LE FLUX ET LE REFLUX Agatha Christie

Après un silence, il ajouta :

— Une chose que je continue à me demander, c’est qui a acheté Porter ! Vous me dites que ce n’est pas Mrs Jeremy. Je parierais pourtant bien que c’est elle tout de même !

— Non, dit Poirot. Elle m’a certifié que non et je la crois. Sur ce point-là, j’ai été stupide. Car, le renseignement, le major me l’a donné lui-même.

— Il vous l’a donné ?

— Sans s’en rendre compte, bien entendu. Indirectement.

— Alors, qui est-ce ?

— Avant de vous répondre, me permettez-vous de vous poser deux questions ?

— Faites !

— Ces cachets, trouvés sur la table de chevet de Rosaleen, qu’est-ce que c’était exactement ?

— Oh ! des cachets tout à fait inoffensifs. Un calmant à base de bromure. Elle en prenait un tous les soirs. Nous les avons analysés, bien entendu. Rien de suspect.

— Qui les lui avait prescrits ?

— Le docteur Cloade.

— Quand ?

— Il y a quelque temps.

— Et quel est le poison qui l’a tuée ?

— Nous n’avons pas encore le rapport du laboratoire, mais je crois qu’il n’y a pas d’hésitation à avoir. La morphine… Et une jolie dose !

— Elle détenait de la morphine ?

Spence, que cet interrogatoire surprenait un peu, regarda longuement Poirot avant de répondre.

— Non, dit-il enfin. Mais où voulez-vous en venir, monsieur Poirot ?

Poirot fit semblant de ne pas avoir entendu.

— J’en arrive, reprit-il, à ma seconde question. David Hunter a téléphoné de Londres à Lynn Marchmont, le mardi soir, à 11 h 5. Vous avez fait procéder à des vérifications. Cette communication est la seule qui ait été demandée ce soir-là de l’appartement de Shepherd’s Court. A-t-on, d’autre part, demandé l’appartement ?

— Une fois. À dix heures un quart. La communication venait de Warmsley Vale. D’une cabine publique…

Poirot restait pensif.

— Enfin, monsieur Poirot, dit Spence, qu’est-ce que vous voulez démontrer ?

— Cette communication, demanda Poirot, a-t-elle été prise ? Le numéro de Londres a-t-il répondu à l’appel de l’opérateur ?

— Je comprends votre raisonnement, monsieur Poirot. Puisqu’on a répondu, c’est qu’il y avait quelqu’un à l’appartement. Comme ce ne pouvait être David Hunter, qui, à cette heure-là, était dans le train, c’était nécessairement Rosaleen Cloade, laquelle, par conséquent, ne pouvait se trouver au Cerf quelques minutes plus tôt. D’où il suit que la femme à l’écharpe orange n’est pas Rosaleen Cloade et que ce n’est donc pas Rosaleen qui a tué Arden. Mais, alors, pourquoi a-t-elle mis fin à ses jours ?

— La réponse est toute simple, dit Poirot. Elle ne s’est pas suicidée. Rosaleen Cloade a été assassinée.

— Hein ?

— Je répète : Rosaleen Cloade a été assassinée.

— Mais, alors, qui a tué Arden ? Nous avons éliminé David…

— Ce n’est pas David.

— Et maintenant vous voulez éliminer Rosaleen ! Mais fichtre de fichtre, ils étaient les seuls à avoir un mobile !

— Le mobile ! s’écria Poirot. C’est justement ce qui nous a lancés sur de fausses routes ! Si A a des raisons de tuer C et B des raisons de tuer D, on ne comprend pas pourquoi A tuerait D et B tuerait C. C’est bien votre avis ?

— Doucement, monsieur Poirot, doucement ! Si vous voulez que je comprenne, renoncez à l’algèbre !

— C’est que c’est très compliqué ! Parce que, voyez-vous, nous avons ici deux crimes d’un genre très différent et, par voie de conséquence, deux meurtriers d’un genre très différent. Entre le Premier Meurtrier et entre le Second Meurtrier !

— Évitez aussi de citer Shakespeare ! Il ne s’agit pas d’un drame élisabéthain.

— Nous sommes pourtant en plein Shakespeare ! Nos acteurs nous apportent des jalousies, des haines, des sentiments violents et passionnés, qui eussent ravi Shakespeare. Un bel exemple, aussi, de gens qui savent saisir l’occasion aux cheveux. « Il est, dans les affaires de ce monde, un flux qui pris à l’instant propice, nous conduit à la fortune… » Quelqu’un s’est souvenu de ces vers, commissaire, quelqu’un qui a su tirer parti des évènements… et cela, si j’ose dire, à votre nez et à votre barbe !

Spence s’énervait un peu.

— Je vous en prie, monsieur Poirot, parlons sérieusement. Autant que possible, dites exactement ce que vous voulez dire !

— Soit ! Je serai clair. Nous avons, dans cette affaire, trois morts. Nous sommes bien d’accord ? Trois morts ?

— C’est mon opinion. Vous n’allez pas me démontrer qu’il y en a un qui est toujours vivant ?

Poirot sourit.

— Non. Ils sont morts et ils le restent. Mais comment sont-ils morts ? Autrement dit, ces morts, dans quelles catégories les classeriez-vous ?

— Vous savez mon sentiment là-dessus, monsieur Poirot. Un assassinat et deux suicides. Mais d’après vous, le deuxième suicide serait un second meurtre.

— D’après moi, dit Poirot, il y a un assassinat, un accident et un suicide.

— Un accident ? Voulez-vous dire que Mrs Cloade se serait empoisonnée par accident ou que le major Porter se serait tué par accident ?

— Non. L’accident, c’est la mort de Charles Trenton ou, si vous préférez, d’Enoch Arden.

Le commissaire protesta avec énergie.

— Ça, un accident ? Voilà un meurtre commis avec une sauvagerie vraiment exceptionnelle et vous venez me dire que c’est un accident !

Poirot demeurait très calme.

— Comprenez-moi bien ! Quand je parle d’accident, je veux dire qu’il n’y avait pas intention de tuer.

— Alors qu’on lui a pratiquement défoncé le crâne ? Voudriez-vous dire qu’il a été tué par un fou ?

— C’est à peu près ça, à condition de s’entendre sur le sens qu’on donne au mot « fou ».

— Dans cette affaire, monsieur Poirot, il y a une demi-folle, je vous l’accorde. C’est Mrs Lionel Cloade et je suis le premier à dire qu’elle a une araignée dans le plafond. Mais elle n’est pas dangereuse ! Quant à Mrs Jeremy, si quelqu’un a la tête sur ses épaules, c’est bien elle ! Au fait, vous prétendez toujours que ce n’est pas elle qui a acheté le major Porter ?

— Toujours. Ce n’est pas elle et je sais qui c’est, puisque Porter me l’a dit lui-même. Une petite remarque qu’il a faite… et que je me reproche bien de n’avoir pas retenue sur le moment !

— Et c’est aussi un fou qui a tué Rosaleen ?

Spence, son ton le laissait deviner, était de plus en plus sceptique.

— Non, dit Poirot, imperturbable. À ce moment-là de l’histoire, le Premier Meurtrier sort de scène et c’est le Second Meurtrier qui arrive. Il ne ressemble pas du tout à l’autre. Chez lui, aucun emportement, aucune passion. Il tue de sang-froid, de propos délibéré, et celui-là, commissaire, j’espère bien le voir pendu !

Poirot, tout en parlant, s’était levé. Il se dirigeait vers la porte. Spence le rappela.

— Une minute ! Vous n’allez pas me quitter comme ça ! Il me faut des noms !

— Vous les aurez bientôt. Mais pas avant que je n’aie reçu quelque chose que j’attends… Exactement, une lettre qui vient d’au-delà des mers.

— Allons, Poirot, ne parlez pas comme une cartomancienne ! Vous ne pouvez pas…

Poirot était sorti.

Le détective se rendit directement chez le docteur Cloade. Ce fut Mrs Cloade elle-même qui vint lui ouvrir. Poirot ne perdit pas de temps.

— Madame, lui dit-il, il faut que je vous parle !

— Mais, certainement, monsieur Poirot ! Entrez donc ! Le ménage n’est pas fait, je m’en excuse, mais…

— Je n’ai qu’une question à vous poser, madame. Y a-t-il longtemps que votre mari est morphinomane ?

Tante Kathie fondait en larmes.

— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Moi qui espérais tant que personne ne s’en apercevrait jamais ! C’est pendant la guerre que ça a commencé. Il était surmené, il avait des migraines épouvantables… Depuis, il a essayé de diminuer les doses… Il y parvient, mais c’est ce qui le rend quelquefois si irritable…

— S’il avait tant besoin d’argent, c’est un peu à cause de… cette habitude, n’est-ce pas ?

— Je le crois, monsieur Poirot. Il m’a promis d’aller faire une cure de désintoxication…

— Calmez-vous, madame, et répondez encore à une toute petite question ! Le soir où vous avez téléphoné à Lynn Marchmont, vous l’avez appelée de la cabine qui se trouve près de la poste ? Avez-vous rencontré quelqu’un en chemin ?

— Pas âme qui vive, monsieur Poirot !

— Mais je croyais que vous aviez dû faire un peu de monnaie parce que vous n’aviez pas de pièce pour mettre dans l’appareil ?

— C’est vrai ! Je l’oubliais. C’est une femme qui sortait de la cabine…

— À quoi ressemblait-elle, cette femme ?

— Ma foi, elle avait assez l’air d’une actrice, si vous voyez ce que je veux dire ! Elle avait une écharpe orange sur la tête et j’ai eu l’impression de l’avoir déjà rencontrée quelque part. Son visage ne m’était pas inconnu et, pourtant, aujourd’hui encore, je ne saurais dire où et quand j’ai pu la voir…

Poirot remercia Mrs Cloade et se retira.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer