Le Joueur

Chapitre 10

 

Aux eaux, les maîtres d’hôtel, quand ils assignent unappartement aux voyageurs, se fondent bien moins sur le désir deceux-ci que sur leur propre appréciation, et il faut remarquerqu’ils se trompent rarement. L’appartement de la babouschka étaitd’un luxe vraiment excessif. Quatre magnifiques salons, une chambrede bain, deux chambres pour les domestiques, une autre pour la damede compagnie. On fit voir à la babouschka toutes ces chambres,qu’elle examina sévèrement.

On avait inscrit sur le livre de l’hôtel : « Madame la généraleprincesse de Tarassevitcheva ».

De temps en temps, la babouschka se faisait arrêter, indiquaitquelque meuble qui lui déplaisait et posait des questionsinattendues au maître d’hôtel qui commençait à perdre contenance.Par exemple, elle s’arrêtait devant un tableau, une médiocre copiede quelque célèbre composition mythologique, et disait :

– De qui ce portrait ?

Le maître d’hôtel répondait que ce devait être celui d’unecertaine comtesse.

– Comment ? De qui ? Pourquoi ne le sais-tu pas ?Et pourquoi louche-t-elle ?

Le maître d’hôtel ne savait que dire.

– Sot ! dit la babouschka en russe.

Enfin, la babouschka concentra toute son attention sur le lit desa chambre à coucher.

– C’est bien, dit-elle, c’est riche. Faites donc voir.

On défit un peu le lit.

– Davantage. Ôtez les oreillers, soulevez les matelas.

La babouschka examina tout attentivement.

– Pas de punaises ? Bien ! Enlevez tout le linge, etqu’on mette le mien et mes oreillers. Tout ça est trop riche, qu’enferais-je ? Je m’ennuierais, seule là dedans.

– Alexis Ivanovitch, tu viendras chez moi souvent, quand tuauras fini de donner ta leçon aux enfants.

– Mais, répondis-je, depuis hier je ne suis plus au service dugénéral. Je vis ici à mon compte.

– Pourquoi donc ?

– Voici. Il y a quelques jours sont arrivés de Berlin unillustre baron et sa femme. Hier, à la promenade, je leur ai ditquelques paroles en allemand, mais sans arriver à reproduireexactement la prononciation de Berlin.

– Et alors ?

– Le baron a pris cela pour une injure et s’est plaint augénéral, qui m’a donné congé.

– Mais quoi ? Tu l’as donc réellement injurié ? Etpuis, quand tu l’aurais injurié !

– Non ; c’est, au contraire, le baron, qui m’a menacé de sacanne.

– Mais es-tu donc si lâche, toi, que tu permettes de traiterainsi ton outchitel, dit-elle violemment au général. Et tu l’aschassé ! Imbécile ! Vous êtes tous des imbéciles,tous !

– Ne vous inquiétez pas, ma tante, répondit le général, non sanshauteur. Je sais me conduire. D’ailleurs, Alexis Ivanovitch ne vousa pas raconté la chose très exactement.

– Et toi, tu as supporté cela ! continua-t-elle en revenantà moi.

– Moi ? Je voulais demander au baron une réparationd’honneur, répondis-je avec tranquillité. Le général s’y estopposé.

– Et pourquoi t’y es-tu opposé ?

– Mais, excusez, ma tante, les duels ne sont pas permis, dit legénéral en souriant.

– Comment, pas permis ? Et le moyen d’empêcher les hommesde se battre ! Vous êtes des sots. Vous ne savez pas défendrele nom de Russe que vous portez. – Allons ! soulevez-moi. Ettoi, Alexis Ivanovitch, ne manque pas de me montrer ce baron à lapromenade, ce fon[6]baron ! Et la roulette où est-elle ? J’expliquai que laroulette se trouvait dans le salon de la gare. Elle me demandaalors s’il y avait beaucoup de joueurs, si le jeu durait toute lajournée, en quoi consistait le jeu. Je répondis enfin qu’il valaitmieux qu’elle vît la chose de ses propres yeux, car la meilleureexplication n’en pourrait donner qu’une idée très imparfaite. – Ehbien ! menez-moi tout de suite à la gare. Marche devant,Alexis Ivanovitch. – Comment, ma tante, vous ne prendrez pasd’abord un peu de repos ? Le général et tous les sienssemblaient inquiets. Ils redoutaient quelque excentricité publiquede la babouschka. Cependant ils avaient tous promis del’accompagner. – Je ne suis pas fatiguée. Voilà cinq jours que jen’ai pas bougé. Nous irons visiter les sources, et puis ceSchlagenberg… C’est bien cela, dis, Praskovia ? – Oui,babouschka. – Et qu’y a-t-il encore à voir ? – Beaucoup dechoses, babouschka, dit Paulina avec un air embarrassé. – Oui, jevois, tu ne sais pas toi-même. Marfa, tu viendras avec moi à laroulette, dit-elle à sa dame de compagnie. – Mais cela ne se peutpas, ma tante. On ne laissera entrer ni Marfa ni Potapitch. –Quelle bêtise ! parce que c’est un domestique ? Maisc’est un homme tout de même. Et je suis sûre qu’il désire aussivoir tout cela. Et avec qui pourraient-ils y aller si ce n’est avecmoi ? – Mais, babouschka… – As-tu honte de moi ? Reste.On ne te demande pas de venir. Vois-tu ce général ! Mais jesuis générale moi-même ! Et en effet, tu as raison, je n’aipas besoin de toute cette suite. Alexis Ivanovitch me suffira. Maisde Grillet insista pour que tout le monde accompagnât lababouschka, et il trouva quelques mots aimables sur le plaisir toutparticulier, etc. On se mit en route. – Elle est tombée en enfance,répétait de Grillet au général. Si on la laisse aller seule, ellefera des folies… Je n’entendis pas le reste de la conversation.Mais, évidemment, de Grillet avait déjà de nouveaux projets etreprenait espoir. Il y avait une demi-verste de l’hôtel jusqu’à lagare. Le général était un peu rassuré ; pourtant il craignaitvisiblement la roulette. Qu’allait faire là une vieilleimpotente ? Paulina et mademoiselle Blanche marchaient chacuned’un côté du fauteuil. Mademoiselle Blanche était gaie, ou du moinsaffectait de l’être. Paulina s’efforçait de satisfaire la curiositéde la vieille dame, qui l’accablait de questions. M. Astley me dità l’oreille : « La matinée ne s’achèvera pas sans incident. »Potapitch et Marfa se tenaient derrière le fauteuil. Le général etde Grillet, un peu à l’écart, causaient avec animation ; cedernier semblait donner des conseils. Mais que faire contre laterrible phrase de la babouschka : « Je ne te donnerai rien !» Et le général connaissait bien sa tante, il n’avait plusd’espoir. De Grillet et mademoiselle Blanche se faisaient dessignes. Nous fîmes à la gare une entrée triomphale. Les domestiquesde l’endroit montrèrent autant d’empressement que ceux de l’hôtel.La babouschka commença par ordonner qu’on la portât dans tous lessalons. Enfin, on arriva à la salle de jeu. Les laquais quigardaient les portes les ouvrirent à deux battants. À l’extrémitéde la salle où se trouvait la table de trente-et-quarante sepressaient de cent à deux cents joueurs. Ceux qui parvenaientjusqu’aux chaises de cette table sacrée ne quittaient guère leurplace avant d’avoir perdu tout leur argent. Car il n’était paspermis d’occuper ce rang en simple spectateur. Ceux qui se tenaientdebout attendaient leur tour ; quelques-uns même pontaientpar-dessus les têtes des joueurs assis ; du troisième rang ily avait des habiles qui réussissaient à poser leur mise. On sedisputait à propos de mises égarées ; car il arrive qu’unfilou se glisse parmi tous ces honnêtes gens et prenne sous leursyeux une mise qui ne lui appartient pas, en disant : « C’est lamienne. » Les témoins sont indécis, le voleur est habile et surtouteffronté ; il empoche la somme. La babouschka regardait toutcela de loin avec la curiosité d’une paysanne presque sauvage. Cefut surtout la roulette qui lui plut. Enfin, elle voulut voir lejeu de plus près. Comment cela se passa-t-il ? je nesais ; le fait est que les laquais, très empressés, – desPolonais ruinés pour la plupart, – lui trouvèrent aussitôt uneplace malgré l’affluence extraordinaire des joueurs. On posa lefauteuil à côté du principal croupier. On se pressa contre la tablepour mieux voir la babouschka. Les croupiers fondaient quelqueespérance sur un joueur si excentrique, une vieille femmeparalysée ! Je me mis auprès d’elle. Les nôtres restèrentparmi les spectateurs. La babouschka regarda d’abord les joueurs.Un jeune homme surtout l’intéressa. Il jouait gros jeu, de fortessommes, et avait déjà gagné une quarantaine de mille francsamoncelés devant lui en pièces d’or et en billets. Il était pâle,ses yeux étincelaient, ses mains tremblaient, il pontait sanscompter, à pleines mains, et il gagnait toujours. Les laquaiss’agitaient derrière lui, lui offraient un fauteuil, lui faisaientde la place, dans l’espérance d’un riche pourboire. Près de luiétait assis un petit Polonais qui se démenait de toutes ses forceset humblement ne cessait de lui parler à l’oreille, le conseillantsans doute pour ses mises, régularisant son jeu, lui aussi dansl’espérance d’une rémunération. Mais le joueur ne le regardait nine l’écoutait, pontait au hasard et gagnait. La babouschkal’observa pendant quelques instants. – Dis-lui donc, fit-elle toutà coup en s’adressant à moi, dis-lui donc de quitter le jeu et des’en aller avec son gain, car, s’il continue, il va perdre tout, ilva tout perdre d’un coup. La respiration lui manquait, tant elleétait agitée. – Où est Potapitch ? Envoie-lui Potapitch.Entends-tu ? Elle me poussait du coude. – Où est-il donc, cePotapitch ? Sortez ! Allez-vous-en ! cria-t-elleelle-même au jeune homme. Je me penchai vers elle, et lui dis d’unton assez bref que ces manières n’étaient pas admises à la table dejeu, qu’il n’y est même pas permis de parler à haute voix, qu’onallait nous mettre à la porte… – Quel dommage ! Il est perdu,ce pauvre garçon ! Mais il y travaille, certes, lui-même… Jene puis pas le regarder sans dépit. Quel sot ! Et lababouschka se tourna d’un autre côté. À gauche, à l’autre extrémitéde la table, on remarquait parmi les joueurs une jeune dameaccompagnée d’un très petit homme. Qui était cette espèce denain ? Peut-être un parent, ou bien s’en faisait-elle suivrepour attirer l’attention ? J’avais déjà vu cette dame. Ellevenait régulièrement à la gare à une heure de l’après-midi etpartait ensuite à deux. Elle avait son fauteuil marqué. Ellesortait de sa poche une certaine quantité de pièces d’or, plusieursbillets de mille et pontait tranquillement, froidement, encalculant et en cherchant, au moyen d’opérations tracées au crayonsur son calepin, à supputer les probabilités de perte ou de gain.Ses mises étaient grosses. Elle gagnait tous les jours deux mille,quelquefois trois mille francs et s’en allait aussitôt. Lababouschka la regarda longtemps. – Ah ! celle-ci ne perdrapas ! dit-elle. Qui est-ce ? – Une Française,probablement, lui répondis-je tout bas. – Ah ! cela se voit…Explique-moi maintenant la marche du jeu. Je lui donnai lesexplications le plus claires possible sur les nombreusescombinaisons de rouge et noir, pair et impair, manque et passe etsur les diverses nuances des systèmes de chiffres. Elle écoutaitattentivement, questionnait sans cesse et se pénétrait de mesréponses. – Et que signifie le zéro ? Le croupier principal acrié tout à l’heure : « Zéro », et a ramassé toutes les mises.Qu’est-ce que ça signifie ? – Le zéro, babouschka, est pour labanque ; toutes les mises lui appartiennent quand c’est sur lezéro que tombe la petite boule. – Et personne alors ne gagne ?– Le banquier seulement. Pourtant, si vous aviez ponté sur le zéroon vous payerait trente-cinq fois votre mise. – Et cela arrivesouvent ? Pourquoi ne pontent-ils donc jamais sur le zéro, cesimbéciles ? – Parce qu’on n’a qu’une chance contretrente-cinq. – Quelle bêtise !… Potapitch !… Mais non,j’ai mon argent sur moi. Elle tira de sa poche une bourse biengarnie et y prit un florin. – Là, mets-le tout de suite sur lezéro. – Babouschka, le zéro vient de sortir ; c’est un mauvaismoment pour jouer sur ce chiffre. Attendez. – Qu’est-ce que turacontes ! Mets où je te dis. – Soit, mais le zéro peut neplus sortir aujourd’hui, et si vous vous entêtez, vous pouvez yperdre mille florins. – Des bêtises ! Quand on craint le loupon ne va pas au bois[7]. C’estperdu ? Mets encore. Le deuxième florin fut perdu comme lepremier. J’en mis un troisième. La babouschka ne tenait pas enplace. Elle semblait vouloir fasciner la petite boule qui sautaitsur les rayons de la roue. Le troisième florin fut encore perdu. Lababouschka était hors de soi. Elle donna un coup de poing sur latable quand le croupier appela trente-six au lieu du zéro attendu.– Canaille ! s’écria-t-elle. Ce maudit petit zéro ne veut doncpas sortir ? Je veux rester jusqu’à ce qu’il sorte !C’est ce scélérat de croupier qui l’empêche de sortir !…Alexis Ivanovitch, mets deux louis d’or à la fois, autrement nousne gagnerions rien, même si le zéro sortait. – Babouschka ! –Mets ! mets ! Ce n’est pas ton argent ! Je mis lesdeux louis. La petite boule roula longtemps et enfin se mit àsauter plus doucement sur les rayons ; la babouschka étaitcomme hypnotisée et serrait ma main. Tout à coup, boum ! –Zéro ! cria le croupier. – Tu vois ! Tu vois ! ditvivement la babouschka toute rayonnante. C’est Dieu lui-même quim’a donné l’idée de mettre deux louis. Combien vais-je avoir ?Pourquoi ne me donne-t-il pas d’argent ? Potapitch !Marfa ! Où sont-ils ? Où sont les nôtres,Potapitch ! – Babouschka, Potapitch est à la porte ; onne l’a pas laissé entrer. Voyez, on vous paye, prenez. On jetait àla babouschka un gros rouleau de cinquante louis enveloppés dans dupapier bleu, vingt louis en monnaie. Je ramassai le tout devant lababouschka. – Faites le jeu, messieurs, faites le jeu… Rien ne vaplus ! cria le croupier au moment de mettre en branle laroulette. – Dieu ! nous sommes en retard. Mets ! metsdonc vite ! – Où ? – Sur le zéro, encore sur lezéro ! Et mets le plus possible. Combien avons-nousgagné ? Soixante-dix louis ? Pourquoi garder cela ?Mets vingt louis à la fois. – Mais vous n’y pensez pas,babouschka ! Il peut rester deux cents fois sans sortir. Vousy perdrez votre fortune ! – Mensonges ! bêtises !Mets, te dis-je ! Assez parlé, je sais ce que je fais. –D’après le règlement, on ne peut mettre plus de douze louis sur lezéro. Voilà, j’ai mis les douze. – Pourquoi ? Ne me fais-tupas des histoires ? – Moussieu, cria-t-elle en poussant lecoude du croupier, combien sur le zéro ? Douze ?Douze ? Je me hâtai d’expliquer la chose en français. – Oui,madame, répondit avec politesse le croupier. De même que chaquemise ne doit pas dépasser quatre mille florins. C’est le règlement.– Alors, c’est bien, va pour douze ! – Le jeu est fait !cria le croupier. La roue tourna et le nombre treize sortit. –Perdu ! – Encore ! encore ! encore ! Je nerésistai plus, je ne fis que hausser les épaules et je mis douzenouveaux louis. La roue tourna longtemps. La babouschka tremblait.Espère-t-elle sérieusement que le zéro va encore sortir ? medemandai-je avec étonnement. L’assurance décisive du gain rayonnaitsur son visage. La petite boule tomba dans la cage. – Zéro !cria le croupier. – Quoi ! ! ! Eh bien ! tuvois ? me dit la babouschka avec une indescriptible expressionde triomphe. J’étais moi-même joueur. Jamais je ne le sentis plusqu’en cet instant. Mes mains frémissaient, la tête me tournait.Certes, le cas était rare : trois zéros sur dix coups !Pourtant cela n’était pas extraordinaire. Trois jours auparavant,j’avais vu le zéro sortir trois fois de suite. Tout le monderivalisa d’amabilité pour la babouschka ; on lui régla songain avec humilité. Elle avait à recevoir quatre cent vingt louis,c’est-à-dire quatre mille florins et vingt louis. Cette fois-ci, lababouschka n’appela plus Potapitch. Elle ne tremblait plus,extérieurement du moins ; elle tremblait, pour ainsi dire,intérieurement. – Alexis Ivanovitch, il a dit qu’on peut mettrequatre mille florins, n’est-ce pas ? Eh ! mets les quatremille sur le rouge. La roue tourna. – Rouge ! cria lecroupier. Cela faisait donc en tout huit mille florins. –Donne-m’en quatre mille et mets les quatre autres mille sur lerouge. J’obéis. – Rouge ! – Ça fait douze ;donne-les-moi. Mets l’or dans ma bourse et cache les billets. Envoilà assez. Rentrons.

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