Poirot songeait à passer un coup de téléphone au jeune Mellon quand George vint lui annoncer qu’un Mr Rowley Cloade désirait le voir.
— Ah ! ah ! dit Poirot avec satisfaction. Faites-le entrer !
Quelques secondes plus tard, il avait devant lui un homme, jeune et d’aspect sympathique, qui paraissait fort ennuyé et semblait ne pas savoir par où commencer. Le détective essaya de lui venir en aide.
— Bonjour, monsieur Cloade ! Que puis-je pour vous ?
Rowley Cloade hésitait. Les moustaches effilées de Poirot, son élégance méticuleuse, ses guêtres blanches et ses bottines pointues, tout cela ne lui inspirait pas confiance. Poirot, que la chose amusait, s’en rendait parfaitement compte.
— Je crois, dit enfin Rowley, qu’il faut tout d’abord que je vous dise qui je suis. Mon nom doit vous être inconnu.
Poirot l’interrompit.
— N’en croyez rien ! Il m’est familier. Votre tante m’a rendu visite la semaine dernière.
— Ma tante ?
Rowley en restait la bouche ouverte, si manifestement stupéfait que Poirot écarta l’hypothèse, qui lui était tout d’abord venue à l’esprit, que les deux visites étaient liées. Une seconde, il se dit qu’il était vraiment très curieux que deux membres d’une même famille eussent eu, l’un et l’autre, l’idée de le voir à si peu d’intervalle, mais il s’avisa presque aussitôt qu’il n’y avait vraisemblablement pas là une coïncidence et que les deux visites avaient sans doute une seule et même cause.
— Je présume, reprit-il, que Mrs Lionel Cloade est votre tante ?
Rowley crut avoir mal entendu.
— Mrs Lionel Cloade ? Vous ne voudriez pas dire Mrs Jeremy Cloade ?
Poirot déclara qu’il était sûr de ne pas se tromper.
— Mrs Lionel Cloade, ajouta-t-il, m’a été envoyée, à ce que j’ai compris, par les Esprits.
— Mon Dieu ! s’écria Rowley.
Il se sentait soulagé. Amusé, il dit, pour rassurer Poirot :
— Elle est inoffensive, vous savez !
— C’est ce que je me demande.
— Comment cela ?
— Est-il personne au monde qui soit inoffensif ?
Indifférent à l’étonnement de Rowley, Poirot poursuivit, aimable :
— J’imagine que vous êtes venu me voir pour me demander quelque chose. De quoi s’agit-il ?
Le visage de Rowley reprit son expression préoccupée.
— Je crains que l’histoire ne soit bien longue…
Poirot ne le redoutait pas moins. Il se rendait vaguement compte que Rowley Cloade n’était point de ces gens qui vont rapidement au fait. Il se renversa dans son fauteuil et ferma les yeux à demi, tandis que Rowley commençait.
— J’avais un oncle qui s’appelait Gordon Cloade…
— Tout ce que vous pouvez me dire de lui, dit Poirot avec douceur, je le sais.
— Parfait. Ça me permettra d’aller vite. Cet oncle avait quelques semaines avant sa mort, épousé une jeune veuve du nom d’Underhay. Depuis le décès de Gordon Cloade, elle vit à Warmsley Vale, avec un frère à elle. Nous pensions tous que son premier époux était mort des fièvres, en Afrique. Or, il semble bien qu’il n’en est rien.
Poirot ouvrit les yeux.
— Et qu’est-ce qui vous fait croire ça ?
Rowley parla de l’arrivée de Mr Enoch Arden à Warmsley Vale et de sa fin tragique, que Poirot connaissait par les journaux. Rowley dit ensuite comment il s’était rendu au Cerf pour y recueillir, de Béatrice Lippincott, le récit de la curieuse conversation qu’elle avait surprise.
— Naturellement, ajouta-t-il, il m’est impossible de certifier qu’elle a bien entendu. Il se peut qu’elle ait exagéré… et même qu’elle ait mal compris.
— A-t-elle raconté son histoire à la police ?
— Je le lui avais conseillé.
— Fort bien. Mais puis-je vous demander, monsieur Cloade, pourquoi vous venez me trouver ? Vous désirez que j’enquête sur ce meurtre ?
— Grand dieux, non ! s’écria Rowley. Cela, c’est l’affaire de la police. Non, ce que je voudrais, c’est que vous découvriez qui était cet homme.
Poirot plissa les yeux.
— D’après vous, monsieur Cloade, qui était-il ?
— Enoch Arden, répondit Rowley de sa voix lente, ce n’est pas un nom. C’est une citation. J’ai rouvert mon Tennyson. Enoch Arden est bien ce type que tout le monde croyait mort, qui est revenu et a trouvé sa femme remariée avec un autre.
— D’où vous concluez que cet Enoch Arden pourrait bien avoir été Robert Underhay en personne ?
— Ce serait possible… Il va de soi que j’ai longuement interrogé Béatrice à différentes reprises. Elle ne peut pas se rappeler, c’est bien naturel, tout ce qui a été dit au cours de la conversation. Le type a raconté que Robert Underhay avait dégringolé, que sa santé n’était pas brillante et qu’il avait terriblement besoin d’argent. Qui nous dit que ce n’était pas de lui-même qu’il parlait ? Il semble d’ailleurs avoir donné à entendre que son nom n’était qu’un nom d’emprunt.
— Comment les choses se sont-elles passées à l’enquête, en ce qui concerne son identité ?
— Les gens du Cerf ont déclaré que c’était bien l’homme qui s’était inscrit à l’hôtel sous le nom d’Enoch Arden. C’est tout !
— Quid de ses papiers ?
— Il n’en avait pas.
— Aucun ?
— Aucun. Il ne possédait que quelques paires de chaussettes, une chemise et une brosse à dents. Pas de papiers.
— Pas de passeports ? Pas de lettres ? Pas même une carte d’alimentation ?
— Rien du tout.
— Voilà, dit Poirot, qui est intéressant. Très intéressant…
Rowley reprit :
— David Hunter, le frère de Rosaleen Cloade, a reconnu qu’il était allé rendre visite à l’homme le lendemain même de son arrivée. Il a déclaré qu’il avait reçu du type une lettre lui disant qu’il avait été l’ami de Robert Underhay et qu’il avait grand besoin de secours. Il serait allé le voir sur les instances de sa sœur et lui aurait donné cinq shillings. C’est là ce qu’il a raconté et vous pouvez être sûr qu’il ne variera pas dans ses dires. Naturellement, la police n’a pas soufflé mot de ce que Béatrice a entendu.
— David Hunter dit que l’homme lui était inconnu ?
— C’est ce qu’il prétend. Je crois, d’ailleurs, que Hunter n’a jamais rencontre Underhay.
— Et Rosaleen Cloade, que dit-elle ?
— Pas grand-chose. On l’a mise en présence du cadavre. Elle ne l’a pas reconnu.
— Est-ce que cela ne met pas un point final au problème ?
— Ce n’est pas mon avis. Si le mort était réellement Underhay, Rosaleen n’a jamais été la femme de mon oncle et elle n’a donc pas droit à un sou de sa fortune. Cela étant, vous pensez bien qu’elle allait se garder de reconnaître le mort !
— Vous ne lui faites pas confiance ?
— Ni à elle, ni à son frère.
— Enfin, il doit y avoir des tas de gens qui seraient capables de dire s’il s’agit ou non d’Underhay !
— Ce n’est pas tellement sûr… et c’est justement ces gens-là que je voudrais que vous me trouviez. La chose n’a pas l’air facile. Il ne devait plus avoir de parents en Angleterre et il semble avoir été un type peu sociable qui ne fréquentait personne. Cependant, il doit y avoir des gens qui l’ont connu, quand ce ne seraient que des domestiques. Mais où les trouver, après une guerre qui a tout bouleversé ? Pour moi, je ne saurais où diriger les recherches. Je n’ai d’ailleurs pas le temps de les faire : je suis agriculteur… et je manque de main-d’œuvre.
— Mais pourquoi vous adressez-vous à moi ?
La question paraissait embarrasser Rowley. Une lueur malicieuse passa dans la prunelle de Poirot. Il ajouta, à mi-voix :
— Une indication des Esprits ?
— Vous plaisantez ! s’écria Rowley.
Il eut encore une petite hésitation, puis il dit :
— La vérité, c’est que j’ai entendu parler de vous par un de mes amis, qui disait qu’en ces affaires vous êtes une sorte de sorcier. Je ne sais rien de vos honoraires. J’imagine qu’ils sont élevés. Nous sommes tous passablement dédorés, mais je crois que nous réussirons pourtant à vous payer… si vous acceptez, bien entendu, de vous occuper de ces recherches.
— Je crois, déclara lentement Poirot, que je pourrais vous être de quelque utilité.
Des souvenirs lui revenaient, très précis : le club, les journaux derrière lesquels les autres s’abritaient, le vieux raseur, avec sa voix monotone. Comment s’appelait-il ? Son nom, pour le moment, lui échappait. Mais on le lui avait dit et il le retrouverait. Au besoin, il pourrait toujours le demander au jeune Mellon.
Inutile. Il se rappelait. Porter, le major Porter.
Hercule Poirot se leva.
— Pouvez-vous revenir cet après-midi, monsieur Cloade ?
— Ma foi, je ne sais pas trop… Je pourrais m’arranger, je pense. Mais vous ne pensez pas obtenir un résultat en si peu de temps ?
Il considérait Poirot du regard, avec une espèce de crainte respectueuse. Le détective n’aurait pas été un homme s’il avait résisté à la tentation de l’étonner un peu. Songeant au plus brillant de ses devanciers, il répondit, avec un brin de solennité :
— J’ai mes méthodes, monsieur Cloade.
C’était exactement ce qu’il fallait dire. Rowley, très impressionné, murmura :
— Oui, bien sûr. Comment vous faites, par exemple, c’est ce que je me demande !
Poirot s’abstint de le renseigner. Après son départ, il écrivit un court billet et le remit à George, qui le porta au Coronation Club et attendit la réponse.
Celle-ci donna à Poirot toute satisfaction. Le major Porter présentait ses compliments à Hercule Poirot et serait heureux de le recevoir ainsi que son ami, au 79, Edgeway Street, Campden Hill, dans l’après-midi, vers cinq heures.
À quatre heures et demie, Rowley Cloade reparut.
— Alors, monsieur Poirot, les choses s’annoncent bien ?
— On ne peut mieux, monsieur Cloade. Nous allons rendre visite à un vieil ami du capitaine Robert Underhay.
— Hein ?
La stupeur de Rowley était celle du gamin qui voit un prestidigitateur extraire un lapin d’un chapeau haut de forme. Poirot jouit de son ahurissement, mais ne révéla pas le secret du tour « miraculeux » qu’il venait d’accomplir.
Les deux hommes sortirent ensemble et prirent un taxi qui les emmena vers Campden Hill.
Le major Porter habitait le premier étage d’une petite maison d’aspect fort modeste. Une grosse femme, cordiale et négligée, introduisit les visiteurs dans une pièce carrée, décorée de mauvaises gravures de chasse et de rayons chargés de livres. Il y avait, par terre, deux tapis, très beaux encore avec leurs teintes passées, mais aussi terriblement usés. On devinait, à la couleur plus claire du parquet, l’emplacement d’un troisième tapis, qui, lui, avait disparu. Le major était debout près de la cheminée. Il portait des vêtements bien coupés, mais râpés. Il était clair que la vie était devenue difficile au vieil officier en retraite. Les impôts et la hausse du coût de la vie avaient dû apporter de sérieux changements dans son existence. Il était non moins évident que le major ne renoncerait jamais à certaines choses. À faire partie du Coronation, par exemple.
Porter tendait la main à Poirot.
— Je ne me souviens pas, monsieur Poirot, de vous avoir rencontré. Au Club, dites-vous ? Il y a une paire d’années ? C’est fort possible. Je vous connais de nom, bien entendu.
Poirot présenta son compagnon.
— Ravi de vous connaître, poursuivit le major. Je suis désolé de ne pouvoir vous offrir un verre de xérès, mais mon fournisseur habituel a perdu son stock au cours des bombardements. J’ai du gin. Seulement, il ne vaut pas grand-chose. Que diriez-vous d’un peu de bière ?
Ils se prononcèrent pour la bière. Le major tira de sa poche un étui et offrit une cigarette à Poirot, qui l’accepta, prenant ensuite du feu à l’allumette que Porter lui présentait.
— Je sais, monsieur Rowley, que vous ne fumez pas, dit ensuite Porter. Vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que j’allume ma pipe ?
L’opération, menée avec soin, prit du temps.
— Et maintenant, reprit le major, de quoi s’agit-il ?
Ce fut Poirot qui répondit :
— Peut-être avez-vous lu dans les journaux qu’un homme a été tué à Warmsley Vale ?
— C’est possible, mais je ne me souviens pas.
— Il s’appelait Arden, Enoch Arden. On l’a trouvé au Cerf, une auberge, le crâne défoncé.
Porter fronça le sourcil.
— Attendez donc !… Il me semble, en effet, avoir lu quelque chose là-dessus, il y a quelques jours déjà.
— Il y a quelques jours, en effet. Voici une photo de l’homme, découpée dans un journal. Malheureusement, elle n’est pas très nette. Ce que nous voudrions savoir, major, c’est si le visage vous rappelle quelqu’un que vous avez connu.
Porter prit le mauvais document que Poirot lui tendait, le regarda d’assez loin, puis mit ses lunettes et l’examina de plus près. Il sursauta.
— Sacristi !
— Vous le connaissez, major ?
— Bien sûr que je le connais ! C’est Robert Underhay.
— Vous en êtes sûr ?
— Parbleu ! C’est Robert Underhay. Je suis prêt à en jurer où on voudra !
II
Le téléphone sonna. Lynn alla à l’appareil.
— Allo, Lynn ?
C’était la voix de Rowley.
— Rowley ?
— Que deviens-tu ? Je ne t’ai pas vue depuis je se sais combien de temps !
— Je n’ai rien fait de spécial. Je passe des heures à faire la queue chez les commerçants pour obtenir un kilo de poisson ou un méchant morceau de pain gris.
— J’aurais besoin de te voir. J’ai des choses à te dire.
— Des choses ? De quel genre ?
Il rit.
— De bonnes nouvelles, Lynn. Viens me retrouver près du bois Rolland. Nous sommes en train de labourer par-là…
— Entendu !
Lynn posa le récepteur. De bonnes nouvelles ? Que pouvaient être, pour Rowley, de « bonnes nouvelles » ? Une transaction heureuse, un marché réussi ? Il devait avoir vendu son jeune taureau mieux qu’il n’espérait.
Quand il l’aperçut dans le champ, Rowley descendit de son tracteur pour venir à la rencontre de Lynn.
— Bonjour, Lynn !
— Bonjour, Rowley ! Tu as l’air rudement content…
Il cligna de l’œil et se mit à rire.
— Il y a de quoi. La chance a tourné, Lynn !
— Comment cela ?
— Te souviens-tu d’avoir entendu le vieux Jeremy parler d’un bonhomme qui s’appelait Hercule Poirot ?
— Hercule Poirot ?
Lynn, des rides sur le front, réfléchit un instant.
— Oui, dit-elle enfin, ça me rappelle vaguement quelque chose.
— C’était pendant la guerre. Jeremy avait rencontré ce Poirot dans cette espèce de mausolée qu’il prend pour un club. C’était pendant une alerte…
— Et alors ? demanda Lynn avec un peu d’impatience.
— Le type portait des vêtements impossibles. C’est un Français. Ou un Belge. Un excentrique, dans son genre, mais un homme remarquable.
— Est-ce qu’il n’est pas… détective de son état ?
— Si. Alors, voilà… Pour le gars qui s’est fait assassiner au Cerf, tu ne l’as peut-être pas su, mais on s’est demandé si, par hasard, il n’aurait pas été le premier mari de Rosaleen.
Lynn éclata de rire.
— Parce qu’il s’appelait Enoch Arden ? L’idée est absurde.
— Pas tellement, ma petite ! Spence a fait voir le corps à Rosaleen. Elle lui a très tranquillement juré que ce n’était pas là son premier époux.
— De sorte que la question est réglée ?
— Sans moi, elle l’était.
— Sans toi ? Qu’est-ce que tu as donc fait ?
— Je suis tout bonnement allé trouver cet Hercule Poirot, à qui j’ai expliqué que j’aimerais bien avoir une confirmation venant de quelqu’un d’autre et que je lui serais reconnaissant de dénicher une personne quelconque ayant connu Robert Underhay. Ce bonhomme est un véritable sorcier. Quelques heures plus tard, il me présentait à un type qui a été un des meilleurs amis de Robert Underhay, un vieux soldat du nom de Porter.
Rowley marqua une courte pause, puis ajouta :
— Ce que je vais te dire maintenant, tu le garderas pour toi. J’ai donné ma parole au commissaire de ne rien dire, mais c’est un secret que je peux bien te confier, à toi. Le mort du Cerf n’est autre que Robert Underhay.
— Tu dis ?
La jeune femme regardait Rowley avec effarement.
— Je dis, reprit Rowley, que c’est Robert Underhay qui a été assassiné au Cerf. Porter est formel. Conclusion : nous avons gagné ! En fin de compte, c’est nous qui l’emportons sur ces damnés escrocs !
— Quels damnés escrocs ?
— Hunter et sa sœur. Ils sont nettoyés. Complètement ! Rosaleen n’a aucun droit à la fortune de Gordon. Cet argent nous revient. Il est à nous ! Le testament qu’il avait fait avant son mariage avec Rosaleen tient toujours et nous nous partageons ses biens, dont un quart est pour moi. Tu comprends pourquoi ? Si son premier époux vivait encore quand elle a épousé Gordon, Rosaleen n’a jamais été légalement la femme de Gordon !
— Tu es sûr de ce que tu avances là ?
Il la regarda, un peu interdit.
— Évidemment, j’en suis sûr ! C’est élémentaire. Désormais, tout est bien et la véritable volonté de Gordon se trouve enfin respectée. Tout est exactement comme si ces deux intéressants personnages n’étaient jamais intervenus dans nos affaires !
Lynn n’en était pas très convaincue. On ne peut pas effacer les choses si facilement que ça ! Ce qui a été, a été, et on ne peut pas prétendre le contraire.
— Mais, dit-elle, que vont-ils devenir ?
— Hein ?
Il était clair que Rowley ne s’était même pas posé la question.
— Je n’en sais rien, déclara-t-il. Je suppose qu’ils retourneront d’où ils venaient. Pour elle, je crois que nous pourrions faire quelque chose. Elle était de bonne foi quand elle a épousé Gordon. Elle se croyait veuve. Son mari n’était pas mort, mais elle l’ignorait… et je pense qu’il serait bien que nous lui assurions, à nous tous, une espèce de rente.
— Tu as beaucoup de sympathie pour elle, n’est-ce pas ?
Il ne répondit pas tout de suite.
— Oui, dit-il enfin. Dans un certain sens, c’est exact. Quand elle voit un bœuf, elle sait ce qu’elle a devant elle.
— Moi pas !
— Ça viendra !
— Et David ?
L’œil de Rowley se chargea de colère.
— Qu’il aille au diable ! Cet argent, d’ailleurs, n’a jamais été à lui. Il s’est contenté de venir et de pomper l’argent de sa sœur…
— Non, Rowley. Tu es injuste avec lui. C’est, sans doute, un aventurier…
— Et certainement un assassin !
Elle protesta dans un cri.
— Qu’est-ce que tu en sais ?
— Dame ! Qui crois-tu donc qui a tué Underhay ?
— Je ne crois pas ça ! Je ne le crois pas !
— C’est pourtant bien lui ! Qui serait-ce d’autre ? Il était ici ce jour-là. Il est arrivé par le train de cinq heures trente. J’étais allé chercher des colis à la gare et je l’ai aperçu de loin.
D’un ton sec, elle répliqua :
— Il est rentré à Londres le soir même.
— Après avoir tué Underhay.
Rowley affirmait. Elle ne s’avoua pas vaincue.
— Tu ne devrais pas dire des choses comme ça. Rowley ! reprit-elle. À quelle heure Underhay a-t-il été tué ?
— Exactement, je l’ignore. Mais nous le saurons sans doute demain, à l’enquête. J’imagine que c’est entre neuf et dix.
— Il est rentré à Londres par le train de neuf heures vingt.
— Ah ?… Comment le sais-tu ?
— Je… Je l’ai rencontré. Il courait pour ne pas manquer son train.
— Et comment sais-tu qu’il l’a eu ?
— Je le sais parce qu’il m’a téléphoné de Londres dans la soirée.
Rowley fronça le sourcil.
— Pourquoi diable est-ce qu’il te téléphonait ? Je veux être pendu si…
— Qu’il m’ait appelée pour une raison ou pour une autre, Rowley, qu’importe ? Il m’a appelée et cela prouve qu’il a eu son train.
— Il avait eu largement le temps de tuer Underhay auparavant.
— Si le crime a eu lieu après neuf heures, certainement pas !
— Il peut l’avoir tué un peu avant neuf heures.
La voix de Rowley manquait de conviction. Lynn, les paupières baissées, songeait. Où était la vérité ? Quand David l’avait embrassée, ce soir-là, était-ce un assassin qui l’avait prise dans ses bras ? Il lui avait semblé très agité. Était-ce parce qu’il venait de tuer ? C’était possible, il fallait bien l’admettre. David était-il homme à commettre un meurtre ? À supprimer quelqu’un qui ne lui avait fait aucun mal ? Un fantôme du passé, un être inoffensif, dont le seul crime était de menacer, par sa seule présence, l’héritage de Rosaleen et la vie facile que l’argent de Gordon assurait à la veuve et à son frère ?
— Mais, dit-elle très bas, pourquoi l’aurait-il tué ?
— Tu le demandes, Lynn ? Je viens de te le dire : Underhay vivant, l’argent de Gordon devait nous revenir. D’autre part, Underhay voulait faire chanter Hunter…
L’argument était de poids. David était un homme à tuer un maître chanteur. En fait, il ne devait pas envisager d’autre moyen de répondre à une menace de chantage. Lynn baissa le front. Tout concordait : la hâte de David, sa nervosité, cette façon brusque qu’il avait eue de l’attirer à lui pour l’embrasser. Et aussi, un peu plus tard, ces mots qu’il avait dits pour lui apprendre qu’il renonçait à elle : « Ce que j’ai de mieux à faire, c’est de quitter le secteur… »
— Alors, Lynn, qu’est-ce que tu as ? Ça ne va pas ?
— Si, si, très bien !
La voix de Rowley l’avait ramenée de très loin. Il reprit :
— Alors, ne fais pas cette tête-là ! Les choses étant ce qu’elles sont maintenant, nous allons pouvoir apporter à la ferme quelques aménagements sérieux qui la rendront telle qu’elle doit être pour que tu puisses y entrer. Je ne peux pas te recevoir dans une étable !
Lynn ne répondit pas. Oui, un jour, elle vivrait à la ferme. Avec Rowley.
Et, un matin, à huit heures, David, une corde autour du cou, serait précipité dans le vide…
III
David, les mains sur les épaules de Rosaleen, posait un regard tranquille et résolu dans les yeux de la jeune femme.
— Je te répète que tout ira bien. Seulement, il ne faut pas perdre la tête et il faut faire exactement ce que je te dis.
— Mais, si on t’arrête, David ? Tu m’as dit toi-même que ça pouvait arriver ?
— C’est possible, en effet. Mais ce ne serait pas pour longtemps. Si tu ne t’affoles pas, bien entendu.
— Je ferai ce que tu me diras de faire, David.
— C’est comme ça que je t’aime ! D’ailleurs, ce n’est pas compliqué. Il s’agit simplement de t’en tenir à ce que tu as dit : le mort n’est pas ton premier époux.
— Mais ils me tendront des pièges pour m’amener à me contredire !
— Je ne crois pas ! Je te le répète, tout va bien !
— Moi, j’ai plutôt l’impression que tout va mal. Nous prenons de l’argent qui ne nous appartient pas, David, et cette idée-là me tient éveillée des nuits entières. C’est Dieu qui nous punit.
Le visage durci, il la regardait. Aucun doute, elle flanchait. Indiscutablement. Elle avait toujours eu des préjugés religieux et jamais sa conscience ne l’avait laissée tranquille. À moins qu’il n’eût beaucoup de chance, elle « se dégonflerait » complètement. Il n’y avait qu’une chose à faire.
— Dis-moi, Rosaleen, demanda-t-il d’un ton très doux, tu veux que je sois pendu ?
— David !
— Il n’y a qu’une personne qui puisse me faire pendre… et c’est toi ! Si tu admets jamais, d’un regard, d’un signe ou d’un mot, que le mort pourrait être Underhay, tu me passes la corde au cou. Tu comprends ?
Le coup avait porté. Elle le contemplait, les yeux agrandis d’horreur.
— Mais je suis si bête, David !
— Tu n’es pas bête du tout et la chose ne demande pas tellement d’intelligence. Tu auras à jurer que le mort n’est pas ton mari. Tu peux faire ça, non ?
Elle répondit oui d’un signe de tête.
— Aie l’air stupide, si tu veux, reprit-il. Fais semblant de ne pas très bien comprendre ce qu’on attend de toi, ça ne peut pas nuire. L’essentiel, c’est de ne pas varier sur les points que nous avons examinés ensemble. Gaythorne t’assistera. C’est un excellent avocat… et c’est pour cela que je l’ai choisi. Il sera à l’enquête et veillera à ne pas te laisser bousculer. Mais, même vis-à-vis de lui, tiens-t’en à ton histoire. Surtout, n’essaie pas d’être très forte et ne va pas croire que tu pourrais arranger les choses en manœuvrant à ton idée.
— Je ferai exactement ce que tu m’as dit, David.
— Bravo ! Quand tout sera terminé, nous partirons. Le midi de la France, l’Amérique, nous verrons… En attendant, soigne-toi ! Fais de bonnes nuits et ne te tracasse pas ! Prends ces cachets que le docteur Cloade t’a ordonnés – un chaque soir, pas plus – ne t’en fais pas et dis-toi que les beaux jours ne sont pas loin.
Après avoir jeté un coup d’œil à sa montre, il ajouta :
— Là-dessus, il est temps de partir, l’enquête est prévue pour onze heures…
Il promena son regard autour de la pièce : un salon luxueux, riche et confortable. Il avait eu plaisir à y vivre. Allait-il le quitter pour toujours ? Il s’était mis dans une situation terriblement difficile. Mais il ne regrettait rien. Et, pour l’avenir, il continuerait à prendre des risques. « Il nous faut saisir le flot quand il nous est favorable ou perdre notre vaisseau. »
Il se tourna de nouveau vers Rosaleen. Répondant à la question muette qu’il lisait dans ses yeux, il dit :
— Non, Rosaleen, ce n’est pas moi qui l’ai tué ! Je te le jure sur tous les saints du calendrier.
IV
L’enquête avait lieu dans la grande salle du Marché aux Blés.
Le coroner, Mr Pebmarsh, était un petit homme remuant, qui portait des lunettes et avait une haute idée de son importance. Carré d’épaules, massif, le commissaire Spence était assis à côté de lui. Un monsieur, qui avait l’air d’un étranger, avec ses grandes moustaches noires et ses souliers pointus, s’était installé sur une chaise, dans un coin où personne ne le remarquait. La famille Cloade était là au grand complet : les Jeremy Cloade, les Lionel Cloade, Rowley Cloade, Mrs Marchmont et Lynn. Seul, à l’écart des autres, le major Porter, mal à l’aise, s’agitait sur son siège. David et Rosaleen arrivèrent les derniers.
Le coroner s’éclaircit la gorge, consulta du regard le jury – neuf notables de la localité – et déclara l’enquête ouverte.
L’agent Peacock…
Le sergent Vane…
Le docteur Lionel Cloade…
— Vous étiez au Cerf pour des raisons d’ordre professionnel quand Gladys Aitkin est venue vous trouver. Que vous a-t-elle dit exactement ?
— Elle m’a annoncé que le locataire de la chambre n°5 gisait sur le parquet et qu’il était mort.
— C’est pourquoi vous êtes monté au n°5 ?
— Exactement.
— Voulez-vous nous dire ce que vous y avez trouvé ?
Le docteur Cloade se lança dans un récit rapide : un cadavre… le visage tourné vers le sol… des blessures à la tête… fractures du crâne… une paire de pincettes.
— À votre avis, docteur, les blessures avaient été infligées avec les pincettes en question ?
— Pour certaines, la chose ne me paraît pas discutable.
— Plusieurs coups avaient été donnés.
— Oui. Je n’ai pas procédé à un examen détaillé du corps, estimant que sa position ne pouvait être modifiée avant l’arrivée de la police.
— Vous avez bien fait. L’homme était mort ?
— Oui. Depuis plusieurs heures.
— Combien, à votre avis ?
— C’est un point sur lequel, je ne saurais être très affirmatif. Onze au moins, mais peut-être treize ou quatorze. Disons que le crime avait été commis dans la soirée de la veille, entre sept heures et demie et dix heures et demie.
— Merci, docteur.
Le médecin légiste déposa ensuite, à grand renfort de termes techniques. Cinq ou six coups avaient été frappés à la base du crâne, dont certains après la mort.
— Un crime sauvage, en somme ?
— Précisément.
— Ces coups avaient-ils nécessairement été portés par un individu doué d’une grande force physique ?
— Je ne dirais pas cela. Empoignées par l’extrémité des branches, les pincettes, avec la lourde boule d’acier qui forme leur tête, constituaient une arme redoutable et puissante. Les coups peuvent avoir été administrés par une personne assez frêle, si l’on admet qu’elle se trouvait placée dans des conditions exceptionnelles qui décuplaient ses forces.
— Je vous remercie, docteur. Poursuivez, je vous prie !
Le médecin légiste donna des détails sur le défunt, un homme de quarante-cinq ans environ, en excellente santé. Aucun signe de maladie. Le cœur, les poumons, tout était bon.
Béatrice Lippincott fut entendue ensuite. Elle parla de l’arrivée au Cerf de cet homme qui s’était inscrit sous le nom d’Enoch Arden, venant du Cap.
— Vous a-t-il présenté sa carte d’alimentation ?
— Non.
— Vous ne la lui avez pas demandée ?
— Pas tout de suite. Je ne savais pas combien de temps il allait rester.
— Mais, plus tard, vous la lui avez demandée ?
— Oui, monsieur. Il est arrivé le vendredi. Le samedi, je lui ai dit que, s’il restait plus de cinq jours, il faudrait qu’il me donne sa carte d’alimentation.
— Que vous a-t-il répondu ?
— Qu’il me la donnerait.
— Mais il ne l’a pas fait ?
— Non.