Le Gentilhomme pauvre

Chapitre 7

 

Lénora avait révélé à son père la dernièrevisite de Gustave et s’était efforcée de faire accepter à son cœurle doux espoir d’un avenir meilleur ; maisM. de Vlierbecke avait écouté son récit comme s’il y eûtété insensible ; il l’avait écouté en souriant amèrement etsans donner à sa fille une seule réponse positive.

Depuis ce jour, le Grinselhof était devenuplus solitaire et plus triste qu’auparavant. Le gentilhomme,visiblement torturé par une secrète douleur, était le plus souventassis, le front dans les mains, le regard pensif et fixé sur lesol. Sans doute apparaissait à ses yeux le fatal jour d’échéance dela lettre de change, jour qui s’approchait menaçant et inévitable,et qui devait plonger pour toujours dans la plus affreuse misère lemalheureux père et son enfant.

Lénora dissimulait ses propres souffrancespour ne pas accroître par sa tristesse l’inexplicable chagrin deson père. Bien que son âme débordât de pensées désolantes, ellefeignait d’être consolée et joyeuse. Elle faisait et disait tout ceque lui inspirait son cœur aimant pour arracher le gentilhomme àses mornes rêveries. Mais tous ses efforts étaient vains ; sonpère la récompensait bien par un sourire ou par une tendre caresse,mais le sourire était triste, la caresse contrainte etlanguissante.

Si parfois Lénora, les larmes aux yeux,demandait à son père la cause de sa douleur, il savait toujourséviter toute explication sur ce point. Pendant des jours entiers,il errait seul et absorbé par de sombres pensées, dans les alléesles plus obscures du jardin, et semblait fuir la présence de safille elle-même. Si Lénora l’apercevait de loin, elle surprenaitdans son regard une expression farouche où se mariaientl’irritation et le désespoir, et qu’accompagnaient des gestesbrusques et convulsifs. S’approchait-elle de lui pour adoucir sonchagrin par les marques de l’amour le plus dévoué, il répondait àpeine à ses affectueuses questions et la quittait pour chercherdans la maison un refuge où il trouvât la solitude.

Un mois entier se passa ainsi, un mois demorne tristesse et de silencieuses souffrances.

Cependant Lénora remarquait avec désespoir lerapide amaigrissement et la croissante pâleur du visage de sonpère, et combien son œil si vif perdait chaque jour de sonéclat : on eût dit qu’une maladie de langueur minait sa santéet consumait sa vie.

Vers cette époque, un changement dans laconduite de son père vint convaincre la jeune fille qu’un tristesecret, un secret terrible peut-être, pesait sur son cœur.

Depuis huit jours s’allumait parfois dans sesyeux un ardent éclair ; il semblait toujours en proie à unefièvre violente ; ses paroles, ses gestes, toutes ses actionstémoignaient d’une vive et profonde inquiétude. Puis, chaquesemaine, il se rendait deux ou trois fois en voiture à Anvers, sanslaisser pressentir le moins du monde ce qu’il y allait faire. Ilrevenait tard au Grinselhof, s’asseyait à la table du souper,silencieux et résigné, et engageait bientôt Lénora à s’allerreposer, tandis que lui-même se retirait avec une lampe dans sachambre à coucher. Mais sa fille désolée savait qu’il n’y trouvaitpas le repos ; car, pendant les longues heures que l’angoissedérobait au sommeil, elle entendait souvent le plancher quicraquait sous les pas de son père, et alors elle tremblait dans sonlit de tristesse et d’effroi.

Lénora était très courageuse de sa nature etdevait à son éducation exceptionnelle une force d’âme presquemasculine ; peu à peu grandissait en elle la résolution deforcer son père à lui révéler son secret. Bien que le respectqu’elle lui portait la fît hésiter, son dévouement inquiet luidonnait chaque jour plus de courage et de hardiesse. Souvent elleétait allée à la recherche de son père avec l’intention d’accomplirson dessein ; mais le regard pénétrant du gentilhomme etl’expression de sa physionomie l’avaient chaque fois retenue. Ellevoyait que son père, devinant ses intentions, tremblait en saprésence, de peur qu’elle ne l’interrogeât.

Un jour, M. de Vlierbecke était denouveau parti de très bon matin pour la ville.

L’heure de midi était déjà passée. Lénora, enproie à de tristes réflexions, errait lentement dans la maison. Desparoles entrecoupées lui échappaient, elle s’arrêtait brusquement,elle essuyait les larmes qui coulaient de ses yeux. Distraite etsans savoir ce qu’elle faisait, elle ouvrit le tiroir de la tablequi servait habituellement de bureau à son père. Peut-être le désirde pénétrer le secret de son père la poussait-il à cette actionsans qu’elle s’en rendît compte. Elle trouva dans le tiroir un seulpapier déployé.

À peine son regard s’y fut-il arrêté, qu’unepâleur soudaine se répandit sur ses joues, et ce fut en frissonnantqu’elle prit connaissance de la pièce découverte.

Bientôt elle referma le tiroir toutépouvantée ; elle quitta la chambre, la tête penchée, ladémarche lente, profondément accablée.

Arrivée dans la chambre voisine, elle s’assit,demeura un instant muette, immobile, les yeux baissés, et murmuraenfin :

– Vendre le Grinselhof ! Pourquoi ?M. Denecker a insulté mon père parce que nous n’étions pasassez riches ? Quel est ce secret ? Serions nous vraimentpauvres ? Quel trait de lumière ! Mon Dieu, c’est donc làle mot de l’énigme ! c’est là la cause de la tristesse de monpère !

Elle retomba dans une sombre rêverie. Mais peuà peu sa physionomie s’éclaira, ses lèvres s’agitèrent, ses yeuxbrillèrent de résolution.

Tandis qu’elle cherchait à se roidir contre lesort, et se préparait à lutter victorieusement contre l’infortuneet la misère, elle aperçut tout à coup la vieille voiture quirentrait au Grinselhof. À peine sur le seuil de la maison, elle vitson père affaissé sur lui-même plutôt qu’assis, le front penché surla poitrine, comme un homme privé de sentiment, et, lorsqu’ildescendit et qu’elle put considérer ses traits, la pâleur mortellequi les couvrait la fit frissonner.

Profondément émue, elle n’eut pas la forced’adresser un mot à son père, et, muette, elle le laissa entrerdans la maison pour se réfugier sans doute encore dans la chambrela plus retirée.

À peine cependant fut-elle demeurée un instantsur la porte, qu’une vive rougeur colora son front et ses joues, etque la flamme d’une ferme résolution brilla dans ses yeux noirsencore humides de larmes. Elle s’élança sur les pas de son père ense disant à elle-même avec une fiévreuse énergie :

– Un sentiment de respect doit-il m’arrêterplus longtemps ? Dois-je laisser mourir mon père ?Ah ! non, non ! Je veux tout savoir, je veux arracher deson cœur le ver qui le ronge, je veux le sauver par monamour !

Sans regarder derrière elle, elle parcourtdeux ou trois chambres en ouvrant vivement les portes et sanss’annoncer ; dans la dernière pièce, elle vit son père assis,les coudes appuyés sur une table, le front dans les mains ;des larmes abondantes coulaient de ses yeux.

Lénora s’élança vers lui, tomba à ses genouxen sanglotant, et, levant vers lui des mains suppliantes, elles’écria :

– Pitié pour moi, mon père ! je vous ensupplie à genoux, partagez avec moi votre tristesse ;dites-moi ce qui déchire votre cœur. Je veux savoir pourquoi monpère se réfugie, pour pleurer, dans la solitude !

– Lénora, seul trésor qui me reste sur laterre, répondit le gentilhomme d’une voix brisée, le désespoirpeint sur ses traits, et en relevant sa fille ; Lénora, jet’ai bien fait souffrir, n’est-il pas vrai ? Oh ! viens,viens, cherche un asile sur mon sein : un coup terrible vanous frapper, ma pauvre enfant !

La jeune fille parut ne pas faire attention àces plaintes ; elle échappa à l’étreinte paternelle, et, d’unton qui accusait une ferme résolution, elle reprit :

– Mon père, je suis venue avec l’immuabledessein d’apprendre la cause de vos souffrances ; je nepartirai pas sans savoir quel sentiment hostile ou quel malheur m’asi longtemps privée de votre amour. Quelque infinie que soit mavénération pour vous, le devoir me parle toutefois plus hautencore. Je veux, je dois connaître le secret de vosdouleurs !

– Toi, privée de l’amour de ton père ?dit le gentilhomme. Le secret de mes douleurs est précisément monamour pour toi, mon enfant adorée. Pendant dix ans, j’ai bu aucalice le plus amer, en priant Dieu chaque jour qu’il te rendeheureuse ici-bas. Hélas ! il a pour jamais rejeté maprière !

– Je serai donc malheureuse ? demandaLénora sans trahir la moindre émotion.

– Malheureuse par la misère qui nous attend,répondit le père ; le malheur qui nous frappe nous dépouillede tout ce que nous possédons, il nous faut quitter leGrinselhof.

Ces dernières paroles, qui confirmaientpleinement ses craintes, parurent frapper un instant la jeune fillede consternation ; mais elle comprima bientôt cette émotion etdit avec un courage croissant :

– Ce n’est pas parce que ce malheur vousfrappe que vous languissez et que vous mourez lentement ; jeconnais votre invincible force de caractère, mon père ; non,c’est parce que je dois partager votre pauvreté que votre cœurfaiblit et succombe. Soyez béni pour votre fervente affection.Mais, dites-moi, si l’on venait m’offrir toutes les richesses de laterre à condition que je consentisse à vous voir souffrir un seuljour, que croyez-vous que je répondrais ?

Muet et surpris, le gentilhomme contemplait safille en proie à une généreuse exaltation, et dont le regardbrillait d’un feu héroïque. Un doux serrement de main fut sa seuleréponse.

– Ah ! continua-t-elle, je refuseraistous les trésors du monde, et, sans regret, j’accepterais lamisère… Et vous, mon père, si l’on vous offrait tout l’or del’Amérique pour la perte de votre Lénora, queferiez-vous ?

– Ciel ! s’écria le père d’une voixentrecoupée, donne-t-on sa vie pour de l’or ?

– Ainsi, reprit la jeune fille, le bon Dieunous a laissé à tous deux ce qui nous est le plus cher en ce monde.Pourquoi nous plaindre lorsque nous avons à bénir samiséricorde ? Que votre cœur reprenne courage, mon père ;quel que soit le sort qui nous attend, et dussions-nous habiter unechaumière, rien ne pourra nous abattre, tant que nous serons l’unprès de l’autre !

Un sourire où se confondaient la surprise etl’admiration éclaira le visage du gentilhomme ; il semblaitdéconcerté, comme si quelque chose d’inouï se fût passé sous sesyeux. Il joignit les mains et s’écria :

– Lénora, Lénora, mon enfant, tu n’appartienspas à la terre, tu es un ange. Mon esprit s’égare ; je necomprends pas ta grandeur d’âme !

La jeune fille vit avec une joie indiciblequ’elle avait vaincu ; la flamme du courage s’était ralluméedans le regard de son père, sa noble tête se relevait lentementsous l’impulsion du sentiment de dignité qui gonflait son sein.Lénora contempla un instant, avec un sourire céleste, l’effetqu’avaient produit ses paroles, et s’écria d’un toninspiré :

– Debout, debout, mon père ! Venez dansmes bras ! Plus de chagrin ! Unis comme nous le sommes,le sort est impuissant contre nous !

Le père et la fille s’élancèrent en effet l’unvers l’autre et demeurèrent quelques instants abîmés dans uneprofonde félicité. Après ce fervent et saint embrassement, ilss’assirent, la main dans la main, l’un auprès de l’autre, et surles traits de tous deux rayonnait un inexprimable sourire debonheur ; on eût dit qu’ils avaient oublié le mondeentier.

Le gentilhomme était encore plus ému que safille ; les larmes aux yeux, il reprit d’une voixexaltée :

– Un nouveau sang ranime mon cœur ; unevie nouvelle circule dans mes veines ! Oh ! je suiscoupable, Lénora ; j’ai mal fait de ne pas te dire tout ;mais il faut me pardonner ; la crainte de t’affliger, l’espoirde trouver une porte de salut, m’ont arrêté. Je ne te connaissaispas encore tout entière ; je ne savais pas bien encore quelinestimable trésor Dieu m’avait donné dans sa bonté. Tu vas toutsavoir ; aussi bien ne pourrais-je te cacher plus longtemps lesecret de ma conduite et de mon chagrin ; l’époque fatale estarrivée, le coup que je redoutais est imminent, et ne peut plusêtre détourné. Es-tu prête à entendre une révélation,Lénora ?

La jeune fille, heureuse de voir le calme etradieux sourire de son père, répondit d’une voix douce etcaressante :

– Ô mon père, épanchez toutes vos douleursdans mon cœur, mais ne me cachez rien ; ma part doit êtreentière. Vous sentirez combien, à chaque confidence, votre cœursera soulagé.

Le gentilhomme prit la main de sa fille etrépondit d’un ton solennel :

– Prends donc ta part de mes souffrances etaide-moi à porter ma croix. Je ne te dissimulerai rien. Ce que jevais te dire est une triste et lamentable histoire, mais ne tremblepas, mon enfant ; si quelque chose doit t’émouvoir, ce sera letableau des tortures de ton père. Tu sauras aussi pourquoiM. Denecker a pu agir envers nous comme il l’a fait.

Il laissa la main de sa fille et, sansdétourner d’elle son regard, commença son récit d’une voixcalme.

« Tu étais petite encore, Lénora ;mais, aimante et douce comme aujourd’hui, tu faisais la joie et lebonheur de ta mère. Nous habitions l’humble manoir de nos pères,sans que rien vînt troubler la paix de notre existence, et, grâce àl’économie, nous trouvions dans nos revenus le moyen de fairehonneur à notre nom et à notre rang.

« J’avais un frère plus jeune que moi,doué d’un excellent cœur, généreux, mais imprudent. Il habitait laville et avait épousé une femme de race noble, qui n’était pas plusriche que lui-même. Celle-ci, poussée par l’ostentation,l’excita-t-elle à tenter par des moyens chanceux d’augmenter sesrevenus ? C’est ce que j’ignore. Toujours est-il qu’ilspéculait sur les fonds publics. Tu ne comprends pas ce que je veuxdire ? C’est un jeu auquel on peut en un instant gagner desmillions, mais un jeu qui peut aussi vous plonger en peu de tempsdans la plus profonde misère, un jeu qui, gentilhomme oumillionnaire, vous réduit, comme par magie, à la besace dumendiant.

« Mon frère fit d’abord des bénéficesconsidérables, et monta sa maison sur un tel pied que les plusriches pouvaient lui porter envie. Il venait souvent nousvoir ; il t’apportait, à toi qui étais sa filleule, millecadeaux, et nous témoignait d’autant plus d’affection que safortune allait dépassant la nôtre.

« Bien souvent je lui remontrai combienles opérations auxquelles il se livrait étaient périlleuses, et jem’efforçai de lui faire sentir qu’il ne convenait pas à ungentilhomme de risquer chaque jour sa fortune et son honneur surune nouvelle incertaine. Comme le succès lui donnait raison contremoi, mes remontrances se trouvaient impuissantes : la passiondu jeu, car c’est un jeu, l’emportait sur la sagesse de mesconseils.

« Le bonheur qui l’avait longtempsfavorisé parut enfin vouloir l’abandonner ; il perdit unebonne partie de ses premiers gains, et vit peu à peu sa fortunes’amoindrir. Cependant le courage ne l’abandonna pas. Au contraire,il parut se roidir avec obstination contre le sort, et se tint pourcertain qu’il forcerait la chance inconstante à tourner en safaveur. Fatale illusion !

« Un soir d’hiver, je tremble quand j’ypense ! j’étais au salon, prêt à m’aller coucher ; tuétais déjà au lit et ta mère priait à ton chevet comme elle enavait l’habitude. Un ouragan terrible grondait au dehors ; destourbillons de grêle fouettaient les vitres ; le ventrugissait dans les arbres et semblait vouloir arracher la maison deses fondements. Sous l’influence de la tempête, j’étais tombé dansde sombres pensées. Tout à coup un violent coup de sonnetteretentit à la porte, tandis que des hennissements annonçaientl’arrivée d’une voiture. Un domestique – nous en avions deux alors– un domestique alla ouvrir ; une femme s’élança dans lachambre et tomba à mes pieds en fondant en larmes ! C’était lafemme de mon frère !

« Tremblant de surprise et d’effroi, jeveux la relever ; mais elle embrasse mes genoux et implore monaide, les joues baignées par un torrent de larmes. Elle implore demoi, en paroles entrecoupées et obscures, la vie de mon frère, etme fait frémir en me laissant soupçonner un épouvantablemalheur…

« Ta mère entra sur cesentrefaites ; tous deux nous nous efforçâmes de calmer lapauvre femme, à demi folle de désespoir ; les marquesd’intérêt et d’affection que nous lui prodiguions réussirent à laramener à elle.

« Hélas ! mon frère avait toutperdu, tout, et même plus qu’il ne possédait. Le récit de sa femmeétait déchirant, et plus d’une fois il nous arracha deslarmes ; mais la fin surtout nous jeta dans une affreuse etinexprimable anxiété. Mon frère, accablé par la certitude de nepouvoir faire honneur à son nom, poursuivi par la pensée que la loiet la justice allaient intervenir dans ses affaires, mon frèreétait tombé dans un morne désespoir : l’infortuné avait vouluattenter à sa vie. Sa malheureuse femme, guidée par Dieu, l’avaitsurpris dans l’accomplissement de sa coupable résolution, et luiavait arraché l’arme meurtrière dont il allait se frapper. Il étaitenfermé dans une chambre, muet, anéanti, le front sur les genoux,et surveillé de près par deux amis fidèles. Si quelqu’un sur laterre pouvait le sauver, c’était assurément son frère.

« Ainsi en avait jugé la pauvrefemme ; elle s’était jetée dans une voiture et, seule, par lanuit et l’orage, était venue à moi comme à son seul recours danscette terrible extrémité. Elle était là, agenouillée à mes pieds,me suppliant de l’accompagner à la ville. Je ne balançai pas uninstant ; ta bonne mère, frappée non moins que moi parl’affreuse nouvelle, et prévoyant bien ce qu’on demandait de nous,me criait encore au moment où je montais en voiture : –Oh ! sauve-le ! n’épargne rien ; j’approuve tout ceque tu feras !

« Le cocher, qui heureusement connaissaittrès bien le chemin, fouetta ses chevaux, et plus vite que le ventnous nous enfonçâmes dans les ténèbres. Tu pâlis et tu trembles,Lénora ? Elle était effroyable, cette sombre nuit ; tu nesauras jamais quelle terrible impression elle fit sur moi ;mes cheveux blanchis avant l’âge sont le triste souvenir desanxiétés que j’éprouvai… Courage, mon enfant, écoute jusqu’aubout. »

La jeune fille, comme écrasée par ces tristesrévélations, fixait un regard plein d’anxiété sur son père.Celui-ci poursuivit :

« Il est inutile de te peindre l’état dedésespoir et d’égarement dans lequel je trouvai mon malheureuxfrère, et de te dire pendant combien d’heures je dus lutter pourfaire pénétrer une faible lueur d’espérance dans son esprittroublé. Il n’y avait qu’un seul moyen de sauver son honneur et enmême temps sa vie ; mais quel moyen, mon Dieu ! Il mefallait engager le peu de biens que je possédais, comme garantiedes dettes de mon frère ; le manoir de nos aïeux, la dot de tamère, tout ton héritage, Lénora ; il fallait tout aventurer,avec la certitude d’en perdre pour toujours la plus grande partie.À cette condition, l’honneur de mon frère était sauf ; à cettecondition, il renonçait à son projet d’échapper à la honte par lamort. Ce ne fut pas lui qui me demanda cela, au contraire, il nesupposait pas que je pusse ou dusse le faire ; mais j’avais,moi, la conviction qu’il mettrait à exécution son criminel projet,si je ne rétablissais immédiatement ses affaires par le plus grandsacrifice. Et cependant je n’osais m’y résoudre. »

– Oh ! s’écria Lénora avec terreur, monpère, mon père, vous avez refusé ?

Un sourire de bonheur apparut sur le visage dugentilhomme, et, au lieu de s’émouvoir de l’exclamation accusatricede sa fille, son regard s’éclaircit au contraire, son front seredressa digne et fier, et il reprit d’une voix plusferme :

« Ah ! Lénora, j’aimais monfrère ; mais je t’aimais davantage encore, toi, mon uniqueenfant. Ce qu’on me demandait, c’était la misère pour toi et pourta mère… »

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écriaLénora avec une impatiente anxiété.

« D’un côté, cette pensée déchirait moncœur, brisé de l’autre par le spectacle de l’inexprimable désespoirque j’avais sous les yeux. Enfin la générosité l’emporta dans cettelutte suprême. Le jour était venu ; j’allai trouver lesprincipaux créanciers, et je signai de ma main l’écrit qui sauvaitl’honneur et la vie de mon pauvre frère, et condamnait en mêmetemps les deux êtres qui m’étaient le plus chers, ma femme et monenfant, à la dernière misère… »

– Merci, mon Dieu ! s’écria Lénora avecjoie, comme si elle eût été soudain délivrée d’un péniblecauchemar. Soyez béni, mon père, pour votre bonne et généreuseaction !

Elle se leva lentement, passa les bras au coude son père, et lui donna un ardent baiser, avec une gravitésingulière pourtant, comme si elle eût voulu imprimer à ce baisersi plein d’amour quelque chose de solennel.

– Tu me bénis pour avoir agi ainsi ? ditle gentilhomme avec un regard plein de reconnaissance ; c’estpourtant l’action pour laquelle je dois implorer ton pardon, monenfant !

– Mon pardon ? s’écria Lénora surprise.Ah ! si vous eussiez agi autrement, combien n’aurais-je passouffert de douter de la générosité de mon père ! Maintenant,je vous aime plus encore qu’auparavant. Pardonner ! Est-cedonc un crime de sauver la vie de son frère lorsqu’on lepeut ?

– Le monde n’en juge pas ainsi, Lénora ;on ne pardonne jamais la pauvreté à un gentilhomme. Réduit à cetétat, il expie l’humiliation que bien des gens voient poureux-mêmes dans l’existence de la noblesse ; il doit payer, etpayer double pour tous les autres. C’est alors qu’on l’accable derailleries et de mépris, et qu’on le traite comme un paria de lasociété. Ses égaux le fuient pour ne pas paraître solidaires de samisère ; les bourgeois et les paysans rient de son malheur etl’insultent, comme si sa chute était pour eux une douce vengeance.Heureux celui à qui, en pareille circonstance, Dieu a donné un angequi verse dans son âme consolation et soulagement, et qui le rendfort contre l’infortune et la douleur. Mais écoute, monenfant !

« Mon frère fut sauvé ; le secret leplus profond cacha l’aide que je lui avais prêtée ; il quittale pays, et partit avec sa femme pour l’Amérique, où, depuis lors,il a gagné par son travail de quoi soutenir une misérableexistence ; sa femme était morte pendant la traversée. Quant ànous, nous ne possédions plus rien : le Grinselhof et nosautres propriétés étaient hypothéquées pour des dettes dont lecapital dépassait leur valeur. En outre, je m’étais vu forcéd’emprunter à un gentilhomme de ma connaissance une somme de quatremille francs, reconnue par une lettre de change.

« Lorsque ta mère apprit l’étendue dusacrifice que je venais de consommer, elle ne me fit pas le moindrereproche ; dans le premier instant, elle approuva pleinementma conduite ; mais bientôt la misère vint nous imposer de siamères privations, que le courage de ta mère succomba peu à peusous leur poids, et qu’elle tomba dans une maladie de langueur quine lui arrachait aucune plainte, mais qui l’épuisaitrapidement.

« Pénible situation ! Pour cachernotre ruine et sauver le nom de nos pères de l’injure et du mépris,nous devions épargner avec le dernier scrupule l’argent nécessairepour payer la rente de nos dettes.

« Dans l’espace de trois mois, nos genset nos chevaux disparurent peu à peu ; nous oubliâmes bientôtle chemin qui menait chez nos amis, et nous refusâmessystématiquement toutes les invitations, afin de ne pas être forcésde recevoir quelqu’un à notre tour. Une rumeur d’improbations’éleva contre nous parmi les habitants du village et les famillesnobles avec lesquelles nous étions liés jadis. On disait qu’uneignoble ladrerie nous poussait à vivre dans l’isolement le pluscomplet. Nous acceptâmes avec joie ce reproche et même la rancunepublique qui en fut la suite ; c’était un voile qu’on jetaitsur nous et à l’abri duquel notre indigence se dissimulait avecsécurité.

« Hélas ! Lénora, je tremble ;mon cœur se serre. Je touche dans mon récit au moment le plusdouloureux de ma vie. Aie le courage d’entendre sans pleurer ce queje vais te dire.

« Ta pauvre mère était devenue trèsmaigre ; ses yeux s’étaient enfoncés peu à peu dansl’orbite ; une livide pâleur avait envahi ses joues. En lavoyant dépérir, elle que j’aimais plus que la vie, en voyant sanscesse la mort imprimée sur ses traits en signes si clairs et simenaçants, je devins à moitié fou de désespoir et dechagrin. »

Lénora baissait les yeux, et des larmessilencieuses coulaient sur ses joues. Le gentilhomme, tremblantd’émotion, la contempla un instant ; mais il reprit bientôtson triste récit.

« Pauvre mère, elle ne faisait quepleurer ! Chaque fois qu’elle regardait son enfant, sa petiteLénora, des larmes remplissaient ses yeux. Ton nom était sans cessesur ses lèvres. C’était une prière continuelle qu’elle adressait auciel. Enfin, elle entendit la voix de Dieu qui la rappelait àlui ; le prêtre l’avait préparée au dernier voyage. On t’avaitarrachée de ses bras et conduite à la ferme. Je me trouvais seul,au milieu de la nuit, seul avec elle, dont les lèvres glacéesm’avaient déjà donné le baiser de l’éternel adieu ; mon cœursaignait, le désespoir rongeait mes entrailles… Combien sesdernières heures furent douloureuses, mon Dieu ! Elleressemblait déjà à un cadavre, et un torrent de larmes coulaitencore de ses yeux éteints, tandis que ses lèvres s’efforçaient debégayer le nom de son enfant comme une plainte suprême. Agenouillédevant son lit, les mains levées vers le ciel, j’imploraisl’adoucissement de ses souffrances et le pardon de ce que j’avaisfait ; ou bien, debout, je touchais de mes mains ses jouespâles, et j’essuyais par mes baisers les sueurs de l’agonie.J’étais hors de moi… Tout à coup elle parut reprendre lesentiment : c’était la dernière étincelle de la vie qui allaits’éteindre. Elle m’appela par mon nom ; je bondis et fixai surses yeux un œil égaré. Elle dit d’une voix distincte : – C’enest fait, mon ami ; adieu ! Dieu n’a pas adouci pour moila dernière heure ; je meurs avec la conviction que mon enfantsera malheureuse sur la terre.

« Je ne sais ce que mon amour pour ellem’inspira et me fit dire ; mais je lui promis, en prenant Dieuà témoin de ma promesse, que tu échapperais à la misère, Lénora, etque l’existence serait pour toi douce et heureuse. Un sourirecéleste parut sur le visage de ta mère mourante ; en cetinstant solennel, elle crut à ma promesse. Elle passa encore unefois avec effort les bras autour de mon cou, et ses lèvreseffleurèrent les miennes. Mais je sentis bientôt ses brasdéfaillir, et son âme monta vers Dieu dans un dernier soupir.Hélas ! Lénora, tu n’avais plus de mère ! Ma pauvreMarguerite était morte ! »

Le gentilhomme pencha la tête sur sa poitrineet se tut. Lénora, muette aussi, pleurait ; un silence de mortrégnait autour d’eux.

Bientôt la jeune fille rapprocha sa chaise deson père et prit sa main sans prononcer un mot.

Ils demeurèrent longtemps ainsi, plongés dansune profonde tristesse. Enfin, Lénora se leva et s’efforça deconsoler son père par ses caresses.

M. de Vlierbecke, comme s’il eût euhâte de terminer son récit, reprit d’une voix plus libre :

« Ce qui me reste à te dire, Lénora,n’est pas aussi triste que ce que tu viens d’entendre ; celane regarde que moi seul. Peut-être ferais-je bien de te letaire ; mais j’ai besoin d’une amie qui sache ce que j’aisouffert, qui connaisse tous mes secrets, et me permette de verserdans son cœur ce qui, depuis dix ans, est resté enseveli etcaché.

« Ta mère, mon unique soutien, m’étaitravie ; je demeurais seul au Grinselhof avec toi, mon enfant,et avec ma promesse, une promesse faite devant Dieu à unemourante ! Que devais-je faire pour l’accomplir ?Abandonner mon patrimoine héréditaire, errer à l’aventure dans unpays étranger, travailler afin de gagner notre vie à tousdeux ? C’était impossible ; c’eût été acceptersur-le-champ la misère pour toi. Je ne pouvais songer à ce moyen.Après de longues et pénibles méditations, il me sembla qu’un traitde lumière éclairait mon esprit, et je m’arrêtai plein d’espoir auseul projet dont la réalisation pouvait promettre, sinon à moi, dumoins à mon enfant, un heureux avenir.

« Je résolus de dissimuler notreindigence avec plus de soin que jamais, et de consacrer tous mesinstants à enrichir ton intelligence. Dieu t’a libéralement douéede la beauté du corps, Lénora ; ton père voulut t’initier auxarts et aux sciences, et te donner, avec la connaissance du monde,la vertu, la piété, la modestie. Il voulut faire de toi, de l’âmecomme du corps, une femme accomplie… Et il osa espérer que lanoblesse de ton sang, les charmes de ton visage, les trésors de tonesprit et de ton cœur, pourraient compenser la dot qu’il ne pouvaitte donner. Il se berçait de la pensée que tu parviendrais ainsi àfaire un bon mariage qui te rendrait dans le monde, en partie dumoins, le rang auquel ton origine semblait te donner droit.

« Pendant dix ans, mon enfant, j’ai eupour unique souci ton éducation et ton instruction. Ce que j’avaisoublié ou ce que j’ignorais, je l’apprenais la nuit afin de pouvoirt’en faire part. Tandis que j’écartais de ton chemin, avec unereligieuse sollicitude, tout chagrin et toute émotion triste, etque je te donnais, dans une certaine mesure, tout ce que semblaitexiger notre apparente aisance ; tandis que le sourirecontinuel de mon visage te réjouissait sans cesse, la crainte,l’anxiété, la honte, rongeaient mon cœur à tout instant, et jecomptais avec effroi les pas du temps qui me rapprochaient de plusen plus de l’heure fatale. Ah ! Lénora, faut-il te ledire ? j’ai souffert de la faim et soumis mon corps aux plusrudes privations. J’ai passé la moitié de mes nuits à un travaild’esclave, raccommodant mes vêtements, bêchant le jardin, apprenantet exerçant, dans les ténèbres, toute sorte de métiers, afin decacher notre pauvreté à toi et aux autres.

« Mais tout cela n’était rien ; dansle silence de la nuit, je n’avais à rougir devant personne. Lejour, il fallait me roidir sans cesse contre les humiliations, et,le cœur saignant, dévorer l’affront et l’insulte… »

La jeune fille contemplait son père d’un œilhumecté par les larmes de la pitié. M. de Vlierbeckeétreignit sa main pour la consoler, et continua :

« Ne sois pas triste, Lénora. Si la maindu Seigneur me faisait de profondes blessures, chaque fois aussi,dans sa miséricorde, il me donnait le baume qui les guérit. Un seulsourire de ton doux visage suffisait pour faire monter de mon cœurvers le ciel une prière de reconnaissance. Toi, du moins, tu étaisheureuse ; en cela, ma promesse était remplie.

« Enfin, je crus que Dieu lui-même avaitenvoyé sur notre route quelqu’un qui te sauverait de la misèreimminente. Une douce inclination se forma entre Gustave et toi. Unmariage paraissait devoir en être la conséquence. Dans cescirconstances, j’ai fait connaître à M. Denecker, lors de sadernière visite, le déplorable état de mes affaires. Sur cetterévélation, il s’est irrévocablement refusé à accéder au désir deson neveu. Comme si ce coup terrible, qui anéantissait mes pluschères espérances, n’eût pas suffi à m’accabler, j’appris presqueen même temps que l’ami qui m’avait prêté quatre mille francs avecla faculté de renouveler chaque année mon obligation envers lui,était mort en Allemagne, et que les héritiers réclamaient lepayement de la dette. J’ai parcouru toute la ville, sonné à toutesles portes amies, remué ciel et terre dans mon désespoir, pouréchapper à cette dernière ignominie, tous mes efforts ont étéinfructueux. Demain peut-être, on affichera sur la porte duGrinselhof un placard annonçant la vente non seulement de tous nosbiens, mais même du mobilier et des objets que le souvenir nous arendus chers. Le point d’honneur exige que nous livrions àl’enchère publique tout ce qui a quelque valeur, afin que lemontant de nos dettes soit couvert. Si le sort était assezbienveillant pour nous permettre de satisfaire tout le monde, ceserait encore un grand bonheur dans notre misère, mon enfant. Tonsourire est si doux, Lénora ! La joie brille dans tesyeux ; cette ruine fatale ne t’attriste-t-elle doncpas ? »

– C’est là ce qui vous fait dépérir, monpère ? Vous n’avez pas d’autre chagrin ? Votre cœur negarde aucun secret ? demanda la jeune fille.

– Aucun, mon enfant, tu sais tout.

– Assurément, reprit Lénora gravement, un couppareil, je le sais, serait considéré par d’autres comme unépouvantable malheur ; mais que peut-il sur nous ?Pourquoi vous-même parlez-vous avec tant de calme, mon père ?Pourquoi semblez-vous, comme moi, indifférent, à l’heure qu’il est,à l’inexorable arrêt du sort ?

– Ah ! c’est parce que tu m’as renducourage et confiance, Lénora ; c’est parce qu’après une silongue contrainte, je rentre franchement en pleine possession deton amour ; c’est parce que tu me laisses espérer que tu neseras pas trop malheureuse. Je ne sais ce que tu vas me répondre,noble enfant que Dieu m’a donnée comme un bouclier contre toutesles douleurs ! Eh bien, j’accepterai la ruine sans fléchir lefront, et je me soumettrai avec résignation à la volonté de Dieu…Hélas ! poursuivit-il avec tristesse, qui sait cependantquelles souffrances nous sont réservées ! Errer par le monde,chercher loin de ceux qu’on aime et qu’on connaît un asile ignoré,gagner par le travail de ses mains le pain de chaque jour ! Tune sais pas, Lénora, combien il est amer, ce pain demisère !

La jeune fille frémit en voyant la tristesseredescendre comme un voile sombre sur le front de son père. Ellesaisit ses mains avec effusion, et, le regard plongeant dans sonregard, elle lui dit d’une voix suppliante :

– Ah ! mon père, que le sourire dubonheur ne quitte pas votre visage ! Croyez-moi, nous seronsheureux. Transportez-vous en esprit dans la position qui nousattend. Qu’y a-t-il donc là de si effrayant ? Je suis adroitedans tous les ouvrages de femme ; et puis vous m’avez rendueassez savante pour que je puisse enseigner aux autres ce que jevous dois en fait d’arts et de sciences. Je serai forte et activepour nous deux. Dieu bénira mon travail. Nous voyez-vous, mon père,seuls dans une petite chambre bien coquette, en paix, le cœurtranquille, toujours ensemble, nous aimant l’un l’autre, défiant lesort, au-dessus de l’infortune, vivant dans le ciel que nousprépare notre commun sacrifice, dans le ciel d’un amourinfini ? Ah ! il me semble que le vrai bonheur de l’âmeva seulement commencer pour nous ! Et vous, mon père,pouvez-vous vous désoler encore, lorsqu’un bonheur nous sourit, unbonheur tel que peu d’hommes peuvent en jouir en cemonde ?

M. de Vlierbecke contemplait safille avec ravissement ; cette voix enthousiaste, maistoujours douce, l’avait tellement ému, ce courage dont il pénétraitles nobles motifs lui inspirait une telle admiration, qued’heureuses larmes remplirent ses yeux. D’une main, il attiraLénora sur son sein ; il posa l’autre main sur ce front chéri,et son regard s’éleva vers le ciel dans une religieuse extase.

Il demeura ainsi, sans parole, les yeux élevésvers Dieu. Une prière recueillie, une bénédiction pour son enfant,un remercîment plein d’effusion, montaient de son cœur, comme laflamme sacrée de l’autel, vers le trône de celui qui lui avaitdonné l’angélique Lénora.

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