Le Lys dans la vallée

En me parlant ainsi, Origet étudiait mon visage et macontenance&|160;; mais il vit dans mes yeux la claire expressiond’une âme candide. En effet, durant le cours de cette cruellemaladie, il ne se forma pas dans mon intelligence la plus légère deces mauvaises idées qui parfois sillonnent les consciences les plusinnocentes. Pour qui contemple en grand la nature, tout y tend àl’unité par l’assimilation. Le monde moral doit être régi par unprincipe analogue. Dans une sphère pure, tout est pur. Prèsd’Henriette, il se respirait un parfum du ciel, il semblait qu’undésir reprochable devait à jamais vous éloigner d’elle. Ainsi,non-seulement elle était le bonheur, mais elle était aussi lavertu. En nous trouvant toujours également attentifs et soigneux,le docteur avait je ne sais quoi de pieux et d’attendri dans lesparoles et dans les manières&|160;; il semblait se dire&|160;: —Voilà les vrais malades, ils cachent leur blessure etl’oublient&|160;! Par un contraste qui, selon cet excellent homme,était assez ordinaire chez les hommes ainsi détruits, monsieur deMortsauf fut patient, plein d’obéissance, ne se plaignit jamais etmontra la plus merveilleuse docilité&|160;; lui qui, bien portant,ne faisait pas la chose la plus simple sans mille observations. Lesecret de cette soumission à la médecine, tant niée naguère, étaitune secrète peur de la mort, autre contraste chez un homme d’unebravoure irrécusable&|160;! Cette peur pourrait assez bienexpliquer plusieurs bizarreries du nouveau caractère que luiavaient prêté ses malheurs. Vous l’avouerai-je, Natalie, et lecroirez-vous&|160;? ces cinquante jours et le mois qui les suivitfurent les plus beaux moments de ma vie. L’amour n’est-il pas dansles espaces infinis de l’âme, comme est dans une belle vallée legrand fleuve où se rendent les pluies, les ruisseaux et lestorrents, où tombent les arbres et les fleurs, les graviers du bordet les plus élevés quartiers de roc&|160;; il s’agrandit aussi bienpar les orages que par le lent tribut des claires fontaines. Oui,quand on aime, tout arrive à l’amour. Les premiers grands dangerspassés, la comtesse et moi, nous nous habituâmes à la maladie.Malgré le désordre incessant introduit par les soins qu’exigeait lecomte, sa chambre que nous avions trouvée si mal tenue devintpropre et coquette. Bientôt nous y fûmes comme deux êtres échouésdans une île déserte&|160;; car non-seulement les malheurs isolent,mais encore ils font taire les mesquines conventions de la société.Puis l’intérêt du malade nous obligea d’avoir des points de contactqu’aucun autre événement n’aurait autorisés. Combien de fois nosmains, si timides auparavant, ne se rencontrèrent-elles pas enrendant quelque service au comte&|160;! n’avais-je pas à soutenir,à aider Henriette&|160;! Souvent emportée par une nécessitécomparable à celle du soldat en vedette, elle oubliait demanger&|160;; je lui servis alors, quelquefois sur ses genoux, unrepas pris en hâte et qui nécessitait mille petits soins. Ce futune scène d’enfance à côté d’une tombe entr’ouverte. Elle mecommandait vivement les apprêts qui pouvaient éviter quelquesouffrance au comte, et m’employait à mille menus ouvrages. Pendantle premier temps où l’intensité du danger étouffait, comme durantune bataille, les subtiles distinctions qui caractérisent les faitsde la vie ordinaire, elle dépouilla nécessairement ce décorum quetoute femme, même la plus naturelle, garde en ses paroles, dans sesregards, dans son maintien quand elle est en présence du monde oude sa famille, et qui n’est plus de mise en déshabillé. Nevenait-elle pas me relever aux premiers chants de l’oiseau, dansses vêtements du matin qui me permirent de revoir parfois leséblouissants trésors que, dans mes folles espérances, jeconsidérais comme miens&|160;? Tout en restant imposante et fière,pouvait-elle ainsi ne pas être familière&|160;? D’ailleurs pendantles premiers jours le danger ôta si bien toute significationpassionnée aux privautés de notre intime union, qu’elle n’y vitpoint de mal&|160;; puis quand vint la réflexion&|160;; elle songeapeut-être que ce serait une insulte pour elle comme pour moi que dechanger ses manières. Nous nous trouvâmes insensiblementapprivoisés, mariés à demi. Elle se montra bien noblementconfiante, sûre de moi comme d’elle-même. J’entrai donc plus avantdans son cœur. La comtesse redevint mon Henriette, Henriettecontrainte d’aimer davantage celui qui s’efforçait d’être saseconde âme. Bientôt je n’attendis plus sa main toujoursirrésistiblement abandonnée au moindre coup d’œilsolliciteur&|160;; je pouvais, sans qu’elle se dérobât à ma vue,suivre avec ivresse les lignes de ses belles formes durant leslongues heures pendant lesquelles nous écoutions le sommeil dumalade. Les chétives voluptés que nous nous accordions, ces regardsattendris, ces paroles prononcées à voix basse pour ne pas éveillerle comte, les craintes, les espérances dites et redites, enfin lesmille événements de cette fusion complète de deux cœurs long-tempsséparés, se détachaient vivement sur les ombres douloureuses de lascène actuelle. Nous connûmes nos âmes à fond dans cette épreuve àlaquelle succombent souvent les affections les plus vives qui nerésistent pas au laisser-voir de toutes les heures, qui sedétachent en éprouvant cette cohésion constante où l’on trouve lavie ou lourde ou légère à porter. Vous savez quel ravage fait lamaladie d’un maître, quelle interruption dans les affaires, letemps manque pour tout&|160;; la vie embarrassée chez lui dérangeles mouvements de sa maison et ceux de sa famille. Quoique touttombât sur madame de Mortsauf, le comte était encore utile audehors&|160;; il allait parler aux fermiers, se rendait chez lesgens d’affaires, recevait les fonds&|160;; si elle était l’âme, ilétait le corps. Je me fis son intendant pour qu’elle pût soigner lecomte sans rien laisser péricliter au dehors. Elle accepta toutsans façon, sans un remercîment. Ce fut une douce communauté deplus que ces soins de maison partages, que ces ordres transmis enson nom. Je m’entretenais souvent le soir avec elle, dans sachambre, et de ses intérêts et de ses enfants. Ces causeriesdonnèrent un semblant de plus à notre mariage éphémère. Avec quellejoie Henriette se prêtait à me laisser jouer le rôle de son mari, àme faire occuper sa place à table, à m’envoyer parler augarde&|160;; et tout cela dans une complète innocence, mais nonsans cet intime plaisir qu’éprouve la plus vertueuse femme du mondeà trouver un biais où se réunissent la stricte observation des loiset le contentement de ses désirs inavoués. Annulé par la maladie,le comte ne pesait plus sur sa femme, ni sur sa maison&|160;; etalors la comtesse fut elle-même, elle eut le droit de s’occuper demoi, de me rendre l’objet d’une foule de soins, Quelle joie quandje découvris en elle la pensée vaguement conçue peut-être, maisdélicieusement exprimée, de me révéler tout le prix de sa personneet de ses qualités, de me faire apercevoir le changement quis’opérerait en elle si elle était comprise&|160;! Cette fleur,incessamment fermée dans la froide atmosphère de son ménage,s’épanouit à mes regards, et pour moi seul&|160;; elle prit autantde joie à se déployer que j’en sentis en y jetant l’œil curieux del’amour. Elle me prouvait par tous les riens de la vie combienj’étais présent à sa pensée. Le jour où, après avoir passé la nuitau chevet du malade, je dormais tard, Henriette se levait le matinavant tout le monde, elle faisait régner autour de moi le plusabsolu silence&|160;; sans être avertis, Jacques et Madeleinejouaient au loin&|160;: elle usait de mille supercheries pourconquérir le droit de mettre elle-même mon couvert&|160;; enfin,elle me servait, avec quel pétillement de joie dans les mouvements,avec quelle fauve finesse d’hirondelle, quel vermillon sur lesjoues, quels tremblements dans la voix, quelle pénétration delynx&|160;! ces expansions de l’âme se peignent-elles&|160;?Souvent elle était accablée de fatigue&|160;; mais si par hasard ences moments de lassitude il s’agissait de moi, pour moi comme pourses enfants elle trouvait de nouvelles forces, elle s’élançaitagile, vive et joyeuse. Comme elle aimait à jeter sa tendresse enrayons dans l’air&|160;! Ah&|160;! Natalie, oui, certaines femmespartagent ici-bas les privilèges des Esprits Angéliques, etrépandent comme eux cette lumière que Saint-Martin, le PhilosopheInconnu, disait être intelligente, mélodieuse et parfumée. Sûre dema discrétion, Henriette se plut à me relever le pesant rideau quinous cachait l’avenir, en me laissant voir en elle deuxfemmes&|160;: la femme enchaînée qui m’avait séduit malgré sesrudesses, et la femme libre dont la douceur devait éterniser monamour. Quelle différence&|160;! madame de Mortsauf était le bengalitransporté dans la froide Europe, tristement posé sur son bâton,muet et mourant dans sa cage où le garde un naturaliste&|160;;Henriette était l’oiseau chantant ses poèmes orientaux dans sonbocage au bord du Gange, et comme une pierrerie vivante, volant debranche en branche parmi les roses d’un immense volkaméria toujoursfleuri. Sa beauté se fit plus belle, son esprit se raviva. Cecontinuel fou de joie était un secret entre nos deux esprits, carl’œil de l’abbé de Dominis, ce représentant du monde, était plusredoutable pour Henriette que celui de monsieur de Mortsauf&|160;;mais elle prenait comme moi grand plaisir à donner à sa pensée destours ingénieux&|160;; elle cachait son contentement sous laplaisanterie, et couvrait d’ailleurs les témoignages de satendresse du brillant pavillon de la reconnaissance.

— Nous avons mis votre amitié à de rudes épreuves, Félix&|160;!Nous pouvons bien lui permettre les licences que nous permettons àJacques, monsieur l’abbé&|160;? disait-elle à table.

Le sévère abbé répondait par l’aimable sourire de l’homme pieuxqui lit dans les cœurs et les trouve purs&|160;; il exprimaitd’ailleurs pour la comtesse le respect mélangé d’adorationqu’inspirent les anges. Deux fois, en ces cinquante jours, lacomtesse s’avança peut-être au delà des bornes dans lesquelles serenfermait notre affection&|160;; mais encore ces deux événementsfurent-ils enveloppés d’un voile qui ne se leva qu’au jour desaveux suprêmes. Un matin, dans les premiers jour de la maladie ducomte, au moment où elle se repentit de m’avoir traité sisévèrement en me retirant les innocents priviléges accordés à machaste tendresse, je l’attendais, elle devait me remplacer. Tropfatigué, je m’étais endormi, la tête appuyée sur la muraille. Je meréveillai soudain en me sentant le front touché par je ne sais quoide frais qui me donna une sensation comparable à celle d’une rosequ’on y eût appuyée. Je vis la comtesse à trois pas de moi, qui medit&|160;: —  » J’arrive&|160;!  » Je m’en allai&|160;; mais en luisouhaitant le bonjour, je lui pris la main, et la sentis humide ettremblante.

— Souffrez-vous&|160;? lui dis-je.

— Pourquoi me faites-vous cette question&|160;? medemanda-t-elle.

Je la regardai, rougissant, confus&|160;: — J’ai rêvé,dis-je.

Un soir, pendant les dernières visites de monsieur Origet, quiavait positivement annoncé la convalescence du comte, je metrouvais avec Jacques et Madeleine sous le perron où nous étionstous trois couchés sur les marches, emportés par l’attention quedemandait une partie d’onchets que nous faisions avec des tuyaux depaille et des crochets armés d’épingles. Monsieur de Mortsaufdormait. En attendant que son cheval fût attelé&|160;; le médecinet la comtesse causaient à voix basse dans le salon. MonsieurOriget s’en alla sans que je m’aperçusse de son départ. Aprèsl’avoir reconduit, Henriette s’appuya sur la fenêtre d’où ellecontempla sans doute pendant quelque temps, à notre insu. La soiréeétait une de ces soirées chaudes où le ciel prend les teintes ducuivre, où la campagne envoie dans les échos mille bruits confus.Un dernier rayon de soleil se mourait sur les toits, les fleurs desjardins embaumaient les airs, les clochettes des bestiaux ramenésaux étables retentissaient au loin. Nous nous conformions ausilence de cette heure tiède en étouffant nos cris de peurd’éveiller le comte. Tout à coup, malgré le bruit onduleux d’unerobe, j’entendis la contraction gutturale d’un soupir violemmentréprimé&|160;; je m’élançai dans le salon, j’y vis la comtesseassise dans l’embrasure de la fenêtre, un mouchoir sur lafigure&|160;; elle reconnut mon pas, et me fit un geste impérieuxpour m’ordonner de la laisser seule. Je vins, le cœur pénétré decrainte, et voulus lui ôter son mouchoir de force, elle avait levisage baigné de larmes&|160;; elle s’enfuit dans sa chambre, etn’en sortit que pour la prière. Pour la première fois, depuiscinquante jours, je l’emmenai sur la terrasse et lui demandaicompte de son émotion&|160;; mais elle affecta la gaieté la plusfolle et la justifia par la bonne nouvelle que lui avait donnéeOriget.

— Henriette, Henriette, lui dis-je, vous la saviez au moment oùje vous ai vue pleurant. Entre nous deux un mensonge serait unemonstruosité. Pourquoi m’avez-vous empêché d’essuyer ceslarmes&|160;? M’appartenaient-elles donc&|160;?

— J’ai pensé, me dit-elle, que pour moi cette maladie a étécomme une balle dans la douleur. Maintenant que je ne tremble pluspour monsieur de Mortsauf, il faut trembler pour moi.

Elle avait raison. La santé du comte s’annonça par le retour deson humeur fantasque&|160;: il commençait à dire que ni sa femme,ni moi, ni le médecin ne savaient le soigner, nous ignorions touset sa maladie et son tempérament, et ses souffrances et les remèdesconvenables. Origet, infatué de je ne sais quelle doctrine, voyaitune altération dans les humeurs, tandis qu’il ne devait s’occuperque du pylore. Un jour, il nous regarda malicieusement comme unhomme qui nous aurait épiés ou bien devinés, et il dit en souriantà sa femme&|160;: — Eh&|160;! bien, ma chère, si j’étais mort, vousm’auriez regrettés sans doute, mais, avouez-le, vous vous seriezrésignée… .

— J’aurais porté le deuil de cour, rose et noir, répondit-elleen riant afin de faire taire son mari.

Mais il y eut surtout à propos de la nourriture, que le docteurdéterminait sagement en s’opposant à ce que l’on satisfît la faimdu convalescent, des scènes de violence et des criailleries qui nepouvaient se comparer à rien dans le passé, car le caractère ducomte se montra d’autant plus terrible qu’il avait pour ainsi diresommeillé. Forte de ses ordonnances du médecin et de l’obéissancede ses gens, stimulée par moi qui vis dans cette lutte un moyen delui apprendre à exercer sa domination sur son mari, la comtesses’enhardit à la résistance&|160;; elle sut opposer un front calme àla démence et aux cris&|160;; elle s’habitua, le prenant pour cequ’il était, pour un enfant, à entendre ses épithètes injurieuses.J’eus le bonheur de lui voir saisir enfin le gouvernement de cetesprit maladif. Le comte criait, mais il obéissait et il obéissaitsurtout après avoir beaucoup crié. Malgré l’évidence des résultats,Henriette pleurait parfois à l’aspect de ce vieillard décharné,faible, au front plus jaune que la feuille près de tomber, aux yeuxpâles, aux mains tremblantes&|160;; elle se reprochait ses duretés,elle ne résistait pas souvent à la joie qu’elle voyait dans lesyeux du comte quand, en lui mesurant ses repas, elle allait au delàdes défenses du médecin. Elle se montra d’ailleurs d’autant plusdouce et gracieuse pour lui qu’elle l’avait été pour moi&|160;;mais il y eut cependant des différences qui remplirent mon cœurd’une joie illimitée. Elle n’était pas infatigable, elle savaitappeler ses gens pour servir le comte quand ses caprices sesuccédaient un peu trop rapidement et qu’il se plaignait de ne pasêtre compris.

La comtesse voulut aller rendre grâces à Dieu du rétablissementde monsieur de Mortsauf, elle fit dire une messe et me demanda monbras pour se rendre à l’église&|160;; je l’y menai&|160;; maispendant le temps que dura la messe, je vins voir monsieur et madamede Chessel. Au retour, elle voulut me gronder.

— Henriette, lui dis-je, je suis incapable de fausseté. Je puisme jeter à l’eau pour sauver mon ennemi qui se noie, lui donner monmanteau pour le réchauffer&|160;; enfin je lui pardonnerais, maissans oublier l’offense.

Elle garda le silence, et pressa mon bras sur son cœur.

— Vous êtes un ange, vous avez dû être sincère dans vos actionsde grâces, dis-je en continuant. La mère du prince de la Paix futsauvée des mains d’une populace furieuse qui voulait la tuer, etquand la reine lui demanda&|160;: Que faisiez-vous&|160;? ellerépondit&|160;: Je priais pour eux&|160;! La femme est ainsi. Moije suis un homme et nécessairement imparfait.

— Ne vous calomniez point, dit-elle en me remuant le bras avecviolence, peut-être valez-vous mieux que moi.

— Oui, repris-je, car je donnerais l’éternité pour un seul jourde bonheur, et vous&|160;!… .

— Et moi&|160;? dit-elle en me regardant avec fierté.

Je me tus et baissai les yeux pour éviter la foudre de sonregard.

— Moi&|160;! reprit-elle, de quel ’’ moi’’ parlez-vous&|160;? Jesens bien des moi en moi&|160;! Ces deux enfants, ajouta-t-elle enmontrant Madeleine et Jacques, sont des ’’ moi’’ . Félix, dit-elleavec un accent déchirant, me croyez-vous donc égoïste&|160;?Pensez-vous que je saurais sacrifier toute une éternité pourrécompenser celui qui me sacrifie sa vie&|160;? Cette pensée esthorrible, elle froisse à jamais les sentiments religieux. Une femmeainsi déchue peut-elle se relever&|160;? son bonheur peut-ill’absoudre&|160;? Vous me feriez bientôt décider cesquestions&|160;!.. Oui, je vous livre enfin un secret de maconscience&|160;: cette idée m’a souvent traversé le cœur, je l’aisouvent expiée par de dures pénitences, elle a causé des larmesdont vous m’avez demandé compte avant-hier… .

— Ne donnez vous pas trop d’importance à certaines choses queles femmes vulgaires mettent à haut prix et que vous devriez… .

— Oh&|160;! dit-elle en m’interrompant, leur en donnez-vousmoins&|160;?

Cette logique arrêta tout raisonnement.

— Hé&|160;! bien, reprit-elle, sachez-le&|160;! Oui, j’aurais lalâcheté d’abandonner ce pauvre vieillard dont je suis la vie&|160;!Mais, mon ami, ces deux petites créatures si faibles qui sont enavant de nous, Madeleine et Jacques, ne resteraient-ils pas avecleur père&|160;? Eh&|160;! bien, croyez-vous, je vous le demande,croyez-vous qu’ils vécussent trois mois sous la domination insenséede cet homme&|160;? Si en manquant à mes devoirs, il ne s’agissaitque de moi… Elle laissa échapper un superbe sourire. Mais n’est-cepas tuer mes deux enfants&|160;? leur mort serait certaine. MonDieu&|160;! s’écria-t-elle, pourquoi parlons-nous de ceschoses&|160;? Mariez-vous, et laissez-moi mourir&|160;!

Elle dit ces paroles d’un ton si amer, si profond, qu’elleétouffa la révolte de ma passion.

— Vous avez crié, là-haut, sous ce noyer&|160;; je viens decrier, moi, sous ces aulnes, voilà tout. Je me tairaidésormais.

— Vos générosités me tuent, dit-elle en levant les yeux auciel.

Nous étions arrivés sur la terrasse, nous y trouvâmes le comteassis dans un fauteuil, au soleil. L’aspect de cette figure fondue,à peine animée par un sourire faible, éteignit les flammes sortiesdes cendres. Je m’appuyai sur la balustrade, en contemplant letableau que m’offrait ce moribond, entre ses deux enfants toujoursmalingres, et sa femme pâlie par les veilles, amaigrie par lesexcessifs travaux, par les alarmes et peut-être par les joies deces deux terribles mois, mais que les émotions de cette scèneavaient colorée outre mesure. A l’aspect de cette famillesouffrante, enveloppée des feuillages tremblotants à traverslesquels passait la grise lumière d’un ciel d’automne nuageux, jesentis en moi-même se dénouer les liens qui rattachent le corps àl’esprit. Pour la première fois, j’éprouvai ce spleen moral queconnaissent, dit-on, les plus robustes lutteurs au fort de leurscombats, espèce de folie froide qui fait un lâche de l’homme leplus brave, un dévot d’un incrédule, qui rend indifférent à toutechose, même aux sentiments les plus vitaux, à l’honneur, àl’amour&|160;; car le doute nous ôte la connaissance de nous-mêmes,et nous dégoûte de la vie. Pauvres créatures nerveuses que larichesse de votre organisation livre sans défense à je ne sais quelfatal génie où sont vos pairs et vos juges&|160;? Je conçus commentle jeune audacieux qui avançait déjà la main sur le bâton desmaréchaux de France, habile négociateur autant qu’intrépidecapitaine, avait pu devenir l’innocent assassin que jevoyais&|160;! Mes désirs, aujourd’hui couronnés de roses pouvaientavoir cette fin&|160;? Epouvanté par la cause autant que parl’effet, demandant comme l’impie où était ici la Providence, je nepus retenir deux larmes qui roulèrent sur mes joues.

— Qu’as-tu, mon bon Félix&|160;? me dit Madeleine de sa voixenfantine.

Puis Henriette acheva de dissiper ces noires vapeurs et cesténèbres par un regard de sollicitude qui rayonna dans mon âmecomme le soleil. En ce moment, le vieux piqueur m’apporta de Toursune lettre dont la vue m’arracha je ne sais quel cri de surprise,et qui fit trembler madame de Mortsauf par contre-coup. Je voyaisle cachet du cabinet, le roi me rappelait. Je lui tendis la lettre,elle la lut d’un regard.

— Il s’en va&|160;! dit le comte.

— Que vais-je devenir&|160;? me dit-elle en apercevant pour lapremière fois son désert sans soleil.

Nous restâmes dans une stupeur de pensée qui nous oppressa touségalement, car nous n’avions jamais si bien senti que nous nousétions tous nécessaires les uns aux autres. La comtesse eut, en meparlant de toutes choses, même indifférentes, un son de voixnouveau, comme si l’instrument eût perdu plusieurs cordes, et queles autres se fussent détendues. Elle eut des gestes d’apathie etdes regards sans lueur. Je la priai de me confier ses pensées.

— En ai-je&|160;? me dit-elle.

Elle m’entraîna dans sa chambre, me fit asseoir sur son canapé,fouilla le tiroir de sa toilette, se mit à genoux devant moi, et medit&|160;: — Voilà les cheveux qui me sont tombés depuis un an,prenez-les, ils sont bien à vous, vous saurez un jour comment etpourquoi.

Je me penchai lentement vers son front, elle ne se baissa paspour éviter mes lèvres, je les appuyai saintement, sans coupableivresse, sans volupté chatouilleuse, mais avec un solennelattendrissement. Voulait-elle tout sacrifier&|160;? Allait-elleseulement, comme je l’avais fait, au bord du précipice&|160;? Sil’amour l’avait amenée à se livrer, elle n’eût pas eu ce calmeprofond, ce regard religieux, et ne m’eût pas dit de sa voixpure&|160;: — Vous ne m’en voulez plus&|160;?

Je partis au commencement de la nuit, elle voulut m’accompagnerpar la route de Frapesle, et nous nous arrêtâmes au noyer&|160;; jele lui montrai, lui disant comment de là je l’avais aperçue quatreans auparavant&|160;: — La vallée était bien belle&|160;!m’écriai-je.

— Et maintenant&|160;? reprit-elle vivement.

— Vous êtes sous le noyer, lui dis-je, et la vallée est ànous&|160;!

Elle baissa la tête, et notre adieu se fit là. Elle remonta danssa voiture avec Madeleine, et moi dans la mienne, seul. De retour àParis, je fus heureusement absorbé par des travaux pressants qui medonnèrent une violente distraction et me forcèrent à me dérober aumonde qui m’oublia. Je correspondis avec madame de Mortsauf, à quij’envoyais mon journal toutes les semaines, et qui me répondaitdeux fois par mois. Vie obscure et pleine, semblable à ces endroitstouffus, fleuris et ignorés, que j’avais admirés naguère encore aufond des bois en faisant de nouveaux poëmes de fleurs pendant lesdeux dernières semaines.

O vous qui aimez&|160;! imposez-vous de ces belles obligations,chargez-vous de règles à accomplir comme l’Eglise en a donné pourchaque jour aux chrétiens. C’est de grandes idées que lesobservances rigoureuses créées par la Religion Romaine, ellestracent toujours plus avant dans l’âme les sillons du devoir par larépétition des actes qui conservent l’espérance et la crainte. Lessentiments courent toujours vifs dans ces ruisseaux creusés quiretiennent les eaux, les purifient, rafraîchissent incessamment lecœur, et fertilisent la vie par les abondants trésors d’une foicachée, source divine où se multiplie l’unique pensée d’un uniqueamour.

Ma passion, qui recommençait le Moyen-Age et rappelait lachevalerie, fut connue je ne sais comment&|160;; peut-être le roiet le duc de Lenoncourt en causèrent-ils. De cette sphèresupérieure, l’histoire à la fois romanesque et simple d’un jeunehomme qui adorait pieusement une femme belle sans public, granddans la solitude, fidèle sans l’appui du devoir, se répandit sansdoute au cœur du faubourg Saint-Germain&|160;? Dans les salons, jeme trouvais l’objet d’une attention gênante, car la modestie de lavie a des avantages qui, une fois éprouvés, rendent insupportablel’éclat d’une mise en scène constante. De même que les yeuxhabitués à ne voir que des couleurs douces sont blessés par legrand jour, de même il est certains esprits auxquels déplaisent lesviolents contrastes. J’étais alors ainsi&|160;; vous pouvez vous enétonner aujourd’hui&|160;; mais prenez patience, les bizarreries duVandenesse actuel vont s’expliquer. Je trouvais donc les femmesbienveillantes et le monde parfait pour moi. Après le mariage duduc de Berry, la cour reprit du faste, les fêtes françaisesrevinrent. L’occupation étrangère avait cessé, la prospéritéreparaissait, les plaisirs étaient possibles Des personnagesillustres par leur rang, ou considérables par leur fortune,abondèrent de tous les points de l’Europe dans la capitale del’intelligence où se retrouvent les avantages des autres pays etleurs vices agrandis, aiguisés par l’esprit français. Cinq moisaprès avoir quitté Clochegourde au milieu de l’hiver, mon bon angem’écrivit une lettre désespérée en me racontant une grave maladiede son fils et à laquelle il avait échappé, mais qui laissait descraintes pour l’avenir&|160;; le médecin avait parlé de précautionsà prendre pour la poitrine, mot terrible qui, prononcé par lascience, teint en noir toutes les heures d’une mère. A peineHenriette respirait-elle, à peine Jacques entrait-il enconvalescence, que sa sœur inspira des inquiétudes. Madeleine,cette jolie plante qui répondait si bien à la culture maternelle,subissait une crise prévue, mais redoutable pour une si frêleconstitution. Abattue déjà par les fatigues que lui avait causéesla longue maladie de Jacques, la comtesse se trouvait sans couragepour supporter ce nouveau coup, et le spectacle que luiprésentaient ces deux chers êtres la rendait insensible auxtourments redoublés du caractère de son mari. Ainsi, des orages deplus en plus troubles et chargés de graviers déracinaient par leursvagues âpres les espérances le plus profondément plantées dans soncœur. Elle s’était d’ailleurs abandonnée à la tyrannie du comte,qui, de guerre lasse, avait regagné le terrain perdu.

 » Quand toute ma force enveloppait mes enfants,m’écrivait-elle&|160;; pouvais-je l’employer contre monsieur deMortsauf et pouvais-je me défendre de ses agressions en medéfendant contre la mort&|160;? En marchant aujourd’hui, seule etaffaiblie, entre les deux jeunes mélancolies qui m’accompagnent, jesuis atteinte par un invincible dégoût de la vie. Quel coup puis-jesentir, à quelle affection puis-je répondre, quand je vois sur laterrasse Jacques immobile dont la vie ne m’est plus attestée quepar ses deux beaux yeux agrandis de maigreur, caves comme ceux d’unvieillard, et dont, fatal pronostic&|160;! l’intelligence avancéecontraste avec sa débilité corporelle&|160;? Quand je vois à mescôtés cette jolie Madeleine, si vive, si caressante, si colorée,maintenant blanche comme une morte, ses cheveux et ses yeux mesemblent avoir pâli, elle tourne sur moi des regards languissantscomme si elle voulait me faire ses adieux&|160;; aucun mets ne latente, ou si elle désire quelque nourriture, elle m’effraie parl’étrangeté de ses goûts&|160;; la candide créature, quoique élevéedans mon cœur, rougit en me les confiant. Malgré mes efforts, je nepuis amuser mes enfants&|160;; chacun d’eux me sourit, mais cesourire leur est arraché par mes coquetteries, et ne rient pasd’eux&|160;; ils pleurent de ne pouvoir répondre à mes caresses. Lasouffrance a tout détendu dans leur âme, même les liens qui nousattachent. Ainsi vous comprenez combien Clochegourde esttriste&|160;: monsieur de Mortsauf y règne sans obstacle. O monami, vous ma gloire&|160;! m’écrivait-elle plus loin, vous devezbien m’aimer pour m’aimer encore, pour m’aimer inerte, ingrate, etpétrifiée par la douleur.

En ce moment, où jamais je ne me sentis plus vivement atteintdans mes entrailles, et où je ne vivais que dans cette âme, surlaquelle je tâchais d’envoyer la brise lumineuse des matins etl’espérance des soirs empourprés, je rencontrai dans les salons del’Elysée-Bourbon l’une de ces illustres ladies qui sont à demisouveraines. D’immenses richesses, la naissance dans une famillequi depuis la conquête était pure de toute mésalliance, un mariageavec l’un des vieillards les plus distingués de la pairie anglaise,tous ces avantages n’étaient que des accessoires qui rehaussaientla beauté de cette personne, ses grâces, ses manières, son esprit,je ne sais quel brillant qui éblouissait avant de fasciner. Ellefut l’idole du jour, et régna d’autant mieux sur la sociétéparisienne, qu’elle eut les qualités nécessaires à ses succès, lamain de fer sous un gant de velours dont parlait Bernadotte. Vousconnaissez la singulière personnalité des Anglais, cetteorgueilleuse Manche infranchissable, ce froid canal Saint Georgesqu’ils mettent entre eus et les gens qui ne leur sont pointprésentés&|160;; l’humanité semble être une fourmilière surlaquelle ils marchent&|160;; ils ne connaissent de leur espèce queles gens admis par eux&|160;; les autres, ils n’en entendent pas lelangage&|160;; c’est bien des lèvres qui se remuent et des yeux quivoient, mais ni le son ni le regard ne les atteignent&|160;; poureux, ces gens sont comme s’ils n’étaient point. Les Anglais offrentainsi comme une image de leur île où la loi régit tout, où tout estuniforme dans chaque sphère, où l’exercice des vertus semble êtrele jeu nécessaire de rouages qui marchent à heure fixe. Lesfortifications d’acier poli élevées autour d’une femme anglaise,encagée dans son ménage par des fils d’or, mais où sa mangeoire etson abreuvoir, où ses bâtons et sa pâture sont des merveilles, luiprêtent d’irrésistibles attraits. Jamais un peuple n’a mieuxpréparé l’hypocrisie de la femme mariée en la mettant à tout proposentre la mort et la vie sociale&|160;; pour elle, aucun intervalleentre la honte et l’honneur&|160;: ou la faute est complète, ouelle n’est pas&|160;; c’est tout ou rien, le ’’ to be’’, ’’ or notto be ’’ d’Hamlet. Cette alternative, jointe au dédain constantauquel les mœurs l’habituent, fait d’une femme anglaise un être àpart dans le monde. C’est une pauvre créature, vertueuse par forceet prête à se dépraver, condamnée à de continuels mensonges enfouisen son cœur, mais délicieuse par la forme, parce que ce peuple atout mis dans la forme. De là les beautés particulières aux femmesde ce pays&|160;: cette exaltation d’une tendresse où pour elles serésume nécessairement la vie, l’exagération de leurs soins pourelles-mêmes, la délicatesse de leur amour si gracieusement peintedans la fameuse scène de Roméo et de Juliette où le génie deShakspeare a d’un trait exprimé la femme anglaise. A vous qui leurenviez tant de choses, que vous dirai-je que vous ne sachiez de cesblanches sirènes, impénétrables en apparence et sitôt connues, quicroient que l’amour suffit à l’amour, et qui importent le spleendans les jouissances en ne les variant pas, dont l’âme n’a qu’unenote, dont la voix n’a qu’une syllabe, océan d’amour, ou qui n’apas nagé ignorera toujours quelque chose de la poésie des sens,comme celui qui n’a pas vu la mer aura des cordes de moins à salyre. Vous connaissez le pourquoi de ces paroles. Mon aventure avecla marquise Dudley eut une fatale célébrité. Dans un âge où lessens ont tant d’empire sur nos déterminations, chez un jeune hommeoù leurs ardeurs avaient été si violemment comprimées, l’image dela sainte qui souffrait son lent martyre à Clochegourde rayonna sifortement que je pus résister aux séductions. Cette fidélité fut lelustre qui me valut l’attention de lady Arabelle. Ma résistanceaiguisa sa passion. Ce qu’elle désirait, comme le désirent beaucoupd’Anglaises, était l’éclat, l’extraordinaire. Elle voulait dupoivre, du piment pour la pâture du cœur, de même que les Anglaisveulent des condiments enflammés pour réveiller leur goût. L’atonieque mettent dans l’existence de ces femmes une perfection constantedans les choses, une régularité méthodique dans les habitudes, lesconduit à l’adoration du romanesque et du difficile. Je ne sus pasjuger ce caractère. Plus je me renfermais dans un froid dédain,plus lady Dudley se passionnait. Cette lutte, dont elle se faisaitgloire, excita la curiosité de quelques salons, ce fut pour elle unpremier bonheur qui lui faisait une obligation du triomphe.Ah&|160;! j’eusse été sauvé, si quelque ami m’avait répété le motatroce qui lui échappa sur madame de Mortsauf et sur moi.

&|160;

— Je suis, dit-elle, ennuyée de ces soupirs detourterelle&|160;!

Sans vouloir ici justifier mon crime, je vous ferai observer,Natalie, qu’un homme a moins de ressources pour résister à unefemme que vous n’en avez pour échapper à nos poursuites. Nos mœursinterdisent à notre sexe les brutalités de la répression qui, chezvous, sont des amorces pour un amant, et que d’ailleurs lesconvenances vous imposent&|160;; à nous, au contraire, je ne saisquelle jurisprudence de fatuité masculine ridiculise notreréserve&|160;; nous vous laissons le monopole de la modestie pourque vous ayez le privilège des faveurs&|160;; mais intervertissezles rôles, l’homme succombe sous la moquerie. Quoique gardé par mapassion, je n’étais pas à l’âge où l’on reste insensible auxtriples séductions de l’orgueil, du dévouement et de la beauté.Quand lady Arabelle mettait à mes pieds, au milieu d’un bal dontelle était la reine, les hommages qu’elle y recueillait, et qu’elleépiait mon regard pour savoir si sa toilette était de mon goût, etqu’elle frissonnait de volupté lorsqu’elle me plaisait, j’étais émude son émotion. Elle se tenait d’ailleurs sur un terrain où je nepouvais pas la fuir, il m’était difficile de refuser certainesinvitations parties du cercle diplomatique&|160;; sa qualité luiouvrait tous les salons, et avec cette adresse que les femmesdéploient pour obtenir ce qui leur plaît, elle se faisait placer àtable par la maîtresse de la maison auprès de moi&|160;; puis elleme parlait à l’oreille. —  » Si j’étais aimée comme l’est madame deMortsauf, me disait-elle, je vous sacrifierais tout.  » Elle mesoumettait en riant les conditions les plus humbles, elle mepromettait une discrétion à toute épreuve, ou me demandait desouffrir seulement qu’elle m’aimât. Elle me disait un jour ces motsqui satisfaisaient toutes les capitulations d’une consciencetimorée et les effrénés désirs du jeune homme&|160;:  » — Votre amietoujours, et votre maîtresse quand vous le voudrez&|160;!  » Enfinelle médita de faire servir à ma perte la loyauté même de moncaractère, elle gagna mon valet de chambre, et après une soirée oùelle s’était montrée si belle qu’elle était sûre d’avoir excité mesdésirs, je la trouvai chez moi. Cet éclat retentit dansl’Angleterre, et son aristocratie se consterna comme le ciel à lachute de son plus bel ange. Lady Dudley quitta son nuage dansl’empyrée britannique, se réduisit à sa fortune, et voulut éclipserpar ses sacrifices ’’ celle’’ dont la vertu causa ce célèbredésastre. Lady Arabelle prit plaisir, comme le démon sur le faîtedu temple, à me montrer les plus riches pays de son ardentroyaume.

Lisez-moi, je vous en conjure, avec indulgence&|160;? Il s’agitici d’un des problèmes les plus intéressants de la vie humaine,d’une crise à laquelle ont été soumis la plus grande partie deshommes, et que je voudrais expliquer, ne fût-ce que pour allumer unphare sur cet écueil. Cette belle lady, si svelte, si frêle, cettefemme de lait, si brisée, si brisable, si douce, d’un front sicaressant, couronnée de cheveux de couleur fauve et si fins, cettecréature dont l’éclat semble phosphorescent et passager, est uneorganisation de fer. Quelque fougueux qu’il soit, aucun cheval nerésiste à son poignet nerveux, à cette main molle en apparence etque rien ne lasse. Elle a le pied de la biche, un petit pied sec etmusculeux, sous une grâce d’enveloppe indescriptible. Elle estd’une force à ne rien craindre dans une lutte&|160;; nul homme nepeut la suivre à cheval, elle gagnerait le prix d’un ’’ steeplechase’’ sur des centaures&|160;; elle tire les daims et les cerfssans arrêter son cheval. Son corps ignore la sueur, il aspire lefeu dans l’atmosphère et vit dans l’eau sous peine de ne pas vivre.Aussi sa passion est-elle tout africaine&|160;; son désir va commele tourbillon du désert, le désert dont l’ardente immensité sepeint dans ses yeux, le désert plein d’azur et d’amour, avec sonciel inaltérable, avec ses fraîches nuits étoilées. Quellesoppositions avec Clochegourde&|160;! L’orient et l’occident, l’uneattirant à elle les moindres parcelles humides pour s’en nourrir,l’autre exsudant son âme, enveloppant ses fidèles d’une lumineuseatmosphère&|160;; celle-ci, vive et svelte&|160;; celle-là, lenteet grasse. Enfin, avez-vous jamais réfléchi au sens général desmœurs anglaises&|160;? N’est-ce pas la divinisation de la matière,un épicuréisme défini, médité, savamment appliqué&|160;? Quoiqu’elle fasse ou dise, l’Angleterre est matérialiste, à son insupeut-être. Elle a des prétentions religieuses et morales, d’où laspiritualité divine, d’où l’âme catholique est absente, et dont lagrâce fécondante ne sera remplacée par aucune hypocrisie, quelquebien jouée qu’elle soit. Elle possède au plus haut degré cettescience de l’existence qui bonifie les moindres parcelles de lamatérialité, qui fait que votre pantoufle est la plus exquisepantoufle du monde, qui donne à votre linge une saveur indicible,qui double de cèdre et parfume les commodes&|160;; qui verse àl’heure dite un thé suave, savamment déplié, qui bannit lapoussière, cloue des tapis depuis la première marche jusque dansles derniers replis de la maison, brosse les murs des caves, politle marteau de la porte, assouplit les ressorts du carrosse, quifait de la matière une pulpe nourrissante et cotonneuse, brillanteet propre au sein de laquelle l’âme expire sous la jouissance, quiproduit l’affreuse monotonie du bien-être, donne une vie sansopposition dénuée de spontanéité et qui pour tout dire vousmachinise. Ainsi, je connus tout à coup au sein de ce luxe anglaisune femme peut-être unique en son sexe, qui m’enveloppa dans lesrets de cet amour renaissant de son agonie et aux prodigalitésduquel j’apportais une continence sévère, de cet amour qui a desbeautés accablantes, une électricité à lui, qui vous introduitsouvent dans les cieux par les portes d’ivoire de son demi-sommeil,ou qui vous y enlève en croupe sur ses reins ailés. Amourhorriblement ingrat, qui rit sur les cadavres de ceux qu’iltue&|160;; amour sans mémoire, un cruel amour qui ressemble à lapolitique anglaise, et dans lequel tombent presque tous les hommes.Vous comprenez déjà le problème. L’homme est composé de matière etd’esprit&|160;; l’animalité vient aboutir en lui, et l’angecommence à lui. De là cette lutte que nous éprouvons tous entre unedestinée future que nous pressentons et les souvenirs de nosinstincts antérieurs dont nous ne sommes pas entièrementdétachés&|160;: un amour charnel et un amour divin. Tel homme lesrésout en un seul, tel autre s’abstient&|160;; celui-ci fouille lesexe entier pour y chercher la satisfaction de ses appétitsantérieurs, celui-là l’idéalise en une seule femme dans laquelle serésume l’univers&|160;; les uns flottent indécis entre les voluptésde la matière et celles de l’esprit, les autres spiritualisent lachair en lui demandant ce qu’elle ne saurait donner. Si, pensant àces traits généraux de l’amour, vous tenez compte des répulsions etdes affinités qui résultent de la diversité des organisations, etqui brisent les pactes conclus entre ceux qui ne se sont paséprouvés&|160;; si vous y joignez les erreurs produites par lesespérances des gens qui vivent plus spécialement par l’esprit, parle cœur ou par l’action, qui pensent, qui sentent ou qui agissent,et dont les vocations sont trompées, méconnues dans une associationoù il se trouve deux êtres, également doubles&|160;; vous aurez unegrande indulgence pour les malheurs envers lesquels la société semontre sans pitié. Eh&|160;! bien, lady Arabelle contente lesinstincts, les organes, les appétits, les vices et les vertus de lamatière subtile dont nous sommes faits&|160;; elle était lamaîtresse du corps. Madame de Mortsauf était l’épouse de l’âme.L’amour que satisfaisait la maîtresse a des bornes, la matière estfinie, ses propriétés ont des forces calculées, elle est soumise àd’inévitables saturations&|160;; je sentais souvent je ne sais quelvide à Paris, près de lady Dudley. L’infini est le domaine du cœur,l’amour était sans bornes a Clochegourde. J’aimais passionnémentlady Arabelle, et certes, si la bête était sublime en elle, elleavait aussi de la supériorité dans l’intelligence&|160;; saconversation moqueuse embrassait tout. Mais j’adorais Henriette. Lanuit je pleurais de bonheur, le matin je pleurais de remords. Ilest certaines femmes assez savantes pour cacher leur jalousie sousla bonté la plus angélique&|160;; c’est celles qui, semblables àlady Dudley, ont dépassé trente ans. Ces femmes savent alors sentiret calculer, presser tout le suc du présent et penser àl’avenir&|160;; elles peuvent étouffer des gémissements souventlégitimes avec l’énergie du chasseur qui ne s’aperçoit pas d’uneblessure en poursuivant son bouillant hallali. Sans parler demadame de Mortsauf, Arabelle essayait de la tuer dans mon âme oùelle la retrouvait toujours, et sa passion se ravivait au soufflede cet amour invincible. Afin de triompher par des comparaisons quifussent à son avantage, elle ne se montra ni soupçonneuse, nitracassière, ni curieuse, comme le sont la plupart des jeunesfemmes&|160;; mais, semblable à la lionne qui a saisi dans sagueule et rapporté dans son antre une proie à ronger, elle veillaità ce que rien ne troublât son bonheur, et me gardait comme uneconquête insoumise. J’écrivais à Henriette sous ses yeux, jamaiselle ne lut une seule ligne, jamais elle ne chercha par aucun moyenà savoir l’adresse écrite sur mes lettres. J’avais ma liberté. Ellesemblait s’être dit&|160;: — Si je le perds, je n’en accuserai quemoi. Et elle s’appuyait fièrement sur un amour si dévoué qu’ellem’aurait donné sa vie sans hésiter si je la lui avais demandée.Enfin elle m’avait fait croire que, si je la quittais, elle setuerait aussitôt. Il fallait l’entendre à ce sujet célébrer lacoutume des veuves indiennes qui se brûlent sur le bûcher de leursmaris. —  » Quoique dans l’Inde cet usage soit une distinctionréservée à la classe noble, et que, sous ce rapport, il soit peucompris des Européens incapables de deviner la dédaigneuse grandeurde ce privilége, avouez, me disait-elle, que, dans nos plates mœursmodernes, l’aristocratie ne peut plus se relever que parl’extraordinaire des sentiments&|160;? Comment puis-je apprendreaux bourgeois que le sang de mes veines ne ressemble pas au leur,si ce n’est en mourant autrement qu’ils ne meurent&|160;? Desfemmes sans naissance peuvent avoir les diamants, les étoffes, leschevaux, les écussons même qui devraient nous être réservés, car onachète un nom&|160;! Mais, aimer, tête levée, à contresens de laloi, mourir pour l’idole que l’on s’est choisie en se taillant unlinceul dans les draps de son lit, soumettre le monde et le ciel àun homme en dérobant ainsi au Tout-Puissant le droit de faire unDieu, ne le trahir pour rien, pas même pour la vertu&|160;: car serefuser à lui au nom du devoir, n’est-ce pas se donner à quelquechose qui n’est pas ’’ lui’’&|160;?… que ce soit un homme ou uneidée, il y a toujours trahison&|160;! Voilà des grandeurs oùn’atteignent pas les femmes vulgaires&|160;; elles ne connaissentque deux routes communes, ou le grand chemin de la vertu, ou lebourbeux sentier de la courtisane&|160;!  » Elle procédait, vous levoyez, par l’orgueil, elle flattait toutes les vanités en lesdéifiant, elle me mettait si haut qu’elle ne pouvait vivre qu’à mesgenoux&|160;; aussi toutes les séductions de son espritétaient-elles exprimées par sa pose d’esclave et par son entièresoumission. Elle savait rester tout un jour, étendue à mes pieds,silencieuse, occupée à me regarder, épiant l’heure du plaisir commeune cadine du sérail et l’avançant par d’habiles coquetteries, touten paraissant l’attendre. Par quels mots peindre les six premiersmois pendant lesquels je fus en proie aux énervantes jouissancesd’un amour fertile en plaisirs, et qui les variait avec le savoirque donne l’expérience, mais en cachant son instruction sous lesemportements de la passion. Ces plaisirs, subite révélation de lapoésie des sens, constituent le lien vigoureux par lequel lesjeunes gens s’attachent aux femmes plus âgées qu’eux&|160;; mais celieu est l’anneau du forçat, il laisse dans l’âme une ineffaçableempreinte, il y met un dégoût anticipé pour les amours frais,candides, riches de fleurs seulement, et qui ne savent pas servird’alcohol dans des coupes d’or curieusement ciselées, enrichies depierres où brillent d’inépuisables feux. En savourant les voluptésque je rêvais sans les connaître, que j’avais exprimées dans mes ’’selam’’, et que l’union des âmes rend mille fois plus ardentes, jene manquai pas de paradoxes pour me justifier à moi-même lacomplaisance avec laquelle je m’abreuvais à cette belle coupe.Souvent lorsque, perdue dans l’infini de la lassitude, mon âmedégagée du corps voltigeait loin de la terre, je pensais que cesplaisirs étaient un moyen d’annuler la matière et de rendrel’esprit à son vol sublime. Souvent lady Dudley, comme beaucoup defemmes, profitait de l’exaltation à laquelle conduit l’excès dubonheur, pour me lier par des serments&|160;; et, sous le coup d’undésir, elle m’arrachait des blasphèmes contre l’ange deClochegourde. Une fois traître, je devins fourbe. Je continuaid’écrire à madame de Mortsauf comme si j’étais toujours le mêmeenfant au méchant petit habit bleu qu’elle aimait tant&|160;; mais,je l’avoue, son don de seconde vue m’épouvantait quand je pensaisaux désastres qu’une indiscrétion pouvait causer dans le jolichâteau de mes espérances. Souvent, au milieu de mes joies, unesoudaine douleur me glaçait, j’entendais le nom d’Henrietteprononcé par une voix d’en haut comme le&|160;: — ’’ Caïn, où estAbel’’&|160;? de l’Ecriture. Mes lettres restèrent sans réponse. Jefus saisi d’une horrible inquiétude, je voulus partir pourClochegourde. Arabelle ne s’y opposa point, mais elle parlanaturellement de m’accompagner en Touraine. Son caprice aiguisé parla difficulté, ses pressentiments justifiés par un bonheurinespéré, tout avait engendré chez elle un amour réel qu’elledésirait rendre unique. Son génie de femme lui fit apercevoir dansce voyage un moyen de me détacher entièrement de madame deMortsauf&|160;; tandis que, aveuglé par la peur, emporté par lanaïveté de la passion vraie, je ne vis pas le piége où j’allaisêtre pris. Lady Dudley proposa les concessions les plus humbles etprévint toutes les objections. Elle consentit à demeurer près deTours, à la campagne, inconnue, déguisée, sans sortir le jour, et àchoisir pour nos rendez-vous les heures de la nuit où personne nepouvait nous rencontrer. Je partis de Tours à cheval pourClochegourde. J’avais mes raisons en y venant ainsi, car il mefallait pour mes excursions nocturnes un cheval, et le mien étaitun cheval arabe que lady Esther Stanhope avait envoyé à lamarquise, et qu’elle m’avait échangé contre ce fameux tableau deRembrandt, qu’elle a dans son salon à Londres, et que j’ai sisingulièrement obtenu. Je pris le chemin que j’avais parcourupédestrement six ans auparavant, et m’arrêtai sous le noyer. De là,je vis madame de Mortsauf en robe blanche au bord de la terrasse.Aussitôt je m’élançai vers elle avec la rapidité de l’éclair, etfus en quelques minutes au bas du mur, après avoir franchi ladistance en droite ligne, comme s’il s’agissait d’une course auclocher. Elle entendit les bonds prodigieux de l’hirondelle dudésert, et, quand je l’arrêtai net au coin de la terrasse, elle medit&|160;: — Ah&|160;! vous voilà&|160;!

Ces trois mots me foudroyèrent. Elle savait mon aventure. Qui lalui avait apprise&|160;? sa mère, de qui plus tard elle me montrala lettre odieuse&|160;! La faiblesse indifférente de cette voix,jadis si pleine de vie, la pâleur mate du son révélaient unedouleur mûrie, exhalaient je ne sais quelle odeur de fleurs coupéessans retour. L’ouragan de l’infidélité, semblable à ces crues de laLoire qui ensablent à jamais une terre, avait passé sur son âme enfaisant un désert là où verdoyaient d’opulentes prairies. Je fisentrer mon cheval par la petite porte&|160;; il se coucha sur legazon à mon commandement, et la comtesse, qui s’était avancée à paslents, s’écria&|160;: — Le bel animal&|160;! Elle se tenait lesbras croisés pour que je ne prisse pas sa main, je devinai sonintention. — Je vais prévenir monsieur de Mortsauf, dit-elle en mequittant.

Je demeurai debout, confondu, la laissant aller, la contemplant,toujours noble, lente, fière, plus blanche que je ne l’avais vue,mais gardant au front la jaune empreinte du sceau de la plus amèremélancolie, et penchant la tête comme un lys trop chargé depluie.

— Henriette&|160;! criai-je avec la rage de l’homme qui se sentmourir.

Elle ne se retourna point, elle ne s’arrêta pas, elle dédaignade me dire qu’elle m’avait retiré son nom, qu’elle n’y répondaitplus, elle marchait toujours. Je pourrai dans cette épouvantablevallée où doivent tenir des millions de peuples devenus poussièreet dont l’âme anime maintenant la surface du globe, je pourrai metrouver petit au sein de cette foule pressée sous les immensitéslumineuses qui l’éclaireront de leur gloire&|160;; mais alors jeserai moins aplati que je ne le fus devant cette forme blanche,montant comme monte dans les rues d’une ville quelque inflexibleinondation, montant d’un pas égal à son château de Clochegourde, lagloire et le supplice de cette Didon chrétienne&|160;! Je maudisArabelle par une seule imprécation qui l’eût tuée si elle l’eûtentendue, elle qui avait tout laissé pour moi, comme on laisse toutpour Dieu&|160;! Je restai perdu dans un monde de pensées, enapercevant de tous côtés l’infini de la douleur. Je les vis alorsdescendant tous. Jacques courait avec l’impétuosité naïve de sonâge. Gazelle aux yeux mourants, Madeleine accompagnait sa mère. Jeserrai Jacques contre mon cœur en versant sur lui les effusions del’âme et les larmes que rejetait sa mère. Monsieur de Mortsauf vintà moi me tendit les bras me pressa sur lui m’embrassa sur les jouesen me disant&|160;: — Félix, j’ai su que je vous devais lavie&|160;!

Madame de Mortsauf nous tourna le dos pendant cette scène, enprenant le prétexte de montrer le cheval à Madeleinestupéfaite.

— Ha&|160;! diantre&|160;! voilà bien les femmes, cria le comteen colère, elles examinent votre cheval.

Madeleine se retourna, vint à moi, je lui baisai la main enregardant la comtesse qui rougit.

— Elle est bien mieux, Madeleine, dis-je.

— Pauvre fillette&|160;! répondit la comtesse en la baisant aufront.

— Oui, pour le moment, ils sont tous bien, répondit le comte.Moi seul, mon cher Félix, suis délabré comme une vieille tour quiva tomber.

— Il paraît que le général a toujours ses dragons noirs,repris-je en regardant madame de Mortsauf.

— Nous avons tous nos ’’ blues devils’’ , répondit-elle.N’est-ce pas le mot anglais&|160;?

Nous remontâmes vers les clos en nous promenant ensemble, etsentant tous qu’il était survenu quelque grave événement. Ellen’avait aucun désir d’être seule avec moi. Enfin j’étais sonhôte.

— Pour le coup, et votre cheval&|160;? dit le comte quand nousfûmes sortis.

— Vous verrez, reprit la comtesse, que j’aurai tort en y pensantet tort en n’y pensant plus.

— Mais oui, dit-il, il faut tout faire en temps utile.

— J’y vais, dis-je en trouvant ce froid accueil insupportable.Moi seul puis le faire sortir et le caser comme il faut. Mon ’’groom’’ vient par la voiture de Chinon, il le pansera.

— Le ’’ groom’’ arrive-t-il aussi d’Angleterre&|160;?dit-elle.

— Il ne s’en fait que là, répondit le comte qui devint gai envoyant sa femme triste.

La froideur de sa femme fut une occasion de la contredire, ilm’accabla de son amitié. Je connus la pesanteur de l’attachementd’un mari. Ne croyez pas que le moment où leurs attentionsassassinent les âmes nobles soit le temps où leurs femmesprodiguent une affection qui semble leur être volée&|160;;non&|160;! ils sont odieux et insupportables le jour où cet amours’envole. La bonne intelligence, condition essentielle auxattachements de ce genre, apparaît alors comme un moyen&|160;; ellepèse alors, elle est horrible comme tout moyen que sa fin nejustifie plus.

— Mon cher Félix, me dit le comte en me prenant les mains et meles serrant affectueusement, pardonnez à madame de Mortsauf, lesfemmes ont besoin d’être quinteuses, leur faiblesse les excuse,elles ne sauraient avoir l’égalité d’humeur que nous donne la forcedu caractère. Elle vous aime beaucoup, je le sais&|160;; mais…

Pendant que le comte parlait, madame de Mortsauf s’éloigna denous insensiblement de manière à nous laisser seuls.

— Félix, me dit-il alors à voix basse en contemplant sa femmequi remontait au château accompagnée de ses deux enfants, j’ignorece qui se passe dans l’âme de madame de Mortsauf, mais soncaractère a complétement changé depuis six semaines. Elle si douce,si dévouée jusqu’ici, devient d’une maussaderieincroyable&|160;!

Manette m’apprit plus tard que la comtesse était tombée dans unabattement qui la rendait insensible aux tracasseries du comte. Enne rencontrant plus de terre molle où planter ses flèches, cethomme était devenu inquiet comme l’enfant qui ne voit plus remuerle pauvre insecte qu’il tourmente. En ce moment il avait besoind’un confident comme l’exécuteur a besoin d’un aide.

— Essayez, dit-il après une pause de questionner madame deMortsauf. Une femme a toujours des secrets pour son mari&|160;;mais elle vous confiera peut-être le sujet de ses peines. Dût-ilm’en coûter la moitié des jours qui me restent et la moitié de mafortune, je sacrifierais tout pour la rendre heureuse. Elle est sinécessaire à ma vie&|160;! Si dans ma vieillesse je ne sentais pastoujours cet ange à mes côtés, je serais le plus malheureux deshommes&|160;! je voudrais mourir tranquille. Dites-lui donc qu’ellen’a pas long-temps à me supporter. Moi, Félix, mon pauvre ami, jem’en vais, je le sais. Je cache à tout le monde la fatale vérité,pourquoi les affliger par avance&|160;? Toujours le pylore, monami&|160;! J’ai fini par saisir les causes de la maladie, lasensibilité m’a tué. En effet, toutes nos affections frappent surle centre gastrique…

— En sorte, lui dis-je en souriant, que les gens de cœurpérissent par l’estomac&|160;?

— Ne riez pas, Félix, rien n’est plus vrai. Les peines tropvives exagèrent le jeu du grand sympathique. Cette exaltation de lasensibilité entretient dans une constante irritation la muqueuse del’estomac. Si cet état persiste, il amène des perturbations d’abordinsensibles dans les fonctions digestives&|160;: les sécrétionss’altèrent, l’appétit se déprave et la digestion se faitcapricieuse&|160;: bientôt des douleurs poignantes apparaissent,s’aggravent et deviennent de jour en jour plus fréquentes&|160;;puis la désorganisation arrive à son comble comme si quelque poisonlent se mêlait au bol alimentaire&|160;; la muqueuse s’épaissit,l’induration de la valvule du pylore s’opère et il s’y forme unsquirrhe dont il faut mourir. Eh&|160;! bien, j’en suis là, moncher&|160;! L’induration marche sans que rien puisse l’arrêter.Voyez mon teint jaune-paille, mes yeux secs et brillants, mamaigreur excessive&|160;? Je me dessèche. Que voulez-vous, j’airapporté de l’émigration le germe de cette maladie&|160;: j’ai tantsouffert alors&|160;! Mon mariage, qui pouvait réparer les maux del’émigration, loin de calmer mon âme ulcérée, a ravivé la plaie.Qu’ai-je trouvé ici&|160;? d’éternelles alarmes causées par mesenfants, des chagrins domestiques, une fortune à refaire, deséconomies qui engendraient mille privations que j’imposais à mafemme et dont je pâtissais le premier. Enfin, je ne puis confier cesecret qu’à vous, mais voici ma plus dure peine. Quoique Blanchesoit un ange, elle ne me comprend pas&|160;; elle ne sait rien demes douleurs, elle les contrarie, je lui pardonne&|160;! Tenez,ceci est affreux à dire, mon ami&|160;; mais une femme moinsvertueuse qu’elle m’aurait rendu plus heureux en se prêtant à desadoucissements que Blanche n’imagine pas, car elle est niaise commeun enfant&|160;! Ajoutez que mes gens me tourmentent, c’est desbuses qui entendent grec lorsque je parle français. Quand notrefortune a été reconstruite, coussi coussi, quand j’ai eu moinsd’ennui, le mal était fait, j’atteignais à la période des appétitsdépravés&|160;; puis est venue ma grande maladie, si mal prise parOriget. Bref, aujourd’hui je n’ai pas six mois à vivre…

J’écoutais le comte avec terreur. En revoyant la comtesse, lebrillant de ses yeux secs et la teinte jaune-paille de son frontm’avaient frappé, j’entraînai le comte vers la maison en paraissantécouter ses plaintes mêlées de dissertations médicales&|160;; maisje ne songeais qu’à Henriette et voulais l’observer. Je trouvai lacomtesse dans le salon, où elle assistait à une leçon demathématiques donnée à Jacques par l’abbé de Dominis, en montrant àMadeleine un point de tapisserie. Autrefois elle aurait bien su, lejour de mon arrivée, remettre ses occupations pour être toute àmoi&|160;; mais mon amour était si profondément vrai que jerefoulai dans mon cœur le chagrin que me causa ce contraste entrele présent et le passé&|160;; car je voyais la fatale teintejaune-paille qui, sur ce céleste visage, ressemblait au reflet deslueurs divines que les peintres italiens ont mises à la figure dessaintes Je sentis alors en moi le vent glacé de la mort. Puis quandle feu de ses yeux dénués de l’eau limpide où jadis nageait sonregard tomba sur moi, je frissonnai&|160;; j’aperçus alors quelqueschangements dus au chagrin et que je n’avais point remarqués enplein air&|160;: les lignes si menues qui, à ma dernière visite,n’étaient que légèrement imprimées sur son front, l’avaientcreusé&|160;; ses tempes bleuâtres semblaient ardentes etconcaves&|160;; ses yeux s’étaient enfoncés sous leurs arcadesattendries, et le tour avait bruni&|160;; elle était mortifiéecomme le fruit sur lequel les meurtrissures commencent à paraître,et qu’un ver intérieur fait prématurément blondir. Moi, dont toutel’ambition était de verser le bonheur à flots dans son âme,n’avais-je pas jeté l’amertume dans la source où se rafraîchissaitsa vie, où se retrempait son courage&|160;? Je vins m’asseoir à sescôtés, et lui dis d’une voix où pleurait le repentir&|160;: —Etes-vous contente de votre santé&|160;?

— Oui, répondit-elle en plongeant ses yeux dans les miens. Masanté, la voici, reprit-elle en me montrant Jacques etMadeleine.

Sortie victorieuse de sa lutte avec la nature, à quinze ans,Madeleine était femme&|160;; elle avait grandi, ses couleurs derose du Bengale renaissaient sur ses joues bistrées&|160;; elleavait perdu l’insouciance de l’enfant qui regarde tout en face, etcommençait à baisser les yeux&|160;; ses mouvements devenaientrares et graves comme ceux de sa mère&|160;; sa taille étaitsvelte, et les grâces de son corsage fleurissaient déjà&|160;; déjàla coquetterie lissait ses magnifiques cheveux noirs, séparés endeux bandeaux sur son front d’Espagnole. Elle ressemblait auxjolies statuettes du Moyen-Age, si fines de contour, si minces deforme que l’œil en les caressant craint de les voir sebriser&|160;; mais la santé, ce fruit éclos après tant d’efforts,avait mis sur ses joues le velouté de la pêche, et le long de soncol le soyeux duvet où, comme chez sa mère, se jouait la lumière.Elle devait vivre&|160;! Dieu l’avait écrit, cher bouton de la plusbelle des fleurs humaines&|160;! sur les longs cils de tespaupières, sur la courbe de tes épaules qui promettaient de sedévelopper richement comme celles de ta mère&|160;! Cette brunejeune fille, à la taille de peuplier, contrastait avec Jacques,frêle jeune homme de dix-sept ans, de qui la tête avait grossi,dont le front inquiétait par sa rapide extension, dont les yeuxfiévreux, fatigués, étaient en harmonie avec une voix profondémentsonore. L’organe livrait un trop fort volume de son, de même que leregard laissait échapper trop de pensées. C’était l’intelligence,l’âme, le cœur d’Henriette dévorant de leur flamme rapide un corpssans consistance&|160;; car Jacques avait ce teint de lait animédes couleurs ardentes qui distinguent les jeunes Anglaises marquéespar le fléau pour être abattues dans un temps déterminé&|160;;santé trompeuse&|160;! En obéissant au signe par lequel Henriette,après m’avoir montré Madeleine, indiquait Jacques qui traçait desfigures de géométrie et des calculs algébriques sur un tableaudevant l’abbé de Dominis, je tressaillis à l’aspect de cette mortcachée sous les fleurs, et respectai l’erreur de la pauvremère.

— Quand je les vois ainsi, la joie fait taire mes douleurs, demême qu’elles se taisent et disparaissent quand je les voismalades. Mon ami, dit-elle l’œil brillant de plaisir maternel, sid’autres affections nous trahissent, les sentiments récompensésici, les devoirs accomplis et couronnés de succès compensent ladéfaite essuyée ailleurs. Jacques sera comme vous un homme d’unehaute instruction, plein de vertueux savoir&|160;; il sera commevous l’honneur de son pays, qu’il gouvernera peut-être, aidé parvous qui serez si haut placé&|160;; mais je tâcherai qu’il soitfidèle à ses premières affections. Madeleine, la chère créature, adéjà le cœur sublime, elle est pure comme la neige du plus hautsommet des Alpes, elle aura le dévouement de la femme et sagracieuse intelligence, elle est fière, elle sera digne desLenoncourt&|160;! La mère jadis si tourmentée est maintenant bienheureuse, heureuse d’un bonheur infini, sans mélange&|160;; oui, mavie est pleine, ma vie est riche. Vous le voyez, Dieu fait écloremes joies au sein des affections permises et mêle de l’amertume àcelles vers lesquelles m’entraînait un penchant dangereux…

— Bien, s’écria joyeusement l’abbé. Monsieur le vicomte en saitautant que moi…

En achevant sa démonstration Jacques toussa légèrement.

— Assez pour aujourd’hui, mon cher abbé, dit la comtesse émue,et surtout pas de leçon de chimie. Montez à cheval, Jacques,reprit-elle en se laissant embrasser par son fils avec lacaressante mais digne volupté d’une mère, et les yeux tournés versmoi comme pour insulter mes souvenirs. Allez, cher, et soyezprudent.

— Mais, lui dis-je pendant qu’elle suivait Jacques par un longregard, vous ne m’avez pas répondu. Ressentez-vous quelquesdouleurs&|160;?

— Oui, parfois à l’estomac. Si j’étais à Paris, j’aurais leshonneurs d’une gastrite, la maladie à la mode.

— Ma mère souffre souvent et beaucoup, me dit Madeleine.

— Ah&|160;! dit-elle, ma santé vous intéresse&|160;?…

Madeleine étonnée de la profonde ironie empreinte dans ces mots,nous regarda tour à tour&|160;; mes yeux comptaient des fleursroses sur le coussin de son meuble gris et vert qui ornait lesalon.

— Cette situation est intolérable, lui dis-je à l’oreille.

— Est-ce moi qui l’ai créée&|160;? me demanda-t-elle. Cherenfant, ajouta-t-elle à haute voix en affectant ce cruel enjouementpar lequel les femmes enjolivent leurs vengeances, ignorez-vousl’histoire moderne&|160;? la France et l’Angleterre ne sont-ellespas toujours ennemies&|160;? Madeleine sait cela, elle sait qu’unemer immense les sépare, mer froide, mer orageuse.

Les vases de la cheminée étaient remplacés par des candélabres,afin sans doute de m’ôter le plaisir de les remplir defleurs&|160;; je les retrouvai plus tard dans sa chambre. Quand mondomestique arriva, je sortis pour lui donner des ordres&|160;; ilm’avait apporté quelques affaires que je voulus placer dans machambre.

— Félix, me dit la comtesse, ne vous trompez pas&|160;!L’ancienne chambre de ma tante est maintenant celle de Madeleine,vous êtes au-dessus du comte.

Quoique coupable, j’avais un cœur, et tous ces mots étaient descoups de poignard froidement donnés aux endroits les plus sensiblesqu’elle semblait choisir pour frapper. Les souffrances morales nesont pas absolues, elles sont en raison de la délicatesse des âmes,et la comtesse avait durement parcouru cette échelle desdouleurs&|160;; mais, par cette raison même, la meilleure femmesera toujours d’autant plus cruelle qu’elle a été plusbienfaisante&|160;; je la regardai, mais elle baissa la tête.J’allai dans ma nouvelle chambre qui était jolie, blanche et verte.Là, je fondis en larmes. Henriette m’entendit, elle y vint enapportant un bouquet de fleurs.

— Henriette, lui dis-je, en êtes-vous à ne point pardonner laplus excusable des fautes&|160;?

— Ne m’appelez jamais Henriette, reprit-elle, elle n’existeplus, la pauvre femme&|160;; mais vous trouverez toujours madame deMortsauf, une amie dévouée qui vous écoutera, qui vous aimera.Félix, nous causerons plus tard. Si vous avez encore de latendresse pour moi, laissez-moi m’habituer à vous voir&|160;; et aumoment où les mots me déchireront moins le cœur, à l’heure oùj’aurai reconquis un peu de courage, eh&|160;! bien, alors, alorsseulement. Voyez-vous cette vallée, dit-elle en me montrantl’Indre, elle me fait mal, je l’aime toujours.

— Ah&|160;! périsse l’Angleterre et toutes ses femmes&|160;! Jedonne ma démission au roi, je meurs ici, pardonné.

— Non, aimez-la, cette femme&|160;! Henriette n’est plus, cecin’est pas un jeu, vous le saurez.

Elle se retira, dévoilant par l’accent de ce dernier motl’étendue de ses plaies. Je sortis vivement, la retins et luidis&|160;: — Vous ne m’aimez donc plus&|160;?

— Vous m’avez fait plus de mal que tous les autresensemble&|160;! Aujourd’hui je souffre moins, je vous aime doncmoins&|160;; mais il n’y a qu’en Angleterre où l’on dise ’’ nijamais, ni toujours’’

ici nous disons ’’ toujours’’

, Soyez sage, n’augmentez pas ma douleur&|160;; et si voussouffrez, songez que je vis, moi&|160;!

Elle me retira sa main que je tenais froide, sans mouvement,mais humide, et se sauva comme une flèche en traversant le corridoroù cette scène véritablement tragique avait eu lieu. Pendant ledîner, le marquis me réservait un supplice auquel je n’avais passongé.

— La marquise Dudley n’est donc pas à Paris&|160;? medit-il.

Je rougis excessivement en lui répondant&|160;: — Non.

— Elle n’est pas à Tours, dit le comte en continuant.

— Elle n’est pas divorcée, elle peut aller en Angleterre. Sonmari serait bien heureux, si elle voulait revenir à lui, dis-jeavec vivacité.

— A-t-elle des enfants, demanda madame de Mortsauf d’une voixaltérée.

— Deux fils, lui dis-je.

— Où sont-ils&|160;?

— En Angleterre, avec le père.

— Voyons, Félix, soyez franc. Est-elle aussi belle qu’on ledit&|160;?

— Pouvez-vous lui faire une semblable question&|160;? la femmequ’on aime n’est-elle pas toujours la plus belle des femmes,s’écria la comtesse.

— Oui, toujours, dis-je avec orgueil en lui lançant un regardqu’elle ne soutint pas.

— Vous êtes heureux, reprit le comte, oui, vous êtes un heureuxcoquin. Ah&|160;! dans ma jeunesse, j’aurais été fou d’unesemblable conquête…

— Assez, dit madame de Mortsauf, en montrant par un regardMadeleine à son père.

— Je ne suis pas un enfant, dit le comte qui se plaisait àredevenir jeune.

En sortant de table, la comtesse m’amena sur la terrasse, etquand nous y fûmes, elle s’écria&|160;: — Comment, il se rencontredes femmes qui sacrifient leurs enfants à un homme&|160;? Lafortune, le monde, je le conçois, l’éternité, oui, peut-être&|160;!Mais les enfants&|160;! se priver de ses enfants&|160;!

— Oui, et ces femmes voudraient avoir encore à sacrifier plus,elles donnent tout…

Pour la comtesse, le monde se renversa, ses idées seconfondirent. Saisie par ce grandiose, soupçonnant que le bonheurdevait justifier cette immolation, entendant en elle-même les crisde la chair révoltée, elle demeura stupide en face de sa viemanquée. Oui, elle eut un moment de doute horrible&|160;; mais ellese releva grande et sainte, portant haut la tête.

— Aimez-la donc bien, Félix, cette femme, dit-elle avec deslarmes aux yeux, ce sera ma sœur heureuse. Je lui pardonne les mauxqu’elle m’a faits, si elle vous donne ce que vous ne deviez jamaistrouver ici, ce que vous ne pouvez plus tenir de moi. Vous avez euraison, je ne vous ai jamais dit que je vous aimasse, et je ne vousai jamais aimé comme on aime dans ce monde. Mais si elle n’est pasmère, comment peut-elle aimer&|160;?

— Chère sainte, repris-je, il faudrait que je fusse moins émuque je ne le suis pour t’expliquer que tu planes victorieusementau-dessus d’elle, qu’elle est une femme de la terre, une fille desraces déchues, et que tu es la fille des cieux, l’ange adoré, quetu as tout mon cœur et qu’elle n’a que ma chair&|160;; elle lesait, elle en est au désespoir, et elle changerait avec toi, quandmême le plus cruel martyre lui serait imposé pour prix de cechangement. Mais tout est irrémédiable. A toi l’âme, à toi lespensées, l’amour pur, à toi la jeunesse et la vieillesse&|160;; àelle les désirs et les plaisirs de la passion fugitive&|160;; à toimon souvenir dans toute son étendue, à elle l’oubli le plusprofond.

— Dites, dites, dites-moi donc cela, ô mon ami&|160;! Elle allas’asseoir sur un banc et fondit en larmes. La vertu, Félix, lasainteté de la vie, l’amour maternel, ne sont donc pas des erreurs.Oh&|160;! jetez ce baume sur mes plaies&|160;! Répétez une parolequi me rend aux cieux où je voulais tendre d’un vol égal avecvous&|160;! Bénissez-moi par un regard, par un mot sacré, je vouspardonnerai les maux que j’ai soufferts depuis deux mois.

— Henriette, il est des mystères de notre vie que vous ignorez.Je vous ai rencontrée dans un âge auquel le sentiment peut étoufferles désirs inspirés par notre nature&|160;; mais plusieurs scènesdont le souvenir me réchaufferait à l’heure où viendra la mort ontdû vous attester que cet âge finissait, et votre constant triomphea été d’en prolonger les muettes délices. Un amour sans possessionse soutient par l’exaspération même des désirs&|160;; puis il vientun moment où tout est souffrance en nous, qui ne ressemblons enrien à vous. Nous possédons une puissance qui ne saurait êtreabdiquée, sous peine de ne plus être hommes. Privé de la nourriturequi le doit alimenter, le cœur se dévore lui-même, et sent unépuisement qui n’est pas la mort, mais qui la précède. La nature nepeut donc pas être long-temps trompée&|160;; au moindre accident,elle se réveille avec une énergie qui ressemble à la folie. Non, jen’ai pas aimé, mais j’ai eu soif au milieu du désert.

— Du désert&|160;! dit-elle avec amertume en montrant la vallée.Et, ajouta-t-elle, comme il raisonne, et combien de distinctionssubtiles&|160;? les fidèles n’ont pas tant d’esprit.

— Henriette, lui dis-je, ne nous querellons pas pour quelquesexpressions hasardées. Non, mon âme n’a pas vacillé, mais je n’aipas été maître de mes sens. Cette femme n’ignore pas que tu es laseule aimée. Elle joue un rôle secondaire dans ma vie, elle lesait, et s’y résigne&|160;; j’ai le droit de la quitter, comme onquitte une courtisane…

— Et alors…

— Elle m’a dit qu’elle se tuerait, répondis-je en croyant quecette résolution surprendrait Henriette. Mais en m’entendant ellelaissa échapper un de ces dédaigneux sourires plus expressifsencore que les pensées qu’ils traduisaient. — Ma chère conscience,repris-je, si tu me tenais compte de mes résistances et desséductions qui conspiraient ma perte, tu concevrais cettefatale…

— Oh&|160;! oui fatale&|160;! dit-elle, J’ai cru trop envous&|160;! J’ai cru que vous ne manqueriez pas de la vertu quepratique le prêtre et… que possède monsieur de Mortsauf,ajouta-t-elle en donnant à sa voix le mordant de l’épigramme. —Tout est fini, reprit-elle après une pause, je vous dois beaucoup,mon ami&|160;; vous avez éteint en moi les flammes de la viecorporelle. Le plus difficile du chemin est fait, l’âge approche,me voilà souffrante, bientôt maladive&|160;; je ne pourrais êtrepour vous la brillante fée qui vous verse une pluie de faveurs.Soyez fidèle à lady Arabelle. Madeleine, que j’élevais si bien pourvous, à qui sera-t-elle&|160;? Pauvre Madeleine, pauvreMadeleine&|160;! répéta-t-elle comme un douloureux refrain. Si vousl’aviez entendue me disant&|160;: Ma mère, vous n’êtes pas gentillepour Félix&|160;! La chère créature&|160;!

Elle me regarda sous les tièdes rayons du soleil couchant quiglissaient à travers le feuillage, et prise de je ne sais quellecompassion pour nos débris, elle se replongea dans notre passé sipur, en se laissant aller à des contemplations qui furentmutuelles. Nous reprenions nos souvenirs, nos yeux allaient de lavallée aux clos, des fenêtres de Clochegourde à Frapesle, enpeuplant cette rêverie de nos bouquets embaumés, des romans de nosdésirs. Ce fut sa dernière volupté, savourée avec la candeur del’âme chrétienne. Cette scène, si grande pour nous, nous avaitjetés dans une même mélancolie. Elle crut à mes paroles, et se vitoù je la mettais, dans les cieux.

— Mon ami, me dit-elle, j’obéis à Dieu, car son doigt est danstout ceci.

Je ne connus que plus tard la profondeur de ce mot. Nousremontâmes lentement par les terrasses. Elle prit mon bras, s’yappuya résignée, saignant, mais ayant mis un appareil sur sesblessures.

— La vie humaine est ainsi, me dit-elle. Qu’a fait monsieur deMortsauf pour mériter son sort&|160;? Ceci nous démontrel’existence d’un monde meilleur. Malheur à ceux qui se plaindraientd’avoir marché dans la bonne voie&|160;!

Elle se mit alors à si bien évaluer la vie, à la si profondémentconsidérer sous ses diverses faces, que ces froids calculs merévélèrent le dégoût qui l’avait saisie pour toutes les chosesd’ici-bas. En arrivant sur le perron, elle quitta mon bras, et ditcette dernière phrase&|160;: — Si Dieu nous a donné le sentiment etle goût du bonheur, ne doit-il pas se charger des âmes innocentesqui n’ont trouvé que des afflictions ici-bas. Cela est, ou Dieun’est pas, ou notre vie serait une amère plaisanterie.

A ces derniers mots, elle rentra brusquement, et je la trouvaisur son canapé, couchée comme si elle avait été foudroyée par lavoix qui terrassa saint Paul.

— Qu’avez-vous&|160;? lui dis-je.

— Je ne sais plus ce qu’est la vertu, dit-elle, et n’ai pasconscience de la mienne&|160;!

Nous restâmes pétrifiés tous deux, écoutant le son de cetteparole comme celui d’une pierre jetée dans un gouffre.

— Si je me suis trompée dans ma vie, ’’ elle’’ a raison, ’’elle’’&|160;! reprit madame de Mortsauf.

&|160;

Ainsi son dernier combat suivit sa dernière volupté. Quand lecomte vint, elle se plaignit, elle qui ne se plaignaitjamais&|160;; je la conjurai de me préciser ses souffrances, maiselle refusa de s’expliquer, et s’alla coucher en me laissant enproie à des remords qui naissaient les uns des autres. Madeleineaccompagna sa mère&|160;; et le lendemain je sus par elle que lacomtesse avait été prise de vomissements causés, dit-elle par lesviolentes émotions de cette journée. Ainsi, moi qui souhaitaisdonner ma vie pour elle, je la tuais.

— Cher comte, dis-je à monsieur de Mortsauf qui me força dejouer au trictrac, je crois la comtesse très-sérieusement malade,il est encore temps de la sauver&|160;; appelez Origet, etsuppliez-la de suivre ses avis…

— Origet qui m’a tué&|160;? dit-il en m’interrompant. Non, non,je consulterai Carbonneau.

Pendant cette semaine, et surtout les premiers jours, tout mefut souffrance, commencement de paralysie au cœur, blessure à lavanité, blessure à l’âme. Il faut avoir été le centre de tout, desregards et des soupirs, avoir été le principe de la vie, le foyerd’où chacun tirait sa lumière, pour connaître l’horreur du vide.Les mêmes choses étaient là, mais l’esprit qui les vivifiaits’était éteint comme une flamme soufflée. J’ai compris l’affreusenécessité où sont les amants de ne plus se revoir quand l’amour estenvolé. N’être plus rien, là où l’on a régné&|160;! Trouver lasilencieuse froideur de la mort là où scintillaient les joyeuxrayons de la vie&|160;! les comparaisons accablent. Bientôt j’envins à regretter la douloureuse ignorance de tout bonheur qui avaitassombri ma jeunesse. Aussi mon désespoir devint-il si profond quela comtesse en fut, je crois, attendrie. Un jour, après le dîner,pendant que nous nous promenions tous sur le bord de l’eau, je fisun dernier effort pour obtenir mon pardon. Je priai Jacquesd’emmener sa sœur en avant, je laissai le comte aller seul, etconduisant madame de Mortsauf vers la toue&|160;: — Henriette, luidis-je, un mot, de grâce, ou je me jette dans l’Indre&|160;! J’aifailli, oui, c’est vrai&|160;; mais n’imité-je pas le chien dansson sublime attachement&|160;! je reviens comme lui, comme luiplein de honte&|160;; s’il fait mal, il est châtié, mais il adorela main qui le frappe&|160;; brisez-moi, mais rendez-moi votrecœur…

— Pauvre enfant&|160;! dit-elle, n’êtes-vous pas toujours monfils&|160;?

Elle prit mon bras et regagna silencieusement Jacques etMadeleine, avec lesquels elle revint à Clochegourde par les clos enme laissant au comte, qui se mit à parler politique à propos de sesvoisins.

— Rentrons, lui dis-je, vous avez la tête nue, et la rosée dusoir pourrait causer quelque accident.

— Vous me plaigniez, vous&|160;! mon cher Félix, me répondit-il,en se méprenant sur mes intentions. Ma femme ne m’a jamais vouluconsoler, par système peut-être.

Jamais elle ne m’aurait laissé seul avec son mari, maintenantj’avais besoin de prétextes pour l’aller rejoindre. Elle était avecses enfants occupée à expliquer les règles du trictrac àJacques.

— Voilà, dit le comte, toujours jaloux de l’affection qu’elleportait à ses deux enfants, voilà ceux pour lesquels je suistoujours abandonné. Les maris, mon cher Félix, ont toujours ledessous&|160;; la femme la plus vertueuse trouve encore le moyen desatisfaire son besoin de voler l’affection conjugale.

Elle continua ses caresses sans répondre.

— Jacques, dit-il, venez ici&|160;!

Jacques fit quelques difficultés.

— Votre père vous veut, allez, mon fils, dit la mère en lepoussant.

— Ils m’aiment par ordre, reprit ce vieillard qui parfois voyaitsa situation.

— Monsieur, répondit-elle en passant à plusieurs reprises samain sur les cheveux de Madeleine qui était coiffée en belleFerronnière, ne soyez pas injuste pour les pauvres femmes&|160;; lavie ne leur est pas toujours facile à porter, et peut-être lesenfants sont-ils les vertus d’une mère&|160;!

— Ma chère, répondit le comte qui s’avisa d’être logique, ce quevous dites signifie que, sans leurs enfants, les femmesmanqueraient de vertu et planteraient là leurs maris.

La comtesse se leva brusquement et emmena Madeleine sur leperron.

— Voilà le mariage, mon cher, dit le comte. Prétendez-vous direen sortant ainsi que je déraisonne&|160;? cria-t-il en prenant sonfils par la main et venant au perron auprès de sa femme surlaquelle il lança des regards furieux.

— Au contraire, monsieur, vous m’avez effrayée. Votre réflexionme fait un mal affreux, dit-elle d’une voix creuse en me jetant unregard de criminelle. Si la vertu ne consiste pas à se sacrifierpour ses enfants et pour son mari, qu’est-ce donc que lavertu&|160;?

— Se sa-cri-fi-er&|160;! reprit le comte, en faisant de chaquesyllabe un coup de barre sur le cœur de sa victime. Quesacrifiez-vous donc à vos enfants&|160;? que me sacrifiez-vousdonc&|160;? qui&|160;? quoi&|160;? répondez&|160;?répondrez-vous&|160;? Que se passe-t-il donc ici&|160;? quevoulez-vous dire&|160;?

— Monsieur, répondit-elle, seriez-vous donc satisfait d’êtreaimé pour l’amour de Dieu, ou de savoir votre femme vertueuse pourla vertu en elle-même&|160;?

— Madame a raison, dis-je en prenant la parole d’une voix émuequi vibra dans ces deux cœurs où je jetai mes espérances à jamaisperdues et que je calmai par l’expression de la plus haute detoutes les douleurs dont le cri sourd éteignit cette querellecomme, quand le lion rugit, tout se tait. Oui, le plus beauprivilége que nous ait conféré la raison est de pouvoir rapporternos vertus aux êtres dont le bonheur est notre ouvrage, et que nousne rendons heureux ni par calcul, ni par devoir, mais par uneinépuisable et volontaire affection.

Une larme brilla dans les yeux d’Henriette.

— Et, cher comte, si par hasard une femme était involontairementsoumise à quelque sentiment étranger à ceux que la société luiimpose, avouez que plus ce sentiment serait irrésistible, plus elleserait vertueuse en l’étouffant, en se ’’ sacrifiant’’ à sesenfants, à son mari. Cette théorie n’est d’ailleurs applicable ni àmoi, qui malheureusement offre un exemple du contraire, ni à vousqu’elle ne concernera jamais.

Une main à la fois moite et brûlante se posa sur ma main et s’yappuya silencieusement.

— Vous êtes une belle âme, Félix, dit le comte qui passa nonsans grâce sa main sur la taille de sa femme et l’amena doucement àlui, pour lui dire&|160;: — Pardonnez, ma chère, à un pauvre maladequi voudrait sans doute être aimé plus qu’il ne le mérite.

— Il est des cœurs qui sont tout générosité, répondit-elle enappuyant sa tête sur l’épaule du comte qui prit cette phrase pourlui. Cette erreur causa je ne sais quel frémissement à lacomtesse&|160;; son peigne tomba, ses cheveux se dénouèrent, ellepâlit&|160;; son mari qui la soutenait poussa une sorte derugissement en la sentant défaillir, il la saisit comme il eût faitde sa fille et la porta sur le canapé du salon ou nousl’entourâmes. Henriette garda ma main dans la sienne, comme pour medire que nous seuls savions le secret de cette scène si simple enapparence, si épouvantable par les déchirements de son âme.

— J’ai tort, me dit-elle à voix basse en un moment où le comtenous laissa seuls pour aller demander un verre d’eau de fleursd’oranger, j’ai mille fois tort envers vous, que j’ai vouludésespérer quand j’aurais dû vous recevoir à merci. Cher, vous êtesd’une adorable bonté que moi seule puis apprécier. Oui, je le sais,il est des bontés qui sont inspirées par la passion. Les hommes ontplusieurs manières d’être bons&|160;; ils sont bons par dédain, parentraînement, par calcul, par indolence de caractère&|160;; maisvous, mon ami, vous venez d’être d’une bonté absolue.

— Si cela est, lui dis-je, apprenez que tout ce que je puisavoir de grand en moi vient de vous. Ne savez-vous donc plus que jesuis votre ouvrage&|160;?

— Cette parole suffit au bonheur d’une femme, répondit-elle aumoment où le comte revint. Je suis mieux, dit-elle en se levant, ilme faut de l’air.

Nous descendîmes tous sur la terrasse embaumée par les acaciasencore en fleurs. Elle avait pris mon bras droit et le serraitcontre son cœur en exprimant ainsi de douloureuses pensées&|160;;mais c’était, suivant son expression, de ces douleurs qu’elleaimait. Elle voulait sans doute être seule avec moi&|160;; mais sonimagination inhabile aux ruses de femme ne lui suggérait aucunmoyen de renvoyer ses enfants et son mari&|160;; nous causions doncde choses indifférentes, pendant qu’elle se creusait la tête encherchant à se ménager un moment où elle pourrait enfin déchargerson cœur dans le mien.

— Il y a bien long-temps que je ne me suis promenée en voiture,dit-elle enfin en voyant la beauté de la soirée. Monsieur, donnezdes ordres, je vous prie, pour que je puisse aller faire untour.

Elle savait qu’avant la prière toute explication seraitimpossible, et craignait que le comte ne voulût faire un trictrac.Elle pouvait bien se trouver avec moi sur cette tiède terrasseembaumée, quand son mari serait couché&|160;; mais elle redoutaitpeut-être de rester sous ces ombrages à travers lesquels passaientdes lueurs voluptueuses, de se promener le long de la balustraded’où nos yeux embrassaient le cours de l’Indre dans la prairie. Demême qu’une cathédrale aux voûtes sombres et silencieuses conseillela prière&|160;; de même, les feuillages éclairés par la lune,parfumés de senteurs pénétrantes, et animés par les bruits sourdsdu printemps, remuent les fibres et affaiblissent la volonté. Lacampagne, qui calme les passions des vieillards, excite celles desjeunes cœurs&|160;; nous le savions&|160;! Deux coups de clocheannoncèrent l’heure de la prière, la comtesse tressaillit.

— Ma chère Henriette, qu’avez-vous&|160;?

— Henriette n’existe plus, répondit-elle. Ne la faites pasrenaître, elle était exigeante, capricieuse&|160;; maintenant vousavez une paisible amie dont la vertu vient d’être raffermie par desparoles que le Ciel vous a dictées. Nous parlerons de tout ceciplus tard. Soyons exacts à la prière. Aujourd’hui, mon tour de ladire est arrivé.

Quand la comtesse prononça les paroles par lesquelles elledemandait à Dieu son secours contre les adversités de la vie, elley mit un accent dont je ne fus pas frappé seul&|160;; elle semblaitavoir usé de son don de seconde vue pour entrevoir la terribleémotion à laquelle devait la soumettre une maladresse causée parmon oubli de mes conventions avec Arabelle.

— Nous avons le temps de faire trois rois avant que les chevauxne soient attelés, dit le comte en m’entraînant au salon. Vous irezvous promener avec ma femme, moi je me coucherai.

Comme toutes nos parties, celle-ci fut orageuse. De sa chambreou de celle de Madeleine, la comtesse put entendre la voix de sonmari.

— Vous abusez étrangement de l’hospitalité, dit-elle au comtequand elle revint au salon.

Je la regardai d’un air hébété, je ne m’habituais point à sesduretés&|160;; elle se serait certes bien gardée jadis de mesoustraire à la tyrannie du comte, autrefois elle aimait à me voirpartageant ses souffrances et les endurant avec patience pourl’amour d’elle.

— Je donnerais ma vie, lui dis-je à l’oreille, pour vousentendre encore murmurant&|160;: — ’’ Pauvre cher&|160;! Pauvrecher’’&|160;!

Elle baissa les yeux en se souvenant de l’heure à laquelle jefaisais allusion&|160;; son regard se coula vers moi, mais endessous, et il exprima la joie de la femme qui voit les plusfugitifs accents de son cœur, préférés aux profondes délices d’unautre amour. Alors, comme toutes les fois que je subissais pareilleinjure, je la lui pardonnais en me sentant compris. Le comteperdait, il se dit fatigué pour pouvoir quitter la partie, et nousallâmes nous promener autour du boulingrin en attendant lavoiture&|160;; aussitôt qu’il nous eut laissés, le plaisir rayonnasi vivement sur mon visage, que la comtesse m’interrogea par unregard curieux et surpris.

— Henriette existe, lui dis-je, je suis toujours aimé&|160;;vous me blessez avec intention évidente de me briser le cœur&|160;;je puis encore être heureux&|160;!

— Il ne restait plus qu’un lambeau de la femme, dit-elle avecépouvante, et vous l’emportez en ce moment. Dieu soit béni&|160;!lui qui me donne le courage d’endurer mon martyre mérité. Oui, jevous aime encore trop, j’allais faillir, l’Anglaise m’éclaire unabîme.

En ce moment, nous montâmes en voiture, le cocher demandal’ordre.

— Allez sur la route de Chinon par l’avenue, vous nous ramènerezpar les landes de Charlemagne et le chemin de Saché.

— Quel jour sommes-nous&|160;? dis-je avec trop de vivacité.

— Samedi.

— N’allez point par là, madame, le samedi soir la route estpleine de coquassiers qui vont à Tours, et nous rencontrerionsleurs charrettes.

— Faites ce que je vous dis, reprit-elle en regardant lecocher.

Nous connaissions trop l’un et l’autre les modes de notre voix,quelque infinis qu’ils fussent, pour nous déguiser la moindre denos émotions. Henriette avait tout compris.

— Vous n’avez pas pensé aux coquassiers, en choisissant cettenuit, dit-elle avec une légère teinte d’ironie. Lady Dudley est àTours. Ne mentez pas, elle vous attend près d’ici. ’’ Quel joursommes-nous, les coquassiers&|160;! les charrettes’’&|160;!reprit-elle. Avez-vous jamais fait de semblables observations quandnous sortions autrefois&|160;?

— Elles prouvent que j’oublie tout à Clochegourde, répondis-jesimplement.

— Elle vous attend&|160;? reprit-elle.

— Oui.

— A quelle heure&|160;?

— Entre onze heures et minuit.

— Où&|160;?

— Dans les landes.

— Ne me trompez point, n’est-ce pas sous le noyer&|160;?

— Dans les landes.

— Nous irons, dit-elle, je la verrai.

En entendant ces paroles, je regardai ma vie commedéfinitivement arrêtée. Je résolus en un moment de terminer par uncomplet mariage avec lady Dudley la lutte douloureuse qui menaçaitd’épuiser ma sensibilité, d’enlever par tant de chocs répétés cesvoluptueuses délicatesses qui ressemblent à la fleur des fruits.Mon silence farouche blessa la comtesse, dont toute la grandeur nem’était pas connue.

— Ne vous irritez point contre moi, dit-elle de sa voix d’or,ceci, cher, est ma punition. Vous ne serez jamais aimé comme vousl’êtes ici, reprit-elle en posant sa main sur son cœur. Ne vousl’ai-je pas avoué&|160;? La marquise Dudley m’a sauvée. A elle lessouillures, je ne les lui envie point. A moi le glorieux amour desanges&|160;! J’ai parcouru des champs immenses depuis votrearrivée. J’ai jugé la vie. Elevez l’âme, vous la déchirez&|160;;plus vous allez haut, moins de sympathie vous rencontrez&|160;; aulieu de souffrir dans la vallée, vous souffrez dans les airs commel’aigle qui plane en emportant au cœur une flèche décochée parquelque pâtre grossier. Je comprends aujourd’hui que le ciel et laterre sont incompatibles. Oui, pour qui veut vivre dans la zonecéleste, Dieu seul est possible. Notre âme doit être alors détachéede toutes les choses terrestres. Il faut aimer ses amis comme onaime ses enfants, pour eux et non pour soi. Le moi cause lesmalheurs et les chagrins. Mon cœur ira plus haut que ne val’aigle&|160;; là est un amour qui ne me trompera point. Quant àvivre de la vie terrestre, elle nous ravale trop en faisant dominerl’égoïsme des sens sur la spiritualité de l’ange qui est en nous.Les jouissances que donne la passion sont horriblement orageuses,payées par d’énervantes inquiétudes qui brisent les ressorts del’âme. Je suis venue au bord de la mer où s’agitent ces tempêtes,je les ai vues de trop près&|160;; elles m’ont souvent enveloppéede leurs nuages, la lame ne s’est pas toujours brisée à mes pieds,j’ai senti sa rude étreinte qui froidit le cœur&|160;; je dois meretirer sur les hauts lieux, je périrais au bord de cette merimmense. Je vois en vous, comme en tous ceux qui m’ont affligée,les gardiens de ma vertu. Ma vie a été mêlée d’angoissesheureusement proportionnées à mes forces, et s’est entretenue ainsipure des passions mauvaises, sans repos séducteur et toujours prêteà Dieu. Notre attachement ’’ fut’’ la tentative insensée, l’effortde deux enfants candides essayant de satisfaire leur cœur, leshommes et Dieu… Folie, Félix&|160;! Ha&|160;! dit-elle après unepause, comment vous nomme cette femme&|160;?

— Amédée, répondis-je, Félix est un être à part, quin’appartiendra jamais qu’à vous.

— Henriette a peine à mourir, dit-elle en laissant échapper unpieux sourire. Mais, reprit-elle, elle périra dans le premiereffort de la chrétienne humble, de la mère orgueilleuse, de lafemme aux vertus chancelantes hier, raffermies aujourd’hui. Quevous dirai-je&|160;? Hé&|160;! bien, oui, ma vie est conforme àelle-même dans ses plus grandes circonstances comme dans ses pluspetites. Le cœur où je devais attacher les premières racines de latendresse, le cœur de ma mère s’est fermé pour moi, malgré mapersistance à y chercher un pli où je pusse me glisser. J’étaisfille, je venais après trois garçons morts, et je tâchai vainementd’occuper leur place dans l’affection de mes parents&|160;; je neguérissais point la plaie faite à l’orgueil de la famille. Quand,après cette sombre enfance, je connus mon adorable tante, la mortme l’enleva promptement. Monsieur de Mortsauf, à qui je me suisvouée, m’a constamment frappée, sans relâche, sans le savoir,pauvre homme&|160;!

Son amour a le naïf égoïsme de celui que nous portent nosenfants.

Il n’est pas dans le secret des maux qu’il me cause, il esttoujours pardonné&|160;! Mes enfants, ces chers enfants quitiennent à ma chair par toutes leurs douleurs, à mon âme par toutesleurs qualités, à ma nature par leurs joies innocentes&|160;; cesenfants ne m’ont-ils pas été donnés pour montrer combien il setrouve de force et de patience dans le sein des mères&|160;?Oh&|160;! oui, mes enfants sont mes vertus&|160;! Vous savez si jesuis flagellée par eux, en eux, malgré eux. Devenir mère, pour moice fut acheter le droit de toujours souffrir. Quand Agar a criédans le désert, un ange a fait jaillir pour cette esclave tropaimée une source pure, mais à moi, quand la source limpide verslaquelle (vous en souvenez-vous&|160;?) vous vouliez me guider estvenue couler autour de Clochegourde, elle ne m’a versé que des eauxamères. Oui, vous m’avez infligé des souffrances inouïes. Dieupardonnera sans doute à qui n’a connu l’affection que par ladouleur. Mais, si les plus vives peines que j’aie éprouvées m’ontété imposées par vous, peut-être les ai-je méritées. Dieu n’est pasinjuste. Ah&|160;! oui, Félix, un baiser furtivement déposé sur unfront comporte des crimes peut-être&|160;! Peut-être doit-onrudement expier les pas que l’on a faits en avant de ses enfants etde son mari, lorsqu’on se promenait le soir afin d’être seule avecdes souvenirs et des pensées qui ne leur appartenaient pas, etqu’en marchant ainsi, l’âme était mariée à une autre&|160;! Quandl’être intérieur se ramasse et se rapetisse pour n’occuper que laplace que l’on offre aux embrassements, peut-être est-ce le piredes crimes&|160;! Lorsqu’une femme se baisse afin de recevoir dansses cheveux le baiser de son mari pour se faire un front neutre, ily a crime&|160;! Il y a crime à se forger un avenir en s’appuyantsur la mort, crime à se figurer dans l’avenir une maternité sansalarmes, de beaux enfants jouant le soir avec un père adoré detoute sa famille, et sous les yeux attendris d’une mère heureuse.Oui, j’ai péché, j’ai grandement péché&|160;! J’ai trouvé goût auxpénitences infligées par l’Eglise, et qui ne rachetaient pointassez ces fautes pour lesquelles le prêtre fut sans doute tropindulgent. Dieu sans doute a placé la punition au cœur de toutesces erreurs en chargeant de sa vengeance celui pour qui ellesfurent commises. Donner mes cheveux, n’était-ce pas mepromettre&|160;? Pourquoi donc aimai-je à mettre une robeblanche&|160;? ainsi je me croyais mieux votre lys&|160;; nem’aviez-vous pas aperçue, pour la première fois, ici, en robeblanche&|160;? Hélas&|160;! j’ai moins aimé mes enfants, car touteaffection vive est prise sur les affections dues. Vous voyez bien,Félix&|160;? toute souffrance a sa signification. Frappez, frappezplus fort que n’ont frappé monsieur de Mortsauf et mes enfants.Cette femme est un instrument de la colère de Dieu, je vaisl’aborder sans haine, je lui sourirai&|160;; sous peine de ne pasêtre chrétienne, épouse et mère, je dois l’aimer. Si, comme vous ledites, j’ai pu contribuer à préserver votre cœur du contact quil’eût défleuri, cette Anglaise ne saurait me haïr. Une femme doitaimer la mère de celui qu’elle aime, et je suis votre mère.Qu’ai-je voulu dans votre cœur&|160;? la place laissée vide parmadame de Vandenesse. Oh&|160;! oui, vous vous êtes toujours plaintde ma froideur&|160;! Oui, je ne suis bien que votre mère.Pardonnez-moi donc les duretés involontaires que je vous ai dites àvotre arrivée, car une mère doit se réjouir en sachant son fils sibien aimé. Elle appuya sa tête sur mon sein, en répétant&|160;: —Pardon&|160;! pardon&|160;! J’entendis alors des accents inconnus.Ce n’était ni sa voix de jeune fille et ses notes joyeuses, ni savoix de femme et ses terminaisons despotiques, ni les soupirs de lamère endolorie&|160;; c’était une déchirante, une nouvelle voixpour des douleurs nouvelles. — Quant à vous, Félix, reprit-elle ens’animant, vous êtes l’ami qui ne saurait mal faire. Ah&|160;! vousn’avez rien perdu dans mon cœur, ne vous reprochez rien, n’ayez pasle plus léger remords. N’était-ce pas le comble de l’égoïsme que devous demander de sacrifier à un avenir impossible les plaisirs lesplus immenses, puisque pour les goûter une femme abandonne sesenfants, abdique son rang, et renonce à l’éternité. Combien de foisne vous ai-je pas trouvé supérieur à moi&|160;! vous étiez grand etnoble, moi, j’étais petite et criminelle&|160;! Allons, voilà quiest dit, je ne puis être pour vous qu’une lueur élevée,scintillante et froide, mais inaltérable. Seulement, Félix, faitesque je ne sois pas seule à aimer le frère que je me suis choisi.Chérissez-moi&|160;! L’amour d’une sœur n’a ni mauvais lendemain,ni moments difficiles. Vous n’aurez pas besoin de mentir à cetteâme indulgente qui vivra de votre belle vie, qui ne manquera jamaisà s’affliger de vos douleurs, qui s’égaiera de vos joies, aimerales femmes qui vous rendront heureux et s’indignera des trahisons.Moi je n’ai pas eu de frère à aimer ainsi. Soyez assez grand pourvous dépouiller de tout amour-propre, pour résoudre notreattachement jusqu’ici si douteux et plein d’orages par cette douceet sainte affection. Je puis encore vivre ainsi. Je commencerai lapremière en serrant la main de lady Dudley.

Elle ne pleurait pas, elle&|160;! en prononçant ces parolespleines d’une science amère, et par lesquelles, en arrachant ledernier voile qui me cachait son âme et ses douleurs, elle memontrait par combien de liens elle s’était attachée à moi, combiende fortes chaînes j’avais hachées. Nous étions dans un tel délire,que nous ne nous apercevions point de la pluie qui tombait àtorrents.

— Madame la comtesse ne veut-elle pas entrer un momentici&|160;? dit le cocher en désignant la principale auberge deBallan.

Elle fit un signe de consentement, et nous restâmes unedemi-heure environ sous la voûte d’entrée au grand étonnement desgens de l’hôtellerie qui se demandèrent pourquoi madame de Mortsaufétait à onze heures par les chemins. Allait-elle à Tours&|160;? Enrevenait-elle&|160;? Quand l’orage eut cessé, que la pluie futconvertie en ce qu’on nomme à Tours une ’’ brouée’’ , quin’empêchait pas la lune d’éclairer les brouillards supérieursrapidement emportés par le vent du haut, le cocher sortit etretourna sur ses pas, à ma grande joie.

— Suivez mon ordre, lui cria doucement la comtesse.

Nous prîmes donc le chemin des landes de Charlemagne où la pluierecommença. A moitié des landes, j’entendis les aboiements du chienfavori d’Arabelle&|160;; un cheval s’élança tout à coup de dessousune truisse de chêne, franchit d’un bond le chemin, sauta le fossécreusé par les propriétaires pour distinguer leurs terrainsrespectifs dans ces friches que l’on croyait susceptibles deculture, et lady Dudley s’alla placer dans la lande pour voirpasser la calèche.

— Quel plaisir d’attendre ainsi son amant, quand on le peut sanscrime&|160;! dit Henriette.

Les aboiements du chien avaient appris à lady Dudley que j’étaisdans la voiture, elle crut sans doute que je venais ainsi lachercher à cause du mauvais temps&|160;; quand nous arrivâmes àl’endroit où se tenait la marquise, elle vola sur le bord du cheminavec cette dextérité de cavalier qui lui est particulière, et dontHenriette s’émerveilla comme d’un prodige. Par mignonnerie,Arabelle ne disait que la dernière syllabe de mon nom, prononcée àl’anglaise, espèce d’appel qui sur ses lèvres avait un charme digned’une fée. Elle savait ne devoir être entendue que de moi encriant&|160;: ’’ My Dee’’ .

— C’est lui, madame, répondit la comtesse en contemplant sous unclair rayon de la lune la fantastique créature dont le visageimpatient était bizarrement accompagné de ses longues bouclesdéfrisées.

Vous savez avec quelle rapidité deux femmes s’examinent.L’Anglaise reconnut sa rivale et fut glorieusement Anglaise&|160;;elle nous enveloppa d’un regard plein de son mépris anglais etdisparut dans la bruyère avec la rapidité d’une flèche.

— Vite à Clochegourde&|160;! cria la comtesse pour qui cet âprecoup-d’œil fut comme un coup de hache au cœur.

Le cocher retourna pour prendre le chemin de Chinon qui étaitmeilleur que celui de Saché. Quand la calèche longea de nouveau leslandes, nous entendîmes le galop furieux du cheval d’Arabelle etles pas de son chien. Tous trois, ils rasaient les bois de l’autrecôté de la bruyère.

— Elle s’en va, vous la perdez à jamais, me dit Henriette.

— Eh&|160;! bien, lui répondis-je, qu’elle s’en aille&|160;!Elle n’aura pas un regret.

— Oh&|160;! les pauvres femmes, s’écria la comtesse en exprimantune compatissante horreur. Mais où va-t-elle&|160;?

— A la Grenadière, une petite maison près de Saint-Cyr,dis-je.

— Elle s’en va seule, reprit Henriette d’un ton qui me prouvaque les femmes se croient solidaires en amour et ne s’abandonnentjamais.

&|160;

Au moment où nous entrions dans l’avenue de Clochegourde, lechien d’Arabelle jappa d’une façon joyeuse en accourant au-devantde la calèche.

— Elle nous a devancés, s’écria la comtesse. Puis elle reprit,après une pause&|160;: Je n’ai jamais vu de plus belle femme.Quelle main et quelle taille&|160;! Son teint efface le lys, et sesyeux ont l’éclat du diamant&|160;! Mais elle monte trop bien àcheval, elle doit aimer à déployer sa force, je la crois active etviolente&|160;; puis elle me semble se mettre un peu trop hardimentau-dessus des conventions&|160;: la femme qui ne reconnaît pas delois est bien près de n’écouter que ses caprices. Ceux qui aimenttant à briller, à se mouvoir, n’ont pas reçu le don de constance.Selon mes idées, l’amour veut plus de tranquillité&|160;: je me lesuis figuré comme un lac immense où la sonde ne trouve point defond, où les tempêtes peuvent être violentes, mais rares etcontenues en des bornes infranchissables où deux êtres vivent dansune île fleurie, loin du monde dont le luxe et l’éclat lesoffenseraient. Mais l’amour doit prendre l’empreinte descaractères, j’ai tort peut-être. Si les principes de la nature seplient aux formes voulues par les climats, pourquoi n’en serait-ilpas ainsi des sentiments chez les individus&|160;? Sans doute lessentiments, qui tiennent à la loi générale par la masse, necontrastent que dans l’expression seulement. Chaque âme a samanière. La marquise est la femme forte qui franchit les distanceset agit avec la puissance de l’homme&|160;; qui délivrerait sonamant de captivité, tuerait geôlier, gardes et bourreaux&|160;;tandis que certaines créatures ne savent qu’aimer de toute leurâme&|160;; dans le danger, elles s’agenouillent, prient et meurent.Quelle est de ces deux femmes celle qui vous plaît le plus, voilàtoute la question. Mais oui, la marquise vous aime, elle vous afait tant de sacrifices&|160;! Peut-être est-ce elle qui vousaimera toujours quand vous ne l’aimerez plus&|160;!

— Permettez. moi, cher ange, de répéter de que vous m’avez ditun jour&|160;: comment savez-vous ces choses&|160;?

— Chaque douleur a son enseignement, et j’ai souffert sur tantde points, que mon savoir est vaste.

Mon domestique avait entendu donner l’ordre, il crut que nousreviendrions par les terrasses, et tenait mon cheval tout prêt dansl’avenue&|160;: le chien d’Arabelle avait senti le cheval&|160;; etsa maîtresse, conduite par une curiosité bien légitime, l’avaitsuivi à travers les bois où sans doute elle était cachée.

— Allez faire votre paix, me dit Henriette en souriant et sanstrahir de mélancolie. Dites-lui combien elle s’est trompée sur mesintentions&|160;; je voulais lui révéler tout le prix du trésor quilui est échu&|160;; mon cœur n’enferme que de bons sentiments pourelle et n’a surtout ni colère ni mépris&|160;; expliquez-lui que jesuis sa sœur et non pas sa rivale.

— Je n’irai point&|160;! m’écriai-je.

— N’avez-vous jamais éprouvé, dit-elle avec l’étincelante fiertédes martyrs, que certains ménagements arrivent jusqu’àl’insulte&|160;? Allez, allez.

Je courus alors vers lady Dudley pour savoir en quellesdispositions elle était. — Si elle pouvait se fâcher et mequitter&|160;! pensai-je, je reviendrais à Clochegourde. Le chienme conduisit sous un chêne, d’où la marquise s’élança en mecriant&|160;: — ’’ Away&|160;! away’’&|160;! Tout ce que je pusfaire fut de la suivre jusqu’à Saint-Cyr, où nous arrivâmes àminuit.

— Cette dame est en parfaite santé, me dit Arabelle quand elledescendit de cheval.

Ceux qui l’ont con nue peuvent seuls imaginer tous les sarcasmesque contenait cette observation sèchement jetée d’un air quivoulait dire&|160;: — Moi je serais morte&|160;!

— Je te défends de hasarder une seule de tes plaisanteries àtriple dard sur madame de Mortsauf, lui répondis-je.

— Serait-ce déplaire à Votre Grâce que de remarquer la parfaitesanté dont jouit un être cher à votre précieux cœur&|160;? Lesfemmes françaises haïssent, dit-on, jusqu’au chien de leursamants&|160;; en Angleterre, nous aimons tout ce que nos souverainsseigneurs aiment, nous haïssons tout ce qu’ils haïssent, parce quenous vivons dans la peau de nos seigneurs. Permettez-moi doncd’aimer cette dame autant que vous l’aimez vous-même. Seulement,cher enfant, dit-elle en m’enlaçant de ses bras humides de pluie,si tu me trahissais, je ne serais ni debout ni couchée, ni dans unecalèche flanquée de laquais, ni à me promener dans les landes deCharlemagne, ni dans aucune des landes d’aucun pays d’aucun monde,ni dans mon lit, ni sous le toit de mes pères&|160;! Je ne seraisplus, moi. Je suis née dans le Lancashire, pays où les femmesmeurent d’amour. Te connaître et te céder&|160;! Je ne te céderaisà aucune puissance, pas même à la mort, car je m’en irais avectoi.

Elle m’emmena dans sa chambre, où déjà le comfort avait étaléses jouissances.

— Aime-la, ma chère, lui dis-je avec chaleur, elle t’aime, elle,non pas d’une façon railleuse, mais sincèrement.

— Sincèrement, petit&|160;? dit-elle en délaçant sonamazone.

Par vanité d’amant, je voulus révéler la sublimité du caractèred’Henriette à cette orgueilleuse créature. Pendant que la femme dechambre, qui ne savait pas un mot de français, lui arrangeait lescheveux, j’essayai de peindre madame de Mortsauf en en esquissantla vie, et je répétai les grandes pensées que lui avait suggéréesla crise où toutes les femmes deviennent petites et mauvaises.Quoique Arabelle parût ne pas me prêter la moindre attention, ellene perdit aucune de mes paroles.

— Je suis enchantée, dit-elle quand nous fûmes seuls, deconnaître ton goût pour ces sortes de conversationschrétiennes&|160;; il existe dans une de mes terres un vicaire quis’entend comme personne à composer des sermons, nos paysans lescomprennent, tant cette prose est bien appropriée à l’auditeur.J’écrirai demain à mon père de m’envoyer ce bonhomme par lepaquebot, et tu le trouveras à Paris&|160;; quand tu l’auras unefois écouté, tu ne voudras plus écouter que lui, d’autant plusqu’il jouit aussi d’une parfaite santé&|160;; sa morale ne tecausera point de ces secousses qui font pleurer, elle coule sanstempêtes, comme une source claire, et procure un délicieux sommeil.Tous les soirs, si cela te plaît, tu satisferas ta passion pour lessermons en digérant ton dîner. La morale anglaise, cher enfant, estaussi supérieure à celle de Touraine que notre coutellerie, notreargenterie et nos chevaux le sont à vos couteaux et à vos bêtes.Fais-moi la grâce d’entendre mon vicaire, promets-le-moi&|160;? Jene suis que femme, mon amour, je sais aimer, je puis mourir pourtoi si tu le veux&|160;; mais je n’ai point étudié à Eton, ni àOxford, ni à Edimbourg&|160;; je ne suis ni docteur, nirévérend&|160;; je ne saurais donc te préparer de la morale, j’ysuis tout à fait impropre, je serais de la dernière maladresse sij’essayais. Je ne te reproche pas tes goûts, tu en aurais de plusdépravés que celui-ci, je tâcherais de m’y conformer&|160;; car jeveux te faire trouver près de moi tout ce que tu aimes, plaisirsd’amour, plaisirs de table, plaisirs d’église, bon claret et vertuschrétiennes. Veux-tu que je mette un cilice ce soir&|160;? Elle estbien heureuse, cette femme, de te servir de la morale&|160;! Dansquelle université les femmes françaises prennent-elles leursgrades&|160;? Pauvre moi&|160;! je ne puis que me donner, je nesuis que ton esclave…

— Alors, pourquoi t’es-tu donc enfuie quand je voulais vous voirensemble&|160;?

— Es-tu fou, ’’ my dee’’&|160;? J’irais de Paris à Rome déguiséeen laquais, je ferais pour toi les choses les plusdéraisonnables&|160;; mais comment puis-je parler sur les chemins àune femme qui ne m’a pas été présentée et qui allait commencer unsermon en trois points&|160;? Je parlerai à des paysans, jedemanderai à un ouvrier de partager son pain avec moi, si j’aifaim, je lui donnerai quelques guinées, et tout seraconvenable&|160;; mais arrêter une calèche, comme font lesgentilshommes de grande route en Angleterre, ceci n’est pas dansmon code, à moi. Tu ne sais donc qu’aimer, pauvre enfant, tu nesais donc pas vivre&|160;? D’ailleurs, je ne te ressemble pasencore complétement, mon ange&|160;! Je n’aime pas la morale. Maispour te plaire, je suis capable des plus grands efforts. Allons,tais-toi, je m’y mettrai&|160;! Je tâcherai de devenir prêcheuse.Auprès de moi, Jérémie ne sera bientôt qu’un bouffon. Je ne mepermettrai plus de caresses sans les larder de versets de laBible.

Elle usa de son pouvoir, elle en abusa dès qu’elle vit dans monregard cette ardente expression qui s’y peignait aussitôt quecommençaient ses sorcelleries. Elle triompha de tout, et je miscomplaisamment au-dessus des finasseries catholiques, la grandeurde la femme qui se perd, qui renonce à l’avenir et fait toute savertu de l’amour.

— Elle s’aime donc mieux qu’elle ne t’aime&|160;? me dit-elle.Elle te préfère donc quelque chose qui n’est pas toi&|160;? Commentattacher à ce qui est de nous d’autre importance que celle dontvous l’honorez&|160;? Aucune femme, quelque grande moralistequ’elle soit, ne peut être l’égale d’un homme. Marchez sur nous,tuez-nous, n’embarrassez jamais votre existence de nous. A nous demourir, à vous de vivre grands et fiers. De vous à nous lepoignard, de nous à vous l’amour et le pardon. Le soleils’inquiète-t-il des moucherons qui sont dans ses rayons et quivivent de lui&|160;? ils restent tant qu’ils peuvent, et quand ildisparaît ils meurent…

— Ou ils s’envolent, dis-je en l’interrompant.

— Ou ils s’envolent, reprit-elle avec une indifférence quiaurait piqué l’homme le plus déterminé à user du singulier pouvoirdont elle l’investissait. Crois-tu qu’il soit digne d’une femme defaire avaler à un homme des tartines beurrées de vertu pour luipersuader que la religion est incompatible avec l’amour&|160;?Suis-je donc une impie&|160;? On se donne, ou l’on se refuse&|160;;mais se refuser et moraliser, il y a double peine, ce qui estcontraire au droit de tous les pays. Ici tu n’auras qued’excellents ’’ sandwiches’’ apprêtés par la main de ta servanteArabelle, de qui toute la morale sera d’imaginer des caressesqu’aucun homme n’a encore ressenties et que les angesm’inspirent.

Je ne sais rien de plus dissolvant que la plaisanterie maniéepar une Anglaise, elle y met le sérieux éloquent, l’air de pompeuseconviction sous lequel les Anglais couvrent les hautes niaiseriesde leur vie à préjugés. La plaisanterie française est une dentelleavec laquelle les femmes savent embellir la joie qu’elles donnentet les querelles qu’elles inventent&|160;; c’est une parure morale,gracieuse comme leur toilette. Mais la plaisanterie anglaise est unacide qui corrode si bien les êtres sur lesquels il tombe qu’il entait des squelettes lavés et brossés. La langue d’une Anglaisespirituelle ressemble à celle d’un tigre qui emporte la chairjusqu’à l’os en voulant jouer. Arme toute puissante du démon quivient dire en ricanant&|160;: ’’ Ce n’est que cela’’&|160;? lamoquerie laisse un venin mortel dans les blessures qu’elle ouvre àplaisir. Pendant cette nuit, Arabelle voulut montrer son pouvoircomme un sultan qui, pour prouver son adresse, s’amuse à décollerdes innocents.

— Mon ange, me dit-elle quand elle m’eut plongé dans cedemi-sommeil où l’on oublie tout excepté le bonheur, je viens de mefaire de la morale aussi, moi&|160;! Je me suis demandé si jecommettais un crime en t’aimant, si je violais les lois divines, etj’ai trouvé que rien n’était plus religieux ni plus naturel.Pourquoi Dieu créerait-il des êtres plus beaux que les autres si cen’est pour nous indiquer que nous devons les adorer&|160;? Le crimeserait de ne pas t’aimer, n’es-tu pas un ange&|160;? Cette damet’insulte en te confondant avec les autres hommes, les règles de lamorale ne te sont pas applicables, Dieu t’a mis au-dessus de tout.N’est-ce pas se rapprocher de lui que de t’aimer&|160;? pourra-t-ilen vouloir à une pauvre femme d’avoir appétit des chosesdivines&|160;? Ton vaste et lumineux cœur ressemble tant au cielque je m’y trompe comme les moucherons qui viennent se brûler auxbougies d’une fête&|160;! les punira-t-on, ceux-ci, de leurerreur&|160;? d’ailleurs, est-ce une erreur, n’est-ce-pas une hauteadoration de la lumière&|160;? Ils périssent par trop de religion,si l’on appelle périr se jeter au cou de ce qu’on aime. J’ai lafaiblesse de t’aimer, tandis que cette femme a la force de resterdans sa chapelle catholique. Ne fronce pas le sourcil&|160;! tucrois que je lui en veux&|160;? Non, petit&|160;! J’adore sa moralequi lui a conseillé de te laisser libre et m’a permis ainsi de teconquérir, de te garder à jamais&|160;; car tu es à moi pourtoujours, n’est-ce pas&|160;?

— Oui.

— A jamais&|160;?

— Oui.

— Me fais-tu donc une grâce, sultan&|160;? Moi seule ai devinétout ce que tu valais&|160;! Elle sait cultiver les terres,dis-tu&|160;? Moi je laisse cette science aux fermiers, j’aimemieux cultiver ton cœur.

Je tâche de me rappeler ces enivrants bavardages afin de vousbien peindre cette femme, de vous justifier ce que je vous en aidit, et vous mettre ainsi dans tout le secret du dénoûment. Maiscomment vous décrire les accompagnements de ces jolies paroles quevous savez&|160;! C’était des folies comparables aux fantaisies lesplus exorbitantes de nos rêves&|160;; tantôt des créationssemblables à celles de mes bouquets&|160;: la grâce unie à laforce, la tendresse et ses molles lenteurs, opposées aux irruptionsvolcaniques de la fougue&|160;; tantôt les gradations les plussavantes de la musique appliquées au concert de nos voluptés&|160;;puis des jeux pareils à ceux des serpents entrelacés&|160;; enfin,les plus caressants discours ornés des plus riantes idées, tout ceque l’esprit peut ajouter de poésie aux plaisirs des sens. Ellevoulait anéantir sous les foudroiements de son amour impétueux lesimpressions laissées dans mon cœur par l’âme chaste et recueillied’Henriette. La marquise avait aussi bien vu la comtesse, quemadame de Mortsauf l’avait vue&|160;: elles s’étaient bien jugéestoutes deux. La grandeur de l’attaque faite par Arabelle merévélait l’étendue de sa peur et sa secrète admiration pour sarivale. Au matin, je la trouvai les yeux en pleurs et n’ayant pasdormi.

— Qu’as-tu&|160;? lui dis-je.

— J’ai peur que mon extrême amour ne me nuise, répondit-elle.J’ai tout donné. Plus adroite que je ne le suis, cette femmepossède quelque chose en elle que tu peux désirer. Si tu lapréfères, ne pense plus à moi&|160;: je ne t’ennuierai point de mesdouleurs, de mes remords, de mes souffrances&|160;; non, j’iraimourir loin de toi, comme une plante sans son vivifiant soleil.

Elle sut m’arracher des protestations d’amour qui la comblèrentde joie. Que dire en effet à une femme qui pleure au matin&|160;?Une dureté me semble alors infâme. Si nous ne lui avons pas résistéla veille, le lendemain, ne sommes-nous pas obligés à mentir, carle Code-Homme nous fait en galanterie un devoir du mensonge.

— Hé&|160;! bien, je suis généreuse, dit-elle en essuyant seslarmes, retourne auprès d’elle, je ne veux pas te devoir à la forcede mon amour, mais à ta propre volonté. Si tu reviens ici, jecroirai que tu m’aimes autant que je t’aime, ce qui m’a toujoursparu impossible.

Elle sut me persuader de retourner à Clochegourde. La faussetéde la situation dans laquelle j’allais entrer ne pouvait êtredevinée par un homme gorgé de bonheur. En refusant d’aller àClochegourde, je donnais gain de cause à lady Dudley sur Henriette.Arabelle m’emmenait alors à Paris. Mais y aller, n’était-ce pasinsulter madame de Mortsauf&|160;? dans ce cas, je devais revenirencore plus sûrement à Arabelle. Une femme a-t-elle jamais pardonnéde semblables crimes de lèse-amour&|160;? A moins d’être un angedescendu des cieux, et non l’esprit purifié qui s’y rend, une femmeaimante préférerait voir son amant souffrant une agonie à le voirheureux par une autre&|160;: plus elle aime, plus elle serablessée. Ainsi vue sous ses deux faces, ma situation, une foissorti de Clochegourde pour aller à la Grenadière, était aussimortelle à mes amours d’élection que profitable à mes amours dehasard. La marquise avait calculé tout avec une profondeur étudiée.Elle m’avoua plus tard que si madame de Mortsauf ne l’avait pasrencontrée dans les landes, elle avait médité de me compromettre enrôdant autour de Clochegourde.

Au moment où j’abordai la comtesse, que je vis pâle, abattuecomme une personne qui a souffert quelque dure insomnie, j’exerçaisoudain, non pas ce tact, mais le ’’ flairer’’ qui fait ressentiraux cœurs encore jeunes et généreux la portée de ces actionsindifférentes aux yeux de la masse, criminelles selon lajurisprudence des grandes âmes. Aussitôt, comme un enfant qui,descendu dans un abîme en jouant, en cueillant des fleurs, voitavec angoisse qu’il lui sera impossible de remonter, n’aperçoitplus le sol humain qu’à une distance infranchissable, se sent toutseul, à la nuit, et entend les hurlements sauvages, je compris quenous étions séparés par tout un monde. Il se fit dans nos deux âmesune grande clameur et comme un retentissement du lugubre ’’Consummatum est’’&|160;! qui se crie dans les églises levendredi-saint à l’heure où le Sauveur expira, horrible scène quiglace les jeunes âmes pour qui la religion est un premier amour.Toutes les illusions d’Henriette étaient mortes d’un seul coup, soncœur avait souffert une passion. Elle, si respectée par le plaisirqui ne l’avait jamais enlacée de ses engourdissants replis,devinait-elle aujourd’hui les voluptés de l’amour heureux, pour merefuser ses regards&|160;? car elle me retira la lumière qui depuissix ans brillait sur ma vie. Elle savait donc que la source desrayons épanchés de nos yeux était dans nos âmes, auxquelles ilsservaient de route pour pénétrer l’une chez l’autre ou pour seconfondre en une seule, se séparer, jouer comme deux femmes sansdéfiance qui se disent tout&|160;? Je sentis amèrement la fauted’apporter sous ce toit inconnu aux caresses un visage où les ailesdu plaisir avaient semé leur poussière diaprée. Si, la veille,j’avais laissé lady Dudley s’en aller seule&|160;; si j’étaisrevenu à Clochegourde, où peut-être Henriette m’avaitattendu&|160;; peut-être… enfin peut-être madame de Mortsauf ne seserait-elle pas si cruellement proposé d’être ma sœur. Elle mit àtoutes ses complaisances le faste d’une force exagérée, elleentrait violemment dans son rôle pour n’en point sortir. Pendant ledéjeuner, elle eut pour moi mille attentions, des attentionshumiliantes, elle me soignait comme un malade de qui elle avaitpitié.

— Vous vous êtes promené de bonne heure, me dit le comte&|160;;vous devez alors avoir un excellent appétit, vous dont l’estomacn’est pas détruit&|160;!

Cette phrase, qui n’attira pas sur les lèvres de la comtesse lesourire d’une sœur rusée, acheva de me prouver le ridicule de maposition. Il était impossible d’être à Clochegourde le jour, àSaint-Cyr la nuit. Arabelle avait compté sur ma délicatesse et surla grandeur de madame de Mortsauf. Pendant cette longue journée, jesentis combien il est difficile de devenir l’ami d’une femmelongtemps désirée. Cette transition, si simple quand les ans lapréparent, est une maladie au jeune âge. J’avais honte, jemaudissais le plaisir, j’aurais voulu que madame de Mortsauf medemandât mon sang. Je ne pouvais lui déchirer à belles dents sarivale, elle évitait d’en parler, et médire d’Arabelle était uneinfamie qui m’aurait fait mépriser Henriette magnifique et noblejusque dans les derniers replis de son cœur. Après cinq ans dedélicieuse intimité, nous ne savions de quoi parler&|160;; nosparoles ne répondaient point à nos pensées&|160;; nous nouscachions mutuellement de dévorantes douleurs, nous pour qui ladouleur avait toujours été un fidèle truchement. Henrietteaffectait un air heureux et pour elle et pour moi&|160;; mais elleétait triste. Quoiqu’elle se dît à tout propos ma sœur, et qu’ellefût femme, elle ne trouvait aucune idée pour entretenir laconversation, et nous demeurions la plupart du temps dans unsilence contraint. Elle accrut mon supplice intérieur, en feignantde se croire la seule victime de cette lady.

— Je souffre plus que vous, lui dis je en un moment où la sœurlaissa échapper une ironie toute féminine.

— Comment&|160;? répondit-elle avec ce ton de hauteur queprennent les femmes quand on veut primer leurs sensations.

— Mais j’ai tous les torts.

Il y eut un moment où la comtesse prit avec moi un air froid etindifférent qui me brisa&|160;; je résolus de partir. Le soir, surla terrasse, je fis mes adieux à la famille réunie. Tous mesuivirent au boulingrin où piaffait mon cheval dont ilss’écartèrent. Elle vint à moi quand j’en pris la bride.

— Allons seuls, à pied, dans l’avenue, me dit-elle.

Je lui donnai le bras, et nous sortîmes par les cours enmarchant à pas lents, comme si nous savourions nos mouvementsconfondus&|160;; nous atteignîmes ainsi un bouquet d’arbres quienveloppait un coin de l’enceinte extérieure.

— Adieu, mon ami, dit-elle en s’arrêtant, en jetant sa tête surmon cœur et ses bras à mon cou. Adieu, nous ne nous reverrons plus.Dieu m’a donné le triste pouvoir de regarder dans l’avenir. Ne vousrappelez-vous pas la terreur qui m’a saisie, un jour, quand vousêtes revenu si beau&|160;! si jeune&|160;! et que je vous ai vu metournant le dos comme aujourd’hui que vous quittez Clochegourdepour aller à la Grenadière. Hé&|160;! bien, encore une fois,pendant cette nuit j’ai pu jeter un coup d’œil sur nos destinées.Mon ami, nous nous parlons en ce moment pour la dernière fois. Apeine pourrai-je vous dire encore quelques mots, car ce ne seraplus moi tout entière qui vous parlerai. La mort a déjà frappéquelque chose en moi. Vous aurez alors enlevé leur mère à mesenfants, remplacez-la près d’eux&|160;! vous le pourrez&|160;!Jacques et Madeleine vous aiment comme si vous les aviez toujoursfait souffrir.

— Mourir&|160;! dis-je effrayé en la regardant et revoyant lefeu sec de ses yeux luisants dont on ne peut donner une idée à ceuxqui n’ont pas connu des êtres chers atteints de cette horriblemaladie, qu’en comparant ses yeux à des globes d’argent bruni.Mourir&|160;! Henriette, je t’ordonne de vivre. Tu m’as autrefoisdemandé des serments, eh&|160;! bien, aujourd’hui j’en exige un detoi&|160;: jure-moi de consulter Origet et de lui obéir entout…

— Voulez-vous donc vous opposer à la clémence de Dieu&|160;?dit-elle en m’interrompant par le cri du désespoir indigné d’êtreméconnu.

— Vous ne m’aimez donc pas assez pour m’obéir aveuglément entoute chose comme cette misérable lady…

— Oui, tout ce que tu voudras, dit-elle poussée par une jalousiequi lui fit en un moment franchir les distances qu’elle avaitrespectées jusqu’alors.

— Je reste ici, lui dis-je en la baisant sur les yeux.

Effrayée de ce consentement, elle s’échappa de mes bras, allas’appuyer contre un arbre&|160;; puis elle rentra chez elle enmarchant avec précipitation, sans tourner la tête&|160;; mais je lasuivis, elle pleurait et priait. Arrivé au boulingrin, je lui prisla main et la baisai respectueusement. Cette soumission inespéréela toucha.

— A toi quand même&|160;! lui dis-je, car je t’aime commet’aimait ta tante.

Elle tressaillit en me serrant alors violemment la main.

— Un regard, lui dis-je, encore un de nos anciens regards&|160;!La femme qui se donne tout entière, m’écriai-je en sentant mon âmeilluminée par le coup d’œil qu’elle me jeta, donne moins de vie etd’âme que je viens d’en recevoir. Henriette, tu es la plus aimée,la seule aimée.

— Je vivrai&|160;! me dit-elle, mais guérissez-vous aussi.

Ce regard avait effacé l’impression des sarcasmes d’Arabelle.J’étais donc le jouet des deux passions inconciliables que je vousai décrites et dont j’éprouvais alternativement l’influence.J’aimais un ange et un démon&|160;; deux femmes également belles,parées l’une de toutes les vertus que nous meurtrissons en haine denos imperfections, l’autre de tous les vices que nous déifions parégoïsme. En parcourant cette avenue, où je retournais de moments enmoments pour revoir madame de Mortsauf appuyée sur un arbre etentourée de ses enfants qui agitaient leurs mouchoirs, je surprisdans mon âme un mouvement d’orgueil de me savoir l’arbitre de deuxdestinées si belles, d’être la gloire à des titres si différents dedeux femmes si supérieures, et d’avoir inspiré de si grandespassions que de chaque côté la mort arriverait si je leur manquais.Cette fatuité passagère a été doublement punie, croyez-lebien&|160;! Je ne sais quel démon me disait d’attendre prèsd’Arabelle le moment où quelque désespoir, où la mort du comte melivrerait Henriette, car Henriette m’aimait toujours&|160;: sesduretés, ses larmes, ses remords, sa chrétienne résignation étaientd’éloquentes traces d’un sentiment qui ne pouvait pas pluss’effacer de son cœur que du mien. En allant au pas dans cettejolie avenue, et faisant ces réflexions, je n’avais plus vingt-cinqans, j’en avais cinquante. N’est-ce pas encore plus le jeune hommeque la femme qui passe en un moment de trente à soixante ans&|160;?Quoique j’aie chassé d’un souffle ces mauvaises pensées, ellesm’obsédèrent, je dois l’avouer&|160;! Peut-être leur principe setrouvait-il aux Tuileries, sous les lambris du cabinet royal. Quipouvait résister à l’esprit déflorateur de Louis XVIII, lui quidisait qu’on n’a de véritables passions que dans l’âge mûr, parceque la passion n’est belle et furieuse que quand il s’y mêle del’impuissance et qu’on se trouve alors à chaque plaisir comme unjoueur à son dernier enjeu. Quand je fus au bout de l’avenue, je meretournai et la franchis en un clin-d’œil en voyant qu’Henriette yétait encore, elle seule&|160;! Je vins lui dire un dernier adieu,mouillé de larmes expiatrices dont la cause lui fut cachée. Larmessincères, accordées sans le savoir à ces belles amours à jamaisperdues, à ces vierges émotions, à ces fleurs de la vie qui nerenaissent plus&|160;; car, plus tard, l’homme ne donne plus, ilreçoit&|160;; il s’aime lui-même dans sa maîtresse&|160;; tandisqu’au jeune âge il aime sa maîtresse en lui&|160;: plus tard nousinoculons nos goûts, nos vices peut-être à la femme qui nousaime&|160;; tandis qu’au début de la vie, celle que nous aimonsnous impose ses vertus, ses délicatesses&|160;; elle nous convie aubeau par un sourire, et nous apprend le dévouement par son exemple.Malheur à qui n’a pas eu son Henriette&|160;! Malheur à qui n’a pasconnu quelque lady Dudley&|160;! S’il se marie, celui-ci ne garderapas sa femme, celui-là sera peut-être abandonné par samaîtresse&|160;; mais heureux qui peut trouver les deux en uneseule&|160;; heureux, Natalie, l’homme que vous aimez&|160;!

De retour à Paris, Arabelle et moi nous devînmes plus intimesque par le passé. Bientôt nous abolîmes insensiblement l’un etl’autre les lois de convenance que je m’étais imposées, et dont lastricte observation fait souvent pardonner par le monde la faussetéde la position où s’était mise lady Dudley. Le monde, qui aime tantà pénétrer au delà des apparences, les légitime dés qu’il connaîtle secret qu’elles enveloppent. Les amants forcés de vivre aumilieu du grand monde auront toujours tort de renverser cesbarrières exigées par la jurisprudence des salons, tort de ne pasobéir scrupuleusement à toutes les conventions imposées par lesmœurs&|160;; il s’agit alors moins des autres que d’eux-mêmes. Lesdistances à franchir, le respect extérieur à conserver, lescomédies à jouer, le mystère à obscurcir, toute cette stratégie del’amour heureux occupe la vie, renouvelle le désir et protége notrecœur contre les relâchements de l’habitude. Mais essentiellementdissipatrices, les premières passions, de même que les jeunes gens,coupent leurs forêts à blanc au lieu de les aménager. Arabellen’adoptait pas ces idées bourgeoises, elle s’y était pliée pour meplaire&|160;; semblable au bourreau marquant d’avance sa proie afinde se l’approprier, elle voulait me compromettre à la face de toutParis pour faire de moi son ’’ sposo’’ . Aussi employa-t-elle sescoquetteries à me garder chez elle, car elle n’était pas contentede son élégant esclandre qui, faute de preuves, n’encourageait queles chuchotteries sous l’éventail. En la voyant si heureuse decommettre une imprudence qui dessinerait franchement sa position,comment n’aurais-je pas cru à son amour&|160;? Une fois plongé dansles douceurs d’un mariage illicite, le désespoir me saisit, car jevoyais ma vie arrêtée au rebours des idées reçues et desrecommandations d’Henriette. Je vécus alors avec l’espèce de ragequi saisit un poitrinaire quand, pressentant sa fin, il ne veut pasqu’on interroge le bruit de sa respiration. Il y avait un coin demon cœur où je ne pouvais me retirer sans souffrance&|160;; unesprit vengeur me jetait incessamment des idées sur lesquelles jen’osais m’appesantir. Mes lettres à Henriette peignaient cettemaladie morale, et lui causaient un mal infini.  » Au prix de tantde trésors perdus, elle me voulait au moins heureux&|160;!  » medit-elle dans la seule réponse que je reçus. Et je n’étais pasheureux&|160;! Chère Natalie, le bonheur est absolu, il ne souffrepas de comparaisons. Ma première ardeur passée, je comparainécessairement ces deux femmes l’une à l’autre, contraste que jen’avais pas encore pu étudier. En effet, toute grande passion pèsesi fortement sur notre caractère qu’elle en refoule d’abord lesaspérités et comble la trace des habitudes qui constituent nosdéfauts ou nos qualités&|160;; mais plus tard, chez deux amantsbien accoutumés l’un à l’autre, les traits de la physionomie moralereparaissent&|160;; tous deux se jugent alors mutuellement, etsouvent il se déclare, durant cette réaction du caractère sur lapassion, des antipathies qui préparent ces désunions dont s’armentles gens superficiels pour accuser le cœur humain d’instabilité.Cette période commence donc. Moins aveuglé par les séductions, etdétaillant pour ainsi dire mon plaisir, j’entrepris, sans levouloir peut-être, un examen qui nuisit à lady Dudley.

Je lui trouvai d’abord en moins l’esprit qui distingue laFrançaise entre toutes les femmes, et la rend la plus délicieuse àaimer, selon l’aveu des gens que les hasards de leur vie ont mis àmême d’éprouver les manières d’aimer de chaque pays. Quand uneFrançaise aime, elle se métamorphose&|160;; sa coquetterie sivantée, elle l’emploie à parer son amour&|160;; sa vanité sidangereuse, elle l’immole et met toutes ses prétentions à bienaimer. Elle épouse les intérêts, les haines, les amitiés de sonamant&|160;; elle acquiert en un jour les subtilités expérimentéesde l’homme d’affaires, elle étudie le code, elle comprend lemécanisme du crédit, et séduit la caisse d’un banquier&|160;;étourdie et prodigue, elle ne fera pas une seule faute et negaspillera pas un seul louis&|160;; elle devient à la fois mère,gouvernante, médecin, et donne à toutes ses transformations unegrâce de bonheur qui révèle dans les plus légers détails un amourinfini&|160;; elle réunit les qualités spéciales qui recommandentles femmes de chaque pays en donnant à ce mélange de l’unité parl’esprit, cette semence française qui anime, permet, justifie,varie tout et détruit la monotonie d’un sentiment appuyé sur lepremier temps d’un seul verbe. La femme française aime toujours,sans relâche ni fatigue, à tout moment, en public et seule&|160;;en public, elle trouve un accent qui ne résonne que dans uneoreille, elle parle par son silence même, et sait vous regarder lesyeux baissés&|160;; si l’occasion lui interdit la parole et leregard, elle emploiera le sable sur lequel s’imprime son pied poury écrire une pensée&|160;; seule, elle exprime sa passion mêmependant le sommeil&|160;; enfin elle plie le monde à son amour. Aucontraire, l’Anglaise plie son amour au monde. Habituée par sonéducation à conserver cette habitude glaciale, ce maintienbritannique si égoïste dont je vous ai parlé, elle ouvre et fermeson cœur avec la facilité d’une mécanique anglaise. Elle possède unmasque impénétrable qu’elle met et qu’elle ôteflegmatiquement&|160;; passionnée comme une Italienne quand aucunœil ne la voit, elle devient froidement digne aussitôt que le mondeintervient. L’homme le plus aimé doute alors de son empire envoyant la profonde immobilité du visage, le calme de la voix, laparfaite liberté de contenance qui distingue une Anglaise sortie deson boudoir. En ce moment, l’hypocrisie va jusqu’à l’indifférence,l’Anglaise a tout oublié. Certes la femme qui sait jeter son amourcomme un vêtement fait croire qu’elle peut en changer.

Quelles tempêtes soulèvent alors les vagues du cœur quand ellessont remuées par l’amour-propre blessé de voir une femme prenant,interrompant, reprenant l’amour comme une tapisserie à main&|160;!Ces femmes sont trop maîtresses d’elles-mêmes pour vous bienappartenir&|160;; elles accordent trop d’influence au monde pourque notre règne soit entier. Là où la Française console le patientpar un regard, trahit sa colère contre les visiteurs par quelquesjolies moqueries, le silence des Anglaises est absolu, agace l’âmeet taquine l’esprit. Ces femmes trônent si constamment en touteoccasion que, pour la plupart d’entre elles, l’omnipotence de la ’’fashion’’ doit s’étendre jusque sur leurs plaisirs. Qui exagère lapudeur doit exagérer l’amour, les Anglaises sont ainsi&|160;; ellesmettent tout dans la forme, sans que chez elles l’amour de la formeproduise le sentiment de l’art&|160;: quoi qu’elles puissent dire,le protestantisme et le catholicisme expliquent les différences quidonnent à l’âme des Françaises tant de supériorité sur l’amourraisonné, calculateur des Anglaises. Le protestantisme doute,examine et tue les croyances, il est donc la mort de l’art et del’amour. Là où le monde commande, les gens du monde doivent obéir,mais les gens passionnés le fuient aussitôt, il leur estinsupportable. Vous comprendrez alors combien fut choqué monamour-propre en découvrant que lady Dudley ne pouvait point sepasser du monde, et que la transition britannique lui étaitfamilière&|160;: ce n’était pas un sacrifice que le monde luiimposait&|160;; non, elle se manifestait naturellement sous deuxformes ennemies l’une de l’autre&|160;; quand elle aimait, elleaimait avec ivresse&|160;; aucune femme d’aucun pays ne lui étaitcomparable, elle valait tout un sérail&|160;; mais le rideau tombesur cette scène de féerie en bannissait jusqu’au souvenir. Elle nerépondait ni à un regard ni à un sourire&|160;; elle n’était nimaîtresse ni esclave, elle était comme une ambassadrice obligéed’arrondir ses phrases et ses coudes, elle impatientait par soncalme, elle outrageait le cœur par son décorum&|160;; elle ravalaitainsi l’amour jusqu’au besoin, au lieu de l’élever jusqu’à l’idéalpar l’enthousiasme. Elle n’exprimait ni crainte, ni regrets, nidésir&|160;; mais à l’heure dite sa tendresse se dressait comme desfeux subitement allumés, et semblait insulter à sa réserve. Alaquelle de ces deux femmes devais-je croire&|160;? Je sentis alorspar mille piqûres d’épingle les différences infinies qui séparaientHenriette d’Arabelle. Quand madame de Mortsauf me quittait pour unmoment, elle semblait laisser à l’air le soin de me parlerd’elle&|160;; les plis de sa robe, quand elle s’en allait,s’adressaient à mes yeux comme leur bruit onduleux arrivaitjoyeusement à mon oreille quand elle revenait&|160;; il y avait destendresses infinies dans la manière dont elle dépliait sespaupières en abaissant ses yeux vers la terre&|160;; sa voix, cettevoix musicale, était une caresse continuelle&|160;; ses discourstémoignaient d’une pensée constante, elle se ressemblait toujours àelle-même&|160;; elle ne scindait pas son âme en deux atmosphères,l’une ardente et l’autre glacée&|160;; enfin, madame de Mortsaufréservait son esprit et la fleur de sa pensée pour exprimer sessentiments, elle se faisait coquette par les idées avec ses enfantset avec moi. Mais l’esprit d’Arabelle ne lui servait pas à rendrela vie aimable, elle ne l’exerçait point à mon profit, iln’existait que par le monde et pour le monde, elle était purementmoqueuse&|160;; elle aimait à déchirer, à mordre, non pourm’amuser, mais pour satisfaire un goût. Madame de Mortsauf auraitdérobé son bonheur à tous les regards, lady Arabelle voulaitmontrer le sien à tout Paris, et, par une horrible grimace, ellerestait dans les convenances tout en paradant au Bois avec moi. Cemélange d’ostentation et de dignité, d’amour et de froideur,blessait constamment mon âme, à la fois vierge et passionnée&|160;;et, comme je ne savais point passer ainsi d’une température àl’autre, mon humeur s’en ressentait&|160;; j’étais palpitantd’amour quand elle reprenait sa pudeur de convention. Quand jem’avisai de me plaindre, non sans de grands ménagements, elletourna sa langue à triple dard contre moi, mêlant les gasconnadesde sa passion à ces plaisanteries anglaises que j’ai tâché de vouspeindre. Aussitôt qu’elle se trouvait en contradiction avec moi,elle se faisait un jeu de froisser mon cœur et d’humilier monesprit, elle me maniait comme une pâte. A des observations sur lemilieu que l’on doit garder en tout, elle répondait par lacaricature de mes idées, qu’elle portait à l’extrême. Quand je luireprochais son attitude, elle me demandait si je voulais qu’ellem’embrassât devant tout Paris, aux Italiens&|160;; elle s’yengageait si sérieusement, que, connaissant son envie de faireparler d’elle, je tremblais de lui voir exécuter sa promesse.Malgré sa passion réelle, je ne sentais jamais rien de recueilli,de saint, de profond comme chez Henriette&|160;: elle étaittoujours insatiable comme une terre sablonneuse. Madame de Mortsaufétait toujours rassurée et sentait mon âme dans une accentuation oudans un coup d’œil, tandis que la marquise n’était jamais accabléepar un regard, ni par un serrement de main, ni par une douceparole. Il y a plus&|160;! le bonheur de la veille n’était rien lelendemain&|160;; aucune preuve d’amour ne l’étonnait&|160;; elleéprouvait un si grand désir d’agitation, de bruit, d’éclat, querien n’atteignait sans doute à son beau idéal en ce genre, et de làses furieux efforts d’amour&|160;; dans sa fantaisie exagérée, ils’agissait d’elle et non de moi. Cette lettre de madame deMortsauf, lumière qui brillait encore sur ma vie, et qui prouvaitla manière dont la femme la plus vertueuse sait obéir au génie dela Française, en accusant une perpétuelle vigilance, une ententecontinuelle de toutes mes fortunes&|160;; cette lettre a dû vousfaire comprendre avec quel soin Henriette s’occupait de mesintérêts matériels, de mes relations politiques, de mes conquêtesmorales, avec quelle ardeur elle embrassait ma vie par les endroitspermis. Sur tous ces points, lady Dudley affectait la réserve d’unepersonne de simple connaissance. Jamais elle ne s’informa ni de mesaffaires, ni de ma fortune, ni de mes travaux, ni des difficultésde ma vie, ni de mes haines, ni de mes amitiés d’homme. Prodiguepour elle-même sans être généreuse, elle séparait vraiment un peutrop les intérêts et l’amour&|160;; tandis que, sans l’avoiréprouvé, je savais qu’afin de m’éviter un chagrin, Henriette auraittrouvé pour moi ce qu’elle n’aurait pas cherché pour elle. Dans unde ces malheurs qui peuvent attaquer les hommes les plus élevés etles plus riches, l’histoire en atteste assez&|160;! j’auraisconsulté Henriette, mais je me serais laissé traîner en prison sansdire un mot à lady Dudley.

Jusqu’ici le contraste repose sur les sentiments, mais il enétait de même pour les choses. Le luxe est en France l’expressionde l’homme, la reproduction de ses idées, de sa poésiespéciale&|160;; il peint le caractère, et donne entre amants duprix aux moindres soins en faisant rayonner autour de nous lapensée dominante de l’être aimé&|160;; mais ce luxe anglais dontles recherches m’avaient séduit par leur finesse était mécaniqueaussi&|160;! lady Dudley n’y mettait rien d’elle, il venait desgens, il était acheté. Les mille attentions caressantes deClochegourde étaient, aux yeux d’Arabelle, l’affaire desdomestiques&|160;; à chacun d’eux son devoir et sa spécialité.Choisir les meilleurs laquais était l’affaire de son majordome,comme s’il se fût agi de chevaux. Elle ne s’attachait point à sesgens, la mort du plus précieux d’entre eux ne l’aurait pointaffectée&|160;: on l’eût à prix d’argent remplacé par quelque autreégalement habile. Quant au prochain, jamais je ne surpris dans sesyeux une larme pour les malheurs d’autrui, elle avait même unenaïveté d’égoïsme de laquelle il fallait absolument rire. Lesdraperies rouges de la grande dame couvraient cette nature debronze. La délicieuse Almée qui se roulait le soir sur ses tapis,qui faisait sonner tous les grelots de son amoureuse folie,réconciliait promptement un homme jeune avec l’Anglaise insensibleet dure&|160;; aussi ne découvris-je que pas à pas le tuf surlequel je perdais mes semailles, et qui ne devait point donner demoissons. Madame de Mortsauf avait pénétré tout d’un coup cettenature dans sa rapide rencontre&|160;; je me souvins de ses parolesprophétiques&|160;: Henriette avait eu raison en tout, l’amourd’Arabelle me devenait insupportable. J’ai remarqué depuis que laplupart des femmes qui montent bien à cheval ont peu de tendresse.Comme aux amazones, il leur manque une mamelle, et leurs cœurs sontendurcis en un certain endroit, je ne sais lequel.

Au moment où je commençais à sentir la pesanteur de ce joug, oùla fatigue me gagnait le corps et l’âme, où je comprenais bien toutce que le sentiment vrai donne de sainteté à l’amour, où j’étaisaccablé par les souvenirs de Clochegourde en respirant, malgré ladistance, le parfum de toutes ses roses, la chaleur de sa terrasse,en entendant le chant de ses rossignols, en ce moment affreux oùj’apercevais le lit pierreux du torrent sous ses eaux diminuées, jereçus un coup qui retentit encore dans ma vie, car à chaque heureil trouve un écho. Je travaillais dans le cabinet du roi qui devaitsortir à quatre heures, le duc de Lenoncourt était deservice&|160;; en le voyant entrer le roi lui demanda des nouvellesde la comtesse&|160;; je levai brusquement la tête d’une façon tropsignificative&|160;; le roi, choqué de ce mouvement, me jeta leregard qui précédait ces mots durs qu’il savait si bien dire.

— Sire, ma pauvre fille se meurt, répondit le duc.

— Le roi daignera-t-il m’accorder un congé&|160;? dis-je leslarmes aux yeux en bravant une colère près d’éclater.

— Courez, mylord, me répondit-il en souriant de mettre uneépigramme dans chaque mot et me faisant grâce de sa réprimande enfaveur de son esprit.

Plus courtisan que père, le duc ne demanda point de congé etmonta dans la voiture du roi pour l’accompagner. Je partis sansdire adieu à lady Dudley, qui par bonheur était sortie et àlaquelle j’écrivis que j’allais en mission pour le service du roi.A la Croix de Berny, je rencontrai Sa Majesté qui revenait deVerrières. En acceptant un bouquet de fleurs qu’il laissa tomber àses pieds, le roi me jeta un regard plein de ces royales ironiesaccablantes de profondeur, et qui semblait me dire&|160;: —  » Si tuveux être quelque chose en politique, reviens&|160;! Ne t’amuse pasà parlementer avec les morts&|160;!  » Le duc me fit avec la main unsigne de mélancolie. Les deux pompeuses calèches à huit chevaux,les colonels dorés, l’escorte et ses tourbillons de poussièrepassèrent rapidement aux cris de Vive le roi&|160;! Il me semblaque la cour avait foulé le corps de madame de Mortsauf avecl’insensibilité que la nature témoigne pour nos catastrophes.Quoique ce fût un excellent homme, le duc allait sans doute fairele whist de Monsieur, après le coucher du roi. Quant à la duchesse,elle avait depuis long-temps porté le premier coup à sa fille enlui parlant elle seule, de lady Dudley.

Mon rapide voyage fut comme un rêve, mais un rêve de joueurruiné&|160;; j’étais au désespoir de ne peint avoir reçu denouvelles. Le confesseur avait-il poussé la rigidité jusqu’àm’interdire l’accès de Clochegourde&|160;? J’accusais Madeleine,Jacques, l’abbé Dominis, tout, jusqu’à monsieur de Mortsauf. Audelà de Tours, en débouchant par les ponts Saint-Sauveur, pourdescendre dans le chemin bordé de peupliers qui mène à Poncher, etque j’avais tant admiré quand je courais à la recherche de moninconnue, je rencontrai monsieur Origet&|160;; il devina que je merendais à Clochegourde, je devinai qu’il en revenait&|160;; nousarrêtâmes chacun notre voiture et nous en descendîmes, moi pourdemander des nouvelles et lui pour m’en donner.

— Hé&|160;! bien, comment va madame de Mortsauf&|160;? luidis-je.

— Je doute que vous la trouviez vivante, me répondit-il. Ellemeurt d’une affreuse mort, elle meurt d’inanition. Quand elle mefit appeler au mois de juin dernier, aucune puissance médicale nepouvait plus combattre la maladie&|160;; elle avait les affreuxsymptômes que monsieur de Mortsauf vous aura sans doute décrits,puisqu’il croyait les éprouver. Madame la comtesse n’était pasalors sous l’influence passagère d’une perturbation due à une lutteintérieure que la médecine dirige et qui devient la cause d’un étatmeilleur, ou sous le coup d’une crise commencée et dont le désordrese répare&|160;; non, la maladie était arrivée au point où l’artest inutile&|160;: c’est l’incurable résultat d’un chagrin, commeune blessure mortelle est la conséquence d’un coup de poignard.Cette affection est produite par l’inertie d’un organe dont le jeuest aussi nécessaire à la vie que celui du cœur. Le chagrin a faitl’office du poignard. Ne vous y trompez pas&|160;! madame deMortsauf meurt de quelque peine inconnue.

— Inconnue&|160;! dis-je. Ses enfants n’ont point étémalades&|160;?

— Non, me dit-il en me regardant d’un air significatif, etdepuis qu’elle est sérieusement atteinte, monsieur de Mortsauf nel’a plus tourmentée. Je ne suis plus utile, monsieur Deslandesd’Azay suffit, il n’existe aucun remède, et les souffrances sonthorribles. Riche, jeune, belle, et mourir maigrie, vieillie par lafaim, car elle mourra de faim&|160;! Depuis quarante jours,l’estomac étant comme fermé rejette tout aliment, sous quelqueforme qu’on le présente.

Monsieur Origet me pressa la main que je lui tendis, il mel’avait presque demandée par un geste de respect.

— Du courage, monsieur, dit-il en levant les yeux au ciel.

Sa phrase exprimait de la compassion pour des peines qu’ilcroyait également partagées&|160;; il ne soupçonnait pas le dardenvenimé de ses paroles qui m’atteignirent comme une flèche aucœur. Je montai brusquement en voiture en promettant une bonnerécompense au postillon si j’arrivais à temps.

Malgré mon impatience, je crus avoir fait le chemin en quelquesminutes, tant j’étais absorbé par les réflexions amères qui sepressaient dans mon âme. Elle meurt de chagrin, et ses enfants vontbien&|160;! elle mourait donc par moi&|160;! Ma consciencemenaçante prononça un de ces réquisitoires qui retentissent danstoute la vie et quelquefois au delà. Quelle faiblesse et quelleimpuissance dans la justice humaine&|160;! elle ne venge que lesactes patents. Pourquoi la mort et la honte au meurtrier qui tued’un coup, qui vous surprend généreusement dans le sommeil et vousendort pour toujours, ou qui frappe à l’improviste, en vous évitantl’agonie&|160;? Pourquoi la vie heureuse, pourquoi l’estime aumeurtrier qui verse goutte à goutte le fiel dans l’âme et mine lecorps pour le détruire&|160;? Combien de meurtriers impunis&|160;!Quelle complaisance pour le vice élégant&|160;! quel acquittementpour l’homicide causé par les persécutions morales&|160;! Je nesais quelle main vengeresse leva tout à coup le rideau peint quicouvre la société. Je vis plusieurs de ces victimes qui vous sontaussi connues qu’à moi&|160;: madame de Beauséant partie mouranteen Normandie quelques jours avant mon départ&|160;! La duchesse deLangeais compromise&|160;! Lady Brandon arrivée en Touraine pour ymourir dans cette humble maison où lady Dudley était restée deuxsemaines, et tuée, par quel horrible dénoûment&|160;? vous lesavez&|160;! Notre époque est fertile en événements de ce genre.Qui n’a connu cette pauvre jeune femme qui s’est empoisonnée,vaincue par la jalousie qui tuait peut-être madame deMortsauf&|160;? Qui n’a frémi du destin de cette délicieuse jeunefille qui, semblable à une fleur piquée par un taon, a dépéri endeux ans de mariage, victime de sa pudique ignorance, victime d’unmisérable auquel Ronquerolles, Montriveau, de Marsay donnent lamain parce qu’il sert leurs projets politiques&|160;? Qui n’apalpité au récit des derniers moments de cette femme qu’aucuneprière n’a pu fléchir et qui n’a jamais voulu revoir son mari aprèsen avoir si noblement payé les dettes&|160;? Madame d’Aiglemontn’a-t-elle pas vu la tombe de bien près, et sans les soins de monfrère vivrait-elle&|160;? Le monde et la science sont complices deces crimes pour lesquels il n’est point de Cour d’Assises. Ilsemble que personne ne meure de chagrin, ni de désespoir, nid’amour, ni de misères cachées, ni d’espérances cultivées sansfruit, incessamment replantées et déracinées. La nomenclaturenouvelle a des mots ingénieux pour tout expliquer&|160;: lagastrite, la péricardite, les mille maladies de femme dont les nomsse disent à l’oreille, servent de passe-port aux cercueils escortésde larmes hypocrites que la main du notaire a bientôt essuyées. Ya-t-il au fond de ce malheur quelque loi que nous ne connaissonspas&|160;? Le centenaire doit-il impitoyablement joncher le terrainde morts, et le dessécher autour de lui pour s’élever, de même quele millionnaire s’assimile les efforts d’une multitude de petitesindustries&|160;? Y a-t-il une forte vie venimeuse qui se repaîtdes créatures douces et tendres&|160;? Mon Dieu&|160;!appartenais-je donc à la race des tigres&|160;? Le remords meserrait le cœur de ses doigts brûlants, et j’avais les jouessillonnées de larmes quand j’entrai dans l’avenue de Clochegourdepar une humide matinée d’octobre qui détachait les feuilles mortesdes peupliers dont la plantation avait été dirigée par Henriette,dans cette avenue où naguère elle agitait son mouchoir comme pourme rappeler&|160;! Vivait-elle&|160;? Pourrais-je sentir ses deuxblanches mains sur ma tête prosternée&|160;? En un moment je payaitous les plaisirs donnés par Arabelle et les trouvai chèrementvendus&|160;! je me jurai de ne jamais la revoir, et je pris enhaine l’Angleterre. Quoique lady Dudley soit une variété del’espèce, j’enveloppai toutes les Anglaises dans les crêpes de monarrêt.

En entrant à Clochegourde, je reçus un nouveau coup. Je trouvaiJacques, Madeleine et l’abbé de Dominis agenouillés tous trois aupied d’une croix de bois plantée au coin d’une pièce de terre quiavait été comprise dans l’enceinte, lors de la construction de lagrille, et que ni le comte, ni la comtesse n’avaient vouluabattre.

Je sautai hors de ma voiture et j’allai vers eux le visage pleinde larmes, et le cœur brisé par le spectacle de ces deux enfants etde ce grave personnage implorant Dieu. Le vieux piqueur y étaitaussi, à quelques pas, la tête nue.

— Eh&|160;! bien, monsieur&|160;? dis-je à l’abbé de Dominis enbaisant au front Jacques et Madeleine qui me jetèrent un regardfroid, sans cesser leur prière. L’abbé se leva, je lui pris le braspour m’y appuyer en lui disant&|160;: — Vit-elle encore&|160;? Ilinclina la tête par un mouvement triste et doux. — Parlez, je vousen supplie, au nom de la Passion de Notre Seigneur&|160;! Pourquoipriez-vous au pied de cette croix&|160;? pourquoi êtes-vous ici etnon près d’elle&|160;? pourquoi ses enfants sont-ils dehors par unesi froide matinée&|160;? dites-moi tout, afin que je ne cause pasquelque malheur par ignorance.

— Depuis plusieurs jours, madame la comtesse ne veut voir sesenfants qu’à des heures déterminées. — Monsieur, reprit-il aprèsune pause, peut-être devriez-vous attendre quelques heures avant derevoir madame de Mortsauf, elle est bien changée&|160;! mais il estutile de la préparer à cette entrevue, vous pourriez lui causerquelque surcroît de souffrance… Quant à la mort, ce serait unbienfait.

Je serrai la main de cet homme divin dont le regard et la voixcaressaient les blessures d’autrui sans les aviver.

— Nous prions tous ici pour elle, reprit-il&|160;; car elle, sisainte, si résignée, si faite à mourir, depuis quelques jours ellea pour la mort une horreur secrète, elle jette sur ceux qui sontpleins de vie des regards où, pour la première fois, se peignentdes sentiments sombres et envieux. Ses vertiges sont excités, jecrois, moins par l’effroi de la mort que par une ivresseintérieure, par les fleurs fanées de sa jeunesse qui fermentent ense flétrissant. Oui, le mauvais ange dispute cette belle âme auciel. Madame subit sa lutte au mont des Oliviers, elle accompagnede ses larmes la chute des roses blanches qui couronnaient sa têtede Jephté mariée, et tombées une à une. Attendez, ne vous montrezpas encore, vous lui apporteriez les clartés de la cour, elleretrouverait sur votre visage un reflet des fêtes mondaines et vousrendriez de la force à ses plaintes. Ayez pitié d’une faiblesse queDieu lui-même a pardonnée à son Fils devenu homme. Quels méritesaurions-nous d’ailleurs à vaincre sans adversaire&|160;? Permettezque son confesseur ou moi, deux vieillards dont les ruinesn’offensent point sa vue, nous la préparions à une entrevueinespérée, à des émotions auxquelles l’abbé Birotteau avait exigéqu’elle renonçât. Mais il est dans les choses de ce monde uneinvisible trame de causes célestes qu’un œil religieux aperçoit, etsi vous êtes venu ici, peut-être y êtes-vous amené par une de cescélestes étoiles qui brillent dans le monde moral, et quiconduisent vers le tombeau comme vers la crèche…

Il me dit alors, en employant cette onctueuse éloquence quitombe sur le cœur comme une rosée, que depuis six mois la comtesseavait chaque jour souffert davantage, malgré les soins de monsieurOriget. Le docteur était venu pendant deux mois, tous les soirs, àClochegourde, voulant arracher cette proie à la mort, car lacomtesse avait dit&|160;: —  » Sauvez-moi&|160;! « —  » Mais, pourguérir le corps, il aurait fallu que le cœur fût guéri&|160;! « s’était un jour écrié le vieux médecin.

— Selon les progrès du mal, les paroles de cette femme si doucesont devenues amères, me dit l’abbé de Dominis. Elle crie à laterre de la garder, au lieu de crier à Dieu de la prendre&|160;;puis, elle se repent de murmurer contre les décrets d’en haut. Cesalternatives lui déchirent le cœur, et rendent horrible la lutte ducorps et de l’âme. Souvent le corps triomphe&|160;! —  » Vous mecoûtez bien cher&|160;!  » a-t-elle dit un jour à Madeleine et àJacques en les repoussant de son lit. Mais en ce moment, rappelée àDieu par ma vue, elle a dit à mademoiselle Madeleine ces angéliquesparoles&|160;:  » Le bonheur des autres devient la joie de ceux quine peuvent plus être heureux.  » Et son accent fut si déchirant quej’ai senti mes paupières se mouiller. Elle tombe, il estvrai&|160;; mais, à chaque faux pas, elle se relève plus haut versle ciel.

Frappé des messages successifs que le hasard m’envoyait, et qui,dans ce grand concert d’infortunes, préparaient par de douloureusesmodulations le thème funèbre, le grand cri de l’amour expirant, jem’écriai&|160;: — Vous le croyez, ce beau lys coupé refleurira dansle ciel&|160;?

— Vous l’avez laissée fleur encore, me répondit-il, mais vous laretrouverez consumée, purifiée dans le feu des douleurs, et purecomme un diamant encore enfoui dans les cendres. Oui, ce brillantesprit, étoile angélique, sortira splendide de ses nuages pouraller dans le royaume de lumière.

Au moment où je serrais la main de cet homme évangélique, lecœur oppressé de reconnaissance, le comte montra hors de la maisonsa tête entièrement blanchie et s’élança vers moi par un mouvementoù se peignait la surprise.

— Elle a dit vrai&|160;! le voici.  » Félix, Félix, voici Félixqui vient&|160;!  » s’est écriée madame de Mortsauf. Mon ami,reprit-il en me jetant des regards insensés de terreur, la mort estici. Pourquoi n’a-t-elle pas pris un vieux fou comme moi qu’elleavait entamé… .

Je marchai vers le château, rappelant mon courage&|160;; maissur le seuil de la longue antichambre qui menait du boulingrin auperron, en traversant la maison, l’abbé Birotteau m’arrêta.

— Madame la comtesse vous prie de ne pas entrer encore, medit-il.

En jetant un coup d’œil, je vis les gens allant et venant, tousaffairés, ivres de douleur et surpris sans doute des ordres queManette leur communiquait.

— Qu’arrive-t-il&|160;? dit le comte effarouché de ce mouvementautant par crainte de l’horrible événement, que par l’inquiétudenaturelle à son caractère.

— Une fantaisie de malade, répondit l’abbé. Madame la comtessene veut pas recevoir monsieur le vicomte dans l’état où elleest&|160;; elle parle de toilette, pourquoi lacontrarier&|160;?

&|160;

Manette alla chercher Madeleine, et nous vîmes Madeleine sortantquelques moments après être entrée chez sa mère. Puis en nouspromenant tous les cinq, Jacques et son père, les deux abbés etmoi, tous silencieux le long de la façade sur le boulingrin, nousdépassâmes la maison. Je contemplai tour à tour Montbazon et Azay,regardant la vallée jaunie dont le deuil répondait alors comme entoute occasion aux sentiments qui m’agitaient. Tout à coupj’aperçus la chère mignonne courant après les fleurs d’automne etles cueillant sans doute pour composer des bouquets. En pensant àtout ce que signifiait cette réplique de mes soins amoureux, il sefit en moi je ne sais quel mouvement d’entrailles, je chancelai, mavue s’obscurcit, et les deux abbés entre lesquels je me trouvais meportèrent sur la margelle d’une terrasse où je demeurai pendant unmoment comme brisé, mais sans perdre entièrement connaissance.

— Pauvre Félix, me dit le comte, elle avait bien défendu de vousécrire, elle sait combien vous l’aimez&|160;!

Quoique préparé à souffrir, je m’étais trouvé sans force contreune attention qui résumait tous mes souvenirs de bonheur.  » Lavoilà, pensai-je, cette lande desséchée comme un squelette,éclairée par un jour gris au milieu de laquelle s’élevait un seulbuisson de fleurs, que jadis dans mes courses je n’ai pas admiréesans un sinistre frémissement et qui était l’image de cette heurelugubre&|160;!  » Tout était morne dans ce petit castel, autrefoissi vivant, si animé&|160;! tout pleurait, tout disait le désespoiret l’abandon. C’était des allées ratissées à moitié, des travauxcommencés et abandonnés, des ouvriers debout regardant le château.Quoique l’on vendangeât les clos, l’on n’entendait ni bruit nibabil. Les vignes semblaient inhabitées, tant le silence étaitprofond. Nous allions comme des gens dont la douleur repousse desparoles banales, et nous écoutions le comte, le seul de nous quiparlât. Après les phrases dictées par l’amour machinal qu’ilressentait pour sa femme, le comte fut conduit par la pente de sonesprit à se plaindre de la comtesse. Sa femme n’avait jamais vouluse soigner ni l’écouter quand il lui donnait de bons avis&|160;; ils’était aperçu le premier des symptômes de la maladie&|160;; car illes avait étudiés sur lui-même, les avait combattus et s’en étaitguéri tout seul sans autre secours que celui d’un régime, et enévitant toute émotion forte. Il aurait bien pu guérir aussi lacomtesse&|160;; mais un mari ne saurait accepter de semblablesresponsabilités, surtout lorsqu’il a le malheur de voir en touteaffaire son expérience dédaignée. Malgré ses représentations, lacomtesse avait pris Origet pour médecin. Origet, qui l’avait jadissi mal soigné, lui tuait sa femme. Si cette maladie a pour caused’excessifs chagrins, il avait été dans toutes les conditions pourl’avoir&|160;; mais quels pouvaient être les chagrins de safemme&|160;? La comtesse était heureuse, elle n’avait ni peines nicontrariétés&|160;! leur fortune était, grâce à ses soins et à sesbonnes idées, dans un état satisfaisant&|160;; il laissait madamede Mortsauf régner à Clochegourde&|160;; ses enfants, bien élevés,bien portants, ne donnaient plus aucune inquiétude&|160;; d’oùpouvait donc procéder le mal&|160;? Et il discutait et il mêlaitl’expression de son désespoir à des accusations insensées. Puis,ramené bientôt par quelque souvenir à l’admiration que méritaitcette noble créature, quelques larmes s’échappaient de ses yeux,secs depuis si long-temps.

Madeleine vint m’avertir que sa mère m’attendait. L’abbéBirotteau me suivit. La grave jeune fille resta près de son père,en disant que la comtesse désirait être seule avec moi, etprétextait la fatigue que lui causerait la présence de plusieurspersonnes. La solennité de ce moment produisit en moi cetteimpression de chaleur intérieure et de froid au dehors qui nousbrise dans les grandes circonstances de la vie. L’abbé Birotteau,l’un de ces hommes que Dieu a marqués comme siens en les revêtantde douceur, de simplicité, en leur accordant la patience et lamiséricorde, me prit à part.

— Monsieur, me dit-il, sachez que j’ai fait tout ce qui étaithumainement possible pour empêcher cette réunion. Le salut de cettesainte le voulait ainsi. Je n’ai vu qu’elle et non vous. Maintenantque vous allez revoir celle dont l’accès aurait dû vous êtreinterdit par les anges, apprenez que je resterai entre vous pour ladéfendre contre vous-même et contre elle peut-être&|160;! Respectezsa faiblesse. Je ne vous demande pas grâce pour elle comme prêtre,mais comme un humble ami que vous ne saviez pas avoir, et qui veutvous éviter des remords. Notre chère malade meurt exactement defaim et de soif. Depuis ce matin, elle est en proie à l’irritationfiévreuse qui précède cette horrible mort, et je ne puis vouscacher combien elle regrette la vie. Les cris de sa chair révoltées’éteignent dans mon cœur où ils blessent des échos encore troptendres&|160;; mais monsieur de Dominis et moi nous avons acceptécette tâche religieuse, afin de dérober le spectacle de cetteagonie morale à cette noble famille qui ne reconnaît plus sonétoile du soir et du matin. Car l’époux, les enfants, lesserviteurs, tous demandent&|160;: Où est-elle&|160;? tant elle estchangée. A votre aspect, les plaintes vont renaître. Quittez lespensées de l’homme du monde, oubliez les vanités du cœur, soyezprès d’elle l’auxiliaire du ciel et non celui de la terre. Quecette sainte ne meure pas dans une heure de doute, en laissantéchapper des paroles de désespoir… .

Je ne répondis rien. Mon silence consterna le pauvre confesseur.Je voyais, j’entendais, je marchais et n’étais cependant plus surla terre. Cette réflexion&|160;:  » Qu’est-il donc arrivé&|160;?dans quel état dois-je la trouver, pour que chacun use de tellesprécautions&|160;?  » engendrait des appréhensions d’autant pluscruelles qu’elles étaient indéfinies&|160;: elle comprenait toutesles douleurs ensemble. Nous arrivâmes à la porte de la chambre quem’ouvrit le confesseur inquiet. J’aperçus alors Henriette en robeblanche, assise sur son petit canapé, placé devant la cheminéeornée de nos deux vases pleins de fleurs&|160;; puis des fleursencore sur le guéridon placé devant la croisée. Le visage de l’abbéBirotteau, stupéfait à l’aspect de cette fête improvisée et duchangement de cette chambre subitement rétablie en son ancien état,me fit deviner que la mourante avait banni le repoussant appareilqui environne le lit des malades. Elle avait dépensé les dernièresforces d’une fièvre expirante à parer sa chambre en désordre pour yrecevoir dignement celui qu’elle aimait en ce moment plus que toutechose. Sous les flots de dentelles, sa figure amaigrie, qui avaitla pâleur verdâtre des fleurs du magnolia quand elless’entr’ouvrent, apparaissait comme sur la toile jaune d’un portraitles premiers contours d’une tête chérie dessinée à la craie&|160;;mais, pour sentir combien la griffe du vautour s’enfonçaprofondément dans mon cœur, supposez achevés et pleins de vie lesyeux de cette esquisse, des yeux caves qui brillaient d’un éclatinusité dans une figure éteinte. Elle n’avait plus la majesté calmeque lui communiquait la constante victoire remportée sur sesdouleurs. Son front, seule partie du visage qui eût gardé sesbelles proportions, exprimait l’audace agressive du désir et desmenaces réprimées. Malgré les tons de cire de sa face allongée, desfeux intérieurs s’en échappaient par un rayonnement semblable aufluide qui flambe au-dessus des champs par une chaude journée. Sestempes creusées, ses joues rentrées montraient les formesintérieures du visage et le sourire que formaient ses lèvresblanches ressemblait vaguement au ricanement de la mort. Sa robecroisée sur son sein attestait la maigreur de son beau corsage.L’expression de sa tête disait assez qu’elle se savait changée etqu’elle en était au désespoir. Ce n’était plus ma délicieuseHenriette, ni la sublime et sainte madame de Mortsauf&|160;; maisle quelque chose sans nom de Bossuet qui se débattait contre lenéant, et que la faim, les désirs trompés poussaient au combatégoïste de la vie contre la mort. Je vins m’asseoir près d’elle enlui prenant pour la baiser sa main que je sentis brûlante etdesséchée. Elle devina ma douloureuse surprise dans l’effort mêmeque je fis pour la déguiser. Ses lèvres décolorées se tendirentalors sur ses dents affamées pour essayer un de ces sourires forcéssous lesquels nous cachons également l’ironie de la vengeance,l’attente du plaisir, l’ivresse de l’âme et la rage d’unedéception.

— Ah&|160;! c’est la mort, mon pauvre Félix, me dit-elle, etvous n’aimez pas la mort&|160;! la mort odieuse, la mort delaquelle toute créature, même l’amant le plus intrépide, a horreur.Ici finit l’amour&|160;: je le savais bien. Lady Dudley ne vousverra jamais étonné de son changement. Ah&|160;! pourquoi vousai-je tant souhaité, Félix&|160;? vous êtes enfin venu&|160;: jevous récompense de ce dévouement par l’horrible spectacle qui fitjadis du comte de Rancé un trappiste, moi qui désirais demeurerbelle et grande dans votre souvenir, y vivre comme un lys éternel,je vous enlève vos illusions. Le véritable amour ne calcule rien.Mais ne vous enfuyez pas, restez. Monsieur Origet m’a trouvéebeaucoup mieux ce matin, je vais revenir à la vie, je renaîtraisous vos regards. Puis, quand j’aurai recouvré quelques forces,quand je commencerai à pouvoir prendre quelque nourriture, jeredeviendrai belle. A peine ai-je trente-cinq ans, je puis encoreavoir de belles années. Le bonheur rajeunit, et je veux connaîtrele bonheur. J’ai fait des projets délicieux, nous les laisserons àClochegourde et nous irons ensemble en Italie.

Des pleurs humectèrent mes yeux, je me tournai vers la fenêtrecomme pour regarder les fleurs&|160;; l’abbé Birotteau vint à moiprécipitamment, et se pencha vers le bouquet&|160;: — Pas delarmes&|160;! me dit-il à l’oreille.

— Henriette, vous n’aimez donc plus notre chère vallée&|160;?lui répondis-je afin de justifier mon brusque mouvement.

— Si, dit-elle en apportant son front sous mes lèvres par unmouvement de câlinerie&|160;; mais, sans vous, elle m’est funeste…… ’’ sans toi’’ , reprit-elle en effleurant mon oreille de seslèvres chaudes pour y jeter ces deux syllabes comme deuxsoupirs.

Je fus épouvanté par cette folle caresse qui agrandissait encoreles terribles discours des deux abbés. En ce moment ma premièresurprise se dissipa&|160;; mais si je pus faire usage de ma raison,ma volonté ne fut pas assez forte pour réprimer le mouvementnerveux qui m’agita pendant cette scène. J’écoutais sans répondre,ou plutôt je répondais par un sourire fixe et par des signes deconsentement, pour ne pas la contrarier, agissant comme une mèreavec son enfant. Après avoir été frappé de la métamorphose de lapersonne, je m’aperçus que la femme, autrefois si imposante par sessublimités, avait dans l’attitude, dans la voix, dans les manières,dans les regards et les idées, la naïve ignorance d’un enfant, lesgrâces ingénues, l’avidité de mouvement, l’insouciance profonde dece qui n’est pas son désir ou lui, enfin toutes les faiblesses quirecommandent l’enfant à la protection. En est-il ainsi de tous lesmourants&|160;? dépouillent-ils tous les déguisements sociaux, demême que l’enfant ne les a pas encore revêtus&|160;? Ou, setrouvant au bord de l’éternité, la comtesse, en n’acceptant plus detous les sentiments humains que l’amour, en exprimait-elle la suaveinnocence à la manière de Chloé&|160;?

— Comme autrefois vous allez me rendre à la santé, Félix,dit-elle, et ma vallée me sera bienfaisante. Comment nemangerais-je pas ce que vous me présenterez&|160;? Vous êtes un sibon garde-malade&|160;! Puis, vous êtes si riche de force et desanté, qu’auprès de vous la vie est contagieuse. Mon ami,prouvez-moi donc que je ne puis mourir, mourir trompée&|160;! Ilscroient que ma plus vire douleur est la soif. Oh&|160;! oui, j’aibien soif, mon ami. L’eau de l’Indre me fait bien mal à voir, maismon cœur éprouve une plus ardente soif. J’avais soif de toi, medit-elle d’une voix plus étouffée en me prenant les mains dans sesmains brûlantes et m’attirant à elle pour me jeter ces paroles àl’oreille&|160;: mon agonie a été de ne pas te voir&|160;! Nem’as-tu pas dit de vivre&|160;? je veux vivre. Je veux monter àcheval aussi, moi&|160;! je veux tout connaître, Paris, les fêtes,les plaisirs.

Ah&|160;! Natalie, cette clameur horrible que le matérialismedes sens trompés rend froide à distance, nous faisait tinter lesoreilles au vieux prêtre et à moi&|160;: les accents de cette voixmagnifique peignaient les combats de toute une vie, les angoissesd’un véritable amour déçu. La comtesse se leva par un mouvementd’impatience, comme un enfant qui veut un jouet. Quand leconfesseur vit sa pénitente ainsi, le pauvre homme tomba soudain àgenoux, joignit les mains, et récita des prières.

— Oui, vivre&|160;! dit-elle en me faisant lever et s’appuyantsur moi, vivre de réalités et non de mensonges. Tout a été mensongedans ma vie, je les ai comptées depuis quelques jours, cesimpostures. Est-il possible que je meure, moi qui n’ai pasvécu&|160;? moi qui ne suis jamais allée chercher quelqu’un dansune lande&|160;? Elle s’arrêta, parut écouter, et sentit à traversles murs je ne sais quelle odeur. — Félix&|160;! les vendangeusesvont dîner, et moi, moi, dit-elle d’une voix d’enfant, qui suis lamaîtresse, j’ai faim. Il en est ainsi de l’amour, elles sontheureuses, elles&|160;!

— ’’ Kyrie eleison’’&|160;! disait le pauvre abbé, qui, lesmains jointes, l’œil au ciel, récitait les litanies.

Elle jeta ses bras autour de mon cou, m’embrassa violemment, etme serra en disant&|160;: — Vous ne m’échapperez plus&|160;! Jeveux être aimée, je ferai des folies comme lady Dudley,j’apprendrai l’anglais pour bien dire&|160;: ’’ my dee’’ . Elle mefit un signe de tête comme elle en faisait autrefois en mequittant, pour me dire qu’elle allait revenir à l’instant&|160;:Nous dînerons ensemble, me dit-elle, je vais prévenir Manette..Elle fut arrêtée par une faiblesse qui survint, et je la couchaitout habillée sur son lit.

— Une fois déjà, vous m’avez portée ainsi, me dit-elle enouvrant les yeux.

Elle était bien légère, mais surtout bien ardente&|160;; en laprenant, je sentis son corps entièrement brûlant. MonsieurDeslandes entra, fut étonné de trouver la chambre ainsiparée&|160;; mais en me voyant tout lui parut expliqué.

— On souffre bien pour mourir, monsieur, dit-elle d’une voixaltérée.

Il s’assit, tâta le pouls de sa malade, se leva brusquement,vint parler à voix basse au prêtre, et sortit&|160;; je lesuivis.

— Qu’allez-vous faire, lui demandai-je.

— Lui éviter une épouvantable agonie, me dit-il, Qui pouvaitcroire à tant de vigueur&|160;? Nous ne comprenons comment elle vitencore qu’en pensant à la manière dont elle a vécu. Voici lequarante-deuxième jour que madame la comtesse n’a bu, ni mangé, nidormi.

Monsieur Deslandes demanda Manette. L’abbé Birotteau m’emmenadans les jardins.

— Laissons faire le docteur, me dit-il. Aidé par Manette, il val’envelopper d’opium. Eh&|160;! bien, vous l’avez entendue, medit-il, si toutefois elle est complice de ces mouvements defolie&|160;!…

— Non, dis-je, ce n’est plus elle.

J’étais hébété de douleur. Plus j’allais, plus chaque détail decette scène prenait d’étendue. Je sortis brusquement par la petiteporte au bas de la terrasse, et vins m’asseoir dans la toue, où jeme cachai pour demeurer seul à dévorer mes pensées. Je tâchai de medétacher moi-même de cette force par laquelle je vivais&|160;;supplice comparable à celui par lequel les Tartares punissaientl’adultère en prenant un membre du coupable dans une pièce de bois,et lui laissant un couteau pour se le couper, s’il ne voulait pasmourir de faim&|160;: leçon terrible que subissait mon âme, delaquelle il fallait me retrancher la plus belle moitié. Ma vieétait manquée aussi&|160;! Le désespoir me suggérait les plusétranges idées. Tantôt je voulais mourir avec elle, tantôt allerm’enfermer à la Meilleraye où venaient de s’établir les trappistes.Mes yeux ternis ne voyaient plus les objets extérieurs. Jecontemplais les fenêtres de la chambre où souffrait Henriette,croyant y apercevoir la lumière qui l’éclairait pendant la nuit oùje m’étais fiancé à elle. N’aurais-je pas dû obéir à la vie simplequ’elle m’avait créée&|160;; en me conservant à elle dans letravail des affaires&|160;? Ne m’avait-elle pas ordonné d’être ungrand homme, afin de me préserver des passions basses et honteusesque j’avais subies, comme tous les hommes&|160;? La chastetén’était-elle pas une sublime distinction que je n’avais pas sugarder&|160;? L’amour, comme le concevait Arabelle, me dégoûtasoudain. Au moment où je relevais ma tête abattue en me demandantd’où me viendraient désormais la lumière et l’espérance, quelintérêt j’aurais à vivre, l’air fut agité d’un léger bruit&|160;;je me tournai vers la terrasse, j’y aperçus Madeleine se promenantseule, à pas lents. Pendant que je remontais vers la terrasse pourdemander compte à cette chère enfant du froid regard qu’ellem’avait jeté au pied de la croix, elle s’était assise sur lebanc&|160;; quand elle m’aperçut à moitié chemin, elle se leva, etfeignit de ne pas m’avoir vu, pour ne pas se trouver seule avecmoi&|160;; sa démarche était hâtée, significative. Elle mehaïssait, elle fuyait l’assassin de sa mère. En revenant par lesperrons à Clochegourde, je vis Madeleine comme une statue, immobileet debout, écoutant le bruit de mes pas. Jacques était assis surune marche, et son attitude exprimait la même insensibilité quim’avait frappé quand nous nous étions promenés tous ensemble, etm’avait inspiré de ces idées que nous laissons dans coin de notreâme, pour les reprendre et les creuser plus tard, à loisir. J’airemarqué que les jeunes gens qui portent en eux la mort sont tousinsensibles aux funérailles. Je voulus interroger cette âme sombre.Madeleine avait-elle gardé ses pensées pour elle seule, avait-elleinspiré sa haine à Jacques&|160;?

— Tu sais, lui dis-je pour entamer la conversation, que tu as enmoi le plus dévoué des frères.

— Votre amitié m’est inutile, je suivrai ma mère&|160;!répondit-il en me jetant un regard farouche de douleur.

— Jacques, m’écriai-je, toi aussi&|160;?

Il toussa, s’écarta loin de moi&|160;; puis, quand il revint, ilme montra rapidement son mouchoir ensanglanté.

— Comprenez-vous&|160;? dit-il.

Ainsi chacun d’eux avait un fatal secret. Comme je le visdepuis, la sœur et le frère se fuyaient. Henriette tombée, toutétait en ruine à Clochegourde.

— Madame dort, vint nous dire Manette heureuse de savoir lacomtesse sans souffrance.

Dans ces affreux moments quoique chacun en sache l’inévitablefin, les affections vraies deviennent folles et s’attachent à depetits bonheurs. Les minutes sont des siècles que l’on voudraitrendre bienfaisants. On voudrait que les malades reposassent surdes roses, on voudrait prendre leurs souffrances, on voudrait quele dernier soupir fût pour eux inattendu.

— Monsieur Deslandes a fait enlever les fleurs qui agissaienttrop fortement sur les nerfs de madame, me dit Manette.

Ainsi donc les fleurs avaient causé son délire, elle n’en étaitpas complice. Les amours de la terre, les fêtes de la fécondation,les caresses des plantes l’avaient enivrée de leurs parfums et sansdoute avaient réveillé les pensées d’amour heureux quisommeillaient en elle depuis sa jeunesse. — Venez donc, monsieurFélix, me dit-elle, venez voir madame, elle est belle comme unange.

Je revins chez la mourante au moment où le soleil se couchait etdorait la dentelle des toits du château d’Azay. Tout était calme etpur. Une douce lumière éclairait le lit où reposait Henriettebaignée d’opium. En ce moment le corps était pour ainsi direannulé&|160;; l’âme seule régnait sur ce visage, serein comme unbeau ciel après la tempête. Blanche et Henriette, ces deux sublimesfaces de la même femme, reparaissaient d’autant plus belles que monsouvenir, ma pensée, mon imagination, aidant la nature, réparaientles altérations de chaque trait où l’âme triomphante envoyait seslueurs par des vagues confondues avec celles de la respiration. Lesdeux abbés étaient assis auprès du lit. Le comte resta foudroyé,debout, en reconnaissant les étendards de la mort qui flottaientsur cette créature adorée. Je pris sur le canapé la place qu’elleavait occupée. Puis nous échangeâmes tous quatre des regards oùl’admiration de cette beauté céleste se mêlait à des larmes deregret. Les lumières de la pensée annonçaient le retour de Dieudans un de ses plus beaux tabernacles. L’abbé de Dominis et moi,nous nous parlions par signes, en nous communiquant des idéesmutuelles. Oui, les anges veillaient Henriette&|160;! Oui, leursglaives brillaient au-dessus de ce noble front où revenaient lesaugustes expressions de la vertu qui en faisaient jadis comme uneâme visible avec laquelle s’entretenaient les esprits de sa sphère.Les ligues de son visage se purifiaient, en elle touts’agrandissait et devenait majestueux sous les invisiblesencensoirs des Séraphins qui la gardaient.

Les teintes vertes de la souffrance corporelle faisaient placeaux tons entièrement blancs, à la pâleur mate et froide de la mortprochaine. Jacques et Madeleine entrèrent, Madeleine nous fit tousfrissonner par le mouvement d’adoration qui la précipita devant lelit, lui joignit les mains et lui inspira cette sublimeexclamation&|160;: — Enfin&|160;! voilà ma mère&|160;! Jacquessouriait, il était sûr de suivre sa mère là où elle allait.

— Elle arrive au port, dit l’abbé Birotteau.

L’abbé de Dominis me regarda comme pour me répéter&|160;: —N’ai-je pas dit que l’étoile se lèverait brillante&|160;?

Madeleine resta les yeux attachés sur sa mère, respirant quandelle respirait, imitant son souffle léger, dernier fil par lequelelle tenait à la vie, et que nous suivions avec terreur, craignantà chaque effort de le voir se rompre. Comme un ange aux portes dusanctuaire, la jeune fille était avide et calme, forte etprosternée. En ce moment, l’Angélus sonna au clocher du bourg. Lesflots de l’air adouci jetèrent par ondées les tintements qui nousannonçaient qu’à cette heure la chrétienté tout entière répétaitles paroles dites par l’ange à la femme qui racheta les fautes deson sexe. Ce soir, l’’’ Ave Maria’’ nous parut une salutation duciel. La prophétie était si claire et l’événement si proche quenous fondîmes en larmes. Les murmures du soir, brise mélodieusedans les feuillages, derniers gazouillements d’oiseau, refrains etbourdonnements d’insectes, voix des eaux, cri plaintif de larainette, toute la campagne disait adieu au plus beau lys de lavallée, à sa vie simple et champêtre. Cette poésie religieuse unieà toutes ces poésies naturelles exprimait si bien le chant dudépart que nos sanglots furent aussitôt répétés. Quoique la portede la chambre fût ouverte, nous étions si bien plongés dans cetteterrible contemplation, comme pour en empreindre à jamais dansnotre âme le souvenir, que nous n’avions pas aperçu les gens de lamaison agenouillés en un groupe où se disaient de ferventesprières. Tous ces pauvres gens, habitués à l’espérance, croyaientencore conserver leur maîtresse, et ce présage si clair lesaccabla. Sur un geste de l’abbé Birotteau, le vieux piqueur sortitpour aller chercher le curé de Saché. Le médecin, debout près dulit, calme comme la science, et qui tenait la main endormie de lamalade, avait fait un signe au confesseur pour lui dire que cesommeil était la dernière heure sans souffrance qui restait àl’ange rappelé. Le moment était venu de lui administrer lesderniers sacrements de l’Eglise. A neuf heures, elle s’éveilladoucement, nous regarda d’un œil surpris mais doux, et nous revîmestous notre idole dans la beauté de ses beaux jours.

— Ma mère, tu es trop belle pour mourir, la vie et la santé tereviennent, cria Madeleine.

— Chère fille, je vivrai, mais en toi, dit-elle en souriant.

Ce fut alors des embrassements déchirants de la mère aux enfantset des enfants à la mère. Monsieur de Mortsauf baisa sa femmepieusement au front. La comtesse rougit en me voyant.

— Cher Félix, dit-elle, voici, je crois, le seul chagrin que jevous aurai donné, moi&|160;! Mais oubliez ce que j’aurai pu vousdire, pauvre insensée que j’étais. Elle me tendit la main, je lapris pour la baiser, elle me dit alors avec son gracieux sourire devertu&|160;: — Comme autrefois, Félix&|160;?…

Nous sortîmes tous, et nous allâmes dans le salon pendant toutle temps que devait durer la dernière confession de la malade. Jeme plaçai près de Madeleine. En présence de tous, elle ne pouvaitme fuir sans impolitesse&|160;; mais, à l’imitation de sa mère,elle ne regardait personne, et garda le silence sans jeter uneseule fois les yeux sur moi.

— Chère Madeleine, lui dis-je à voix basse, qu’avez-vous contremoi&|160;? Pourquoi des sentiments froids quand en présence de lamort chacun doit se réconcilier&|160;?

— Je crois entendre ce que dit en ce moment ma mère, merépondit-elle en prenant l’air de tête qu’Ingres a trouvé pour sa’’ Mère de Dieu’’ , cette vierge déjà douloureuse et qui s’apprêteà protéger le monde où son fils va périr.

— Et vous me condamnez au moment où votre mère m’absout, sitoutefois je suis coupable.

— ’’ Vous’’ , et toujours ’’ vous’’&|160;!

Son accent trahissait une haine réfléchie comme celle d’unCorse, implacable comme sont les jugements de ceux qui, n’ayant pasétudié la vie n’admettent aucune atténuation aux fautes commisescontre les lois du cœur. Une heure s’écoula dans un silenceprofond. L’abbé Birotteau revint après avoir reçu la confessiongénérale de la comtesse de Mortsauf, et nous rentrâmes tous aumoment où, suivant une de ces idées qui saisissent ces nobles âmes,toutes sœurs d’intention, Henriette s’était fait revêtir d’un longvêtement qui devait lui servir de linceul. Nous la trouvâmes surson séant, belle de ses expiations et belle de sesespérances&|160;: je vis dans la cheminée les cendres noires de meslettres, qui venaient d’être brûlées, sacrifice qu’elle n’avaitvoulu faire, me dit son confesseur, qu’au moment de la mort. Ellenous sourit à tous de son sourire d’autrefois. Ses yeux humides delarmes annonçaient un dessillement suprême, elle apercevait déjàles joies célestes de la terre promise.

— Cher Félix, me dit-elle en me tendant la main et en serrant lamienne, restez. Vous devez assister à l’une des dernières scènes dema vie, et qui ne sera pas la moins pénible de toutes, mais où vousêtes pour beaucoup.

Elle fit un geste, la porte se ferma. Sur son invitation lecomte s’assit, l’abbé Birotteau et moi nous restâmes debout. Aidéede Manette, la comtesse se leva, se mit à genoux devant le comtesurpris, et voulut rester ainsi. Puis, quand Manette se futretirée, elle releva sa tête, qu’elle avait appuyée sur les genouxdu comte étonné.

— Quoique je me sois conduite envers vous comme une fidèleépouse, lui dit-elle d’une voix altérée, il peut m’être arrivé,monsieur, de manquer parfois à mes devoirs&|160;; je viens de prierDieu de m’accorder la force de vous demander pardon de mes fautes.J’ai pu porter dans les soins d’une amitié placée hors de lafamille des attentions plus affectueuses encore que celles que jevous devais. Peut-être vous ai-je irrité contre moi par lacomparaison que vous pouviez faire de ces soins, de ces pensées etde celles que je vous donnais. J’ai eu, dit-elle à voix basse, uneamitié vive que personne, pas même celui qui en fut l’objet, n’aconnue en entier. Quoique je sois demeurée vertueuse selon les loishumaines, que j’aie été pour vous une épouse irréprochable, souventdes pensées, involontaires ou volontaires, ont traversé mon cœur,et j’ai peur en ce moment de les avoir trop accueillies. Mais commeje vous ai tendrement aimé, que je suis restée votre femme soumise,que les nuages, en passant sous le ciel, n’en ont point altéré lapureté, vous me voyez sollicitant votre bénédiction d’un front pur.Je mourrai sans aucune pensée amère si j’entends de votre boucheune douce parole pour votre Blanche, pour la mère de vos enfants etsi vous lui pardonnez toutes ces choses qu’elle ne s’est pardonnéesà elle-même qu’après les assurances du tribunal duquel nousrelevons tous.

— Blanche, Blanche, s’écria le vieillard en versant soudain deslarmes sur la tête de sa femme, veux-tu me faire mourir&|160;? Ill’éleva jusqu’à lui avec une force inusitée, la baisa saintement aufront, et, la gardant ainsi&|160;: N’ai-je pas des pardons à tedemander&|160;? reprit-il. N’ai-je pas été souvent dur, moi&|160;?Ne grossis-tu pas des scrupules d’enfant&|160;?

— Peut-être, reprit-elle. Mais, mon ami, soyez indulgent auxfaiblesses des mourants, tranquillisez-moi. Quand vous arriverez àcette heure, vous penserez que je vous ai quitté vous bénissant. Mepermettez-vous de laisser à notre ami que voici ce gage d’unsentiment profond, dit-elle en montrant une lettre qui était sur lacheminée&|160;? il est maintenant mon fils d’adoption, voilà tout.Le cœur, cher comte, a ses testaments&|160;: mes derniers vœuximposent à ce cher Félix des œuvres sacrées à accomplir, je necrois pas avoir trop présumé de lui, faites que je n’aie pas tropprésumé de vous en me permettant de lui léguer quelques pensées. Jesuis toujours femme, dit-elle en penchant la tête avec une suavemélancolie, après mon pardon je vous demande une grâce. —Lisez&|160;; mais seulement après ma mort, me dit-elle en metendant le mystérieux écrit.

Le comte vit pâlir sa femme, il la prit et la porta lui-même surle lit, où nous l’entourâmes.

— Félix, me dit-elle, je puis avoir des torts envers vous.Souvent j’ai pu vous causer quelques douleurs en vous laissantespérer des joies devant lesquelles j’ai reculé&|160;; maisn’est-ce pas au courage de l’épouse et de la mère que je dois demourir réconciliée avec tous&|160;? Vous me pardonnerez donc aussi,vous qui m’avez accusée si souvent, et dont l’injustice me faisaitplaisir&|160;!

L’abbé Birotteau mit un doigt sur ses lèvres. A ce geste, lamourante pencha la tête, une faiblesse survint, elle agita lesmains pour dire de faire entrer le clergé, ses enfants et sesdomestiques&|160;; puis elle me montra par un geste impérieux lecomte anéanti et ses enfants qui survinrent. La vue de ce père dequi seuls nous connaissions la secrète démence, devenu le tuteur deces êtres si délicats, lui inspira de muettes supplications quitombèrent dans mon âme comme un feu sacré. Avant de recevoirl’extrême-onction, elle demanda pardon à ses gens de les avoirquelquefois brusqués&|160;; elle implora leurs prières, et lesrecommanda tous individuellement au comte&|160;; elle avouanoblement avoir proféré, durant ce dernier mois, des plaintes peuchrétiennes qui avaient pu scandaliser ses gens&|160;; elle avaitrepoussé ses enfants, elle avait conçu des sentiments peuconvenables&|160;; mais elle rejeta ce défaut de soumission auxvolontés de Dieu sur ses intolérables douleurs. Enfin elle remerciapubliquement avec une touchante effusion de cœur l’abbé Birotteaude lui avoir montré le néant des choses humaines. Quand elle eutcessé de parler, les prières commencèrent&|160;; puis le curé deSaché lui donna le viatique. Quelques moments après, sa respirations’embarrassa, un nuage se répandit sur ses yeux qui bientôt serouvrirent, elle me lança un dernier regard, et mourut aux yeux detous, en entendant peut-être le concert de nos sanglots. Par unhasard assez naturel à la campagne, nous entendîmes alors le chantalternatif de deux rossignols qui répétèrent plusieurs fois leurnote unique, purement filée comme un tendre appel. Au moment où sondernier soupir s’exhala, dernière souffrance d’une vie qui fut unelongue souffrance, je sentis en moi-même un coup par lequel toutesmes facultés furent atteintes. Le comte et moi, nous restâmesauprès du lit funèbre pendant toute la nuit, avec les deux abbés etle curé, veillant à la lueur des cierges, la morte étendue sur lesommier de son lit&|160;; maintenant calme, là où elle avait tantsouffert. Ce fut ma première communication avec la mort. Jedemeurai pendant toute cette nuit les yeux attachés sur Henriette,fasciné par l’expression pure que donne l’apaisement de toutes lestempêtes, par la blancheur du visage que je douais encore de sesinnombrables affections, mais qui ne répondait plus à mon amour.Quelle majesté dans ce silence et dans ce froid&|160;! combien deréflexions n’exprime-t-il pas&|160;? Quelle beauté dans ce reposabsolu, quel despotisme dans cette immobilité&|160;: tout le passés’y trouve encore, et l’avenir y commence. Ah&|160;! je l’aimaismorte, autant que je l’aimais vivante. Au matin, le comte s’allacoucher, les trois prêtres fatigués s’endormirent à cette heurepesante, si connue de ceux qui veillent. Je pus alors, sanstémoins, la baiser au front avec tout l’amour qu’elle ne m’avaitjamais permis d’exprimer.

Le surlendemain, par une fraîche matinée d’automne, nousaccompagnâmes la comtesse à sa dernière demeure. Elle était portéepar le vieux piqueur, les deux Martineau et le mari de Manette.Nous descendîmes par le chemin que j’avais si joyeusement monté lejour où je la retrouvai&|160;; nous traversâmes la vallée del’Indre pour arriver au petit cimetière du Saché&|160;; pauvrecimetière de village, situé au revers de l’église, sur la crouped’une colline, et où par humilité chrétienne elle voulut êtreenterrée avec une simple croix de bois noir, comme une pauvre femmedes champs, avait-elle dit. Lorsque du milieu de la vallée,j’aperçus l’église du bourg et la place du cimetière, je fus saisid’un frisson convulsif. Hélas&|160;! nous avons tous dans la vie unGolgotha où nous laissons nos trente-trois premières années enrecevant un coup de lance au cœur, en sentant sur notre tête lacouronne d’épines qui remplace la couronne de roses&|160;: cettecolline devait être pour moi le mont des expiations. Nous étionssuivis d’une foule immense accourue pour dire les regrets de cettevallée où elle avait enterré dans le silence une foule de bellesactions. On sut par Manette, sa confidente, que pour secourir lespauvres elle économisait sur sa toilette, quand ses épargnes nesuffisaient plus. C’était des enfants nus habillés, des layettesenvoyées, des mères secourues, des sacs de blé payés aux meuniersen hiver pour des vieillards impotents, une vache donnée à propos àquelque pauvre ménage&|160;; enfin les œuvres de la chrétienne, dela mère et de la châtelaine, puis des dots offertes à propos pourunir des couples qui s’aimaient, et des remplacements payés à desjeunes gens tombés au sort, touchantes offrandes de la femmeaimante qui disait&|160;: — ’’ Le bonheur des autres est laconsolation de ceux qui ne peuvent plus être heureux’’ . Ces chosescontées à toutes les veillées depuis trois jours avaient rendu lafoule immense. Je marchais avec Jacques et les deux abbés derrièrele cercueil. Suivant l’usage, ni Madeleine, ni le comte n’étaientavec nous, ils demeuraient seuls à Clochegourde.

Manette voulut absolument venir.

— Pauvre madame&|160;! Pauvre madame&|160;! La voilà heureuse,entendis-je à plusieurs reprises à travers ses sanglots.

Au moment où le cortége quitta la chaussée des moulins, il y eutun gémissement unanime mêlé de pleurs qui semblait faire croire quecette vallée pleurait son âme. L’église était pleine de monde.Après le service, nous allâmes au cimetière où elle devait êtreenterrée près de la croix. Quand j’entendis rouler les cailloux etle gravier de la terre sur le cercueil, mon courage m’abandonna, jechancelai, je priai les deux Martineau de me soutenir, et ils meconduisirent mourant jusqu’au château de Saché&|160;; les maîtresm’offrirent poliment un asile que j’acceptai. Je vous l’avoue, jene voulus point retourner à Clochegourde, il me répugnait de meretrouver à Frapesle d’où je pouvais voir le castel d’Henriette.Là, j’étais près d’elle. Je demeurai quelques jours dans unechambre dont les fenêtres donnent sur ce vallon tranquille etsolitaire dont je vous ai parlé. C’est un vaste pli de terrainbordé par des chênes deux fois centenaires, et où par les grandespluies coule un torrent. Cet aspect convenait à la méditationsévère et solennelle à laquelle je voulais me livrer. J’avaisreconnu, pendant la journée qui suivit la fatale nuit, combien maprésence allait être importune à Clochegourde. Le comte avaitressenti de violentes émotions à la mort d’Henriette, mais ils’attendait à ce terrible événement, et il y avait dans le fond desa pensée un parti pris qui ressemblait à de l’indifférence. Jem’en étais aperçu plusieurs fois, et quand la comtesse prosternéeme remit cette lettre que je n’osais ouvrir, quand elle parla deson affection pour moi, cet homme ombrageux ne me jeta pas lefoudroyant regard que j’attendais de lui. Les paroles d’Henriette,il les avait attribuées à l’excessive délicatesse de cetteconscience qu’il savait si pure. Cette insensibilité d’égoïsteétait naturelle. Les âmes de ces deux êtres ne s’étaient pas plusmariées que leurs corps, ils n’avaient jamais eu ces constantescommunications qui ravivent les sentiments&|160;; ils n’avaientjamais échangé ni peines ni plaisirs, ces liens si forts qui nousbrisent par mille points quand ils se rompent, parce qu’ilstouchent à toutes nos fibres, parce qu’ils se sont attachés dansles replis de notre cœur, en même temps qu’ils ont caressé l’âmequi sanctionnait chacune de ces attaches. L’hostilité de Madeleineme fermait Clochegourde. Cette dure jeune fille n’était pasdisposée à pactiser avec sa haine sur le cercueil de sa mère, etj’aurais été horriblement gêné entre le comte, qui m’aurait parléde lui, et la maîtresse de la maison, qui m’aurait marquéd’invincibles répugnances. Etre ainsi, là où jadis les fleurs mêmesétaient caressantes, où les marches des perrons étaient éloquentes,où tous mes souvenirs revêtaient de poésie les balcons, lesmargelles, les balustrades et les terrasses, les arbres et lespoints de vue&|160;; être haï là où tout m’aimait&|160;: je nesupportais point cette pensée. Aussi, dès l’abord mon parti fut-ilpris. Hélas&|160;! tel était donc le dénoûment du plus vif amourqui jamais ait atteint le cœur d’un homme. Aux yeux des étrangers,ma conduite allait être condamnable, mais elle avait la sanction dema conscience. Voilà comment finissent les plus beaux sentiments etles plus grands drames de la jeunesse. Nous partons presque tous aumatin, comme moi de Tours pour Clochegourde, nous emparant dumonde, le cœur affamé d’amour&|160;; puis, quand nos richesses ontpassé par le creuset, quand nous nous sommes mêlés aux hommes etaux événements, tout se rapetisse insensiblement, nous trouvons peud’or parmi beaucoup de cendres. Voilà la vie&|160;! la vie tellequ’elle est&|160;: de grandes prétentions, de petites réalités. Jeméditai longuement sur moi-même, en me demandant ce que j’allaisfaire après un coup qui fauchait toutes mes fleurs. Je résolus dem’élancer vers la politique et la science, dans les sentierstortueux de l’ambition, d’ôter la femme de ma vie et d’être unhomme d’état, froid et sans passions, de demeurer fidèle à lasainte que j’avais aimée. Mes méditations allaient à perte de vue,pendant que mes yeux restaient attachés sur la magnifiquetapisserie des chênes dorés, aux cimes sévères, aux pieds debronze&|160;: je me demandais si la vertu d’Henriette n’avait pasété de l’ignorance, si j’étais bien coupable de sa mort. Je medébattais au milieu de mes remords. Enfin, par un suave midid’automne, un de ces derniers sourires du ciel, si beaux enTouraine, je lus sa lettre que, suivant sa recommandation, je nedevais ouvrir qu’après sa mort. Jugez de mes impressions en lalisant&|160;?

LETTRE DE MADAME DE MORTSAUF AU VICOMTE FELIX DE VANDENESSE.

 » Félix, ami trop aimé, je dois maintenant vous ouvrir mon cœur,moins pour vous montrer combien je vous aime que pour vousapprendre la grandeur de vos obligations en vous dévoilant laprofondeur et la gravité des plaies que vous y avez faites. Aumoment où je tombe harassée par les fatigues du voyage, épuisée parles atteintes reçues pendant le combat, heureusement la femme estmorte, la mère seule a survécu. Vous allez voir, cher, comment vousavez été la cause première de mes maux. Si plus tard je me suiscomplaisamment offerte à vos coups, aujourd’hui je meurs atteintepar vous d’une dernière blessure&|160;; mais il y a d’excessivesvoluptés à se sentir brisée par celui qu’on aime. Bientôt lessouffrances me priveront sans doute de ma force, je mets donc àprofit les dernières lueurs de mon intelligence pour vous supplierencore de remplacer auprès de mes enfants le cœur dont vous lesaurez privés. Je vous imposerais cette charge avec autorité si jevous aimais moins&|160;; mais je préfère vous la laisser prendre devous-même, par l’effet d’un saint repentir, et aussi comme unecontinuation de votre amour&|160;: l’amour ne fut-il pas en nousconstamment mêlé de repentantes méditations et de craintesexpiatoires&|160;? Et, je le sais, nous nous aimons toujours. Votrefaute n’est pas si funeste par vous que le retentissement que jelui ai donné au dedans de moi-même. Ne vous avais-je pas dit quej’étais jalouse, mais jalouse à mourir&|160;? eh&|160;! bien, jemeurs. Consolez-vous, cependant&|160;: nous avons satisfait auxlois humaines. L’Eglise, par une de ses voix les plus pures, m’adit que Dieu serait indulgent à ceux qui avaient immolé leurspenchants naturels à ses commandements. Mon aimé, apprenez donctout, car je ne veux pas que vous ignoriez une seule de mespensées. Ce que je confierai à Dieu dans mes derniers moments, vousdevez le savoir aussi, vous le roi de mon cœur, comme il est le roidu ciel. Jusqu’à cette fête donnée au duc d’Angoulême, la seule àlaquelle j’aie assisté, le mariage m’avait laissée dans l’ignorancequi donne à l’âme des jeunes filles la beauté des anges. J’étaismère, il est vrai&|160;; mais l’amour ne m’avait point environnéede ses plaisirs permis. Comment suis-je restée ainsi&|160;? je n’ensais rien&|160;; je ne sais pas davantage par quelles lois tout enmoi fut changé dans un instant. Vous souvenez-vous encoreaujourd’hui de vos baisers&|160;? ils ont dominé ma vie, ils ontsillonné mon âme&|160;; l’ardeur de votre sang a réveillé l’ardeurdu mien&|160;; votre jeunesse a pénétré ma jeunesse, vos désirssont entrés dans mon cœur. Quand je me suis levée si fière,j’éprouvais une sensation pour laquelle je ne sais de mot dansaucun langage, car les enfants n’ont pas encore trouvé de parolepour exprimer le mariage de la lumière et de leurs yeux, ni lebaiser de la vie sur leurs lèvres. Oui, c’était bien le son arrivédans l’écho, la lumière jetée dans les ténèbres, le mouvement donnéà l’univers, ce fut du moins rapide comme toutes ces choses&|160;;mais beaucoup plus beau, car c’était la vie de l’âme&|160;! Jecompris qu’il existait je ne sais quoi d’inconnu pour moi dans lemonde, une force plus belle que la pensée, c’était toutes lespensées, toutes les forces, tout un avenir dans une émotionpartagée. Je ne me sentis plus mère qu’à demi. En tombant sur moncœur, ce coup de foudre y alluma des désirs qui sommeillaient à moninsu&|160;; je devinai soudain tout ce que voulait dire ma tantequand elle me baisait sur le front en s’écriant&|160;: ’’ PauvreHenriette’’&|160;! En retournant à Clochegourde le printemps, lespremières feuilles, le parfum des fleurs, les jolis nuages blancs,l’Indre, le ciel, tout me parlait un langage jusqu’alors incompriset qui rendait à mon âme un peu du mouvement que vous aviez impriméà mes sens. Si vous avez oublié ces terribles baisers, moi, je n’aijamais pu les effacer de mon souvenir&|160;: j’en meurs&|160;! Oui,chaque fois que je vous ai vu depuis, vous en ranimiezl’empreinte&|160;; j’étais émue de la tête aux pieds par votreaspect, par le seul pressentiment de votre arrivée. Ni le temps, nima ferme volonté n’ont pu dompter cette impérieuse volupté. je medemandais involontairement&|160;: Que doivent être lesplaisirs&|160;? Nos regards échangés, les respectueux baisers quevous mettiez sur mes mains, mon bras posé sur le vôtre, votre voixdans ses tons de tendresse, enfin les moindres choses me remuaientsi violemment que presque toujours il se répandait un nuage sur mesyeux&|160;: le bruit des sens révoltés remplissait alors monoreille. Ah&|160;! si dans ces moments où je redoublais defroideur, vous m’eussiez prise dans vos bras, je serais morte debonheur. J’ai parfois désiré de vous quelque violence, mais laprière chassait promptement cette mauvaise pensée. Votre nomprononcé par mes enfants m’emplissait le cœur d’un sang plus chaudqui colorait aussitôt mon visage et je tendais des piéges à mapauvre Madeleine pour le lui faire dire, tant j’aimais lesbouillonnements de cette sensation. Que vous dirai-je&|160;? votreécriture avait un charme, je regardais vos lettres comme oncontemple un portrait. Si dès ce premier jour, vous aviez déjàconquis sur moi je ne sais quel fatal pouvoir, vous comprenez monami qu’il devint infini quand il me fut donné de lire dans votreâme. Quelles délices m’inondèrent en vous trouvant si pur, sicomplétement vrai, doué de qualités si belles, capable de sigrandes choses et déjà si éprouvé&|160;! Homme et enfant, timide etcourageux&|160;! Quelle joie quand je nous trouvai sacrés tous deuxpar de communes souffrances&|160;! Depuis cette soirée où nous nousconfiâmes l’un à l’autre, vous perdre, pour moi c’étaitmourir&|160;: aussi vous ai-je laissé près de moi par égoïsme. Lacertitude qu’eut monsieur de la Berge de la mort que me causeraitvotre éloignement le toucha beaucoup, car il lisait dans mon âme.Il jugea que j’étais nécessaire à mes enfants, au comte&|160;: ilne m’ordonna point de vous fermer l’entrée de ma maison, car je luipromis de rester pure d’action et de pensée. —  » La pensée estinvolontaire, me dit-il, mais elle peut être gardée au milieu dessupplices. — Si je pense, lui répondis-je, tout sera perdu,sauvez-moi de moi-même. Faites qu’il demeure près de moi, et que jereste pure&|160;!  » Le bon vieillard quoique bien sévère, fut alorsindulgent à tant de bonne foi. —  » Vous pouvez l’aimer comme onaime un fils, en lui destinant votre fille,  » me dit-il. J’acceptaicourageusement une vie de souffrances pour ne pas vousperdre&|160;; et je souffris avec amour en voyant que nous étionsattelés au même joug.

Mon Dieu&|160;! je suis restée neutre, fidèle à mon mari, nevous laissant pas faire un seul pas, Félix, dans votre propreroyaume. La grandeur de mes passions a réagi sur mes facultés, j’airegardé les tourments que m’infligeait monsieur de Mortsauf commedes expiations, et je les endurais avec orgueil pour insulter à mespenchants coupables. Autrefois j’étais disposée à murmurer, maisdepuis que vous êtes demeuré près de moi, j’ai repris quelquegaieté dont monsieur de Mortsauf s’est bien trouvé. Sans cetteforce que vous me prêtiez, j’aurais succombé depuis long-temps à mavie intérieure que je vous ai racontée. Si vous avez été pourbeaucoup dans mes fautes, vous avez été pour beaucoup dansl’exercice de mes devoirs. Il en fut de même pour mes enfants. Jecroyais les avoir privés de quelque chose, et je craignais de nefaire jamais assez pour eux. Ma vie fut dès lors une continuelledouleur que j’aimais. En sentant que j’étais moins mère, moinshonnête femme, le remords s’est logé dans mon cœur&|160;; et,craignant de manquer à mes obligations, j’ai constamment voulu lesoutrepasser. Pour ne pas faillir, j’ai donc mis Madeleine entrevous et moi, et je vous ai destiné l’un à l’autre, en m’élevantainsi des barrières entre nous deux. Barrières impuissantes&|160;!rien ne pouvait étouffer les tressaillements que vous me causiez.Absent ou présent, vous aviez la même force. J’ai préféré Madeleineà Jacques, parce que Madeleine devait être à vous. Mais je ne vouscédais pas à ma fille sans combats. Je me disais que je n’avais quevingt-huit ans quand je vous rencontrai, que vous en aviez presquevingt-deux&|160;; je rapprochais les distances, je me livrais à defaux espoirs. O mon Dieu, Félix, je vous fais ces aveux afin devous épargner des remords, peut-être aussi afin de vous apprendreque je n’étais pas insensible, que nos souffrances d’amour étaientbien cruellement égales, et qu’Arabelle n’avait aucune supérioritésur moi. J’étais aussi une de ces filles de la race déchue que leshommes aiment tant. Il y eut un moment où la lutte fut si terribleque je pleurais pendant toutes les nuits&|160;: mes cheveuxtombaient. Ceux-là, vous les avez eus&|160;! Vous vous souvenez dela maladie que fit monsieur de Mortsauf. Votre grandeur d’âmed’alors, loin de m’élever, m’a rapetissée. Hélas&|160;! dès ce jourje souhaitais me donner à vous comme une récompense due à tantd’héroïsme&|160;; mais cette folie a été courte. Je l’ai mise auxpieds de Dieu pendant la messe à laquelle vous avez refuséd’assister. La maladie de Jacques et les souffrances de Madeleinem’ont paru des menaces de Dieu, qui tirait fortement à lui labrebis égarée. Puis votre amour si naturel pour cette Anglaise m’arévélé des secrets que j’ignorais moi-même. Je vous aimais plus queje ne croyais vous aimer. Madeleine a disparu. Les constantesémotions de ma vie orageuse, les efforts que je faisais pour medompter moi-même sans autre secours que la religion, tout a préparéla maladie dont je meurs. Ce coup terrible a déterminé des crisessur lesquelles j’ai gardé le silence. Je voyais dans la mort leseul dénoûment possible de cette tragédie inconnue. Il y a eu touteune vie emportée, jalouse, furieuse, pendant les deux mois qui sesont écoulés entre la nouvelle que me donna ma mère de votreliaison avec lady Dudley et votre arrivée. Je voulais aller àParis, j’avais soif de meurtre, je souhaitais la mort de cettefemme, j’étais insensible aux caresses de mes enfants. La prière,qui jusqu’alors avait été pour moi comme un baume, fut sans actionsur mon âme. La jalousie a fait la large brèche par où la mort estentrée. Je suis restée néanmoins le front calme. Oui, cette saisonde combats fut un secret entre Dieu et moi. Quand j’ai bien su quej’étais aimée autant que je vous aimais moi-même et que je n’étaistrahie que par la nature et non par votre pensée, j’ai voulu vivre…et il n’était plus temps. Dieu m’avait mise sous sa protection,pris sans doute de pitié pour une créature vraie avec elle-même,vraie avec lui, et que ses souffrances avaient souvent amenée auxportes du sanctuaire. Mon bien-aimé, Dieu m’a jugée, monsieur deMortsauf me pardonnera sans doute&|160;; mais vous, serez-vousclément&|160;? écouterez-vous la voix qui sort en ce moment de matombe&|160;? réparerez-vous les malheurs dont nous sommes égalementcoupables, vous moins que moi peut-être&|160;? Vous savez ce que jeveux vous demander. Soyez auprès de monsieur de Mortsauf comme estune sœur de charité auprès d’un malade, écoutez-le, aimez-le&|160;;personne ne l’aimera. Interposez-vous entre ses enfants et luicomme je le faisais. Votre tâche ne sera pas de longue durée&|160;:Jacques quittera bientôt la maison pour aller à Paris auprès de songrand-père, et vous m’avez promis de le guider à travers lesécueils de ce monde. Quant à Madeleine, elle se mariera&|160;;puissiez-vous un jour lui plaire&|160;! elle est tout moi-même, etde plus elle est forte, elle a cette volonté qui m’a manqué, cetteénergie nécessaire à la compagne d’un homme que sa carrière destineaux orages de la vie politique, elle est adroite et pénétrante. Sivos destinées s’unissaient, elle serait plus heureuse que ne le futsa mère. En acquérant ainsi le droit de continuer mon œuvre àClochegourde, vous effaceriez des fautes qui n’auront pas étésuffisamment expiées, bien que pardonnées au ciel et sur la terre,car ’’ il’’ est généreux et me pardonnera. Je suis, vous le voyez,toujours égoïste&|160;; mais n’est-ce pas la preuve d’un despotiqueamour&|160;? Je veux être aimée par vous dans les miens. N’ayant puêtre à vous, je vous lègue mes pensées et mes devoirs&|160;! Sivous m’aimez trop pour m’obéir, si vous ne voulez pas épouserMadeleine, vous veillerez du moins au repos de mon âme en rendantmonsieur de Mortsauf aussi heureux qu’il peut l’être.

Adieu, cher enfant de mon cœur, ceci est l’adieu complétementintelligent, encore plein de vie, l’adieu d’une âme où tu asrépandu de trop grandes joies pour que tu puisses avoir le moindreremords de la catastrophe qu’elles ont engendrée&|160;; je me sersde ce mot en pensant que vous m’aimez, car moi j’arrive au lieu durepos, immolée au devoir, et, ce qui me fait frémir, non sansregret&|160;! Dieu saura mieux que moi si j’ai pratiqué ses sainteslois selon leur esprit. J’ai sans doute chancelé souvent, mais jene suis point tombée, et la plus puissante excuse de mes fautes estdans la grandeur même des séductions qui m’ont environnée. LeSeigneur me verra tout aussi tremblante que si j’avais succombé.Encore adieu, un adieu semblable à celui que j’ai fait hier à notrebelle vallée, au sein de laquelle je reposerai bientôt, et où vousreviendrez souvent, n’est-ce pas&|160;?

 » HENRIETTE.  »

Je tombai dans un abîme de réflexions en apercevant lesprofondeurs inconnues de cette vie alors éclairée par cettedernière flamme. Les nuages de mon égoïsme se dissipèrent. Elleavait donc souffert autant que moi, plus que moi, car elle étaitmorte. Elle croyait que les autres devaient être excellents pourson ami&|160;; elle avait été si bien aveuglée par son amourqu’elle n’avait pas soupçonné l’inimitié de sa fille. Cettedernière preuve de sa tendresse me fit bien mal. Pauvre Henriettequi voulait me donner Clochegourde et sa fille&|160;!

Natalie, depuis ce jour à jamais terrible où je suis entré pourla première fois dans un cimetière en accompagnant les dépouillesde cette noble Henriette, que maintenant vous connaissez, le soleilété moins chaud et moins lumineux, la nuit plus obscure, lemouvement moins prompt, la pensée plus lourde. Il est des personnesque nous ensevelissons dans la terre, mais il en est de plusparticulièrement chéries qui ont eu notre cœur pour linceul, dontle souvenir se mêle chaque jour à nos palpitations&|160;; nouspensons à elles comme nous respirons, elles sont en nous par ladouce loi d’une métempsycose propre à l’amour. Une âme est en monâme. Quand quelque bien est fait par moi, quand une belle paroleest dite, cette âme parle, elle agit&|160;; tout ce que je puisavoir de bon émane de cette tombe, comme d’un lys les parfums quiembaument l’atmosphère. La raillerie, le mal, tout ce que vousblâmez en moi vient de moi-même. Maintenant, quand mes yeux sontobscurcis par un nuage et se reportent vers le ciel, après avoirlong-temps contemplé la terre, quand ma bouche est muette à vosparoles et à vos soins, ne me demandez plus&|160;: — ’’ A quoipensez-vous&|160;?’’

Chère Natalie, j’ai cessé d’écrire pendant quelque temps, cessouvenirs m’avaient trop ému. Maintenant je vous dois le récit desévénements qui suivirent cette catastrophe, et qui veulent peu deparoles. Lorsqu’une vie ne se compose que d’action et de mouvement,tout est bientôt dit&|160;; mais quand elle s’est passée dans lesrégions les plus élevées de l’âme, son histoire est diffuse. Lalettre d’Henriette faisait briller un espoir à mes yeux. Dans cegrand naufrage, j’apercevais une île où je pouvais aborder. Vivre àClochegourde auprès de Madeleine en lui consacrant ma vie était unedestinée où se satisfaisaient toutes les idées dont mon cœur étaitagité&|160;; mais il fallait connaître les véritables pensées deMadeleine. Je devais faire mes adieux au comte&|160;; j’allai doncà Clochegourde le voir, et je le rencontrai sur la terrasse. Nousnous promenâmes pendant long-temps. D’abord il me parla de lacomtesse en homme qui connaissait l’étendue de sa perte, et tout ledommage qu’elle causait à sa vie intérieure. Mais, après le premiercri de sa douleur, il se montra plus préoccupé de l’avenir que duprésent. Il craignait sa fille, qui n’avait pas, me dit-il, ladouceur de sa mère. Le caractère ferme de Madeleine, chez laquelleje ne sais quoi d’héroïque se mêlait aux qualités gracieuses de samère, épouvantait ce vieillard accoutumé aux tendressesd’Henriette, et qui pressentait une volonté que rien ne devaitplier. Mais ce qui pouvait le consoler de cette perte irréparableétait la certitude de bientôt rejoindre sa femme&|160;: lesagitations et les chagrins de ces derniers jours avaient augmentéson état maladif, et réveillé ses anciennes douleurs&|160;; lecombat qui se préparait entre son autorité de père et celle de safille, qui devenait maîtresse de maison, allait lui faire finir sesjours dans l’amertume&|160;; car là où il avait pu lutter avec safemme, il devait toujours céder à son enfant. D’ailleurs son filss’en irait, sa fille se marierait&|160;; quel gendreaurait-il&|160;? Quoiqu’il parlât de mourir promptement, il sesentait seul, sans sympathies pour long-temps encore.

Pendant cette heure où il ne parla que de lui-même en medemandant mon amitié au nom de sa femme, il acheva de me dessinercomplétement la grande figure de l’Emigré, l’un des types les plusimposants de notre époque. Il était en apparence faible et cassé,mais la vie semblait devoir persister en lui, précisément à causede ses mœurs sobres et de ses occupations champêtres. Au moment oùj’écris il vit encore. Quoique Madeleine pût nous apercevoir allantle long de la terrasse, elle ne descendit pas&|160;; elle s’avançasur le perron et rentra dans la maison à plusieurs reprises, afinde me marquer son mépris. Je saisis le moment où elle vint sur leperron, je priai le comte de monter au château&|160;; j’avais àparler à Madeleine, je prétextai une dernière volonté que lacomtesse m’avait confiée, je n’avais plus que ce moyen de la voir,le comte l’alla chercher et nous laissa seuls sur la terrasse.

— Chère Madeleine, lui dis-je, si je dois vous parler, n’est-cepas ici où votre mère m’écouta quand elle eut à se plaindre moinsde moi que des événements de la vie. Je connais vos pensées, maisne me condamnez-vous pas sans connaître les faits&|160;? La vie etmon bonheur sont attachés à ces lieux, vous le savez, et vous m’enbannissez par la froideur que vous faites succéder à l’amitiéfraternelle qui nous unissait, et que la mort a resserrée par lelien d’une même douleur. Chère Madeleine, vous pour qui jedonnerais à l’instant ma vie sans aucun espoir de récompense, sansque vous le sachiez même, tant nous aimons les enfants de cellesqui nous ont protégés dans la vie, vous ignorez le projet caressépar votre adorable mère pendant ces sept années, et qui modifieraitsans doute vos sentiments&|160;; mais je ne veux point de cesavantages. Tout ce que j’implore de vous, c’est de ne pas m’ôter ledroit de venir respirer l’air de cette terrasse, et d’attendre quele temps ait changé vos idées sur la vie sociale&|160;; en cemoment je me garderais bien de les heurter&|160;; je respecte unedouleur qui vous égare, car elle m’ôte à moi-même la faculté dejuger sainement les circonstances dans lesquelles je me trouve. Lasainte qui veille en ce moment sur nous approuvera la réserve danslaquelle je me tiens en vous priant seulement de demeurer neutreentre vos sentiments et moi. Je vous aime trop malgré l’aversionque vous me témoignez pour expliquer au comte un plan qu’ilembrasserait avec ardeur. Soyez libre. Plus tard, songez que vousne connaîtrez personne au monde mieux que vous ne me connaissez,que nul homme n’aura dans le cœur des sentiments plus dévoués…

Jusque-là Madeleine m’avait écouté les yeux baissés, mais ellem’arrêta par un geste.

— Monsieur, dit-elle d’une voix tremblante d’émotion, je connaisaussi toutes vos pensées&|160;; mais je ne changerai point desentiments à votre égard, et j’aimerais mieux me jeter dans l’Indreque de me lier à vous. Je ne vous parlerai pas de moi&|160;; maissi le nom de ma mère conserve encore quelque puissance sur vous,c’est en son nom que je vous prie de ne jamais venir à Clochegourdetant que j’y serai. Votre aspect seul me cause un trouble que je nepuis exprimer, et que je ne surmonterai jamais.

Elle me salua par un mouvement plein de dignité, et remonta versClochegourde, sans se retourner, impassible comme l’avait été samère un seul jour, mais impitoyable. L’œil clairvoyant de cettejeune fille avait, quoique tardivement, tout deviné dans le cœur desa mère, et peut-être sa haine contre un homme qui lui semblaitfuneste s’était-elle augmentée de quelques regrets sur soninnocente complicité. Là tout était abîme. Madeleine me haïssait,sans vouloir s’expliquer si j’étais la cause ou la victime de cesmalheurs&|160;: elle nous eût haïs peut-être également, sa mère etmoi, si nous avions été heureux. Ainsi tout était détruit dans lebel édifice de mon bonheur. Seul, je devais savoir en son entier lavie de cette grande femme inconnue, seul j’étais dans le secret deses sentiments, seul j’avais parcouru son âme dans toute sonétendue&|160;; ni sa mère, ni son père, ni son mari, ni ses enfantsne l’avaient connue. Chose étrange&|160;! Je fouille ce monceau decendres et prends plaisir à les étaler devant vous, nous pouvonstous y trouver quelque chose de nos plus chères fortunes. Combiende familles ont aussi leur Henriette&|160;! combien de nobles êtresquittent la terre sans avoir rencontré un historien intelligent quiait sondé leurs cœurs, qui en ait mesuré la profondeur etl’étendue&|160;! Ceci est la vie humaine dans toute savérité&|160;: souvent les mères ne connaissent pas plus leursenfants que leurs enfants ne les connaissent&|160;; il en est ainsides époux, des amants et des frères&|160;! Savais-je, moi, qu’unjour, sur le cercueil même de mon père, je plaiderais avec Charlesde Vandenesse, avec mon frère à l’avancement de qui j’ai tantcontribué&|160;? Mon Dieu&|160;! combien d’enseignements dans laplus simple histoire. Quand Madeleine eut disparu par la porte duperron, je revins le cœur brisé, dire adieu à mes hôtes, et jepartis pour Paris en suivant la rive droite de l’Indre, parlaquelle j’étais venu dans cette vallée pour la première fois. Jepassai triste à travers le joli village de Pont-de-Ruan. Cependantj’étais riche, la vie politique me souriait, je n’étais plus lepiéton fatigué de 1814. Dans ce temps-là, mon cœur était plein dedésirs, aujourd’hui mes yeux étaient pleins de larmes&|160;;autrefois j’avais ma vie à remplir, aujourd’hui je la sentaisdéserte. J’étais bien jeune, j’avais vingt-neuf ans, mon cœur étaitdéjà flétri. Quelques années avaient suffi pour dépouiller cepaysage de sa première magnificence et pour me dégoûter de la vie.Vous pouvez maintenant comprendre quelle fut mon émotion, lorsqu’enme retournant je vis Madeleine sur la terrasse.

Dominé par une impérieuse tristesse, je ne songeais plus au butde mon voyage. Lady Dudley était bien loin de ma pensée, quej’entrais dans sa cour sans le savoir. Une fois la sottise faite,il fallait la soutenir. J’avais chez elle des habitudes conjugales,je montai chagrin en songeant à tous les ennuis d’une rupture. Sivous avez bien compris le caractère et les manières de lady Dudley,vous imaginerez ma déconvenue, quand son majordome m’introduisit enhabit de voyage dans un salon où je la trouvai pompeusementhabillée, environnée de cinq personnes. Lord Dudley, l’un des vieuxhommes d’état les plus considérables de l’Angleterre, se tenaitdebout devant la cheminée, gourmé, plein de morgue, froid, avecl’air railleur qu’il doit avoir au Parlement, il sourit enentendant mon nom. Les deux enfants d’Arabelle qui ressemblaientprodigieusement à de Marsay, l’un des fils naturels du vieux lord,et qui était là, sur la causeuse près de la marquise, se trouvaientprès de leur mère. Arabelle en me voyant prit aussitôt un airhautain, fixa son regard sur ma casquette de voyage, comme si elleeût voulu me demander à chaque instant ce que je venais faire chezelle. Elle me toisa comme elle eût fait d’un gentilhomme campagnardqu’on lui aurait présenté. Quant à notre intimité, à cette passionéternelle, à ces serments de mourir si je cessais de l’aimer, àcette fantasmagorie d’Armide, tout avait disparu comme un rêve. Jen’avais jamais serré sa main, j’étais un étranger, elle ne meconnaissait pas. Malgré le sang-froid diplomatique auquel jecommençais à m’habituer, je fus surpris, et tout autre à ma placene l’eût pas été moins. De Marsay souriait à ses bottes qu’ilexaminait avec une affectation singulière. J’eus bientôt pris monparti. De toute autre femme, j’aurais accepté modestement unedéfaite&|160;; mais outré de voir debout l’héroïne qui voulaitmourir d’amour, et qui s’était moquée de la morte, je résolusd’opposer l’impertinence à l’impertinence. Elle savait le désastrede lady Brandon&|160;: le lui rappeler, c’était lui donner un coupde poignard au cœur quoique l’arme dût s’y émousser.

— Madame, lui dis-je, vous me pardonnerez d’entrer chez vous sicavalièrement, quand vous saurez que j’arrive de Touraine, et quelady Brandon m’a chargé pour vous d’un message qui ne souffre aucunretard. Je craignais de vous trouver partie pour leLancashire&|160;; mais, puisque vous restez à Paris, j’attendraivos ordres et l’heure à laquelle vous daignerez me recevoir.

Elle inclina la tête et je sortis. Depuis ce jour, je ne l’aiplus rencontrée que dans le monde où nous échangeons un salutamical et quelquefois une épigramme. Je lui parle des femmesinconsolables du Lancashire, elle me parle des Françaises qui fonthonneur à leur désespoir de leurs maladies d’estomac. Grâce à sessoins, j’ai un ennemi mortel dans de Marsay, qu’elle affectionnebeaucoup. Et moi je dis qu’elle épouse les deux générations. Ainsirien ne manquait à mon désastre. Je suivis le plan que j’avaisarrêté pendant ma retraite à Saché. Je me jetai dans le travail, jem’occupai de science, de littérature et de politique&|160;;j’entrai dans la diplomatie à l’avénement de Charles X qui supprimal’emploi que j’occupais sous le feu roi. Dès ce moment je résolusde ne jamais faire attention à aucune femme si belle, sispirituelle, si aimante qu’elle pût être. Ce parti me réussit àmerveille&|160;: j’acquis une tranquillité d’esprit incroyable, unegrande force pour le travail, et je compris tout ce que ces femmesdissipent de notre vie en croyant nous avoir payé par quelquesparoles gracieuses. Mais toutes mes résolutions échouèrent&|160;:vous savez comment et pourquoi. Chère Nathalie, en vous disant mavie sans réserve et sans artifice, comme je me la dirais àmoi-même&|160;; en vous racontant des sentiments où vous n’étiezpour rien, peut-être ai-je froissé quelque pli de votre cœur jalouxet délicat&|160;; mais ce qui courroucerait une femme vulgaire serapour vous, j’en suis sûr, une nouvelle raison de m’aimer. Auprèsdes âmes souffrantes et malades, les femmes d’élite ont un rôlesublime à jouer, celui de la sœur de charité qui panse lesblessures, celui de la mère qui pardonne à l’enfant. Les artisteset les grands poètes ne sont pas seuls à souffrir&|160;: les hommesqui vivent pour leurs pays, pour l’avenir des nations, enélargissant le cercle de leurs passions et de leurs pensées, sefont souvent une bien cruelle solitude. Ils ont besoin de sentir àleurs côtés un amour pur et dévoué&|160;; croyez bien qu’ils encomprennent la grandeur et le prix. Demain, je saurai si je me suistrompé en vous aimant.

A MONSIEUR LE COMTE FELIX DE VANDENESSE.

 » Cher comte, vous avez reçu de cette pauvre madame de Mortsaufune lettre qui, dites-vous, ne vous a pas été inutile pour vousconduire dans le monde, lettre à laquelle vous devez votre hautefortune. Permettez-moi d’achever votre éducation. De grâce,défaites-vous d’une détestable habitude&|160;; n’imitez pas lesveuves qui parlent toujours de leur premier mari, qui jettenttoujours à la face du second les vertus du défunt. Je suisFrançaise, cher comte&|160;; je voudrais épouser tout l’homme quej’aimerais, et ne saurais en vérité épouser madame de Mortsauf.Après avoir lu votre récit avec l’attention qu’il mérite, et voussavez quel intérêt je vous porte, il m’a semblé que vous aviezconsidérablement ennuyé lady Dudley en lui opposant les perfectionsde madame de Mortsauf, et fait beaucoup de mal à la comtesse enl’accablant des ressources de l’amour anglais. Vous avez manqué detact envers moi, pauvre créature, qui n’ai d’autre mérite que celuide vous plaire&|160;; vous m’avez donné à entendre que je ne vousaimais ni comme Henriette, ni comme Arabelle. J’avoue mesimperfections, je les connais&|160;; mais pourquoi me les faire sirudement sentir&|160;? Savez-vous pour qui je suis prise depitié&|160;? pour la quatrième femme que vous aimerez. Celle-làsera nécessairement forcée de lutter avec trois personnes&|160;;aussi dois-je vous prémunir, dans votre intérêt comme dans le sien,contre le danger de votre mémoire. Je renonce à la gloirelaborieuse de vous aimer&|160;: il faudrait trop de qualitéscatholiques ou anglicanes, et je ne me soucie pas de combattre desfantômes. Les vertus de la Vierge de Clochegourde désespéreraientla femme la plus sûre d’elle-même, et votre intrépide Amazonedécourage les plus hardis désirs de bonheur. Quoi qu’elle fasse,une femme ne pourra jamais espérer pour vous des joies égales à sonambition. Ni le cœur ni les sens ne triompheront jamais de vossouvenirs. Vous avez oublié que nous montons souvent à cheval. Jen’ai pas su réchauffer le soleil attiédi par la mort de votresainte Henriette, le frisson vous prendrait à côté de moi. Mon ami,car vous serez toujours mon ami, gardez-vous de recommencer depareilles confidences qui mettent à nu votre désenchantement, quidécouragent l’amour et forcent une femme à douter d’elle-même.L’amour, cher comte, ne vit que de confiance. La femme qui, avantde dire une parole, ou de monter à cheval, se demande si unecéleste Henriette ne parlait pas mieux, si une écuyère commeArabelle ne déployait pas plus de grâces, cette femme-là, soyez-ensûr, aura les jambes et la langue tremblantes. Vous m’avez donné ledésir de recevoir quelques-uns de vos bouquets enivrants, mais vousn’en composez plus. Il est ainsi une foule de choses que vousn’osez plus faire, de pensées et de jouissances qui ne peuvent plusrenaître pour vous. Nulle femme, sachez-le bien, ne voudra coudoyerdans votre cœur la morte que vous y gardez. Vous me priez de vousaimer par charité chrétienne. Je puis faire, je vous l’avoue, uneinfinité de choses par charité, tout, excepté l’amour. Vous êtesparfois ennuyeux et ennuyé, vous appelez votre tristesse du nom demélancolie&|160;: à la bonne heure&|160;; mais vous êtesinsupportable et vous donnez de cruels soucis à celle qui vousaime. J’ai trop souvent rencontré entre nous deux la tombe de lasainte&|160;: je me suis consultée, je me connais et je ne voudraispas mourir comme elle. Si vous avez fatigué lady Dudley, qui estune femme extrêmement distinguée, moi qui n’ai pas ses désirsfurieux, j’ai peur de me refroidir plus tôt qu’elle encore.Supprimons l’amour entre nous, puisque vous ne pouvez plus engoûter le bonheur qu’avec les mortes, et restons amis, je le veux.Comment, cher comte&|160;? vous avez eu pour votre début uneadorable femme, une maîtresse parfaite qui songeait à votrefortune, qui vous a donné la pairie, qui vous aimait avec ivresse,qui ne vous demandait que d’être fidèle, et vous l’avez fait mourirde chagrin&|160;; mais je ne sais rien de plus monstrueux. Parmiles plus ardents et les plus malheureux jeunes gens qui traînentleurs ambitions sur le pavé de Paris, quel est celui qui neresterait pas sage pendant dix ans pour obtenir la moitié desfaveurs que vous n’avez pas su reconnaître&|160;? Quand on est aiméainsi, que peut-on demander de plus&|160;? Pauvre femme&|160;! ellea bien souffert, et quand vous avez fait quelques phrasessentimentales, vous vous croyez quitte avec son cercueil. Voilàsans doute le prix qui attend ma tendresse pour vous. Merci, chercomte, je ne veux de rivale ni au delà ni en deçà de la tombe.Quand on a sur la conscience de pareils crimes, au moins ne faut-ilpas les dire. Je vous ai fait une imprudente demande, j’étais dansmon rôle de femme, de fille d’Eve, le vôtre consistait à calculerla portée de votre réponse. Il fallait me tromper&|160;; plus tard,je vous aurais remercié. N’avez-vous donc jamais compris la vertudes hommes à bonnes fortunes&|160;? Ne sentez-vous pas combien ilssont généreux en nous jurant qu’ils n’ont jamais aimé, qu’ilsaiment pour la première fois&|160;? Votre programme estinexécutable. Etre à la fois madame de Mortsauf et lady Dudley,mais, mon ami, n’est-ce pas vouloir réunir l’eau et le feu&|160;?Vous ne connaissez donc pas les femmes&|160;? elles sont cequ’elles sont, elles doivent avoir les défauts de leurs qualités.Vous avez rencontré lady Dudley trop tôt pour pouvoir l’apprécier,et le mal que vous en dites me semble une vengeance de votre vanitéblessée&|160;; vous avez compris madame de Mortsauf trop tard, vousavez puni l’une de ne pas être l’autre&|160;; que va-t-il m’arriverà moi qui ne suis ni l’une ni l’autre&|160;? Je vous aime assezpour avoir profondément réfléchi à votre avenir, car je vous aimeréellement beaucoup. Votre air de chevalier de la Triste Figure m’atoujours profondément intéressée&|160;: je croyais à la constancedes gens mélancoliques&|160;; mais j’ignorais que vous eussiez tuéla plus belle et la plus vertueuse des femmes à votre entrée dansle monde. Eh&|160;! bien, je me suis demandé ce qui vous reste àfaire&|160;: j’y ai bien songé. Je crois, mon ami, qu’il faut vousmarier à quelque madame Shandy, qui ne saura rien de l’amour, nides passions, qui ne s’inquiétera ni de lady Dudley, ni de madamede Mortsauf, très-indifférente à ces moments d’ennui que vousappelez mélancolie pendant lesquels vous êtes amusant comme lapluie, et qui sera pour vous cette excellente sœur de charité quevous demandez. Quant à aimer, à tressaillir d’un mot, à savoirattendre le bonheur, le donner, le recevoir&|160;; à ressentir lesmille orages de la passion, à épouser les petites vanités d’unefemme aimée, mon cher comte, renoncez-y. Vous avez trop bien suiviles conseils que votre bon ange vous a donnés sur les jeunesfemmes&|160;; vous les avez si bien évitées que vous ne lesconnaissez point. Madame de Mortsauf a eu raison de vous placerhaut du premier coup, toutes les femmes auraient été contre vous,et vous ne seriez arrivé à rien. Il est trop tard maintenant pourcommencer vos études, pour apprendre à nous dire ce que nous aimonsà entendre, pour être grand à propos, pour adorer nos petitessesquand il nous plaît d’être petites. Nous ne sommes pas si sottesque vous le croyez&|160;: quand nous aimons, nous plaçons l’hommede notre choix au-dessus de tout. Ce qui ébranle notre foi dansnotre supériorité, ébranle notre amour. En nous flattant, vous vousflattez vous-mêmes. Si vous tenez à rester dans le monde, à jouirdu commerce des femmes, cachez-leur avec soin tout ce que vousm’avez dit&|160;: elles n’aiment ni à semer les fleurs de leuramour sur des rochers, ni à prodiguer leurs caresses pour panser uncœur malade. Toutes les femmes s’apercevraient de la sécheresse devotre cœur, et vous seriez toujours malheureux. Bien peu d’entreelles seraient assez franches pour vous dire ce que je vous dis, etassez bonnes personnes pour vous quitter sans rancune en vousoffrant leur amitié, comme le fait aujourd’hui celle qui se ditvotre amie dévouée,

 » NATALIE DE MANERVILLE.  »

Paris, octobre 1835.

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