Le Joueur

Chapitre 5

 

Elle était très absorbée ; dès qu’on se leva de table, ellem’ordonna de sortir avec elle. Nous prîmes les enfants et nousallâmes dans le parc. J’étais très énervé ; je ne pus meretenir de faire à Paulina cette sotte question :

– Pourquoi votre marquis de Grillet, le petit Français, ne vousaccompagne-t-il plus quand vous sortez et passe-t-il des jours sansvous adresser la parole ?

– C’est un misérable ! dit-elle d’une voix étrange.

Je ne l’avais jamais entendue s’exprimer sur le marquis ;je n’insistai pas, je craignais de trop comprendre.

– Et avez-vous remarqué qu’il est en bons termes aujourd’huiavec le général ?

– Vous voulez tout savoir ? Le général est entre sesmains ; tout est au Français, et si la babouschka ne sedépêche pas de mourir, le Français deviendra propriétaire de toutesles valeurs que le général lui a engagées.

– Je l’avais entendu dire, je ne croyais pourtant pas qu’ils’agissait de choses si graves. Mais, alors, adieu, mademoiselleBlanche ; elle ne sera pas « madame la générale » ; elleabandonnera le général, et il se tuera.

– Possible !

– Comme c’est bien ! Quelle franchise ! Au moins ellen’aura pas dissimulé qu’elle ne l’eût épousé que pour son argent.Pas de cérémonies. Et la babouschka ! « Es-tu morte ? »Télégramme sur télégramme. Qu’en pensez-vous ?

– Vous êtes bien gai ! Est-ce votre perte d’argent qui vousrend si gai ?

– Ne me l’aviez-vous pas donné pour le perdre ? Je ne puisjouer pour les autres, moins pour vous que pour personne. Je vousavais prévenue que nous ne réussirions pas. Dites-moi, vous êtestrès en peine d’avoir tout perdu ? Et pourquoi voulez-voustant d’argent ?

– Et pourquoi ces questions ?

– Mais vous avez promis de m’expliquer… Écoutez ! je suisabsolument convaincu que si je joue pour moi je gagnerai. J’ai centvingt florins. Et alors vous prendrez tout ce que vous voudrez…

Elle fit une moue dédaigneuse.

– Que mon offre ne vous offense pas. Je suis pour vous si peu dechose que vraiment vous pouvez accepter de moi même del’argent ! Un présent de moi est sans conséquence. D’ailleurs,j’ai perdu votre argent.

Elle me jeta un rapide coup d’œil. Mon ton sarcastiquel’irritait ; elle interrompit la conversation.

– Mes affaires ne vous regardent pas. Si vous exigez desrenseignements, j’ai des dettes, voilà tout. J’ai emprunté, il fautque je rende. J’avais la folle pensée qu’en jouant je gagnerais àcoup sûr. Pourquoi ? Je ne le sais pas moi-même, mais je lecroyais. Qui sait ? c’était peut-être ma dernière chance, jen’avais peut-être pas le choix.

– Peut-être vous fallait-il gagner comme il faut qu’un noyé seraccroche à une paille flottante. Mais ce n’est qu’au moment de senoyer qu’on prend les pailles pour des poutres.

– Pourquoi donc y comptez-vous vous-même ? Il y a quinzejours, vous me répétiez sur tous les tons que vous gagneriez «nécessairement », qu’il ne fallait pas vous prendre pour un fou,que c’était très sérieux. Et, en effet, vous parliez sérieusementet on ne pouvait rien trouver de plaisant dans vos paroles.

– C’est vrai, répondis-je, absorbé. Je suis sûr de gagner quandje jouerai pour moi.

– Pourquoi cette certitude ?

– Peut-être parce qu’il faut que je gagne ! C’est peut-êtreaussi ma seule issue.

– Il vous faut donc aussi beaucoup d’argent ? Mais quellecroyance superstitieuse !

– N’est-ce pas ? Que puis-je faire de beaucoup d’argent,moi ?

– Cela m’est égal ! Mais si vous voulez, eh bien !oui. Quel motif sérieux pouvez-vous avoir de désirer unefortune ? Qu’en feriez-vous ? Vous êtes un homme sansordre, instable ; je ne vous ai jamais vu sérieux.

– À propos ! interrompis-je, vous avez une dette, et unejolie dette ! Au Français, n’est-ce pas ?…

– Vous êtes particulièrement insupportable aujourd’hui !N’êtes-vous pas ivre ?

– Vous savez qu’il m’est permis de vous parler très franchementet même de vous interrompre. Je vous le répète, je suis votreesclave, et on ne rougit pas devant un esclave.

– Quelle sottise ! Je n’admets pas du tout votrethéorie.

– Je ne vous ai pas dit, remarquez-le, que je suis heureuxd’être votre esclave. J’en parle comme d’un fait indépendant de mavolonté.

– Soyez franc ! Pourquoi avez-vous besoind’argent ?

– Pourquoi avez-vous besoin de le savoir ?

– Comme vous voudrez !

Elle releva la tête avec une inexprimable fierté.

– Vous n’acceptez pas ma théorie de l’esclavage, mais vous lapratiquez : « Réponds et ne raisonne pas ! » Soit ! Vousme demandez pourquoi j’ai besoin d’argent ? Parce que l’argentest la seule puissance irrésistible.

– Je comprends. Mais, prenez garde ! Vous allez devenirfou. Vous allez jusqu’au fatalisme. Il y a d’ailleurs certainementun but plus particulier. Parlez sans ambages, je le veux.

Elle paraissait près de se fâcher et cela me plaisaitinfiniment ; j’étais ravi qu’elle me questionnât avec tantd’insistance.

– Oui, j’ai un but, dis-je, mais je ne puis vous dire lequel. Ouplutôt… c’est tout simplement parce que, avec de l’argent, jedeviendrai, même pour vous, un homme !

– Bah ! Comment cela ?

– Comment ? Vous ne comprenez pas comment je pourraisparvenir à être pour vous autre chose qu’un esclave ?

– Ne me disiez-vous pas que cet esclavage faisait votrebonheur ? Moi-même je le pensais.

– Ah ! vous le pensiez ? m’écriai-je avec une joieétrange. Qu’une telle naïveté me plaît de votre part ! Ehbien, oui, cet esclavage fait ma joie. Il existe, il est réel, cedélice de descendre au dernier degré de l’avilissement. Je pensesouvent que le knout doit receler de mystérieuses jouissances. Maisje veux essayer d’autres plaisirs. Tout à l’heure, à table, devantvous, le général me faisait des remontrances. Les sept centsroubles par an, qu’il ne me payera peut-être pas, lui en donnent ledroit. Le marquis de Grillet lève très haut les sourcils quand ilme voit, tout en faisant semblant de ne pas me remarquer. Maissavez-vous que j’ai une envie folle de le tirer un jour par lenez ?

– Quelle gaminerie ! Il n’y a pas de situation où l’on nepuisse se tenir avec dignité. La douleur doit nous relever au lieude nous avilir.

– Le beau cliché ! Mais êtes-vous bien sûre que je puisseme tenir avec dignité ? Je suis peut-être un hommedigne ; mais me tenir avec dignité, c’est autre chose. Tousles Russes sont ainsi, parce qu’ils sont trop richement et tropuniversellement doués pour trouver aussitôt l’attitude exigée parles circonstances. C’est une question de place publique. Il nousfaut du génie pour concentrer nos facultés et les fixer dansl’attitude qu’il faut. Et le génie est rare. Il n’y a peut-être queles Français qui sachent paraître dignes sans l’être. C’estpourquoi, chez eux, la place publique a tant d’importance. UnFrançais laisse passer une offense réelle, une offense de cœur,sans la relever, pourvu qu’elle soit secrète ; mais unepichenette sur le nez, voilà ce qu’il ne tolère jamais, car celaconstitue une dérogation aux lois des convenances. C’est pourquoinos jeunes filles aiment tant les Français, c’est à cause de leurjolie attitude. Le coq gaulois ! Pour moi, vous savez, cetteattitude-là… Du reste, je ne suis pas une femme, et peut-être lecoq a-t-il du bon. Mais est-ce que je ne vais pas trop loin ?Aussi, vous ne m’arrêtez pas ! Quand je vous parle, jevoudrais vous dire tout, tout, tout, et je perds un peu le respect.Je n’ai pas d’attitude, moi, je vous le confesse ; je n’aimême aucune qualité. Tout est arrêté en moi ; tout est mort,vous savez pourquoi. Je n’ai aucune pensée humaine dans latête ; je ne sais plus ce qu’on fait sur la terre, ni enRussie, ni ici. Je viens de Dresde, n’est-ce pas ? Ehbien ! je n’ai pas vu cette ville ; vous savez ce quim’occupe. Comme je n’ai aucune espérance, comme je suis à vos yeuxun zéro, je ne crains pas de vous parler franchement. Je ne voisque vous partout, et le reste m’est égal. Sans que je sachepourquoi, je vous aime ; il se peut très bien que vous nesoyez pas jolie du tout. Imaginez-vous que je ne sais vraiment passi vous êtes jolie ou laide. Pour le cœur, il est certainementmauvais, et pour l’intelligence elle est sans noblesse.

– C’est sans doute pour cela que vous comptez m’acheter.

– Vous acheter ! m’écriai-je ; quedites-vous ?

– Vous vous êtes oublié. Si ce n’est pas moi que vous voulezacheter avec les grosses sommes que vous gagnerez à la roulette,c’est au moins ma considération.

– Ce n’est pas tout à fait cela. Je vous ai déjà dit qu’il m’estdifficile de m’expliquer. Ne vous fâchez pas de monbavardage ; vous savez bien qu’on ne se fâche pas avec moi, jene suis qu’un fou ; et puis… fâchez-vous s’il vous plaît.Chaque soir, là-haut, dans ma chambre, il me suffit de me rappelerle frôlement de votre robe pour être près de me ronger les poings.Cela vous fâche encore ? Bon ! je suis votre esclave.Profitez-en, profitez… Il est probable que je vous tuerai un jour.Je vous tuerai, non pas parce que j’aurai cessé de vous aimer, ouparce que je serai jaloux, mais simplement parce que j’ai parfoisenvie de vous manger. Vous riez !

– Je ne ris pas du tout, dit-elle avec indignation, et je vousordonne de vous taire.

Elle s’arrêta, suffoquée par la colère. Ô Dieu ! je ne saispas si elle est jolie ; mais que j’aime à la voir, droite,immobile ainsi devant moi, tout irritée ! Et c’est pourquoi jeme plais souvent à provoquer sa colère. Peut-être l’avait-elleremarqué et peut-être se fâchait-elle par complaisance. Je luisoumis aussitôt cette observation :

– Vous êtes un être de boue ! s’écria-t-elle avecdégoût.

– Ça m’est égal ! Mais savez-vous qu’il est dangereux pourvous de vous promener seule avec moi ? Je suis souvent tentéde vous battre, de vous estropier, de vous étrangler. Croyez-vousque j’en viendrai là ? Ou bien j’aurai un accès de fièvrechaude. Que peut me faire votre colère ? J’aime sans espoir,et, si je vous tue, il faudra que je me tue aussi. Je me tueraisalors le plus lentement possible, pour avoir à moi, je veux direpour ne pas partager avec vous, au moins, cette douleur. Aprèscela, comment ne serais-je pas fataliste ? Vous vous rappelezque, sur le Schlagenberg, je vous ai dit : Un mot de vous et je mejette en bas. Croyez-vous que je m’y serais jeté ?

– Quel bavardage stupide !

– Stupide ou spirituel, c’est tout un, pourvu que je parle. Carauprès de vous il faut que je parle, que je parle… Quand vous êteslà, je perds tout orgueil.

– Pourquoi vous aurais-je forcé à vous précipiter duSchlagenberg ? C’était tout à fait inutile.

– Oh ! quelle superbe intonation ! comme vous avezbien dit cela ! Que d’offense dans ce magnifique « inutile» ! Je vous comprends très bien. Inutile, dites-vous ?Mais le plaisir est toujours utile. Et n’est-ce pas un plaisir quel’abus du pouvoir ? On écrase une mouche, on jette un homme duhaut du Schlagenberg, voilà des plaisirs. L’homme est despote parnature et la femme bourreau. Vous, particulièrement, vous aimezbeaucoup à torturer.

Elle m’observait avec une attention profonde. Ma physionomieexprimait sans doute toutes les sensations absurdes qui mepossédaient. Je sentais mes yeux se gonfler de sang et l’écumemouiller mes lèvres. Certes, je me serais jeté duSchlagenberg ! Certes ! Certes ! Si ses lèvresavaient prononcé le mot « faites », sans que sa conscience s’en fûtdoutée, eh ! je me serais jeté… Je me rappelle mot pour motcette conversation.

– Pourquoi vous croirais-je ? dit-elle sur un ton où il yavait tant de mépris, de ruse et de vanité que, mon Dieu ! monDieu ! je l’aurais tuée sans peine, en ce moment. Je l’auraistrès volontiers assassinée.

– N’êtes-vous pas très lâche ? reprit-elle tout à coup.

– Peut-être bien. Je ne me suis jamais demandé cela.

– Si je vous disais : « Tuez cet homme ! » letueriez-vous ?

– Qui ?

– Qui je voudrais.

– Hum ! le petit Français, n’est-ce pas ?

– Ne m’interrogez pas, répondez ! Tueriez-vous celui que jevous désignerais ? Je veux savoir si vous parliez sérieusementtout à l’heure.

Elle attendait si sérieusement, avec tant d’impatience, maréponse que je me sentis troublé.

– Me direz-vous enfin ce qui se passe ici ! m’écriai-je.Avez-vous peur de moi ! Je vois très bien qu’une catastropheest imminente. Vous êtes la belle-fille d’un homme ruiné, fou etavili par une passion irrésistible ; et vous voilà sousl’influence mystérieuse de ce misérable Français ! Etmaintenant vous me posez sérieusement une pareille question… Encorefaut-il que je sache… Ne pouvez-vous me parler une fois avecfranchise ?

– Il ne s’agit pas de cela ; Je vous pose une question,répondez-moi.

– Eh bien ! oui, oui, oui ; certainement oui, jetuerais… mais… l’ordonnez-vous aujourd’hui ?

– Qu’en pensez-vous ? Croyez-vous que j’aurais pitié devous ? Non, je donnerai l’ordre, et je resterai cachée.Acceptez-vous ? Pourrez-vous supporter cela ? Ah !pas vous, pas un être comme vous !… Vous tuerez peut-être sije vous l’ordonne, mais ensuite vous perdrez la tête. Une si faibletête ! Et puis vous me tuerez pour avoir osé vous envoyer…

Quelque chose comme un coup me frappa au cerveau. Certes, mêmealors, je considérais sa question comme une plaisanterie, comme uneprovocation. Et pourtant, elle avait parlé trop sérieusement.J’étais tout de même stupéfait qu’elle en fût venue à s’avouer à cepoint son pouvoir sur moi, à oser me dire : « Cours à taperte ! Moi, je resterai dans l’ombre. » Il y avait dans cesparoles un cynisme vraiment inouï. Mais comment secomporterait-elle ensuite avec moi ? Une telle complicitéélève l’esclave jusqu’au maître et, quoique notre conversation meparût chimérique, mon cœur tressaillait.

Tout à coup elle éclata de rire. Nous étions assis sur un banc,les enfants jouaient auprès de nous, non loin des équipages quistationnaient. La foule circulait devant nous.

– Voyez-vous cette grosse femme, reprit Paulina. C’est labaronne Wourmergelm ; il n’y a que trois jours qu’elle estarrivée. Voyez-vous son mari, ce Prussien long et sec, armé d’unecanne ? Vous rappelez-vous comme il nous toisaitavant-hier ? Allez tout de suite aborder cette baronne, ôtezvotre chapeau et dites-lui quelque chose en français.

– Pour quoi faire ?

– Vous juriez de vous jeter du Schlagenberg ! Vous juriezque vous étiez prêt à tuer qui je voudrais ! Au lieu de toutesces tragédies, je ne vous demande qu’une comédie. Allez, sans aucunprétexte, je veux voir le baron vous donner des coups de canne.

– Vous me défiez, vous pensez que je ne le ferai pas ?

– Oui ! je vous défie. Allez ! je le veux.

– C’est une fantaisie ridicule, mais j’y vais. Pourvu que celane cause pas des désagréments au général et que le général ne vousennuie pas à cause de cela ! Ma parole, j’y vais. Mais quellefantaisie ! Aller offenser une femme !

– Je vois bien que vous n’êtes qu’un bavard ! dit-elle avecmépris. Vous avez les yeux gonflés de sang, et c’est tout.Peut-être avez-vous trop bu à dîner. Croyez-vous donc que je necomprenne pas combien c’est bête et que le général sefâchera ? Mais je veux rire, voilà tout. Vous faire offenserune femme, oui ; et vous faire battre, oui, je le veux.

Lentement, j’allai accomplir ma mission. Certes, c’était trèsbête, mais pouvais-je ne pas me soumettre ?

En m’approchant de la baronne, un souvenir me revint. Et puisj’étais comme ivre… un écolier ivre, comprenez-vous.

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