LE FLUX ET LE REFLUX Agatha Christie

— Et elle a bien fini par être tuée ! s’écria David. Vous n’allez pas me dire qu’elle s’est suicidée ?

— Certainement pas ! Le crime a été prémédité et soigneusement calculé. On a substitué un cachet de morphine à un des cachets qu’elle prenait pour dormir.

David fronça le sourcil.

— Un cachet de morphine ?… Voudriez-vous dire que le docteur Lionel Cloade…

— Oh ! pas du tout !… Pratiquement, la substitution aurait pu être opérée par n’importe quel Cloade. Tante Kathie pouvait la faire avant même que la boîte de cachets n’eût quitté la maison du docteur. Rowley s’est rendu à « Furrowbank » pour offrir du beurre et des œufs à Rosaleen. Mrs Marchmont lui a rendu visite, de même que Mrs Jeremy Cloade et Lynn Marchmont. Et tous avaient un mobile !

— Tous, sauf Lynn ! s’écria David.

— Nous avions tous un mobile ! déclara Lynn d’une voix ferme. Vous teniez à me l’entendre dire ?

Poirot poursuivait :

— Ce qui rendait l’affaire délicate, c’était donc ceci : David Hunter et Rosaleen Cloade avaient une raison de tuer Arden, mais ce n’étaient pas eux qui l’avaient tué ; les Cloade avaient tous une raison de tuer Rosaleen… et, pourtant, ce n’était pas l’un d’eux qui l’avait tuée ! Dans cette affaire, comme je l’ai dit très tôt, rien ne se présentait de façon normale. De fait, Rosaleen Cloade a été assassinée par la personne qui avait le plus à perdre par sa mort…

Regardant David, il ajouta :

— Par vous, monsieur Hunter.

— Par moi ? Pourquoi diable aurais-je tué ma propre sœur ?

— Il faut dire, monsieur Hunter, que ce n’était pas votre sœur. Rosaleen Cloade est morte au cours d’un bombardement de Londres, il y a près de deux ans. La femme que vous avez tuée était une jeune bonne irlandaise, Eileen Corrigan, dont la photographie m’est arrivée d’Irlande ce matin.

Tout en parlant, Poirot avait tiré le document de sa poche. David, d’un geste vif, le lui arrachait des mains, puis courait vers la porte, qu’il referma brusquement sur lui. Rowley, avec un cri de colère, se lançait à sa poursuite.

Poirot et Lynn restèrent seuls.

— Tout ça ne peut pas être vrai ! murmura la jeune femme.

— Tout cela est vrai, répliqua Poirot. Vous avez entrevu une partie de la vérité le jour où l’idée vous est venue que David Hunter n’était pas le frère de Rosaleen. Rosaleen, celle que vous avez connue était une catholique – la femme d’Underhay appartenait à la religion reformée – entièrement dévouée à David, mais que de perpétuels remords tourmentaient. Imaginez les sentiments de David après ce terrible bombardement dans lequel sa sœur vient de périr. Gordon Cloade est mourant. Lui, il survit, mais il va lui falloir renoncer à la vie facile que lui a assurée le mariage de Rosaleen. À ce moment-là, il aperçoit, épargnée elle aussi – et, avec lui, seule à s’en tirer – cette petite bonne qui est sensiblement de l’âge de Rosaleen, qui est vraisemblablement sa maîtresse et de qui il sait pouvoir obtenir ce qu’il veut. Sa décision est prise immédiatement. Il déclare aux sauveteurs qu’elle est sa sœur et, quand elle revient à elle, il se trouve à son chevet. Il lui expose le plan, elle finit par se laisser convaincre, elle accepte le rôle qu’il va désormais lui faire jouer.

« La première lettre du maître chanteur leur apparaît comme une catastrophe. Pour moi, dès le début, je me suis posé la question : « Hunter est-il de ces hommes qui cèdent si facilement à la menace d’un coquin ? » Il semblait bien, d’autre part, qu’il ne savait trop s’il avait ou non affaire à Underhay, ce qui était assez surprenant, puisque Rosaleen Cloade aurait pu tout de suite lui dire si cet homme était ou non son mari. Puisqu’elle peut lui donner le renseignement, pourquoi expédie-t-il Rosaleen à Londres, avant même qu’elle n’ait pu entrevoir le personnage ? Une seule explication possible : parce qu’il ne peut pas risquer de laisser voir Rosaleen à cet homme qui, s’il est Underhay, découvrira immédiatement l’imposture. Hunter estime que ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de payer pour acheter le silence du maître chanteur, puis de rentrer aux États-Unis.

« Là-dessus, Arden est assassiné et le major Porter identifie le cadavre comme étant celui de Robert Underhay. David Hunter, de sa vie entière, ne s’est trouvé en posture si critique ! Pour comble de malheur, la fille commence à devenir peu sûre. Sa conscience ne lui laisse pas de repos, elle a des crises d’abattement, un jour ou l’autre elle dira tout… et les tribunaux auront à s’occuper de Hunter. Sur le plan sentimental aussi, elle l’ennuie : il a découvert qu’il était amoureux de vous. Il décide donc de prendre ses précautions : Eileen mourra. Il glisse un cachet de morphine dans les somnifères que le docteur Cloade a prescrits à la jeune femme, il insiste pour qu’elle n’oublie pas, chaque soir, de prendre son cachet et fait en sorte qu’elle s’imagine avoir tout à redouter des Cloade. On ne le soupçonnera pas, puisque la mort de sa sœur le privera d’une fortune qui va revenir aux Cloade. C’était son plus bel atout : l’absence de mobile. Je vous l’ai dit, d’un bout à l’autre, cette affaire n’avait pas le sens commun…

Poirot s’interrompit. Le commissaire Spence entrait.

— Alors ? dit Poirot.

— Tout va bien. Nous l’avons…

Très bas, Lynn demanda :

— Il a… parlé ?

— Il s’est contenté de dire qu’il en avait eu pour son argent. Puis, comme je lui donnais connaissance, comme le veut la loi, des motifs de son arrestation, il m’a coupé la parole pour me dire : « N’insistez pas, mon vieux, j’ai compris ! Quand je joue, je sais quand j’ai perdu ! »

Des vers chantaient dans la mémoire de Poirot :

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