— Vous m’avez dit, monsieur Poirot, que j’aurais peut-être envie de vous voir. Vous ne vous trompiez pas. Il y a quelque chose qu’il faut dire… et je crois que vous êtes la personne à qui il faut la dire.
— Les confidences, madame, sont tellement plus faciles à faire quand celui à qui on les fait sait déjà de quoi il s’agit.
— Vous croyez savoir de quoi je veux vous parler ?
Poirot répondit d’un hochement de tête.
— Depuis quand…
Il ne lui laissa pas le temps de poser la question.
— Depuis que j’ai vu la photo de votre père, madame. On a, dans votre famille, des traits caractéristiques. Vous ressemblez énormément à votre père… et beaucoup aussi à l’homme qui est venu ici sous le nom d’Enoch Arden.
Elle eut un soupir accablé.
— C’est vrai… et vous ne vous trompez pas. Le pauvre Charles portait la barbe, mais nous nous ressemblions. C’était mon cousin issu de germain, monsieur Poirot, et un peu le mauvais garçon de la famille. Je ne l’ai jamais très bien connu, mais il avait été, quand nous étions enfants, mon camarade de jeux… et c’est par ma faute qu’il est mort !
Elle se tut. Poirot, d’une phrase aimable, l’invita à poursuivre. Elle reprit :
— L’histoire, il faut que vous la connaissiez. Nous étions aux abois. Cela, monsieur Poirot, c’est le commencement de tout ! Mon mari… avait des ennuis. Les pires ennuis. Des ennuis qui pouvaient fort bien le mener en prison… et qui peuvent encore l’y conduire. Il n’est d’ailleurs pour rien dans ce qui est arrivé. Le plan est de moi, de moi seule, et il ne se serait jamais, lui, lancé dans une aventure présentant de tels risques. Moi, les risques, je ne les ai jamais craints et je dirai même que je n’ai jamais eu beaucoup de scrupules. Quoi qu’il en soit, j’ai commencé par solliciter un prêt de Rosaleen Cloade. Elle me l’aurait peut-être accordé, mais son frère est survenu à ce moment-là. Il était de mauvaise humeur et m’a traitée de façon si insultante que j’ai considéré par la suite que je serais vraiment stupide de ménager le personnage. Mon mari m’avait dit, il y avait déjà longtemps, qu’il avait entendu raconter au club une histoire assez curieuse, que je ne vous rapporterai pas, puisque vous étiez là quand le major Porter a parlé de Robert Underhay. Je me suis souvenue de cette vieille affaire. Si le major avait dit vrai, Rosaleen n’avait jamais eu aucun droit à la fortune de Gordon. Ce n’était qu’une hypothèse hasardeuse, mais on pouvait en tirer parti. Mon cousin Charles était en Angleterre. Il s’était bien battu pendant la guerre, mais il n’avait pas eu de chance ; il était prêt à faire n’importe quoi et sortait de prison. Je lui fis part de mon projet. Il s’agissait d’un chantage, ni plus, ni moins, mais qui ne comportait pas grands risques. Au pis, David Hunter refuserait de se laisser faire. Je ne pensais pas qu’un homme comme lui irait trouver la police.
Sa voix se fit plus dure.
— Les choses se passèrent fort bien. David « marcha » mieux que nous n’osions l’espérer. Charles, bien entendu, n’affirmait pas qu’il était Robert Underhay, Rosaleen étant qualifiée pour lui donner un démenti ; mais, comme David avait jugé prudent d’envoyer sa sœur à Londres, Charles laissait entendre qu’il n’était pas impossible qu’il fût Underhay. Bref, David parut se montrer de bonne composition. Il devait apporter l’argent le mardi soir, à neuf heures. Au lieu de ça…
Elle s’interrompit, puis reprit, la voix plus sourde :
— Nous aurions dû nous rendre compte que David était… un homme dangereux. Charles est mort… Assassiné !… Et, sans moi, il serait encore en vie !
D’un ton plus ferme, elle ajouta :
— Il vous est facile, monsieur Poirot, d’imaginer ce qu’a été pour moi la nouvelle de sa mort !
— Sans doute, dit Poirot. Cependant, vous vous êtes reprise assez vite. C’est vous, je pense, qui avez persuadé le major Porter de reconnaître dans le défunt son vieil ami Robert Underhay ?
Elle répondit dans un cri :
— Ça, non ! Je vous le jure ! Pas ça ! J’ai été stupéfaite – et c’est peu dire – quand j’ai vu cet homme déclarer que le corps, celui de Charles, était celui de Robert Underhay. Je n’ai pas compris… et je ne comprends pas encore !
— Quelqu’un, pourtant, est allé trouver le major et l’a acheté ?
Elle dit d’une voix ferme :
— Ce n’est pas moi et ce n’est pas Jeremy non plus ! Nous ne sommes, ni l’un, ni l’autre capables de faire ça ! Ça peut vous paraître absurde, puisque je vous ai avoué que j’ai essayé de faire chanter David, mais c’est la vérité ! L’argent de Gordon, j’ai toujours considéré – et je continue considérer – qu’il devait nous revenir en partie. J’ai cherché à avoir par fraude ce qui nous revenait en bonne justice. Mais dépouiller Rosaleen, en soudoyant un témoin pour qu’il vienne déclarer sous serment qu’elle n’a jamais été la femme de Gordon, ça, monsieur Poirot, non, c’est une chose que je n’aurais jamais faite ! Je vous supplie de me croire.
— Chacun de nous, dit Poirot, a sa propre conception du péché. Je veux bien vous croire.
Brusquement, il demanda :
— Savez-vous, madame, que le major Porter s’est tué ce matin ?
Elle eut un haut-le-corps horrifié.
— Ce n’est pas vrai, monsieur Poirot, ce n’est pas vrai ?
— Malheureusement si, madame. Au fond, voyez-vous, le major était un honnête homme. Ses finances étaient lamentables, la tentation est venue et, comme bien d’autres, il n’a pas su résister. Il a pu croire, il a pu se persuader, qu’on ne lui demandait qu’un mensonge en quelque sorte légitime. Cette femme, que son ami Underhay avait épousée, elle ne lui était pas sympathique. Il considérait qu’elle s’était très mal conduite envers son mari. C’était pour lui une créature d’argent qui, par la suite, avait mis la main sur la fortune d’un millionnaire, au détriment des véritables héritiers. Il s’est probablement dit qu’en lui mettant des bâtons dans les roues il agissait envers elle exactement comme elle le méritait. Il lui suffisait d’affirmer que le mort était bien Robert Underhay, pour que justice fût rendue aux Cloade, ce qui n’allait pas pour lui sans quelques avantages. La tentation était forte et, comme bien des hommes, il manquait d’imagination. Je l’ai vu à l’enquête : il aurait bien voulu être ailleurs. Il se rendait compte que, son mensonge, il lui faudrait le répéter sous serment dans un avenir prochain. Ajoutez à ça qu’un homme est arrêté et inculpé de meurtre… et que l’accusation est en grande partie fondée sur l’identité du défunt ! Il rentre chez lui. Il regarde les choses en face… et choisit la porte de sortie qui lui paraît la meilleure.
— Il s’est tué ?
— Oui.
— Il n’a pas dit qui…
Poirot secoua la tête.
— Non. Il avait, lui aussi, sa conception personnelle de l’honneur. Il n’a pas dit qui l’avait incité à devenir parjure.
Poirot surveillait Frances Cloade, guettant un signe de détente, de soulagement. Qu’elle fût coupable ou non, il eût été très naturel… Elle se leva et alla à la fenêtre.
— En somme, dit-elle, nous en revenons au même point.
Poirot se demanda à quoi elle songeait.
XI
Cette même phrase, Poirot l’entendit le lendemain matin, prononcée par le commissaire Spence, qui ajouta :
— Il nous reste à découvrir qui était en réalité ce prétendu Enoch Arden.
— Cela, dit Poirot, je puis vous le dire. Il s’appelait Charles Trenton.
— Charles Trenton !
Spence émit un petit sifflement et poursuivit :
— Un Trenton !… C’est elle, évidemment, qui l’a mis dans le coup. Je pense à Mrs Jeremy… Seulement, allez donc prouver ça ! Charles Trenton ? Je crois me souvenir…
— Vous ne vous trompez pas. Il avait un casier judiciaire chargé.
— Je me rappelle. Il travaillait dans les hôtels, si je ne m’abuse. Il descendait au Ritz, achetait une Rolls, la prenait à l’essai pendant une matinée, faisait le tour des magasins de luxe et achetait un tas de choses. Quand un client a sa Rolls à la porte, on ne se demande pas si ses chèques sont bons ou non. On les accepte. Avec ça, il avait l’air d’un gentleman, il pouvait très bien rester huit jours quelque part sans éveiller aucun soupçon et disparaître tranquillement le neuvième jour après avoir revendu à bas prix la majeure partie de ses acquisitions. Charles Trenton !
Souriant, il ajouta, l’œil fixé sur Poirot :
— Dites donc ! Vous en découvrez des choses !
Poirot ne releva pas la remarque.
— Et David Hunter, demanda-t-il, qu’est-ce que vous faites de lui ?
— Il va bien falloir le remettre en liberté. Il y avait effectivement une femme, ce soir-là chez Arden. Votre vieux dragon n’est pas seul à l’affirmer. Jimmy Pierce, un peu soûl, sortait d’un café voisin quand il a aperçu une femme qui venait du Cerf et qui entrait dans la cabine téléphonique qui est à côté de la poste. Il était un peu plus de dix heures. Cette femme, il ne l’avait jamais vue. Il a cru que c’était une pensionnaire du Cerf. À son avis – je reprends ses propres termes – c’était « une poule de Londres ».
— Il l’a vue de près ?
— Non. Elle était de l’autre côté de la rue.
— Il vous a dit comment elle était habillée ?
— Une veste de tweed, un pantalon, un fichu orange sur la tête et énormément de maquillage. Ça concorde avec ce que dit votre vieux dragon.
Poirot, le front soucieux, restait muet.
— Ce qu’il faudrait savoir, reprit Spence, c’est qui était cette femme, d’où elle venait et où elle allait. Vous connaissez les heures des trains : 9 h 20 pour le dernier qui monte sur Londres, 10 h 3 pour celui qui en vient. Est-elle restée dehors jusqu’au premier train du matin, 6 h 18 ? Est-elle venue en voiture ? A-t-elle fait de l’« auto-stop » ? Tout ça, nous avons cherché à le savoir. Résultat : néant.
— Vous êtes sûr du 6 h 18 ?
— C’est un train qui est toujours bondé. Des hommes surtout… Je suis persuadé que si une femme l’avait pris, une femme de ce genre-là, on l’aurait remarquée. Pour moi, elle est venue et repartie en voiture. Et des autos, il n’en passe pas tellement à Warmsley Vale par le temps qui court !
— On n’en a pas vu ce soir-là ?
— À part celle du docteur Cloade, non. On l’avait appelé quelque part sur la route de Middlingham. S’il avait eu à bord une personne étrangère au pays, on l’aurait remarquée.
— Pourquoi « étrangère au pays » ? dit Poirot d’un ton calme. Il n’est pas tellement sûr qu’un homme un peu ivre, reconnaîtra à cinquante mètres une personne qu’il connaît parfaitement ! Quand les gens sont habillés un peu autrement qu’à l’ordinaire…
Le regard de Spence interrogeait.
— Pouvez-vous garantir, par exemple, dit Poirot, que votre Pierce aurait reconnu Lynn Marchmont, qui n’est rentrée à Warmsley Vale que depuis peu ?
— À cette heure-là, elle était à « White House » avec sa mère.
— Vous en êtes sûr ?
— Mrs Lionel Cloade, la cinglée, la femme du médecin, dit qu’elle lui a téléphoné chez elle à dix heures dix. Rosaleen Cloade était à Londres. Mrs Jeremy… Elle, ma foi, je ne l’ai jamais vue en pantalon et elle se maquille très peu ! En outre, elle n’est plus jeune.
— Vous savez, quand il fait un peu noir…
— Enfin, Poirot, où voulez-vous en venir ?
Le détective se renversa dans son fauteuil et ferma les yeux à demi.
— Un pantalon, une veste de tweed, une écharpe orange, un maquillage excessif, un bâton de rouge égaré ! Ça ne vous dit rien, tout ça ?
Le commissaire grogna.
— Vous vous prenez pour l’oracle de Delphes ?… Je vous demande ça, mais cet oracle de Delphes, je ne sais pas ce que c’est. Le jeune Graves, lui, feint de le savoir. Ça ne l’avance d’ailleurs pas. C’est tout ce que vous voyez comme énigmes, monsieur Poirot ?
Poirot sourit.
— Je vous ai dit, reprit-il, que cette affaire ne se présentait pas de façon normale et je vous ai donné, entre autres, l’exemple du mort. Il ne « cadrait » pas avec le reste. Ça crevait les yeux ! Underhay était un bonhomme chevaleresque, un peu excentrique et bourré d’idées à l’ancienne mode. L’homme du Cerf était un maître chanteur, qui n’était ni chevaleresque, ni excentrique. Il ne pouvait donc pas être Underhay. Les gens vieillissent, mais ils restent ce qu’ils sont. La chose intéressante, c’était le témoignage de Porter, disant que le mort était bien Underhay.
— C’est ce qui vous a conduit à Mrs Jeremy ?
— Non. Là, j’ai été guidé par le profil, qui est très caractéristique. Les Trenton se reconnaissaient aussi facilement que les Bourbons. Le mort était un Trenton, indiscutablement. Mais, ce problème résolu, il en demeure bien d’autres ! Pourquoi David Hunter avait-il l’air de vouloir « chanter » ? Est-il de ces gens qui se laissent intimider ? Je suis tenté de répondre non. D’où il suit qu’il n’agit pas conformément à son tempérament. Et Rosaleen Cloade ? Sa conduite est incompréhensible. Et pourquoi a-t-elle peur ? Pourquoi s’imagine-t-elle que, privée de la protection de son frère, elle a tout à redouter ? Et que craint-elle ? La perte de sa fortune ? Pour moi, c’est plus grave que ça ! Elle a peur de mourir…
— Enfin, monsieur Poirot, vous ne croyez pas…
— Vous l’avez dit tout à l’heure, Spence, nous nous retrouvons à notre point de départ. Autrement dit, les Cloade se retrouvent au même point. Robert Underhay est mort en Afrique… et la fortune de Gordon Cloade serait leur s’il n’y avait pas Rosaleen !
— Tout de même, monsieur Poirot, vous ne pensez pas…
— Je ne pense rien. Je dis seulement que Rosaleen a vingt-six ans et que, si intellectuellement c’est une instable, physiquement elle est solide et peut vivre jusqu’à soixante-dix ans, et même plus. Soixante-dix moins vingt-six, reste quarante-quatre. Quarante-quatre ans, commissaire, vous ne trouvez pas que c’est beaucoup à attendre ?
XII
Poirot quittait le commissaire Spence quand il rencontra Tante Kathie. Elle avait des paquets sous le bras et ce fut elle qui l’aborda.
— Ce pauvre major Porter ! lui dit-elle. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il a gâché sa vie parce qu’il n’était qu’un plat matérialiste. La vie des camps ! Rien de tel pour rétrécir vos horizons ! Voilà un homme qui avait vécu aux Indes et qui n’en avait pas profité, j’en ai peur, pour s’enrichir sur le plan spirituel. Les Indes, pour lui, c’était le pukka, le chota hazri, le tiffin et la chasse au sanglier ! Alors qu’il aurait pu, en qualité de chela, aller s’asseoir aux pieds de quelque guru ! Il est triste, monsieur Poirot, de laisser passer de telles occasions !
Elle laissa tomber deux de ses paquets, que Poirot ramassa avec empressement. Après l’avoir remercié, elle reprit :
— Voyez-vous, monsieur Poirot, je le dis toujours, les morts sont vivants et les vivants sont morts ! Je ne serais nullement surprise de voir le corps astral d’un de mes chers disparus traverser la chaussée en ce moment. Tenez, l’autre soir…