aucune femme. Au cas où la complice se fût procuré son passe-portà Paris, les registres y avaient été consultés, mais en vain, demême que dans les Préfectures environnantes. Les moindres détailsdes débats mirent en lumière les profondes réflexions d’uneintelligence supérieure. Si les dames limousines les plusvertueuses attribuaient l’usage assez inexplicable dans la vieordinaire d’escarpins pour aller dans la boue et dans les terres àla nécessité d’épier le vieux Pingret, les hommes les moins fatsétaient enchantés d’expliquer combien les escarpins étaient utilespour marcher dans une maison, y traverser les corridors, y monterpar les croisées sans bruit. Donc, Jean-François et sa maîtresse(jeune, belle, romanesque, chacun composait un superbe portrait)avaient évidemment médité d’ajouter, par un faux, et son épouse surle passe-port. Le soir, dans tous les salons, les parties étaientinterrompues par les recherches malicieuses de ceux qui, sereportant en mars 1829, recherchaient quelles femmes alors étaienten voyage à Paris, quelles autres avaient pu faire ostensiblementou secrètement les préparatifs d’une fuite. Limoges jouit alors deson procès Fualdès, orné d’une madame Manson inconnue. Aussi jamaisville de province ne fut-elle plus intriguée que l’était chaquesoir Limoges après l’audience. On y rêvait de ce procès où toutgrandissait l’accusé dont les réponses savamment repassées,étendues, commentées, soulevaient d’amples discussions. Quand undes jurés demanda pourquoi Tascheron avait pris un passeport pourl’Amérique, l’ouvrier répondit qu’il voulait y établir unemanufacture de porcelaines. Ainsi, sans compromettre son système dedéfense, il couvrait encore sa complice, en permettant à chacund’attribuer son crime à la nécessité d’avoir des fonds pouraccomplir un ambitieux projet.

Au plus fort de ces débats, il fut impossible que les amis deVéronique, pendant une soirée où elle paraissait moins souffrante,ne cherchassent pas à expliquer la discrétion du criminel. Laveille, le médecin avait ordonné une promenade à Véronique. Lematin même elle avait donc pris le bras de sa mère pour aller, entournant la ville, jusqu’à la maison de campagne de la Sauviat, oùelle s’était reposée. Elle avait essayé de rester debout à sonretour et avait attendu son mari ; Graslin ne revint qu’à huitheures de la Cour d’Assises, elle venait de lui servir à dînerselon son habitude, elle entendit nécessairement la discussion deses amis. – Si mon pauvre père vivait encore, leur dit-elle, nousen aurions su davantage ou peut-être cet homme ne serait-il pasdevenu criminel. Mais je vous vois tous préoccupés d’une idéesingulière. Vous voulez que l’amour soit le principe du crime,là-dessus je suis de votre avis ; mais pourquoi croyez-vousque l’inconnue est mariée, ne peut-il pas avoir aimé une jeunefille que le père et la mère lui auraient refusée ?

– Une jeune personne eût été plus tard légitimement à lui,répondit monsieur de Grandville. Tascheron est un homme qui nemanque pas de patience, il aurait eu le temps de faire loyalementfortune en attendant le moment où toute fille est libre de semarier contre la volonté de ses parents.

– J’ignorais, dit madame Graslin qu’un pareil mariage fûtpossible ; mais comment dans une ville où tout se sait, oùchacun voit ce qui se passe chez son voisin, n’a-t-on pas le plusléger soupçon ? Pour aimer, il faut au moins se voir ou s’êtrevus ? Que pensez-vous, vous autres magistrats !demanda-t-elle en plongeant un regard fixe dans les yeux del’Avocat-général.

– Nous croyons tous que la femme appartient à la classe de labourgeoisie ou du commerce.

– Je pense le contraire, dit madame Graslin. Une femme de cegenre n’a pas les sentiments assez élevés.

Cette réponse concentra les regards de tout le monde surVéronique et chacun attendit l’explication de cette paroleparadoxale.

– Pendant les heures de nuit que je passe sans sommeil ou lejour dans mon lit il m’a été impossible de ne pas penser à cettemystérieuse affaire et j’ai cru deviner les motifs de Tascheron.Voilà pourquoi je pensais à une jeune fille. Une femme mariée a desintérêts sinon des sentiments qui partagent son cœur et l’empêchentd’arriver à l’exaltation complète qui inspire une si grandepassion. Il faut ne pas avoir d’enfant pour concevoir un amour quiréunisse les sentiments maternels à ceux qui procèdent du désir.Evidemment cet homme a été aimé par une femme qui voulait être sonsoutien. L’inconnue aura porté dans sa passion le génie auquel nousdevons les belles œuvres des artistes, des poëtes et qui chez lafemme existe mais sous une autre forme, elle est destinée à créerdes hommes et non des choses. Nos œuvres, à nous, c’est nosenfants ! Nos enfants sont nos tableaux, nos livres, nosstatues. Ne sommes-nous pas artistes dans leur éducation première.Aussi gagerais-je ma tête à couper que si l’inconnue n’est pas unejeune fille, elle n’est pas mère. Il faudrait chez les gens duParquet la finesse des femmes pour deviner mille nuances qui leuréchapperont sans cesse en bien des occasions. Si j’eusse été votreSubstitut, dit-elle à l’Avocat-général, nous eussions trouvé lacoupable, si toutefois l’inconnue est coupable. J’admets, commemonsieur l’abbé Dutheil, que les deux amants avaient conçu l’idéede s’enfuir faute d’argent, pour vivre en Amérique avec les trésorsdu pauvre Pingret. Le vol a engendré l’assassinat par la fatalelogique qu’inspire la peine de mort aux criminels. Aussi, dit-elleen lançant à l’Avocat-général un regard suppliant, serait-ce unechose digne de vous que de faire écarter la préméditation, voussauveriez la vie à ce malheureux. Cet homme est grand malgré soncrime, il réparerait peut-être ses fautes par un magnifiquerepentir. Les œuvres du repentir doivent entrer pour quelque chosedans les pensées de la Justice. Aujourd’hui n’y a-t-il pas mieux àfaire qu’à donner sa tête ou à fonder comme autrefois la cathédralede Milan, pour expier des forfaits ?

– Madame, vous êtes sublime dans vos idées, ditl’Avocat-général ; mais la préméditation écartée, Tascheronserait encore sous le poids de la peine de mort à cause descirconstances graves et prouvées qui accompagnent le vol, la nuit,l’escalade, l’effraction, etc.

– Vous croyez donc qu’il sera condamné ? dit-elle enabaissant ses paupières.

– J’en suis certain, le Parquet aura la victoire.

Un léger frisson fit crier la robe de madame Graslin, qui dit :J’ai froid ! Elle prit le bras de sa mère et s’allacoucher.

– Elle est beaucoup mieux aujourd’hui, dirent ses amis.

Le lendemain, Véronique était à la mort. Quand son médecinmanifesta son étonnement en la trouvant si près d’expirer, elle luidit en souriant : – Ne vous avais-je pas prédit que cette promenadene me vaudrait rien.

Depuis l’ouverture des débats, Tascheron se tenait sansforfanterie comme sans hypocrisie. Le médecin, toujours pourdivertir la malade, essaya d’expliquer cette attitude que sesdéfenseurs exploitaient. Le talent de son avocat éblouissaitl’accusé sur le résultat, il croyait échapper à la mort, disait lemédecin. Par moments, on remarquait sur son visage une espérancequi tenait à un bonheur plus grand que celui de vivre. Lesantécédents de la vie de cet homme, âgé de vingt-trois ans,contredisaient si bien les actions par lesquelles elle seterminait, que ses défenseurs objectaient son attitude comme uneconclusion. Enfin les preuves accablantes dans l’hypothèse del’Accusation devenaient si faibles dans le roman de la Défense, quecette tête fut disputée avec des chances favorables par l’avocat.Pour sauver la vie à son client, l’avocat se battit à outrance surle terrain de la préméditation, il admit hypothétiquement lapréméditation du vol, non celle des assassinats, résultat de deuxluttes inattendues. Le succès parut douteux pour le Parquet commepour le Barreau.

Après la visite du médecin, Véronique eut celle del’Avocat-général, qui tous les matins la venait voir avantl’audience.

– J’ai lu les plaidoiries d’hier, lui dit-elle. Aujourd’hui vontcommencer les répliques, je me suis si fort intéressée à l’accuséque je voudrais le voir sauvé ; ne pouvez-vous une fois envotre vie abandonner un triomphe ? Laissez-vous battre parl’avocat. Allons, faites-moi présent de cette vie, et vous aurezpeut-être la mienne un jour !… Il y a doute après le beauplaidoyer de l’avocat de Tascheron, et bien…

– Votre voix est émue, dit le vicomte quasi surpris.

– Savez-vous pourquoi ? répondit-elle. Mon mari vient deremarquer une horrible coïncidence, et qui, par suite de masensibilité, serait de nature à causer ma mort : j’accoucheraiquand vous donnerez l’ordre de faire tomber cette tête.

– Puis-je réformer le Code ? dit l’Avocat-général.

– Allez ! vous ne savez pas aimer, répondit-elle en fermantles yeux.

Elle posa sa tête sur l’oreiller, et renvoya le magistrat par ungeste impératif.

Monsieur Graslin plaida fortement mais inutilement pourl’acquittement, en donnant une raison qui fut adoptée par deuxjurés de ses amis, et qui lui avait été suggérée par sa femme :  » -Si nous laissons la vie à cet homme, la famille des Vanneaulxretrouvera la succession Pingret.  » Cet argument irrésistible amenaentre les jurés une scission de sept contre cinq qui nécessital’adjonction de la Cour ; mais la Cour se réunit à la minoritédu Jury. Selon la jurisprudence de ce temps, cette réuniondétermina la condamnation. Lorsque son arrêt lui fut prononcé,Tascheron tomba dans une fureur assez naturelle chez un homme pleinde force et de vie, mais que les magistrats, les avocats, les juréset l’auditoire n’ont presque jamais remarquée chez les criminelsinjustement condamnés. Pour tout le monde, le drame ne parut doncpas terminé par l’arrêt. Une lutte si acharnée donna dès lors,comme il arrive presque toujours dans ces sortes d’affaires,naissance à deux opinions diamétralement opposées sur laculpabilité du héros en qui les uns virent un innocent opprimé, lesautres un criminel justement condamné. Les Libéraux tinrent pourl’innocence de Tascheron, moins par certitude que pour contrarierle pouvoir.  » Comment, dirent-ils, condamner un homme sur laressemblance de son pied avec la marque d’un autre pied ? àcause de son absence, comme si tous les jeunes gens n’aiment pasmieux mourir que de compromettre une femme ? Pour avoiremprunté des outils et acheté du fer ? car il n’est pas prouvéqu’il ait fabriqué la clef. Pour un morceau de toile bleue accrochéà un arbre, peut-être par le vieux Pingret, afin d’épouvanter lesmoineaux, et qui se rapporte par hasard à un accroc fait à notreblouse ! A quoi tient la vie d’un homme ! Enfin,Jean-François a tout nié, le Parquet n’a produit aucun témoin quiait vu le crime !  » Ils corroboraient, étendaient,paraphrasaient le système et les plaidoiries de l’avocat. Le vieuxPingret, qu’était-ce ? Un coffre-fort crevé ! disaientles esprits forts. Quelques gens prétendus progressifs,méconnaissant les saintes lois de la Propriété, que lesSaint-simoniens attaquaient déjà dans l’ordre abstrait des idéeséconomistes, allèrent plus loin :  » Le père Pingret était lepremier auteur du crime. Cet homme, en entassant son or, avait voléson pays. Que d’entreprises auraient été fertilisées par sescapitaux inutiles ! Il avait frustré l’Industrie, il étaitjustement puni.  » La servante ? on la plaignait. Denise, qui,après avoir déjoué les ruses de la Justice, ne se permit pas auxdébats une réponse sans avoir longtemps songé à ce qu’elle devaitdire, excita le plus vif intérêt. Elle devint une figurecomparable, dans un autre sens, à Jeanie Deans, de qui ellepossédait la grâce et la modestie, la religion et la beauté.François Tascheron continua donc d’exciter la curiosité,non-seulement de la ville, mais encore de tout le Département, etquelques femmes romanesques lui accordèrent ouvertement leuradmiration.  » – S’il y a là-dedans quelque amour pour une femmeplacée au-dessus de lui, certes cet homme n’est pas un hommeordinaire, disaient-elles. Vous verrez qu’il mourra bien ! « Cette question : Parlera-t-il ? ne parlera-t-il pas ?engendra des paris. Depuis l’accès de rage par lequel il accueillitsa condamnation, et qui eut pu être fatal à quelques personnes dela Cour ou de l’auditoire sans la présence des gendarmes, lecriminel menaça tous ceux qui l’approchèrent indistinctement, etavec la rage d’une bête féroce ; le geôlier fut forcé de luimettre la camisole, autant pour l’empêcher d’attenter à sa vie quepour éviter les effets de sa furie. Une fois maintenu par ce moyenvictorieux de toute espèce de violences, Tascheron exhala sondésespoir en mouvements convulsifs qui épouvantaient ses gardiens,en paroles, en regards qu’au moyen âge on eût attribués à lapossession. Il était si jeune, que les femmes s’apitoyèrent surcette vie pleine d’amour qui allait être tranchée. Le Dernier jourd’un Condamné , sombre élégie, inutile plaidoyer contre la peine demort, ce grand soutien des sociétés, et qui avait paru depuis peu,comme exprès pour la circonstance, fut à l’ordre du jour danstoutes les conversations. Enfin, qui ne se montrait du doigtl’invisible inconnue, debout, les pieds dans le sang, élevée surles planches des Assises comme sur un piédestal, déchirée pard’horribles douleurs, et condamnée au calme le plus parfait dansson ménage. On admirait presque cette Médée limousine, à blanchepoitrine doublée d’un cœur d’acier, au front impénétrable.Peut-être était-elle, chez celui-ci ou chez celui-là, sœur oucousine, ou femme ou fille d’un tel ou d’une telle. Quelle frayeurau sein des familles ! Suivant un mot sublime de Napoléon,c’est surtout dans le domaine de l’imagination que la puissance del’inconnu est incommensurable.

Quant aux cent mille francs volés aux sieur et dame desVanneaulx, et qu’aucune recherche de police n’avait su retrouver,le silence constant du criminel, fut une étrange défaite pour leParquet. Monsieur de Grandville, qui remplaçait leProcureur-général alors à la Chambre des Députés, essaya le moyenvulgaire de laisser croire à une commutation de peine en casd’aveux ; mais quand il se montra, le condamné l’accueillitpar des redoublements de cris furieux, de contorsions épileptiques,et lui lança des regards pleins de rage où éclatait le regret de nepouvoir donner la mort. La Justice ne compta plus que surl’assistance de l’Eglise au dernier moment. Les des Vanneaulxétaient allés maintes fois chez l’abbé Pascal, l’aumônier de laprison. Cet abbé ne manquait pas du talent particulier nécessairepour se faire écouter des prisonniers, il affronta religieusementles transports de Tascheron, il essaya de lancer quelques paroles àtravers les orages de cette puissante nature en convulsion. Mais lalutte de cette paternité spirituelle avec l’ouragan de ces passionsdéchaînées, abattit et lassa le pauvre abbé Pascal.  » – Cet homme atrouvé son paradis ici-bas,  » disait ce vieillard d’une voix douce.La petite madame des Vanneaulx consulta ses amies pour savoir sielle devait hasarder une démarche auprès du criminel. Le sieur desVanneaulx parla de transactions. Dans son désespoir, il allaproposer à monsieur de Grandville de demander la grâce del’assassin de son oncle, si cet assassin restituait les cent millefrancs. L’Avocat-général répondit que la majesté royale nedescendait point à de tels compromis. Les des Vanneaulx setournèrent vers l’avocat de Tascheron, auquel ils offrirent dixpour cent de la somme s’il parvenait à la faire recouvrer. L’avocatétait le seul homme à la vue duquel Tascheron ne s’emportaitpas ; les héritiers l’autorisèrent à offrir dix autres pourcent au criminel, et dont il disposerait en faveur de sa famille.Malgré les incisions que ces castors pratiquaient sur leur héritageet malgré son éloquence, l’avocat ne put rien obtenir de sonclient. Les des Vanneaulx furieux maudirent et anathématisèrent lecondamné.  » – Non-seulement il est assassin, mais il est encoresans délicatesse ! s’écria sérieusement des Vanneaulx sansconnaître la fameuse complainte Fualdès, en apprenant l’insuccès del’abbé Pascal et voyant tout perdu par le rejet probable du pourvoien cassation. A quoi lui servira notre fortune, là où il va ?Un assassinat, cela se conçoit, mais un vol inutile estinconcevable. Dans quel temps vivons-nous, pour que des gens de lasociété s’intéressent à un pareil brigand ? il n’a rien pourlui. – Il a peu d’honneur, disait madame des Vanneaulx. – Cependantsi la restitution compromet sa bonne amie ? disait une vieillefille. – Nous lui garderions le secret, s’écriait le sieur desVanneaulx. – Vous seriez coupable de non révélation, répondait unavocat. – Oh ! le gueux !  » fut la conclusion du sieurdes Vanneaulx.

Une des femmes de la société de madame Graslin, qui luirapportait en riant les discussions des des Vanneaulx, femmetrès-spirituelle, une de celles qui rêvent le beau idéal et veulentque tout soit complet, regrettait la fureur du condamné ; ellel’aurait voulu froid, calme, digne.  » – Ne voyez-vous pas, lui ditVéronique, qu’il écarte ainsi les séductions et déjoue lestentatives, il s’est fait bête féroce par calcul. – D’ailleurs, cen’est pas un homme comme il faut, reprit la Parisienne exilée,c’est un ouvrier. – Un homme comme il faut en eût bientôt fini avecl’inconnue !  » répondit madame Graslin.

Ces événements, pressés, tordus dans les salons, dans lesménages, commentés de mille manières, épluchés par les plus habileslangues de la ville, donnèrent un cruel intérêt à l’exécution ducriminel, dont le pourvoi fut, deux mois après, rejeté par la Coursuprême. Quelle serait à ses derniers moments l’attitude ducriminel, qui se vantait de rendre son supplice impossible enannonçant une défense désespérée ? Parlerait-il ? sedémentirait-il ? qui gagnerait le pari ? Irez-vous ?n’irez-vous pas ? comment y aller ? La disposition deslocalités, qui épargne aux criminels les angoisses d’un longtrajet, restreint à Limoges le nombre des spectateurs élégants. LePalais-de-Justice où est la prison occupe l’angle de la rue duPalais et de la rue du Pont-Hérisson. La rue du Palais estcontinuée en droite ligne par la courte rue de Honte-à-Regret quiconduit à la place d’Aîne ou des Arènes où se font les exécutions,et qui sans doute doit son nom à cette circonstance. Il y a doncpeu de chemin, conséquemment peu de maisons, peu de fenêtres.Quelle personne de la société voudrait d’ailleurs se mêler à lafoule populaire qui remplirait la place ? Mais cetteexécution, de jour en jour attendue, fut de jour en jour remise, augrand étonnement de la ville, et voici pourquoi. La pieuserésignation des grands scélérats qui marchent à la mort est un destriomphes que se réserve l’Eglise, et qui manque rarement son effetsur la foule ; leur repentir atteste trop la puissance desidées religieuses pour que, tout intérêt chrétien mis à part, bienqu’il soit la principale vue de l’Eglise, le clergé ne soit pasnavré de l’insuccès dans ces éclatantes occasions. En juillet 1829,la circonstance fut aggravée par l’esprit de parti qui envenimaitles plus petits détails de la vie politique. Le parti libéral seréjouissait de voir échouer dans une scène si publique leparti-Prêtre, expression inventée par Montlosier, royaliste passéaux constitutionnels et entraîné par eux au delà de ses intentions.Les partis commettent en masse des actions infâmes qui couvriraientun homme d’opprobre ; aussi, quand un homme les résume auxyeux de la foule, devient-il Roberspierre, Jeffries, Laubardemont,espèces d’autels expiatoires où tous les complices attachent des exvoto secrets. D’accord avec l’Evêché, le Parquet retardal’exécution, autant dans l’espérance de savoir ce que la Justiceignorait du crime, que pour laisser la Religion triompher en cettecirconstance. Cependant le pouvoir du Parquet n’était pas sanslimites, et l’arrêt devait tôt ou tard s’exécuter. Les mêmesLibéraux qui, par opposition, considéraient Tascheron commeinnocent et qui avaient tenté de battre en brèche l’arrêt de laJustice, murmuraient alors de ce que cet arrêt ne recevait pas sonexécution. L’Opposition, quand elle est systématique, arrive à desemblables non-sens ; car il ne s’agit pas pour elle d’avoirraison, mais de toujours fronder le pouvoir. Le Parquet eut donc,vers les premiers jours d’août, la main forcée par cette rumeur sisouvent stupide, appelée l’Opinion publique. L’exécution futannoncée. Dans cette extrémité, l’abbé Dutheil prit sur lui deproposer à l’Evêque un dernier parti dont la réussite devait avoirpour effet d’introduire dans ce drame judiciaire le personnageextraordinaire qui servit de lien à tous les autres, qui se trouvela plus grande de toutes les figures de cette Scène, et, qui, pardes voies familières à la Providence, devait amener madame Graslinsur le théâtre où ses vertus brillèrent du plus vif éclat, où ellese montra bienfaitrice sublime et chrétienne angélique.

Le palais épiscopal de Limoges est assis sur une colline quiborde la Vienne, et ses jardins, que soutiennent de fortesmurailles couronnées de balustrades, descendent par étages enobéissant aux chutes naturelles du terrain. L’élévation de cettecolline est telle, que, sur la rive opposée, le faubourgSaint-Etienne semble couché au pied de la dernière terrasse. De là,selon la direction que prennent les promeneurs, la rivière sedécouvre, soit en enfilade, soit en travers, au milieu d’un richepanorama. Vers l’ouest, après les jardins de l’évêché, la Vienne sejette sur la ville par une élégante courbure que borde le faubourgSaint-Martial. Au delà de ce faubourg, à une faible distance, estune jolie maison de campagne, appelée le Cluzeau, dont les massifsse voient des terrasses les plus avancées, et qui, par un effet dela perspective, se marient aux clochers du faubourg. Eu face duCluzeau se trouve cette île échancrée, pleine d’arbres et depeupliers, que Véronique avait dans sa première jeunesse nomméel’Ile-de-France. A l’est, le lointain est occupé par des collinesen amphithéâtre. La magie du site et la riche simplicité dubâtiment font de ce palais le monument le plus remarquable de cetteville où les constructions ne brillent ni par le choix desmatériaux ni par l’architecture. Familiarisé depuis longtemps avecles aspects qui recommandent ces jardins à l’attention des faiseursde Voyages Pittoresques, l’abbé Dutheil, qui se fit accompagner demonsieur de Grancour, descendit de terrasse en terrasse sans faireattention aux couleurs rouges, aux tons orangés, aux teintesviolâtres que le couchant jetait sur les vieilles murailles et surles balustrades des rampes, sur les maisons du faubourg et sur leseaux de la rivière. Il cherchait l’Evêque, alors assis à l’angle desa dernière terrasse sous un berceau de vigne, où il était venuprendre son dessert en s’abandonnant aux charmes de la soirée. Lespeupliers de l’île semblaient en ce moment diviser les eaux avecles ombres allongées de leurs têtes déjà jaunies, auxquelles lesoleil donnait l’apparence d’un feuillage d’or. Les lueurs ducouchant diversement réfléchies par les masses de différents vertsproduisaient un magnifique mélangé de tons pleins de mélancolie. Aufond de cette vallée, une nappe de bouillons pailletés frissonnaitdans la Vienne sous la légère brise du soir, et faisait ressortirles plans bruns que présentaient les toits du faubourgSaint-Etienne. Les clochers et les faîtes du faubourgSaint-Martial, baignés de lumière, se mêlaient au pampre destreilles. Le doux murmure d’une ville de province à demi cachéedans l’arc rentrant de la rivière, la douceur de l’air, toutcontribuait à plonger le prélat dans la quiétude exigée par tousles auteurs qui ont écrit sur la digestion ; ses yeux étaientmachinalement attachés sur la rive droite de la rivière, àl’endroit où les grandes ombres des peupliers de l’île yatteignaient, du côté du faubourg Saint-Etienne, les murs du closoù le double meurtre du vieux Pingret et de sa servante avait étécommis ; mais quand sa petite félicité du moment fut troubléepar les difficultés que ses Grands-vicaires lui rappelèrent, sesregards s’emplirent de pensées impénétrables. Les deux prêtresattribuèrent cette distraction à l’ennui, tandis qu’au contraire leprélat voyait dans les sables de la Vienne le mot de l’énigme alorscherché par les des Vanneaulx et par la Justice.

– Monseigneur, dit l’abbé de Grancour en abordant l’évêque, toutest inutile, et nous aurons la douleur de voir mourir ce malheureuxTascheron en impie, il vociférera les plus horribles imprécationscontre la religion, il accablera d’injures le pauvre abbé Pascal,il crachera sur le crucifix, il reniera tout, même l’enfer.

– Il épouvantera le peuple, dit l’abbé Dutheil. Ce grandscandale et l’horreur qu’il inspirera cacheront notre défaite etnotre impuissance. Aussi disais-je en venant, à monsieur deGrancour, que ce spectacle rejettera plus d’un pécheur dans le seinde l’Eglise.

Troublé par ces paroles, l’évêque posa sur une table de boisrustique la grappe de raisin où il picorait et s’essuya les doigtsen faisant signe de s’asseoir à ses deux Grands-vicaires.

– L’abbé Pascal s’y est mal pris, dit-il enfin.

– Il est malade de sa dernière scène à la prison, dit l’abbé deGrancour. Sans son indisposition, nous l’eussions amené pourexpliquer les difficultés qui rendent impossibles toutes lestentatives que monseigneur ordonnerait de faire.

– Le condamné chante à tue-tête des chansons obscènes aussitôtqu’il aperçoit l’un de nous, et couvre de sa voix les paroles qu’onveut lui faire entendre, dit un jeune prêtre assis auprès del’Evêque.

Ce jeune homme doué d’une charmante physionomie tenait son brasdroit accoudé sur la table, sa main blanche tombait nonchalammentsur les grappes de raisin parmi lesquelles il choisissait lesgrains les plus roux, avec l’aisance et la familiarité d’uncommensal ou d’un favori. A la fois commensal et favori du prélat,ce jeune homme était le frère cadet du baron de Rastignac, que desliens de famille et d’affection attachaient à l’évêque de Limoges.Au fait des raisons de fortune qui vouaient ce jeune homme àl’Eglise, l’Evêque l’avait pris comme secrétaire particulier, pourlui donner le temps d’attendre une occasion d’avancement. L’abbéGabriel portait un nom qui le destinait aux plus hautes dignités del’Eglise.

– Y es-tu donc allé, mon fils ? lui dit l’évêque.

– Oui, monseigneur, dès que je me suis montré, ce malheureux avomi contre vous et moi les plus dégoûtantes injures, il se conduitde manière à rendre impossible la présence d’un prêtre auprès delui. Monseigneur veut-il me permettre de lui donner unconseil ?

– Ecoutons la sagesse que Dieu met quelquefois dans la bouchedes enfants, dit l’Evêque en souriant.

– N’a-t-il pas fait parler l’ânesse de Balaam ? réponditvivement le jeune abbé de Rastignac.

– Selon certains commentateurs, elle n’a pas trop su ce qu’elledisait, répliqua l’Evêque en riant.

Les deux Grands-vicaires sourirent ; d’abord laplaisanterie était de monseigneur, puis elle raillait doucement lejeune abbé que jalousaient les dignitaires et les ambitieux groupésautour du prélat.

– Mon avis, dit le jeune abbé, serait de prier monsieur deGrandville de surseoir encore à l’exécution. Quand le condamnésaura qu’il doit quelques jours de retard à notre intercession, ilfeindra peut-être de nous écouter, et s’il nous écoute…

– Il persistera dans sa conduite en voyant les bénéfices qu’ellelui donne, dit l’Evêque en interrompant son favori. Messieurs,reprit-il après un moment de silence, la ville connaît-elle cesdétails ?

– Quelle est la maison où l’on n’en parle pas ? dit l’abbéde Grancour. L’état où son dernier effort a mis le bon abbé Pascalest en ce moment le sujet de toutes les conversations.

– Quand Tascheron doit-il être exécuté ? demandal’Evêque.

– Demain, jour de marché, répondit monsieur de Grancour.

– Messieurs, la religion ne saurait avoir le dessous, s’écrial’Evêque. Plus l’attention est excitée par cette affaire, plus jetiens à obtenir un triomphe éclatant. L’Eglise se trouve en desconjonctures difficiles. Nous sommes obligés à faire des miraclesdans une ville industrielle où l’esprit de sédition contre lesdoctrines religieuses et monarchiques a poussé des racinesprofondes, où le système d’examen né du protestantisme et quis’appelle aujourd’hui libéralisme, quitte à prendre demain un autrenom, s’étend à toutes choses. Allez, messieurs, chez monsieur deGrandville, il est tout à nous, dites-lui que nous réclamons unsursis de quelques jours. J’irai voir ce malheureux.

– Vous ! monseigneur, dit l’abbé de Rastignac. Si vouséchouez, n’aurez-vous pas compromis trop de choses. Vous ne devez yaller que sûr du succès.

– Si monseigneur me permet de donner mon opinion, dit l’abbéDutheil, je crois pouvoir offrir un moyen d’assurer le triomphe dela religion en cette triste circonstance.

Le prélat répondit par un signe d’assentiment un peu froid quimontrait combien le Vicaire-général avait peu de crédit.

– Si quelqu’un peut avoir de l’empire sur cette âme rebelle etla ramener à Dieu, dit l’abbé Dutheil en continuant, c’est le curédu village où il est né, monsieur Bonnet.

– Un de vos protégés, dit l’évêque.

– Monseigneur, monsieur le curé Bonnet est un de ces hommes quise protègent eux-mêmes et par leurs vertus militantes et par leurstravaux évangéliques.

Cette réponse si modeste et si simple fut accueillie par unsilence qui eût gêné tout autre que l’abbé Dutheil ; elleparlait des gens méconnus, et les trois prêtres voulurent y voir unde ces humbles, mais irréprochables sarcasmes habilement limés quidistinguent les ecclésiastiques habitués, en disant ce qu’ilsveulent dire, à observer les règles les plus sévères. Il n’en étaitrien, l’abbé Dutheil ne songeait jamais à lui.

– J’entends parler de saint Aristide depuis trop de temps,répondit en souriant l’Evêque. Si je laissais cette lumière sous leboisseau, il y aurait de ma part ou injustice ou prévention. VosLibéraux vantent votre monsieur Bonnet comme s’il appartenait àleur parti, je veux juger moi-même cet apôtre rural. Allez,messieurs, chez le Procureur-général demander de ma part un sursis,j’attendrai sa réponse avant d’envoyer à Montégnac notre cher abbéGabriel qui nous ramènera ce saint homme. Nous mettrons SaBéatitude à même de faire des miracles.

En entendant ce propos de prélat gentilhomme, l’abbé Dutheilrougit, mais il ne voulut pas relever ce qu’il offrait dedésobligeant pour lui. Les deux Grands-vicaires saluèrent ensilence et laissèrent l’Evêque avec son favori.

– Les secrets de la confession que nous sollicitons sont sansdoute enterrés là, dit l’Evêque à son jeune abbé en lui montrantles ombres des peupliers qui atteignaient une maison isolée, siseentre l’île et le faubourg Saint-Etienne.

– Je l’ai toujours pensé, répondit Gabriel. Je ne suis pas juge,je ne veux pas être espion ; mais si j’eusse été magistrat, jesaurais le nom de la femme qui tremble à tout bruit, à touteparole, et dont néanmoins le front doit rester calme et pur, souspeine d’accompagner à l’échafaud le condamné. Elle n’a cependantrien à craindre : j’ai vu l’homme, il emportera dans l’ombre lesecret de ses ardentes amours.

– Petit rusé, dit l’Evêque en tortillant l’oreille de sonsecrétaire et en lui désignant entre l’île et le faubourgSaint-Etienne l’espace qu’une dernière flamme rouge du couchantilluminait et sur lequel les yeux du jeune prêtre étaient fixés. LaJustice aurait dû fouiller là, n’est-ce pas ?…

– Je suis allé voir ce criminel pour essayer sur lui l’effet demes soupçons ; mais il est gardé par des espions : en parlanthaut, j’eusse compromis la personne pour laquelle il meurt.

Taisons-nous, dit l’Evêque, nous ne sommes pas les hommes de laJustice humaine. C’est assez d’une tête. D’ailleurs, ce secretreviendra tôt ou tard à l’Eglise.

La perspicacité que l’habitude des méditations donne auxprêtres, était bien supérieure à celle du Parquet et de la Police.A force de contempler du haut de leurs terrasses le théâtre ducrime, le prélat et son secrétaire avaient, à la vérité, fini parpénétrer des détails encore ignorés, malgré les investigations del’Instruction, et les débats de la Cour d’assises. Monsieur deGrandville jouait au whist chez madame Graslin, il fallut attendreson retour, sa décision ne fut connue à l’Evêché que vers minuit.L’abbé Gabriel, à qui l’évêque donna sa voiture, partit vers deuxheures du matin pour Montégnac. Ce pays, distant d’environ neuflieues de la ville, est situé dans cette partie du Limousin quilonge les montagnes de la Corrèze et avoisine la Creuse. Le jeuneabbé laissa donc Limoges en proie à toutes les passions soulevéespar le spectacle promis pour le lendemain, et qui devait encoremanquer.

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