VII
— Rowley, peux-tu me prêter cinq cents livres ?
Rowley considéra avec surprise Lynn, qui se tenait devant lui, très pâle, les lèvres sèches, tout essoufflée encore d’avoir couru. Il répondit, un peu sur le ton qu’il prenait quand il voulait calmer un cheval :
— Voyons, Lynn, voyons ! Ne nous énervons pas. Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai besoin de cinq cents livres.
— Ma foi, c’est une somme qui m’arrangerait bien, moi aussi !
— Je parle sérieusement, Rowley. Peux-tu me prêter cinq cents livres ?
— À vrai dire, Lynn, j’ai déjà un découvert. Avec ce nouveau tracteur…
Elle l’interrompit. Les détails ne l’intéressaient pas.
— Oui…
— Mais, s’il le fallait, tu pourrais te procurer de l’argent ?
— Pourquoi en as-tu besoin ? Tu es dans le pétrin ?
D’un mouvement de la tête, elle montra le haut de la colline.
— C’est pour lui !
— Pour Hunter ? Comment diable…
— C’est maman. Elle lui a emprunté de l’argent. En ce moment, elle est… financièrement… assez embêtée.
— Je m’en doute. Elle n’a pas la vie facile, je le sais.
Il ajouta :
— Je voudrais bien pouvoir faire quelque chose. Malheureusement, je ne peux vraiment pas !
— Je ne peux pas supporter l’idée qu’elle doit de l’argent à David !
— Il ne faut pas te frapper, Lynn. En réalité, cet argent, c’est Rosaleen qui l’avance. Dans le fond, c’est normal !
— Et pourquoi donc ?
— Parce que je ne vois pas pourquoi Rosaleen ne nous donnerait pas un petit coup d’épaule de temps en temps. En mourant sans avoir fait de testament, le vieux Gordon nous a joué un sale tour. Je suis sûr que Rosaleen, si on lui explique clairement ce qui en est, comprend parfaitement que nous sommes un peu en droit de compter sur son aide.
— Tu lui as emprunté de l’argent ?
— Non… Le cas n’est pas tout à fait le même : je ne me vois pas très bien allant taper une femme…
— Est-ce que tu te rends compte qu’il me déplaît, à moi, de devoir quelque chose à David Hunter ?
— Mais tu ne lui dois rien ! Ce n’est pas son argent !
— Allons donc ! Rosaleen est complètement sous sa coupe.
— Possible. Mais, légalement, ce n’est pas son argent !
— Et tu ne peux pas m’en prêter ?
— Comprends-moi, Lynn ! Si tu étais vraiment dans une situation impossible, si tu avais des dettes, si quelqu’un te faisait chanter, je pourrais vendre un bout de terrain ou du matériel, mais ce serait une opération désastreuse. Pour le moment, j’arrive à me maintenir à peu près, mais on ne sait jamais ce que le gouvernement va encore décider et on est sûr d’être victime à tous les coups… Si je te disais que j’ai tellement d’imprimés à remplir qu’il m’arrive quelquefois de rester dessus jusqu’à minuit ? Un homme seul ne peut pas en sortir !
Elle dit, amère :
— Je sais ! Si seulement Johnnie n’avait pas été tué…
D’une voix rageuse, il lui coupa la parole.
— Laisse donc Johnnie tranquille ! Qui est-ce qui te parle de Johnnie ?
Elle le regarda avec stupeur. Il était tout congestionné et paraissait avoir peine à dominer sa colère. Elle lui tourna le dos et, lentement, reprit le chemin de White House.
— Cet argent, Mums, peux-tu le rendre ?
— Qu’est-ce que tu me demandes là, ma chérie ? Dès que je l’ai eu, je suis allée directement à la banque. Ensuite, j’ai payé Arthurs, puis Bodgliam et aussi Knebworth, qui commençait à me harceler. Tu n’imagines pas le soulagement que cela a été pour moi. Il y avait des nuits que je n’en dormais plus. Sois gentille, Lynn, et comprends-moi !
Lynn eut un sourire amer.
— Et, naturellement, tu auras encore recours à elle à l’occasion ?
— C’est-à-dire, ma chérie, que j’espère que ce ne sera pas nécessaire. Je fais très attention, tu le sais, mais tout augmente tellement…
— Que nous serons obligées de continuer à mendier !
Adela devint écarlate.
— Tu as une singulière façon de présenter les choses, Lynn. Comme je l’ai expliqué à Rosaleen, nous avons toujours dépendu de Gordon…
— C’est bien là notre tort ! Nous n’aurions pas dû et il a cent fois raison de nous mépriser.
— Qui donc nous méprise ?
— David Hunter.
Mrs Marchmont se redressa avec dignité.
— Je ne vois pas en quoi ce que pense ce monsieur peut avoir la moindre importance. Fort heureusement, il n’était pas là quand je suis allée à « Furrowbank » ! Il aurait très bien pu influencer cette fille, qui, naturellement, ne voit que par lui.
Lynn resta silencieuse un instant.
— Que voulais-tu dire, demanda-t-elle ensuite, quand, l’autre jour, parlant de lui, tu disais « si tant est que ce soit son frère » ?
Mrs Marchmont, assez embarrassée, hésita un peu avant de répondre.
— Que veux-tu que je te dise ? On a beaucoup jasé…
Lynn semblait attendre des explications plus complètes. Mrs Marchmont toussa et poursuivit :
— Ces aventurières – tu admets avec moi, j’imagine, que le pauvre Gordon a été roulé ? — ces aventurières ont généralement avec elles un jeune… associé, qui reste dans la coulisse. Supposons qu’elle ait dit à Gordon qu’elle avait un frère. Plus tard, apparaît ce David. Comment Gordon saurait-il s’il est ou non ce frère dont elle lui a parlé ? Il est persuadé que cette femme l’adore, il lui fait confiance et ne voit par conséquent aucun inconvénient à ce que le prétendu « frère » les accompagne en Angleterre…
— Je ne peux pas croire ça !
Lynn avait parlé avec une telle énergie que Mrs Marchmont, surprise, haussa les sourcils.
— Vraiment, ma chère Lynn…
— Non, poursuivait Lynn, il n’est pas comme ça ! Et elle non plus ! Elle est sotte, peut-être, mais elle est gentille… Oui, vraiment gentille ! Vous ne voulez pas en convenir, parce que vous avez des idées préconçues, mais c’est une brave fille et je ne crois pas un mot de tout ce que tu viens de me raconter !
Mrs Marchmont répliqua d’un ton pincé :
— En tout cas, Lynn, ce n’est pas une raison pour crier comme tu le fais !
VIII
Une huitaine de jours plus tard, le train de 5 h 25 déposait à la gare de Warmsley Heath un homme, grand et bronzé, qui portait un havresac. Sur le quai d’en face, quelques joueurs de golf attendaient le train qui les ramènerait à Londres.
L’homme au havresac sortit de la gare, hésita un instant sur le chemin qu’il devait prendre, puis, apercevant le poteau indicateur s’engagea d’un pas déterminé sur le sentier qui conduisait à Warmsley Vale.
À Long Willows, Rowley Cloade achevait de se faire une tasse de thé, quand une ombre qui s’allongeait sur la table de la cuisine lui fit lever les yeux. Il s’attendait à apercevoir Lynn et ce fut avec autant de désappointement que de surprise qu’il découvrit que la jeune femme qui se tenait debout sur le seuil n’était autre que Rosaleen Cloade.
Elle portait une robe fort simple, avec de larges rayures orange et vertes, une robe « paysanne » d’une simplicité étudiée, qui avait certainement coûté beaucoup plus cher que Rowley ne l’imaginait. Il la voyait pour la première fois vêtue autrement que comme un mannequin qui promène des modèles appartenant à la maison qui l’emploie et elle lui apparaissait comme une Rosaleen nouvelle.
Ainsi habillée, elle ne pouvait, avec ses boucles sombres et ses adorables yeux bleus, renier ses origines irlandaises.
— Il fait si beau, dit-elle, que je suis venue jusqu’ici en me promenant.
Elle semblait avoir renoncé à l’articulation maniérée qui était ordinairement la sienne et sa voix aussi était bien d’Irlande. Elle ajouta :
— David est à Londres.
Elle avait dit cela en rougissant légèrement. Elle puisa une cigarette dans un étui tiré de son sac, en offrit une à Rowley qui la refusa d’un signe de tête, puis essaya d’allumer la sienne avec un ravissant petit briquet en or. Comme elle n’arrivait pas à le faire fonctionner, il le lui prit des mains, fit tourner la mollette d’un coup de pouce très sec et présenta du feu à la jeune femme. Tandis qu’elle se penchait vers lui, il remarqua la longueur de ses cils qui posaient une ombre sur ses joues. Il était en train de penser que le vieux Gordon avait bon goût quand, reculant d’un pas, elle dit, sur un ton de sincère admiration :
— Elle est superbe, cette génisse que vous avez dans le pré du haut !
Surpris et ravi, Rowley se mit à parler de la ferme. Elle l’écoutait avec un intérêt qui n’était point feint, plaçant de temps à autre dans la conversation des remarques qui prouvaient que les choses de la campagne ne lui étaient pas étrangères.
— Mais, s’écria-t-il, vous auriez été pour un fermier l’épouse idéale !
Elle rougit.
— Nous avions une ferme en Irlande. Avant de venir en Angleterre et de…
Elle hésitait. Il dit :
— Et de faire du théâtre ?
Elle sourit.
— Ce n’est pas tellement loin ! Vous savez, Rowley, que je serais encore très capable de traire vos vaches !
C’était vraiment une nouvelle Rosaleen. David Hunter eût-il aimé ces allusions à des travaux de fermière ? Rowley en doutait. David s’efforçait de donner l’impression que la famille était de vieille noblesse irlandaise. Rosaleen devait serrer la vérité de plus près. Son histoire était facile à reconstituer : la ferme, la passion du théâtre, la tournée en Afrique du Sud, un premier mariage, une période d’isolement au cœur de l’Afrique centrale, une évasion, une parenthèse, puis, finalement, un second mariage, à New York, avec un millionnaire…
Rosaleen, c’était incontestable, avait fait du chemin depuis le temps où elle trayait les vaches ! Ce qui ne l’empêchait pas d’avoir conservé l’air innocent et candide des gens dont la vie a été sans histoire. Était-il possible, d’ailleurs, qu’elle eût déjà vingt-six ans ? Elle paraissait si jeune…
— À quoi pensez-vous, Rowley ? demanda-t-elle brusquement.
— J’étais en train de me dire, répondit-il, que vous aimeriez peut-être visiter la ferme et la laiterie.
— Ça me ferait grand plaisir !
Il lui fit faire le tour du propriétaire, puis parla de lui offrir le thé. Elle consulta sa montre.
— Impossible, Rowley ! Il est déjà terriblement tard et il vaut mieux que je rentre. David doit revenir par le train de 5 h 20 et il va se demander ce que je suis devenue !