Le Curé de village

Chapitre 4Madame Graslin à Montegnac

En quelques instants, le bourg de Montégnac et sa colline où lesconstructions neuves frappaient les regards, apparurent dorées parle soleil couchant et empreints de la poésie due au contraste decette jolie nature jetée là comme une oasis au désert. Les yeux demadame Graslin s’emplirent de larmes, le curé lui montra une largetrace blanche qui formait comme une balafre à la montagne.

– Voilà ce que mes paroissiens ont fait pour témoigner leurreconnaissance à leur châtelaine, dit-il en indiquant ce chemin.Nous pourrons monter en voiture au château. Cette rampe s’estachevée sans qu’il vous en coûte un sou, nous la planterons dansdeux mois. Monseigneur peut deviner ce qu’il a fallu de peines, desoins et de dévouement pour opérer un pareil changement.

– Ils ont fait cela&|160;? dit l’évêque.

– Sans vouloir rien accepter, monseigneur. Les plus pauvres yont mis la main, en sachant qu’il leur venait une mère.

Au pied de la montagne, les voyageurs aperçurent tous leshabitants réunis qui firent partir des boîtes, déchargèrentquelques fusils&|160;; puis les deux plus jolies filles, vêtues deblanc, offrirent à madame Graslin des bouquets et des fruits.

– Etre reçue ainsi dans ce village&|160;! s’écria-t-elle enserrant la main de monsieur Bonnet comme si elle allait tomber dansun précipice.

La foule accompagna la voiture jusqu’à la grille d’honneur. Delà, madame Graslin put voir son château dont jusqu’alors ellen’avait aperçu que les masses. A cet aspect, elle fut commeépouvantée de la magnificence de sa demeure. La pierre est raredans le pays, le granit qui se trouve dans les montagnes estextrêmement difficile à tailler&|160;; l’architecte, chargé parGraslin de rétablir le château, avait donc fait de la briquel’élément principal de cette vaste construction, ce qui la renditd’autant moins coûteuse que la forêt de Montégnac avait pu fourniret la terre et le bois nécessaires à la fabrication. La charpenteet la pierre de toutes les bâtisses étaient également sorties decette forêt. Sans ces économies, Graslin se serait ruiné. Lamajeure partie des dépenses avait consisté en transports, enexploitations et en salaires. Ainsi l’argent était resté dans lebourg et l’avait vivifié. Au premier coup d’oeil et de loin, lechâteau présente une énorme masse rouge rayée de filets noirsproduits par les joints, et bordée de lignes grises&|160;; car lesfenêtres, les portes, les entablements, les angles et les cordonsde pierre à chaque étage sont de granit taillé en pointes dediamant. La cour, qui dessine un ovale incliné comme celle duchâteau de Versailles, est entourée de murs en briques divisés partableaux encadrés de bossages en granit. Au bas de ces murs règnentdes massifs remarquables par le choix des arbustes, tous de vertsdifférents. Deux grilles magnifiques, en face l’une de l’autre,mènent d’un côté à une terrasse qui a vue sur Montégnac, de l’autreaux communs et à une ferme. La grande grille d’honneur à laquelleaboutit la route qui venait d’être achevée, est flanquée de deuxjolis pavillons dans le goût du seizième siècle. La façade sur lacour, composée de trois pavillons, l’un au milieu et séparé desdeux autres par deux corps de logis, est exposée au levant. Lafaçade sur les jardins, absolument pareille, est à l’exposition ducouchant. Les pavillons n’ont qu’une fenêtre sur la façade, etchaque corps de logis en a trois. Le pavillon du milieu, disposé encampanile, et dont les angles sont vermiculés, se fait remarquerpar l’élégance de quelques sculptures sobrement distribuées. L’artest timide en province, et quoique, dès 1829, l’ornementation eûtfait des progrès à la voix des écrivains, les propriétaires avaientalors peur de dépenses que le manque de concurrence et d’ouvriershabiles rendaient assez formidables. Le pavillon de chaqueextrémité, qui a trois fenêtres de profondeur, est couronné par destoits très-élevés, ornés de balustrades en granit, et dans chaquepan pyramidal du toit, coupé à vive arête par une plate-formeélégante bordée de plomb et d’une galerie en fonte, s’élève unefenêtre élégamment sculptée. A chaque étage, les consoles de laporte et des fenêtres se recommandent d’ailleurs par des sculpturescopiées d’après celles des maisons de Gênes. Le pavillon dont lestrois fenêtres sont au midi voit sur Montégnac, l’autre, celui dunord, regarde la forêt. De la façade du jardin, l’oeil embrasse lapartie de Montégnac où se trouvent les Tascherons, et plonge sur laroute qui conduit au chef-lieu de l’Arrondissement. La façade surla cour jouit du coup d’oeil que présentent les immenses plainescerclées par les montagnes de la Corrèze du côté de Montégnac, maisqui finissent par la ligne perdue des horizons planes. Les corps delogis n’ont au-dessus du rez-de-chaussée qu’un étage terminé pardes toits percés de mansardes dans le vieux style&|160;; mais lesdeux pavillons de chaque bout sont élevés de deux étages. Celui dumilieu est coiffé d’un dôme écrasé semblable à celui des pavillonsdits de l’Horloge aux Tuileries ou au Louvre, et dans lequel setrouve une seule pièce formant belvédère et ornée d’une horloge.Par économie, toutes les toitures avaient été faites en tuiles àgouttière, poids énorme que portent facilement les charpentesprises dans la forêt. Avant de mourir, Graslin avait projeté laroute qui venait d’être achevée par reconnaissance&|160;; car cetteentreprise, que Graslin appelait sa folie, avait jeté cinq centmille francs dans la Commune. Aussi Montégnac s’était-ilconsidérablement agrandi. Derrière les communs, sur le penchant dela colline qui, vers le nord, s’adoucit en finissant dans laplaine, Graslin avait commencé les bâtiments d’une ferme immensequi accusaient l’intention de tirer parti des terres incultes de laplaine. Six garçons jardiniers, logés dans les communs, et auxordres d’un concierge jardinier en chef, continuaient en ce momentles plantations, et achevaient les travaux que monsieur Bonnetavait jugés indispensables. Le rez-de-chaussée de ce château,destiné tout entier à la réception, avait été meublé avecsomptuosité. Le premier étage se trouvait assez nu, la mort demonsieur Graslin ayant fait suspendre les envois du mobilier.

– Ah&|160;! monseigneur, dit madame Graslin à l’évêque aprèsavoir fait le tour du château, moi qui comptais habiter unechaumière, le pauvre monsieur Graslin a fait des folies.

– Et vous, dit l’évêque, vous allez faire des actes decharité&|160;? ajouta-t-il après une pause en remarquant le frissonque son mot causait à madame Graslin.

Elle prit le bras de sa mère, qui tenait Francis par la main, etalla seule jusqu’à la longue terrasse au bas de laquelle est situéel’église, le presbytère, et d’où les maisons du bourg se voient parétages. Le curé s’empara de monseigneur Dutheil pour lui montrerles différentes faces de ce paysage. Mais les deux prêtresaperçurent bientôt à l’autre bout de la terrasse Véronique et samère immobiles comme des statues : la vieille avait son mouchoir àla main et s’essuyait les yeux, la fille avait les mains étenduesau-dessus de la balustrade, et semblait indiquer l’égliseau-dessous.

– Qu’avez-vous, madame&|160;? dit le curé à la vieilleSauviat.

– Rien, répondit madame Graslin qui se retourna et fit quelquespas au-devant des deux prêtres. Je ne savais pas que le cimetièredût être sous mes yeux.

– Vous pouvez le faire mettre ailleurs, la loi est pourvous.

– La loi&|160;! dit-elle en laissant échapper ce mot comme uncri.

Là, l’évêque regarda encore Véronique. Fatiguée du regard noirpar lequel ce prêtre perçait le voile de chair qui lui couvraitl’âme, et y surprenait le secret caché dans une des fosses de cecimetière, elle lui cria : – Eh&|160;! bien, oui.

L’évêque se posa la main sur les yeux et resta pensif, accablépendant quelques instants.

– Soutenez ma fille, cria la vieille, elle pâlit.

– L’air est vif, il m’a saisie, dit madame Graslin en tombantévanouie dans les bras des deux ecclésiastiques qui la portèrentdans une des chambres du château.

Quand elle reprit connaissance, elle vit l’évêque et le curépriant Dieu pour elle, tous deux à genoux.

– Puisse l’ange qui vous a visitée ne plus vous quitter, lui ditl’évêque en la bénissant. Adieu, ma fille.

Ces mots firent fondre en larmes madame Graslin.

– Elle est donc sauvée&|160;? s’écria la Sauviat.

– Dans ce monde et dans l’autre, ajouta l’évêque en seretournant avant de quitter la chambre.

Cette chambre où la Sauviat avait fait porter sa fille estsituée au premier étage du pavillon latéral dont les fenêtresregardent l’église, le cimetière et le côté méridional deMontégnac. Madame Graslin voulut y demeurer, et s’y logea tant bienque mal avec Aline et le petit Francis. Naturellement la Sauviatresta près de sa fille. Quelques jours furent nécessaires à madameGraslin pour se remettre des violentes émotions qui l’avaientsaisie à son arrivée, sa mère la força d’ailleurs de garder le litpendant toutes les matinées. Le soir, Véronique s’asseyait sur lebanc de la terrasse, d’où ses yeux plongeaient sur l’église, sur lepresbytère et le cimetière. Malgré la sourde opposition qu’y mit lavieille Sauviat, madame Graslin allait donc contracter une habitudede maniaque en s’asseyant ainsi à la même place, et s’y abandonnantà une sombre mélancolie.

– Madame se meurt, dit Aline à la vieille Sauviat.

Averti par ces deux femmes, le curé, qui ne voulait pass’imposer, vint alors voir assidûment madame Graslin, dès qu’on luieut indiqué chez elle une maladie de l’âme. Ce vrai pasteur eutsoin de faire ses visites à l’heure où Véronique se posait àl’angle de la terrasse avec son fils, en deuil tous deux. Le moisd’octobre commençait, la nature devenait sombre et triste. MonsieurBonnet qui, dès l’arrivée de Véronique à Montégnac, avait reconnuchez elle quelque grande plaie intérieure, jugea prudent d’attendrela confiance entière de cette femme qui devait devenir sapénitente. Un soir, madame Graslin regarda le curé d’un oeilpresque éteint par la fatale indécision observée chez les gens quicaressent l’idée de la mort. Dès cet instant monsieur Bonnetn’hésita plus, et se mit en devoir d’arrêter les progrès de cettecruelle maladie morale. Il y eut d’abord entre Véronique et leprêtre un combat de paroles vides sous lesquelles ils se cachèrentleurs véritables pensées. Malgré le froid, Véronique était en cemoment sur un banc de granit et tenait Francis assis sur elle. LaSauviat était debout, appuyée contre la balustrade en briques, etcachait à dessein la vue du cimetière. Aline attendait que samaîtresse lui rendît l’enfant.

– Je croyais, madame, dit le curé qui venait déjà pour laseptième fois, que vous n’aviez que de la mélancolie&|160;; mais jele vois, lui dit-il à l’oreille, c’est du désespoir. Ce sentimentn’est ni chrétien ni catholique.

– Et, répondit-elle en jetant au ciel un regard perçant etlaissant errer un sourire amer sur ses lèvres, quel sentimentl’Eglise laisse-t-elle aux damnés, si ce n’est le désespoir.

En entendant ce mot, le saint homme aperçut dans cette âmed’immenses étendues ravagées.

– Ah&|160;! vous faites de cette colline votre Enfer, quand elledevrait être le Calvaire d’où vous vous élancerez dans le ciel.

– Je n’ai plus assez d’orgueil pour me mettre sur un pareilpiédestal, répondit-elle d’un ton qui révélait le profond méprisqu’elle avait pour elle-même.

Là, le prêtre, par une de ces inspirations qui sont sinaturelles et si abondantes chez ces belles âmes vierges, l’hommede Dieu prit l’enfant dans ses bras, le baisa au front et dit : -Pauvre petit&|160;! d’une voix paternelle en le rendant lui-même àla femme de chambre, qui l’emporta.

La Sauviat regarda sa fille, et vit combien le mot de monsieurBonnet était efficace. Ce mot avait attiré des pleurs dans les yeuxsecs de Véronique. La vieille Auvergnate fit un signe au prêtre etdisparut.

– Promenez-vous, dit monsieur Bonnet à Véronique en l’emmenantle long de cette terrasse à l’autre bout de laquelle se voyaientles Tascherons. Vous m’appartenez, je dois compte à Dieu de votreâme malade.

– Laissez-moi me remettre de mon abattement, lui dit-elle.

– Votre abattement provient de méditations funestes, reprit-ilvivement.

– Oui, dit-elle avec la naïveté de la douleur arrivée au pointoù l’on ne garde plus de ménagements.

– Je le vois, vous êtes tombée dans l’abîme de l’indifférence,s’écria-t-il. S’il est un degré de souffrance physique où la pudeurexpire, il est aussi un degré de souffrance morale où l’énergie del’âme disparaît, je le sais.

Elle fut étonnée de trouver ces subtiles observations et cettepitié tendre chez monsieur Bonnet&|160;; mais, comme on l’a vudéjà, l’exquise délicatesse qu’aucune passion n’avait altérée chezcet homme lui donnait pour les douleurs de ses ouailles le sensmaternel de la femme. Ce mens divinior , cette tendresseapostolique, met le prêtre au-dessus des autres hommes, et en faitun être divin. Madame Graslin n’avait pas encore assez pratiquémonsieur Bonnet pour avoir pu reconnaître cette beauté cachée dansl’âme comme une source, et d’où procèdent la grâce, la fraîcheur,la vraie vie.

– Ah&|160;! monsieur&|160;? s’écria-t-elle en se livrant et luipar un geste et par un regard comme en ont les mourants.

– Je vous entends&|160;! reprit-il. Que faire&|160;? quedevenir&|160;?

Ils marchèrent en silence le long de la balustrade en allantvers la plaine. Ce moment solennel parut propice à ce porteur debonnes nouvelles, à cet homme de l’Evangile.

– Supposez-vous devant Dieu, dit-il à voix basse etmystérieusement, que lui diriez-vous&|160;?…

Madame Graslin resta comme frappée par la foudre et frissonnalégèrement. – Je lui dirais comme Jésus-Christ :  » Mon père, vousm’avez abandonnée et j’ai succombé&|160;!  » répondit-ellesimplement et d’un accent qui fit venir des larmes aux yeux ducuré.

– O Madeleine&|160;! voilà le mot que j’attendais, s’écriamonsieur Bonnet, qui ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Vousvoyez, vous recourez à la justice de Dieu, vous l’invoquez&|160;!Ecoutez-moi, madame. La religion est, par anticipation, la justicedivine. L’Eglise s’est réservé le jugement de tous les procès del’âme. La justice humaine est une faible image de la justicecéleste, elle n’en est qu’une pâle imitation appliquée aux besoinsde la société.

– Que voulez-vous dire&|160;?

– Vous n’êtes pas juge dans votre propre cause, vous relevez deDieu, dit le prêtre&|160;; vous n’avez le droit ni de vouscondamner, ni de vous absoudre. Dieu, ma fille, est un grandréviseur de procès.

– Ah&|160;! fit-elle.

– Il voit l’origine des choses là où nous n’avons vu que leschoses elles-mêmes.

Véronique s’arrêta frappée de ces idées, toutes neuves pourelle.

– A vous, reprit le courageux prêtre, à vous dont l’âme est sigrande, je dois d’autres paroles que celles dues à mes humblesparoissiens. Vous pouvez, vous dont l’esprit est si cultivé, vousélever jusqu’au sens divin de la religion catholique, exprimée pardes images et par des paroles aux yeux des Petits et des Pauvres.Ecoutez-moi bien, il s’agit ici de vous&|160;; car, malgrél’étendue du point de vue où je vais me placer pour un moment, cesera bien votre cause. Le Droit , inventé pour protéger lesSociétés, est établi sur l’Egalité. La Société, qui n’est qu’unensemble de faits, est basée sur l’Inégalité. Il existe donc undésaccord entre le Fait et le Droit. La Société doit-elle marcherréprimée ou favorisée par la Loi&|160;? En d’autres termes, la Loidoit-elle s’opposer au mouvement intérieur social pour maintenir laSociété, ou doit-elle être faite d’après ce mouvement pour laconduire&|160;? Depuis l’existence des Sociétés, aucun législateurn’a osé prendre sur lui de décider cette question. Tous leslégislateurs se sont contentés d’analyser les faits, d’indiquerceux blâmables ou criminels, et d’y attacher des punitions ou desrécompenses. Telle est la Loi humaine : elle n’a ni les moyens deprévenir les fautes, ni les moyens d’en éviter le retour chez ceuxqu’elle a punis. La philanthropie est une sublime erreur, elletourmente inutilement le corps, elle ne produit pas le baume quiguérit l’âme. Le philanthrope fait des projets, a des idées, enconfie l’exécution à l’homme, au silence, au travail, à desconsignes, à des choses muettes et sans puissance. La Religionignore ces imperfections, car elle a étendu la vie au delà de cemonde. En nous considérant tous comme déchus et dans un état dedégradation, elle a ouvert un inépuisable trésord’indulgence&|160;; nous sommes tous plus ou moins avancés versnotre entière régénération, personne n’est infaillible, l’Eglises’attend aux fautes et même aux crimes. Là où la Société voit uncriminel à retrancher de son sein, l’Eglise voit une âme à sauver.Bien plus&|160;!… inspirée de Dieu qu’elle étudie et contemple,l’Eglise admet l’inégalité des forces, elle étudie la disproportiondes fardeaux. Si elle vous trouve inégaux de cœur, de corps,d’esprit, d’aptitude, de valeur, elle vous rend tous égaux par lerepentir. Là l’Egalité, madame, n’est plus un vain mot, car nouspouvons être, nous sommes tous égaux par les sentiments. Depuis lefétichisme informe des sauvages jusqu’aux gracieuses intentions dela Grèce, jusqu’aux profondes et ingénieuses doctrines de l’Egypteet des Indes, traduites par des cultes riants ou terribles, il estune conviction dans l’homme, celle de sa chute, de son péché, d’oùvient partout l’idée des sacrifices et du rachat. La mort duRédempteur, qui a racheté tout le genre humain, est l’image de ceque nous devons faire pour nous-même : rachetons nos fautes&|160;!rachetons nos erreurs&|160;! rachetons nos crimes&|160;! Tout estrachetable, le catholicisme est dans cette parole&|160;; de là sesadorables sacrements qui aident au triomphe de la grâce etsoutiennent le pécheur. Pleurer, madame, gémir comme la Madeleinedans le désert, n’est que le commencement, agir est la fin. Lesmonastères pleuraient et agissaient, ils priaient et civilisaient,ils ont été les moyens actifs de notre divine religion. Ils ontbâti, planté, cultivé l’Europe, tout en sauvant le trésor de nosconnaissances et celui de la justice humaine, de la politique etdes arts. On reconnaîtra toujours en Europe la place de ces centresradieux. La plupart des villes nouvelles sont filles d’unmonastère. Si vous croyez que Dieu ait à vous juger, l’Eglise vousdit par ma voix que tout peut se racheter par les bonnes œuvres durepentir. Les grandes mains de Dieu pèsent à la fois le mal qui futfait, et le trésor des bienfaits accomplis. Soyez à vous seule lemonastère, vous pouvez en recommencer ici les miracles. Vos prièresdoivent être des travaux. De votre travail doit découler le bonheurde ceux au-dessus desquels vous ont mis votre fortune, votreesprit, tout, jusqu’à cette position naturelle, image de votresituation sociale.

En disant ces derniers mots, le prêtre et madame Graslins’étaient retournés pour revenir sur leurs pas vers les plaines, etle curé put montrer et le village au bas de la colline, et lechâteau dominant le paysage. Il était alors quatre heures et demie.Un rayon de soleil jaunâtre enveloppait la balustrade, les jardins,illuminait le château, faisait briller le dessin des acrotères enfonte dorée, il éclairait la longue plaine partagée par la route,triste ruban gris qui n’avait pas ce feston que partout ailleursles arbres y brodent les deux côtés. Quand Véronique et monsieurBonnet eurent dépassé la masse du château, ils purent voirpar-dessus la cour, les écuries et les communs, la forêt deMontégnac sur laquelle cette lueur glissait comme une caresse.Quoique ce dernier éclat du soleil couchant n’atteignît que lescimes, il permettait encore de voir parfaitement, depuis la collineoù se trouve Montégnac jusqu’au premier pic de la chaîne des montsCorréziens, les caprices de la magnifique tapisserie que fait uneforêt en automne. Les chênes formaient des masses de bronzeflorentin&|160;; les noyers, les châtaigniers offraient leurs tonsde vert-de-gris&|160;; les arbres hâtifs brillaient par leurfeuillage d’or, et toutes ces couleurs étaient nuancées par desplaces grises incultes. Les troncs des arbres entièrementdépouillés de feuilles montraient leurs colonnades blanchâtres. Cescouleurs rousses, fauves, grises, artistement fondues par lesreflets pâles du soleil d’octobre, s’harmoniaient à cette plaineinfertile, à cette immense jachère&|160;; verdâtre comme une eaustagnante. Une pensée du prêtre allait commenter ce beau spectacle,muet d’ailleurs : pas un arbre, pas un oiseau, la mort dans laplaine, le silence dans la forêt&|160;; çà et là, quelques fuméesdans les chaumières du village. Le château semblait sombre comme samaîtresse. Par une loi singulière, tout imite dans une maison celuiqui y règne, son esprit y plane. Madame Graslin, frappée àl’entendement par les paroles du curé, et frappée au cœur par laconviction, atteinte dans sa tendresse par le timbre angélique decette voix, s’arrêta tout à coup. Le curé leva le bras et montra laforêt, Véronique la regarda.

– Ne trouvez-vous pas à ceci quelque ressemblance vague avec lavie sociale&|160;? A chacun sa destinée&|160;! Combien d’inégalitésdans cette masse d’arbres&|160;! Les plus haut perchés manquent deterre végétale et d’eau, ils meurent les premiers&|160;!…

– Il en est que la serpe de la femme qui fait du bois arrêtedans la grâce de leur jeunesse&|160;! dit-elle avec amertume.

– Ne retombez plus dans ces sentiments, reprit le curésévèrement quoiqu’avec indulgence. Le malheur de cette forêt est den’avoir pas été coupée, voyez-vous le phénomène que ses massesprésentent&|160;?

Véronique, pour qui les singularités de la nature forestièreétaient peu sensibles, arrêta par obéissance son regard sur laforêt et le reporta doucement sur le curé.

– Vous ne remarquez pas, dit-il en devinant dans ce regardl’ignorance de Véronique, des lignes où les arbres de toute espècesont encore verts&|160;?

– Ah&|160;! c’est vrai, s’écria-t-elle. Pourquoi&|160;?

– Là, reprit le curé, se trouve la fortune de Montégnac et lavôtre, une immense fortune que j’avais signalée à monsieur Graslin.Vous voyez les sillons de trois vallées, dont les eaux se perdentdans le torrent du Gabou. Ce torrent sépare la forêt de Montégnacde la Commune qui, de ce côté, touche à la nôtre. A sec enseptembre et octobre, en novembre il donne beaucoup d’eau. Son eau,dont la masse serait facilement augmentée par des travaux dans laforêt, afin de ne rien laisser perdre et de réunir les plus petitessources, cette eau ne sert à rien&|160;; mais faites entre les deuxcollines du torrent un ou deux barrages pour la retenir, pour laconserver, comme a fait Riquet à Saint-Ferréol, où l’on pratiquad’immenses réservoirs pour alimenter le canal du Languedoc, vousallez fertiliser cette plaine inculte avec de l’eau sagementdistribuée dans des rigoles maintenues par des vannes, laquelle seboirait en temps utile dans ces terres, et dont le trop-pleinserait d’ailleurs dirigé vers notre petite rivière. Vous aurez debeaux peupliers le long de tous vos canaux, et vous élèverez desbestiaux dans les plus belles prairies possibles. Qu’est-ce quel’herbe&|160;? du soleil et de l’eau. Il y a bien assez de terredans ces plaines pour les racines du gramen&|160;; les eauxfourniront des rosées qui féconderont le sol, les peupliers s’ennourriront et arrêteront les brouillards, dont les principes serontpompés par toutes les plantes : tels sont les secrets de la bellevégétation dans les vallées. Vous verrez un jour la vie, la joie,le mouvement, là où règne le silence, là où le regard s’attriste del’infécondité. Ne sera-ce pas une belle prière&|160;? Ces travauxn’occuperont-ils pas votre oisiveté mieux que les pensées de lamélancolie&|160;?

Véronique serra la main du curé, ne dit qu’un mot, mais ce motfut grand : – Ce sera fait, monsieur.

– Vous concevez cette grande chose, reprit-il, mais vous nel’exécuterez pas. Ni vous ni moi nous n’avons les connaissancesnécessaires à l’accomplissement d’une pensée qui peut venir à tous,mais qui soulève des difficultés immenses, car quoique simples etpresque cachées, ces difficultés veulent les plus exactesressources de la science. Cherchez donc dès aujourd’hui lesinstruments humains qui vous feront gagner dans douze ans six ousept mille louis de rente avec les six mille arpents que vousfertiliserez ainsi. Ce travail rendra quelque jour Montégnac l’unedes plus riches communes du Département. La forêt ne vous rapporterien encore&|160;; mais, tôt ou tard, la Spéculation viendrachercher ces magnifiques bois, trésors amassés par le temps, lesseuls dont la production ne peut être ni bâtée ni remplacée parl’homme. L’Etat créera peut-être un jour lui-même des moyens detransport pour cette forêt dont les arbres seront utiles à samarine&|160;; mais il attendra que la population de Montégnacdécuplée exige sa protection, car l’Etat est comme la Fortune, ilne donne qu’au riche. Cette terre sera, dans ce temps, l’une desplus belles de la France, elle sera l’orgueil de votre petit-fils,qui trouvera peut-être le château mesquin, relativement auxrevenus.

– Voilà, dit Véronique, un avenir pour ma vie.

– Une pareille œuvre peut racheter bien des fautes, dit lecuré.

En se voyant compris, il essaya de frapper un dernier coup surl’intelligence de cette femme : il avait deviné que chez elle,l’intelligence menait au cœur&|160;; tandis que, chez les autresfemmes, le cœur est au contraire le chemin de l’intelligence. -Savez-vous, lui dit-il après une pause, dans quelle erreur vousêtes&|160;? Elle le regarda timidement. – Votre repentir n’estencore que le sentiment d’une défaite essuyée, ce qui est horrible,c’est le désespoir de Satan, et tel était peut-être le repentir deshommes avant Jésus-Christ&|160;; mais notre repentir à nous autrescatholiques, est l’effroi d’une âme qui se heurte dans la mauvaisevoie, et à qui, dans ce choc, Dieu s’est révélé&|160;! Vousrassemblez à l’Oreste païen, devenez saint Paul&|160;!

– Votre parole vient de me changer entièrement, s’écria-t-elle.Maintenant, oh&|160;! maintenant, je veux vivre.

– L’esprit a vaincu, se dit le modeste prêtre qui s’en allajoyeux. Il avait jeté une pâture au secret désespoir qui dévoraitmadame Graslin en donnant à son repentir la forme d’une belle etbonne action. Aussi Véronique écrivit-elle à monsieur Grossetête lelendemain même. Quelques jours après, elle reçut de Limoges, troischevaux de selle envoyés par ce vieil ami. Monsieur Bonnet avaitoffert à Véronique, sur sa demande, le fils du maître de poste, unjeune homme enchanté de se mettre au service de madame Graslin, etde gagner une cinquantaine d’écus. Ce jeune garçon, à figure ronde,aux yeux et aux cheveux noirs, petit, découplé, nommé MauriceChampion, plut à Véronique et fut aussitôt mis en fonctions. Ildevait accompagner sa maîtresse dans ses excursions et avoir soindes chevaux de selle.

Le garde général de Montégnac était un ancien maréchal des logisde la garde royale, né à Limoges, et que monsieur le duc deNavarreins avait envoyé d’une de ses terres à Montégnac pour enétudier la valeur et lui transmettre des renseignements, afin desavoir quel parti on en pouvait tirer. Jérôme Colorat n’y vit quedes terres incultes et infertiles, des bois inexploitables à causede la difficulté des transports, un château en ruines, et d’énormesdépenses à faire pour y rétablir une habitation et des jardins.Effrayé surtout des clairières semées de roches granitiques quinuançaient de loin cette immense forêt, ce probe mais inintelligentserviteur fut la cause de la vente de ce bien.

– Colorat, dit madame Graslin à son garde qu’elle fit venir, àcompter de demain, je monterai vraisemblablement à cheval tous lesmatins. Vous devez connaître les différentes parties de terres quidépendent de ce domaine et celles que monsieur Graslin y a réunies,vous me les indiquerez, je veux tout visiter par moi-même.

Les habitants du château apprirent avec joie le changement quis’opérait dans la conduite de Véronique. Sans en avoir reçul’ordre, Aline chercha, d’elle-même, la vieille amazone noire de samaîtresse, et la mit en état de servir. Le lendemain, la Sauviatvit avec un indicible plaisir sa fille habillée pour monter àcheval. Guidée par son garde et par Champion qui allèrent enconsultant leurs souvenirs, car les sentiers étaient à peine tracésdans ces montagnes inhabitées, madame Graslin se donna pour tâchede parcourir seulement les cimes sur lesquelles s’étendaient sesbois, afin d’en connaître les versants et de se familiariser avecles ravins, chemins naturels qui déchiraient cette longue arête.Elle voulait mesurer sa tâche, étudier la nature des courants ettrouver les éléments de l’entreprise signalée par le curé. Ellesuivait Colorat qui marchait en avant et Champion allait à quelquespas d’elle.

Tant qu’elle chemina dans des parties pleines d’arbres, enmontant et descendant tour à tour ces ondulations de terrain sirapprochées dans les montagnes en France, Véronique fut préoccupéepar les merveilles de la forêt. C’était des arbres séculaires dontles premiers l’étonnèrent et auxquels elle finit pars’habituer&|160;; puis de hautes futaies naturelles, ou dans uneclairière quelque pin solitaire d’une hauteur prodigieuse&|160;;enfin, chose plus rare, un de ces arbustes, nains partout ailleurs,mais qui, par des circonstances curieuses, atteignent desdéveloppements gigantesques et sont quelquefois aussi vieux que lesol. Elle ne voyait pas sans une sensation inexprimable une nuéeroulant sur des roches nues. Elle remarquait les sillonsblanchâtres faits par les ruisseaux de neige fondue, et qui, deloin, ressemblent à des cicatrices. Après une gorge sansvégétation, elle admirait, dans les flancs exfoliés d’une collinerocheuse, des châtaigniers centenaires, aussi beaux que des sapinsdes Alpes. La rapidité de sa course lui permettait d’embrasser,presqu’à vol d’oiseau, tantôt de vastes sables mobiles, desfondrières meublées d’arbres épars, des granits renversés, desroches pendantes, des vallons obscurs, des places étendues pleinesde bruyères encore fleuries, et d’autres desséchées&|160;; tantôtdes solitudes âpres où croissaient des genévriers, descapriers&|160;; tantôt des prés à herbe courte, des morceaux deterre engraissée par un limon séculaire&|160;; enfin lestristesses, les splendeurs, les choses douces, fortes, les aspectssinguliers de la nature montagnarde au centre de la France. Et àforce de voir ces tableaux variés de formes, mais animés par lamême pensée, la profonde tristesse exprimée par cette nature à lafois sauvage et minée, abandonnée, infertile, la gagna et répondità ses sentiments cachés. Et lorsque, par une échancrure, elleaperçut les plaines à ses pieds, quand elle eut à gravir quelquearide ravine entre les sables et les pierres de laquelle avaientpoussé des arbustes rabougris, et que ce spectacle revint demoments en moments, l’esprit de cette nature austère la frappa, luisuggéra des observations neuves pour elle, et excitées par lessignifications de ces divers spectacles. Il n’est pas un site deforêt qui n’ait sa signification&|160;; pas une clairière, pas unfourré qui ne présente des analogies avec le labyrinthe des penséeshumaines. Quelle personne parmi les gens dont l’esprit est cultivé,ou dont le cœur a reçu des blessures, peut se promener dans uneforêt, sans que la forêt lui parle&|160;? Insensiblement, il s’enélève une voix ou consolante ou terrible, mais plus souventconsolante que terrible. Si l’on recherchait bien les causes de lasensation, à la fois grave, simple, douce, mystérieuse qui vous ysaisit, peut-être la trouverait-on dans le spectacle sublime etingénieux de toutes ces créatures obéissant à leurs destinées, etimmuablement soumises. Tôt ou tard le sentiment écrasant de lapermanence de la nature vous emplit le cœur, vous remueprofondément, et vous finissez par y être inquiets de Dieu. AussiVéronique recueillit-elle dans le silence de ces cimes, dans lasenteur des bois, dans la sérénité de l’air, comme elle le dit lesoir à monsieur Bonnet, la certitude d’une clémence auguste. Elleentrevit la possibilité d’un ordre de faits plus élevés que celuidans lequel avaient jusqu’alors tourné ses rêveries. Elle sentitune sorte de bonheur. Elle n’avait pas, depuis longtemps, éprouvétant de paix. Devait-elle ce sentiment à la similitude qu’elletrouvait entre ces paysages et les endroits épuisés, desséchés deson âme. Avait-elle vu ces troubles de la nature avec une sorte dejoie, en pensant que la matière était punie là, sans avoirpéché&|160;? Certes, elle fut puissamment émue&|160;; car, àplusieurs reprises, Colorat et Champion se la montrèrent commes’ils la trouvaient transfigurée. Dans un certain endroit,Véronique aperçut dans les roides pentes des torrents je ne saisquoi de sévère. Elle se surprit à désirer d’entendre l’eaubruissant dans ces ravines ardentes. – Toujours aimer&|160;!pensa-t-elle. Honteuse de ce mot qui lui fut jeté comme par unevoix, elle poussa son cheval avec témérité vers le premier pic dela Corrèze, où, malgré l’avis de ses deux guides, elle s’élança.Elle atteignit seule au sommet de ce piton, nommé la Roche-Vive ,et y resta pendant quelques instants, occupée à voir tout le pays.Après avoir entendu la voix secrète de tant de créations quidemandaient à vivre, elle reçut en elle-même un coup qui ladétermina à déployer pour son œuvre cette persévérance tant admiréeet dont elle donna tant de preuves. Elle attacha son cheval par labride à un arbre, alla s’asseoir sur un quartier de roche, enlaissant errer ses regards sur cet espace où la nature se montraitmarâtre, et ressentit dans son cœur les mouvements maternelsqu’elle avait jadis éprouvés en regardant son enfant. Préparée àrecevoir la sublime instruction que présentait ce spectacle par lesméditations presque involontaires qui, selon sa belle expression,avaient vanné son cœur, elle s’y éveilla d’une léthargie. Ellecomprit alors, dit-elle au curé, que nos âmes devaient êtrelabourées aussi bien que la terre. Cette vaste scène était éclairéepar le pâle soleil du mois de novembre. Déjà quelques nuées griseschassées par un vent froid venaient de l’ouest. Il était environtrois heures, Véronique avait mis quatre heures à venir là&|160;;mais comme tous ceux qui sont dévorés par une profonde misèreintime, elle ne faisait aucune attention aux circonstancesextérieures. En ce moment sa vie véritablement s’agrandissait dumouvement sublime de la nature.

– Ne restez pas plus longtemps là, madame, lui dit un homme dontla voix la fit tressaillir, vous ne pourriez plus retourner nullepart, car vous êtes séparée par plus de deux lieues de toutehabitation&|160;; à la nuit, la forêt est impraticable&|160;; mais,ces dangers ne sont rien en comparaison de celui qui vous attendici. Dans quelques instants il fera sur ce pic un froid mortel dontla cause est inconnue, et qui a déjà tué plusieurs personnes.

Madame Graslin aperçut au-dessous d’elle une figure presquenoire de hâle où brillaient deux yeux qui ressemblaient à deuxlangues de feu. De chaque côté de cette face, pendait une largenappe de cheveux bruns, et dessous s’agitait une barbe en éventail.L’homme soulevait respectueusement un de ces énormes chapeaux àlarges bords que portent les paysans au centre de la France, etmontrait un de ces fronts dégarnis, mais superbes, par lesquelscertains pauvres se recommandent à l’attention publique. Véroniquen’eut pas la moindre frayeur, elle était dans une de ces situationsoù, pour les femmes, cessent toutes les petites considérations quiles rendent peureuses.

– Comment vous trouvez-vous là&|160;? lui dit-elle.

– Mon habitation est à peu de distance, répondit l’inconnu.

– Et que faites-vous dans ce désert&|160;? demandaVéronique.

– J’y vis.

– Mais comment et de quoi&|160;?

– On me donne une petite somme pour garder toute cette partie dela forêt, dit-il en montrant le versant du pic opposé à celui quiregardait les plaines de Montégnac.

Madame Graslin aperçut alors le canon d’un fusil et vit uncarnier. Si elle avait eu des craintes, elle eût été dès lorsrassurée.

– Vous êtes garde&|160;?

– Non, madame, pour être garde, il faut pouvoir prêter serment,et pour le prêter, il faut jouir de tous ses droits civiques…

– Qui êtes-vous donc&|160;?

– Je suis Farrabesche, dit l’homme avec une profonde humilité enabaissant les yeux vers la terre.

Madame Graslin, à qui ce nom ne disait rien, regarda cet hommeet observa dans sa figure, excessivement douce, des signes deférocité cachée : les dents mal rangées imprimaient à la bouche,dont les lèvres étaient d’un rouge de sang, un tour plein d’ironieet de mauvaise audace&|160;; les pommettes brunes et saillantesoffraient je ne sais quoi d’animal. Cet homme avait la taillemoyenne, les épaules fortes, le cou rentré, très-court, gros, lesmains larges et velues des gens violents et capables d’abuser deces avantages d’une nature bestiale. Ses dernières parolesannonçaient d’ailleurs quelque mystère auquel son attitude, saphysionomie et sa personne prêtaient un sens terrible.

– Vous êtes donc à mon service&|160;? lui dit d’une voix douceVéronique.

– J’ai donc l’honneur de parler à madame Graslin&|160;? ditFarrabesche.

– Oui, mon ami, répondit-elle.

Farrabesche disparut avec la rapidité d’une bête fauve, aprèsavoir jeté sur sa maîtresse un regard plein de crainte. Véroniques’empressa de remonter à cheval et alla rejoindre ses deuxdomestiques qui commençaient à concevoir des inquiétudes sur elle,car on connaissait dans le pays l’inexplicable insalubrité de laRoche-Vive . Colorat pria sa maîtresse de descendre par une petitevallée qui conduisait dans la plaine.  » Il serait, dit-il,dangereux de revenir par les hauteurs où les chemins déjà si peufrayés se croisaient, et où, malgré sa connaissance du pays, ilpourrait se perdre.

Une fois en plaine, Véronique ralentit le pas de son cheval.

– Quel est ce Farrabesche que vous employez&|160;? dit-elle àson garde général.

– Madame l’a rencontré, s’écria Colorat.

– Oui, mais il s’est enfui.

– Le pauvre homme&|160;! peut-être ne sait-il pas combien madameest bonne.

– Enfin qu’a-t-il fait&|160;?

– Mais, madame, Farrabesche est un assassin, répondit naïvementChampion.

– On lui a donc fait grâce, à lui&|160;? demanda Véronique d’unevoix émue.

– Non, madame, répondit Colorat. Farrabesche a passé auxAssises, il a été condamné à dix ans de travaux forcés, il a faitson temps, et il est revenu du bagne en 1827. Il doit la vie àmonsieur le curé qui l’a décidé à se livrer. Condamné à mort parcontumace, tôt ou tard il eût été pris, et son cas n’eût pas étébon. Monsieur Bonnet est allé le trouver tout seul, au risque de sefaire tuer. On ne sait pas ce qu’il a dit à Farrabesche. Ils sontrestés seuls pendant deux jours, le troisième il l’a ramené àTulle, où l’autre s’est livré. Monsieur Bonnet est allé voir un bonavocat, lui a recommandé la cause de Farrabesche, Farrabesche en aété quitte pour dix ans de fers, et monsieur le curé l’a visitédans sa prison. Ce gars-là, qui était la terreur du pays, estdevenu doux comme une jeune fille, il s’est laissé emmener au bagnetranquillement. A son retour, il est venu s’établir ici sous laprotection de monsieur le curé&|160;; personne ne lui dit plus hautque son nom, il va tous les dimanches et les jours de fêtes auxoffices, à la messe. Quoiqu’il ait sa place parmi nous, il se tientle long d’un mur, tout seul. Il fait ses dévotions de temps entemps&|160;; mais à la sainte table, il se met aussi à l’écart.

– Et cet homme a tué un autre homme&|160;?

– Un, dit Colorat, il en a bien tué plusieurs&|160;? Mais c’estun bon homme tout de même&|160;!

– Est-ce possible&|160;! s’écria Véronique qui dans sa stupeurlaissa tomber la bride sur le cou de son cheval.

– Voyez-vous, madame, reprit le garde qui ne demandait pas mieuxque de raconter cette histoire, Farrabesche a peut-être eu raisondans le principe, il était le dernier des Farrabesche, une vieillefamille de la Corrèze, quoi&|160;! Son frère aîné, le capitaineFarrabesche, est donc mort dix ans auparavant en Italie, àMontenotte, capitaine à vingt-deux ans. Etait-ce avoir duguignon&|160;? Et un homme qui avait des moyens, il savait lire etécrire, il se promettait d’être fait général. Il y eut des regretsdans la famille, et il y avait de quoi vraiment&|160;! Moi, quidans ce temps étais avec l’Autre, j’ai entendu parler de samort&|160;! Oh&|160;! le capitaine Farrabesche a fait une bellemort, il a sauvé l’armée et le petit caporal&|160;! Je servais déjàsous le général Steingel, un Allemand, c’est-à-dire un Alsacien, unfameux général, mais il avait la vue courte, et ce défaut-là futcause de sa mort arrivée quelque temps après celle du capitaineFarrabesche. Le petit dernier, qui est celui-ci, avait donc six ansquand il entendit parler de la mort de son grand frère. Le secondfrère servait aussi, mais comme soldat&|160;; il mourut sergent,premier régiment de la garde, un beau poste, à la batailled’Austerlitz, où, voyez-vous, madame, on a manœuvré aussitranquillement que dans les Tuileries… J’y étais aussi&|160;!Oh&|160;! j’ai eu du bonheur, j’ai été de tout, sans attraper uneblessure. Notre Farrabesche donc, quoiqu’il soit brave, se mit dansla tête de ne pas partir. Au fait, l’armée n’était pas saine pourcette famille-là. Quand le sous-préfet l’a demandé en 1811, ils’est enfui dans les bois&|160;; réfractaire quoi, comme on lesappelait. Pour lors, il s’est joint à un parti de chauffeurs, degré ou de force&|160;; mais enfin il a chauffé&|160;! Vouscomprenez que personne autre que monsieur le curé ne sait ce qu’ila fait avec ces mâtins-là, parlant par respect&|160;! Il s’estsouvent battu avec les gendarmes et avec la ligne aussi&|160;!Enfin, il s’est trouvé dans sept rencontres…

– Il passe pour avoir tué deux soldats et trois gendarmes&|160;!dit Champion.

– Est-ce qu’on sait le compte&|160;? il ne l’a pas dit, repritColorat. Enfin, madame, presque tous les autres ont été pris&|160;;mais lui, dame&|160;! jeune et agile, connaissant mieux le pays, ila toujours échappé. Ces chauffeurs-là se tenaient aux environs deBrives et de Tulle&|160;; ils rabattaient souvent par ici, à causede la facilité que Farrabesche avait de les cacher. En 1814, on nes’est plus occupé de lui, la conscription était abolie&|160;; maisil a été forcé de passer l’année de 1815 dans les bois. Comme iln’avait pas ses aises pour vivre, il a encore aidé à arrêter lamalle, dans la gorge, là-bas&|160;; mais enfin, d’après l’avis demonsieur le curé, il s’est livré. Il n’a pas été facile de luitrouver des témoins, personne n’osait déposer contre lui. Pourlors, son avocat et monsieur le curé ont tant fait, qu’il en a étéquitte pour dix ans. Il a eu du bonheur, après avoir chauffé, caril a chauffé&|160;!

– Mais qu’est-ce que c’était que de chauffer&|160;?

– Si vous le voulez, madame, je vas vous dire comment ilsfaisaient, autant que je le sais par les uns et les autres, car,vous comprenez, je n’ai point chauffé&|160;! Ca n’est pas beau,mais la nécessité ne connaît point de loi. Donc, ils tombaient septou huit chez un fermier ou chez un propriétaire soupçonné d’avoirde l’argent&|160;; ils vous allumaient du feu, soupaient au milieude la nuit&|160;; puis, entre la poire et le fromage, si le maîtrede la maison ne voulait pas leur donner la somme demandée, ils luiattachaient les pieds à la crémaillère, et ne les détachaientqu’après avoir reçu leur argent : voilà. Ils venaient masqués. Dansle nombre de leurs expéditions, il y en a eu de malheureuses.Dame&|160;! il y a toujours des obstinés, des gens avares. Unfermier, le père Cochegrue, qui aurait bien tondu sur un œuf, s’estlaissé brûler les pieds&|160;! Ah&|160;! ben, il en est mort. Lafemme de monsieur David, auprès de Brives, est morte des suites dela frayeur que ces gens-là lui ont faite, rien que d’avoir vu lierles pieds de son mari. – Donne-leur donc ce que tu as&|160;!qu’elle s’en allait lui disant. Il ne voulait pas, elle leur amontré la cachette. Les chauffeurs ont été la terreur du payspendant cinq ans&|160;; mais mettez-vous bien dans la boule,pardon, madame, que plus d’un fils de bonne maison était des leurs,et que c’est pas ceux-là qui se laissaient gober.

Madame Graslin écoutait sans répondre. Il y eut un moment desilence. Le petit Champion, jaloux d’amuser sa maîtresse, voulutdire ce qu’il savait de Farrabesche.

– Il faut dire aussi à madame tout ce qui en est, Farrabeschen’a pas son pareil à la course, ni à cheval. Il tue un bœuf d’uncoup de poing&|160;! Il porte sept cents, dà&|160;! personne netire mieux que lui. Quand j’étais petit, on me racontait lesaventures de Farrabesche. Un jour il est surpris avec trois de sescompagnons : ils se battent, bien&|160;! deux sont blessés et letroisième meurt, bon&|160;! Farrabesche se voit pris&|160;;bah&|160;! il saute sur le cheval d’un gendarme, en croupe,derrière l’homme, pique le cheval qui s’emporte&|160;; le met augrand galop et disparaît en tenant le gendarme àbras-le-corps&|160;; il le serrait si fort qu’à une certainedistance, il a pu le jeter à terre, rester seul sur le cheval, etil s’évada maître du cheval&|160;! Et il a eu le toupet de l’allervendre à dix lieues au delà de Limoges. De ce coup, il restapendant trois mois caché et introuvable. On avait promis cent louisà celui qui le livrerait.

– Une autre fois, dit Colorat, à propos des cent louis promispour lui par le préfet de Tulle, il les fit gagner à un de sescousins, Giriex de Vizay. Son cousin le dénonça et eut l’air de lelivrer&|160;! Oh&|160;! il le livra. Les gendarmes étaient bienheureux de le mener à Tulle. Mais il n’alla pas loin, on fut obligéde l’enfermer dans la prison de Lubersac, d’où il s’évada pendantla première nuit, en profitant d’une percée qu’y avait faite un deses complices, un nommé Gabilleau, un déserteur du 17e, exécuté àTulle, et qui fut transféré avant la nuit où il comptait se sauver.Ces aventures donnaient à Farrabesche une fameuse couleur. Latroupe avait ses affidés, vous comprenez&|160;! D’ailleurs on lesaimait les chauffeurs. Ah dame&|160;! ces gens-là n’étaient pascomme ceux d’aujourd’hui, chacun de ces gaillards dépensaitroyalement son argent. Figurez-vous, madame, un soir, Farrabescheest poursuivi par des gendarmes, n’est-ce pas&|160;; eh,bien&|160;! il leur a échappé cette fois en restant pendantvingt-quatre heures dans la mare d’une ferme, il respirait de l’airpar un tuyau de paille à fleur du fumier. Qu’est-ce que c’était quece petit désagrément pour lui qui a passé des nuits au fin sommetdes arbres où les moineaux se tiennent à peine, en voyant lessoldats qui le cherchaient passant et repassant sous lui.Farrabesche a été l’un de cinq à six chauffeurs que la Justice n’apas pu prendre&|160;; mais, comme il était du pays et par forceavec eux, enfin il n’avait fui que pour éviter la conscription, lesfemmes étaient pour lui, et c’est beaucoup&|160;!

– Ainsi Farrabesche a bien certainement tué plusieurs hommes,dit encore madame Graslin.

– Certainement, reprit Colorat, il a même, dit-on, tué levoyageur qui était dans la malle en 1812&|160;; mais le courrier,le postillon, les seuls témoins qui pussent le reconnaître, étaientmorts lors de son jugement.

– Pour le voler, dit madame Graslin.

– Oh&|160;! ils ont tout pris&|160;; mais les vingt-cinq millefrancs qu’ils ont trouvés étaient au Gouvernement.

Madame Graslin chemina silencieusement pendant une lieue. Lesoleil était couché, la lune éclairait la plaine grise, il semblaitalors que ce fût la pleine mer. Il y eut un moment où Champion etColorat regardèrent madame Graslin dont le profond silence lesinquiétait&|160;; ils éprouvèrent une violente sensation en luivoyant sur les joues deux traces brillantes, produites pard’abondantes larmes, elle avait les yeux rouges et remplis depleurs qui tombaient goutte à goutte.

– Oh&|160;! madame, dit Colorat, ne le plaignez pas&|160;! Legars a eu du bon temps, il a eu de jolies maîtresses&|160;; etmaintenant, quoique sous la surveillance de la haute police, il estprotégé par l’estime et l’amitié de monsieur le curé&|160;; car ils’est repenti, sa conduite au bagne a été des plus exemplaires.Chacun sait qu’il est aussi honnête homme que le plus honnêted’entre nous&|160;; seulement il est fier, il ne veut pas s’exposerà recevoir quelque marque de répugnance, et il vit tranquillementen faisant du bien à sa manière. Il vous a mis de l’autre côté dela Roche-Vive une dizaine d’arpents en pépinières, et il plantedans la forêt aux places où il aperçoit la chance de faire venir unarbre&|160;; puis il émonde les arbres, il ramasse le bois mort, ilfagotte et tient le bois à la disposition des pauvres gens. Chaquepauvre, sûr d’avoir du bois tout fait, tout prêt, vient lui endemander au lieu d’en prendre et de faire du tort à vos bois, ensorte qu’aujourd’hui s’il chauffe le monde, il leur fait dubien&|160;! Farrabesche aime votre forêt, il en a soin comme de sonbien.

– Et il vit&|160;!… tout seul, s’écria madame Graslin qui sehâta d’ajouter les deux derniers mots.

– Faites excuse, madame, il prend soin d’un petit garçon qui vasur quinze ans, dit Maurice Champion.

– Ma foi, oui, dit Colorat, car la Curieux a eu cet enfant-làquelque temps avant que Farrabesche se soit livré.

– C’est son fils&|160;? dit madame Graslin.

– Mais chacun le pense.

– Et pourquoi n’a-t-il pas épousé cette fille&|160;?

– Et comment&|160;? on l’aurait pris&|160;! Aussi, quand laCurieux sut qu’il était condamné, la pauvre fille a-t-elle quittéle pays.

– Etait-elle jolie&|160;?

– Oh&|160;! dit Maurice, ma mère prétend qu’elle ressemblaitbeaucoup, tenez… à une autre fille qui, elle aussi, a quitté lepays, à Denise Tascheron.

– Il était aimé&|160;? dit madame Graslin.

– Bah&|160;! parce qu’il chauffait, dit Colorat, les femmesaiment l’extraordinaire. Cependant rien n’a plus éloigné le paysque cet amour-là. Catherine Curieux vivait sage comme une SainteVierge, elle passait pour une perle de vertu dans son village, àVizay, un fort bourg de la Corrèze, sur la ligne des deuxdépartements. Son père et sa mère y sont fermiers de messieursBrézac. La Catherine Curieux avait bien ses dix-sept ans lors dujugement de Farrabesche. Les Farrabesche étaient une vieillefamille du même pays, qui se sont établis sur les domaines deMontégnac, ils tenaient la ferme du village. Le père et la mèreFarrabesche sont morts&|160;; mais les trois sœurs à la Curieuxsont mariées, une à Aubusson, une à Limoges, une àSaint-Léonard.

– Croyez-vous que Farrabesche sache où est Catherine&|160;? ditmadame Graslin.

– S’il le savait, il romprait son ban, oh&|160;! il irait… Dèsson arrivée, il a fait demander par monsieur Bonnet le petitCurieux au père et à la mère qui en avaient soin&|160;; monsieurBonnet le lui a obtenu tout de même.

– Personne ne sait ce qu’elle est devenue.

– Bah&|160;! dit Colorat, cette jeunesse s’est crueperdue&|160;! elle a eu peur de rester dans le pays&|160;! Elle estallée à Paris. Et qu’y fait-elle&|160;? Voilà le hic . La chercherlà, c’est vouloir trouver une bille dans les cailloux de cetteplaine&|160;!

Colorat montrait la plaine de Montégnac du haut de la rampe parlaquelle montait alors madame Graslin, qui n’était plus qu’àquelques pas de la grille du château. La Sauviat inquiète, Aline,les gens attendaient là, ne sachant que penser d’une si longueabsence.

– Eh&|160;! bien, dit la Sauviat en aidant sa fille à descendrede cheval, tu dois être horriblement fatiguée.

– Non, ma mère, dit madame Graslin d’une voix si altérée, que laSauviat regarda sa fille et vit alors qu’elle avait beaucouppleuré.

Madame Graslin rentra chez elle avec Aline, qui avait ses ordrespour tout ce qui concernait sa vie intérieure, elle s’enferma chezelle sans y admettre sa mère&|160;; et quand la Sauviat voulut yvenir, Aline dit à la vieille Auvergnate :  » – Madame est endormie. »

Le lendemain Véronique partit à cheval accompagnée de Mauriceseulement. Pour se rendre rapidement à la Roche-Vive, elle prit lechemin par lequel elle en était revenue la veille. En montant parle fond de la gorge qui séparait ce pic de la dernière colline dela forêt, car vue de la plaine, la Roche-Vive semblait isolée.Véronique dit à Maurice de lui indiquer la maison de Farrabesche etde l’attendre en gardant les chevaux&|160;; elle voulut aller seule: Maurice la conduisit donc vers un sentier qui descend sur leversant de la Roche-Vive, opposé à celui de la plaine, et luimontra le toit en chaume d’une habitation presque perdue à moitiéde cette montagne, et au bas de laquelle s’étendent des pépinières.Il était alors environ midi. Une fumée légère qui sortait de lacheminée indiquait la maison auprès de laquelle Véronique arrivabientôt&|160;; mais elle ne se montra pas tout d’abord. A l’aspectde cette modeste demeure assise au milieu d’un jardin entouré d’unehaie en épines sèches, elle resta pendant quelques instants perdueen des pensées qui ne furent connues que d’elle. Au bas du jardinserpentent quelques arpents de prairies encloses d’une haie vive,et où, çà et là, s’étalent les têtes aplaties des pommiers, despoiriers et de pruniers. Au-dessus de la maison, vers le haut de lamontagne où le terrain devient sablonneux, s’élèvent les cimesjaunies d’une superbe châtaigneraie. En ouvrant la porte àclaire-voie faite en planches presque pourries qui sert de clôture,madame Graslin aperçut une étable, une petite basse-cour et tousles pittoresques, les vivants accessoires des habitations dupauvre, qui certes ont de le poésie aux champs. Quel être a pu voirsans émotion les linges étendus sur la haie, la botte d’oignonspendue au plancher, les marmites en fer qui sèchent, le banc debois ombragé de chèvrefeuilles, et les joubarbes sur le faite duchaume qui accompagnent presque toutes les chaumières en France etqui révèlent une vie humble, presque végétative.

Il fut impossible à Véronique d’arriver chez son garde sans êtreaperçue, deux beaux chiens de chasse aboyèrent aussitôt que lebruit de son amazone se fit entendre dans les feuillessèches&|160;; elle prit la queue de cette large robe sous son bras,et s’avança vers la maison. Farrabesche et son enfant, qui étaientassis sur un banc de bois en dehors, se levèrent et se découvrirenttous deux, en gardant une attitude respectueuse, mais sans lamoindre apparence de servilité.

– J’ai su, dit Véronique en regardant avec attention l’enfant,que vous preniez mes intérêts, j’ai voulu voir par moi-même votremaison, les pépinières, et vous questionner ici même sur lesaméliorations à faire.

– Je suis aux ordres de madame, répondit Farrabesche.

Véronique admira l’enfant qui avait une charmante figure, un peuhâlée, brune, mais très-régulière, un ovale parfait, un frontpurement dessiné, des yeux orange d’une vivacité excessive, descheveux noirs, coupés sur le front et longs de chaque côté duvisage. Plus grand que ne l’est ordinairement un enfant de cet âge,ce petit avait près de cinq pieds. Son pantalon était comme sachemise en grosse toile écrue, son gilet de gros drap bleu très-uséavait des boutons de corne, il portait une veste de ce drap siplaisamment nommé velours de Maurienne et avec lequel s’habillentles savoyards, de gros souliers ferrés et point de bas. Ce costumeétait exactement celui du père&|160;; seulement, Farrabesche avaitsur la tête un grand feutre de paysan et le petit avait sur lasienne un bonnet de laine brune. Quoique spirituelle et animée, laphysionomie de cet enfant gardait sans effort la gravitéparticulière aux créatures qui vivent dans la solitude&|160;; ilavait dû se mettre en harmonie avec le silence et la vie des bois.Aussi Farrabesche et son fils étaient-ils surtout développés ducôté physique, ils possédaient les propriétés remarquables dessauvages : une vue perçante, une attention constante, un empirecertain sur eux-mêmes, l’ouïe sûre, une agilité visible, uneintelligente adresse. Au premier regard que l’enfant lança sur sonpère, madame Graslin devina une de ces affections sans bornes oùl’instinct s’est trempé dans la pensée, et où le bonheur le plusagissant confirme et le vouloir de l’instinct et l’examen de lapensée.

– Voilà l’enfant dont on m’a parlé&|160;? dit Véronique enmontrant le garçon.

– Oui, madame.

– Vous n’avez donc fait aucune démarche pour retrouver samère&|160;? demanda Véronique à Farrabesche en l’emmenant àquelques pas par un signe.

– Madame ne sait sans doute pas qu’il m’est interdit dem’écarter de la commune sur laquelle je réside.

– Et n’avez-vous jamais eu de nouvelles&|160;?

– A l’expiration de mon temps, répondit-il, le commissaire meremit une somme de mille francs qui m’avait été envoyée par petitesportions de trois en trois mois, et que les règlements nepermettaient pas de me donner avant le jour de ma sortie. J’aipensé que Catherine pouvait seule avoir songé à moi, puisque cen’était pas monsieur Bonnet&|160;; aussi ai-je gardé cette sommepour Benjamin.

– Et les parents de Catherine&|160;?

– Ils n’ont plus pensé à elle après son départ. D’ailleurs, ilsont fait assez en prenant soin du petit.

– Eh&|160;! bien, Farrabesche, dit Véronique en se retournantvers la maison, je ferai en sorte de savoir si Catherine vitencore, où elle est, et quel est son genre de vie…

– Oh&|160;! quel qu’il soit, madame, s’écria doucement cet hommeje regarderai comme un bonheur de l’avoir pour femme. C’est à elleà se montrer difficile et non à moi. Notre mariage légitimerait cepauvre garçon, qui ne soupçonne pas encore sa position.

Le regard que le père jeta sur le fils expliquait la vie de cesdeux êtres abandonnés ou volontairement isolés : ils étaient toutl’un pour l’autre, comme deux compatriotes jetés dans undésert.

– Ainsi vous aimez Catherine, demanda Véronique.

– Je ne l’aimerais pas, madame, répondit-il, que dans masituation elle est pour moi la seule femme qu’il y ait dans lemonde. Madame Graslin se retourna vivement et alla jusque sous lachâtaigneraie, comme atteinte d’une douleur. Le garde crut qu’elleétait saisie par quelque caprice, et n’osa la suivre. Véroniqueresta là pendant un quart d’heure environ, occupée en apparence àregarder le paysage. De là elle apercevait toute la partie de laforêt qui meuble ce côté de la vallée où coule le torrent, alorssans eau, plein de pierres, et qui ressemblait à un immense fossé,serré entre les montagnes boisées dépendant de Montégnac et uneautre chaîne de collines parallèles, mais rapides, sans végétation,à peine couronnées de quelques arbres mal venus. Cette autre chaîneoù croissent quelques bouleaux, des genévriers et des bruyères d’unaspect assez désolé appartient à un domaine voisin et audépartement de la Corrèze. Un chemin vicinal qui suit lesinégalités de la vallée sert de séparation à l’arrondissement deMontégnac et aux deux terres. Ce revers assez ingrat, mal exposé,soutient, comme une muraille de clôture, une belle partie de boisqui s’étend sur l’autre versant de cette longue côte dont l’ariditéforme un contraste complet avec celle sur laquelle est assise lamaison de Farrabesche. D’un côté, des formes âpres ettourmentées&|160;; de l’autre, des formes gracieuses, dessinuosités élégantes&|160;; d’un côté, l’immobilité froide etsilencieuse de terres infécondes, maintenues par des blocs depierres horizontaux, par des roches nues et pelées&|160;; del’autre, des arbres de différents verts, en ce moment dépouillés defeuillages pour la plupart, mais dont les beaux troncs droits etdiversement colorés s’élancent de chaque pli de terrain, et dontles branchages se remuaient alors au gré du vent. Quelques arbresplus persistants que les autres, comme les chênes, les ormes, leshêtres, les châtaigniers conservaient des feuilles jaunes, bronzéesou violacées.

Vers Montégnac, où la vallée s’élargit démesurément, les deuxcôtes forment un immense fer-à-cheval, et de l’endroit où Véroniqueétait allée s’appuyer à un arbre, elle put voir des vallonsdisposés comme les gradins d’un amphithéâtre où les cimes desarbres montent les unes au-dessus des autres comme des personnages.Ce beau paysage formait alors le revers de son parc, où depuis ilfut compris. Du côté de la chaumière de Farrabesche, la vallée serétrécit de plus en plus, et finit par un col d’environ cent piedsde large.

La beauté de cette vue, sur laquelle les yeux de madame Graslinerraient machinalement, la rappela bientôt à elle-même, elle revintvers la maison où le père et le fils restaient debout etsilencieux, sans chercher à s’expliquer la singulière absence deleur maîtresse. Elle examina la maison qui, bâtie avec plus de soinque la couverture en chaume ne le faisait supposer, avait été sansdoute abandonnée depuis le temps où les Navarreins ne s’étaientplus souciés de ce domaine. Plus de chasses, plus de gardes.Quoique cette maison fût inhabitée depuis plus de cent ans, lesmurs étaient bons&|160;; mais de tous côtés le lierre et lesplantes grimpantes les avaient embrassés. Quand on lui eut permisd’y rester, Farrabesche avait fait couvrir le toit en chaume, ilavait dallé lui-même à l’intérieur la salle, et y avait apportétout le mobilier. Véronique, en entrant, aperçut deux lits depaysan, une grande armoire en noyer, une huche au pain, un buffet,une table, trois chaises, et sur les planches du buffet quelquesplats en terre brune, enfin les ustensiles nécessaires à la vie.Au-dessus de la cheminée étaient deux fusils et deux carniers. Unequantité de choses faites par le père pour l’enfant causa le plusprofond attendrissement à Véronique : un vaisseau armé, unechaloupe, une tasse en bois sculpté, une boîte en bois d’unmagnifique travail, un coffret en marqueterie de paille, uncrucifix et un chapelet superbes. Le chapelet était en noyaux deprunes, qui avaient sur chaque face une tête d’une admirablefinesse : Jésus-Christ, les apôtres, la Madone, saintJean-Baptiste, saint Joseph, sainte Anne, les deux Madeleines.

– Je fais cela pour amuser le petit dans les longs soirsd’hiver, dit-il en ayant l’air de s’excuser.

Le devant de la maison est planté en jasmins, en rosiers à hautetige appliqués contre le mur, et qui fleurissent les fenêtres dupremier étage inhabité, mais où Farrabesche serrait sesprovisions&|160;; il avait des poules, des canards, deuxporcs&|160;; il n’achetait que du pain, du sel, du sucre etquelques épiceries. Ni lui ni son fils ne buvaient de vin.

– Tout ce que l’on m’a dit de vous et ce que je vois, dit enfinmadame Graslin à Farrabesche, me fait vous porter un intérêt qui nesera pas stérile.

– Je reconnais bien là monsieur Bonnet, s’écria Farrabesche d’unton touchant.

– Vous vous trompez, monsieur le curé ne m’a rien dit encore, lehasard ou Dieu peut-être a tout fait.

– Oui, madame, Dieu&|160;! Dieu seul peut faire des merveillespour un malheureux tel que moi.

– Si vous avez été malheureux, dit madame Graslin assez bas pourque l’enfant n’entendît rien par une attention d’une délicatesseféminine qui toucha Farrabesche, votre repentir, votre conduite etl’estime de monsieur le curé vous rendent digne d’être heureux.J’ai donné les ordres nécessaires pour terminer les constructionsde la grande ferme que monsieur Graslin avait projeté d’établirauprès du château&|160;; vous serez mon fermier, vous aurezl’occasion de déployer vos forces, votre activité, d’employer votrefils. Le Procureur-général à Limoges apprendra qui vous êtes, etl’humiliante condition de votre ban, qui gêne votre vie,disparaîtra, je vous le promets.

A ces mots, Farrabesche tomba sur ses genoux comme foudroyé parla réalisation d’une espérance vainement caressée&|160;; il baisale bas de l’amazone de madame Graslin, il lui baisa les pieds. Envoyant des larmes dans les yeux de son père, Benjamin se mit àsangloter sans savoir pourquoi.

– Relevez-vous, Farrabesche dit madame Graslin, vous ne savezpas combien il est naturel que je fasse pour vous ce que je vouspromets de faire. N’est-ce pas vous qui avez planté ces arbresverts&|160;? dit-elle en montrant quelques épicéas, des pins duNord, des sapins et des mélèzes au bas de l’aride et sèche collineopposée.

– Oui, madame.

– La terre est donc meilleure là&|160;?

– Les eaux dégradent toujours ces rochers et mettent chez vousun peu de terre meuble&|160;; j’en ai profité, car tout le long dela vallée ce qui est en dessous du chemin vous appartient. Lechemin sert de démarcation.

– Coule-t-il donc beaucoup d’eau au fond de cette longuevallée&|160;?

– Oh&|160;! madame, s’écria Farrabesche, dans quelques jours,quand le temps sera devenu pluvieux, peut-être entendrez-vous duchâteau mugir le torrent&|160;! Mais rien n’est comparable à ce quise passe au temps de la fonte des neiges. Les eaux descendent desparties de forêt situées au revers de Montégnac, de ces grandespentes adossées à la montagne sur laquelle sont vos jardins et leparc&|160;; enfin toutes les eaux de ces collines y tombent et fontun déluge. Heureusement pour vous, les arbres retiennent lesterres, l’eau glisse sur les feuilles, qui sont, en automne, commeun tapis de toile cirée&|160;; sans cela, le terrain s’exhausseraitau fond de ce vallon, mais la pente est aussi bien rapide, et je nesais pas si des terres entraînées y resteraient.

– Où vont les eaux&|160;? demanda madame Graslin devenueattentive.

Farrabesche montra la gorge étroite qui semblait fermer cevallon au-dessous de sa maison : – Elles se répandent sur unplateau crayeux qui sépare le Limousin de la Corrèze, et yséjournent en flaques vertes pendant plusieurs mois, elles seperdent dans les pores du sol, mais lentement. Aussi personnen’habite-t-il cette plaine insalubre où rien ne peut venir. Aucunbétail ne veut manger les joncs ni les roseaux qui viennent dansces eaux saumâtres. Cette vaste lande, qui a peut-être trois millearpents, sert de communaux à trois communes&|160;; mais il en estcomme de la plaine de Montégnac, on n’en peut rien faire. Encore,chez vous, y a-t-il du sable et un peu de terre dans voscailloux&|160;; mais là c’est le tuf tout pur.

– Envoyez chercher les chevaux, je veux aller voir tout ceci parmoi-même.

Benjamin partit après que madame Graslin lui eut indiquél’endroit où se tenait Maurice.

– Vous qui connaissez, m’a-t-on dit, les moindres particularitésde ce pays, reprit madame Graslin, expliquez-moi pourquoi lesversants de ma forêt qui regardent la plaine de Montégnac n’yjettent aucun cours d’eau, pas le plus léger torrent, ni dans lespluies, ni à la fonte des neiges&|160;?

– Ah&|160;! madame, dit Farrabesche, monsieur le curé, quis’occupe tant de la prospérité de Montégnac en a deviné la raison,sans en avoir la preuve. Depuis que vous êtes arrivée, il m’a faitrelever de place en place le chemin des eaux dans chaque ravine,dans tous les vallons. Je revenais hier du bas de la Roche-Vive, oùj’avais examiné les mouvements du terrain, au moment où j’ai eul’honneur de vous rencontrer. J’avais entendu le pas des chevaux etj’ai voulu savoir qui venait par ici. Monsieur Bonnet n’est passeulement un saint, madame, c’est un savant.  » Farrabesche,m’a-t-il dit,- je travaillais alors au chemin que la Communeachevait pour monter au château&|160;; de là monsieur le curé memontrait toute la chaîne des montagnes, depuis Montégnac jusqu’à laRoche-Vive, près de deux lieues de longueur,- pour que ce versantn’épanche point d’eau dans la plaine, il faut que la nature aitfait une espèce de gouttière qui les verse ailleurs&|160;! « Hé&|160;! bien, madame, cette réflexion est si simple qu’elle enparaît bête, un enfant devrait la faire&|160;! Mais personne,depuis que Montégnac est Montégnac, ni les seigneurs, ni lesintendants, ni les gardes, ni les pauvres, ni les riches, qui, lesuns comme les autres, voyaient la plaine inculte faute d’eau, ne sesont demandé où se perdaient les eaux du Gabou. Les trois communesqui ont les fièvres à cause des eaux stagnantes n’y cherchaientpoint de remèdes, et moi-même je n’y songeais point, il a fallul’homme de Dieu…

Farrabesche eut les yeux humides en disant ce mot.

– Tout ce que trouvent les gens de génie, dit alors madameGraslin, est si simple que chacun croit qu’il l’aurait trouvé.Mais, se dit-elle à elle-même, le génie a cela de beau qu’ilressemble à tout le monde et que personne ne lui ressemble.

– Du coup, reprit Farrabesche, je compris monsieur Bonnet, iln’eut pas de grandes paroles à me dire pour m’expliquer ma besogne.Madame, le fait est d’autant plus singulier que, du côté de votreplaine, car elle est entièrement à vous, il y a des déchiruresassez profondes dans les montagnes, qui sont coupées par des ravinset par des gorges très-creuses&|160;; mais, madame, toutes cesfentes, ces vallées, ces ravins, ces gorges, ces rigoles enfin paroù coulent les eaux, se jettent dans ma petite vallée, qui est dequelques pieds plus basse que le sol de votre plaine. Je saisaujourd’hui la raison de ce phénomène, et la voici : de laRoche-Vive à Montégnac, il règne au bas des montagnes comme unebanquette dont la hauteur varie entre vingt et trente pieds&|160;;elle n’est rompue en aucun endroit, et se compose d’une espèce deroche que monsieur Bonnet nomme schiste. La terre, plus molle quela pierre, a cédé, s’est creusée, les eaux ont alors naturellementpris leur écoulement dans le Gabou, par les échancrures de chaquevallon. Les arbres, les broussailles, les arbustes cachent à la vuecette disposition du sol&|160;; mais, après avoir suivi lemouvement des eaux et la trace que laisse leur passage, il estfacile de se convaincre du fait. Le Gabou reçoit ainsi les eaux desdeux versants, celles du revers des montagnes en haut desquellesest votre parc, et celles des roches qui nous font face. D’aprèsles idées de monsieur le curé, cet état de choses cessera lorsqueles conduits naturels du versant qui regarde votre plaine seboucheront par les terres, par les pierres que les eaux entraînent,et qu’ils seront plus élevés que le fond du Gabou. Votre plainealors sera inondée comme le sont les communaux que vous voulezaller voir&|160;; mais il faut des centaines d’années. D’ailleurs,est-ce à désirer, madame&|160;? Si votre sol ne buvait pas commefait celui des communaux cette masse d’eau, Montégnac aurait aussides eaux stagnantes qui empesteraient le pays.

– Ainsi, les places où monsieur le curé me montrait, il y aquelques jours, des arbres qui conservent leurs feuillages encoreverts, doivent être les conduits naturels par où les eaux serendent dans le torrent du Gabou.

– Oui, madame. De la Roche-Vive à Montégnac, il se trouve troismontagnes, par conséquent trois cols où les eaux, repoussées par labanquette de schiste, s’en vont dans le Gabou. La ceinture de boisencore verts qui est au bas, et qui semble faire partie de votreplaine, indique cette gouttière devinée par monsieur le curé.

– Ce qui fait le malheur de Montégnac en fera donc bientôt laprospérité, dit avec un accent de conviction profonde madameGraslin. Et puisque vous avez été le premier instrument de cetteœuvre, vous y participerez, vous chercherez des ouvriers actifs,dévoués, car il faudra remplacer le manque d’argent par ledévouement et par le travail.

Benjamin et Maurice arrivèrent au moment où Véronique achevaitcette phrase&|160;; elle saisit la bride de son cheval, et fitsigne à Farrabesche de monter sur celui de Maurice.

– Menez-moi, dit-elle, au point où les eaux se répandent sur lescommunaux.

– Il est d’autant plus utile que madame y aille, ditFarrabesche, que, par le conseil de monsieur le curé, feu monsieurGraslin est devenu propriétaire, au débouché de cette gorge, detrois cents arpents sur lesquels les eaux laissent un limon qui afini par produire de la bonne terre sur une certaine étendue.Madame verra le revers de la Roche-Vive sur lequel s’étendent desbois superbes, et où monsieur Graslin aurait placé sans doute uneferme. L’endroit le plus convenable serait celui où se perd lasource qui se trouve auprès de ma maison et dont on pourrait tirerparti.

Farrabesche passa le premier pour montrer le chemin, et fitsuivre à Véronique un sentier rapide qui menait à l’endroit où lesdeux côtes se resserraient et s’en allaient l’une à l’est, l’autreà l’ouest, comme renvoyées par un choc. Ce goulet, rempli degrosses pierres entre lesquelles s’élevaient de hautes herbes,avait environ soixante pieds de largeur. La Roche-Vive, coupée àvif, montrait comme une muraille de granit sur laquelle il n’yavait pas le moindre gravier, mais le haut de ce mur inflexibleétait couronné d’arbres dont les racines pendaient. Des pins yembrassaient le sol de leurs pieds fourchus et semblaient se tenirlà comme des oiseaux accrochés à une branche. La colline opposée,creusée par le temps, avait un front sourcilleux, sablonneux etjaune&|160;; elle montrait des cavernes peu profondes, desenfoncements sans fermeté&|160;; sa roche molle et pulvérulenteoffrait des tons d’ocre. Quelques plantes à feuilles piquantes, aubas quelques bardanes, des joncs, des plantes aquatiquesindiquaient et l’exposition au nord et la maigreur du sol. Le litdu torrent était en pierre assez dure, mais jaunâtre. Evidemmentles deux chaînes, quoique parallèles et comme fendues au moment dela catastrophe qui a changé le globe, étaient, par un capriceinexplicable ou par une raison inconnue et dont la découverteappartient au génie, composées d’éléments entièrementdissemblables. Le contraste de leurs deux natures éclatait surtouten cet endroit. De là, Véronique aperçut un immense plateau sec,sans aucune végétation, crayeux&|160;; ce qui expliquaitl’absorption des eaux, et parsemé de flaques d’eau saumâtre ou deplaces où le sol était écaillé. A droite, se voyaient les monts dela Corrèze. A gauche, la vue s’arrêtait sur la bosse immense de laRoche-Vive, chargée des plus beaux arbres, et au bas de laquelles’étalait une prairie d’environ deux cents arpents dont lavégétation contrastait avec le hideux aspect de ce plateaudésolé.

– Mon fils et moi nous avons fait le fossé que vous apercevezlà-bas, dit Farrabesche, et que vous indiquent de hautes herbes, ilva rejoindre celui qui limite votre forêt. De ce côté, vos domainessont bornés par un désert, car le premier village est à une lieued’ici.

Véronique s’élança vivement dans cette horrible plaine où ellefut suivie par son garde. Elle fit sauter le fossé à son cheval,courut à bride abattue dans ce sinistre paysage, et parut prendreun sauvage plaisir à contempler cette vaste image de ladésolation.

Farrabesche avait raison. Aucune force, aucune puissance nepouvait tirer parti de ce sol, il résonnait sous le pied deschevaux comme s’il eût été creux. Quoique cet effet soit produitpar les craies naturellement poreuses, il s’y trouvait aussi desfissures par où les eaux disparaissaient et s’en allaient alimentersans doute des sources éloignées.

– Il y a pourtant des âmes qui sont ainsi, s’écria Véronique enarrêtant son cheval après avoir galopé pendant un quartd’heure.

Elle resta pensive au milieu de ce désert où il n’y avait nianimaux ni insectes, et que les oiseaux ne traversaient point. Aumoins dans la plaine de Montégnac se trouvait-il des cailloux, dessables, quelques terres meubles ou argileuses, des débris, unecroûte de quelques pouces où la culture pouvait mordre&|160;; maislà, le tuf le plus ingrat, qui n’était pas encore la pierre etn’était plus la terre, brisait durement le regard&|160;; aussi là,fallait-il absolument reporter ses yeux dans l’immensité del’éther. Après avoir contemplé la limite de ses forêts et laprairie achetée par son mari, Véronique revint vers l’entrée duGabou, mais lentement. Elle surprit alors Farrabesche regardant uneespèce de fosse qui semblait faire croire qu’un spéculateur avaitessayé de sonder ce coin désolé, en imaginant que la nature y avaitcaché des richesses.

– Qu’avez-vous&|160;? lui dit Véronique en apercevant sur cettemâle figure une expression de profonde tristesse.

– Madame, je dois la vie à cette fosse, ou, pour parler avecplus de justesse, le temps de me repentir et de racheter mes fautesaux yeux des hommes…

Cette façon d’expliquer la vie eut pour effet de clouer madameGraslin devant la fosse où elle arrêta son cheval.

– Je me cachais là, madame. Le terrain est si sonore que,l’oreille appliquée contre la terre, je pouvais entendre à plusd’une lieue les chevaux de la gendarmerie ou le pas des soldats,qui a quelque chose de particulier. Je me sauvais par le Gabou dansun endroit où j’avais un cheval, et je mettais toujours entre moiet ceux qui étaient à ma poursuite des cinq ou six lieues.Catherine m’apportait à manger là pendant la nuit&|160;; si elle neme trouvait point, j’y trouvais toujours du pain et du vin dans untrou couvert d’une pierre.

Ce souvenir de sa vie errante et criminelle, qui pouvait nuire àFarrabesche, trouva la plus indulgente pitié chez madameGraslin&|160;; mais elle s’avança vivement vers le Gabou, où lasuivit le garde. Pendant qu’elle mesurait cette ouverture, àtravers laquelle on apercevait la longue vallée si riante d’uncôté, si ruinée de l’autre, et dans le fond, à plus d’une lieue,les collines étagées du revers de Montégnac, Farrabesche dit : -Dans quelques jours il y aura là de fameuses cascades&|160;!

– Et l’année prochaine, à pareil jour, jamais il ne passera pluspar là une goutte d’eau. Je suis chez moi de l’un et l’autre côté,je ferai bâtir une muraille assez solide, assez haute pour arrêterles eaux. Au lieu d’une vallée qui ne rapporte rien, j’aurai un lacde vingt, trente, quarante ou cinquante pieds de profondeur, surune étendue d’une lieue, un immense réservoir qui fournira l’eaudes irrigations avec laquelle je fertiliserai toute la plaine deMontégnac.

– Monsieur le curé avait raison, madame, quand il nous disait,lorsque nous achevions votre chemin :  » Vous travaillez pour votremère&|160;!  » Que Dieu répande ses bénédictions sur une pareilleentreprise.

– Taisez-vous là-dessus, Farrabesche, dit madame Graslin, lapensée en est à monsieur Bonnet.

Revenue à la maison de Farrabesche, Véronique y prit Maurice etretourna promptement au château. Quand sa mère et Aline aperçurentVéronique, elles furent frappées du changement de sa physionomie,l’espoir de faire le bien de ce pays lui avait rendu l’apparence dubonheur. Madame Graslin écrivit à Grossetête de demander à monsieurde Grandville la liberté complète du pauvre forçat libéré, sur laconduite duquel elle donna des renseignements qui furent confirméspar un certificat du maire de Montégnac et par une lettre demonsieur Bonnet. Elle joignit à cette dépêche des renseignementssur Catherine Curieux, en priant Grossetête d’intéresser leProcureur-général à la bonne action qu’elle méditait, et de faireécrire à la Préfecture de Police de Paris pour retrouver cettefille. La seule circonstance de l’envoi des fonds au bagne oùFarrabesche avait subi sa peine devait fournir des indicessuffisants. Véronique tenait à savoir pourquoi Catherine avaitmanqué à venir auprès de son enfant et de Farrabesche. Puis ellefit part à son vieil ami de ses découvertes au torrent du Gabou, etinsista sur le choix de l’homme habile qu’elle lui avait déjàdemandé.

Le lendemain était un dimanche, et le premier où, depuis soninstallation à Montégnac, Véronique se trouvait en état d’allerentendre la messe à l’église, elle y vint et prit possession dubanc qu’elle y possédait à la chapelle de la Vierge. En voyantcombien cette pauvre église était dénuée, elle se promit deconsacrer chaque année une somme aux besoins de la fabrique et àl’ornement des autels. Elle entendit la parole douce, onctueuse,angélique du curé, dont le prône, quoique dit en termes simples età la portée de ces intelligences, fut vraiment sublime. Le sublimevient du cœur, l’esprit ne le trouve pas, et la religion est unesource intarissable de ce sublime sans faux brillants&|160;; car lecatholicisme, qui pénètre et change les cœurs, est tout cœur.Monsieur Bonnet trouva dans l’épître un texte à développer quisignifiait que, tôt ou tard, Dieu accomplit ses promesses, favoriseles siens et encourage les bons. Il fit comprendre les grandeschoses qui résulteraient pour la paroisse de la présence d’un richecharitable, en expliquant que les devoirs du pauvre étaient aussiétendus envers le riche bienfaisant que ceux du riche l’étaientenvers le pauvre, leur aide devait être mutuelle.

Farrabesche avait parlé à quelques-uns de ceux qui le voyaientavec plaisir, par suite de cette charité chrétienne que monsieurBonnet avait mise en pratique dans la paroisse, de la bienveillancedont il était l’objet. La conduite de madame Graslin envers luivenait d’être le sujet des conversations de toute la commune,rassemblée sur la place de l’église avant la messe, suivant l’usagedes campagnes. Rien n’était plus propre à concilier à cette femmel’amitié de ces esprits, éminemment susceptibles. Aussi, quandVéronique sortit de l’église, trouva-t-elle presque toute laparoisse rangée en deux haies. Chacun, à son passage, la saluarespectueusement dans un profond silence. Elle fut touchée de cetaccueil sans savoir quel en était le vrai motif, elle aperçutFarrabesche un des derniers et lui dit : – Vous êtes un adroitchasseur, n’oubliez pas de nous apporter du gibier.

Quelques jours après, Véronique alla se promener avec le curédans la partie de la forêt qui avoisinait le château, et voulutdescendre avec lui les vallées étagées qu’elle avait aperçues de lamaison de Farrabesche. Elle acquit alors la certitude de ladisposition des hauts affluents du Gabou. Par suite de cet examen,le curé remarqua que les eaux qui arrosaient quelques parties duhaut Montégnac venaient des monts de la Corrèze. Ces chaînes semariaient en cet endroit à la montagne par cette côte aride,parallèle à la chaîne de la Roche-Vive. Le curé manifestait unejoie d’enfant au retour de cette promenade : il voyait avec lanaïveté d’un poète la prospérité de son cher village. Le poèten’est-il pas l’homme qui réalise ses espérances avant letemps&|160;? Monsieur Bonnet fauchait ses foins, en montrant duhaut de la terrasse la plaine encore inculte.

Le lendemain Farrabesche et son fils vinrent chargés de gibier.Le garde apportait pour Francis Graslin une tasse en coco sculpté,vrai chef-d’œuvre qui représentait une bataille. Madame Graslin sepromenait en ce moment sur sa terrasse, elle était du côté quiavait vue sur les Tascherons. Elle s’assit alors sur un banc, pritla tasse et regarda longtemps cet ouvrage de fée. Quelques larmeslui vinrent aux yeux.

– Vous avez dû beaucoup souffrir, dit-elle à Farrabesche aprèsun long moment de silence.

– Que faire, madame, répondit-il, quand on se trouve là sansavoir la pensée de s’enfuir qui soutient la vie de presque tous lescondamnés.

– C’est une horrible vie, dit-elle avec un accent plaintif eninvitant et du geste et du regard Farrabesche à parler.

Farrabesche prit pour un violent intérêt de curiositécompatissante le tremblement convulsif et tous les signes d’émotionqu’il vit chez madame Graslin. En ce moment, la Sauviat se montradans une allée, et paraissait vouloir venir&|160;; mais Véroniquetira son mouchoir, fit avec un signe négatif, et dit avec unevivacité qu’elle n’avait jamais montrée à la vieille Auvergnate : -Laissez-moi, ma mère&|160;!

– Madame, reprit Farrabesche, pendant dix ans, j’ai porté,dit-il en montrant sa jambe, une chaîne attachée par un gros anneaude fer, et qui me liait à un autre homme. Durant mon temps, j’aiété forcé de vivre avec trois condamnés. J’ai couché sur un lit decamp en bois. Il a fallu travailler extraordinairement pour meprocurer un petit matelas, appelé serpentin . Chaque salle contienthuit cents hommes. Chacun des lits qui y sont, et qu’on nomme destolards , reçoit vingt-quatre hommes tous attachés deux à deux.Chaque soir et chaque matin, on passe la chaîne de chaque coupledans une grande chaîne appelée le filet de ramas . Ce filetmaintient tous les couples par les pieds, et borde le tolard. Aprèsdeux ans, je n’étais pas encore habitué au bruit de cetteferraille, qui vous répète à tous moments : – Tu es au bagne&|160;!Si l’on s’endort pendant un moment, quelque mauvais compagnon seremue ou se dispute, et vous rappelle où vous êtes. Il y a unapprentissage à faire, rien que pour savoir dormir. Enfin, je n’aiconnu le sommeil qu’en arrivant au bout de mes forces par unefatigue excessive. Quand j’ai pu dormir, j’ai du moins eu les nuitspour oublier. Là, c’est quelque chose, madame, que l’oubli&|160;!Dans les plus petites choses, un homme, une fois là, doit apprendreà satisfaire ses besoins de la manière fixée par le plusimpitoyable règlement. Jugez, madame, quel effet cette vieproduisait sur un garçon comme moi qui avais vécu dans les bois, àla façon des chevreuils et des oiseaux&|160;! Si je n’avais pasdurant six mois mangé mon pain entre les quatre murs d’une prison,malgré les belles paroles de monsieur Bonnet, qui, je peux le dire,a été le père de mon âme, ah&|160;! je me serais jeté dans la meren voyant mes compagnons. Au grand air, j’allais encore&|160;;mais, une fois dans la salle, soit pour dormir, soit pour manger,car on y mange dans des baquets, et chaque baquet est préparé pourtrois couples, je ne vivais plus, les atroces visages et le langagede mes compagnons m’ont toujours été insupportables. Heureusement,dès cinq heures en été, dès sept heures et demie en hiver, nousallions, malgré le vent, le froid, le chaud ou la pluie, à lafatigue , c’est-à-dire au travail. La plus grande partie de cettevie se passe en plein air, et l’air semble bien bon quand on sortd’une salle où grouillent huit cents condamnés. Cet air, songez-ybien, est l’air de la mer. On jouit des brises, on s’entend avec lesoleil, on s’intéresse aux nuages qui passent, on espère la beautédu jour. Moi je m’intéressais à mon travail.

Farrabesche s’arrêta, deux grosses larmes roulaient sur lesjoues de Véronique.

– Oh&|160;! madame, je ne vous ai dit que les roses de cetteexistence, s’écria-t-il en prenant pour lui l’expression du visagede madame Graslin. Les terribles précautions adoptées par legouvernement, l’inquisition constante exercée par les argousins, lavisite des fers, soir et matin, les aliments grossiers, lesvêtements hideux qui vous humilient à tout instant, la gêne pendantle sommeil, le bruit horrible de quatre cents doubles chaînes dansune salle sonore, la perspective d’être fusillés et mitraillés,s’il plaisait à six mauvais sujets de se révolter, ces conditionsterribles ne sont rien : voilà les roses, comme je vous le disais.Un homme, un bourgeois qui aurait le malheur d’aller là doit ymourir de chagrin en peu de temps. Ne faut-il pas vivre avec unautre&|160;? N’êtes-vous pas obligé de subir la compagnie de cinqhommes pendant vos repas, et de vingt-trois pendant votre sommeil,d’entendre leurs discours. Cette société, madame, a ses loissecrètes&|160;; dispensez-vous d’y obéir, vous êtesassassiné&|160;; mais obéissez-y, vous devenez assassin&|160;! Ilfaut être ou victime ou bourreau&|160;! Après tout, mourir d’unseul coup, ils vous guériraient de cette vie&|160;; mais. ils seconnaissent à faire le mal, et il est impossible de tenir à lahaine de ces hommes, ils ont tout pouvoir sur un condamné qui leurdéplaît, et peuvent faire de sa vie un supplice de tous lesinstants, pire que la mort. L’homme qui se repent et veut se bienconduire, est l’ennemi commun&|160;; avant tout, on le soupçonne dedélation. La délation est punie de mort, sur un simple soupçon.Chaque salle a son tribunal où l’on juge les crimes commis enversla société. Ne pas obéir aux usages est criminel, et un homme dansce cas est susceptible de jugement : ainsi chacun doit coopérer àtoutes les évasions&|160;; chaque condamné a son heure pours’évader, heure à laquelle le bagne tout entier lui doit aide,protection. Révéler ce qu’un condamné tente dans l’intérêt de sonévasion est un crime. Je ne vous parlerai pas des horribles mœursdu bagne, à la lettre, on ne s’y appartient pas. L’administration,pour neutraliser les tentatives de révolte ou d’évasion, accoupletoujours des intérêts contraires et rend ainsi le supplice de lachaîne insupportable, elle met ensemble des gens qui ne peuvent passe souffrir ou qui se défient l’un de l’autre.

– Comment avez-vous fait&|160;! demanda madame Graslin.

– Ah&|160;! voilà, reprit Farrabesche, j’ai eu du bonheur : jene suis pas tombé au sort pour tuer un homme condamné, je n’aijamais voté la mort de qui que ce soit, je n’ai jamais été puni, jen’ai pas été pris en grippe, et j’ai fait bon ménage avec les troiscompagnons que l’on m’a successivement donnés, ils m’ont tous troiscraint et aimé. Mais aussi, madame, étais-je célèbre au bagne avantd’y arriver. Un chauffeur&|160;! car je passais pour être un de cesbrigands-là. J’ai vu chauffer, reprit Farrabesche après une pauseet à voix basse, mais je n’ai jamais voulu ni me prêter à chauffer,ni recevoir d’argent des vols. J’étais réfractaire, voilà tout.J’aidais les camarades, j’espionnais, je me battais, je me mettaisen sentinelle perdue ou à l’arrière-garde&|160;; mais je n’aijamais versé le sang d’un homme qu’à mon corps défendant&|160;!Ah&|160;! j’ai tout dit à monsieur Bonnet et à mon avocat : aussiles juges savaient-ils bien que je n’étais pas un assassin&|160;!Mais je suis tout de même un grand criminel, rien de ce que j’aifait n’est permis. Deux de mes camarades avaient déjà parlé de moicomme d’un homme capable des plus grandes choses. Au bagne,voyez-vous, madame, il n’y a rien qui vaille cette réputation, pasmême l’argent. Pour être tranquille dans cette république demisère, un assassinat est un passe-port. Je n’ai rien fait pourdétruire cette opinion. J’étais triste, résigné&|160;; on pouvaitse tromper à ma figure, et l’on s’y est trompé. Mon attitudesombre, mon silence, ont été pris pour des signes de férocité. Toutle monde, forçats, employés, les jeunes, les vieux m’ont respecté.J’ai présidé ma salle. On n’a jamais tourmenté mon sommeil et jen’ai jamais été soupçonné de délation. Je me suis conduithonnêtement d’après leurs règles : je n’ai jamais refusé unservice, je n’ai jamais témoigné le moindre dégoût, enfin j’aihurlé avec les loups en dehors et je priais Dieu en dedans. Mondernier compagnon a été un soldat de vingt-deux ans qui avait voléet déserté par suite de son vol&|160;; je l’ai eu quatre ans, nousavons été amis&|160;; et partout où je serai, je suis sûr de luiquand il sortira. Ce pauvre diable nommé Guépin n’était pas unscélérat, mais un étourdi, ses dix ans le guériront. Oh&|160;! simes camarades avaient découvert que je me soumettais par religion àmes peines&|160;; que, mon temps fait, je comptais vivre dans uncoin, sans faire savoir où je serais, avec l’intention d’oubliercette épouvantable population, et de ne jamais me trouver sur lechemin de l’un d’eux, ils m’auraient peut-être fait devenirfou.

– Mais alors, pour un pauvre et tendre jeune homme entraîné parune passion, et qui gracié de la peine de mort…

– Oh&|160;! madame, il n’y a pas de grâce entière pour lesassassins&|160;! On commence par commuer la peine en vingt ans detravaux. Mais surtout pour un jeune homme propre, c’est à fairefrémir&|160;! on ne peut pas vous dire la vie qui les attend, ilvaut mieux cent fois mourir. Oui, mourir sur l’échafaud est alorsun bonheur.

– Je n’osais le penser, dit madame Graslin.

Véronique était devenue blanche d’une blancheur de cierge. Pourcacher son visage, elle s’appuya le front sur la balustrade, et yresta pendant quelques instants. Farrabesche ne savait plus s’ildevait partir ou rester. Madame Graslin se leva, regardaFarrabesche d’un air presque majestueux, et lui dit, à son grandétonnement : – Merci, mon ami&|160;! d’une voix qui lui remua lecœur. – Mais où avez-vous puisé le courage de vivre et desouffrir&|160;? lui demanda-t-elle après une pause.

– Ah&|160;! madame, monsieur Bonnet avait mis un trésor dans monâme&|160;! Aussi l’aimé-je plus que je n’ai aimé personne aumonde.

– Plus que Catherine&|160;? dit madame Graslin en souriant avecune sorte d’amertume.

– Ah&|160;! madame, presque autant.

– Comment s’y est-il donc pris&|160;?

– Madame, la parole et la voix de cet homme m’ont dompté. Il futamené par Catherine à l’endroit que je vous ai montré l’autre jourdans les communaux, et il est venu seul à moi : il était, medit-il, le nouveau curé de Montégnac, j’étais son paroissien, ilm’aimait, il me savait seulement égaré, et non encore perdu&|160;;il ne voulait pas me trahir, mais me sauver&|160;; il m’a dit enfinde ces choses qui vous agitent jusqu’au fond de l’âme&|160;! Et cethomme-là, voyez-vous, madame, il vous commande de faire le bienavec la force de ceux qui vous font faire le mal. Il m’annonça,pauvre cher homme, que Catherine était mère, j’allais livrer deuxcréatures à la honte et à l’abandon&|160;?  » – Eh&|160;! bien, luiai-je dit, elles seront comme moi, je n’ai pas d’avenir.  » Il merépondit que j’avais deux avenirs mauvais : celui de l’autre mondeet celui d’ici-bas, si je persistais à ne pas réformer ma vie.Ici-bas, je mourrais sur l’échafaud. Si j’étais pris, ma défenseserait impossible devant la justice. Au contraire, si je profitaisde l’indulgence du nouveau gouvernement pour les affaires suscitéespar la conscription&|160;; si je me livrais, il se faisait fort deme sauver la vie : il me trouverait un bon avocat qui me tireraitd’affaire moyennant dix ans de travaux. Puis monsieur Bonnet meparla de l’autre vie. Catherine pleurait comme une Madeleine.Tenez, madame, dit Farrabesche en montrant sa main droite, elleavait la figure sur cette main, et je trouvai ma main toutemouillée. Elle m’a supplié de vivre&|160;! Monsieur le curé mepromit de me ménager une existence douce et heureuse ainsi qu’à monenfant, ici même, en me garantissant de tout affront. Enfin, il mecatéchisa comme un petit garçon. Après trois visites nocturnes, ilme rendit souple comme un gant. Voulez-vous savoir pourquoi,madame&|160;?

Ici Farrabesche et madame Graslin se regardèrent en nes’expliquant pas à eux-mêmes leur mutuelle curiosité.

– Hé&|160;! bien, reprit le pauvre forçat libéré, quand ilpartit la première fois, que Catherine m’eut laissé pour lereconduire, je restai seul : Je sentis alors dans mon âme comme unefraîcheur, un calme, une douceur, que je n’avais pas éprouvésdepuis mon enfance. Cela ressemblait au bonheur que m’avait donnécette pauvre Catherine. L’amour de ce cher homme qui venait mechercher, le soin qu’il avait de moi-même, de mon avenir, de monâme, tout cela me remua, me changea. Il se fit une lumière en moi.Tant qu’il me parlait, je lui résistais. Que voulez-vous&|160;? Ilétait prêtre, et nous autres bandits, nous ne mangions pas de leurpain. Mais quand je n’entendis plus le bruit de son pas ni celui deCatherine, oh&|160;! je fus, comme il me le dit deux jours après,éclairé par la grâce, Dieu me donna dès ce moment la force de toutsupporter : la prison, le jugement, le ferrement, et le départ, etla vie du bagne. Je comptai sur sa parole comme sur l’Evangile, jeregardai mes souffrances comme une dette à payer. Quand jesouffrais trop, je voyais, au bout de dix ans, cette maison dansles bois, mon petit Benjamin et Catherine. Il a tenu parole, ce bonmonsieur Bonnet. Mais quelqu’un m’a manqué. Catherine n’était ni àla porte du bagne, ni dans les communaux. Elle doit être morte dechagrin. Voilà pourquoi je suis toujours triste. Maintenant, grâceà vous, j’aurai des travaux utiles à faire, et je m’y emploieraicorps et âme, avec mon garçon, pour qui je vis…

– Vous me faites comprendre comment monsieur le curé a puchanger cette commune…

– Oh&|160;! rien ne lui résiste, dit Farrabesche.

– Oui, oui, je le sais, répondit brièvement Véronique en faisantà Farrabesche un signe d’adieu.

Farrabesche se retira. Véronique resta pendant une partie de lajournée à se promener le long de cette terrasse, malgré une pluiefine qui dura jusqu’au soir. Elle était sombre. Quand son visage secontractait ainsi, ni sa mère, ni Aline n’osaient l’interrompre.Elle ne vit pas au crépuscule sa mère causant avec monsieur Bonnet,qui eut l’idée d’interrompre cet accès de tristesse horrible, enl’envoyant chercher par son fils. Le petit Francis alla prendre parla main sa mère qui se laissa emmener. Quand elle vit monsieurBonnet, elle fit un geste de surprise où il y avait un peud’effroi.

Le curé la ramena sur la terrasse, et lui dit : – Eh&|160;!bien, madame, de quoi causiez-vous donc avec Farrabesche&|160;?

Pour ne pas mentir, Véronique ne voulut pas répondre, elleinterrogea monsieur Bonnet.

– Cet homme est votre première victoire&|160;!

– Oui, répondit-il. Sa conquête devait me donner tout Montégnac,et je ne me suis pas trompé.

Véronique serra la main de monsieur Bonnet, et lui dit d’unevoix pleine de larmes : – Je suis dès aujourd’hui votre pénitente,monsieur le curé. J’irai demain vous faire une confessiongénérale.

Ce dernier mot révélait chez cette femme un grand effortintérieur, une terrible victoire remportée sur elle-même, le curéla ramena, sans lui rien dire, au château, et lui tint compagniejusqu’au moment du dîner, en lui parlant des immenses améliorationsde Montégnac.

– L’agriculture est une question de temps, dit-il, et le peu quej’en sais m’a fait comprendre quel gain il y a dans un hiver mis àprofit. Voici les pluies qui commencent, bientôt nos montagnesseront couvertes de neige, vos opérations deviendront impossibles,ainsi pressez monsieur Grossetête.

Insensiblement, monsieur Bonnet, qui fit des frais et forçamadame Graslin de se mêler à la conversation, à se distraire, lalaissa presque remise des émotions de cette journée. Néanmoins, laSauviat trouva sa fille si violemment agitée qu’elle passa la nuitauprès d’elle.

Le surlendemain, un exprès, envoyé de Limoges par monsieurGrossetête à madame Graslin, lui remit les lettres suivantes.

A MADAME GRASLIN.

 » Ma chère enfant, quoiqu’il fût difficile de vous trouver deschevaux, j’espère que vous êtes contente des trois que je vous aienvoyés. Si vous voulez des chevaux de labour ou des chevaux detrait, il faudra se pourvoir ailleurs. Dans tous les cas, il vautmieux faire vos labours et vos transports avec des bœufs. Tous lespays où les travaux agricoles se font avec des chevaux perdent uncapital quand le cheval est hors de service&|160;; tandis qu’aulieu de constituer une perte, les bœufs donnent un profit auxcultivateurs qui s’en servent.

 » J’approuve en tout point votre entreprise, mon enfant : vous yemploierez cette dévorante activité de votre âme qui se tournaitcontre vous et vous faisait dépérir. Mais ce que vous m’avezdemandé de trouver outre les chevaux, cet homme capable de vousseconder et qui surtout puisse vous comprendre, est une de cesraretés que nous n’élevons pas en province ou que nous n’y gardonspoint. L’éducation de ce haut bétail est une spéculation à troplongue date et trop chanceuse pour que nous la fassions, D’ailleursces gens d’intelligence supérieure nous effraient, et nous lesappelons des originaux . Enfin les personnes appartenant à lacatégorie scientifique d’où vous voulez tirer votre coopérateursont ordinairement si sages et si rangées que je n’ai pas vouluvous écrire combien je regardais cette trouvaille impossible. Vousme demandiez un poète ou si vous voulez un fou&|160;; mais nos fousvont tous à Paris. J’ai parlé de votre dessein à de jeunes employésdu Cadastre, à des entrepreneurs de terrassement, à des conducteursqui ont travaillé à des canaux, et personne n’a trouvé d’ avantagesà ce que vous proposez. Tout à coup le hasard m’a jeté dans lesbras l’homme que vous souhaitez, un jeune homme que j’ai cruobliger&|160;; car vous verrez par sa lettre que la bienfaisance nedoit pas se faire au hasard. Ce qu’il faut le plus raisonner en cemonde, est une bonne action. On ne sait jamais si ce qui nous aparu bien, n’est pas plus tard un mal. Exercer la bienfaisance, jele sais aujourd’hui, c’est se faire le Destin&|160;!…

En lisant cette phrase, madame Graslin laissa tomber leslettres, et demeura pensive pendant quelques instants : – MonDieu&|160;! dit-elle, quand cesseras-tu de me frapper par toutesles mains&|160;! Puis, elle reprit les papiers et continua.

 » Gérard me semble avoir une tête froide et le cœur ardent,voilà bien l’homme qui vous est nécessaire. Paris est en ce momenttravaillé de doctrines nouvelles, je serais enchanté que ce garçonne donnât pas dans les piéges que tendent des esprits ambitieux auxinstincts de la généreuse jeunesse française. Si je n’approuve pasentièrement la vie assez hébétée de la province, je ne saurais nonplus approuver cette vie passionnée de Paris, cette ardeur derénovation qui pousse la jeunesse dans des voies nouvelles. Vousseule connaissez mes opinions : selon moi, le monde moral tournesur lui-même comme le monde matériel. Mon pauvre protégé demandedes choses impossibles. Aucun pouvoir ne tiendrait devant desambitions si violentes, si impérieuses, absolues. Je suis l’ami duterre à terre, de la lenteur en politique, et j’aime peu lesdéménagements sociaux auxquels tous ces grands esprits noussoumettent. Je vous confie mes principes de vieillard monarchiqueet encroûté parce que vous êtes discrète&|160;! ici, je me tais aumilieu de braves gens qui, plus ils s’enfoncent, plus ils croientau progrès&|160;; mais je souffre en voyant les maux irréparablesdéjà faits à notre cher pays.

 » J’ai donc répondu à ce jeune homme, qu’une tâche digne de luil’attendait. Il viendra vous voir&|160;; et quoique sa lettre, queje joins à la mienne, vous permette de le juger, vous l’étudierezencore, n’est-ce pas&|160;? Vous autres femmes, vous devinezbeaucoup de choses à l’aspect des gens. D’ailleurs, tous leshommes, même les plus indifférents dont vous vous servez doiventvous plaire. S’il ne vous convient pas, vous pourrez le refuser,mais s’il vous convenait, chère enfant, guérissez-le de sonambition mal déguisée, faites-lui épouser la vie heureuse ettranquille des champs où la bienfaisance est perpétuelle, où lesqualités des âmes grandes et fortes peuvent s’exercercontinuellement, où l’on découvre chaque jour dans les productionsnaturelles des raisons d’admiration et dans les vrais progrès, dansles réelles améliorations, une occupation digne de l’homme. Jen’ignore point que les grandes idées engendrent de grandes actions,mais comme ces sortes d’idées sont fort rares, je trouve, qu’àl’ordinaire, les choses valent mieux que les idées. Celui quifertilise un coin de terre, qui perfectionne un arbre à fruit, quiapplique une herbe à un terrain ingrat est bien au-dessus de ceuxqui cherchent des formules pour l’Humanité. En quoi la science deNewton a-t-elle changé le sort de l’habitant des campagnes&|160;?Oh&|160;! chère, je vous aimais&|160;; mais aujourd’hui, moi quicomprends bien ce que vous allez tenter, je vous adore. Personne àLimoges ne vous oublie, l’on y admire votre grande résolutiond’améliorer Montégnac. Sachez-nous un peu gré d’avoir l’espritd’admirer ce qui est beau, sans oublier que le premier de vosadmirateurs est aussi votre premier ami, F. Grossetête.  »

GERARD A GROSSETETE.

Je viens, monsieur, vous faire de tristes confidences&|160;;mais vous avez été pour moi comme un père, quand vous pouviezn’être qu’un protecteur. C’est donc à vous seul, à vous qui m’avezfait tout ce que je suis, que je puis les dire. Je suis atteintd’une cruelle maladie, maladie morale d’ailleurs : j’ai dans l’âmedes sentiments et dans l’esprit des dispositions qui me rendentcomplètement impropre à ce que l’Etat ou la Société veulent de moi.Ceci vous paraîtra peut-être un acte d’ingratitude, tandis quec’est tout simplement un acte d’accusation. Quand j’avais douzeans, vous, mon généreux parrain, vous avez deviné chez le fils d’unsimple ouvrier une certaine aptitude aux sciences exactes et unprécoce désir de parvenir&|160;; vous avez donc favorisé mon essorvers les régions supérieures, alors que ma destinée primitive étaitde rester charpentier comme mon pauvre père, qui n’a pas assez vécupour jouir de mon élévation. Assurément, monsieur, vous avez bienfait, et il ne se passe pas de jour que je ne vous bénisse&|160;;aussi, est-ce moi peut-être qui ai tort. Mais que j’aie raison ouque je me trompe, je souffre&|160;; et n’est-ce pas vous mettrebien haut que de vous adresser mes plaintes&|160;? n’est-ce pasvous prendre, comme Dieu, pour un juge suprême&|160;? Dans tous lescas, je me confie à votre indulgence.

 » Entre seize et dix-huit ans, je me suis adonné à l’étude dessciences exactes de manière à me rendre malade, vous le savez. Monavenir dépendait de mon admission à l’Ecole Polytechnique. Dans cetemps, mes travaux ont démesurément cultivé mon cerveau, j’aifailli mourir, j’étudiais nuit et jour, je me faisais plus fort quela nature de mes organes ne le permettait peut-être. Je voulaispasser des examens si satisfaisants, que ma place à l’Ecole fûtcertaine et assez avancée pour me donner le droit à la remise de lapension que je voulais vous éviter de payer : j’ai triomphé&|160;!Je frémis aujourd’hui quand je pense à l’effroyable conscription decerveaux livrés chaque année à l’Etat par l’ambition des famillesqui, plaçant de si cruelles études au temps où l’adulte achève sesdiverses croissances, doit produire des malheurs inconnus, en tuantà la lueur des lampes certaines facultés précieuses qui plus tardse développeraient grandes et fortes. Les lois de la Nature sontimpitoyables, elles ne cèdent rien aux entreprises ni aux vouloirsde la Société. Dans l’ordre moral comme dans l’ordre naturel, toutabus se paie. Les fruits demandés avant le temps en serre chaude àun arbre, viennent aux dépens de l’arbre même ou de la qualité deses produits. La Quintinie tuait des orangers pour donner à LouisXIV un bouquet de fleurs, chaque matin, en toute saison. Il en estde même pour les intelligences. La force demandée à des cerveauxadultes est un escompte de leur avenir. Ce qui manqueessentiellement à notre époque est l’esprit législatif. L’Europen’a point encore eu de vrais législateurs depuis Jésus-Christ, qui,n’ayant point donné son Code politique, a laissé son œuvreincomplète. Ainsi, avant d’établir les Ecoles Spéciales et leurmode de recrutement, y a-t-il eu de ces grands penseurs quitiennent dans leur tête l’immensité des relations totales d’uneInstitution avec les forces humaines, qui en balancent lesavantages et les inconvénients, qui étudient dans le passé les loisde l’avenir&|160;? S’est-on enquis du sort des hommes exceptionnelsqui, par un hasard fatal, savaient les sciences humaines avant letemps&|160;? En a-t-on calculé la rareté&|160;? En a-t-on examinéla fin&|160;? A-t-on recherché les moyens par lesquels ils ont pusoutenir la perpétuelle étreinte de la pensée&|160;? Combien, commePascal, sont morts prématurément, usés par la science&|160;? A-t-onrecherché l’âge auquel ceux qui ont vécu longtemps avaient commencéleurs études&|160;? Savait-on, sait-on, au moment où j’écris, lesdispositions intérieures des cerveaux qui peuvent supporterl’assaut prématuré des connaissances humaines&|160;? Soupçonne-t-onque cette question tient à la physiologie de l’homme avanttout&|160;? Eh&|160;! bien, je crois, moi, maintenant, que la règlegénérale est de rester longtemps dans l’état végétatif del’adolescence. L’exception que constitue la force des organes dansl’adolescence a, la plupart du temps, pour résultat l’abréviationde la vie. Ainsi, l’homme de génie qui résiste à un précoceexercice de ses facultés doit être une exception dans l’exception.Si je suis d’accord avec les faits sociaux et l’observationmédicale, le mode suivi en France pour le recrutement des Ecolesspéciales est donc une mutilation dans le genre de celle de laQuintinie, exercée sur les plus beaux sujets de chaque génération.Mais je poursuis, et je joindrai mes doutes à chaque ordre defaits. Arrivé à l’Ecole, j’ai travaillé de nouveau et avec bienplus d’ardeur, afin d’en sortir aussi triomphalement que j’y étaisentré. De dix-neuf à vingt et un ans, j’ai donc étendu chez moitoutes les aptitudes, nourri mes facultés par un exercice constant.Ces deux années ont bien couronné les trois premières, pendantlesquelles je m’étais seulement préparé à bien faire. Aussi, quelne fut pas mon orgueil d’avoir conquis le droit de choisir celledes carrières qui me plairait le plus, du Génie militaire oumaritime, de l’Artillerie ou de l’Etat-major, des Mines ou desPonts-et-chaussées. Par votre conseil, j’ai choisi lesPonts-et-chaussées. Mais, là où j’ai triomphé, combien de jeunesgens succombent&|160;! Savez-vous que, d’année en année, l’Etataugmente ses exigences scientifiques à l’égard de l’Ecole, lesétudes y deviennent plus fortes, plus âpres, de période enpériode&|160;? Les travaux préparatoires auxquels je me suis livrén’étaient rien comparés aux ardentes études de l’Ecole, qui ontpour objet de mettre la totalité des sciences physiques,mathématiques, astronomiques, chimiques, avec leurs nomenclatures,dans la tête de jeunes gens de dix-neuf à vingt et un ans. L’Etat,qui en France semble, en bien des choses, vouloir se substituer aupouvoir paternel, est sans entrailles ni paternité&|160;; il faitses expériences in anima vili . Jamais il n’a demandé l’horriblestatistique des souffrances qu’il a causées&|160;; il ne s’est pasenquis depuis trente-six ans du nombre de fièvres cérébrales qui sedéclarent, ni des désespoirs qui éclatent au milieu de cettejeunesse, ni des destructions morales qui la déciment. Je voussignale ce côté douloureux de la question, car il est un descontingents antérieurs du résultat définitif : pour quelques têtesfaibles, le résultat est proche au lieu d’être retardé. Vous savezaussi que les sujets chez lesquels la conception est lente, ou quisont momentanément annulés par l’excès du travail, peuvent restertrois ans au lieu de deux à l’Ecole, et que ceux-là sont l’objetd’une suspicion peu favorable à leur capacité. Enfin, il y a chancepour des jeunes gens, qui plus tard peuvent se montrer supérieurs,de sortir de l’Ecole sans être employés, faute de présenter auxexamens définitifs la somme de science demandée. On les appelle desfruits secs , et Napoléon en faisait des sous-lieutenants&|160;!Aujourd’hui le fruit sec constitue en capital une perte énorme pourles familles, et un temps perdu pour l’individu. Mais enfin, moij’ai triomphé&|160;! A vingt et un ans, je possédais les sciencesmathématiques au point où les ont amenées tant d’hommes de génie,et j’étais impatient de me distinguer en les continuant. Ce désirest si naturel, que presque tous les Elèves, en sortant, ont lesyeux fixés sur ce soleil moral nommé la Gloire&|160;! Notrepremière pensée à tous a été d’être des Newton, des Laplace ou desVauban. Tels sont les efforts que la France demande aux jeunes gensqui sortent de cette célèbre Ecole&|160;!

 » Voyons maintenant les destinées de ces hommes triés avec tantde soin dans toute la génération&|160;? A vingt et un ans on rêvetoute la vie, on s’attend à des merveilles. J’entrai à l’Ecole desPonts-et-chaussées, j’étais Elève-ingénieur. J’étudiai la sciencedes constructions, et avec quelle ardeur&|160;! vous devez vous ensouvenir. J’en suis sorti en 1826, âgé de vingt-quatre ans, jen’étais encore qu’Ingénieur-Aspirant, l’Etat me donnait centcinquante francs par mois. Le moindre teneur de livres gagne cettesomme à dix-huit ans, dans Paris, en ne donnant, par jour, quequatre heures de son temps. Par un bonheur inouï, peut-être à causede la distinction que mes études m’avaient value, je fus nommé àvingt-cinq ans, en 1828, ingénieur ordinaire. On m’envoya, voussavez où, dans une Sous-préfecture, à deux mille cinq cents francsd’appointements. La question d’argent n’est rien. Certes, mon sortest plus brillant que ne devait l’être celui du fils d’uncharpentier&|160;; mais quel est le garçon épicier qui, jeté dansune boutique à seize ans, ne se trouverait à vingt-six sur lechemin d’une fortune indépendante&|160;? J’appris alors à quoitendaient ces terribles déploiements d’intelligence, ces effortsgigantesques demandés par l’Etat. L’Etat m’a fait compter etmesurer des pavés ou des tas de cailloux sur les routes. J’ai eu àentretenir, réparer et quelquefois construire des cassis, despontceaux, à faire régler des accotements, à curer ou bien à ouvrirdes fossés. Dans le cabinet, j’avais à répondre à des demandesd’alignement ou de plantation et d’abattage d’arbres. Telles sont,en effet, les principales et souvent les uniques occupations desingénieurs ordinaires, en y joignant de temps en temps quelquesopérations de nivellement qu’on nous oblige à faire nous-mêmes, etque le moindre de nos conducteurs, avec son expérience seule, faittoujours beaucoup mieux que nous, malgré toute notre science. Noussommes près de quatre cents ingénieurs ordinaires ouélèves-ingénieurs, et comme il n’y a que cent et quelquesingénieurs en chef, tous les ingénieurs ordinaires ne peuvent pasatteindre à ce grade supérieur&|160;; d’ailleurs, au-dessus del’ingénieur en chef il n’existe pas de classe absorbante&|160;; ilne faut pas compter comme moyen d’absorption douze ou quinze placesd’inspecteurs généraux ou divisionnaires, places à peu près aussiinutiles dans notre corps que celles des colonels le sont dansl’artillerie, où la batterie est l’unité. L’ingénieur ordinaire, demême que le capitaine d’artillerie, sait toute la science&|160;; ilne devrait y avoir au-dessus qu’un chef d’administration pourrelier les quatre-vingt-six ingénieurs à l’Etat&|160;; car un seulingénieur, aidé par deux aspirants, suffit à un Département. Lahiérarchie, en de pareils corps, a pour effet de subordonner lescapacités actives à d’anciennes capacités éteintes qui, tout encroyant mieux faire, altèrent ou dénaturent ordinairement lesconceptions qui leur sont soumises, peut-être dans le seul but dene pas voir mettre leur existence en question&|160;; car telle mesemble être l’unique influence qu’exerce sur les travaux publics,en France, le Conseil général des Ponts-et-chaussées. Supposonsnéanmoins qu’entre trente et quarante ans, je sois ingénieur depremière classe et ingénieur en chef avant l’âge de cinquanteans&|160;? Hélas&|160;! je vois mon avenir, il est écrit à mesyeux. Mon ingénieur en chef a soixante ans, il est sorti avechonneur, comme moi, de cette fameuse Ecole&|160;; il a blanchi dansdeux départements à faire ce que je fais, il y est devenu l’hommele plus ordinaire qu’il soit possible d’imaginer, il est retombé detoute la hauteur à laquelle il s’était élevé&|160;; bien plus, iln’est pas au niveau de la science, la science a marché, il estresté stationnaire&|160;; bien mieux, il a oublié ce qu’ilsavait&|160;! L’homme qui se produisait à vingt-deux ans avec tousles symptômes de la supériorité, n’en a plus aujourd’hui quel’apparence. D’abord, spécialement tourné vers les sciences exacteset les mathématiques par son éducation, il a négligé tout ce quin’était pas sa partie . Aussi ne sauriez-vous imaginer jusqu’où vasa nullité dans les autres branches des connaissances humaines. Lecalcul lui a desséché le cœur et le cerveau. Je n’ose confier qu’àvous le secret de sa nullité, abritée par le renom de l’EcolePolytechnique. Cette étiquette impose, et sur la foi du préjugé,personne n’ose mettre en doute sa capacité. A vous seul je diraique l’extinction de ses talents l’a conduit à faire dépenser dansune seule affaire un million au lieu de deux cent mille francs auDépartement. J’ai voulu protester, éclairer le préfet&|160;; maisun ingénieur de mes amis m’a cité l’un de nos camarades devenu labête noire de l’Administration pour un fait de ce genre. – « Serais-tu bien aise, quand tu seras ingénieur en chef, de voir teserreurs relevées par ton subordonné&|160;? me dit-il. Ton ingénieuren chef va devenir inspecteur divisionnaire. Dès qu’un des nôtrescommet une lourde faute, l’Administration, qui ne doit jamais avoirtort, le retire du service actif en le faisant inspecteur.  » Voilàcomment la récompense due au talent est dévolue à la nullité. LaFrance entière a vu le désastre, au cœur de Paris, du premier pontsuspendu que voulut élever un ingénieur, membre de l’Académie dessciences, triste chute qui fut causée par des fautes que ni leconstructeur du canal de Briare, sous Henri IV, ni le moine qui abâti le Pont-Royal, n’eussent faites, et que l’Administrationconsola en appelant cet ingénieur au Conseil général. Les EcolesSpéciales seraient-elles donc de grandes fabriquesd’incapacités&|160;? Ce sujet exige de longues observations. Sij’avais raison, il voudrait une réforme au moins dans le mode deprocéder, car je n’ose mettre en doute l’utilité des Ecoles.Seulement, en regardant le passé, voyons-nous que la France aitjamais manqué jadis des grands talents nécessaires à l’Etat, etqu’aujourd’hui l’Etat voudrait faire éclore à son usage par leprocédé de Monge&|160;? Vauban est-il sorti d’une Ecole autre quecette grande Ecole appelée la Vocation&|160;? Quel fut leprécepteur de Riquet&|160;? Quand les génies surgissent ainsi dumilieu social, poussés par la vocation, ils sont presque toujourscomplets, l’homme alors n’est pas seulement spécial, il a le dond’universalité. Je ne crois pas qu’un ingénieur sorti de l’Ecolepuisse jamais bâtir un de ces miracles d’architecture que savaitélever Léonard de Vinci, à la fois mécanicien, architecte, peintre,un des inventeurs de l’hydraulique, un infatigable constructeur decanaux. Façonnés, dès le jeune âge, à la simplicité absolue desthéorèmes, les sujets sortis de l’Ecole perdent le sens del’élégance et de l’ornement&|160;; une colonne leur semble inutile,ils reviennent au point où l’art commence, en s’en tenant àl’utile. Mais ceci n’est rien en comparaison de la maladie qui memine&|160;! Je sens s’accomplir en moi la plus terriblemétamorphose&|160;; je sens dépérir mes forces et mes facultés,qui, démesurément tendues, s’affaissent. Je me laisse gagner par leprosaïsme de ma vie. Moi qui, par la nature de mes efforts, medestinais à de grandes choses, je me vois face à face avec les pluspetites, à vérifier des mètres de cailloux, visiter des chemins,arrêter des états d’approvisionnement. Je n’ai pas à m’occuper deuxheures par jour. Je vois mes collègues se marier, tomber dans unesituation contraire à l’esprit de la société moderne. Mon ambitionest-elle donc démesurée&|160;? je voudrais être utile à mon pays.Le pays m’a demandé des forces extrêmes, il m’a dit de devenir undes représentants de toutes les sciences, et je me croise les brasau fond d’une province&|160;? Il ne me permet pas de sortir de lalocalité dans laquelle je suis parqué pour exercer mes facultés enessayant des projets utiles. Une défaveur occulte et réelle est larécompense assurée à celui de nous qui, cédant à ses inspirations,dépasse ce que son service spécial exige de lui. Dans ce cas, lafaveur que doit espérer un homme supérieur est l’oubli de sontalent, de son outrecuidance, et l’enterrement de son projet dansles cartons de la direction. Quelle sera la récompense de Vicat,celui d’entre nous qui a fait faire le seul progrès réel à lascience pratique des constructions&|160;? Le conseil général desPonts-et-chaussées, composé en partie de gens usés par de longs etquelquefois honorables services, mais qui n’ont plus de force quepour la négation, et qui rayent ce qu’ils ne comprennent plus, estl’étouffoir dont on se sert pour anéantir les projets des espritsaudacieux. Ce Conseil semble avoir été créé pour paralyser les brasde cette belle jeunesse qui ne demande qu’à travailler, qui veutservir la France&|160;! Il se passe à Paris des monstruosités :l’avenir d’une province dépend du visa de ces centralisateurs qui,par des intrigues que je n’ai pas le loisir de vous détailler,arrêtent l’exécution des meilleurs plans&|160;; les meilleurs sonten effet ceux qui offrent le plus de prise à l’avidité descompagnies ou des spéculateurs, qui choquent ou renversent le plusd’abus, et l’Abus est constamment plus fort en France quel’Amélioration.

 » Encore cinq ans, je ne serai donc plus moi-même, je verrais’éteindre mon ambition, mon noble désir d’employer les facultésque mon pays m’a demandé de déployer, et qui se rouilleront dans lecoin obscur où je vis. En calculant les chances les plus heureuses,l’avenir me semble être peu de chose. J’ai profité d’un congé pourvenir à Paris, je veux changer de carrière, chercher l’occasiond’employer mon énergie, mes connaissances et mon activité. Jedonnerai ma démission, j’irai dans les pays où les hommes spéciauxde ma classe manquent et peuvent accomplir de grandes choses. Sirien de tout cela n’est possible, je me jetterai dans une desdoctrines nouvelles qui paraissent devoir faire des changementsimportants à l’ordre social actuel, en dirigeant mieux lestravailleurs. Que sommes-nous, sinon des travailleurs sans ouvrage,des outils dans un magasin&|160;? Nous sommes organisés comme s’ils’agissait de remuer le globe, et nous n’avons rien à faire. Jesens en moi quelque chose de grand qui s’amoindrit, qui va périr,et je vous le dis avec une franchise mathématique. Avant de changerde condition, je voudrais avoir votre avis, je me regarde commevotre enfant et ne ferai jamais de démarches importantes sans vousles soumettre, car votre expérience égale votre bonté. Je sais bienque l’Etat, après avoir obtenu ses hommes spéciaux, ne peut pasinventer exprès pour eux des monuments à élever, il n’a pas troiscents ponts à construire par année&|160;; et il ne peut pas plusfaire bâtir des monuments à ses ingénieurs qu’il ne déclare deguerre pour donner lieu de gagner des batailles et de faire surgirde grands capitaines&|160;; mais alors, comme jamais l’homme degénie n’a manqué de se présenter quand les circonstances leréclamaient, qu’aussitôt qu’il y a beaucoup d’or à dépenser et degrandes choses à produire, il s’élance de la foule un de ces hommesuniques, et qu’en ce genre surtout un Vauban suffit, rien nedémontre mieux l’inutilité de l’Institution. Enfin, quand on astimulé par tant de préparations un homme de choix, comment ne pascomprendre qu’il fera mille efforts avant de se laisser annuler.Est-ce de la bonne politique&|160;? N’est-ce pas allumer d’ardentesambitions&|160;? Leur aurait-on dit à tous ces ardents cerveaux desavoir calculer tout, excepté leur destinée&|160;? Enfin, dans cessix cents jeunes gens, il existe des exceptions, des hommes fortsqui résistent à leur démonétisation, et j’en connais&|160;; mais sil’on pouvait raconter leurs luttes avec les hommes et les choses,quand, armés de projets utiles, de conceptions qui doiventengendrer la vie et les richesses chez des provinces inertes, ilsrencontrent des obstacles là où pour eux l’Etat a cru leur fairetrouver aide et protection, on regarderait l’homme puissant,l’homme à talent, l’homme dont la nature est un miracle, comme plusmalheureux cent fois et plus à plaindre que l’homme dont la natureabâtardie se prête à l’amoindrissement de ses facultés. Aussiaimé-je mieux diriger une entreprise commerciale ou industrielle,vivre de peu de chose en cherchant à résoudre un des nombreuxproblèmes qui manquent à l’industrie, à la société, que de resterdans le poste où je suis. Vous me direz que rien ne m’empêched’occuper, dans ma résidence, mes forces intellectuelles, dechercher dans le silence de cette vie médiocre la solution dequelque problème utile à l’humanité. Eh&|160;! monsieur, neconnaissez-vous pas l’influence de la province et l’actionrelâchante d’une vie précisément assez occupée pour user le tempsen des travaux presque futiles et pas assez néanmoins pour exercerles riches moyens que notre éducation a créés. Ne me croyez pas,mon cher protecteur, dévoré par l’envie de faire fortune, ni parquelque désir insensé de gloire. Je suis trop calculateur pourignorer le néant de la gloire. L’activité nécessaire à cette vie neme fait pas souhaiter de me marier, car en voyant ma destinationactuelle, je n’estime pas assez l’existence pour faire ce tristeprésent à un autre moi-même. Quoique je regarde l’argent comme undes plus puissants moyens qui soient donnés à l’homme social pouragir, ce n’est, après tout, qu’un moyen. Je mets donc mon seulplaisir dans la certitude d’être utile à mon pays. Ma plus grandejouissance serait d’agir dans le milieu convenable à mes facultés.Si, dans le cercle de votre contrée, de vos connaissances, si dansl’espace où vous rayonnez, vous entendiez parler d’une entreprisequi exigeât quelques-unes des capacités que vous me savez,j’attendrai pendant six mois une réponse de vous. Ce que je vousécris là, monsieur et ami, d’autres le pensent. J’ai vu beaucoup demes camarades ou d’anciens élèves, pris comme moi dans letraquenard d’une spécialité, des ingénieurs-géographes, descapitaines-professeurs, des capitaines du génie militaire qui sevoient capitaines pour le reste de leurs jours et qui regrettentamèrement de ne pas avoir passé dans l’armée active. Enfin, àplusieurs reprises, nous nous sommes, entre nous, avoué la longuemystification de laquelle nous étions victimes et qui se reconnaîtlorsqu’il n’est plus temps de s’y soustraire, quand l’animal estfait à la machine qu’il tourne, quand le malade est accoutumé à samaladie. En examinant bien ces tristes résultats, je me suis poséles questions suivantes et je vous les communique, à vous homme desens et capable de les mûrement méditer, en sachant qu’elles sontle fruit de méditations épurées au feu des souffrances. Quel but sepropose l’Etat&|160;? Veut-il obtenir des capacités&|160;? Lesmoyens employés vont directement contre la fin, il a biencertainement créé les plus honnêtes médiocrités qu’un gouvernementennemi de la supériorité pourrait souhaiter. Veut-il donner unecarrière à des intelligences choisies&|160;? Il leur a préparé lacondition la plus médiocre : il n’est pas un des hommes sortis desEcoles qui ne regrette, entre cinquante et soixante ans, d’avoirdonné dans le piége que cachent les promesses de l’Etat. Veut-ilobtenir des hommes de génie&|160;? Quel immense talent ont produitles Ecoles depuis 1790&|160;? Sans Napoléon, Cachin, l’homme degénie à qui l’on doit Cherbourg, eût-il existé&|160;? Le despotismeimpérial l’a distingué, le régime constitutionnel l’aurait étouffé.L’Académie des sciences compte-t-elle beaucoup d’hommes sortis desEcoles spéciales&|160;? Peut-être y en a-t-il deux ou trois&|160;!L’homme de génie se révélera toujours en dehors des Ecolesspéciales. Dans les sciences dont s’occupent ces Ecoles, le génien’obéit qu’à ses propres lois, il ne se développe que par descirconstances sur lesquelles l’homme ne peut rien : ni l’Etat, nila science de l’homme, l’Anthropologie, ne les connaissent. Riquet,Perronet, Léonard de Vinci, Cachin, Palladio, Brunelleschi,Michel-Ange, Bramante, Vauban, Vicat tiennent leur génie de causesinobservées et préparatoires auxquelles nous donnons le nom dehasard, le grand mot des sots. Jamais, avec ou sans Ecoles, cesouvriers sublimes ne manquent à leurs siècles. Maintenant est-ceque, par cette organisation, l’Etat gagne des travaux d’utilitépublique mieux faits ou à meilleur marché&|160;? D’abord, lesentreprises particulières se passent très-bien desingénieurs&|160;; puis, les travaux de notre gouvernement sont lesplus dispendieux et coûtent de plus l’immense état-major desPonts-et-chaussées. Enfin, dans les autres pays, en Allemagne, enAngleterre, en Italie où ces institutions n’existent pas, lestravaux analogues sont au moins aussi bien faits et moins coûteuxqu’en France. Ces trois pays se font remarquer par des inventionsneuves et utiles en ce genre. Je sais qu’il est de mode, en parlantde nos Ecoles, de dire que l’Europe nous les envie&|160;; maisdepuis quinze ans, l’Europe qui nous observe n’en a point créé desemblables. L’Angleterre, cette habile calculatrice, a demeilleures Ecoles dans sa population ouvrière d’où surgissent deshommes pratiques qui grandissent en un moment quand ils s’élèventde la Pratique à la Théorie. Sthéphenson et Mac-Adam ne sont passortis de nos fameuses Ecoles. Mais à quoi bon&|160;? Quand dejeunes et habiles ingénieurs, pleins de feu, d’ardeur, ont, audébut de leur carrière, résolu le problème de l’entretien desroutes en France qui demande des centaines de millions par quart desiècle, et qui sont dans un pitoyable état, ils ont eu beau publierde savants ouvrages, des mémoires&|160;; tout s’est engouffré dansla Direction Générale, dans ce centre parisien où tout entre etd’où rien ne sort, où les vieillards jalousent les jeunes gens, oùles places élevées servent à retirer le vieil ingénieur qui sefourvoie. Voilà comment, avec un corps savant répandu sur toute laFrance, qui compose un des rouages de l’administration, qui devraitmanier le pays et l’éclairer sur les grandes questions de sonressort, il arrivera que nous discuterons encore sur les chemins defer quand les autres pays auront fini les leurs. Or si jamais laFrance avait dû démontrer l’excellence de l’institution des EcolesSpéciales, n’était-ce pas dans cette magnifique phase de travauxpublics, destinée à changer la face des Etats, à doubler la viehumaine en modifiant les lois de l’espace et du temps. La Belgique,les Etats-Unis, l’Allemagne, l’Angleterre, qui n’ont pas d’EcolesPolytechniques, auront chez elles des réseaux de chemins de fer,quand nos ingénieurs en seront encore à tracer les nôtres, quand dehideux intérêts cachés derrière des projets en arrêterontl’exécution. On ne pose pas une pierre en France sans que dixpaperassiers parisiens n’aient fait de sots et inutiles rapports.Ainsi, quant à l’Etat, il ne tire aucun profit de ses EcolesSpéciales&|160;; quant à l’individu, sa fortune est médiocre, savie est une cruelle déception. Certes, les moyens que l’Elève adéployés entre seize et vingt-six ans, prouvent que, livré à saseule destinée, il l’eût faite plus grande et plus riche que celleà laquelle le gouvernement l’a condamné. Commerçant, savant,militaire, cet homme d’élite eut agi dans un vaste milieu, si sesprécieuses facultés et son ardeur n’avaient pas été sottement etprématurément énervées. Où donc est le Progrès&|160;? L’Etat etl’Homme perdent assurément au système actuel. Une expérience d’undemi-siècle ne réclame-t-elle pas des changements dans la mise enœuvre de l’Institution&|160;? Quel sacerdoce constitue l’obligationde trier en France, parmi toute une génération, les hommes destinésà être la partie savante de la nation&|160;? Quelles études nedevraient pas avoir faites ces grands-prêtres du Sort&|160;? Lesconnaissances mathématiques ne leur sont peut-être pas aussinécessaires que les connaissances physiologiques. Ne voussemble-t-il pas qu’il faille un peu de cette seconde vue qui est lasorcellerie des grands Hommes&|160;? Les Examinateurs sontd’anciens professeurs, des hommes honorables, vieillis dans letravail, dont la mission se borne à chercher les meilleuresmémoires : ils ne peuvent rien faire que ce qu’on leur demande.Certes, leurs fonctions devraient être les plus grandes de l’Etat,et veulent des hommes extraordinaires. Ne pensez pas, monsieur etami, que mon blâme s’arrête uniquement à l’Ecole de laquelle jesors, il ne frappe pas seulement sur l’Institution en elle-même,mais encore et surtout sur le mode employé pour l’alimenter. Cemode est celui du Concours , invention moderne, essentiellementmauvaise, et mauvaise non-seulement dans la Science, mais encorepartout où elle s’emploie, dans les Arts, dans toute électiond’hommes, de projets ou de choses. S’il est malheureux pour noscélèbres Ecoles de n’avoir pas plus produit de gens supérieurs, quetoute autre réunion de jeunes gens en eût donnés, il est encoreplus honteux que les premiers grands prix de l’Institut n’aientfourni ni un grand peintre, ni un grand musicien, ni un grandarchitecte, ni un grand sculpteur&|160;; de même que, depuis vingtans, l’Election n’a pas, dans sa marée de médiocrités, amené aupouvoir un seul grand homme d’Etat. Mon observation porte sur uneerreur qui vicie, en France, et l’éducation et la politique. Cettecruelle erreur repose sur le principe suivant que les organisateursont méconnu :

 » Rien, ni dans l’expérience, ni dans la nature des choses nepeut donner la certitude que les qualités intellectuelles del’adulte seront celles de l’homme fait .

 » En ce moment, je suis lié avec plusieurs hommes distingués quise sont occupés de toutes les maladies morales par lesquelles laFrance est dévorée. Ils ont reconnu, comme moi, que l’Instructionsupérieure fabrique des capacités temporaires parce qu’elles sontsans emploi ni avenir&|160;; que les lumières répandues parl’Instruction inférieure sont sans profit pour l’Etat, parcequ’elles sont dénuées de croyance et de sentiment. Tout notresystème d’Instruction Publique exige un vaste remaniement auqueldevra présider un homme d’un profond savoir, d’une volontépuissante et doué de ce génie législatif qui ne s’est peut-êtrerencontré chez les modernes que dans la tête de Jean-JacquesRousseau. Peut-être le trop plein des spécialités devrait-il êtreemployé dans l’enseignement élémentaire, si nécessaire aux peuples.Nous n’avons pas assez de patients, de dévoués instituteurs pourmanier ces masses. La quantité déplorable de délits et de crimesaccuse une plaie sociale dont la source est dans cettedemi-instruction donnée au peuple, et qui tend à détruire les lienssociaux en le faisant réfléchir assez pour qu’il déserte lescroyances religieuses favorables au pouvoir et pas assez pour qu’ils’élève à la théorie de l’Obéissance et du Devoir qui est ledernier terme de la Philosophie Transcendante. Il est impossible defaire étudier Kant à toute une nation&|160;; aussi la Croyance etl’Habitude valent-elles mieux pour les peuples que l’Etude et leRaisonnement. Si j’avais à recommencer la vie, peut-êtreentrerais-je dans un séminaire et voudrais-je être un simple curéde campagne, ou l’instituteur d’une Commune. Je suis trop avancédans ma voie pour n’être qu’un simple instituteur primaire, etd’ailleurs, je puis agir sur un cercle plus étendu que ceux d’uneEcole ou d’une Cure. Les Saint-Simoniens, auxquels j’étais tenté dem’associer, veulent prendre une route dans laquelle je ne sauraisles suivre&|160;; mais, en dépit de leurs erreurs, ils ont touchéplusieurs points douloureux, fruits de notre législation, auxquelson ne remédiera que par des palliatifs insuffisants et qui neferont qu’ajourner en France une grande crise morale et politique.Adieu, cher monsieur, trouvez ici l’assurance de mon respectueux etfidèle attachement qui, nonobstant ces observations, ne pourrajamais que s’accroître.

 » GREGOIRE GERARD.  »

Selon sa vieille habitude de banquier, Grossetête avait minutéla réponse suivante sur le dos même de cette lettre en mettantau-dessus le mot sacramentel : Répondue .

 » Il est d’autant plus inutile, mon cher Gérard, de discuter lesobservations contenues dans votre lettre, que, par un jeu du hasard(je me sers du mot des sots), j’ai une proposition à vous fairedont l’effet est de vous tirer de la situation où vous vous trouvezsi mal. Madame Graslin, propriétaire des forêts de Montégnac etd’un plateau fort ingrat qui s’étend au bas de la longue chaîne decollines sur laquelle est sa forêt, a le dessein de tirer parti decet immense domaine, d’exploiter ses bois et de cultiver sesplaines caillouteuses. Pour mettre ce projet à exécution, elle abesoin d’un homme de votre science et de votre ardeur, qui ait à lafois votre dévouement désintéressé et vos idées d’utilité pratique.Peu d’argent et beaucoup de travaux à faire&|160;! un résultatimmense par de petits moyens&|160;! un pays à changer enentier&|160;! Faire jaillir l’abondance du milieu le plus dénué,n’est-ce pas ce que vous souhaitez, vous qui voulez construire unpoème&|160;? D’après le ton de sincérité qui règne dans votrelettre, je n’hésite pas à vous dire de venir me voir àLimoges&|160;; mais, mon ami, ne donnez pas votre démission,faites-vous seulement détacher de votre corps en expliquant à votreAdministration que vous allez étudier des questions de votreressort, en dehors des travaux de l’Etat. Ainsi vous ne perdrezrien de vos droits, et vous aurez le temps de juger si l’entrepriseconçue par le curé de Montégnac, et qui sourit à madame Graslin,est exécutable. Je vous expliquerai de vive voix les avantages quevous pourrez trouver, le cas où ces vastes changements seraientpossibles.

Comptez toujours sur l’amitié de votre tout dévoué,

GROSSETETE.  »

Madame Graslin ne répondit pas autre chose à Grossetête que cepeu de mots :  » Merci, mon ami, j’attends vote protégé.  » Ellemontra la lettre de l’ingénieur à monsieur Bonnet, en lui disant :- Encore un blessé qui cherche le grand hôpital.

Le curé lut la lettre, il la relut, fit deux ou trois tours deterrasse en silence, et la rendit en disant à madame Graslin : -C’est d’une belle âme et d’un homme supérieur&|160;! Il dit que lesEcoles inventées par le génie révolutionnaire fabriquent desincapacités, moi je les appelle des fabriques d’incrédules, car simonsieur Gérard n’est pas un athée, il est protestant…

– Nous le demanderons, dit-elle frappée de cette réponse.

Quinze jours après, dans le mois de décembre, malgré le froid,monsieur Grossetête vint au château de Montégnac pour y présenterson protégé que Véronique et monsieur Bonnet attendaientimpatiemment.

– Il faut vous bien aimer, mon enfant, dit le vieillard enprenant les deux mains de Véronique dans les siennes et les luibaisant avec cette galanterie de vieilles gens qui n’offense jamaisles femmes, oui, bien vous aimer pour avoir quitté Limoges par untemps pareil&|160;; mais je tenais à vous faire moi-même cadeau demonsieur Grégoire Gérard que voici. C’est un homme selon votrecœur, monsieur Bonnet, dit l’ancien banquier en saluantaffectueusement le curé.

L’extérieur de Gérard était peu prévenant. De moyenne taille,épais de forme, le cou dans les épaules, selon l’expressionvulgaire, il avait les cheveux jaunes d’or, les yeux rouges del’albinos, des cils et des sourcils presque blancs. Quoique sonteint, comme celui des gens de cette espèce, fût d’une blancheuréclatante, des marques de petite-vérole et des couturestrès-apparentes lui ôtaient son éclat primitif&|160;; l’étude luiavait sans doute altéré la vue, car il portait des conserves. Quandil se débarrassa d’un gros manteau de gendarme, l’habillement qu’ilmontra ne rachetait point la disgrâce de son extérieur. La manièredont ses vêtements étaient mis et boutonnés, sa cravate négligée,sa chemise sans fraîcheur offraient les marques de ce défaut desoin sur eux-mêmes que l’on reproche aux hommes de science, tousplus ou moins distraits.

Comme chez presque tous les penseurs, sa contenance et sonattitude, le développement du buste et la maigreur des jambesannonçaient une sorte d’affaissement corporel produit par leshabitudes de la méditation&|160;; mais la puissance de cœur etl’ardeur d’intelligence, dont les preuves étaient écrites dans salettre, éclataient sur son front qu’on eût dit taillé dans dumarbre de Carrare. La nature semblait s’être réservé cette placepour y mettre les signes évidents de la grandeur, de la constance,de la bonté de cet homme. Le nez, comme chez tous les hommes derace gauloise, était d’une forme écrasée. Sa bouche, ferme etdroite, indiquait une discrétion absolue, et le sens del’économie&|160;; mais tout le masque fatigué par l’étude avaitprématurément vieilli.

– Nous avons déjà, monsieur, à vous remercier, dit madameGraslin à l’ingénieur, de bien vouloir venir diriger des travauxdans un pays qui ne vous offrira d’autres agréments que lasatisfaction de savoir qu’on peut y faire du bien.

– Madame, répondit-il, monsieur Grossetête m’en a dit assez survous pendant que nous cheminions pour que déjà je fusse heureux devous être utile, et que la perspective de vivre auprès de vous etde monsieur Bonnet me parût charmante. A moins que l’on ne mechasse du pays, j’y compte finir mes jours.

– Nous tâcherons de ne pas vous faire changer d’avis, dit ensouriant madame Graslin.

– Voici, dit Grossetête à Véronique en la prenant à part, despapiers que le Procureur-général m’a remis&|160;; il a été fortétonné que vous ne vous soyez pas adressée à lui. Tout ce que vousavez demandé s’est fait avec promptitude et dévouement. D’abord,votre protégé sera rétabli dans tous ses droits de citoyen&|160;;puis, d’ici à trois mois, Catherine Curieux vous sera envoyée.

– Où est-elle&|160;? demanda Véronique.

– A l’hôpital Saint-Louis, répondit le vieillard. On attend saguérison pour lui faire quitter Paris.

– Ah&|160;! la pauvre fille est malade&|160;!

– Vous trouverez ici tous les renseignements désirables, ditGrossetête en remettant un paquet à Véronique.

Elle revint vers ses hôtes pour les emmener dans la magnifiquesalle à manger du rez-de-chaussée où elle alla, conduite parGrossetête et Gérard auxquels elle donna le bras. Elle servitelle-même le dîner sans y prendre part. Depuis son arrivée àMontégnac, elle s’était fait une loi de prendre ses repas seule, etAline, qui connaissait le secret de cette réserve, le gardareligieusement jusqu’au jour où sa maîtresse fut en danger demort.

Le maire, le juge de paix et le médecin de Montégnac avaient éténaturellement invités.

Le médecin, jeune homme de vingt-sept ans, nommé Roubaud,désirait vivement connaître la femme célèbre du Limousin. Le curéfut d’autant plus heureux d’introduire ce jeune homme au château,qu’il souhaitait composer une espèce de société à Véronique, afinde la distraire et de donner des aliments à son esprit. Roubaudétait un de ces jeunes médecins absolument instruits, comme il ensort actuellement de l’Ecole de Médecine de Paris et qui, certes,aurait pu briller sur le vaste théâtre de la capitale&|160;; mais,effrayé du jeu des ambitions à Paris, se sentant d’ailleurs plus desavoir que d’intrigue, plus d’aptitude que d’avidité, son caractèredoux l’avait ramené sur le théâtre étroit de la province, où ilespérait être apprécié plus promptement qu’à Paris. A Limoges,Roubaud se heurta contre des habitudes prises et des clientèlesinébranlables&|160;; il se laissa donc gagner par monsieur Bonnet,qui, sur sa physionomie douce et prévenante, le jugea comme un deceux qui devaient lui appartenir et coopérer à son œuvre. Petit etblond, Roubaud avait une mine assez fade&|160;; mais ses yeux gristrahissaient la profondeur du physiologiste et la ténacité des gensstudieux. Montégnac ne possédait qu’un ancien chirurgien derégiment, beaucoup plus occupé de sa cave que de ses malades, ettrop vieux d’ailleurs pour continuer le dur métier d’un médecin decampagne. En ce moment il se mourait. Roubaud habitait Montégnacdepuis dix-huit mois, et s’y faisait aimer. Mais ce jeune élève desDesplein et des successeurs de Cabanis ne croyait pas aucatholicisme. Il restait en matière de religion dans uneindifférence mortelle et n’en voulait pas sortir. Aussidésespérait-il le curé, non qu’il fît le moindre mal, il ne parlaitjamais religion, ses occupations justifiaient son absence constantede l’église, et d’ailleurs incapable de prosélytisme, il seconduisait comme se serait conduit le meilleur catholique&|160;;mais il s’était interdit de songer à un problème qu’il considéraitcomme hors de la portée humaine. En entendant dire au médecin quele panthéisme était la religion de tous les grands esprits, le curéle croyait incliné vers les dogmes de Pythagore sur lestransformations. Roubaud, qui voyait madame Graslin pour lapremière fois, éprouva la plus violente sensation à sonaspect&|160;; la science lui fit deviner dans la physionomie, dansl’attitude, dans les dévastations du visage, des souffrancesinouïes, et morales et physiques, un caractère d’une forcesurhumaine, les grandes facultés qui servent à supporter lesvicissitudes les plus opposées&|160;; il y entrevit tout, même lesespaces obscurs et cachés à dessein. Aussi aperçut-il le mal quidévorait le cœur de cette belle créature&|160;; car, de même que lacouleur d’un fruit y laisse soupçonner la présence d’un verrongeur, de même certaines teintes dans le visage permettent auxmédecins de reconnaître une pensée vénéneuse. Dès ce moment,monsieur Roubaud s’attacha si vivement à madame Graslin, qu’il eutpeur de l’aimer au delà de la simple amitié permise. Le front, ladémarche et surtout les regards de Véronique avaient une éloquenceque les hommes comprennent toujours, et qui disait aussiénergiquement qu’elle était morte à l’amour, que d’autres femmesdisent le contraire par une contraire éloquence&|160;; le médecinlui voua tout à coup un culte chevaleresque. Il échangea rapidementun regard avec le curé. Monsieur Bonnet se dit alors en lui-même :- Voilà le coup de foudre qui le changera. Madame Graslin aura plusd’éloquence que moi.

Le maire, vieux campagnard ébahi par le luxe de cette salle àmanger, et surpris de dîner avec l’un des hommes les plus riches duDépartement, avait mis ses meilleurs habits, mais il s’y trouvaitun peu gêné, et sa gêne morale s’en augmenta&|160;; madame Graslin,dans son costume de deuil, lui parut d’ailleurs extrêmementimposante&|160;; il fut donc un personnage muet. Ancien fermier àSaint-Léonard, il avait acheté la seule maison habitable du bourg,et cultivait lui-même les terres qui en dépendaient, Quoiqu’il sûtlire et écrire, il ne pouvait remplir ses fonctions qu’avec lesecours de l’huissier de la justice de paix qui lui préparait sabesogne. Aussi désirait-il vivement la création d’une charge denotaire, pour se débarrasser sur cet officier ministériel dufardeau de ses fonctions. Mais la pauvreté du canton de Montégnac yrendait une Etude à peu près inutile, et les habitants étaientexploités par les notaires du chef-lieu d’arrondissement.

Le juge de paix, nommé Clousier, était un ancien avocat deLimoges où les causes l’avaient fui, car il voulut mettre enpratique ce bel axiome, que l’avocat est le premier juge du clientet du procès. Il obtint vers 1809 cette place, dont les maigresappointements lui permirent de vivre. Il était alors arrivé à laplus honorable, mais à la plus complète misère. Après vingt-deuxans d’habitation dans cette pauvre Commune, le bonhomme, devenucampagnard, ressemblait, à sa redingote près, aux fermiers du pays.Sous cette forme quasi grossière, Clousier cachait un espritclairvoyant, livré à de hautes méditations politiques, mais tombédans une entière insouciance due à sa parfaite connaissance deshommes et de leurs intérêts. Cet homme, qui pendant longtempstrompa la perspicacité de monsieur Bonnet, et qui, dans la sphèresupérieure, eût rappelé Lhospital, incapable d’aucune intriguecomme tous les gens réellement profonds, avait fini par vivre àl’état contemplatif des anciens solitaires. Riche sans doute detoutes ses privations, aucune considération n’agissait sur sonesprit, il savait les lois et jugeait impartialement. Sa vie,réduite au simple nécessaire, était pure et régulière. Les paysansaimaient monsieur Clousier et l’estimaient à cause dudésintéressement paternel avec lequel il accordait leurs différendset leur donnait ses conseils dans leurs moindres affaires. Lebonhomme Clousier, comme disait tout Montégnac, avait depuis deuxans pour greffier un de ses neveux, jeune homme assez intelligent,et qui, plus tard, contribua beaucoup à la prospérité du canton. Laphysionomie de ce vieillard se recommandait par un front large etvaste. Deux buissons de cheveux blanchis étalent ébouriffés dechaque côté de son crâne chauve. Son teint coloré, son embonpointmajeur eussent fait croire, en dépit de sa sobriété, qu’ilcultivait autant Bacchus que Troplong et Toullier. Sa voix presqueéteinte indiquait l’oppression d’un asthme. Peut-être l’air sec duHaut-Montégnac avait-il contribué à le fixer dans ce pays. Il ylogeait dans une maisonnette arrangée pour lui par un sabotierassez riche à qui elle appartenait. Clousier avait déjà vuVéronique à l’église, et il l’avait jugée sans avoir communiqué sesidées à personne, pas même à monsieur Bonnet, avec lequel ilcommençait à se familiariser. Pour la première fois de sa vie, lejuge de paix allait se trouver au milieu de personnes en état de lecomprendre.

Une fois placés autour d’une table richement servie, carVéronique avait envoyé tout son mobilier de Limoges à Montégnac,ces six personnages éprouvèrent un moment d’embarras. Le médecin,le maire et le juge de paix ne connaissaient ni Grossetête niGérard. Mais, pendant le premier service, la bonhomie du vieuxbanquier fondit insensiblement les glaces d’une première rencontre.Puis l’amabilité de madame Graslin entraîna Gérard et encourageamonsieur Roubaud. Maniées par elle, ces âmes pleines de qualitésexquises reconnurent leur parenté. Chacun se sentit bientôt dans unmilieu sympathique. Aussi, lorsque le dessert fut mis sur la table,quand les cristaux et les porcelaines à bords dorés étincelèrent,quand des vins choisis circulèrent servis par Aline, par Championet par le domestique de Grossetête, la conversation devint-elleassez confidentielle pour que ces quatre hommes d’élite réunis parle hasard se dissent leur vraie pensée sur les matières importantesqu’on aime à discuter en se trouvant tous de bonne foi.

– Votre congé a coïncidé avec la Révolution de Juillet, ditGrossetête à Gérard d’un air par lequel il lui demandait sonopinion.

– Oui, répondit l’ingénieur. J’étais à Paris durant les troisfameux jours, j’ai tout vu&|160;; j’en ai conclu de tristeschoses.

– Et quoi&|160;? dit monsieur Bonnet avec vivacité.

– Il n’y a plus de patriotisme que sous les chemises sales,répliqua Gérard. Là est la perte de la France. Juillet est ladéfaite volontaire des supériorités de nom, de fortune et detalent. Les masses dévouées ont remporté la victoire sur desclasses riches, intelligentes, chez qui le dévouement estantipathique.

– A en juger par ce qui arrive depuis un an, reprit monsieurClousier, le juge de paix, ce changement est une prime donnée aumal qui nous dévore, à l’individualisme. D’ici à quinze ans, toutequestion généreuse se traduira par : Qu’est-ce que cela mefait&|160;? le grand cri du Libre-Arbitre descendu des hauteursreligieuses où l’ont introduit Luther, Calvin, Zwingle et Knoxjusque dans l’Economie politique. Chacun pour soi, chacun chez soi, ces deux terribles phrases formeront, avec le Qu’est-ce que celame fait&|160;? la sagesse trinitaire du bourgeois et du petitpropriétaire. Cet égoïsme est le résultat des vices de notrelégislation civile, un peu trop précipitamment faite, et à laquellela Révolution de Juillet vient de donner une terribleconsécration.

Le juge de paix rentra dans son silence habituel après cettesentence, dont les motifs durent occuper les convives. Enhardi parcette parole de Clousier, et par le regard que Gérard et Grossetêteéchangèrent, monsieur Bonnet osa davantage.

– Le bon roi Charles X, dit-il, vient d’échouer dans la plusprévoyante et la plus salutaire entreprise qu’un monarque aitjamais formée pour le bonheur des peuples qui lui sont confiés, etl’Eglise doit être fière de la part qu’elle a eue dans sesconseils. Mais le cœur et l’intelligence ont failli aux classessupérieures, comme ils lui avaient déjà failli dans la grandequestion de la loi sur le droit d’aînesse, l’éternel honneur duseul homme d’Etat hardi qu’ait eu la Restauration, le comte dePeyronnet. Reconstituer la Nation par la Famille, ôter à la Presseson action venimeuse en ne lui laissant que le droit d’être utile,faire rentrer la Chambre Elective dans ses véritables attributions,rendre à la Religion sa puissance sur le peuple, tels ont été lesquatre points cardinaux de la politique intérieure de la maison deBourbon. Eh&|160;! bien, d’ici à vingt ans, la France entière aurareconnu la nécessité de cette grande et saine politique. Le roiCharles X était d’ailleurs plus menacé dans la situation qu’il avoulu quitter que dans celle où son paternel pouvoir a péri.L’avenir de notre beau pays, où tout sera périodiquement mis enquestion, où l’on discutera sans cesse au lieu d’agir, où laPresse, devenue souveraine, sera l’instrument des plus bassesambitions, prouvera la sagesse de ce roi qui vient d’emporter aveclui les vrais principes du gouvernement, et l’Histoire lui tiendracompte du courage avec lequel il a résisté à ses meilleurs amis,après avoir sondé la plaie, en avoir reconnu l’étendue et vu lanécessité des moyens curatifs qui n’ont pas été soutenus par ceuxpour lesquels il se mettait sur la brèche.

– Hé&|160;! bien, monsieur le curé, vous y allez franchement etsans le moindre déguisement, s’écria Gérard&|160;; mais je ne vouscontredirai pas. Napoléon, dans sa campagne de Russie, était dequarante ans en avant sur l’esprit de son siècle, il n’a pas étécompris. La Russie et l’Angleterre de 1830 expliquent la campagnede 1812. Charles X a éprouvé le même malheur : dans vingt-cinq ans,ses ordonnances deviendront peut-être des lois.

– La France, pays trop éloquent pour n’être pas bavard, tropplein de vanité pour qu’on y reconnaisse les vrais talents, est,malgré le sublime bon sens de sa langue et de ses masses, ledernier de tous où le système des deux assemblées délibérantespouvait être admis, reprit le juge de paix. Au moins, lesinconvénients de notre caractère devaient-ils être combattus parles admirables restrictions que l’expérience de Napoléon y avaitopposées. Ce système peut encore aller dans un pays dont l’actionest circonscrite par la nature du sol, comme en Angleterre&|160;;mais le droit d’aînesse, appliqué à la transmission de la terre,est toujours nécessaire, et quand ce droit est supprimé, le systèmereprésentatif devient une folie. L’Angleterre doit son existence àla loi quasi féodale qui attribue les terres et l’habitation de lafamille aux aînés. La Russie est assise sur le droit féodal pur.Aussi ces deux nations sont-elles aujourd’hui dans une voie deprogrès effrayant. L’Autriche n’a pu résister à nos invasions etrecommencer la guerre contre Napoléon qu’en vertu de ce droitd’aînesse qui conserve agissantes les forces de la famille etmaintient les grandes productions nécessaires à l’Etat. La maisonde Bourbon, en se sentant couler au troisième rang en Europe par lafaute de la France, a voulu se maintenir à sa place, et le pays l’arenversée au moment où elle sauvait le pays. Je ne sais où nousfera descendre le système actuel.

– Vienne la guerre, la France sera sans chevaux comme Napoléonen 1813, qui, réduit aux seules ressources de la France, n’a puprofiter des deux victoires de Lutzen et Bautzen, et s’est vuécraser à Leipsick, s’écria Grossetête. Si la paix se maintient, lemal ira croissant : dans vingt-cinq ans d’ici, les races bovine etchevaline auront diminué de moitié en France.

– Monsieur Grossetête a raison, dit Gérard. Aussi l’œuvre quevous voulez tenter ici, madame, reprit-il en s’adressant àVéronique, est-elle un service rendu au pays.

– Oui, dit le juge de paix, parce que madame n’a qu’un fils. Lehasard de cette succession se perpétuera-t-il&|160;? Pendant uncertain laps de temps, la grande et magnifique culture que vousétablirez, espérons-le, n’appartenant qu’à un seul propriétaire,continuera de produire des bêtes à cornes et des chevaux. Maismalgré tout, un jour viendra où forêts et prairies seront oupartagées ou vendues par lots. De partages en partages, les sixmille arpents de votre plaine auront mille ou douze centspropriétaires, et dès lors, plus de chevaux ni de haut bétail.

– Oh&|160;! dans ce temps-là… dit le maire.

– Entendez-vous le : Qu’est-ce que cela me fait&|160;? signalépar monsieur Clousier, s’écria monsieur Grossetête, le voilà prissur le fait&|160;! Mais, monsieur, reprit le banquier d’un tongrave en s’adressant au maire stupéfait, ce temps est venu&|160;!Sur un rayon de dix lieues autour de Paris, la campagne, divisée àl’infini, peut à peine nourrir les vaches laitières. La communed’Argenteuil compte trente-huit mille huit cent quatre-vingt-cinqparcelles de terrain dont plusieurs ne donnent pas quinze centimesde revenu. Sans les puissants engrais de Paris, qui permettentd’obtenir des fourrages de qualités supérieures, je ne sais commentles nourrisseurs pourraient se tirer d’affaire. Encore cettenourriture violente et le séjour des vaches à l’étable lesfait-elle mourir de maladies inflammatoires. On use les vachesautour de Paris comme on y use les chevaux dans les rues. Descultures plus productives que celle de l’herbe, les culturesmaraîchères, le fruitage, les pépinières, la vigne y anéantissentles prairies. Encore quelques années, et le lait viendra en poste àParis, comme y vient la marée. Ce qui se passe autour de Paris alieu de même aux environs de toutes les grandes villes. Le mal decette division excessive des propriétés s’étend autour de centvilles en France, et la dévorera quelque jour tout entière. Apeine, selon Chaptal, comptait-on, en 1800, deux millionsd’hectares en vignobles&|160;; une statistique exacte vous endonnerait au moins dix aujourd’hui. Divisée à l’infini par lesystème de nos successions, la Normandie perdra la moitié de saproduction chevaline et bovine&|160;; mais elle aura le monopole dulait à Paris, car son climat s’oppose heureusement à la culture dela vigne. Aussi sera-ce un phénomène curieux que celui del’élévation progressive du prix de la viande. En 1850, dans vingtans d’ici, Paris, qui payait la viande sept et onze sous la livreen 1814, la paiera vingt sous, à moins qu’il ne survienne un hommede génie qui sache exécuter la pensée de Charles X.

– Vous avez mis le doigt sur la grande plaie de la France,reprit le juge de paix. La cause du mal gît dans le Titre desSuccessions du Code civil, qui ordonne le partage égal des biens.Là est le pilon dont le jeu perpétuel émiette le territoire,individualise les fortunes en leur ôtant une stabilité nécessaire,et qui, décomposant sans recomposer jamais, finira par tuer laFrance. La Révolution française a émis un virus destructif auquelles journées de Juillet viennent de communiquer une activiténouvelle. Ce principe morbifique est l’accession du paysan à lapropriété. Si le Titre des Successions est le principe du mal, lepaysan en est le moyen. Le paysan ne rend rien de ce qu’il aconquis. Une fois que cet Ordre a pris un morceau de terre dans sagueule toujours béante, il le subdivise tant qu’il y a troissillons. Encore alors ne s’arrête-t-il pas&|160;! Il partage lestrois sillons dans leur longueur, comme monsieur vient de vous leprouver par l’exemple de la commune d’Argenteuil. La valeurinsensée que le paysan attache aux moindres parcelles, rendimpossible la recomposition de la Propriété. D’abord la Procédureet le Droit sont annulés par cette division, la propriété devientun non-sens. Mais ce n’est rien que de voir expirer la puissance duFisc et de la Loi sur des parcelles qui rendent impossibles sesdispositions les plus sages, il y a des maux encore plus grands. Ona des propriétaires de quinze, de vingt-cinq centimes derevenu&|160;! Monsieur, dit-il en indiquant Grossetête, vient devous parler de la diminution des races bovine et chevaline, lesystème légal y est pour beaucoup. Le paysan propriétaire n’a quedes vaches, il en tire sa nourriture, il vend les veaux, il vendmême le beurre, il ne s’avise pas d’élever des bœufs, encore moinsdes chevaux&|160;; mais comme il ne récolte jamais assez defourrage pour soutenir une année de sécheresse, il envoie sa vacheau marché quand il ne peut plus la nourrir. Si, par un hasardfatal, la récolte du foin manquait pendant deux années de suite,vous verriez à Paris, la troisième année, d’étranges changementsdans le prix du bœuf, mais surtout dans celui du veau.

– Comment pourra-t-on faire alors les banquetspatriotiques&|160;? dit en souriant le médecin.

– Oh&|160;! s’écria madame Graslin en regardant Roubaud, lapolitique ne peut donc se passer nulle part du petit journal, mêmeici&|160;?

– La Bourgeoisie, reprit Clousier, remplit dans cette horribletâche le rôle des pionniers en Amérique. Elle achète les grandesterres sur lesquelles le paysan ne peut rien entreprendre, elle seles partage&|160;; puis, après les avoir mâchées, divisées, lalicitation ou la vente en détail les livre plus tard au paysan.Tout se résume par des chiffres aujourd’hui. Je n’en sais pas deplus éloquents que ceux-ci : la France a quarante-neuf millionsd’hectares qu’il serait convenable de réduire à quarante&|160;; ilfaut en distraire les chemins, les routes, les dunes, les canaux etles terrains infertiles, incultes ou désertés par les capitaux,comme la plaine de Montégnac. Or, sur quarante millions d’hectarespour trente-deux millions d’habitants, il se trouve cent vingt-cinqmillions de parcelles sur la cote générale des impositionsfoncières. J’ai négligé les fractions, Ainsi, nous sommes au delàde la Loi Agraire, et nous ne sommes au bout ni de la Misère, ni dela Discorde&|160;! Ceux qui mettent le territoire en miettes etamoindrissent la Production auront des organes pour crier que lavraie justice sociale consisterait à ne donner à chacun quel’usufruit de sa terre. Ils diront que la propriété perpétuelle estun vol&|160;! Les saint-simoniens ont commencé.

– Le magistrat a parlé, dit Grossetête, voici ce que le banquierajoute à ces courageuses considérations. La propriété, rendueaccessible au paysan et au petit bourgeois, cause à la France untort immense que le gouvernement ne soupçonne même pas. On peutévaluer à trois millions de familles la masse des paysans,abstraction faite des indigents. Ces familles vivent de salaires.Le salaire se paie en argent au lieu de se payer en denrées…

– Encore une faute immense de nos lois, s’écria Clousier eninterrompant. La faculté de payer en denrées pouvait être ordonnéeen 1790&|160;; mais, aujourd’hui, porter une pareille loi, ceserait risquer une révolution.

– Ainsi le prolétaire attire à lui l’argent du pays. Or, repritGrossetête, le paysan n’a pas d’autre passion, d’autre désir,d’autre vouloir, d’autre point de mire que de mourir propriétaire.Ce désir, comme l’a fort bien établi monsieur Clousier, est né dela Révolution&|160;; il est le résultat de la vente des biensnationaux. Il faudrait n’avoir aucune idée de ce qui se passe aufond des campagnes, pour ne pas admettre comme un fait constant,que ces trois millions de familles enterrent annuellement cinquantefrancs, et soustraient ainsi cent cinquante millions au mouvementde l’argent. La science de l’Economie politique a mis à l’étatd’axiome qu’un écu de cinq francs, qui passe dans cent mainspendant une journée, équivaut d’une manière absolue à cinq centsfrancs. Or, il est certain pour nous autres, vieux observateurs del’état des campagnes, que le paysan choisit sa terre&|160;; il laguette et l’attend, il ne place jamais ses capitaux. L’acquisitionpar les paysans doit donc se calculer par périodes de sept années.Les paysans laissent donc par sept années, inerte et sansmouvement, une somme de onze cents millions. Certes, la petitebourgeoisie en enterre bien autant, et se conduit de même à l’égarddes propriétés auxquelles le paysan ne peut pas mordre. Enquarante-deux ans, la France aura donc perdu, par chaque période desept années, les intérêts d’au moins deux milliards, c’est-à-direenviron cent millions par sept ans, ou six cents millions enquarante-deux ans. Mais elle n’a pas perdu seulement six centsmillions, elle a manqué à créer pour six cents millions deproductions industrielles ou agricoles qui représentent une pertede douze cents millions&|160;; car si le produit industriel n’étaitpas le double en valeur de son prix de revient en argent, lecommerce n’existerait pas. Le prolétariat perd donc six centsmillions de salaires&|160;! Ces six cent millions de perte sèche,mais qui, pour un sévère économiste, représentent, par lesbénéfices manquants de la circulation, une perte d’environ douzecents millions, expliquent l’état d’infériorité où se trouventnotre commerce, notre marine, et notre agriculture, à l’égard decelles de l’Angleterre. Malgré la différence qui existe entre lesdeux territoires, et qui est de plus des deux tiers en notrefaveur, l’Angleterre pourrait remonter la cavalerie de deux arméesfrançaises, et la viande y existe pour tout le monde. Mais aussi,dans ce pays, comme l’assiette de la propriété rend son acquisitionpresque impossible aux classes inférieures, tout écu devientcommerçant et roule. Ainsi, outre la plaie du morcellement, cellede la diminution des races bovine, chevaline et ovine, le Titre desSuccessions nous vaut encore six cents millions d’intérêts perduspar l’enfouissement des capitaux du paysan et du bourgeois, douzecents millions de productions en moins, ou trois milliards denon-circulation par demi-siècle.

– L’effet moral est pire que l’effet matériel&|160;! s’écria lecuré. Nous fabriquons des propriétaires mendiants chez le peuple,des demi-savants chez les petits bourgeois, et le : Chacun chezsoi, chacun pour soi, qui avait fait son effet dans les classesélevées en juillet de cette année, aura bientôt gangrené lesclasses moyennes. Un prolétariat déshabitué de sentiments, sansautre Dieu que l’Envie, sans autre fanatisme que le désespoir de laFaim, sans foi ni croyance, s’avancera et mettra le pied sur lecœur du pays. L’étranger, grandi sous la loi monarchique, noustrouvera sans roi avec la Royauté, sans lois avec la Légalité, sanspropriétaires avec la Propriété, sans gouvernement avec l’Election,sans force avec le Libre-Arbitre, sans bonheur avec l’Egalité.Espérons que, d’ici là, Dieu suscitera en France un hommeprovidentiel, un de ces élus qui donnent aux nations un nouvelesprit, et que, soit Marius, soit Sylla, qu’il s’élève d’en bas ouvienne d’en haut, il refera la Société.

– On commencera par l’envoyer en Cour d’Assise ou en Policecorrectionnelle, répondit Gérard. Le jugement de Socrate et celuide Jésus-Christ seraient rendus contre eux en 1831 comme autrefoisà Jérusalem et dans l’Attique. Aujourd’hui, comme autrefois, lesMédiocrités jalouses laissent mourir de misère les penseurs, lesgrands médecins politiques qui ont étudié les plaies de la France,et qui s’opposent à l’esprit de leur siècle. S’ils résistent à lamisère, nous les ridiculisons ou nous les traitons de rêveurs. EnFrance, on se révolte dans l’Ordre Moral contre le grand hommed’avenir, comme on se révolte dans l’Ordre Politique contre lesouverain.

– Autrefois les sophistes parlaient à un petit nombre d’hommes,aujourd’hui la presse périodique leur permet d’égarer toute unenation, s’écria le juge de paix&|160;; et la presse qui plaide pourle bon sens n’a pas d’écho&|160;!

Le maire regardait monsieur Clousier dans un profond étonnement.Madame Graslin, heureuse de rencontrer dans un simple juge de paixun homme occupé de questions si graves, dit à monsieur Roubaud, sonvoisin : – Connaissiez-vous monsieur Clousier&|160;?

– Je ne le connais que d’aujourd’hui. Madame, vous faites desmiracles, lui répondit-il à l’oreille. Cependant voyez son front,quelle belle forme&|160;! Ne ressemble-t-il pas au front classiqueou traditionnel donné par les statuaires à Lycurgue et aux sages dela Grèce&|160;? – Evidemment la Révolution de Juillet a un sensanti-politique, dit à haute voix et après avoir embrassé lescalculs exposés par Grossetête cet ancien étudiant qui peut-êtreaurait fait une barricade.

– Ce sens est triple, dit Clousier. Vous avez compris le Droitet la Finance, mais voici pour le Gouvernement. Le pouvoir royal,affaibli par le dogme de la souveraineté nationale en vertu delaquelle vient de se faire l’élection du 9 août 1830, essayera decombattre ce principe rival, qui laisserait au peuple le droit dese donner une nouvelle dynastie chaque fois qu’il ne devinerait pasla pensée de son roi&|160;; et nous aurons une lutte intérieure quicertes arrêtera pendant longtemps encore les progrès de laFrance.

– Tous ces écueils ont été sagement évités par l’Angleterre,reprit Gérard&|160;; j’y suis allé, j’admire cette ruche quiessaime sur l’univers et le civilise, chez qui la discussion estune comédie politique destinée à satisfaire le peuple et à cacherl’action du pouvoir, qui se meut librement dans sa haute sphère, etoù l’élection n’est pas dans les mains de la stupide bourgeoisiecomme elle l’est en France. Avec le morcellement de la propriété,l’Angleterre n’existerait plus déjà. La haute propriété, les lordsy gouvernent le mécanisme social. Leur marine, au nez de l’Europe,s’empare de portions entières du globe pour y satisfaire lesexigences de leur commerce et y jeter les malheureux et lesmécontents. Au lien de faire la guerre aux capacités, de lesannuler, de les méconnaître, l’aristocratie anglaise les cherche,les récompense, et se les assimile constamment. Chez les Anglais,tout est prompt dans ce qui concerne l’action du gouvernement, dansle choix des hommes et des choses, tandis que chez nous tout estlent&|160;; et ils sont lents et nous sommes impatients. Chez euxl’argent est hardi et affairé, chez nous il est effrayé etsoupçonneux. Ce qu’a dit monsieur Grossetête des pertesindustrielles que le paysan cause à la France, a sa preuve dans untableau que je vais vous dessiner en deux mots. Le Capital anglais,par son continuel mouvement, a créé pour dix milliards de valeursindustrielles et d’actions portant rente, tandis que le Capitalfrançais, supérieur comme abondance, n’en a pas créé la dixièmepartie.

– C’est d’autant plus extraordinaire, dit Roubaud, qu’ils sontlymphatiques et que nous sommes généralement sanguins ounerveux.

– Voilà, monsieur, dit Clousier, une grande question à étudier.Rechercher les Institutions propres à réprimer le tempérament d’unpeuple. Certes, Cromwell fut un grand législateur. Lui seul a faitl’Angleterre actuelle, en inventant l’acte de navigation , qui arendu les Anglais les ennemis de toutes les autres nations, quileur a inoculé un féroce orgueil, leur point d’appui. Mais malgréleur citadelle de Malte, si la France et la Russie comprennent lerôle de la mer Noire et de la Méditerranée, un jour, la routed’Asie par l’Egypte ou par l’Euphrate, régularisée au moyen desnouvelles découvertes, tuera l’Angleterre, comme jadis ladécouverte du Cap de Bonne-Espérance a tué Venise.

– Et rien de Dieu&|160;! s’écria le curé. Monsieur Clousier,monsieur Roubaud, sont indifférents en matière de religion. Etmonsieur&|160;? dit-il en interrogeant Gérard.

– Protestant, répondit Grossetête.

– Vous l’aviez deviné, s’écria Véronique en regardant le curépendant qu’elle offrait sa main à Clousier pour monter chezelle.

Les préventions que donnait contre lui l’extérieur de monsieurGérard s’étaient promptement dissipées, et les trois notables deMontégnac se félicitèrent d’une semblable acquisition.

– Malheureusement, dit monsieur Bonnet, il existe entre laRussie et les pays catholiques que baigne la Méditerranée, unecause d’antagonisme dans le schisme de peu d’importance qui séparela religion grecque de la religion latine, un grand malheur pourl’avenir de l’humanité.

– Chacun prêche pour son saint, dit en souriant madameGraslin&|160;; monsieur Grossetête pense à des milliards perdus,monsieur Clousier au Droit bouleversé, le médecin voit dans laLégislation une question de tempéraments, monsieur le curé voitdans la Religion un obstacle à l’entente de la Russie et de laFrance…

– Ajoutez, madame, dit Gérard, que je vois dans l’enfouissementdes capitaux du petit bourgeois et du paysan, l’ajournement del’exécution des chemins de fer en France.

– Que voudriez-vous donc&|160;? dit-elle.

– Oh&|160;! les admirables Conseillers-d’Etat qui, sousl’Empereur, méditaient les lois, et ce Corps-Législatif, élu parles capacités du pays aussi bien que par les propriétaires, et dontle seul rôle était de s’opposer à des lois mauvaises ou à desguerres de caprice. Aujourd’hui, telle qu’elle est constituée, laChambre des Députés arrivera, vous le verrez, à gouverner, ce quiconstituera l’Anarchie légale.

– Mon Dieu&|160;! s’écria le curé dans un accès de patriotismesacré, comment se fait-il que des esprits aussi éclairés queceux-ci, dit-il en montrant Clousier, Roubaud et Gérard, voient lemal, en indiquent le remède, et ne commencent pas par sel’appliquer à eux-mêmes&|160;? Vous tous, qui représentez lesclasses attaquées, vous reconnaissez la nécessité de l’obéissancepassive des masses dans l’Etat, comme à la guerre chez lessoldats&|160;; vous voulez l’unité du pouvoir, et vous désirezqu’il ne soit jamais mis en question. Ce que l’Angleterre a obtenupar le développement de l’orgueil et de l’intérêt humain, qui sontune croyance, ne peut s’obtenir ici que par les sentiments dus aucatholicisme, et vous n’êtes pas catholiques&|160;! Moi, prêtre, jequitte mon rôle, je raisonne avec des raisonneurs. Commentvoulez-vous que les masses deviennent religieuses et obéissent, sielles voient l’irréligion et l’indiscipline au-dessusd’elles&|160;? Les peuples unis par une foi quelconque auronttoujours bon marché des peuples sans croyance. La loi de l’Intérêtgénéral, qui engendre le Patriotisme, est immédiatement détruitepar la loi de l’Intérêt particulier, qu’elle autorise, et quiengendre l’Egoïsme. Il n’y a de solide et de durable que ce qui estnaturel, et la chose naturelle en politique est la Famille. LaFamille doit être le point de départ de toutes les Institutions. Uneffet universel démontre une cause universelle&|160;; et ce quevous avez signalé de toutes parts vient du Principe social même,qui est sans force parce qu’il a pris le Libre Arbitre pour base,et que le Libre Arbitre est le père de l’Individualisme. Fairedépendre le bonheur de la sécurité, de l’intelligence, de lacapacité de tous, n’est pas aussi sage que de faire dépendre lebonheur de la sécurité, de l’intelligence des institutions et de lacapacité d’un seul. On trouve plus facilement la sagesse chez unhomme que chez toute une nation. Les peuples ont un cœur et n’ontpas d’yeux, ils sentent et ne voient pas. Les gouvernements doiventvoir et ne jamais se déterminer par les sentiments. Il y a donc uneévidente contradiction entre les premiers mouvements des masses etl’action du pouvoir qui doit en déterminer la force et l’unité.Rencontrer un grand prince est un effet du hasard, pour parlervotre langage&|160;; mais se fier à une assemblée quelconque,fût-elle composée d’honnêtes gens, est une folie. La France estfolle en ce moment&|160;! Hélas&|160;! vous en êtes convaincusaussi bien que moi. Si tous les hommes de bonne foi comme vousdonnaient l’exemple autour d’eux, si toutes les mains intelligentesrelevaient les autels de la grande république des âmes, de la seuleEglise qui ait mis l’Humanité dans sa voie, nous pourrions revoiren France les miracles qu’y firent nos pères.

– Que voulez-vous, monsieur le curé, dit Gérard, s’il faut vousparler comme au confessionnal, je regarde la Foi comme un mensongequ’on se fait à soi-même, l’Espérance comme un mensonge qu’on sefait sur l’avenir, et votre Charité, comme une ruse d’enfant qui setient sage pour avoir des confitures.

– On dort cependant bien, monsieur, dit madame Graslin, quandl’Espérance nous berce.

Cette parole arrêta Roubaud qui allait parler, et fut appuyéepar un regard de Grossetête et du curé.

– Est-ce notre faute à nous, dit Clousier, si Jésus-Christ n’apas eu le temps de formuler un gouvernement d’après sa morale,comme l’ont fait Moïse et Confucius, les deux plus grandslégislateurs humains&|160;; car les Juifs et les Chinois existent,les uns malgré leur dispersion sur la terre entière, et les autresmalgré leur isolement, en corps de nation.

– Ah&|160;! vous me donnez bien de l’ouvrage, s’écria naïvementle curé, mais je triompherai, je vous convertirai tous&|160;!… Vousêtes plus près que vous ne le croyez de la Foi. C’est derrière lemensonge que se tapit la vérité, avancez d’un pas etretournez-vous&|160;!

Sur ce cri du curé, la conversation changea.

Le lendemain, avant de partir, monsieur Grossetête promit àVéronique de s’associer à ses plans, dès que leur réalisationserait jugée possible&|160;; madame Graslin et Gérardaccompagnèrent à cheval sa voiture, et ne le quittèrent qu’à lajonction de la route de Montégnac et de celle de Bordeaux à Lyon.L’ingénieur était si impatient de reconnaître le terrain etVéronique si furieuse de le lui montrer, qu’ils avaient tous deuxprojeté cette partie la veille. Après avoir fait leurs adieux aubon vieillard, ils se lancèrent dans la vaste plaine et côtoyèrentle pied de la chaîne des montagnes depuis la rampe qui menait auchâteau jusqu’au pic de la Roche-Vive. L’ingénieur reconnut alorsl’existence du banc continu signalé par Farrabesche, et qui formaitcomme une dernière assise de fondations sous les collines. Ainsi,en dirigeant les eaux de manière à ce qu’elles n’engorgeassent plusle canal indestructible que la Nature avait fait elle-même, et ledébarrassant des terres qui l’avaient comblé, l’irrigation seraitfacilitée par cette longue gouttière, élevée d’environ dix piedsau-dessus de la plaine. La première opération et la seule décisiveétait d’évaluer la quantité d’eau qui s’écoulait par le Gabou, etde s’assurer si les flancs de cette vallée ne la laisseraient paséchapper.

Véronique donna un cheval à Farrabesche, qui devait accompagnerl’ingénieur et lui faire part de ses moindres observations. Aprèsquelques jours d’études, Gérard trouva la base des deux chaînesparallèles assez solide, quoique de composition différente pourretenir les eaux. Pendant le mois de janvier de l’année suivante,qui fut pluvieux, il évalua la quantité d’eau qui passait par leGabou. Cette quantité, jointe à l’eau de trois sources quipouvaient être conduites dans le torrent, produisait une massesuffisante à l’arrosement d’un territoire trois fois plusconsidérable que la plaine de Montégnac. Le barrage du Gabou, lestravaux et les ouvrages nécessaires pour diriger les eaux par lestrois vallons dans la plaine, ne devaient pas coûter plus desoixante mille francs, car l’ingénieur découvrit sur les communauxune masse calcaire qui fournirait de la chaux à bon marché, laforêt était proche, la pierre et le bois ne coûtaient rien etn’exigeaient point de transports. En attendant la saison pendantlaquelle le Gabou serait à sec, seul temps propice à ces travaux,les approvisionnements nécessaires et les préparatifs pouvaient sefaire de manière à ce que cette importante construction s’élevâtrapidement. Mais la préparation de la plaine coûterait au moins,selon Gérard, deux cent mille francs, sans y comprendre nil’ensemencement ni les plantations. La plaine devait être diviséeen compartiments carrés de deux cent cinquante arpents chacun, oùle terrain devait être non pas défriché, mais débarrassé de sesplus gros cailloux. Des terrassiers auraient à creuser un grandnombre de fossés et à les empierrer, afin de ne pas laisser seperdre l’eau, et la faire courir ou monter à volonté. Cetteentreprise voulait les bras actifs et dévoués de travailleursconsciencieux. Le hasard donnait un terrain sans obstacles, uneplaine unie&|160;; les eaux, qui offraient dix pieds de chute,pouvaient être distribuées à souhait&|160;; rien n’empêchaitd’obtenir les plus beaux résultats agricoles en offrant aux yeuxces magnifiques tapis de verdure, l’orgueil et la fortune de laLombardie. Gérard fit venir du pays où il avait exercé sesfonctions un vieux conducteur expérimenté, nommé Fresquin.

Madame Graslin écrivit donc à Grossetête de lui négocier unemprunt de deux cent cinquante mille francs, garanti par sesinscriptions de rentes, qui, abandonnées pendant six ans,suffiraient, d’après le calcul de Gérard, à payer les intérêts etle capital. Cet emprunt fut conclu dans le courant du mois de mars.Les projets de Gérard, aidé par Fresquin son conducteur, furentalors entièrement terminés, ainsi que les nivellements, lessondages, les observations et les devis. La nouvelle de cette vasteentreprise, répandue dans toute la contrée, avait stimulé lapopulation pauvre. L’infatigable Farrabesche, Colorat, Clousier, lemaire de Montégnac, Roubaud, tous ceux qui s’intéressaient au paysou à madame Graslin choisirent des travailleurs ou signalèrent lesindigents qui méritaient d’être occupés. Gérard acheta pour soncompte et pour celui de monsieur Grossetête un millier d’arpents del’autre côté de la route de Montégnac. Fresquin, le conducteur,prit aussi cinq cents arpents, et fit venir à Montégnac sa femme etses enfants.

Dans les premiers jours du mois d’avril 1833, monsieurGrossetête vint voir les terrains achetés par Gérard, mais sonvoyage à Montégnac fut principalement déterminé par l’arrivée deCatherine Curieux que madame Graslin attendait, et venue de Parispar la diligence à Limoges. Il trouva madame Graslin prête à partirpour l’église. Monsieur Bonnet devait dire une messe pour appelerles bénédictions du ciel sur les travaux qui allaient s’ouvrir.Tous les travailleurs, les femmes, les enfants y assistaient.

– Voici votre protégée, dit le vieillard en présentant àVéronique une femme d’environ trente ans, souffrante et faible.

– Vous êtes Catherine Curieux&|160;? lui dit madame Graslin.

– Oui, madame.

Véronique regarda Catherine pendant un moment. Assez grande,bien faite et blanche, cette fille avait des traits d’une excessivedouceur et que ne démentait pas la belle nuance grise de ses yeux.Le tour du visage, la coupe du front offraient une noblesse à lafois auguste et simple qui se rencontre parfois dans la campagnechez les très-jeunes filles, espèce de fleur de beauté que lestravaux des champs, les soins continus du ménage, le hâle, lemanque de soins enlèvent avec une effrayante rapidité. Son attitudeannonçait cette aisance dans les mouvements qui caractérise lesfilles de la campagne, et à laquelle les habitudes involontairementprises à Paris avaient encore donné de la grâce. Restée dans laCorrèze, certes Catherine eût été déjà ridée, flétrie, ses couleursautrefois vives seraient devenues fortes&|160;; mais Paris, en lapâlissant, lui avait conservé sa beauté&|160;; la maladie, lesfatigues, les chagrins l’avaient douée des dons mystérieux de lamélancolie, de cette pensée intime qui manque aux pauvrescampagnards habitués à une vie presque animale. Sa toilette, pleinede ce goût parisien que toutes les femmes, même les moinscoquettes, contractent si promptement, la distinguait encore despaysannes. Dans l’ignorance où elle était de son sort, et incapablede juger madame Graslin, elle se montrait assez honteuse.

– Aimez-vous toujours Farrabesche&|160;? lui demanda Véronique,que Grossetête avait laissée seule un instant.

– Oui, madame, répondit-elle en rougissant.

– Pourquoi, si vous lui avez envoyé mille francs pendant letemps qu’a duré sa peine, n’êtes-vous pas venue le retrouver à sasortie&|160;? Y a-t-il chez vous une répugnance pour lui&|160;?parlez-moi comme à votre mère. Aviez-vous peur qu’il ne se fût toutà fait vicié, qu’il ne voulût plus de vous&|160;?

– Non, madame&|160;; mais je ne savais ni lire ni écrire, jeservais une vieille dame très-exigeante, elle est tombée malade, onla veillait, j’ai dû la garder. Tout en calculant que le moment dela libération de Jacques approchait, je ne pouvais quitter Parisqu’après la mort de cette dame, qui ne m’a rien laissé, malgré mondévouement à ses intérêts et à sa personne. Avant de revenir, j’aivoulu me guérir d’une maladie causée par les veilles et par le malque je me suis donné. Après avoir mangé mes économies, j’ai dû merésoudre à entrer à l’hôpital Saint-Louis, d’où je sors guérie.

– Bien, mon enfant, dit madame Graslin émue de cette explicationsi simple. Mais dites-moi maintenant pourquoi vous avez abandonnévos parents brusquement, pourquoi vous avez laissé votre enfant,pourquoi vous n’avez pas donné de vos nouvelles, ou faitécrire…

Pour toute réponse, Catherine pleura.

– Madame, dit-elle rassurée par un serrement de main deVéronique, je ne sais si j’ai eu tort, mais il a été au-dessus demes forces de rester dans le pays. Je n’ai pas douté de moi, maisdes autres, j’ai eu peur des bavardages, des caquets. Tant queJacques courait ici des dangers, je lui étais nécessaire, mais luiparti, je me suis sentie sans force : être fille avec un enfant, etpas de mari&|160;! La plus mauvaise créature aurait valu mieux quemoi. Je ne sais pas ce que je serais devenue si j’avais entendudire le moindre mot sur Benjamin ou sur son père. Je me serais faitpérir moi-même, je serais devenue folle. Mon père ou ma mère, dansun moment de colère, pouvaient me faire un reproche. Je suis tropvive pour supporter une querelle ou une injure, moi qui suisdouce&|160;! J’ai été bien punie puisque je n’ai pu voir monenfant, moi qui n’ai pas été un seul jour sans penser à lui&|160;!J’ai voulu être oubliée, et, je l’ai été. Personne n’a pensé à moi.On m’a crue morte, et cependant j’ai bien des fois voulu toutquitter pour venir passer un jour ici, voir mon petit.

– Votre petit, tenez, mon enfant, voyez-le&|160;!

Catherine aperçut Benjamin et fut prise comme d’un frisson defièvre.

– Benjamin, dit madame Graslin, viens embrasser ta mère.

– Ma mère&|160;? s’écria Benjamin surpris. Il sauta au cou deCatherine, qui le serra sur elle avec une force sauvage. Maisl’enfant lui échappa et se sauva en criant : – Je vais le quérir.

Madame Graslin, obligée d’asseoir Catherine qui défaillait,aperçut alors monsieur Bonnet, et ne put s’empêcher de rougir enrecevant de son confesseur un regard perçant qui lisait dans soncœur.

J’espère, monsieur le curé, lui dit-elle en tremblant, que vousferez promptement le mariage de Catherine et de Farrabesche. Nereconnaissez-vous pas monsieur Bonnet, mon enfant&|160;? il vousdira que Farrabesche, depuis son retour, s’est conduit en honnêtehomme, il a l’estime de tout le pays, et s’il est au monde unendroit où vous puissiez vivre heureux et considérés, c’est àMontégnac. Vous y ferez, Dieu aidant, votre fortune, car vous serezmes fermiers. Farrabesche est redevenu citoyen.

– Tout cela est vrai, mon enfant, dit le curé.

En ce moment, Farrabesche arriva traîné par son fils&|160;; ilresta pâle et sans parole en présence de Catherine et de madameGraslin. Il devinait combien la bienfaisance de l’une avait étéactive et tout ce que l’autre avait dû souffrir pour n’être pasvenue. Véronique emmena le curé, qui, de son côté, voulaitl’emmener. Dès qu’ils se trouvèrent assez loin pour n’être pasentendus, monsieur Bonnet regarda fixement sa pénitente et la vitrougissant, elle baissa les yeux comme une coupable.

– Vous dégradez le bien, lui dit-il sévèrement.

– Et comment&|160;? répondit-elle en relevant la tête.

– Faire le bien, reprit monsieur Bonnet, est une passion aussisupérieure à l’amour, que l’humanité, madame, est supérieure à lacréature. Or, tout ceci ne s’accomplit pas par la seule force etavec la naïveté de la vertu. Vous retombez de toute la grandeur del’humanité au culte d’une seule créature&|160;! Votre bienfaisanceenvers Farrabesche et Catherine comporte des souvenirs et desarrière-pensées qui en ôtent le mérite aux yeux de Dieu. Arrachezvous-même de votre cœur les restes du javelot qu’y a plantél’esprit du Mal. Ne dépouillez pas ainsi vos actions de leurvaleur. Arriverez-vous donc enfin à cette sainte ignorance du bienque vous faites, et qui est la grâce suprême des actionshumaines&|160;?

Madame Graslin s’était retournée afin d’essuyer ses yeux, dontles larmes disaient au curé que sa parole attaquait quelque endroitsaignant du cœur où son doigt fouillait une plaie mal fermée.Farrabesche, Catherine et Benjamin vinrent pour remercier leurbienfaitrice&|160;; mais elle leur fit signe de s’éloigner, et dela laisser avec monsieur Bonnet.

– Voyez comme je les chagrine, lui dit-elle en les lui montrantattristés, et le curé, dont l’âme était tendre, leur fit alorssigne de revenir. – Soyez, leur dit-elle, complétementheureux&|160;; voici l’ordonnance qui vous rend tous vos droits decitoyen et vous exempte des formalités qui vous humiliaient,ajouta-t-elle en tendant à Farrabesche un papier qu’elle gardait àsa main.

Farrabesche baisa respectueusement la main de Véronique et laregarda d’un oeil à la fois tendre et soumis, calme et dévoué querien ne devait altérer, comme celui du chien fidèle pour sonmaître.

– Si Jacques a souffert, madame, dit Catherine, dont les beauxyeux souriaient, j’espère pouvoir lui rendre autant de bonheurqu’il a eu de peine&|160;; car, quoi qu’il ait fait, il n’est pasméchant.

Madame Graslin détourna la tête, elle paraissait brisée parl’aspect de cette famille alors heureuse, et monsieur Bonnet laquitta pour aller à l’église, où elle se traîna sur le bras demonsieur Grossetête.

Après le déjeuner, tous allèrent assister à l’ouverture destravaux, que vinrent voir aussi tous les vieux de Montégnac. De larampe sur laquelle montait l’avenue du château, monsieur Grossetêteet monsieur Bonnet, entre lesquels était Véronique, purentapercevoir la disposition des quatre premiers chemins que l’onouvrit, et qui servirent de dépôt aux pierres ramassées. Cinqterrassiers rejetaient les bonnes terres au bord des champs, endéblayant un espace de dix-huit pieds, la largeur de chaque chemin.De chaque côté, quatre hommes, occupés à creuser le fossé, enmettaient aussi la bonne terre sur le champ en forme de berge.Derrière eux, à mesure que cette berge avançait, deux hommes ypratiquaient des trous et y plantaient des arbres. Dans chaquepièce, trente indigents valides, vingt femmes et quarante filles ouenfants, en tout quatre-vingt-dix personnes, ramassaient lespierres que des ouvriers métraient le long des berges afin deconstater la quantité produite par chaque groupe. Ainsi tous lestravaux marchaient de front et allaient rapidement, avec desouvriers choisis et pleins d’ardeur. Grossetête promit à madameGraslin de lui envoyer des arbres et d’en demander pour elle à sesamis. Evidemment, les pépinières du château ne suffiraient pas à desi nombreuses plantations. Vers la fin de la journée qui devait seterminer par un grand dîner au château, Farrabesche pria madameGraslin de lui accorder un moment d’audience.

– Madame, lui dit-il en se présentant avec Catherine, vous avezeu la bonté de me promettre la ferme du château. En m’accordant unepareille faveur, votre intention est de me donner une occasion defortune&|160;; mais Catherine a sur notre avenir des idées que jeviens vous soumettre. Si je fais fortune, il y aura des jaloux, unmot est bientôt dit, je puis avoir des désagréments, je lescraindrais, et d’ailleurs Catherine serait toujours inquiète&|160;;enfin le voisinage du monde ne nous convient pas. Je viens doncvous demander simplement de nous donner à ferme les terres situéesau débouché du Gabou sur les communaux, avec une petite partie debois au revers de la Roche-Vive. Vous aurez là, vers juillet,beaucoup d’ouvriers, il sera donc alors facile de bâtir une fermedans une situation favorable, sur une éminence. Nous y seronsheureux. Je ferai venir Guépin. Mon pauvre libéré travaillera commeun cheval, je le marierai peut-être. Mon garçon n’est pas unfainéant, personne ne viendra nous regarder dans le blanc des yeux,nous coloniserons ce coin de terre, et je mettrai mon ambition àvous y faire une fameuse ferme. D’ailleurs, j’ai à vous proposerpour fermier de votre grande ferme un cousin de Catherine qui a dela fortune, et qui sera plus capable que moi de conduire unemachine aussi considérable que cette ferme-là. S’il plaît à Dieuque votre entreprise réussisse, vous aurez dans cinq ans d’icientre cinq à six mille bêtes à cornes ou chevaux sur la plainequ’on défriche, et il faudra certes une forte tête pour s’yreconnaître.

Madame Graslin accorda la demande de Farrabesche en rendantjustice au bon sens qui la lui dictait.

Depuis l’ouverture des travaux de la plaine, la vie de madameGraslin prit la régularité d’une vie de campagne. Le matin, elleallait entendre la messe, elle prenait soin de son fils, qu’elleidolâtrait, et venait voir ses travailleurs. Après son dîner, ellerecevait ses amis de Montégnac dans son petit salon, situé aupremier étage du pavillon de l’horloge. Elle apprit à Roubaud, àClousier et au curé le whist, que savait Gérard. Après la partie,vers neuf heures, chacun rentrait chez soi. Cette vie douce eutpour seuls événements le succès de chaque partie de la grandeentreprise. Au mois de juin, le torrent du Gabou étant à sec,monsieur Gérard s’installa dans la maison du garde. Farrabescheavait déjà fait bâtir sa ferme du Gabou. Cinquante maçons, revenusde Paris, réunirent les deux montagnes par une muraille de vingtpieds d’épaisseur, fondée à douze pieds de profondeur sur un massifen béton. La muraille, d’environ soixante pieds d’élévation, allaiten diminuant, elle n’avait plus que dix pieds à son couronnement.Gérard y adossa, du côté de la vallée, un talus en béton, de douzepieds à sa base. Du côté des communaux, un talus semblablerecouvert de quelques pieds de terre végétale appuya ce formidableouvrage, que les eaux ne pouvaient renverser. L’ingénieur ménagea,en cas de pluies trop abondantes, un déversoir à une hauteurconvenable. La maçonnerie fut poussée dans chaque montagne jusqu’autuf ou jusqu’au granit, afin que l’eau ne trouvât aucune issue parles côtés. Ce barrage fut terminé vers le milieu du mois d’août. Enmême temps, Gérard prépara trois canaux dans les trois principauxvallons, et aucun de ces ouvrages n’atteignit au chiffre de sesdevis. Ainsi la ferme du château put être achevée. Les travauxd’irrigation dans la plaine conduits par Fresquin correspondaientau canal tracé par la nature au bas de la chaîne des montagnes ducôté de la plaine, et d’où partirent les rigoles d’arrosement. Desvannes furent adaptées aux fossés que l’abondance des caillouxavait permis d’empierrer, afin de tenir dans la plaine les eaux àdes niveaux convenables.

Tous les dimanches après la messe, Véronique, l’ingénieur, lecuré, le médecin, le maire descendaient par le parc et allaient yvoir le mouvement des eaux. L’hiver de 1833 à 1834 futtrès-pluvieux. L’eau des trois sources qui avaient été dirigéesvers le torrent et l’eau des pluies convertirent la vallée du Gabouen trois étangs, étagés avec prévoyance afin de créer une réservepour les grandes sécheresses. Aux endroits où la vallées’élargissait, Gérard avait profité de quelques monticules pour enfaire des îles qui furent plantées en arbres variés. Cette vasteopération changea complétement le paysage&|160;; mais il fallaitcinq ou six années pour qu’il eût sa vraie physionomie.  » – Le paysétait tout nu, disait Farrabesche, et Madame vient de l’habiller. »

Depuis ces grands changements, Véronique fut appelée madame danstoute la contrée. Quand les pluies cessèrent, au mois de juin 1834,on essaya les irrigations dans la partie de prairies ensemencées,dont la jeune verdure ainsi nourrie offrit les qualités supérieuresdes marciti de l’Italie et des prairies suisses. Le systèmed’arrosement, modelé sur celui des fermes de la Lombardie,mouillait également le terrain, dont la surface était unie comme untapis. Le nitre des neiges, en dissolution dans ces eaux, contribuasans doute beaucoup à la qualité de l’herbe. L’ingénieur espératrouver dans les produits quelque analogie avec ceux de la Suisse,pour qui cette substance est, comme on le sait, une sourceintarissable de richesses. Les plantations sur les bords deschemins, suffisamment humectées par l’eau qu’on laissa dans lesfossés, firent de rapides progrès. Aussi, en 1838, cinq ans aprèsl’entreprise de madame Graslin à Montégnac, la plaine inculte,jugée infertile par vingt générations, était-elle verte, productiveet entièrement plantée. Gérard y avait bâti cinq fermes de millearpents chacune, sans compter le grand établissement du château. Laferme de Gérard, celle de Grossetête et celle de Fresquin, quirecevaient le trop-plein des eaux des domaines de madame Graslin,furent élevées sur le même plan et régies par les mêmes méthodes.Gérard se construisit un charmant pavillon dans sa propriété. Quandtout fut terminé, les habitants de Montégnac, sur la proposition dumaire enchanté de donner sa démission, nommèrent Gérard maire de lacommune.

En 1840, le départ du premier troupeau de bœufs envoyés parMontégnac sur les marchés de Paris, fut l’objet d’une fêtechampêtre. Les fermes de la plaine élevaient de gros bétail et deschevaux, car on avait généralement trouvé, par le nettoyage duterrain, sept pouces de terre végétale que la dépouille annuelledes arbres, les engrais apportés par le pacage des bestiaux, etsurtout l’eau de neige contenue dans le bassin du Gabou, devaientenrichir constamment. Cette année, madame Graslin jugea nécessairede donner un précepteur à son fils, qui avait onze ans&|160;; ellene voulait pas s’en séparer, et voulait néanmoins en faire un hommeinstruit. Monsieur Bonnet écrivit au séminaire. Madame Graslin, deson côté, dit quelques mots de son désir et de ses embarras àmonseigneur Dutheil, nommé récemment archevêque. Ce fut une grandeet sérieuse affaire que le choix d’un homme qui devait vivrependant au moins neuf ans au château. Gérard s’était déjà offert àmontrer les mathématiques à son ami Francis&|160;; mais il étaitimpossible de remplacer un précepteur, et ce choix à faireépouvantait d’autant plus madame Graslin, qu’elle sentait chancelersa santé. Plus les prospérités de son cher Montégnac croissaient,plus elle redoublait les austérités secrètes de sa vie. MonseigneurDutheil, avec qui elle correspondait toujours, lui trouva l’hommequ’elle souhaitait. Il envoya de son diocèse un jeune professeur devingt-cinq ans, nommé Ruffin, un esprit qui avait pour vocationl’enseignement particulier&|160;; ses connaissances étaientvastes&|160;; il avait une âme d’une excessive sensibilité quin’excluait pas la sévérité nécessaire à qui veut conduire unenfant&|160;; chez lui, la piété ne nuisait en rien à lascience&|160;; enfin il était patient et d’un extérieur agréable. « C’est un vrai cadeau que je vous fais, ma chère fille, écrivit leprélat&|160;; ce jeune homme est digne de faire l’éducation d’unprince&|160;; aussi compté-je que vous saurez lui assurer un sort,car il sera le père spirituel de votre fils.  »

Monsieur Ruffin plut si fort aux fidèles amis de madame Graslin,que son arrivée ne dérangea rien aux différentes intimités qui segroupaient autour de cette idole dont les heures et les momentsétaient pris par chacun avec une sorte de jalousie.

L’année 1843 vit la prospérité de Montégnac s’accroître au delàde toutes les espérances. La ferme du Gabou rivalisait avec lesfermes de la plaine, et celle du château donnait l’exemple detoutes les améliorations. Les cinq autres fermes, dont le loyerprogressif devait atteindre la somme de trente mille francs pourchacune à la douzième année du bail, donnaient alors en toutsoixante mille francs de revenu. Les fermiers, qui commençaient àrecueillir le fruit de leurs sacrifices et de ceux de madameGraslin, pouvaient alors amender les prairies de la plaine, oùvenaient des herbes de première qualité qui ne craignaient jamaisla sécheresse. La ferme du Gabou paya joyeusement un premierfermage de quatre mille francs. Pendant cette année, un homme deMontégnac établit une diligence allant du chef-lieud’arrondissement à Limoges. et qui partait tous les jours et deLimoges, et du chef-lieu. Le neveu de monsieur Clousier vendit songreffe et obtint la création d’une étude de notaire en sa faveur.L’administration nomma Fresquin percepteur du canton. Le nouveaunotaire se bâtit une jolie maison dans le Haut-Montégnac, plantades mûriers dans les terrains qui en dépendaient, et fut l’adjointde Gérard. L’ingénieur, enhardi par tant de succès, conçut unprojet de nature à rendre colossale la fortune de madame Graslin,qui rentra cette année dans la possession des rentes engagées poursolder son emprunt. Il voulait canaliser la petite rivière, en yjetant les eaux surabondantes du Gabou. Ce canal, qui devait allergagner la Vienne, permettrait d’exploiter les vingt mille arpentsde l’immense forêt de Montégnac, admirablement entretenue parColorat, et qui, faute de moyens de transport, ne donnait aucunrevenu. On pouvait couper mille arpents par année en aménageant àvingt ans, et diriger ainsi sur Limoges de précieux bois deconstruction. Tel était le projet de Graslin, qui jadis avait peuécouté les plans du curé relativement à la plaine, et s’étaitbeaucoup plus préoccupé de la canalisation de la petiterivière.

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