Le Gentilhomme pauvre

Chapitre 11

 

Nous aussi, voyageons en esprit, ettransportons-nous en France, à Nancy, à la recherche deM. de Vlierbecke et de sa fille. Parcourons nombre depetites rues étroites du quartier dit, la Vieille-Ville, etarrêtons-nous enfin devant une petite boutique de cordonnier. C’estici. Traversez la boutique, montez l’escalier… Plus haut encore…Ouvrez cette petite porte.

Tout ici annonce l’indigence, bien qu’il règnepartout une netteté et une propreté exquises. Les rideaux du petitlit sont d’une blancheur de neige ; le poêle de fonte estsoigneusement poli par la mine de plomb ; le sol est saupoudréde sable à la mode flamande…

Devant la fenêtre ouverte, des marguerites etdes violettes fleurissent au soleil… À côté est suspendue une cageoù est renfermé un pinson.

Quel calme règne dans cette petitechambre ! Pas un souffle n’en trouble la paisiblesolitude.

Cependant, près de la fenêtre est assise unejeune fille ; mais elle est tellement occupée d’un travail delingerie, qu’on ne remarque en elle d’autre mouvement que le rapideva-et-vient de sa main droite conduisant l’aiguille.

Le costume de la jeune ouvrière est des plushumbles ; mais il est ajusté avec tant de goût, et tout enelle est si pur et si gracieux, qu’une atmosphère de fraîcheur etde joie semble l’envelopper comme une auréole.

Pauvre Lénora, c’est donc là le sort quit’était réservé ! Cacher ta noble origine sous l’humble toitd’un artisan, chercher loin du lieu de ta naissance un refugecontre l’insulte et le mépris, travailler sans relâche, luttercontre le besoin et les privations, s’affaisser sous le poids duchagrin et de la honte, le cœur déchiré par les inguérissablesblessures de l’humiliation et du désespoir !

Ah ! sans doute la misère a donné à toncharmant visage ses tons jaunes et blafards ; la tristesse abrisé ton âme et ôté à ton regard son doux et rayonnant éclat.Fleur mourante, rongée par un mal caché !

… Oh non ! Dieu merci, il n’en est pasainsi ! Le sang héroïque qui coule dans tes veines t’a rendueforte contre le destin. Ton angélique beauté est plus saisissanteencore qu’autrefois. Si ta vie, renfermée dans un étroit espace, afait perdre à ton teint ses bruns reflets, la douce expression deton visage n’en est que plus touchante, ton beau front n’en est queplus pur et plus éclatant, les teintes rosées de tes joues n’ensont que plus fraîches. Ton œil noir rayonne encore, plein de feuet de vie, sous ses longs cils ; ta bouche fine et charmante agardé toutes les séductions de son doux et virginal sourire.

Peut-être ton cœur renferme-t-il un trésor decourage et d’espérance ; peut-être une image chérieflotte-t-elle encore sous ton regard. N’est-ce pas à la source dusouvenir que tu puises la force de lutter victorieusement contrel’adversité ?

Voyez ! un songe s’empare de la jeunefille. Sa main s’arrête ; elle ne travaille plus. La têteinclinée sur son ouvrage, elle semble regarder fixement lesol ; son âme, emportée vers d’autres contrées, s’abandonne aucourant d’une douce et aimante rêverie.

Elle dépose la toile sur la chaise et se lèvelentement. Penchée vers la fenêtre, elle contemple un instant seshumbles fleurs, cueille une marguerite et l’effeuille avecdistraction ; puis son regard plonge dans l’espace et vas’arrêter sur un châtaignier dont la cime séculaire s’élève aumilieu des toits.

La vue de ce feuillage trop connu impressionnevivement son cœur ; un incompréhensible sourire apparaît surses lèvres ; ses yeux se remplissent de larmes ; en proieà une ardente surexcitation morale, elle aspire à pleine poitrinel’air frais du printemps et les chauds effluves du soleil.L’expression de sa physionomie change souvent ; on dirait queson imagination la transporte au milieu d’êtres aimés, et qu’elleleur parle de joie et de bonheur. Ses lèvres balbutient un nominintelligible qu’accompagne chaque fois un sourire languissant.Peut-être murmure-t-elle le nom de son bien-aimé absent !

Bientôt son regard s’attache avec compassionsur le pinson qui sautille avec inquiétude autour de la cage ets’efforce de briser à coups de bec le treillage de sa prison.

– Pourquoi cherches-tu à nous quitter, cherpetit oiseau ? dit-elle d’une voix douce. Pourquoi veux-tupartir, toi, notre fidèle compagnon dans nos tristesses ?Réjouis-toi donc ! mon père est guéri ! La vie varedevenir pour nous chère et heureuse… Qu’est-ce donc qui te faitvoler tout haletant dans ta cage ? Oh ! c’est dur,n’est-ce pas, cher petit, d’être captif quand on sait qu’au dehorsrègnent joie et liberté, quand on est né au milieu des champs etdes bois, quand on sait que, là seulement, sous le beau soleil deDieu, on mène une vie indépendante et douce ? Ah ! pauvreoiseau, comme toi je suis une enfant de la nature ; moi aussi,j’ai été arrachée du lieu de ma naissance ; moi aussi, jepleure la majestueuse solitude où s’est écoulée mon enfance et lescalmes ombrages qui abritaient mon berceau. Mais un ami t’a-t-ilété, comme à moi, ravi pour toujours ? L’image de celui que tuas jadis aimé vient-elle se mêler à ta tristesse ? Pleures-tuaussi autre chose que l’espace et la liberté ? Mais que tedemandé-je là ? Le temps d’aimer est revenu, n’est-cepas ? Aimer est aussi pour toi le plus doux bonheur de lavie ! je t’ai acheté dans des temps meilleurs ; tu as étési longtemps mon seul compagnon, mon ami…

En prononçant ces mots, la jeune fille portala main à la cage et poursuivit :

– Mais je devine tes douleurs ; je neveux pas être plus longtemps pour toi ce qu’est pour moil’inexorable sort. Tiens, prends ton vol ! Que Dieu teprotège ! Va et savoure pleinement les deux plus grandsbonheurs de toute créature vivante : la liberté etl’amour !… Ah ! quel cri de joie, et comme tu ouvres tesailes toutes grandes ! Adieu ! Adieu !…

Lénora suivit de l’œil l’oiseau, qui montaitvers le ciel en fendant l’air avec la rapidité d’une flèche. Puiselle revint s’asseoir avec un sourire de douce satisfaction, repritson ouvrage, et se remit à travailler avec le même zèlequ’auparavant.

Un quart d’heure s’était écoulé. Lénora levatout à coup la tête, prêta l’oreille, et s’écria d’une voixjoyeuse :

– Ah ! voici mon père ! Puisse-t-ilavoir été heureux !

Elle quitta sa chaise, et alla vers laporte.

M. de Vlierbecke entra dans lachambre un rouleau de papiers à la main, et gagna à pas lents unsiège sur lequel il s’affaissa, épuisé et haletant.

Il était devenu très maigre ; ses yeuxs’étaient en quelque sorte enfoncés dans l’orbite, son regard étaitmorne et languissant, ses joues pâles, toute sa physionomie altéréeet abattue. On s’apercevait qu’une grave maladie avait affaibli enmême temps chez lui les forces du corps et celles de l’âme.

Il était très pauvrement vêtu. On voyait bienpourtant qu’il avait longtemps lutté pour cacher les traces de lamisère ; on n’eût pu découvrir sur ses habits ni une tache, niun grain de poussière ; mais l’étoffe en était usée jusqu’à latrame ; çà et là se trahissaient des raccommodages maldissimulés ; en outre, ses vêtements étaient trop amples ettrop larges pour son corps amaigri. Peut-être l’infortune et lamaladie avaient-elles énervé l’âme forte et virile du gentilhomme,peut-être son courage était-il abattu et son cœur brisé !

Lénora le contempla un instant avec uneprofonde affliction.

– Mon Dieu, mon père, êtes-vous redevenumalade ?

– Non, Lénora, répondit-il ; mais j’aitant de malheur !

La jeune fille l’embrassa tendrement, et, enserrant sa main d’une étreinte caressante :

– Père, père, reprit-elle, il y a huit jours àpeine, vous étiez encore au lit, faible et souffrant. Nous avonsdemandé au ciel votre rétablissement comme le plus grand bonheurqui pût nous être accordé sur la terre. Dieu a exaucé nosprières : vous êtes guéri… et voilà que vous vous désolez denouveau dès la première contrariété. Vos démarches n’ont pas réussiaujourd’hui, n’est-il pas vrai ? Je le vois sur votre visageattristé. Eh bien, qu’est-ce que cela fait ? En quoi cela nousempêche-t-il d’être heureux ? Allons, allons, sachons commeautrefois lutter contre le destin ; soyons forts, et regardonsla misère en face et la tête levée : le courage est aussi unerichesse. Ainsi, père, oubliez votre chagrin ; regardez-moi,suis-je triste ? Est-ce que je me laisse abattre par despensées de désespoir ? Oui, j’ai pleuré, j’ai gémi, j’aisouffert parce que vous étiez miné par la maladie… Mais,maintenant, vous êtes guéri ; maintenant, vienne ce quivoudra, votre Lénora remerciera toujours Dieu de sabonté !…

Le père, souriant doucement à la courageuseexaltation de sa fille, répondit avec un soupir :

– Pauvre Lénora ! tu cherches à te rendreforte pour me raffermir et me consoler. Que le ciel te récompensede tant d’amour ! Je sais où tu puises tout ton courage ;et cependant, cher ange que Dieu m’a donné, ta parole et tonsourire ont une telle puissance sur moi, qu’on dirait qu’une partde ton âme passe avec eux dans mon âme. Je suis revenu le cœurbrisé, la tête perdue, affaissé par le désespoir ; ton regarda suffi pour me consoler…

– Allons, père, dit la jeune fille enl’interrompant et en multipliant ses caresses, racontez-moi vosaventures ; je vous dirai ensuite quelque chose qui vousréjouira.

– Hélas ! mon enfant, je me suis rendu aupensionnat de M. Roncevaux pour reprendre nos leçonsd’anglais. Pendant ma maladie, un Anglais en a été chargé ;nous avons donc perdu notre meilleur morceau de pain.

– Et la leçon d’allemand de mademoisellePauline ?

– Mademoiselle Pauline est partie pourStrasbourg ; elle ne reviendra plus. Tu le vois bien, Lénora,nous perdons tout à la fois. N’avais-je pas de bonnes raisons pourm’affliger ? Toi-même parais frappée par cette malheureusenouvelle ; tu pâlis, il me semble.

La jeune fille, en effet, baissait les yeux etparaissait surprise et consternée ; mais l’appel de son pèrelui rendit la conscience d’elle-même, et elle répondit en faisantun effort pour paraître joyeuse :

– Je songeais à la peine que ces congés ont dûvous faire, mon père, et vraiment j’en étais profondémentaffligée ; et cependant je trouve encore des motifs d’êtrejoyeuse. Oui, père, car moi, au moins, j’ai de bonnesnouvelles !…

– En vérité ? Tu m’étonnes !

La jeune fille montra du doigt sa chaise.

– Voyez-vous cette toile ? Je dois enfaire une douzaine de chemises, de chemises fines ! Et, quandcela sera fini, on m’en rendra autant ! On me donne un beausalaire… Et je sais quelque chose qui vaut mieux encore ; maisce n’est qu’une espérance…

Lénora avait prononcé ces paroles avec unejoie si vive et si réelle, que le père en subit l’influence etsourit lui-même de contentement.

– Eh bien, eh bien, demanda-t-il, qu’est-cedonc qui te rend si heureuse ?

Comme si la jeune fille se reprochait deperdre le temps, elle se rassit et se remit à coudre. Elle étaitvisiblement enchantée d’avoir triomphé de la tristesse de son père.Elle répondit en plaisantant à demi :

– Ah ! vous ne le devineriezjamais ! Savez-vous, mon père, qui m’a donné tout cetouvrage ? C’est la riche dame qui habite la maison à portecochère du coin de la rue. Elle m’a fait appeler ce matin, et jesuis allée chez elle pendant votre absence. Vous êtes surpris,n’est-ce pas, père ?

– En effet, Lénora. Tu parles de madame deRoyan, pour laquelle on t’avait chargée de broder ces beauxcols ? Comment te connaît-elle ?

– Je ne le sais pas. Probablement la maîtressequi m’a confié ce travail difficile lui aura dit qui l’avait fait.Elle doit même lui avoir parlé de votre maladie et de notrepauvreté ; car madame de Royan en sait sur nous bien plus quevous ne pourriez le supposer.

– Ciel ! elle ne sait cependantpas… ?

– Non, elle ne sait rien ni sur notre nom, nisur notre pays…

– Continue, Lénora ; tu piques macuriosité. Je vois bien que tu veux me tourmenter.

– Eh bien, père, puisque vous êtes bienfatigué, je vais abréger. Madame de Royan m’a reçue avec beaucoupd’affabilité ; elle m’a fait compliment sur mes bellesbroderies ; puis elle m’a interrogée sur nos malheurs passés,et m’a consolée et encouragée. Et voici ce qu’elle m’a dit en mefaisant donner la toile par sa femme de chambre :« Allez, mon enfant, travaillez avec courage et soyez toujoursaussi sage : je serai votre protectrice. J’ai moi-mêmepassablement de couture à faire faire ; vous allez travaillerpour moi seule pendant deux mois, peut-être ; mais ce n’estpas assez ; je vous recommanderai à mes nombreusesconnaissances ; et je veillerai à ce que vous trouviez dansvotre travail de quoi vous mettre, vous et votre père malade,au-dessus de tout besoin… » Et moi, les larmes aux yeux, j’aisaisi sa main et l’ai baisée. Cette noble et délicate façon d’agirqui me donnait, non une aumône, mais du travail, m’avaitprofondément touchée. Madame de Royan lut ma reconnaissance dansmes yeux, et me dit avec bien plus de bienveillance encore, en meposant la main sur l’épaule : « Et maintenant, courage,Lénora ; un temps viendra où vous devrez prendre desapprenties pour vous aider ; et c’est ainsi qu’on arrive pardegrés à devenir maîtresse d’atelier. » Oui, père, voilà cequ’elle a dit ; je sais ses paroles par cœur !

Elle s’élança vers son père, l’embrassa etajouta avec effusion :

– Qu’en dites-vous maintenant, père ? nesont-ce pas là de bonnes nouvelles ? Quisait ? Des apprenties, un atelier, un magasin, une servante…Vous tenez les livres et faites l’achat des étoffes… Je suis dansl’atelier, derrière un comptoir, surveillant le travail desouvrières. Oh ! mon Dieu, c’est beau pourtant, d’être heureuxet de savoir qu’on doit tout au travail de ses mains… Alors, monpère, votre promesse serait bien remplie, alors vous pourriezpasser vos vieux jours dans un doux bien-être !

Il y avait dans le sourire deM. de Vlierbecke une si éclatante sérénité, une si viveexpression de bonheur se reflétait sur son visage amaigri, qu’onvoyait qu’il s’était laissé fasciner par les paroles de sa fille,au point d’oublier tout à fait leur situation présente. Lui-mêmes’en aperçut bientôt et dit en secouant la tête :

– Lénora, Lénora, douce magicienne, comme tume séduis facilement ! Comme un enfant, j’ai été attaché à tesparoles et j’ai cru fermement au bonheur que tu nous promets. Quoiqu’il en soit, nous n’en avons pas moins à remercier Dieu… Maisparlons sérieusement. Le cordonnier m’a parlé de nouveau du loyeret m’a prié de le payer. Nous lui devons encore vingt francs,n’est-ce pas ?

– Oui, vingt francs de loyer, et douze francsenviron chez l’épicier. C’est tout. Dès que ces chemises serontfaites, nous donnerons mon salaire comme acompte au cordonnier, etil sera content. L’épicier consent encore à nous faire crédit. J’aireçu deux francs et demi pour mon dernier ouvrage. Vous le voyezbien, père, nous sommes encore riches, et, avant un mois, nousn’aurons plus de dettes. Vous êtes guéri, vos forces reviendrontbien vite… l’été arrive, tout nous sourit… Ah ! nous allonsredevenir heureux !

M. de Vlierbecke paraissait toutconsolé ; un nouveau courage brillait dans ses yeux noirs, etson regard s’était tout à fait rasséréné Il s’approcha de la table,et, ouvrant le rouleau de papiers :

– J’ai un peu de travail aussi, Lénora.M. le professeur Delsaux m’a donné quelques morceaux demusique à copier pour ses élèves. Cela me rapportera bien quatrefrancs en une couple de jours. Maintenant, demeure un peutranquille, ma chère fille ; mon esprit est encore sidistrait, qu’en parlant je ferais trop de fautes et gâteraispeut-être le papier.

– Je puis chanter pourtant, n’est-ce pas,père ?

– Oh oui ! loin de me troubler, toutchant me réjouit, au contraire, sans détourner mon attention…

Le père se mit à écrire, tandis que Lénora,d’une voix douce et joyeuse, redisait toutes ses chansons etépanchait son cœur dans de ravissantes mélodies. Elle cousait enmême temps d’une main diligente, et jetait de temps en temps unregard sur son père, épiant sur ses traits, pour la combattre aubesoin, toute pensée triste qui aurait pu se glisser dans sonesprit.

Tous deux étaient occupés ainsi depuis trèslongtemps, lorsque Lénora entendit sonner l’heure à l’égliseparoissiale. Elle déposa son ouvrage, prit un panier derrière lepoêle, et, le passant à son bras, se disposa à quitter la chambre.Le père, qui avait remarqué ces préparatifs, demanda d’une voixsurprise :

– Quoi ! déjà, Lénora ?

– Onze heures et demie viennent de sonner,père.

Sans faire aucune autre observation,M. de Vlierbecke reporta les yeux sur ses feuilles demusique et continua d’écrire. La jeune fille descendit l’escalierd’un pas rapide et léger. Elle fut bientôt de retour, rapportantson panier rempli de pommes de terre et un autre objet encore,enveloppé dans du papier, mais qu’à son entrée dans la chambre,elle cacha sous son tablier.

Elle versa de l’eau dans un pot, plaçacelui-ci auprès d’elle et commença à peler les pommes de terre enchantant. Très habile à la besogne, les pelures fuyaient rapidementsous ses doigts, et elle eut bientôt fini.

Elle alluma le poêle, lava les pommes de terreet les mit sur le feu. Sur la buse, elle plaça un petit pot avec unpeu de beurre et beaucoup de vinaigre.

Jusque-là, le père ne s’était pas détourné deson travail ; il voyait tous les jours préparer ledîner : et il était rare que quelque mets nouveau parût sur lefeu. Mais, cette fois, à peine les pommes de terre furent-ellescuites, qu’un agréable fumet se répandit dans la chambre.M. de Vlierbecke regarda sa fille avec surprise et ditd’un ton de reproche :

– De la viande ! un mercredi !Lénora, mon enfant, nous devons être économes, tu le sais bien.

– Ah ! mon père, répondit Lénora souriantà demi, ne vous fâchez pas : le docteur l’a ordonné.

– Tu me trompes pour le coup, n’est-cepas ?

– Non, non, le docteur a dit que vous aviezbesoin de viande trois fois par semaine au moins, si nous pouvionsnous en procurer. Cela vous fera tant de bien, père, et ranimera sivite vos forces.

– Et nos dettes arriérées, Lénora ?

– Allons, allons, père, laissez-moifaire ; chacun recevra satisfaction et sera content. Ne vousen inquiétez pas davantage ; je réponds de tout. Etmaintenant, ayez la bonté de ranger vos papiers pour que je mettela nappe.

Le père secoua la tête et fit ce que demandaitLénora. Celle-ci couvrit la table d’une nappe petite, mais blanchecomme la neige, et posa dessus deux assiettes et le plat de pommesde terre. C’était une humble table où tout était pauvre etvulgaire ; mais aussi tout était si net, si frais, siappétissant, que l’humble table eût souri même à un riche.

Le père et la fille prirent place etcourbèrent le front en joignant les mains pour remercier Dieu de lanourriture qu’il leur avait accordée.

La calme prière montait encore vers le cielcomme un doux murmure, lorsqu’un bruit de voix se fit soudainentendre dans l’escalier.

Lénora, saisie d’un tremblement violent,interrompit subitement sa prière. L’œil tout grand ouvert, etpenchée vers la porte, elle écoutait une chose qui lui semblaitinexplicable et impossible, et qui pourtant la frappait de surpriseet d’effroi.

Le père, interdit à la vue de l’étrangeémotion de sa fille, regardait celle-ci comme s’il voulait luidemander la cause de son trouble ; mais Lénora lui fit signede la main pour lui imposer silence.

De nouvelles exclamations retentirent plusdistinctement jusqu’à la petite chambre. Lénora reconnut l’accentde cette voix. Comme si un coup de foudre l’eût frappée, elles’élança d’un bond avec un cri d’angoisse vers la porte, la fermaet appuya de la main et des épaules pour empêcher d’entrer.

– Lénora, pour l’amour de Dieu, quecrains-tu ? s’écria le père épouvanté.

– Gustave ! Gustave ! dit la jeunefille d’une voix frémissante. Il est là ! il vient !Oh ! ôtez tout, cela de cette table ! Lui seul ne doitpas s’apercevoir de notre misère !

Le visage de M. de Vlierbeckes’assombrit ; sa tête se releva avec fierté ; son regards’alluma et prit une expression sévère. Il s’avança muet vers safille et l’écarta de la porte. Lénora s’enfuit à l’extrémité de lachambre et pencha son front, où montait la rougeur de la honte.

La porte s’ouvrit vivement ; un jeunehomme s’élança dans la chambre avec un cri de joie, et courut, lesbras tendus vers la jeune fille tremblante, en mêlant, dans sonégarement, le nom de Lénora à des mots inintelligibles. Sans doute,dans son aveugle transport, il eût sauté au cou de Lénora ;mais la main étendue et le regard austère du père l’arrêtèrent toutà coup.

Il s’arrêta donc, promena un regard stupéfaitautour de la chambre, et remarqua le triste repas et les misérablesvêtements du vieillard et de la jeune fille. Cet examen dutl’affecter péniblement, car il porta convulsivement les mains à sesyeux et s’écria avec désespoir :

– Mon Dieu ! c’est donc ainsi qu’il avécu !

Mais il ne demeura pas longtemps sous le poidsde cette amère réflexion ; il s’élança de nouveau vers Lénora,s’empara de force de ses deux mains et les étreignit fiévreusement,disant :

– Ô Lénora, ma bien-aimée, regarde-moi, que jesache si ton cœur a conservé le doux souvenir de notreamour !

La jeune fille répondit par un regard pleind’émotion, un regard où se révélait tout entière son âme pure etaimante.

– Ô bonheur ! s’écria Gustave avecenthousiasme, c’est toujours ma douce et chère Lénora ! Dieusoit béni ! aucune puissance ne peut plus m’enlever mafiancée ! Ô Lénora, reçois, reçois le baiser desfiançailles !

Il tendit les bras vers elle ; Lénora,tremblante d’angoisse et de bonheur à la fois, demeura immobile,rougissante et le regard baissé, comme si elle eût attendu cebaiser solennel ; mais, avant que le jeune homme eût eu letemps de céder à la passion qui l’emportait,M. de Vlierbecke était près de lui et, saisissanténergiquement sa main, paralysait son élan.

– Monsieur Denecker, dit d’une voix sévère lepère ému, veuillez modérer votre joie. Assurément, nous sommesheureux de vous revoir… mais il n’est permis ni à vous ni à nousd’oublier ce que nous sommes… Respectez notre indigence…

– Que dites-vous ? s’écria Gustave. Ceque vous êtes ? Vous êtes mon ami, mon père ! Lénora estma fiancée !… Ciel ! pourquoi ce regard dereproche ? je m’égare… Je ne sais ce que je fais…

Il ressaisit la main de Lénora, l’attira prèsde son père, et dit avec précipitation :

– Écoutez !… Mon oncle est mort enItalie ; il m’a fait son héritier universel ; il m’aordonné à son lit de mort d’épouser Lénora ; j’ai remué cielet terre pour vous trouver ; j’ai souffert et pleuré longtempsloin de ma bien-aimée, je vous ai découverts enfin ! Etmaintenant, je viens chercher la récompense de messouffrances ; ma fortune, mon cœur, ma vie, je mets tout à vospieds, et, en échange, j’implore le bonheur de conduire Lénora àl’autel. Ô mon père, accordez-moi cette insigne faveur !Venez, le Grinselhof vous attend ; je l’ai acheté pourvous : tout s’y trouve encore ; les portraits de vosancêtres ont repris leur place, tout ce qui vous était cher y estrevenu. Venez, je veux vous rendre heureux, si heureux !J’aimerai votre Lénora…

L’expression du visage deM. de Vlierbecke n’avait pas changé ; seulement, sesyeux paraissaient s’humecter lentement :

– Ah ! s’écria Gustave avec uneexaltation croissante, rien sur la terre ne peut m’enlever Lénora…pas même le pouvoir d’un père ! C’est Dieu qui me l’adonnée !

Il tomba à genoux devantM. de Vlierbecke, leva vers lui des mains suppliantes enmurmurant :

– Oh ! pardon ! Non, non ; vousne voudrez pas me frapper du coup de la mort. Mon père, mon père,au nom de Dieu, donnez-moi votre bénédiction… Votre froideur mefait mourir !

M. de Vlierbecke semblait avoiroublié le jeune homme, et ses yeux étaient levés au ciel comme s’ileût adressé à Dieu une fervente prière. Sa voix se fit enfinentendre distinctement ; il disait, le regard plein delarmes :

– Marguerite, Marguerite, réjouis-toi dans lesein de Dieu ; ma promesse est accomplie ; ton enfantsera heureuse sur la terre !

Gustave et Lénora, tremblants d’espoir,interrogeaient ses yeux ; il releva le jeune homme, l’embrassaavec effusion, et dit :

– Gustave, mon fils chéri, que le Ciel bénisseton amour. Rends ma fille heureuse ; elle est tafiancée !

– Gustave ! Gustave, mon fiancé !s’écria la jeune fille en se jetant en même temps dans leurs bras àtous deux, et en les embrassant dans une même étreinte.

Et le premier baiser d’amour, le baiser sacrédes fiançailles, fut échangé sur le sein de cet heureux père, quiversait les plus douces larmes sur la tête de ses enfantsprosternés, en étendant au-dessus d’eux ses mains bénissantes.

Et maintenant, cher lecteur, je dois vousavertir que, pour certains motifs, je vous ai caché la situation etmême le nom du château des seigneurs de Vlierbecke. Par conséquent,aucun de vous ne saura où Gustave habite avec sa douce Lénora.

Quant à ce qui me concerne, j’ai vu et jeconnais monsieur et madame Denecker, et même je me suis souventpromené autour du Grinselhof avec leurs deux gentils enfants etavec M. de Vlierbecke, leur grand-père.

Il est encore profondément gravé dans monsouvenir, le ravissant tableau de bonheur domestique, de paix etd’amour qu’il m’a été donné de contempler parfois, lorsque le vieuxgentilhomme, assis sur un banc du jardin, cherchait déjà à fairecomprendre à ces deux petits anges las de jouer, les grandes forcesqui agissent dans la nature, que la petite Adeline montait sur sesgenoux pour lui caresser les joues, et que le remuant Isidorechevauchait avec une joie folle sur sa jambe complaisante, tandisque M. Denecker et sa femme muets et se serrant la main,contemplaient avec une intime jouissance le bonheur de l’aïeul etles jeux des enfants…

Je ne vous dirai pas qui m’a raconté cettehistoire ; il vous suffira de savoir que je connais toutes lespersonnes qui y jouent un rôle, et même que je me suis plus d’unefois assis à la table de Jean, le fermier, avec sa femme Beth et laservante Catherine, qui aiment passablement à jaser et surtout àdire du bien de leurs bienfaiteurs.

FIN

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