Le Gentilhomme pauvre

Chapitre 6

 

Quatre jours s’étaient écoulés depuis queM. Denecker avait refusé de consentir au mariage de Gustaveavec Lénora, lorsque parut dans la lande de bruyère, à unedemi-lieue environ du Grinselhof, une voiture de louage, quis’arrêta bientôt dans un chemin détourné.

Un jeune homme en descendit et indiqua aucocher une auberge assez éloignée ; les chevaux firent undemi-tour, et la voiture reprit la route qu’elle venait de suivre,tandis que le jeune homme s’avançait d’un pas rapide dans ladirection opposée. Il paraissait en proie à une vive agitation, etfrissonnait parfois comme épouvanté par ses propres pensées.

Dès que le Grinselhof apparut à travers lesarbres, il se mit à marcher avec précaution le long de la haie ou àpasser d’un côté à l’autre du chemin en cherchant les endroits oùl’épaisseur du feuillage pouvait le cacher. Arrivé à l’allée quiprécédait la cour, il poussa un cri de joie : la porte étaitouverte.

Grâce aux arbres et aux buissons, il se glissasans être vu jusqu’au pont, passa sur la pointe du pied devant laferme, et franchit l’épais massif qui ceignait le Grinselhof commeun mur.

À peine eut-il fait quelques pas dans lejardin, qu’il s’arrêta tremblant.

Lénora était assise sous le catalpa, la têteappuyée sur le bord de la table ; de violents sanglotssoulevaient son sein, et, à travers ses doigts qui voilaient sonregard, des larmes brillantes tombaient comme des perles sur lesable du chemin.

Le jeune homme s’avança d’un pas léger ;mais, si doucement qu’il marchât, la jeune fille leva la tête, etbondit toute tremblante en arrière, tandis que le nom de Gustaves’échappait de sa poitrine comme un cri d’angoisse. Elle voulutfuir ; mais, avant qu’elle eût pu faire un pas, le jeunehomme, à genoux devant elle, saisissait convulsivement ses mains,et disait avec une fiévreuse émotion :

– Lénora, Lénora, écoutez-moi ! Si vousme fuyez, si vous me refusez la consolation de vous dire, dans undernier adieu, ce que je souffre et ce que j’espère, je meurs à vospieds ou je pars, le cœur brisé, pour aller m’éteindre loin de mapatrie, loin de vous, ma sœur, ma bien-aimée, ma fiancée. Ah !Lénora, au nom de notre amour si doux et si pur, ne me repoussezpas !

Bien que Lénora tremblât de tous ses membres,ses traits prirent une expression de dignité et d’orgueil blessé.Elle répondit d’un ton froid et réservé :

– Votre hardiesse m’étonne, monsieur ! Ilvous a fallu un bien triste courage pour reparaître au Grinselhofaprès l’affront qui a été fait à mon père. Il est au lit,malade ; son âme a succombé sous le poids de l’outrage, et lafièvre l’a saisi. Est-ce là la récompense de mon affection pourvous ?

– Mon Dieu, mon Dieu, vous m’accusez,Lénora ! Quel crime ai-je donc commis ? s’écria le jeunehomme avec désespoir.

– Il n’y a plus rien de commun entre nous,reprit la jeune fille ; si nous ne sommes pas aussi riches quevous, monsieur, le sang qui coule dans nos veines ne souffre pasd’injure ! Levez-vous, partez ; je ne dois plus vousvoir !

– Grâce ! pitié ! dit Gustave, leregard suppliant et en levant les mains vers elle ;grâce ! je suis innocent, Lénora !

La jeune fille cacha les larmes qui germaientdans ses yeux, et se détourna de lui, prête à s’éloigner.

– Cruelle ! s’écria le jeune homme d’unevoix déchirante, vous me quittez pour toujours, sans un adieu, sansun mot de consolation ? Vous demeurez sourde à ma prière,insensible à ma douleur ? C’est bien, je subirai monsort : vous l’avez voulu !

Il se releva brusquement, puis sa tête sepencha sur la table, tandis qu’il continuait en versant des larmesamères :

– Lénora, mon amie, vous me condamnez àmourir ! Je vous pardonne : soyez heureuse sur la terresans moi ! Adieu, adieu pour toujours !

En disant ces mots, ses forcesl’abandonnèrent ; il tomba sur le siège que venait de quitterLénora, et ses bras défaillants s’affaissèrent sur la table.

Lénora avait fait deux ou trois pas pours’éloigner ; mais les tristes plaintes de Gustave l’avaientretenue. On pouvait lire sur son visage un violent combat entre ledevoir et l’amour. Enfin, son cœur parut faiblir dans la lutte, etdes larmes abondantes jaillirent de ses yeux. Elle s’approchalentement du jeune homme, prit une de ses mains, et murmura d’unevoix attendrie et pleine de sanglots :

– Gustave, mon pauvre ami, nous sommes bienmalheureux, n’est-ce pas ?

Au contact de cette main chérie, au doux sonde cette voix aimée, le jeune homme revint à lui. Son regards’arrêta sur les yeux de la jeune fille avec un ineffable sourire,et, à demi égaré par la joie, il lui dit :

– Lénora, chère Lénora, vous êtes revenue àmoi ! Vous avez pitié de mes douleurs ! Vous ne mehaïssez donc pas ?

– Un amour comme le nôtre s’éteint-il en unjour, Gustave ? dit la jeune fille en soupirant.

– Oh ! non, non, s’écria le jeune hommeavec exaltation, il est éternel ! N’est-ce pas, Lénora,éternel, tout-puissant contre le malheur, impérissable tant que lecœur bat dans la poitrine ?

La jeune fille pencha la tête, baissa lesyeux, et répondit d’une voix solennelle :

– Ne croyez pas, Gustave, que notre séparationme fasse souffrir moins que vous ; si l’assurance de mon amourpeut adoucir pour vous les peines de l’absence, soyez fort etcourageux. Mon cœur désolé gardera votre souvenir ; je voussuivrai en esprit et je vous aimerai jusqu’à ce que la mort viennecombler l’abîme qui nous sépare aujourd’hui. Nous nous retrouveronslà-haut, auprès de Dieu, mais jamais sur la terre !

– Vous vous trompez, Lénora ! s’écriaGustave avec une sorte de joie, il y a encore de l’espoir !Mon oncle n’est pas inexorable : il cédera par pitié pour mondésespoir !

– C’est possible ; mais le sentiment del’honneur est inflexible chez mon père, répondit la jeune filled’une voix triste et fière à la fois. Éloignez-vous, Gustave ;j’ai trop longtemps déjà oublié l’ordre de mon père, et méconnu ceque je dois à mon honneur en demeurant seule avec un homme qui nepeut devenir mon époux ! Partez ! Si quelqu’un noussurprenait, mon malheureux père en mourrait de honte et dechagrin.

– Un seul instant encore, ma bonne et chèreLénora ! Écoutez bien ce que je vais vous dire : mononcle m’a refusé votre main ; j’ai pleuré, prié, je me suisarraché les cheveux. Rien n’a pu le faire changer derésolution ; le désespoir m’a jeté hors de moi ; je mesuis révolté contre mon bienfaiteur, je l’ai menacé comme uningrat, j’ai dit des choses qui m’ont donné horreur de moi-mêmemême lorsque l’accès de fièvre a été dissipé. Je lui ai demandépardon à genoux ; mon oncle a un bon cœur : il m’apardonné à condition que j’entreprendrais avec lui, immédiatementet sans résistance, un voyage en Italie depuis longtemps projeté.Il espère que je vous oublierai ! Moi, vous oublier,Lénora ! J’ai consenti à ce voyage avec une joie secrète.Ah ! je vais, pendant des mois entiers, me trouver seul avecmon oncle ; je vais le combler de soins et d’amour, je vaisl’attendrir par un dévouement sans bornes, le supplier sans relâchede me donner son consentement, le vaincre enfin et revenirtriomphant, Lénora, pour vous offrir ma vie et ma main, parer votrefront de la joyeuse couronne de fiancée, et vous proclamer àgenoux, à la face des saints autels, la compagne de mon choix.

Un doux sourire éclaira le visage de la jeunefille, et dans son limpide regard se peignit le ravissement que luifaisait éprouver la peinture enchanteresse d’un bonheur encorepossible ; mais le prestige s’évanouit bientôt. Elle réponditavec une morne tristesse.

– Pauvre ami, il est cruel d’arracher cedernier espoir de votre cœur, et cependant il le faut. Votre oncleconsentirait peut-être ; mais mon père ?

– Votre père, Lénora ? Il pardonneratout, et me recevra dans ses bras comme un fils retrouvé…

– Non, non, ne croyez pas cela, Gustave ;on l’a blessé dans son honneur : comme chrétien, ilpardonnerait ; comme gentilhomme, il n’oubliera jamaisl’outrage qu’il a reçu !

– Ah ! Lénora, vous êtes injuste enversvotre père. Si je reviens avec l’assentiment de mon oncle, et si jelui dis : « Je ferai le bonheur de votre enfant ;donnez-moi Lénora pour épouse ; j’embellirai sa vie par toutesles joies que l’amour d’un époux a jamais données à unefemme ; son sort ici-bas sera digne d’envie ! » sije lui dis cela, que croyez-vous qu’il réponde ?

Lénora baissa les yeux.

– Vous connaissez sa bonté infinie, Gustave.Mon bonheur est son unique préoccupation ; il vous bénirait enremerciant Dieu.

– N’est-il pas vrai, Lénora, qu’ilconsentirait ? Vous voyez bien que tout n’est pas perdu. Unjoyeux rayon éclaire encore notre avenir. Abandonnez-vous à ce douxespoir, ma bien-aimée. Oh ! oui ! ne vous désolezpas : laissez-moi emporter, dans mon triste voyage,l’assurance que vous m’attendrez avec confiance dans la bonté deDieu. Puis souvenez-vous de moi dans vos prières, prononcezquelquefois mon nom dans ces sentiers ombragés où les premièresaspirations de l’amour ont si doucement ému nos cœurs, où, pendantdeux mois, j’ai goûté près de vous toute une éternité debonheur ; souriez-moi du fond de votre solitude, mon âmeentendra votre lointain salut ; votre souvenir sera mon uniquejoie, et j’y puiserai le courage de supporter l’absence…

Lénora pleurait silencieusement ; ladouce et émouvante parole du jeune homme avait tout à fait vaincuson orgueil ; son cœur n’avait plus de place que pour l’amouret la tristesse. Gustave s’en aperçut.

– Je pars, Lénora, dit-il, fort de votreaffection ! C’est avec un ferme espoir que je quitte mon payset ma bien-aimée. Quoi qu’il arrive maintenant, je ne me laisseraiabattre ni par le chagrin, ni par le découragement. Lénora, vouspenserez à moi, tous les jours, n’est-ce pas ?

– Mon Dieu, j’ai promis à mon père de vousoublier ! murmura la jeune fille avec une sorte d’effroi.

– M’oublier ? Vous vous efforcerez dem’oublier ?

– Non, Gustave, dit-elle d’une voixdouce ; je désobéirai pour la première fois à mon père ;je sens mon impuissance à tenir une vaine promesse, je ne puis vousoublier ; je vous aimerai jusqu’à ma dernière heure :c’est ma destinée sur la terre !

– Oh ! merci, merci, Lénora, s’écriaGustave avec exaltation. Tes douces paroles me font puissant contrele sort. Reste ici, ma bien-aimée, sous la garde de Dieu ; tonimage me suivra comme un ange protecteur ; dans mes joies etdans mes douleurs, le jour et la nuit, toujours… toujours tu serassous mes yeux, Lénora ! La séparation brise mon cœur ;mais le devoir commande, je sais qu’il faut obéir. Adieu,adieu !

Il saisit convulsivement les mains de la jeunefille, les serra d’une étreinte fébrile, et disparut sous lesmassifs de verdure.

– Adieu, adieu, Gustave ! s’écria Lénorahors d’elle.

Et, comme anéantie, elle chercha un sièged’une main tremblante, y tomba épuisée, abîmée dans une douleurinexprimable et versant un torrent de larmes.

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