Le Curé de village

Chapitre 3Le curé de Montegnac

Les prêtres et les dévots ont une tendance à observer, en faitd’intérêt, les rigueurs légales. Est-ce pauvreté&|160;? est-ce uneffet de l’égoïsme auquel les condamne leur isolement et quifavorise en eux la pente de l’homme à l’avarice&|160;? est-ce uncalcul de la parcimonie commandée par l’exercice de laCharité&|160;? Chaque caractère offre une explication différente.Cachée souvent sous une bonhomie gracieuse, souvent aussi sansdétours, cette difficulté de fouiller à sa poche se trahit surtouten voyage. Gabriel de Rastignac, le plus joli jeune homme quedepuis longtemps les autels eussent vu s’incliner sous leurstabernacles, ne donnait que trente sous de pourboire auxpostillons, il allait donc lentement. Les postillons mènent fortrespectueusement les évêques qui ne font que doubler le salaireaccordé par l’ordonnance, mais ils ne causent aucun dommage à lavoiture épiscopale de peur d’encourir quelque disgrâce. L’abbéGabriel, qui voyageait seul pour la première fois, disait d’unevoix douce à chaque relais :  » – Allez donc plus vite, messieursles postillons. – Nous ne jouons du fouet, lui répondit un vieuxpostillon, que si les voyageurs jouent du pouce&|160;!  » Le jeuneabbé s’enfonça dans le coin de la voiture sans pouvoir s’expliquercette réponse. Pour se distraire, il étudia le pays qu’iltraversait, et fit à pied plusieurs des côtes sur lesquellesserpente la route de Bordeaux à Lyon.

A cinq lieues au delà de Limoges, après les gracieux versants dela Vienne et les jolies prairies en pente du Limousin quirappellent la Suisse en quelques endroits, et particulièrement àSaint-Léonard, le pays prend un aspect triste et mélancolique. Ilse trouve alors de vastes plaines incultes, des steppes sans herbeni chevaux, mais bordés à l’horizon par les hauteurs de la Corrèze.Ces montagnes n’offrent aux yeux du voyageur ni l’élévation à pieddroit des Alpes et leurs sublimes déchirures, ni les gorges chaudeset les cimes désolées de l’Apennin, ni le grandiose desPyrénées&|160;; leurs ondulations, dues au mouvement des eaux,accusent l’apaisement de la grande catastrophe et le calme aveclequel les masses fluides se sont retirées. Cette physionomie,commune à la plupart des mouvements de terrain en France, apeut-être contribué autant que le climat à lui mériter le nom dedouce que l’Europe lui a confirmé. Si cette plate transition, entreles paysages du Limousin, ceux de la Marche et ceux de l’Auvergne,présente au penseur et au poète qui passent les images de l’infini,l’effroi de quelques âmes&|160;; si elle pousse à la rêverie lafemme qui s’ennuie en voiture&|160;; pour l’habitant, cette natureest âpre, sauvage et sans ressources. Le sol de ces grandes plainesgrises est ingrat. Le voisinage d’une capitale pourrait seul yrenouveler le miracle qui s’est opéré dans la Brie pendant les deuxderniers siècles. Mais là, manquent ces grandes résidences quiparfois vivifient ces déserts où l’agronome voit des lacunes, où lacivilisation gémit, où le touriste ne trouve ni auberge ni ce quile charme, le pittoresque. Les esprits élevés ne haïssent pas ceslandes, ombres nécessaires dans le vaste tableau de la Nature.Récemment Cooper, ce talent si mélancolique, a magnifiquementdéveloppé la poésie de ces solitudes dans la Prairie . Ces espacesoubliés par la génération botanique, et que couvrent d’infertilesdébris minéraux, des cailloux roulés, des terres mortes sont desdéfis portés à la Civilisation. La France doit accepter la solutionde ces difficultés, comme les Anglais celles offertes par l’Ecosseoù leur patiente, leur héroïque agriculture a changé les plusarides bruyères en fermes productives. Laissées à leur sauvage etprimitif état, ces jachères sociales engendrent le découragement,la paresse, la faiblesse par défaut de nourriture, et le crimequand les besoins parlent trop haut. Ce peu de mots est l’histoireancienne de Montégnac. Que faire dans une vaste friche négligée parl’Administration, abandonnée par la Noblesse, maudite parl’Industrie&|160;? la guerre à la société qui méconnaît sesdevoirs. Aussi les habitants de Montégnac subsistaient-ilsautrefois par le vol et par l’assassinat, comme jadis les Ecossaisdes hautes terres. A l’aspect du pays, un penseur conçoit biencomment, vingt ans auparavant, les habitants de ce village étaienten guerre avec la Société. Ce grand plateau, taillé d’un côté parla vallée de la Vienne, de l’autre par les jolis vallons de laMarche, puis par l’Auvergne, et barré par les monts corréziens,ressemble, agriculture à part, au plateau de la Beauce que séparele bassin de la Loire du bassin de la Seine, à ceux de la Touraineet du Berry, à tant d’autres qui sont comme des facettes à lasurface de la France, et assez nombreuses pour occuper lesmédiations des plus grands administrateurs. Il est inouï qu’on seplaigne de l’ascension constante des masses populaires vers leshauteurs sociales, et qu’un gouvernement n’y trouve pas de remède,dans un pays où la Statistique accuse plusieurs millions d’hectaresen jachère dont certaines parties offrent, comme en Berry, sept ouhuit pieds d’humus. Beaucoup de ces terrains, qui nourriraient desvillages entiers, qui produiraient immensément, appartiennent à desCommunes rétives, lesquelles refusent de les vendre auxspéculateurs pour conserver le droit d’y faire paître une centainede vaches. Sur tous ces terrains sans destinations est écrit le motincapacité . Toute terre a quelque fertilité spéciale. Ce n’est niles bras, ni les volontés qui manquent, mais la conscience et letalent administratifs. En France, jusqu’à présent, ces plateaux ontété sacrifiés aux vallées, le gouvernement a donné ses secours, aporté ses soins là où les intérêts se protégeaient d’eux-mêmes. Laplupart de ces malheureuses solitudes manquent d’eau, premierprincipe de toute production. Les brouillards qui pouvaientféconder ces terres grises et mortes en y déchargeant leurs oxydes,les rasent rapidement, emportés par le vent, faute d’arbres qui,partout ailleurs, les arrêtent et y pompent des substancesnourricières. Sur plusieurs points semblables, planter, ce seraitévangéliser. Séparés de la grande ville la plus proche par unedistance infranchissable pour des gens pauvres, et qui mettait undésert entre elle et eux, n’ayant aucun débouché pour leursproduits s’ils eussent produit quelque chose jetés auprès d’uneforêt inexploitée qui leur donnait du bois et l’incertainenourriture du braconnage, les habitants étaient talonnés par lafaim pendant l’hiver. Les terres n’offrant pas le fond nécessaire àla culture du blé, les malheureux n’avaient ni bestiaux, niustensiles aratoires, ils vivaient de châtaignes. Enfin, ceux qui,en embrassant dans un muséum l’ensemble des productionszoologiques, ont subi l’indicible mélancolie que cause l’aspect descouleurs brunes qui marquent les produits de l’Europe, comprendrontpeut-être combien la vue de ces plaines grisâtres doit influer surles dispositions morales par la désolante pensée de l’inféconditéqu’elles présentent incessamment. Il n’y a là ni fraîcheur, niombrage, ni contraste, aucune des idées, aucun des spectacles quiréjouissent le cœur. On y embrasserait un méchant pommier rabougricomme un ami.

Une route départementale, récemment faite, enfilait cette plaineà un point de bifurcation sur la grande route. Après quelqueslieues, se trouvait au pied d’une colline, comme son noml’indiquait, Montégnac, chef-lieu d’un canton où commence un desarrondissements de la Haute-Vienne. La colline dépend de Montégnacqui réunit dans sa circonscription la nature montagnarde et lanature des plaines. Cette Commune est une petite Ecosse avec sesbasses et ses hautes terres. Derrière la colline, au pied delaquelle gît le bourg, s’élève à une lieue environ un premier picde la chaîne corrézienne. Dans cet espace s’étale la grande forêtdite de Montégnac, qui prend à la colline de Montégnac, la descend,remplit les vallons et les coteaux arides, pelés par grandesplaces, embrasse le pic et arrive jusqu’à la route d’Aubusson parune langue dont la pointe meurt sur un escarpement de ce chemin.L’escarpement domine une gorge par où passe la grande route deBordeaux à Lyon. Souvent les voitures, les voyageurs, les piétonsavaient été arrêtés au fond de cette gorge dangereuse par desvoleurs dont les coups de main demeuraient impunis : le site lesfavorisait, ils gagnaient, par des sentiers à eux connus, lesparties inaccessibles de la forêt. Un pareil pays offrait peu deprise aux investigations de la Justice. Personne n’y passait. Sanscirculation, il ne saurait exister ni commerce, ni industrie, niéchange d’idées, aucune espèce de richesse : les merveillesphysiques de la civilisation sont toujours le résultat d’idéesprimitives appliquées. La pensée est constamment le point de départet le point d’arrivée de toute société. L’histoire de Montégnac estune preuve de cet axiome de science sociale. Quand l’administrationput s’occuper des besoins urgents et matériels du pays, elle rasacette langue de forêt, y mit un poste de gendarmerie qui accompagnala correspondance sur les deux relais : mais, à la honte de lagendarmerie, ce fut la parole et non le glaive, le curé Bonnet etnon le brigadier Chervin qui gagna cette bataille civile, enchangeant le moral de la population. Ce curé, saisi pour ce pauvrepays d’une tendresse religieuse, tenta de le régénérer, et parvintà son but.

Après avoir voyagé durant une heure dans ces plaines,alternativement caillouteuses et poudreuses, où les perdrixallaient en paix par compagnies, et faisaient entendre le bruitsourd et pesant de leurs ailes en s’envolant à l’approche de lavoiture, l’abbé Gabriel, comme tous les voyageurs qui ont passé parlà, vit poindre avec un certain plaisir les toits du bourg. Al’entrée de Montégnac est un de ces curieux relais de poste qui nese voient qu’en France. Son indication consiste en une planche dechêne sur laquelle un prétentieux postillon a gravé ces mots :Pauste o chevos , noircis à l’encre, et attachée par quatre clousau-dessus d’une misérable écurie sans aucun cheval. La porte,presque toujours ouverte, a pour seuil une planche enfoncée surchamp, pour garantir des inondations pluviales le sol de l’écurie,plus bas que celui du chemin. Le désolé voyageur aperçoit desharnais blancs, usés, raccommodés, près de céder au premier effortdes chevaux. Les chevaux sont au labour, au pré, toujours ailleursque dans l’écurie. Si par hasard ils sont dans l’écurie, ilsmangent&|160;; s’ils ont mangé, le postillon est chez sa tante ouchez sa cousine, il rentre des foins, ou il dort&|160;; personne nesait où il est, il faut attendre qu’on soit allé le chercher, il nevient qu’après avoir fini sa besogne&|160;; quand il est arrivé, ilse passe un temps infini avant qu’il n’ait trouvé une veste, sonfouet, ou bricolé ses chevaux. Sur le pas de la maison, une bonnegrosse femme s’impatiente plus que le voyageur et, pour l’empêcherd’éclater, se donne plus de mouvement que ne s’en donneront leschevaux. Elle vous représente la maîtresse de poste dont le mariest aux champs. Le favori de monseigneur laissa sa voiture devantune écurie de ce genre, dont les murs ressemblaient à une carte degéographie, et dont la toiture en chaume, fleurie comme unparterre, cédait sous le poids des joubarbes. Après avoir prié lamaîtresse de tout préparer pour son départ qui aurait lieu dans uneheure, il demanda le chemin du presbytère&|160;; la bonne femme luimontra entre deux maisons une ruelle qui menait à l’église, lepresbytère était auprès.

Pendant que le jeune abbé montait ce sentier plein de pierres etencaissé par des haies, la maîtresse de poste questionnait lepostillon. Depuis Limoges, chaque postillon arrivant avait dit àson confrère partant les conjectures de l’Evêché promulguées par lepostillon de la capitale. Ainsi, tandis qu’à Limoges les habitantsse levaient en s’entretenant de l’exécution de l’assassin du pèrePingret, sur toute la route, les gens de la campagne annonçaient lagrâce de l’innocent obtenue par l’Evêque, et jasaient sur lesprétendues erreurs de la justice humaine. Quand plus tardJean-François serait exécuté, peut-être devait-il être regardécomme un martyr.

Après avoir fait quelques pas en gravissant ce sentier rougi parles feuilles de l’automne, noir de mûrons et de prunelles, l’abbéGabriel se retourna par le mouvement machinal qui nous porte tous àprendre connaissance des lieux où nous allons pour la premièrefois, espèce de curiosité physique innée que partagent les chevauxet les chiens. La situation de Montégnac lui fut expliquée parquelques sources qu’épanche la colline et par une petite rivière lelong de laquelle passe la route départementale qui lie le chef-lieude l’Arrondissement à la Préfecture. Comme tous les villages de ceplateau, Montégnac est bâti en terre séchée au soleil, et façonnéeen carrés égaux. Après un incendie, une habitation peut se trouverconstruite en briques. Les toits sont en chaume. Tout y annonçaitalors l’indigence. En avant de Montégnac, s’étendaient plusieurschamps de seigle, de raves et de pommes de terre, conquis sur laplaine. Au penchant de la colline, il vit quelques prairies àirrigations où l’on élève ces célèbres chevaux limousins, quifurent, dit-on, un legs des Arabes quand ils descendirent desPyrénées en France, pour expirer entre Poitiers et Tours sous lahache des Francs que commandait Charles Martel. L’aspect deshauteurs avait de la sécheresse. Des places brûlées, rougeâtres,ardentes indiquaient la terre aride où se plaît le châtaignier. Leseaux, soigneusement appliquées aux irrigations, ne vivifiaient queles prairies bordées de châtaigniers, entourées de haies oùcroissait cette herbe fine et rare, courte et quasi sucrée quiproduit cette race de chevaux fiers et délicats, sans granderésistance à la fatigue, mais brillants, excellents aux lieux oùils naissent, et sujets à changer par leur transplantation.Quelques mûriers récemment apportés indiquaient l’intention decultiver la soie. Comme la plupart des villages du monde, Montégnacn’avait qu’une seule rue, par où passait la route. Mais il y avaitun haut et un bas Montégnac, divisés chacun par des ruelles tombantà angle droit sur la rue. Une rangée de maisons assises sur lacroupe de la colline, présentait le gai spectacle de jardinsétagés&|160;; leur entrée sur la rue nécessitait plusieursdegrés&|160;; les unes avaient leurs escaliers en terre, d’autresen cailloux, et, de ci de là, quelques vieilles femmes, assisesfilant ou gardant les enfants, animaient la scène, entretenaient laconversation entre le haut et le bas Montégnac en se parlant àtravers la rue ordinairement paisible, et se renvoyaient assezrapidement les nouvelles d’un bout à l’autre du bourg. Les jardins,pleins d’arbres fruitiers, de choux, d’oignons, de légumes, avaienttous des ruches le long de leurs terrasses. Puis une autre rangéede maisons à jardins inclinés sur la rivière, dont le cours étaitmarqué par de magnifiques chènevières et par ceux d’entre lesarbres fruitiers qui aiment les terres humides, s’étendaitparallèlement&|160;; quelques-unes, comme celle de la poste, setrouvaient dans un creux et favorisaient ainsi l’industrie dequelques tisserands&|160;; presque toutes étaient ombragées par desnoyers, l’arbre des terres fortes. De ce côté, dans le bout opposéà celui de la grande plaine, était une habitation plus vaste etplus soignée que les autres, autour de laquelle se groupaientd’autres maisons également bien tenues. Ce hameau, séparé du bourgpar ses jardins, s’appelait déjà LES TASCHERONS, nom qu’il conserveaujourd’hui. La Commune était peu de chose par elle-même&|160;;mais il en dépendait une trentaine de métairies éparses. Dans lavallée, vers la rivière, quelques traînes semblables à celles de laMarche et du Berry, indiquaient les cours d’eau, dessinaient leursfranges vertes autour de cette commune, jetée là comme un vaisseauen pleine mer. Quand une maison, une terre, un village, un pays,ont passé d’un état déplorable à un état satisfaisant, sans êtreencore ni splendide ni même riche, la vie semble si naturelle auxêtres vivants, qu’au premier abord, le spectateur ne peut jamaisdeviner les efforts immenses, infinis de petitesse, grandioses depersistance, le travail enterré dans les fondations, les laboursoubliés sur lesquels reposent les premiers changements. Aussi cespectacle ne parut-il pas extraordinaire au jeune abbé quand ilembrassa par un coup d’oeil ce gracieux paysage. Il ignorait l’étatde ce pays avant l’arrivée du curé Bonnet.

Il fit quelques pas de plus en montant le sentier, et revitbientôt, à une centaine de toises au-dessus des jardins dépendantdes maisons du Haut-Montégnac, l’église et le presbytère, qu’ilavait aperçus les premiers de loin, confusément mêlés aux ruinesimposantes et enveloppées par des plantes grimpantes du vieuxcastel de Montégnac, une des résidences de la maison de Navarreinsau douzième siècle. Le presbytère, maison sans doute primitivementbâtie pour un garde principal ou pour ou intendant, s’annonçait parune longue et haute terrasse plantée de tilleuls, d’ou la vueplanait sur le pays. L’escalier de cette terrasse et les murs quila soutenaient étaient d’une ancienneté constatée par les ravagesdu temps. Les pierres de l’escalier, déplacées par la forceimperceptible mais continue de la végétation, laissaient passer dehautes herbes et des plantes sauvages. La mousse plate quis’attache aux pierres avait appliqué son tapis vert dragon sur lahauteur de chaque marche. Les nombreuses familles des pariétaires,la camomille, les cheveux de Vénus sortaient par touffes abondanteset variées entre les barbacanes de la muraille, lézardée malgré sonépaisseur. La botanique y avait jeté la plus élégante tapisserie defougères découpées, de gueules-de-loup violacées à pistils d’or, devipérines bleues, de cryptogames bruns, si bien que la pierresemblait être un accessoire, et trouait cette fraîche tapisserie àde rares intervalles. Sur cette terrasse, le buis dessinait lesfigures géométriques d’un jardin d’agrément, encadré par la maisondu curé, au-dessus de laquelle le roc formait une marge blanchâtreornée d’arbres souffrants, et penchés comme un plumage. Les ruinesdu château dominaient et cette maison et l’église. Ce presbytère,construit en cailloux et en mortier, avait un étage surmonté d’unénorme toit en pente à deux pignons, sous lequel s’étendaient desgreniers sans doute vides, vu le délabrement des lucarnes. Lerez-de-chaussée se composait de deux chambres séparées par uncorridor, au fond duquel était un escalier de bois par lequel onmontait au premier étage, également composé de deux chambres. Unepetite cuisine était adossée à ce bâtiment du côté de la cour où sevoyaient une écurie et une étable parfaitement désertes, inutiles,abandonnées. Le jardin potager séparait la maison de l’église. Unegalerie en ruine allait du presbytère à la sacristie. Quand lejeune abbé vit les quatre croisées à vitrages en plomb, les mursbruns et moussus, la porte de ce presbytère en bois brut fendillécomme un paquet d’allumettes, loin d’être saisi par l’adorablenaïveté de ces détails, par la grâce des végétations quigarnissaient les toits, les appuis en bois pourri des fenêtres, etles lézardes d’où s’échappaient de folles plantes grimpantes, parles cordons de vignes dont les pampres vrillés et les grappillonsentraient par les fenêtres comme pour y apporter de riantes idées,il se trouva très-heureux d’être évêque en perspective, plutôt quecuré de village. Cette maison toujours ouverte semblait appartenirà tous. L’abbé Gabriel entra dans la salle qui communiquait avec lacuisine, et y vit un pauvre mobilier : une table à quatre colonnestorses en vieux chêne, un fauteuil en tapisserie, des chaises touten bois, un vieux bahut pour buffet. Personne dans la cuisine,excepté un chat qui révélait une femme au logis. L’autre pièceservait de salon. En y jetant un coup d’oeil, le jeune prêtreaperçut des fauteuils en bois naturel et couverts en tapisserie. Laboiserie et les solives du plafond étaient en châtaignier et d’unnoir d’ébène. Il y avait une horloge dans une caisse verte à fleurspeintes, une table ornée d’un tapis vert usé, quelques chaises, etsur la cheminée deux flambeaux entre lesquels était un entant Jésusen cire, sous sa cage de verre. La cheminée, revêtue de bois àmoulures grossières, était cachée par un devant en papier dont lesujet représentait le bon Pasteur avec sa brebis sur l’épaule, sansdoute le cadeau par lequel la fille du maire ou du juge de paixavait voulu reconnaître les soins donnés à son éducation. Le piteuxétat de la maison faisait peine à voir : les murs, jadis blanchis àla chaux, étaient décolorés par places, teints à hauteur d’hommepar des frottements&|160;; l’escalier à gros balustres et à marchesen bois, quoique proprement tenu, paraissait devoir trembler sousle pied. Au fond, en face de la porte d’entrée, une autre porteouverte donnant sur le jardin potager permit à l’abbé de Rastignacde mesurer le peu de largeur de ce jardin, encaissé comme par unmur de fortification taillé dans la pierre blanchâtre et friable dela montagne que tapissaient de riches espaliers, de longuestreilles mal entretenues et dont toutes les feuilles étaientdévorées de lèpre. Il revint sur ses pas, se promena dans lesallées du premier jardin, d’où se découvrit à ses yeux, par-dessusle village, le magnifique spectacle de la vallée, véritable oasissituée au bord des vastes plaines qui, voilées par les légèresbrumes du matin, ressemblaient à une mer calme. En arrière, onapercevait d’un côté les vastes repoussoirs de la forêt bronzée, etde l’autre, l’église, les ruines du château perchées sur le roc,mais qui se détachaient vivement sur le bleu de l’Ether. En faisantcrier sous ses pas le sable des petites allées en étoile, en rond,en losange, l’abbé Gabriel regarda tour à tour le village où leshabitants réunis par groupes l’examinaient déjà, puis cette valléefraîche avec ses chemins épineux, sa rivière bordée de saules sibien opposée à l’infini des plaines&|160;; il fut alors saisi pardes sensations qui changèrent la nature de ses idées, il admira lecalme de ces lieux, il fut soumis à l’influence de cet air pur, àla paix inspirée par la révélation d’une vie ramenée vers lasimplicité biblique&|160;; il entrevit confusément les beautés decette cure où il rentra pour en examiner les détails avec unecuriosité sérieuse. Une petite fille, sans doute chargée de garderla maison, mais occupée à picorer dans le jardin, entendit, sur lesgrands carreaux qui dallaient les deux salles basses, les pas d’unhomme chaussé de souliers craquant. Elle vint. Etonnée d’êtresurprise un fruit à la main, un autre entre les dents, elle nerépondit rien aux questions de ce beau, jeune, mignon abbé. Lapetite n’avait jamais cru qu’il put exister un abbé semblable,éclatant de linge en batiste, tiré à quatre épingles, vêtu de beaudrap noir, sans une tache ni un pli.

– Monsieur Bonnet, dit-elle enfin, monsieur Bonnet dit la messe,et mademoiselle Ursule est à l’église.

L’abbé Gabriel n’avait pas vu la galerie par laquelle lepresbytère communiquait à l’église, il regagna le sentier pour yentrer par la porte principale. Cette espèce de porche en auventregardait le village, on y parvenait par des degrés en pierresdisjointes et usées qui dominaient une place ravinée par les eauxet ornée de ces gros ormes dont la plantation fut ordonnée par leprotestant Sully. Cette église, une des plus pauvres églises deFrance où il y en a de bien pauvres, ressemblait à ces énormesgranges qui ont au-dessus de leur porte un toit avancé soutenu pardes piliers de bois ou de briques. Bâtie en cailloux et en mortier,comme la maison du curé, flanquée d’un clocher carré sans flèche etcouvert en grosses tuiles rondes, cette église avait pour ornementsextérieurs les plus riches créations de la Sculpture, maisenrichies de lumière et d’ombres, fouillées, massées et coloréespar la Nature qui s’y entend aussi bien que Michel-Ange. Des deuxcôtés, le lierre embrassait les murailles de ses tiges nerveuses endessinant à travers son feuillage autant de veines qu’il s’entrouve sur un écorché. Ce manteau, jeté par le Temps pour couvrirles blessures qu’il avait faites, était diapré par les fleursd’automne nées dans les crevasses, et donnait asile à des oiseauxqui chantaient. La fenêtre en rosace, au-dessus de l’auvent duporche, était enveloppée de campanules bleues comme la premièrepage d’un missel richement peint. Le flanc qui communiquait avec lacure, à l’exposition du nord, était moins fleuri, la muraille s’yvoyait grise et rouge par grandes places où s’étalaient desmousses&|160;; mais l’autre flanc et le chevet entourés par lecimetière offraient des floraisons abondantes et variées.

Quelques arbres, entre autres un amandier, un des emblèmes del’espérance, s’étaient logés dans les lézardes. Deux pinsgigantesques adossés au chevet servaient de paratonnerres. Lecimetière, bordé d’un petit mur en ruine que ses propres décombresmaintenaient à hauteur d’appui, avait pour ornement une croix enfer montée sur un socle, garnie de buis bénit à Pâques par une deces touchantes pensées chrétiennes oubliées dans les villes. Lecuré de village est le seul prêtre qui vienne dire à ses morts aujour de la résurrection pascale : – Vous revivrez heureux&|160;! Çàet là quelques croix pourries jalonnaient les éminences couvertesd’herbes.

L’intérieur s’harmoniait parfaitement au négligé poétique de cethumble extérieur dont le luxe était fourni par le Temps, charitableune fois. Au dedans, l’oeil s’attachait d’abord à la toiture,intérieurement doublée en châtaignier auquel l’âge avait donné lesplus riches tons des vieux bois de l’Europe, et que soutenaient, àdes distances égales, de nerveux supports appuyés sur des poutrestransversales. Les quatre murs blanchis à la chaux n’avaient aucunornement. La misère rendait cette paroisse iconoclaste sans lesavoir. L’église, carrelée et garnie de bancs, était éclairée parquatre croisées latérales en ogive, à vitrages en plomb. L’autel,en forme de tombeau, avait pour ornement un grand crucifixau-dessus d’un tabernacle en noyer décoré de quelques moulurespropres et luisantes, huit flambeaux à cierges économiques en boispeint en blanc, puis deux vases en porcelaine pleins de fleursartificielles, que le portier d’un agent de change aurait rebutés,et desquels Dieu se contentait. La lampe du sanctuaire était uneveilleuse placée dans un ancien bénitier portatif en cuivreargenté, suspendu par des cordes en soie qui venaient de quelquechâteau démoli. Les fonts baptismaux étaient en bois comme lachaire et comme une espèce de cage pour les marguilliers, lespatriciens du bourg. Un autel de la Vierge offrait à l’admirationpublique deux lithographies coloriées, encadrées dans un petitcadre doré. Il était peint en blanc, décoré de fleurs artificiellesplantées dans des vases tournés en bois doré, et recouvert par unenappe festonnée de méchantes dentelles rousses. Au fond del’église, une longue croisée voilée par un grand rideau en calicotrouge, produisait un effet magique. Ce riche manteau de pourprejetait une teinte rose sur les murs blanchis à la chaux il semblaitqu’une pensée divine rayonnât de l’autel et embrassât cette pauvrenef pour la réchauffer. Le couloir qui conduisait à la sacristieoffrait sur une de ses parois le patron du village, un grand saintJean-Baptiste avec son mouton, sculptés en bois et horriblementpeints. Malgré tant de pauvreté, cette église ne manquait pas desdouces harmonies qui plaisent aux belles âmes, et que les couleursmettent si bien en relief. Les riches teintes brunes du boisrelevaient admirablement le blanc pur des murailles, et semariaient sans discordance à la pourpre triomphale jetée sur lechevet. Cette sévère trinité de couleurs rappelait la grande penséecatholique. A l’aspect de cette chétive maison de Dieu, si lepremier sentiment était la surprise, il était suivi d’uneadmiration mêlée de pitié : n’exprimait-elle pas la misère dupays&|160;? ne s’accordait-elle pas à la simplicité naïve dupresbytère&|160;? Elle était d’ailleurs propre et bien tenue. On yrespirait comme un parfum de vertus champêtres, rien n’y trahissaitl’abandon. Quoique rustique et simple, elle était habitée par laPrière, elle avait une âme, on le sentait sans s’expliquercomment.

L’abbé Gabriel se glissa doucement pour ne point troubler lerecueillement de deux groupes placés en haut des bancs, auprès dumaître-autel, qui était séparé de la nef à l’endroit où pendait lalampe, par une balustrade assez grossière, toujours en bois dechâtaignier, et garnie de la nappe destinée à la communion. Dechaque côté de la nef, une vingtaine de paysans et de paysannes,plongés dans la prière la plus fervente, ne firent aucune attentionà l’étranger quand il monta le chemin étroit qui divisait les deuxrangées de bancs. Arrivé sous la lampe, endroit d’où il pouvaitvoir les deux petites nefs qui figuraient la croix, et dont l’uneconduisait à la sacristie, l’autre au cimetière, l’abbé Gabrielaperçut du côté du cimetière une famille vêtue de noir, etagenouillée sur le carreau&|160;; ces deux parties de l’églisen’avaient pas de bancs. Le jeune abbé se prosterna sur la marche dela balustrade qui séparait le chœur de la nef, et se mit à prier,en examinant par un regard oblique ce spectacle qui lui fut bientôtexpliqué.

L’évangile était dit. Le curé quitta sa chasuble et descendit del’autel pour venir à la balustrade. Le jeune abbé, qui prévit cemouvement, s’adossa au mur avant que monsieur Bonnet ne pût levoir. Dix heures sonnaient.

– Mes frères, dit le curé d’une voix émue, en ce moment même, unenfant de cette paroisse va payer sa dette à la justice humaine ensubissant le dernier supplice, nous offrons le saint sacrifice dela messe pour le repos de son âme. Unissons nos prières afind’obtenir de Dieu qu’il n’abandonne pas cet enfant dans sesderniers moments, et que son repentir lui mérite dans le ciel lagrâce qui lui a été refusée ici-bas. La perte de ce malheureux, unde ceux sur lesquels nous avions le plus compté pour donner de bonsexemples, ne peut être attribuée qu’à la méconnaissance desprincipes religieux.

Le curé fut interrompu par des sanglots qui partaient du groupeformé par la famille en deuil, et dans lequel le jeune prêtre, à cesurcroît d’affliction, reconnut la famille Tascheron, sans l’avoirjamais vue. D’abord étaient collés contre la muraille deuxvieillards au moins septuagénaires, deux figures à rides profondeset immobiles, bistrées comme un bronze florentin. Ces deuxpersonnages, stoïquement debout comme des statues dans leurs vieuxvêtements rapetassés, devaient être le grand-père et la grand’mèredu condamné. Leurs yeux rougis et vitreux semblaient pleurer dusang, leurs bras tremblaient tant, que les bâtons sur lesquels ilss’appuyaient rendaient un léger bruit sur le carreau. Après eux, lepère et la mère, le visage caché dans leurs mouchoirs, fondaient enlarmes. Autour de ces quatre chefs de la famille, se tenaient àgenoux deux sœurs mariées, accompagnées de leurs maris. Puis, troisfils stupides de douleur. Cinq petits enfants agenouillés, dont leplus âgé n’avait que sept ans, ne comprenaient sans doute point cedont il s’agissait, ils regardaient, ils écoutaient avec lacuriosité torpide en apparence qui distingue le paysan, mais quiest l’observation des choses physiques poussée au plus haut degré.Enfin, la pauvre fille emprisonnée par un désir de la justice, ladernière venue, cette Denise, martyre de son amour fraternel,écoutait d’un air qui tenait à la fois de l’égarement et del’incrédulité. Pour elle, son frère ne pouvait pas mourir. Ellereprésentait admirablement celle des trois Marie qui ne croyait pasà la mort du Christ, tout en en partageant l’agonie. Pâle, les yeuxsecs, comme le sont ceux des personnes qui ont beaucoup veillé, safraîcheur était déjà flétrie moins par les travaux champêtres quepar le chagrin&|160;; mais elle avait encore la beauté des fillesde la campagne, des formes pleines et rebondies, de beaux brasrouges, une figure toute ronde, des yeux purs, allumés en ce momentpar l’éclair du désespoir. Sous le cou, à plusieurs places, unechair ferme et blanche que le soleil n’avait pas brunie annonçaitune riche carnation, une blancheur cachée. Les deux filles mariéespleuraient&|160;; leurs maris, cultivateurs patients, étaientgraves. Les trois autres garçons, profondément tristes, tenaientleurs yeux abaissés vers la terre. Dans ce tableau horrible derésignation et de douleur sans espoir, Denise et sa mère offraientseules une teinte de révolte. Les autres habitants s’associaient àl’affliction de cette famille respectable par une sincère et pieusecommisération qui donnait à tous les visages la même expression, etqui monta jusqu’à l’effroi quand les quelques phrases du curéfirent comprendre qu’en ce moment le couteau tombait sur la tête dece jeune homme que tous connaissaient, avaient vu naître, avaientjugé sans doute incapable de commettre un crime. Les sanglots quiinterrompirent la simple et courte allocution que le prêtre devaitfaire à ses ouailles, le troublèrent à un point qu’il la cessapromptement, en les invitant à prier avec ferveur. Quoique cespectacle ne fût pas de nature à surprendre un prêtre, Gabriel deRastignac était trop jeune pour ne pas être profondément touché. Iln’avait pas encore exercé les vertus du prêtre, il se savait appeléà d’autres destinées, il n’avait pas à aller sur toutes les brèchessociales où le cœur saigne à la vue des maux qui les encombrent, samission était celle du haut clergé qui maintient l’esprit desacrifice, représente l’intelligence élevée de l’Eglise, et dansles occasions d’éclat déploie ces mêmes vertus sur de plus grandsthéâtres, comme les illustres évêques de Marseille et de Meaux,comme les archevêques d’Arles et de Cambrai. Cette petite assembléede gens de la campagne pleurant et priant pour celui qu’ilssupposaient supplicié dans une grande place publique, devant desmilliers de gens venus de toutes parts pour agrandir encore lesupplice par une honte immense&|160;; ce faible contre-poids desympathies et de prières, opposé à cette multitude de curiositésféroces et de justes malédictions, était de nature à émouvoir,surtout dans cette pauvre église. L’abbé Gabriel fut tenté d’allerdire aux Tascheron : Votre fils, votre frère a obtenu un sursis.Mais il eut peur de troubler la messe, il savait d’ailleurs que cesursis n’empêcherait pas l’exécution. Au lieu de suivre l’office,il fut irrésistiblement entraîné à observer le pasteur de qui l’onattendait le miracle de la conversion du criminel.

Sur l’échantillon du presbytère, Gabriel de Rastignac s’étaitfait un portrait imaginaire de monsieur Bonnet : un homme gros etcourt, à figure forte et rouge, un rude travailleur à demi paysan,hâlé par le soleil. Loin de là, l’abbé rencontra son égal. Depetite taille et débile en apparence, monsieur Bonnet frappait toutd’abord par le visage passionné qu’on suppose à l’apôtre : unefigure presque triangulaire commencée par un large front sillonnéde plis, achevée des tempes à la pointe du menton par les deuxlignes maigres que dessinaient ses joues creuses. Dans cette figureendolorie par un teint jaune comme la cire d’un cierge, éclataientdeux yeux d’un bleu lumineux de foi, brûlant d’espérance vive. Elleétait également partagée par un nez long, mince et droit, à narinesbien coupées, sous lequel parlait toujours, même fermée, une bouchelarge à lèvres prononcées, et d’où il sortait une de ces voix quivont au cœur. La chevelure châtaine, rare, fine et lisse sur latête, annonçait un tempérament pauvre, soutenu seulement par unrégime sobre. La volonté faisait toute la force de cet homme.Telles étaient ses distinctions. Ses mains courtes eussent indiquéchez tout autre une pente vers de grossiers plaisirs, et peut-êtreavait-il, comme Socrate, vaincu ses mauvais penchants. Sa maigreurétait disgracieuse. Ses épaules se voyaient trop. Ses genouxsemblaient cagneux. Le buste trop développé relativement auxextrémités lui donnait l’air d’un bossu sans bosse. En somme, ildevait déplaire.

Les gens à qui les miracles de la Pensée, de la Foi, de l’Artsont connus, pouvaient seuls adorer ce regard enflammé du martyr,cette pâleur de la constance et cette voix de l’amour quidistinguaient le curé Bonnet. Cet homme, digne de la primitiveEglise qui n’existe plus que dans les tableaux du seizième siècleet dans les pages du martyrologe, était marqué du sceau desgrandeurs humaines qui approchent le plus des grandeurs divines,par la Conviction dont le relief indéfinissable embellit lesfigures les plus vulgaires, dore d’une teinte chaude le visage deshommes voués à un Culte quelconque, comme il relève d’une sorte delumière la figure de la femme glorieuse de quelque bel amour. LaConviction est la volonté humaine arrivée à sa plus grandepuissance. Tout à la fois effet et cause, elle impressionne lesâmes les plus froides, elle est une sorte d’éloquence muette quisaisit les masses.

En descendant de l’autel, le curé rencontra le regard de l’abbéGabriel&|160;; il le reconnut, et quand le secrétaire de l’Evêchése présenta dans la sacristie, Ursule, à laquelle son maître avaitdonné déjà ses ordres, y était seule et invita le jeune abbé à lasuivre.

– Monsieur, dit Ursule femme d’un âge canonique en emmenantl’abbé de Rastignac par la galerie dans le jardin, monsieur le curém’a dit de vous demander si vous aviez déjeuné. Vous avez dû partirde grand matin de Limoges, pour être ici à dix heures, je vais donctout préparer pour le déjeûner. Monsieur l’abbé ne trouvera pas icila table de monseigneur&|160;; mais nous ferons de notre mieux.Monsieur Bonnet ne tardera pas à revenir, il est allé consoler cespauvres gens… les Tascheron… Voici la journée où leur fils éprouveun bien terrible accident…

– Mais, dit enfin l’abbé Gabriel, où est la maison de ces bravesgens&|160;? je dois emmener monsieur Bonnet à l’instant à Limogesd’après l’ordre de monseigneur. Ce malheureux ne sera pas exécutéaujourd’hui, monseigneur a obtenu un sursis…

– Ah&|160;! dit Ursule à qui la langue démangeait d’avoir àrépandre cette nouvelle, monsieur a bien le temps d’aller leurporter cette consolation pendant que je vais apprêter le déjeuner,la maison aux Tascheron est au bout du village. Suivez le sentierqui passe au bas de la terrasse, il vous y conduira.

Quand Ursule eut perdu de vue l’abbé Gabriel, elle descenditpour semer cette nouvelle dans le village, en y allant chercher leschoses nécessaires au déjeuner.

Le curé avait brusquement appris à l’église une résolutiondésespérée inspirée aux Tascheron par le rejet du pourvoi encassation. Ces braves gens quittaient le pays, et devaient, danscette matinée, recevoir le prix de leurs biens vendus à l’avance.La vente avait exigé des délais et des formalités imprévus par eux.Forcés de rester dans le pays depuis la condamnation deJean-François, chaque jour avait été pour eux un calice d’amertumeà boire. Ce projet accompli si mystérieusement ne transpira que laveille du jour où l’exécution devait avoir lieu. Les Tascheroncrurent pouvoir quitter le pays avant cette fatale journée&|160;;mais l’acquéreur de leurs biens était un homme étranger au canton,un Corrézien à qui leurs motifs étaient indifférents, et quid’ailleurs avait éprouvé des retards dans la rentrée de ses fonds.Ainsi la famille était obligée de subir son malheur jusqu’au bout.Le sentiment qui dictait cette expatriation était si violent dansces âmes simples, peu habituées à des transactions avec laconscience, que le grand-père et la grand’mère, les filles et leursmaris, le père et la mère, tout ce qui portait le nom de Tascheronou leur était allié de près, quittait le pays. Cette émigrationpeinait toute la commune. Le maire était venu prier le curéd’essayer de retenir ces braves gens. Selon la loi nouvelle, lepère n’est plus responsable du fils, et le crime du père n’entacheplus sa famille. En harmonie avec les différentes émancipations quiont tant affaibli la puissance paternelle, ce système a faittriompher l’individualisme qui dévore la Société moderne. Aussi lepenseur aux choses d’avenir voit-il l’esprit de famille détruit, làoù les rédacteurs du nouveau code ont mis le libre arbitre etl’égalité. La famille sera toujours la base des sociétés.Nécessairement temporaire, incessamment divisée, recomposée pour sedissoudre encore, sans liens entre l’avenir et le passé, la familled’autrefois n’existe plus en France. Ceux qui ont procédé à ladémolition de l’ancien édifice ont été logiques en partageantégalement les biens de la famille, en amoindrissant l’autorité dupère, en faisant de tout enfant le chef d’une nouvelle famille, ensupprimant les grandes responsabilités, mais l’Etat socialreconstruit est-il aussi solide avec ses jeunes lois, encore sanslongues épreuves, que la monarchie l’était malgré ses anciens abus.En perdant la solidarité des familles, la Société a perdu cetteforce fondamentale que Montesquieu avait découverte et nomméel’Honneur . Elle a tout isolé pour mieux dominer, elle a toutpartagé pour affaiblir. Elle règne sur des unités, sur des chiffresagglomérés comme des grains de blé dans un tas. Les Intérêtsgénéraux peuvent-ils remplacer les Familles&|160;? le Temps a lemot de cette grande question. Néanmoins la vieille loi subsiste,elle a poussé des racines si profondes que vous en retrouvez devivaces dans les régions populaires. Il est encore des coins deprovince où ce qu’on nomme le préjugé subsiste, où la famillesouffre du crime d’un de ses enfants, ou d’un de ses pères. Cettecroyance rendait le pays inhabitable aux Tascheron. Leur profondereligion les avait amenés à l’église le matin : était-il possiblede laisser dire, sans y participer, la messe offerte à Dieu pourlui demander d’inspirer à leur fils un repentir qui le rendît à lavie éternelle, et d’ailleurs ne devaient-ils pas faire leurs adieuxà l’autel de leur village. Mais le projet était consommé. Quand lecuré, qui les suivit, entra dans leur principale maison, il trouvales sacs préparés pour le voyage&|160;? L’acquéreur attendait sesvendeurs avec leur argent. Le notaire achevait de dresser lesquittances. Dans la cour, derrière la maison, une carriole atteléedevait emmener les vieillards avec l’argent, et la mère deJean-François. Le reste de la famille comptait partir à piednuitamment.

Au moment où le jeune abbé entra dans la salle basse où setrouvaient réunis tous ces personnages, le curé de Montégnac avaitépuisé les ressources de son éloquence. Les deux vieillards,insensibles à force de douleur, étaient accroupis dans un coin surleurs sacs en regardant leur vieille maison héréditaire, sesmeubles et l’acquéreur, et se regardant tour à tour comme pour sedire : Avons-nous jamais cru que pareil événement putarriver&|160;? Ces vieillards qui, depuis longtemps, avaientrésigné leur autorité à leur fils, le père du criminel, étaient,comme de vieux rois après leur abdication, redescendus au rôlepassif des sujets et des enfants. Tascheron était debout, ilécoutait le pasteur auquel il répondait à voir basse par desmonosyllabes. Cet homme, âgé d’environ quarante-huit ans, avaitcette belle figure que Titien a trouvée pour tous ses apôtres : unefigure de foi, de probité sérieuse et réfléchie, un profil sévère,un nez coupé en angle droit, des yeux bleus, un front noble, destraits réguliers, des cheveux noirs et crêpus, résistants, plantésavec cette symétrie qui donne du charme à ces figures brunies parles travaux en plein air. Il était facile de voir que lesraisonnements du curé se brisaient devant une inflexible volonté.Denise était appuyée contre la huche au pain, regardant le notairequi se servait de ce meuble comme d’une table à écrire, et à quil’on avait donné le fauteuil de la grand’mère. L’acquéreur étaitassis sur une chaise à côté du tabellion. Les deux sœurs mariéesmettaient la nappe sur la table et servaient le dernier repas queles ancêtres allaient offrir et faire dans leur maison, dans leurpays, avant d’aller sous des cieux inconnus. Les hommes étaient àdemi assis sur un grand lit de serge verte. La mère, occupée à lacheminée, y battait une omelette. Les petits-enfants encombraientla porte devant laquelle était la famille de l’acquéreur. Lavieille salle enfumée, à solives noires, et par la fenêtre delaquelle se voyait un jardin bien cultivé dont tous les arbresavaient été plantés par ces deux septuagénaires, était en harmonieavec leurs douleurs concentrées, qui se lisaient en tantd’expressions différentes sur ces visages. Le repas était surtoutapprêté pour le notaire, pour l’acquéreur, pour les enfants et leshommes. Le père et la mère, Denise et ses sœurs avaient le cœurtrop serré pour satisfaire leur faim. Il y avait une haute etcruelle résignation dans ces derniers devoirs de l’hospitalitéchampêtre accomplis. Les Tascheron, ces hommes antiques,finissaient comme on commence, en faisant les honneurs du logis. Cetableau sans emphase et néanmoins plein de solennité frappa lesregards du secrétaire de l’Evêché quand il vint apprendre au curéde Montégnac les intentions du prélat.

– Le fils de ce brave homme vit encore, dit Gabriel au curé.

A cette parole, comprise par tous au milieu du silence, les deuxvieillards se dressèrent sur leurs pieds, comme si la trompette duJugement dernier eût sonné. La mère laissa tomber sa poêle dans lefeu. Denise jeta un cri de joie. Tous les autres demeurèrent dansune stupéfaction qui les pétrifia.

– Jean-François a sa grâce, cria tout à coup le village entierqui se rua vers la maison des Tascheron. C’est monseigneur l’évêquequi…

– Je savais bien qu’il était innocent, dit la mère.

– Cela n’empêche pas l’affaire, dit l’acquéreur au notaire quilui répondit par un signe satisfaisant.

L’abbé Gabriel devint en un moment le point de mire de tous lesregards, sa tristesse fit soupçonner une erreur, et pour ne pas ladissiper lui-même, il sortit suivi du curé, se plaça en dehors dela maison pour renvoyer la foule en disant aux premiers quil’environnèrent que l’exécution n’était que remise. Le tumulte futdonc aussitôt remplacé par un horrible silence. Au moment où l’abbéGabriel et le curé revinrent, ils virent sur tous les visagesl’expression d’une horrible douleur, le silence du village avaitété deviné.

– Mes amis, Jean-François n’a pas obtenu sa grâce, dit le jeuneabbé voyant que le coup était porté&|160;; mais l’état de son âme atellement inquiété monseigneur, qu’il a fait retarder le dernierjour de votre fils pour au moins le sauver dans l’éternité.

– Il vit donc, s’écria Denise.

Le jeune abbé prit à part le curé pour lui expliquer lasituation périlleuse où l’impiété de son paroissien mettait lareligion, et ce que l’évêque attendait de lui.

– Monseigneur exige ma mort, répondit le curé. J’ai déjà refuséà cette famille affligée d’aller assister ce malheureux enfant.Cette conférence et le spectacle qui m’attendrait me briseraientcomme un verre. A chacun son œuvre. La faiblesse de mes organes, ouplutôt la trop grande mobilité de mon organisation nerveuse,m’interdit d’exercer ces fonctions de notre ministère. Je suisresté simple curé de village pour être utile à mes semblables dansla sphère où je puis accomplir une vie chrétienne. Je me suis bienconsulté pour satisfaire et cette vertueuse famille et mes devoirsde pasteur envers ce pauvre enfant&|160;; mais à la seule pensée demonter avec lui sur la charrette des criminels, à la seule idéed’assister aux fatals apprêts, je sens un frisson de mort dans mesveines. On ne saurait exiger cela d’une mère, et pensez, monsieur,qu’il est né dans le sein de ma pauvre église.

– Ainsi, dit l’abbé Gabriel, vous refusez d’obéir àmonseigneur&|160;?

– Monseigneur ignore l’état de ma santé, il ne sait pas que chezmoi la nature s’oppose… dit monsieur Bonnet en regardant le jeuneabbé.

– Il y a des moments où, comme Belzunce à Marseille, nous devonsaffronter des morts certaines, lui répliqua l’abbé Gabriel enl’interrompant.

En ce moment, le curé sentit sa soutane tirée par une main, ilentendit des pleurs, se retourna, et vit toute la familleagenouillée.

Vieux et jeunes, petits et grands, hommes et femmes, toustendaient des mains suppliantes. Il y eut un seul cri quand il leurmontra sa face ardente.

– Sauvez au moins son âme&|160;!

La vieille grand’mère avait tiré le bas de la soutane, etl’avait mouillée de ses larmes.

– J’obéirai, monsieur.

Cette parole dite, le curé fut forcé de s’asseoir, tant iltremblait sur ses jambes. Le jeune secrétaire expliqua dans quelétat de frénésie était Jean-François.

– Croyez-vous, dit l’abbé Gabriel en terminant, que la vue de sajeune sœur puisse le faire chanceler&|160;?

– Oui, certes, répondit le curé. Denise, vous nousaccompagnerez.

– Et moi aussi, dit la mère.

– Non, s’écria le père. Cet enfant n’existe plus, vous le savez.Aucun de nous ne le verra.

– Ne vous opposez pas à son salut, dit le jeune abbé, vousseriez responsable de son âme en nous refusant les moyens del’attendrir. En ce moment, sa mort peut devenir encore pluspréjudiciable que ne l’a été sa vie.

– Elle ira, dit le père. Ce sera sa punition pour s’être opposéeà toutes les corrections que je voulais infliger à songarçon&|160;!

L’abbé Gabriel et monsieur Bonnet revinrent au presbytère, oùDenise et sa mère furent invitées à se trouver au moment du départdes deux ecclésiastiques pour Limoges. En cheminant le long de cesentier qui suivait les contours du Haut-Montégnac, le jeune hommeput examiner, moins superficiellement qu’à l’église, le curé sifort vanté par le Vicaire-général&|160;; il fut influencépromptement en sa faveur par des manières simples et pleines dedignité, par cette voix pleine de magie, par des paroles enharmonie avec la voix. Le curé n’était allé qu’une seule fois àl’Evêché depuis que le prélat avait pris Gabriel de Rastignac poursecrétaire, à peine avait-il entrevu ce favori destiné àl’épiscopat, mais il savait quelle était son influence&|160;;néanmoins il se conduisit avec une aménité digne, où se trahissaitl’indépendance souveraine que l’Eglise accorde aux curés dans leursparoisses. Les sentiments du jeune abbé, loin d’animer sa figure, yimprimèrent un air sévère&|160;; elle demeura plus que froide, elleglaçait. Un homme capable de changer le moral d’une populationdevait être doué d’un esprit d’observation quelconque, être plus oumoins physionomiste&|160;; mais quand le curé n’eût possédé que lascience du bien, il venait de prouver une sensibilité rare, il futdonc frappé de la froideur par laquelle le secrétaire de l’Evêqueaccueillait ses avances et ses aménités. Forcé d’attribuer cedédain à quelque mécontentement secret, il cherchait en lui-mêmecomment il avait pu le blesser, en quoi sa conduite étaitreprochable aux yeux de ses supérieurs. Il y eut un moment desilence gênant que l’abbé de Rastignac rompit par une interrogationpleine de morgue aristocratique.

– Vous avez une bien pauvre église, monsieur le curé&|160;?

– Elle est trop petite, répondit monsieur Bonnet. Aux grandesfêtes, les vieillards mettent des bancs sous le porche, les jeunesgens sont debout en cercle sur la place&|160;; mais il règne un telsilence, que ceux du dehors peuvent entendre ma voix.

Gabriel garda le silence pendant quelques instants. – Si leshabitants sont si religieux, comment la laissez-vous dans un pareilétat de nudité&|160;? reprit-il.

– Hélas&|160;! monsieur, je n’ai pas le courage d’y dépenser dessommes qui peuvent secourir les pauvres. Les pauvres sont l’église.D’ailleurs, je ne craindrais pas la visite de Monseigneur par unjour de Fête-Dieu&|160;! les pauvres rendent alors ce qu’ils ont àl’Eglise&|160;! N’avez-vous pas vu, monsieur, les clous qui sont dedistance en distance dans les murs&|160;? ils servent à y fixer uneespèce de treillage en fil de fer où les femmes attachent desbouquets. L’église est alors en entier revêtue de fleurs quirestent fleuries jusqu’au soir. Ma pauvre église, que vous trouvezsi nue, est parée comme une mariée, elle embaume, le sol est jonchéde feuillages au milieu desquels on laisse, pour le passage duSaint-Sacrement, un chemin de roses effeuillées. Dans cettejournée, je ne craindrais pas les pompes de Saint-Pierre de Rome.Le Saint-Père a son or, moi j’ai mes fleurs&|160;! à chacun sonmiracle. Ah&|160;! monsieur, le bourg de Montégnac est pauvre, maisil est catholique. Autrefois on y dépouillait les passants,aujourd’hui le voyageur peut y laisser tomber un sac plein d’écus,il le retrouverait chez moi.

– Un tel résultat fait votre éloge, dit Gabriel.

– Il ne s’agit point de moi, répondit en rougissant le curéatteint par cette épigramme ciselée, mais de la parole de Dieu, dupain sacré.

– Du pain un peu bis, reprit en souriant l’abbé Gabriel.

– Le pain blanc ne convient qu’aux estomacs des riches, réponditmodestement le curé.

Le jeune abbé prit alors les mains de monsieur Bonnet, et leslui serra cordialement.

– Pardonnez-moi, monsieur le curé, lui dit-il en se réconciliantavec lui tout à coup par un regard de ses beaux yeux bleus qui allajusqu’au fond de l’âme du curé. Monseigneur m’a recommandéd’éprouver votre patience et votre modestie&|160;; mais je nesaurais aller plus loin, je vois déjà combien vous êtes calomniépar les éloges des Libéraux.

Le déjeuner était prêt : des œufs frais, du beurre, du miel etdes fruits, de la crème et du café, servis par Ursule au milieu debouquets de fleurs sur une nappe blanche sur la table antique, danscette vieille salle à manger. La fenêtre qui donnait sur laterrasse, était ouverte. La clématite, chargée de ses étoilesblanches relevées au cœur par le bouquet jaune de ses étaminesfrisées, encadrait l’appui. Un jasmin courait d’un côté, descapucines montaient de l’autre. En haut, les pampres déjà rougisd’une treille faisaient une riche bordure qu’un sculpteur n’auraitpu rendre tant le jour découpé par les dentelures des feuilles luicommuniquait de grâce.

– Vous trouvez ici la vie réduite à sa plus simple expression,dit le curé en souriant sans quitter l’air que lui imprimait latristesse qu’il avait au cœur. Si nous avions su votre arrivée, etqui pouvait en prévoir les motifs&|160;! Ursule se serait procuréquelques truites de montagnes, il y a un torrent au milieu de laforêt qui en donne d’excellentes. Mais j’oublie que nous sommes enaoût et que le Gabou est à sec&|160;! J’ai la tête bientroublée…

– Vous vous plaisez beaucoup ici&|160;? demanda le jeuneabbé.

– Oui, monsieur. Si Dieu le permet, je mourrai curé deMontégnac. J’aurais voulu que mon exemple fût suivi par des hommesdistingués qui ont cru faire mieux en devenant philanthropes. Laphilanthropie moderne est le malheur des sociétés, les principes dela religion catholique peuvent seuls guérir les maladies quitravaillent le corps social. Au lieu de décrire la maladie etd’étendre ses ravages par des plaintes élégiaques, chacun aurait dûmettre la main à l’œuvre, entrer en simple ouvrier dans la vigne duSeigneur. Ma tâche est loin d’être achevée ici, monsieur : il nesuffit pas de moraliser les gens que j’ai trouvés dans un étataffreux de sentiments impies, je veux mourir au milieu d’unegénération entièrement convaincue.

– Vous n’avez fait que votre devoir, dit encore sèchement lejeune homme qui se sentit mordre au cœur par la jalousie.

– Oui, monsieur, répondit modestement le prêtre après lui avoirjeté un fin regard comme pour lui demander : Est-ce encore uneépreuve&|160;? – Je souhaite à toute heure, ajouta-t-il, que chacunfasse le sien dans le royaume.

Cette phrase d’une signification profonde fut encore étendue parune accentuation qui prouvait qu’en 1829, ce prêtre, aussi grandpar la pensée que par l’humilité de sa conduite et qui subordonnaitses pensées à celles de ses supérieurs, voyait clair dans lesdestinées de la Monarchie et de l’Eglise.

Quand les deux femmes désolées furent venues, le jeune abbétrès-impatient de revenir à Limoges, les laissa au presbytère etalla voir si les chevaux étaient mis. Quelques instants après, ilrevint annoncer que tout était prêt pour le départ. Tous quatre ilspartirent aux yeux de la population entière de Montégnac, groupéesur le chemin, devant la poste. La mère et la sœur du condamnégardèrent le silence. Les deux prêtres, voyant des écueils dansbeaucoup de sujets, ne pouvaient ni paraître indifférents, nis’égayer. En cherchant quelque terrain neutre pour la conversation,ils traversèrent la plaine, dont l’aspect influa sur la durée deleur silence mélancolique.

– Par quelles raisons avez-vous embrassé l’étatecclésiastique&|160;? demanda tout à coup l’abbé Gabriel au curéBonnet par une étourdie curiosité qui le prit quand la voituredéboucha sur la grand’route.

– Je n’ai point vu d’état dans la prêtrise, répondit simplementle curé. Je ne comprends pas qu’on devienne prêtre par des raisonsautres que les indéfinissables puissances de la Vocation. Je saisque plusieurs hommes se sont faits les ouvriers de la vigne duSeigneur après avoir usé leur cœur au service des passions : lesuns ont aimé sans espoir, les autres ont été trahis&|160;; ceux-ciont perdu la fleur de leur vie en ensevelissant soit une épousechérie, soit une maîtresse adorée&|160;; ceux-là sont dégoûtés dela vie sociale à une époque où l’incertain plane sur toutes choses,même sur les sentiments, où le doute se joue des plus doucescertitudes en les appelant des croyances. Plusieurs abandonnent lapolitique à une époque où le pouvoir semble être une expiationquand le gouverné regarde l’obéissance comme une fatalité. Beaucoupquittent une société sans drapeaux, où les contraires s’unissentpour détrôner le bien. Je ne suppose pas qu’on se donne à Dieu parune pensée cupide. Quelques hommes peuvent voir dans la prêtrise unmoyen de régénérer notre patrie&|160;; mais, selon mes faibleslumières, le prêtre patriote est un non sens. Le prêtre ne doitappartenir qu’à Dieu. Je n’ai pas voulu offrir à notre Père, quicependant accepte tout, les débris de mon cœur et les restes de mavolonté, je me suis donné tout entier. Dans une des touchantesThéories des religions païennes, la victime destinée aux faux dieuxallait au temple couronnée de fleurs. Cette coutume m’a toujoursattendri. Un sacrifice n’est rien sans la grâce. Ma vie est doncsimple et sans le plus petit roman. Cependant si vous voulez uneconfession entière, je vous dirai tout. Ma famille est au-dessus del’aisance, elle est presque riche. Mon père, seul artisan de safortune, est un homme dur, inflexible&|160;; il traite d’ailleurssa femme et ses enfants comme il se traite lui-même. Je n’ai jamaissurpris sur ses lèvres le moindre sourire. Sa main de fer, sonvisage de bronze, son activité sombre et brusque à la fois, nouscomprimaient tous, femme, enfants, commis et domestiques, sous undespotisme sauvage. J’aurais pu, je parle pour moi seul,m’accommoder de cette vie si ce pouvoir eût produit une compressionégale&|160;; mais quinteux et vacillant, il offrait desalternatives intolérables. Nous ignorions toujours si nous faisionsbien ou si nous étions en faute, et l’horrible attente qui enrésultait est insupportable dans la vie domestique. On aime mieuxalors être dans la rue que chez soi. Si j’eusse été seul au logis,j’aurais encore tout souffert de mon père sans murmurer&|160;; maismon cœur était déchiré par les douleurs acérées qui ne laissaientpas de relâche à une mère ardemment aimée dont les pleurs surprisme causaient des rages pendant lesquelles je n’avais plus maraison. Le temps de mon séjour au collège, où les enfants sont enproie à tant de misères et de travaux, fut pour moi comme un âged’or. Je craignais les jours de congé. Ma mère était elle-mêmeheureuse de me venir voir. Quand j’eus fini mes humanités, quand jedus rentrer sous le toit paternel et devenir commis de mon père, ilme fut impossible d’y rester plus de quelques mois : ma raison,égarée par la force de l’adolescence, pouvait succomber. Par unetriste soirée d’automne, en me promenant seul avec ma mère le longdu boulevard Bourdon, alors un des plus tristes lieux de Paris jedéchargeai mon cœur dans le sien, et lui dis que je ne voyais devie possible pour moi que dans l’Eglise. Mes goûts, mes idées, mesamours même devaient être contrariés tant que vivrait mon père.Sous la soutane du prêtre, il serait forcé de me respecter, jepourrais ainsi devenir le protecteur de ma famille en certainesoccasions. Ma mère pleura beaucoup. En ce moment mon frère aîné,devenu depuis général et mort à Leipsick, s’engageait comme simplesoldat, poussé hors du logis par les raisons qui décidaient mavocation. J’indiquai à ma mère, comme moyen de salut pour elle, dechoisir un gendre plein de caractère, de marier ma sœur dès qu’elleserait en âge d’être établie, et de s’appuyer sur cette nouvellefamille. Sous le prétexte d’échapper à la conscription sans riencoûter à mon père, et en déclarant aussi ma vocation, j’entrai doncen 1807, à l’âge de dix-neuf ans, au séminaire de Saint-Sulpice.Dans ces vieux bâtiments célèbres, je trouvai la paix et lebonheur, que troublèrent seulement les souffrances présumées de masœur et de ma mère&|160;; leurs douleurs domestiquess’accroissaient sans doute, car lorsqu’elles me voyaient, elles meconfirmaient dans ma résolution. Initié peut-être par mes peinesaux secrets de la Charité, comme l’a définie le grand saint Pauldans son adorable épître, je voulus panser les plaies du pauvredans un coin de terre ignoré, puis prouver par mon exemple, si Dieudaignait bénir mes efforts, que la religion catholique, prise dansses œuvres humaines, est la seule vraie, la seule bonne et bellepuissance civilisatrice. Pendant les derniers jours de mondiaconat, la grâce m’a sans doute éclairé. J’ai pleinement pardonnéà mon père, en qui j’ai vu l’instrument de ma destinée. Malgré unelongue et tendre lettre où j’expliquais ces choses en y montrant ledoigt de Dieu imprimé partout, ma mère pleura bien des larmes envoyant tomber mes cheveux sous les ciseaux de l’Eglise&|160;; ellesavait, elle, à combien de plaisirs je renonçais, sans connaître àquelles gloires secrètes j’aspirais. Les femmes sont sitendres&|160;! Quand j’appartins à Dieu, je ressentis un calme sansbornes, je ne me sentais ni besoins, ni vanités, ni soucis desbiens qui inquiètent tant les hommes. Je pensais que la Providencedevait prendre soin de moi comme d’une chose à elle. J’entrais dansun monde d’où la crainte est bannie, où l’avenir est certain, et oùtoute chose est œuvre divine, même le silence. Celle quiétude estun des bienfaits de la grâce. Ma mère ne concevait pas qu’on pûtépouser une église&|160;; néanmoins, en me voyant le front serein,l’air heureux, elle fut heureuse. Après avoir été ordonné, je vinsvoir en Limousin un de mes parents paternels qui, par hasard, meparla de l’état dans lequel était le canton de Montégnac. Unepensée jaillie avec l’éclat de la lumière me dit intérieurement :Voilà ta vigne&|160;! Et j’y suis venu. Ainsi, monsieur, monhistoire est, vous le voyez, bien simple et sans intérêt.

En ce moment, aux feux du soleil couchant, Limoges apparut. Acet aspect, les deux femmes ne purent retenir leurs larmes.

Le jeune homme que ces deux tendresses différentes allaientchercher, et qui excitait tant d’ingénues curiosités, tant desympathies hypocrites et de vives sollicitudes, gisait sur ungrabat de la prison, dans la chambre destinée aux condamnés à mort.Un espion veillait à la porte pour saisir les paroles qui pouvaientlui échapper, soit dans le sommeil, soit dans ses accès defureur&|160;; tant la Justice tenait à épuiser tous les moyenshumains pour arriver à connaître le complice de Jean-FrançoisTascheron et retrouver les sommes volées. Les des Vanneaulx avaientintéressé la Police, et la Police épiait ce silence absolu. Quandl’homme commis à la garde morale du prisonnier le regardait par unemeurtrière faite exprès, il le trouvait toujours dans la mêmeattitude, enseveli dans sa camisole, la tête attachée par unbandage en cuir, depuis qu’il avait essayé de déchirer l’étoffe etles ligatures avec ses dents. Jean-François regardait le plancherd’un oeil fixe et désespéré, ardent et comme rougi par l’affluenced’une vie que de terribles pensées soulevaient. Il offrait unevivante sculpture du Prométhée antique, la pensée de quelquebonheur perdu lui dévorait le cœur&|160;; aussi quand le secondavocat-général était venu le voir, ce magistrat n’avait-il pus’empêcher de témoigner la surprise qu’inspirait un caractère sicontinu. A la vue de tout être vivant qui s’introduisait dans saprison, Jean-François entrait dans une rage qui dépassait alors lesbornes connues par les médecins en ces sortes d’affections. Dèsqu’il entendait la clef tourner dans la serrure ou tirer lesverrous de la porte garnie en fer, une légère écume luiblanchissait les lèvres. Jean-François, alors âgé de vingt-cinqans, était petit, mais bien fait. Ses cheveux crépus et durs,plantés assez bas, annonçaient une grande énergie. Ses yeux, d’unjaune clair et lumineux, se trouvaient trop rapprochés vers lanaissance du nez, défaut qui lui donnait une ressemblance avec lesoiseaux de proie. Il avait le visage rond et d’un coloris brun quidistingue les habitants du centre de la France.

Un trait de sa physionomie confirmait une assertion de Lavatersur les gens destinés au meurtre, il avait les dents de devantcroisées. Néanmoins sa figure présentait les caractères de laprobité, d’une douce naïveté de mœurs&|160;; aussi n’avait-il pointsemblé extraordinaire qu’une femme eût pu l’aimer avec passion. Sabouche fraîche, ornée de dents d’une blancheur éclatante, étaitgracieuse. Le rouge des lèvres se faisait remarquer par cetteteinte de minium qui annonce une férocité contenue, et qui trouvechez beaucoup d’êtres un champ libre dans les ardeurs du plaisir.Son maintien n’accusait aucune des mauvaises habitudes desouvriers. Aux yeux des femmes qui suivirent les débats, il parutévident qu’une femme avait assoupli ces fibres accoutumées autravail, ennobli la contenance de cet homme des champs, et donné dela grâce à sa personne. Les femmes reconnaissent les traces del’amour chez un homme, aussi bien que les hommes voient chez unefemme si, selon un mot de la conversation, l’amour a passé parlà.

Dans la soirée, Jean-François entendit le mouvement des verrouset le bruit de la serrure&|160;; il tourna violemment la tête etlança le terrible grognement sourd par lequel commençait sa rage,mais il trembla violemment quand, dans le jour adouci ducrépuscule, les têtes aimées de sa sœur et de sa mère sedessinèrent, et derrière elles le visage du curé de Montégnac.

– Les barbares&|160;! voilà ce qu’ils me réservaient, dit-il enfermant les yeux.

Denise, en fille qui venait de vivre en prison, s’y défiait detout, l’espion s’était sans doute caché pour revenir&|160;; elle seprécipita sur son frère, pencha son visage en larmes sur le sien,et lui dit à l’oreille : – On nous écoutera peut-être.

– Autrement on ne vous aurait pas envoyées, répondit-il à hautevoix. J’ai depuis longtemps demandé comme une grâce de ne voirpersonne de ma famille.

– Comme ils me l’ont arrangé, dit la mère au curé. Mon pauvreenfant, mon pauvre enfant&|160;! Elle tomba sur le pied du grabat,en cachant sa tête dans la soutane du prêtre, qui se tint deboutauprès d’elle. – Je ne saurais le voir ainsi lié, garrotté, misdans ce sac…

– Si Jean, dit le curé, veut me promettre d’être sage, de nepoint attenter à sa vie, et de se bien conduire pendant que nousserons avec lui, j’obtiendrai qu’il soit délié&|160;; mais lamoindre infraction à sa promesse retomberait sur moi.

– J’ai tant besoin de me mouvoir à ma fantaisie, cher monsieurBonnet, dit le condamné dont les yeux se mouillèrent de larmes, queje vous donne ma parole de vous satisfaire.

Le curé sortit, le geôlier entra, la camisole fut ôtée.

– Vous ne me tuerez pas ce soir, lui dit le porte-clefs.

Jean ne répondit rien.

– Pauvre frère&|160;! dit Denise en apportant un panier que l’onavait soigneusement visité, voici quelques-unes des choses que tuaimes, car on te nourrit sans doute pour l’amour de Dieu&|160;!

Elle montra des fruits cueillis aussitôt qu’elle sut pouvoirentrer dans la prison, une galette que sa mère avait aussitôtsoustraite. Cette attention, qui lui rappelait son jeune temps,puis la voix et les gestes de sa sœur, la présence de sa mère,celle du curé, tout détermina chez Jean une réaction : il fondit enlarmes.

– Ah&|160;! Denise, dit-il, je n’ai pas fait un seul repasdepuis six mois. J’ai mangé poussé par la faim, voilàtout&|160;!

La mère et la fille sortirent, allèrent et vinrent. Animées parcet esprit qui porte les ménagères à procurer aux hommes leurbien-être, elles finirent par servir un souper à leur pauvreenfant. Elles furent aidées : il y avait ordre de les seconder entout ce qui serait compatible avec la sûreté du condamné. Les desVanneaulx auraient eu le triste courage de contribuer au bien-êtrede celui de qui ils attendaient encore leur héritage. Jean eut doncainsi un dernier reflet des joies de la famille, joies attristéespar la teinte sévère que leur donnait la circonstance.

– Mon pourvoi est rejeté&|160;? dit-il à monsieur Bonnet.

– Oui, mon enfant. Il ne te reste plus qu’à faire une fin digned’un chrétien. Cette vie n’est rien en comparaison de celle quit’attend&|160;; il faut songer à ton bonheur éternel. Tu peuxt’acquitter avec les hommes en leur laissant ta vie, mais Dieu nese contente pas de si peu de chose.

– Laisser ma vie&|160;?… Ah&|160;! vous ne savez pas tout cequ’il me faut quitter.

Denise regarda son frère comme pour lui dire que, jusque dansles choses religieuses, il fallait de la prudence.

– Ne parlons point de cela, reprit-il en mangeant des fruitsavec une avidité qui dénotait un feu intérieur d’une grandeintensité. Quand dois-je&|160;?…

– Non, rien de ceci encore devant moi, dit la mère.

– Mais je serais plus tranquille, dit-il tout bas au curé.

– Toujours son même caractère, s’écria monsieur Bonnet, qui sepencha vers lui pour lui dire à l’oreille : – Si vous vousréconciliez cette nuit avec Dieu, et si votre repentir me permet devous absoudre, ce sera demain. – Nous avons obtenu déjà beaucoup envous calmant, répéta-t-il à haute voix.

En entendant ces derniers mots, les lèvres de Jean pâlirent, sesyeux se tournèrent par une violente contraction, et il passa sur saface un frisson d’orage.

– Comment suis-je calme&|160;? se demanda-t-il. Heureusement ilrencontra les yeux pleins de larmes de sa Denise, et il reprit del’empire sur lui. – Eh&|160;! bien, il n’y a que vous que je puisseentendre, dit-il au curé. Ils ont bien su par où l’on pouvait meprendre. Et il se jeta la tête sur le sein de sa mère.

– Ecoute-le, mon fils, dit la mère en pleurant, il risque savie, ce cher monsieur Bonnet, en s’engageant à te conduire… Ellehésita et dit : A la vie éternelle. Puis elle baisa la tête de Jeanet la garda sur son cœur pendant quelques instants.

– Il m’accompagnera&|160;? demanda Jean en regardant le curé quiprit sur lui d’incliner la tête. – Eh&|160;! bien, je l’écouterai,je ferai tout ce qu’il voudra.

– Tu me le promets, dit Denise, car ton âme à sauver, voilà ceque nous voyons tous. Et puis, veux-tu qu’on dise dans tout Limogeset dans le pays, qu’un Tascheron n’a pas su faire une belle mort.Enfin, pense donc que tout ce que tu perds ici, tu peux leretrouver dans le ciel, où se revoient les âmes pardonnées.

Cet effort surhumain dessécha le gosier de cette héroïque fille.Elle fit comme sa mère, elle se tut, mais elle avait triomphé. Lecriminel, jusqu’alors furieux de se voir arracher son bonheur parla Justice, tressaillit à la sublime idée catholique si naïvementexprimée par sa sœur. Toutes les femmes, même une jeune paysannecomme Denise, savent trouver ces délicatesses&|160;; n’aiment-ellespas toutes à éterniser l’amour&|160;? Denise avait touché deuxcordes bien sensibles. L’Orgueil réveillé appela les autres vertus,glacées par tant de misère et frappées par le désespoir. Jean pritla main de sa sœur, il la baisa et la mit sur son cœur d’unemanière profondément significative&|160;; il l’appuya tout à lafois doucement et avec force.

– Allons, dit-il, il faut renoncer à tout : voilà le dernierbattement et la dernière pensée, recueille-les, Denise&|160;! Et illui jeta un de ces regards par lesquels, dans les grandescirconstances, l’homme essaie d’imprimer son âme dans une autreâme.

Cette parole, cette pensée, étaient tout un testament. Tous ceslegs inexprimés qui devaient être aussi fidèlement transmis quefidèlement demandés, la mère, la sœur, Jean et le prêtre lescomprirent si bien, que tous se cachèrent les uns des autres pourne pas se montrer leurs larmes et pour se garder le secret surleurs idées. Ce peu de mots était l’agonie d’une passion, l’adieud’une âme paternelle aux plus belles choses terrestres, enpressentant une renonciation catholique. Aussi le curé, vaincu parla majesté de toutes les grandes choses humaines, même criminelles,jugea-t-il de cette passion inconnue par l’étendue de la faute : illeva les yeux comme pour invoquer la grâce de Dieu. Là, serévélaient les touchantes consolations et les tendresses infiniesde la Religion catholique, si humaine, si douce par la main quidescend jusqu’à l’homme pour lui expliquer la loi des mondessupérieurs, si terrible et divine par la main qu’elle lui tend pourle conduire au ciel. Mais Denise venait d’indiquer mystérieusementau curé l’endroit par où le rocher céderait, la cassure par où seprécipiteraient les eaux du repentir. Tout à coup ramené par lessouvenirs qu’il évoquait ainsi, Jean jeta le cri glacial de l’hyènesurprise par des chasseurs.

– Non, non, s’écria-t-il en tombant à genoux, je veux vivre. Mamère, prenez ma place, donnez-moi vos habits, je saurai m’évader.Grâce, grâce&|160;! allez voir le roi, dites-lui…

Il s’arrêta, laissa passer un rugissement horrible, ets’accrocha violemment à la soutane du curé.

– Partez, dit à voix basse monsieur Bonnet aux deux femmesaccablées.

Jean entendit cette parole, il releva la tête, regarda sa mère,sa sœur, et leur baisa les pieds.

– Disons-nous adieu, ne revenez plus&|160;; laissez-moi seulavec monsieur Bonnet, ne vous inquiétez plus de moi, leur dit-il enserrant sa mère et sa sœur par une étreinte où il semblait vouloirmettre toute sa vie.

– Comment ne meurt-on pas de cela&|160;? dit Denise à sa mère enatteignant au guichet.

Il était environ huit heures du soir quand cette séparation eutlieu. A la porte de la prison, les deux femmes trouvèrent l’abbé deRastignac, qui leur demanda des nouvelles du prisonnier.

– Il se réconciliera sans doute avec Dieu, dit Denise. Si lerepentir n’est pas encore venu, il est bien proche.

L’Evêque apprit alors quelques instants après que le clergétriompherait en cette occasion, et que le condamné marcherait ausupplice dans les sentiments religieux les plus édifiants.L’Evêque, auprès de qui se trouvait le Procureur-général, manifestale désir de voir le curé. Monsieur Bonnet ne vint pas à l’Evêchéavant minuit. L’abbé Gabriel, qui faisait souvent le voyage del’évêché à la geôle, jugea nécessaire de prendre le curé dans lavoiture de l’Evêque&|160;; car le pauvre prêtre était dans un étatd’abattement qui ne lui permettait pas de se servir de ses jambes.La perspective de sa rude journée le lendemain et les combatssecrets dont il avait été témoin, le spectacle du complet repentirqui avait enfin foudroyé son ouaille longtemps rebelle quand legrand calcul de l’éternité lui fut démontré, tout s’était réunipour briser monsieur Bonnet, dont la nature nerveuse, électrique semettait facilement à l’unisson des malheurs d’autrui. Les âmes quiressemblent à cette belle âme épousent si vivement les impressions,les misères, les passions, les souffrances de ceux auxquels elless’intéressent, qu’elles les ressentent en effet, mais d’une manièrehorrible, en ce qu’elles peuvent en mesurer l’étendue qui échappeaux gens aveuglés par l’intérêt du cœur ou par le paroxysme desdouleurs. Sous ce rapport, un prêtre comme monsieur Bonnet est unartiste qui sent, au lieu d’être un artiste qui juge. Quand le curése trouva dans le salon de l’Evêque, entre les deuxGrands-vicaires, l’abbé de Rastignac, monsieur de Grandville et leProcureur-général, il crut entrevoir qu’on attendait quelquenouvelle chose de lui.

– Monsieur le curé, dit l’Evêque, avez-vous obtenu quelquesaveux que vous puissiez confier à la Justice pour l’éclairer, sansmanquer à vos devoirs&|160;?

– Monseigneur, pour donner l’absolution à ce pauvre enfantégaré, je n’ai pas seulement attendu que son repentir fût aussisincère et aussi entier que l’Eglise puisse le désirer, j’ai encoreexigé que la restitution de l’argent eût lieu.

– Cette restitution, dit le Procureur-général, m’amenait chezmonseigneur&|160;; elle se fera de manière à donner des lumièressur les parties obscures de ce procès. Il y a certainement descomplices.

– Les intérêts de la justice humaine, reprit le curé, ne sontpas ceux qui me font agir. J’ignore où, comment se fera larestitution, mais elle aura lieu. En m’appelant auprès d’un de mesparoissiens, monseigneur m’a replacé dans les conditions absoluesqui donnent aux curés, dans l’étendue de leur paroisse, les droitsqu’exerce monseigneur dans son diocèse, sauf le cas de disciplineet d’obéissance ecclésiastiques.

– Bien, dit l’Evêque. Mais il s’agit d’obtenir du condamné desaveux volontaires en face de la justice.

– Ma mission est d’acquérir une âme à Dieu, répondit monsieurBonnet.

Monsieur de Grancour haussa légèrement les épaules, mais l’abbéDutheil hocha la tête en signe d’approbation.

– Tascheron veut sans doute sauver quelqu’un que la restitutionferait connaître, dit le Procureur-général.

– Monsieur, répliqua le curé, je ne sais absolument rien quipuisse soit démentir soit autoriser votre soupçon. Le secret de laconfession est d’ailleurs inviolable.

– La restitution aura donc lieu&|160;? demanda l’homme de laJustice.

– Oui, monsieur, répondit l’homme de Dieu.

– Cela me suffit, dit le Procureur-général qui se fia surl’habileté de la Police pour saisir des renseignements, comme siles passions et l’intérêt personnel n’étaient pas plus habiles quetoutes les polices.

Le surlendemain, jour du marché, Jean-François Tascheron futconduit au supplice, comme le désiraient les âmes pieuses etpolitiques de la ville. Exemplaire de modestie et de piété, ilbaisait avec ardeur un crucifix que lui tendait monsieur Bonnetd’une main défaillante. On examina beaucoup le malheureux dont lesregards furent espionnés par tous les yeux : les arrêterait-il surquelqu’un dans la foule ou sur une maison&|160;? Sa discrétion futcomplète, inviolable. Il mourut en chrétien, repentant etabsous.

Le pauvre curé de Montégnac fut emporté sans connaissance aupied de l’échafaud, quoiqu’il n’eût pas aperçu la fatalemachine.

Pendant la nuit, le lendemain, à trois lieues de Limoges, enpleine route, et dans un endroit désert, Denise, quoique épuisée defatigue et de douleur, supplia son père de la laisser revenir àLimoges avec Louis-Marie Tascheron, l’un de ses frères.

– Que veux-tu faire encore dans cette ville&|160;? réponditbrusquement le père en plissant son front et contractant sessourcils.

– Mon père, lui dit-elle à l’oreille, non-seulement nous devonspayer l’avocat qui l’a défendu, mais encore il faut restituerl’argent qu’il a caché.

– C’est juste, dit l’homme probe en mettant la main dans un sacde cuir qu’il portait sur lui.

– Non, non, fit Denise, il n’est plus votre fils. Ce n’est pas àceux qui l’ont maudit, mais à ceux qui l’ont béni de récompenserl’avocat.

– Nous vous attendrons au Havre, dit le père.

Denise et son frère rentrèrent en ville avant le jour, sans êtrevus. Quand, plus tard, la Police apprit leur retour, elle ne putjamais savoir où ils s’étaient cachés. Denise et son frèremontèrent vers les quatre heures à la haute ville en se coulant lelong des murs. La pauvre fille n’osait lever les yeux, de peur derencontrer des regards qui eussent vu tomber la tête de son frère.Après être allés chercher le curé Bonnet, qui, malgré sa faiblesse,consentit à servir de père et de tuteur à Denise en cettecirconstance, ils se rendirent chez l’avocat, qui demeurait rue dela Comédie.

– Bonjour, mes pauvres enfants, dit l’avocat en saluant monsieurBonnet, à quoi puis-je vous être utile&|160;? Vous voulez peut-êtreme charger de réclamer le corps de votre frère.

– Non, monsieur, dit Denise en pleurant à cette idée qui ne luiétait pas venue, je viens pour nous acquitter envers vous, autantque l’argent peut acquitter une dette éternelle.

– Asseyez-vous donc, dit l’avocat en remarquant alors que Deniseet le curé restaient debout.

Denise se retourna pour prendre dans son corset deux billets decinq cents francs, attachés avec une épingle à sa chemise, ets’assit en les présentant au défenseur de son frère. Le curé jetaitsur l’avocat un regard étincelant qui se mouilla bientôt.

– Gardez, dit l’avocat, gardez cet argent pour vous, ma pauvrefille, les riches ne paient pas si généreusement une cause perdue.Monsieur, dit Denise, il m’est impossible de vous obéir.

– L’argent ne vient donc pas de vous&|160;? demanda vivementl’avocat.

– Pardonnez-moi, répondit-elle en regardant monsieur Bonnet poursavoir si Dieu ne s’offensait pas de ce mensonge.

Le curé tenait ses yeux baissés.

– Eh&|160;! bien, dit l’avocat en gardant un billet de cinqcents francs et tendant l’autre au curé, je partage avec lespauvres. Maintenant, Denise, échangez ceci, qui certes est bien àmoi, dit-il en lui présentant l’autre billet, contre votre cordonde velours et votre croix d’or. Je suspendrai la croix à macheminée en souvenir du plus pur et du meilleur cœur de jeune filleque j’observerai sans doute dans ma vie d’avocat.

– Je vous la donnerai sans vous la vendre, s’écria Denise enôtant sa jeannette et la lui offrant.

– Eh&|160;! bien, dit le curé, monsieur, j’accepte les cinqcents francs pour servir à l’exhumation et au transport de cepauvre enfant dans le cimetière de Montégnac, Dieu sans doute lui apardonné, Jean pourra se lever avec tout mon troupeau au grand jouroù les justes et les repentis seront appelés à la droite duPère.

– D’accord, dit l’avocat. Il prit la main de Denise, et l’attiravers lui pour la baiser au front&|160;; mais ce mouvement avait unautre but. – Mon enfant, lui dit-il, personne n’a de billets decinq cents francs à Montégnac&|160;; ils sont assez rares à Limogesoù personne ne les reçoit sans escompte&|160;; cet argent vous adonc été donné, vous ne me direz pas par qui, je ne vous le demandepas&|160;; mais écoutez-moi : s’il vous reste quelque chose à fairedans cette ville relativement à votre pauvre frère, prenezgarde&|160;! monsieur Bonnet, vous et votre frère, vous serezsurveillés par des espions. Votre famille est partie, on le sait.Quand on vous verra ici, vous serez entourés sans que vous puissiezvous en douter.

– Hélas&|160;! dit-elle. je n’ai plus rien à faire ici.

– Elle est prudente, se dit l’avocat en la reconduisant. Elleest avertie, ainsi qu’elle s’en tire.

Dans les derniers jours du mois de septembre qui furent aussichauds que des jours d’été, l’Evêque avait donné à dîner auxautorités de la ville. Parmi les invités se trouvaient le Procureurdu roi et le premier Avocat-général. Quelques discussions animèrentla soirée et la prolongèrent jusqu’à une heure indue. On joua auwhist et au trictrac, le jeu qu’affectionnent les évêques. Versonze heures du soir, le Procureur du roi se trouvait sur lesterrasses supérieures. Du coin où il était, il aperçut une lumièredans cette île qui, par un certain soir, avait attiré l’attentionde l’abbé Gabriel et de l’Evêque, l’île de Véronique enfin&|160;;cette lueur lui rappela les mystères inexpliqués du crime commispar Tascheron. Puis, ne trouvant aucune raison pour qu’on fît dufeu sur la Vienne à cette heure, l’idée secrète qui avait frappél’Evêque et son secrétaire le frappa d’une lueur aussi subite quel’était celle de l’immense foyer qui brillait dans le lointain. -Nous avons tous été de grands sots, s’écria-t-il, mais nous tenonsles complices. Il remonta dans le salon, chercha monsieur deGrandville, lui dit quelques mots à l’oreille, puis tous deuxdisparurent&|160;; mais l’abbé de Rastignac les suivit parpolitesse, il épia leur sortie, les vit se dirigeant vers laterrasse, et il remarqua le feu au bord de l’île. – Elle estperdue, pensa-t-il.

Les envoyés de la Justice arrivèrent trop tard. Denise etLouis-Marie, à qui Jean avait appris à plonger, étaient bien aubord de la Vienne, à un endroit indiqué par Jean&|160;; maisLouis-Marie Tascheron avait déjà plongé quatre fois, et chaque foisil avait ramené vingt mille francs en or. La première somme étaitcontenue dans un foulard noué par les quatre bouts. Ce mouchoir,aussitôt tordu pour en exprimer l’eau, avait été jeté dans un grandfeu de bois mort allumé d’avance. Denise ne quitta le feu qu’aprèsavoir vu l’enveloppe entièrement consumée. La seconde enveloppeétait un châle, et la troisième un mouchoir de batiste. Au momentoù elle jetait au feu la quatrième enveloppe, les gendarmes,accompagnés d’un commissaire de police, saisirent cette pièceimportante que Denise laissa prendre sans manifester la moindreémotion. C’était un mouchoir sur lequel, malgré son séjour dansl’eau, il y avait quelques traces de sang. Questionnée aussitôt surce qu’elle venait de faire, Denise dit avoir retiré de l’eau l’ordu vol d’après les indications de son frère&|160;; le commissairelui demanda pourquoi elle brûlait les enveloppes, elle réponditqu’elle accomplissait une des conditions imposées par son frère.Quand on demanda de quelle nature étaient ces enveloppes, ellerépondit hardiment et sans aucun mensonge : – Un foulard, unmouchoir de batiste et un châle.

Le mouchoir qui venait d’être saisi appartenait à son frère.

Cette pêche et ses circonstances firent grand bruit dans laville de Limoges. Le châle surtout confirma la croyance où l’onétait que Tascheron avait commis son crime par amour.  » – Après samort, il la protège encore, dit une dame en apprenant ces dernièresrévélations si habilement rendues inutiles. – Il y a peut-être dansLimoges un mari qui trouvera chez lui un foulard de moins, mais ilsera forcé de se taire, dit en souriant le Procureur-général. – Leserreurs de toilette deviennent si compromettantes que je vaisvérifier dès ce soir ma garde-robe, dit en souriant la vieillemadame Perret. – Quels sont les jolis petits pieds dont la trace aété si bien effacée&|160;? demanda monsieur de Grandville. -Bah&|160;! peut-être ceux d’une femme laide, répondit le général. -Elle a payé chèrement sa faute, reprit l’abbé de Grancour. -Savez-vous ce que prouve cette affaire, s’écria l’Avocat-général.Elle montre tout ce que les femmes ont perdu à la Révolution qui aconfondu les rangs sociaux. De pareilles passions ne se rencontrentplus que chez les hommes qui voient une énorme distance entre euxet leurs maîtresses. – Vous donnez à l’amour bien des vanités,répondit l’abbé Dutheil. – Que pense madame Graslin&|160;? dit lepréfet. – Et que voulez-vous qu’elle pense, elle est accouchée,comme elle me l’avait dit, pendant l’exécution, et n’a vu personnedepuis, car elle est dangereusement malade,  » dit monsieur deGrandville.

Dans un autre salon de Limoges, il se passait une scène presquecomique. Les amis des des Vanneaux venaient les féliciter sur larestitution de leur héritage  » – Eh&|160;! bien, on aurait dû fairegrâce à ce pauvre homme, disait madame des Vanneaulx. L’amour etnon l’intérêt l’avait conduit là : il n’était ni vicieux niméchant. – Il a été plein de délicatesse, dit le sieur desVanneaulx, et si je savais où est sa famille, je les obligerais .C’est de braves gens ces Tascheron.  »

Quand, après la longue maladie qui suivit ses couches et qui laforça de rester dans une retraite absolue et au lit, madame Graslinput se lever, vers la fin de l’année 1829, elle entendit alorsparler à son mari d’une affaire assez considérable qu’il voulaitconclure. La maison de Navarreins songeait à vendre la forêt deMontégnac et les domaines incultes qu’elle possédait à l’entour.Graslin n’avait pas encore exécuté la clause de son contrat demariage, par lequel il était tenu de placer la dot de sa femme enterres, il avait préféré faire valoir la somme en banque et l’avaitdéjà doublée. A ce sujet, Véronique parut se souvenir du nom deMontégnac, et pria son mari de faire honneur à cet engagement enacquérant cette terre pour elle. Monsieur Graslin désira beaucoupvoir monsieur le curé Bonnet, afin d’avoir des renseignements surla forêt et les terres que le duc de Navarreins voulait vendre, carle duc prévoyait la lutte horrible que le prince de Polignacpréparait entre le libéralisme et la maison de Bourbon et il enaugurait fort mal&|160;; aussi était-il un des opposants les plusintrépides au coup d’Etat. Le duc avait envoyé son homme d’affairesà Limoges, en le chargeant de céder devant une forte somme enargent, car il se souvenait trop bien de la révolution de 1789,pour ne pas mettre à profit les leçons qu’elle avait données àtoute l’aristocratie. Cet homme d’affaires se trouvait depuis unmois face à face avec Graslin, le plus fin matois du Limousin, leseul homme signalé par tous les praticiens comme capable d’acquériret de payer immédiatement une terre considérable. Sur un mot quelui écrivit l’abbé Dutheil, monsieur Bonnet accourut à Limoges etvint à l’hôtel Graslin. Véronique voulut prier le curé de dîneravec elle&|160;; mais le banquier ne permit à monsieur Bonnet demonter chez sa femme, qu’après l’avoir tenu dans son cabinet durantune heure, et avoir pris des renseignements qui le satisfirent sibien, qu’il conclut immédiatement l’achat de la forêt et desdomaines de Montégnac pour cinq cent mille francs. Il acquiesça audésir de sa femme en stipulant que cette acquisition et toutescelles qui s’y rattacheraient étaient faites pour accomplir laclause de son contrat de mariage, relative à l’emploi de la dot.Graslin s’exécuta d’autant plus volontiers que cet acte de probiténe lui coûtait alors plus rien. Au moment où Graslin traitait, lesdomaines se composaient de la foret de Montégnac qui contenaitenviron trente mille arpents inexploitables, des ruines du château,des jardins et d’environ cinq mille arpents dans la plaine incultequi se trouve en avant de Montégnac. Graslin fit aussitôt plusieursacquisitions pour se rendre maître du premier pic de la chaîne desmonts Corréziens, où finit l’immense forêt dite de Montégnac.Depuis l’établissement des impôts, le duc de Navarreins ne touchaitpas quinze mille francs par an de cette seigneurie, jadis une desplus riches mouvances du royaume, et dont les terres avaientéchappé à la vente ordonnée par la Convention, autant par leurinfertilité que par l’impossibilité reconnue de les exploiter.

Quand le curé vit la femme célèbre par sa piété, par son espritet de laquelle il avait entendu parler, il ne put retenir un gestede surprise. Véronique était alors arrivée à la troisième phase desa vie, à celle où elle devait grandir par l’exercice des plushautes vertus, et pendant laquelle elle fut une tout autre femme. Ala madone de Raphaël, ensevelie à onze ans sous le manteau troué dela petite vérole, avait succédé la femme belle, noble,passionnée&|160;; et de cette femme, frappée par d’intimesmalheurs, il sortait une sainte. Le visage avait alors une teintejaune semblable à celle qui colore les austères figures desabbesses célèbres par leurs macérations. Les tempes attendriess’étaient dorées. Les lèvres avaient pâli, on n’y voyait plus larougeur de la grenade entr’ouverte, mais les froides teintes d’unerose de Bengale. Dans le coin des yeux, à la naissance du nez, lesdouleurs avaient tracé deux places nacrées par où bien des larmessecrètes avaient cheminé. Les larmes avaient effacé les traces dela petite-vérole, et usé la peau. La curiosité s’attachaitinvinciblement à cette place où le réseau bleu des petits vaisseauxbattait à coups précipités, et se montrait grossi par l’affluencedu sang qui se portait là, comme pour nourrir les pleurs. Le tourdes yeux seul conservait des teintes brunes, devenues noiresau-dessous et bistrées aux paupières horriblement ridées. Les jouesétaient creuses, et leurs plis accusaient de graves pensées. Lementon, où dans la jeunesse une chair abondante recouvrait lesmuscles, s’était amoindri, mais au désavantage del’expression&|160;; il révélait alors une implacable sévéritéreligieuse que Véronique exerçait seulement sur elle. A vingt-neufans, Véronique, obligée de se faire arracher une immense quantitéde cheveux blancs, n’avait plus qu’une chevelure rare etgrêle&|160;; ses couches avaient détruit ses cheveux, l’un de sesplus beaux ornements. Sa maigreur effrayait. Malgré les défenses deson médecin, elle avait voulu nourrir son fils. Le médecintriomphait dans la ville en voyant se réaliser tous les changementsqu’il avait pronostiqués au cas où Véronique nourrirait malgré lui. » – Voilà ce que produit une seule couche chez une femme,disait-il. Aussi, adore-t-elle son enfant. J’ai toujours remarquéque les mères aiment leurs enfants en raison du prix qu’ils leurcoûtent.  » Les yeux flétris de Véronique offraient néanmoins laseule chose qui fût restée jeune dans son visage : le bleu foncé del’iris jetait un feu d’un éclat sauvage, où la vie semblait s’êtreréfugiée en désertant ce masque immobile et froid, mais animé parune pieuse expression dès qu’il s’agissait du prochain. Aussi lasurprise, l’effroi du curé cessèrent-ils à mesure qu’il expliquaità madame Graslin tout le bien qu’un propriétaire pouvait opérer àMontégnac, en y résidant. Véronique redevint belle pour un moment,éclairée par les lueurs d’un avenir inespéré.

– J’irai, lui dit-elle. Ce sera mon bien. J’obtiendrai quelquesfonds de monsieur Graslin, et je m’associerai vivement à votreœuvre religieuse. Montégnac sera fertilisé, nous trouverons deseaux pour arroser votre plaine inculte. Comme Moïse, vous frappezun rocher, il en sortira des pleurs&|160;!

Le curé de Montégnac, questionné par les amis qu’il avait àLimoges sur madame Graslin, en parla comme d’une sainte.

Le lendemain matin même de son acquisition, Graslin envoya unarchitecte à Montégnac. Le banquier voulut rétablir le château, lesjardins, la terrasse, le parc, aller gagner la forêt par uneplantation, et il mit à cette restauration une orgueilleuseactivité.

Deux ans après, madame Graslin fut atteinte d’un grand malheur.En août 1830, Graslin, surpris par les désastres du commerce et dela banque, y fut enveloppé malgré sa prudence&|160;; il ne supportani l’idée d’une faillite, ni celle de perdre une fortune de troismillions acquise par quarante ans de travaux&|160;; la maladiemorale qui résulta de ses angoisses, aggrava la maladieinflammatoire toujours allumée dans son sang, et il fut obligé degarder le lit. Depuis sa grossesse, l’amitié de Véronique pourGraslin s’était développée et avait renversé toutes les espérancesde son admirateur, monsieur de Grandville&|160;; elle essaya desauver son mari par la vigilance de ses soins, elle ne réussit qu’àprolonger pendant quelques mois le supplice de cet homme&|160;;mais ce répit fut très-utile à Grossetête, qui, prévoyant la fin deson ancien commis, lui demanda les renseignements nécessaires à uneprompte liquidation de l’Avoir. Graslin mourut en avril 1831, et ledésespoir de sa veuve ne céda qu’à la résignation chrétienne. Lepremier mot de Véronique fut pour abandonner sa propre fortune afinde solder les créanciers&|160;; mais celle de monsieur Graslinsuffisait au delà. Deux mois après, la liquidation, à laquelles’employa Grossetête&|160;; laissa à madame de Graslin la terre deMontégnac et six cent soixante mille francs, toute sa fortune àelle&|160;; le nom de son fils resta donc sans tache, Graslinn’écornait la fortune de personne, pas même celle de sa femme.Francis Graslin eut encore environ une centaine de mille francs.Monsieur de Grandville, à qui la grandeur d’âme et les qualités deVéronique étaient connues, se proposa&|160;; mais, à la surprise detout Limoges, madame Graslin refusa le nouveau Procureur-général,sous ce prétexte que l’Eglise condamnait les secondes noces.Grossetête, homme de grand sens et d’un coup d’oeil sûr, donna leconseil à Véronique de placer en inscriptions sur le Grand-livre lereliquat de sa fortune et de celle de monsieur Graslin, et il opéralui-même immédiatement ce placement, au mois de juillet, dans celuides fonds français qui présentait les plus grands avantages, letrois pour cent alors à cinquante francs. Francis eut donc sixmille livres de rentes, et sa mère quarante mille environ. Lafortune de Véronique était encore la plus belle du Département.Quand tout fut réglé, madame Graslin annonça son projet de quitterLimoges pour aller vivre à Montégnac, auprès de monsieur Bonnet.Elle appela de nouveau le curé pour le consulter sur l’œuvre qu’ilavait entreprise à Montégnac et à laquelle elle voulaitparticiper&|160;; mais il la dissuada généreusement de cetterésolution, en lui prouvant que sa place était dans le monde.

– Je suis née du peuple, et veux retourner au peuple,répondit-elle.

Le curé, plein d’amour pour son village, s’opposa d’autant moinsalors à la vocation de madame Graslin, qu’elle s’étaitvolontairement mise dans l’obligation de ne plus habiter Limoges,en cédant l’hôtel Graslin à Grossetête qui, pour se couvrir dessommes qui lui étaient dues, l’avait pris à toute sa valeur.

Le jour de son départ, vers la fin du mois d’août 1831, lesnombreux amis de madame Graslin voulurent l’accompagner jusqu’audelà de la ville. Quelques-uns allèrent jusqu’à la première poste.Véronique était dans une calèche avec sa mère. L’abbé Dutheil,nommé depuis quelques jours à un évêché, se trouvait sur le devantde la voiture avec le vieux Grossetête. En passant sur la placed’Aine, Véronique éprouva une sensation violente, son visage secontracta de manière à laisser voir le jeu des muscles, elle serrason enfant sur elle par un mouvement convulsif que cacha la Sauviaten le lui prenant aussitôt, car la vieille mère semblait s’êtreattendue à l’émotion de sa fille. Le hasard voulut que madameGraslin vit la place où était jadis la maison de son père, elleserra vivement la main de la Sauviat, de grosses larmes roulèrentdans ses yeux, et se précipitèrent le long de ses joues. Quand elleeut quitté Limoges, elle y jeta un dernier regard, et parutéprouver une sensation de bonheur qui fut remarquée par tous sesamis. Quand le Procureur-général, ce jeune homme de vingt-cinq ansqu’elle refusait de prendre pour mari, lui baisa la main avec unevive expression de regret, le nouvel évêque remarqua le mouvementétrange par lequel le noir de la prunelle envahissait dans les yeuxde Véronique le bleu qui, cette fois, fut réduit à n’être qu’unléger cercle. L’oeil annonçait évidemment une violente résolutionintérieure.

– Je ne le verrai donc plus&|160;! dit-elle à l’oreille de samère qui reçut cette confidence sans que son vieux visage révélâtle moindre sentiment.

La Sauviat était en ce moment observée par Grossetête qui setrouvait devant elle&|160;; mais, malgré sa finesse, l’ancienbanquier ne put deviner la haine que Véronique avait conçue contrece magistrat, néanmoins reçu chez elle. En ce genre, les gensd’Eglise possèdent une perspicacité plus étendue que celle desautres hommes&|160;; aussi l’évêque étonna-t-il Véronique par unregard de prêtre.

– Vous ne regretterez rien à Limoges&|160;? dit monseigneur àmadame Graslin.

– Vous le quittez, lui répondit-elle. Et monsieur n’y reviendraplus que rarement, ajouta-t-elle en souriant à Grossetête qui luifaisait ses adieux.

L’évêque conduisait Véronique jusqu’à Montégnac.

– Je devais cheminer en deuil sur cette route, dit-elle àl’oreille de sa mère en montant à pied la côte deSaint-Léonard.

La vieille, au visage âpre et ride, se mit un doigt sur leslèvres en montrant l’évêque qui regardait l’enfant avec uneterrible attention. Ce geste, mais surtout le regard lumineux duprélat, causa comme un frémissement à madame Graslin. A l’aspectdes vastes plaines qui étendent leurs nappes grises en avant deMontégnac, les yeux de Véronique perdirent de leur feu, elle futprise de mélancolie. Elle aperçut alors le curé qui venait à sarencontre et le fit monter dans la voiture.

– Voilà vos domaines, madame, lui dit monsieur Bonnet enmontrant la plaine inculte.

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