Le Joueur

Chapitre 13

 

Voilà un mois que je n’ai pas touché à ces notes.

La catastrophe dont je pressentais alors l’approche a été plusprompte encore que je n’avais pensé. Tout cela a été passablementtragique, du moins pour moi. Je ne puis encore comprendre ce quim’est arrivé. C’est comme un rêve ; ma passion même apassé ; elle était pourtant forte et réelle. Où est-ellemaintenant ?… Me voilà seul, tout seul. L’automne commence,les feuilles jaunissent. J’habite toujours la même petite ville,triste. (Oh ! qu’elles sont tristes, ces villesallemandes !) Au lieu de réfléchir à ce qu’il convient que jefasse, je vis sous l’influence des événements accomplis, prisencore dans le récent tourbillon qui m’a rejeté loin de mon centrenaturel… D’ailleurs, peut-être arriverai-je à voir clair dansl’avenir, si je parviens à me rendre compte de ma vie durant toutce mois passé. La démangeaison d’écrire me reprend. Et pourtant jeprends à la pauvre petite bibliothèque de l’endroit les volumes dePaul de Kock (dans la traduction allemande !) que je déteste,mais que je lis : pourquoi donc ? Est-ce pour conserver lesouvenir du cauchemar qui vient de finir, que je fuis touteoccupation sérieuse ? M’est-il donc si cher ? Eh !certes ! dans quarante ans j’y songerai encore…

Je reprends donc mes notes.

Finissons-en d’abord avec la babouschka.

Le lendemain, elle perdit, d’après le compte de Potapitch,quatre-vingt-dix mille roubles. Cela ne pouvait manquer d’arriver.Quand un pareil tempérament s’engage dans une telle voie, il n’enpeut plus sortir ; c’est un traîneau lancé sur une pente deglace : toujours plus vite, plus vite, jusqu’à l’abîme. La seulechose qui m’étonna fut que cette vieille femme eût pu rester assisedans son fauteuil pendant huit heures. Mais Potapitch m’expliquaque, plusieurs fois, elle réalisa des gains importants ;exaltée alors par une nouvelle espérance, elle ne songeait plus às’en aller. Du reste, les joueurs savent qu’un homme peut restervingt-quatre heures à la table de jeu sans que les cartes sebrouillent devant ses yeux.

Cependant, ce même jour, des événements décisifs s’étaientpassés à l’hôtel. Le matin déjà, avant onze heures, le général etde Grillet s’étaient décidés à faire une dernière tentative. Ayantappris que la babouschka ne songeait plus à partir et retournait àla gare, ils vinrent lui parler franchement. Le général tremblait.Il avoua tout, ses dettes, sa passion pour mademoiselle Blanche…puis, tout à coup, il prit un ton menaçant, se mit à crier, àfrapper du pied. Il lui reprochait d’être la honte de sa famille,d’être la fable de toute la ville et qu’enfin… « Enfin, vous faiteshonte à toute la Russie, madame, et la police n’a pas été inventéepour rien ! » – La babouschka le mit à la porte en le menaçantavec une canne.

Le général et de Grillet eurent, cette même matinée-là,plusieurs conciliabules. Ils songèrent sérieusement à employer eneffet la police, sous prétexte que la babouschka était folle,prodigue, etc. Mais de Grillet haussait les épaules, se moquait dugénéral, qui allait et venait dans son cabinet, la tête perdue.Enfin, le petit Français fit un geste désespéré et s’en alla. Onapprit le même soir qu’il avait quitté l’hôtel, après avoir eu avecmademoiselle Blanche un long entretien. Quant à cette dernière,elle avait pris à l’avance ses mesures. Elle avait donné congé augénéral en bonne et due forme : « elle ne voulait plus le voir» ! Le général courut après elle et la retrouva à lagare ; elle s’en allait bras dessus bras dessous avec sonprince. Ni elle ni madame de Comminges ne le reconnurent. Le petitprince ne le salua pas non plus. Néanmoins, celui-ci ne s’était pasencore prononcé ; mademoiselle Blanche faisait les derniersefforts pour obtenir qu’il prît une décision. Mais, hélas !elle s’était cruellement trompée. Le soir même, elle apprit que lepetit prince était « nu comme un ver », et qu’il comptait sur elle,comme elle-même avait compté sur lui, pour pouvoir jouer à laroulette. Blanche le chassa de chez elle et s’enferma dans sonappartement.

Dans la matinée de ce jour mémorable, je cherchai vainement M.Astley. Il ne déjeuna même pas à l’hôtel. Vers cinq heures, jel’aperçus inopinément à la station du chemin de fer, se dirigeantvers l’hôtel d’Angleterre. Il marchait vite, semblait soucieux. Ilme tendit la main cordialement, avec son « ha ! » ordinaire,et sans s’arrêter. Mais je n’obtins de lui aucun renseignement. Ilm’eût été d’ailleurs très pénible de parler avec lui de Paulina,et, de son côté, il ne fit aucune allusion à elle. Je lui racontail’histoire de la babouschka. Il haussa les épaules.

– Elle achèvera de se ruiner, remarquai-je.

– Évidemment, répondit-il. Si j’ai le temps, j’irai la voirjouer… C’est très curieux…

– Où étiez-vous donc, toute la journée ?

– À Francfort.

– Pour affaires ?

– Oui.

Qu’avais-je encore à lui demander ? Pourtant je ne lequittai pas ; mais, arrivé à la porte de l’hôtel desQuatre-Saisons, il me salua et disparut.

En revenant chez moi, je me persuadai qu’une conversation dedeux heures avec l’Anglais ne m’en aurait pas appris davantage, carje n’avais, en somme, rien à lui demander, assurément.

Paulina passa la journée à se promener avec la bonne et lesenfants dans le parc. Elle évitait le général. D’ailleurs, j’avaisdéjà remarqué cela, rien ne pouvait la troubler ; tous lestracas parmi lesquels elle vivait n’avaient pas altéré son calmehabituel. Elle répondit à mon salut par un hochement de tête.

Je rentrai chez moi très irrité.

Certes, je ne cherchais pas à lui parler, et depuis l’incidentWourmergelm nous ne nous étions pas revus. Certes, je jouaisl’orgueilleux, et plus le temps passait, plus ma colère montait.Qu’elle ne m’aimât pas du tout, passe ; mais du moins elle nedevait pas me fouler ainsi aux pieds et accueillir avec tant dedédain mes protestations de dévouement. Elle sait que je l’aime,elle m’a permis de lui parler de mon amour ! Cela a commencéétrangement, il est vrai.

Il y a longtemps de cela, déjà deux mois, je m’aperçus qu’ellevoulait faire de moi son ami, son homme de confiance. Elle essaya.Mais cela réussit mal et n’aboutit qu’à nos singulières relationsactuelles. Si mon amour lui déplaît, pourquoi ne pas me défendre delui en parler ? Mais elle me le permet, elle me provoque mêmeà ces entretiens et… ce n’est que pour se moquer de moi ! Elleprend plaisir, après m’avoir mis hors de moi, à m’abattre d’un seulcoup, avec quelque sarcasme d’indifférence méprisante. Elle saitpourtant bien que je ne puis pas exister sans elle ! Voilàtrois jours passés depuis l’histoire du baron, et je ne puis plussupporter notre séparation. En la rencontrant, tout à l’heure, dansle parc, le cœur me battait avec une indicible violence. Elle nonplus ne peut vivre sans moi ! Je lui suis nécessaire, maisserait-ce seulement à titre de bouffon ?

Elle a un mystère dans sa vie, c’est clair. Sa conversation avecla babouschka m’a douloureusement ému. Je l’ai pourtant mille foissuppliée d’être franche avec moi ; elle savait que j’étaisprêt à donner ma vie pour elle, mais elle ne me marquait que dumépris ! Au lieu de ma vie, que je lui offrais, ellen’exigeait de moi que de ridicules incartades, celle avec le baron,par exemple. C’était révoltant ! C’est donc ce Français quirésume le monde à ses yeux !

– Et M. Astley ? Ici, la chose devenait décidémentincompréhensible.

En rentrant, dans un transport de rage, je saisis ma plume etj’écrivis ceci :

« Paulina Alexandrovna, je vois clairement que le dénouementapproche. Pour la dernière fois je vous demande : Voulez-vous, oui,ou non, ma vie ? Si je vous suis utile à n’importe quoi,disposez de moi. J’attends votre réponse ; je ne sortirai pasavant de l’avoir. Écrivez-moi ou appelez-moi ! »

Je cachetai la lettre, je la fis porter par le garçon, avecl’ordre de la remettre en mains propres. Je n’attendais pas deréponse, mais, trois minutes après, le garçon vint me dire « qu’onlui avait commandé de me saluer ».

Vers sept heures, on m’appela chez le général.

Il était dans son cabinet, tout prêt pour sortir. Il se tenaitau milieu de la chambre, les jambes écartées, la tête penchée et separlait à lui-même à haute voix. Dès qu’il m’eut aperçu, il seprécipita à ma rencontre avec un tel cri que je reculaimachinalement. Mais il saisit mes deux mains et m’entraîna vers ledivan, où il s’assit. Il me força à m’asseoir dans un fauteuil, enface de lui, sans lâcher mes mains. Ses lèvres tremblaient, sesyeux étaient humides de larmes. Il me dit d’une voix suppliante:

– Alexis Ivanovitch, sauvez-moi, sauvez-nous !…

Longtemps je fus sans rien comprendre. Lui parlait toujours,répétant sans cesse :

– De grâce ! de grâce !

Enfin, je compris qu’il attendait de moi quelque chose comme unconseil, ou, pour mieux dire, que, abandonné de tous, inquiet etdésolé, il avait pensé à moi, et m’avait appelé seulement pourparler, parler, parler !

Il était fou. Du moins, il avait momentanément perdu la tête. Iljoignait les mains, voulait se jeter à genoux devant moi pour… pourquoi, à votre avis ? – Pour que j’allasse tout de suite chezmademoiselle Blanche, la supplier de revenir auprès de lui et del’épouser.

– Voyons, général, mademoiselle Blanche ne se soucie pas de moi.Que puis-je pour vous auprès d’elle ?

Mais rien n’y fit. Il ne m’entendait même pas.

En pleurant presque, il me conta que mademoiselle Blancherefusait de l’épouser parce qu’elle était convaincue qu’iln’hériterait pas de la babouschka. Il semblait croire que tout celaétait nouveau pour moi. Je fis une allusion à de Grillet ;mais il me répondit, avec un geste désespéré :

– Parti ! Je lui ai engagé tous mes biens ! Cet argentque vous avez apporté… combien reste-t-il ? Sept cents francs,je crois… C’est tout ce que je possède…

– Et comment réglerez-vous votre note d’hôtel ? Et puis…après, que ferez-vous ?

Il me considéra d’un air absorbé. Il ne m’avait pas compris.J’essayai de lui parler de Paulina et des enfants. Il réponditvivement :

– Oui, oui…

Et aussitôt il se mit à parler du prince ; que Blanche s’enallait avec lui, et qu’alors, alors…

– Que vais-je faire, Alexis Ivanovitch ? Je vous jure, parDieu !… Dites. N’est-ce pas de l’ingratitude ? Mais… oui,oui, c’est de l’ingratitude !…

Il fondit en larmes.

Il n’y avait rien à faire avec lui. Je fis savoir à la bonnedans quel état il était ; je fis avertir aussi le garçon, afinqu’on le surveillât, et je sortis.

Juste en ce moment Potapitch vint me prévenir que la babouschkame demandait. Il était huit heures ; elle revenait de la gare,où elle avait perdu tout l’argent qu’elle avait apporté de Moscou.Je la trouvai dans son fauteuil, lasse, malade. Marfa luiprésentait une tasse de thé qu’elle la forçait presque de boire. Leton de la pauvre dame était tout à fait changé.

– Bonjour, mon petit père, dit-elle lentement. Pardonne-moi det’avoir dérangé encore une fois, pardonne cela à une vieille femme.J’ai perdu là-bas, mon petit père, près de cent mille roubles. Tuavais raison de ne pas vouloir m’accompagner. Je suis maintenantsans un kopeck.

» J’ai envoyé chez ton Anglais, Astley ; je lui demande deme prêter trois mille francs pour huit jours. Persuade-lui de nepas me refuser. Je suis encore assez riche. J’ai trois villages etdeux maisons. Il me reste aussi de l’argent ; je n’ai pas toutpris sur moi. – Tiens ! le voici justement ! On voit bienvite quand un homme sait vivre.

Au premier appel de la vieille dame, M. Astley s’était donc hâtéde se rendre auprès d’elle. Sans trop parler, il lui comptaaussitôt trois mille francs en échange d’un billet que lababouschka signa ; puis il salua et sortit.

– Tu peux t’en aller aussi, Alexis Ivanovitch. Il ne me restequ’une heure, je vais me reposer un peu. Ne sois pas fâché contremoi, je suis une vieille sotte. Je n’accuserai plus les jeunes gensde légèreté… Et le général ? Ce pauvre général ! luiaussi, c’est péché de l’accuser. Mais, quant à de l’argent, il n’enaura pas. Il est trop bête ! Mais je ne suis pas plusintelligente que lui. Vraiment, Dieu punit les vieux comme lesjeunes du péché d’orgueil… Adieu.

Je voulus reconduire la babouschka. Il me semblait que quelquechose de grave allait se passer. Je ne pus rester chez moi.

Ma lettre à elle était décisive ; mais la catastropheactuelle était plus décisive encore. Les gens de l’hôtel meconfirmèrent le départ de De Grillet, que m’avait annoncé legénéral. Si elle ne veut pas de moi comme ami, me disais-je,qu’elle m’agrée au moins pour domestique ; je pourrai toujoursfaire ses commissions.

Au bout d’une heure, je retournai donc chez la babouschka et jel’accompagnai jusqu’au train ; je l’installai même dans unwagon.

– Merci, mon petit père, pour ton obligeance désintéressée, medit-elle. Répète à Praskovia ce que je lui ai dit hier. Jel’attends à Moscou.

Je repris le chemin de l’hôtel. En passant devant l’appartementdu général, je rencontrai la bonne, qui me dit tristement qu’il n’yavait rien de nouveau.

J’entrai pourtant. Mais, à la porte du cabinet, je m’arrêtaistupéfait. Mademoiselle Blanche et le général riaient à gorgedéployée, à qui des deux rirait le plus fort. La dame Commingesétait là, elle aussi. Le général était évidemment fou dejoie ; il bredouillait des paroles incohérentes. Je sus par lasuite, et de mademoiselle Blanche elle-même, qu’après avoir chasséle prince, elle avait appris le désespoir du général et qu’elleétait allée un moment chez lui « pour le consoler ». Mais le pauvrehomme ignorait que son sort n’en était pas moins décidé, que,pendant qu’il riait ainsi à se tordre, on faisait les malles deBlanche, et qu’elle devait le lendemain, par le premier train,prendre son vol vers Paris.

Après être resté quelques minutes sur le seuil du cabinet, jerenonçai à entrer et je m’esquivai sans être vu. Je remontai chezmoi. En ouvrant la porte, j’entrevis dans la demi-obscurité de lachambre la silhouette indécise d’une femme assise sur une chaise,dans un coin, près de la fenêtre. Elle ne se leva pas à monentrée ; je m’approchai vivement, je regardai… La respirationme manqua.

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