Le Gentilhomme pauvre

Chapitre 3

 

Le lendemain, dès que les premières rougeursdu matin vinrent colorer l’horizon, chacun se mit à l’œuvre auGrinselhof. La fermière et sa servante nettoyaient les escaliers etle corridor ; le fermier appropriait l’écurie ; son filsarrachait les mauvaises herbes des grandes allées du jardin. Debonne heure, Lénora époussetait tout, dans la salle à manger, etdisposait artistement les petits objets de fantaisie quigarnissaient l’armoire et la cheminée.

C’était une vie et un mouvement comme on n’enavait pas vu au Grinselhof depuis dix ans. On s’apercevait que lesgens de la ferme y allaient de tout cœur ; sur leur visageresplendissait une expression de triomphe, comme s’ils eussent étéenchantés de combattre cette mortelle solitude qui, pendant silongtemps, avait régné sans contestation dans ces lieux.

M. de Vlierbecke, bien qu’il fûtintérieurement plus ému que les autres, se promenait çà et là avecun calme apparent, et allait de l’un à l’autre, encourageant chacunpar quelques paroles affables, et dirigeant tout sans laissernéanmoins paraître le moins du monde qu’il se préoccupât beaucoupde ce qui allait arriver. Il flattait, en souriant, l’amour-proprede ces gens simples, et leur donnait à entendre, sous le voiled’une bienveillante plaisanterie, que ce serait un honneur pour euxsi ses hôtes se montraient satisfaits de la réception.

Jamais le fermier ni sa femme n’avaient vuM. de Vlierbecke si bon et si gai ; et, comme ilsl’honoraient et l’aimaient sincèrement, ils n’étaient pas moinsjoyeux de le voir dans cette disposition que si c’eût été kermesseau Grinselhof. Ils ne devinaient pas que le pauvre gentilhomme, nepouvant les récompenser de leur zèle par de l’argent, s’efforçaitde payer leur travail en témoignages d’affection et d’amitié.

Lorsque les plus grands préparatifs furentfaits et que le soleil fut plus haut dans le ciel,M. de Vlierbecke appela sa fille et lui donna sesinstructions pour le dîner. Le rôle de la jeune fille se bornait àsurveiller et à indiquer à la fermière comment elle devait préparerles mets qui lui étaient inconnus.

Les vieux fourneaux furent allumés, le boisflamba et pétilla dans la cheminée, les charbons ardents rougirentsur les réchauds, et la fumée s’échappa au-dessus du toit encapricieux tourbillons.

La bourriche fut ouverte : pouletsfarcis, pâtés et autres mets choisis apparurent ; on apportades paniers remplis de petits pois, de fèves, de légumes de touteespèce ; les femmes se mirent à éplucher, écosser,nettoyer.

Lénora elle-même prit part à ce travail, etengagea joyeusement la conversation avec la fermière et saservante. Cette dernière, qui n’avait vu que très rarement la jeunefille de près et ne s’était jamais trouvée aussi longtemps en saprésence, contemplait ses traits fins et délicats, sa taille svelteet élancée, ses yeux pleins d’animation et de feu, avec une sorted’admiration et de respect infini. Ces sentiments se peignirentplus profondément sur le visage de la servante, lorsques’échappèrent de la bouche de Lénora rêveuse quelques notes d’unechanson populaire bien connue.

La servante quitta sa chaise, s’approchatimidement de sa maîtresse, et lui dit, d’un ton de prière, àl’oreille, mais assez haut pour être comprise de Lénora :

– Oh ! fermière, priez un peu lademoiselle de chanter un ou deux couplets de cette chanson. Je l’aientendue avant-hier, et c’était si beau, si beau, que je suisrestée un quart d’heure à pleurer derrière les noisetiers comme uneimbécile que je suis.

– Oh ! oui ! dit la fermière d’unevoix suppliante, si cela ne vous fatigue pas trop, mademoiselle,cela nous fera tant de plaisir ! Vous avez une voix comme unrossignol, et je sais aussi, mademoiselle, que ma mère – elle estdepuis longtemps auprès du bon Dieu – m’endormait toujours aveccette chanson. Ah ! chantez-nous-la !

– Elle est si longue ! dit Lénora ensouriant.

– Quand ce ne serait que quelquescouplets ! C’est aujourd’hui un jour de joie !

– Eh bien, dit Lénora, puisque cela peut vousfaire plaisir, pourquoi refuserais-je ? Écoutezdonc !

« Au bord d’un rapide torrent étaitassise une jeune fille désolée ; elle pleurait et gémissaitsur l’herbe baignée de ses larmes ;

« Elle jetait dans le torrent les petitesfleurs qui s’épanouissaient autour d’elle ; elles’écriait : « Ah ! mon père chéri ! ah !mon frère bien-aimé, revenez ! »

« Un homme riche qui se promenait le longdu ruisseau, remarque sa douleur amère. En voyant pleurer la jeunefille, son cœur compatissant se brise.

« Il lui dit : « Parle, jeunefille, et n’aie pas de crainte ; dis-moi pourquoi tu telamentes et te plains ; si c’est possible jet’aiderai. »

« Elle soupire, le regarde d’un airdésolé, et dit : « Ah ! brave homme, vous voyez unepauvre orpheline que Dieu seul peut secourir.

« Ne voyez-vous pas ce monticuleverdoyant ? C’est la tombe de ma mère. Voyez-vous le rivage dece torrent ? C’est de là que mon père est tombé… »

« Le torrent impétueux l’emporta ;il lutta en vain et s’enfonça ; mon frère s’élança aprèslui : hélas ! lui aussi se noya.

« Et maintenant j’ai fui la chaumièredéserte, où il n’y a plus que désolation. »

« Ainsi son cœur plein de tristesseexhale ses plaintes.

« Le seigneur lui dit :« Oh ! ne te plains pas, mon enfant, ton cœur n’est pasfait pour le chagrin ; je veux être ton frère, ton ami etaussi ton père. »

« Il lui prit doucement la main et lanomma sa fiancée ; il lui fit quitter ses misérablesvêtements.

« Maintenant elle a bonne chère et bonsvins, et tout ce que son cœur désire. L’homme riche mérite biend’être remercié pour avoir si noblement agi[2]. »

Au commencement de la dernière strophe,M. de Vlierbecke avait paru sur le seuil de lacuisine ; la fermière se leva respectueusement, et semblacraindre qu’il ne se montrât mécontent de ce qui se passait ;mais il fit signe à sa fille de continuer.

Quand la chanson fut finie, il dit à lafermière d’une voix affable :

– Ah ! ah ! l’on s’amuse ici ?J’en suis charmé, en vérité. J’ai besoin de vous pour quelquesinstants là-haut, ma chère femme.

Suivi de la fermière, il remonta l’escalierqui menait à la salle à manger, où la table dressée était prête àrecevoir les plats. Le jeune paysan y était déjà en livrée et laserviette sur le bras. Après que le gentilhomme eut, par une courteallocution, persuadé à la fermière et à son fils que ce qu’ilallait faire tendait uniquement à les mettre à même de servir àtable avec honneur, il commença avec eux une véritable comédie, etfit répéter à chacun son rôle plusieurs fois.

L’heure du dîner approcha enfin. Tout étaitprêt dans la cuisine ; chacun était à son poste. Lénoras’était habillée et attendait, le cœur palpitant, derrière lesrideaux d’une chambre voisine ; son père, assis sous lecatalpa, un livre à la main, paraissait lire. Il dissimulait ainsiaux yeux des gens de la ferme son émotion croissante.

Il était environ deux heures lorsqu’unmagnifique équipage, attelé de superbes chevaux anglais, entra dansl’enceinte du Grinselhof, et vint s’arrêter devant l’escalier depierre de la maison.

Le gentilhomme souhaita la bienvenue à seshôtes avec cette cordiale dignité qui lui était propre, et adressaquelques paroles affectueuses au jeune homme, tandis que lenégociant donnait à son domestique l’ordre de venir le prendre àcinq heures, des affaires urgentes exigeant sa présence à Anvers lesoir même.

M. Denecker était un gros homme, vêtuavec luxe, mais dont le costume, négligé avec intention, trahissaitla velléité de se donner un air de laisser-aller et d’indépendance.Au demeurant, sa physionomie était assez vulgaire ; à côtéd’une certaine finesse rusée, elle dénotait une bonté de cœurpeut-être trop tempérée par l’indifférence.

Gustave, son neveu, avait un extérieur plusdistingué : il réunissait à une belle taille et un visage mâleet fier les avantages d’une éducation parfaite, et chez lui ladélicatesse des manières et du langage touchait de près augentilhomme. Ses cheveux blonds et ses yeux d’un bleu foncédonnaient à ses traits une expression poétique, tandis que sonregard plein d’énergie et les plis significatifs qui sillonnaientson front faisaient présumer qu’il était largement doté du côté del’intelligence et du sentiment.

M. de Vlierbecke introduisit seshôtes, avec les compliments d’usage, dans le salon où se trouvaitsa fille. Le négociant salua celle-ci avec un bienveillant sourire,et s’écria avec une véritable admiration :

– Si belle ! si séduisante ! etdemeurer cachée dans ce lugubre Grinselhof ! Ah !M. de Vlierbecke, ce n’est pas bien !

Sur ces entrefaites, Gustave s’approchait dela jeune fille et murmurait quelques mots inintelligibles. Tousdeux rougirent, baissèrent les yeux et se prirent à tremblerjusqu’à ce que Gustave s’arrachât à cette émotion et adressât plusdistinctement la parole à Lénora.

Le négociant fit remarquer àM. de Vlierbecke le trouble étrange des jeunes gens, etlui dit à l’oreille :

– Ne voyez-vous pas ce qui se passe ?Moi, je le vois bien ! La tête tourne à mon neveu ; votrefille l’aveugle. Je ne sais où en est leur affection ; mais,s’il ne vous convient pas que ce sentiment grandisse et deviennepeut-être incurable, prenez à temps vos précautions… Il serabientôt trop tard ; car, je vous en préviens, mon neveu, avecsa physionomie tranquille, n’est pas homme à reculer devant unobstacle… Et voyez ! les voilà déjà en pleineconversation : la peur a tout à fait disparu !

M. de Vlierbecke fut profondémenttouché par ces paroles du négociant, qui venaient confirmer sadernière espérance ; mais il n’en laissa rien voir, etrépondit :

– Vous plaisantez, monsieur Denecker, il n’y apas de danger. Tous deux sont jeunes : il n’y a donc riend’étonnant à ce qu’une inclination naturelle les porte l’un versl’autre, mais il n’y a là rien de sérieux. – Allons !ajouta-t-il à haute voix ; on a servi ! À table,messieurs, à table !

Gustave offrit timidement son bras à Lénora,qui l’accepta en tremblant et en rougissant. Tous deux semblaientconfus, embarrassés, et cependant une joie céleste rayonnait dansleurs yeux, et leurs cœurs battaient émus par un ineffablebonheur.

L’oncle, souriant, menaça son neveu du doigt,comme s’il voulait dire : « je vois bien de quoi ils’agit ! »

Ce signe d’intelligence fit rougir encoredavantage le jeune homme, bien que l’assentiment apparent de sononcle lui donnât la plus douce espérance. Lénora ne s’étaitheureusement pas aperçu de la plaisanterie.

On se mit à table ; le gentilhomme seplaça vis-à-vis de M. Denecker, à côté de Gustave, qui, lui,se trouva en face de Lénora.

La fermière apportait les plats ; sonfils servait les convives. Les mets étaient passablement bienpréparés, et le négociant en témoigna à plusieurs reprises sasatisfaction. À part lui il s’étonnait du bon choix et même del’abondance des mets, car il s’était attendu à un très maigrefestin : M. de Vlierbecke n’était-il pas connupartout aux environs comme un riche ladre, d’une avarice et d’uneéconomie sans exemple ?

Cependant, la conversation était devenuegénérale ; Lénora, ayant eu maintes fois à répondre à quelquequestion de sa compétence que lui faisait le négociant, se trouvaplus à son aise et surprit beaucoup ses deux auditeurs par la hauteraison et les connaissances dont elle fit preuve. Il en étaitautrement lorsqu’il lui fallait s’adresser directement àGustave ; alors tout son esprit semblait l’abandonner, etc’était les yeux baissés qu’elle lui donnait une réponse hésitanteet incompréhensible. Le jeune homme ne se montrait guère mieux, et,quoique tous deux fussent heureux au fond du cœur, ils setrouvaient vis-à-vis l’un de l’autre dans un égal embarras, et neparaissaient pas s’amuser beaucoup.

Quant à M. de Vlierbecke, ildirigeait la conversation sur tous les sujets qu’il pensait devoirêtre agréables à ses hôtes. Il écoutait avec une extrêmecondescendance le négociant, et lui donnait occasion de parler avecune espèce de supériorité de choses qu’il devait connaîtreparticulièrement en sa qualité de commerçant. M. Deneckers’aperçut de cette prévenance, et en fut intérieurementreconnaissant. Il se sentait porté vers M. de Vlierbeckepar un véritable sentiment d’amitié, et s’efforçait de ne pasdemeurer envers lui en reste de cordiale politesse.

Tout allait donc bien ; chacun étaitcontent des autres et de soi-même : le gentilhomme étaitparticulièrement satisfait de ce que la fermière et son filsentendissent si bien leur service, et de ce que les cuillers et lesassiettes dont on s’était servi fussent si tôt rapportées nettes,qu’il eût été impossible de s’apercevoir que le nombre de cesobjets était insuffisant.

Une seule observation commençait à causer augentilhomme une profonde inquiétude. Il voyait avec angoisse queM. Denecker, tout en conversant, vidait verre sur verre ;le jeune homme, soit par prévenance, soit pour avoir un motif deparler à Lénora, engageait sans cesse celle-ci à accepter un peu devin, de quoi il résulta que, dès le commencement du dîner, lapremière bouteille laissait déjà apercevoir le fond.

De temps en temps, le gentilhomme examinait àla dérobée ce qui demeurait dans la bouteille, et tremblaitintérieurement chaque fois que le négociant vidait son verre. Lelaquais, sur l’ordre de son maître, apporta la secondebouteille ; M. de Vlierbecke, pour modérer la soifde son hôte, commença à laisser peu à peu tomber laconversation ; car il avait remarqué que le négociant nepouvait parler longtemps sans boire. Toutefois il s’étaittrompé ; car M. Denecker amena l’entretien sur le vinlui-même, se mit à porter aux nues cette généreuse liqueur, etmanifesta son étonnement de l’incompréhensible sobriété dugentilhomme. En même temps il buvait plus encore qu’auparavant, etGustave le secondait, bien que dans une moindre mesure.

L’angoisse du gentilhomme croissait chaquefois que le négociant portait le verre à ses lèvres, et, bien qu’ilen ressentît un vif déplaisir, il s’abstint de faire raison à sonhôte, et fut au moins impoli dans la crainte de se voir exposé àune confusion plus grande.

La seconde bouteille fut aussi bientôt vide.Le négociant dit d’un ton délibéré à M. de Vlierbecke,qui, le cœur serré, épiait avec anxiété tous ses mouvements, bienqu’il se montrât toujours joyeux et souriant :

– Oui, monsieur de Vlierbecke, ce vin estvieux et excellent : je le reconnais ; mais, en fait devins, il faut changer, sans cela le bouquet se perd. Je doissupposer que vous avez une bonne cave, à en juger par le premieréchantillon. Faites-nous donc donner une bouteille dechâteau-margaux ; et, si nous en avons le temps, nousterminerons notre entrevue par un coup de hochheimer. Jene bois jamais de champagne, c’est un mauvais vin pour lesvrais amateurs.

Aux dernières paroles du négociant, une subitepâleur se répandit sur le visage deM. de Vlierbecke ; mais, pour dissimuler laterrifiante émotion qui l’accablait, il couvrit de la main sonfront et ses yeux, et demanda à son esprit une rapide inspirationqui le sauvât de la perplexité ou il se trouvait.

Lorsque son hôte eut cessé de parler, ildécouvrit son visage ; un calme sourire y paraissait seul.

– Du château-margaux ?demanda-t-il. Comme vous voudrez, monsieur Denecker.

Et, se tournant vers le domestique :

– Jean, dit-il, une bouteille dechâteau-margaux ! à gauche, dans le troisièmecaveau…

Le jeune paysan regarda son maître, bouchebéante, comme si on lui eût parlé une langue inconnue et murmuraquelques mots inintelligibles.

– Excusez-moi ! dit le gentilhomme en selevant, il ne la trouverait pas. Un instant !

Il descendit l’escalier, entra dans lacuisine, y prit la troisième bouteille préparée, et se rendit à lacave.

Là, seul, il s’arrêta, et reprit haleine en sedisant à lui-même :

Château-margaux ! hochheimer !champagne ! Et rien que cette dernière bouteille debordeaux ! Que faire ? Pas de temps pour réfléchir !Le sort en est jeté, que Dieu me vienne en aide !

Il remonta l’escalier, reparut souriant dansla salle à manger, le tire-bouchon planté sur l’unique bouteille.Pendant son absence, Lénora avait fait changer les verres.

– Ce vin a vingt ans d’âge au moins ;j’espère qu’il vous plaira, dit le gentilhomme, tandis qu’ilremplissait les verres et épiait de côté sur le visage du négociantl’effet de son stratagème.

À peine celui-ci eut-il porté les lèvres à sonverre, qu’il l’éloigna et s’écria d’un ton désappointé :

– Il y a méprise, sans doute ; c’est lemême vin !

M. de Vlierbecke, feignant lasurprise goûta le vin à son tour, et dit :

– En effet, je me suis trompé. Mais labouteille est débouchée ; si nous la vidions d’abord ?Nous en avons le temps.

– Comme il vous plaira ! répondit lenégociant, à condition toutefois que vous me seconderez mieux. Nousnous hâterons un peu.

Le vin décrut aussi peu à peu dans latroisième bouteille jusqu’à ce qu’il n’y restât plus que deux outrois verres.

Le gentilhomme ne put cacher plus longtempsson émotion ; il détournait bien la vue de la bouteille, maisson regard s’y reportait chaque fois avec une anxiété plusprofonde. À son oreille résonnait déjà le terrible mot :Château-margaux ! qui devait le couvrir dehonte ; une sueur froide inondait son visage, dont la couleurchangeait plusieurs fois en un instant. Mais il n’était pas à boutde ressources, et, comme un vaillant soldat, il luttait jusqu’aubout contre l’humiliation qui s’approchait. Il s’essuyait le frontet les joues avec son mouchoir ; il toussait, il se détournaitcomme pour éternuer. Grâce à ses manœuvres, son trouble échappa àl’attention de ses hôtes jusqu’au moment où M. Denecker saisitla bouteille pour en verser la dernière goutte. À cette vue, unfrisson saisit le gentilhomme, une pâleur mortelle couvrit sestraits, et sa tête fléchit, avec un soupir, contre sa chaise.

Était-ce une feinte défaillance ? ou bienle pauvre gentilhomme profitait-il de son émotion réelle pouréchapper au triste embarras dans lequel il se trouvait ?

Tous se levèrent précipitamment ; Lénorapoussa un cri perçant, et accourut près de son père, le regardplein d’inquiétude. Celui-ci s’efforça de sourire, et dit en selevant lentement :

– Ce n’est rien ; l’air de cette chambrem’étouffe. Laissez-moi aller un instant au jardin ; je seraibientôt remis.

En disant ces mots, il se dirigea vers laporte et descendit l’escalier de pierre qui menait au jardin.Lénora avait pris son bras et voulut le guider, bien qu’il n’eûtpas besoin de ce soin. M. Denecker et son neveu accompagnèrentaussi le gentilhomme en lui témoignant un sincère intérêt.

À peine M. de Vlierbecke était-ilassis depuis quelques instants, sur un banc à l’ombre d’ungigantesque châtaignier, que la pâleur de son visage disparut, etqu’avec un visible retour de forces il tranquillisa, d’un tondégagé, sa fille et ses hôtes sur son indisposition ;toutefois, il demanda qu’on le laissât quelque temps en plein air,de crainte que l’évanouissement ne revînt. Bientôt après, il seleva, et exprima le désir de faire une promenade.

– Cela ne me plaît pas moins qu’à vous, dit lenégociant ; ma voiture vient à cinq heures. Je dois me rendreen ville avec mon neveu, et j’ai failli partir d’ici sans voirvotre jardin. Faisons un tour de promenade ; tout à l’heure,pour finir, nous boirons une bonne bouteille à notre amitié.

En disant ces mots, il offrit le bras à Lénoraqui l’accepta gaiement. Bien que M. Denecker lançât à sonneveu des regards railleurs, le jeune homme n’était pas mécontentau fond de voir son oncle témoigner tant d’affection à la jeunefille.

La promenade commença. On parla d’agriculture,de défrichement des bruyères, de chasse, et de mille autres choses.Lénora, en plein air et au bras du négociant, avait recouvré saliberté d’esprit. La gaieté naturelle de son caractère se révélaunie au charme indicible d’une virginale ingénuité. Comme une bichefolâtre, elle voulut forcer le négociant à courir ; ellesautillait à son côté avec toute sorte d’exclamations de bonheur etde joie. M. Denecker s’amusait infiniment des sailliesétourdies de la jeune fille, et il faillit se laisser persuader dedanser et de jouer avec elle. Il ne pouvait assez admirer ceravissant visage tout rayonnant de bonheur, et se disait àlui-même, le sourire sur les lèvres, que l’avenir ne gardait pas detrop mauvais jours à son neveu.

Mais, tandis que le gentilhomme était occupé àdisserter avec son hôte et dessinait un croquis sur le sable,Lénora et Gustave avaient pris l’avance et semblaient s’entretenirfort sérieusement.

Lorsque le père et son compagnon reprirentleur promenade, les jeunes gens avaient bien une avance d’unecinquantaine de pas ; fût-ce intention ou simplement l’effetdu hasard, toujours est-il que cette distance continua à semaintenir entre eux.

La jeune fille montra à Gustave ses fleurs,ses poissons dorés et tout ce qu’elle aimait et choyait dans sasolitude. À peine entendait-il les douces et enfantinesexplications de la jeune fille ; ce qu’elle disait seconfondait pour lui en un chant céleste qui le ravissait et luifaisait rêver d’ineffables félicités.

De son côté, M. de Vlierbeckemettait tout en œuvre pour amuser son hôte et l’empêcher de revenirà table. Il appelait tour à tour à son aide toutes les ressourcesque lui offraient ses profondes connaissances, ne tarissait pas enrécits attachants, et cherchait à pénétrer les moindres replis ducaractère du négociant pour lui mieux complaire ; il allaitmême jusqu’à la plaisanterie, lorsqu’il voyait la conversationlanguir : il faisait et disait des choses qui, bien querenfermées dans les limites d’une parfaite convenance, n’étaientcependant pas en harmonie avec son caractère sérieux et noble.

Déjà approchait le moment que M. Deneckeravait fixé pour son départ ; le gentilhomme remerciait Dieu dufond du cœur qu’il lui eût permis de sortir de cette épineusesituation, lorsque le négociant cria tout à coup à sonneveu :

– Hé ! Gustave, nous rentrons ; situ veux boire avec nous le coup du départ, hâte-toi ; il estdéjà cinq heures.

M. de Vlierbecke redevintpâle ; muet et visiblement effrayé, il regardait le négociant,qui s’efforçait en vain de comprendre l’effet de ses paroles, etqui, cette fois, ne dissimula pas son étonnement.

– Ne vous sentez-vous pas bien ?demanda-t-il.

– Mon estomac se contracte au seul mot de vin,bégaya M. de Vlierbecke. C’est une étrangeindisposition…

Cependant, une expression plus sereine vinttout à coup éclairer son visage, tandis qu’il désignait la porte dudoigt et disait :

– J’entends votre voiture dans l’avenue,monsieur Denecker.

En effet, la calèche entrait dans leGrinselhof.

Le négociant ne parla plus de vin ; iltrouvait fort étrange que l’on parût se réjouir de sondépart ; et ce soupçon l’eût blessé à coup sûr si, d’un autrecôté, l’extrême affabilité et la cordiale réception du gentilhommene lui eussent persuadé le contraire. Il crut devoir attribuer lamystérieuse conduite de M. de Vlierbecke à sonindisposition, qu’il s’était peut-être efforcé de contenir et dedissimuler par politesse. M. Denecker serra donc la main dugentilhomme, et lui dit avec une sincère effusion :

– M. de Vlierbecke, j’ai passé iciun délicieux après-dîner ; on se trouve vraiment heureux dansvotre société et celle de votre charmante demoiselle ; je suisinfiniment satisfait d’avoir fait votre connaissance, et j’espèreque des relations plus amples me vaudront toute votre amitié. Enattendant, je vous remercie du fond du cœur du franc et excellentaccueil que vous nous avez fait.

Gustave et Lénora s’étaient rapprochés. Legentilhomme dit quelques mots d’excuse.

– Mon neveu, poursuivit le négociant,conviendra volontiers comme moi qu’il a eu dans sa vie peu d’heuresaussi agréables que celles que nous venons de passer au Grinselhof.Vous me ferez l’honneur, monsieur de Vlierbecke, de venir, à votretour, dîner chez moi avec votre charmante fille. Mais je dois vousdemander pardon du retard que je mettrai à vous recevoir. Je parspour Francfort après-demain pour affaires de commerce ;peut-être serai-je absent deux mois. Si, pendant ce temps, monneveu vient vous rendre visite, j’espère qu’il sera toujours chezvous le bienvenu.

Le gentilhomme réitéra ses protestationsd’amitié. Lénora se tut, bien que Gustave interrogeât son regard etparût demander d’elle aussi la permission de revenir.

L’oncle se dirigea vers la voiture.

– Et le coup du départ ? demanda Gustaveavec surprise… Ah ! rentrons encore un instant !

– Non, non, dit M. Denecker enl’interrompant. Je comprends que si on voulait t’écouter nous nepartirions probablement jamais ; mais il est temps de nousmettre en route. N’en parlons plus ; un négociant doit tenirsa parole, et tu sais toi-même ce que nous avons promis.

Gustave et Lénora échangèrent un long regardoù l’on pouvait lire la tristesse de se quitter et l’espoir de serevoir bientôt : le gentilhomme et M. Denecker seserrèrent la main avec une véritable effusion. On monta envoiture.

Les convives quittèrent le Grinselhof ensouriant, et en saluant de la main aussi longtemps qu’on put lesvoir.

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