Le Lys dans la vallée

Génies éteints dans les larmes, cœurs méconnus, saintes ClarisseHarlowe ignorées, enfants désavoués, proscrits innocents, vous tousqui êtes entrés dans la vie par ses déserts, vous qui partout aveztrouvé les visages froids, les cœurs fermés, les oreilles closes,ne vous plaignez jamais&|160;! vous seuls pouvez connaître l’infinide la joie au moment où pour vous un cœur s’ouvre, une oreille vousécoute, un regard vous répond. Un seul jour efface les mauvaisjours. Les douleurs, les méditations, les désespoirs, lesmélancolies passées et non pas oubliées sont autant de liens parlesquels l’âme s’attache à l’âme confidente. Belle de nos désirsréprimés, une femme hérite alors des soupirs et des amours perdus,elle nous restitue agrandies toutes les affections trompées, elleexplique les chagrins antérieurs comme la soulte exigée par ledestin pour les éternelles félicités qu’elle donne au jour desfiançailles de l’âme. Les anges seuls disent le nom nouveau dont ilfaudrait nommer ce saint amour, de même que vous seuls, chersmartyrs, saurez bien ce que madame de Mortsauf était soudaindevenue pour moi, pauvre, seul&|160;!

Cette scène s’était passée un mardi, j’attendis jusqu’audimanche sans passer l’Indre dans mes promenades. Pendant ces cinqjours, de grands événements arrivèrent à Clochegourde. Le comtereçut le brevet de maréchal-de-camp, la croix de Saint-Louis, etune pension de quatre mille francs. Le duc de Lenoncourt-Givry,nommé pair de France, recouvra deux forêts, reprit son service à lacour, et sa femme rentra dans ses biens non vendus qui avaient faitpartie du domaine de la couronne impériale. La comtesse de Mortsaufdevenait ainsi l’une des plus riches héritières du Maine. Sa mèreétait venue lui apporter cent mille francs économisés sur lesrevenus de Givry, le montant de sa dot qui n’avait point été payée,et dont le comte ne parlait jamais, malgré sa détresse. Dans leschoses de la vie extérieure, la conduite de cet homme attestait leplus fier de tous les désintéressements. En joignant à cette sommeses économies, le comte pouvait acheter deux domaines voisins quivalaient environ neuf mille livres de rente. Son fils devantsuccéder à la pairie de son grand-père, il pensa tout à coup à luiconstituer un majorat qui se composerait de la fortune territorialedes deux familles sans nuire à Madeleine, à laquelle la faveur duduc de Lenoncourt ferait sans doute faire un beau mariage. Cesarrangements et ce bonheur jetèrent quelque baume sur les plaies del’émigré. La duchesse de Lenoncourt à Clochegourde fut un événementdans le pays. Je songeais douloureusement que cette femme était unegrande dame, et j’aperçus alors dans sa fille l’esprit de caste quecouvrait à mes yeux la noblesse de ses sentiments. Qu’étais-je, moipauvre, sans autre avenir que mon courage et mes facultés&|160;? Jene pensais aux conséquences de la Restauration, ni pour moi, nipour les autres. Le dimanche, de la chapelle réservée où j’étais àl’église avec monsieur, madame de Chessel et l’abbé de Quélus, jelançais des regards avides sur une autre chapelle latérale où setrouvaient la duchesse et sa fille, le comte et les enfants. Lechapeau de paille qui me cachait mon idole ne vacilla pas, et cetoubli de moi sembla m’attacher plus vivement que tout le passé.Cette grande Henriette de Lenoncourt, qui maintenant était ma chèreHenriette, et de qui je voulais fleurir la vie, priait avecardeur&|160;; la foi communiquait à son attitude je ne sais quoid’abîmé, de prosterné, une pose de statue religieuse, qui mepénétra.

Suivant l’habitude des cures de village, les vêpres devaient sedire quelque temps après la messe. Au sortir de l’église, madame deChessel proposa naturellement à ses voisins de passer les deuxheures d’attente à Frapesle, au lieu de traverser deux fois l’Indreet la prairie par la chaleur. L’offre fut agréée. Monsieur deChessel donna le bras à la duchesse, madame de Chessel acceptacelui du comte, je présentai le mien à la comtesse, et je sentispour la première fois ce beau bras frais à mes flancs. Pendant leretour de la paroisse à Frapesle, trajet qui se faisait à traversles bois de Saché où la lumière filtrée dans les feuillagesproduisait, sur le sable des allées, ces jolis jours quiressemblent à des soieries peintes, j’eus des sensations d’orgueilet des idées qui me causèrent de violentes palpitations.

— Qu’avez-vous&|160;? me dit-elle après quelques pas faits dansun silence que je n’osais rompre. Votre cœur bat trop vite&|160;?….

— J’ai appris des événements heureux pour vous, lui dis-je, etcomme ceux qui aiment bien, j’ai des craintes vagues. Vos grandeursne nuiront-elles point à vos amitiés&|160;?

— Moi&|160;! dit-elle, fi&|160;! Encore une idée semblable, etje ne vous mépriserais pas, je vous aurais oublié pourtoujours.

Je la regardai, en proie à une ivresse qui dut êtrecommunicative.

— Nous profitons du bénéfice de lois que nous n’avons niprovoquées ni demandées, mais nous ne serons ni mendiants niavides&|160;; et d’ailleurs vous savez bien, reprit-elle, que nimoi ni monsieur de Mortsauf nous ne pouvons sortir de Clochegourde.Par mon conseil, il a refusé le commandement auquel il avait droitdans la Maison Rouge. Il nous suffit que mon père ait sacharge&|160;! Notre modestie forcée, dit-elle en souriant avecamertume, a déjà bien servi notre enfant. Le roi, près duquel monpère est de service, a dit fort gracieusement qu’il reporterait surJacques la faveur dont nous ne voulions pas. L’éducation deJacques, à laquelle il faut songer, est maintenant l’objet d’unegrave discussion&|160;; il va représenter deux maisons, lesLenoncourt et les Mortsauf. Je ne puis avoir d’ambition que pourlui, voici donc mes inquiétudes augmentées. Non-seulement Jacquesdoit vivre, mais il doit encore devenir digne de son nom, deuxobligations qui se contrarient. Jusqu’à présent j’ai pu suffire àson éducation en mesurant les travaux à ses forces, mais d’abord oùtrouver un précepteur qui me convienne puis, plus tard, quel ami mele conservera dans cet horrible Paris où tout est piége pour l’âmeet danger pour le corps&|160;? Mon ami, me dit-elle d’une voixémue, à voir votre front et vos yeux, qui ne devinerait en vousl’un de ces oiseaux qui doivent habiter les hauteurs&|160;? prenezvotre élan, soyez un jour le parrain de notre cher enfant. Allez àParis. Si votre frère et votre père ne vous secondent point, notrefamille, ma mère surtout, qui a le génie des affaires, sera certestrès-influente&|160;; profitez de notre crédit&|160;! vous nemanquerez alors ni d’appui, ni de secours dans la carrière que vouschoisirez&|160;! mettez donc le superflu de vos forces dans unenoble ambition…

— Je vous entends, lui dis-je en l’interrompant, mon ambitiondeviendra ma maîtresse. Je n’ai pas besoin de ceci pour être tout àvous. Non, je ne veux pas être récompensé de ma sagesse ici par desfaveurs là-bas. J’irai, je grandirai seul, par moi-même.J’accepterais tout de vous&|160;; des autres, je ne veux rien.

— Enfantillage&|160;! dit-elle en murmurant mais en retenant malun sourire de contentement.

— D’ailleurs, je me suis voué, lui dis-je. En méditant notresituation, j’ai pensé à m’attacher à vous par des liens qui nepuissent jamais se dénouer.

Elle eut un léger tremblement et s’arrêta pour me regarder.

— Que voulez-vous dire&|160;? fit-elle en laissant aller lesdeux couples qui nous précédaient et gardant ses enfants prèsd’elle.

— Hé&|160;! bien, répondis-je, dites-moi franchement commentvous voulez que je vous aime.

— Aimez-moi comme m’aimait ma tante, de qui je vous ai donné lesdroits en vous autorisant à m’appeler du nom qu’elle avait choisipour elle parmi les miens.

— J’aimerai donc sans espérance, avec un dévouement complet.Hé&|160;! bien, oui, je ferai pour vous ce que l’homme fait pourDieu. Ne l’avez-vous pas demandé&|160;? Je vais entrer dans unséminaire, j’en sortirai prêtre, et j’élèverai Jacques. VotreJacques, ce sera comme un autre moi&|160;: conceptions politiques,pensée, énergie, patience, je lui donnerai tout. Ainsi, jedemeurerai près de vous, sans que mon amour, pris dans la religioncomme une image d’argent dans du cristal, puisse être suspecté.Vous n’avez à craindre aucune de ces ardeurs immodérées quisaisissent un homme et par lesquelles une fois déjà je me suislaissé vaincre. Je me consumerai dans la flamme, et vous aimeraid’un amour purifié.

Elle pâlit, et dit à mots pressés&|160;: — Félix, ne vousengagez pas en des lieux qui, un jour, seraient un obstacle à votrebonheur. Je mourrais de chagrin d’avoir été la cause de ce suicide.Enfant, un désespoir d’amour est-il donc une vocation&|160;?Attendez les épreuves de la vie pour juger de la vie&|160;; je leveux, je l’ordonne. Ne vous mariez ni avec l’Eglise ni avec unefemme, ne vous mariez d’aucune manière, je vous le défends. Restezlibre. Vous avez vingt et un ans. A peine savez-vous ce que vousréserve l’avenir. Mon Dieu&|160;! vous aurais-je mal jugé&|160;?Cependant j’ai cru que deux mois suffisaient à connaître certainesâmes.

— Quel espoir avez-vous&|160;? lui dis-je en jetant des éclairspar les yeux.

— Mon ami, acceptez mon aide, élevez-vous, faites fortune, etvous saurez quel est mon espoir. Enfin, dit-elle en paraissantlaisser échapper un secret, ne quittez jamais la main de Madeleineque vous tenez en ce moment.

Elle s’était penchée à mon oreille pour me dire ces paroles quiprouvaient combien elle était occupée de mon avenir.

— Madeleine&|160;? lui dis-je, jamais&|160;!

Ces deux mots nous rejetèrent dans un silence pleind’agitations. Nos âmes étaient en proie à ces bouleversements quiles sillonnent de manière à y laisser d’éternelles empreintes. Nousétions en vue d’une porte en bois par laquelle on entrait dans leparc de Frapesle, et dont il me semble encore voir les deuxpilastres ruinés, couverts de plantes grimpantes et de mousses,d’herbes et de ronces. Tout à coup une idée, celle de la mort ducomte, passa comme une flèche dans ma cervelle, et je luidis&|160;: — Je vous comprends.

— C’est bien heureux, répondit-elle d’un ton qui me fit voir queje lui supposais une pensée qu’elle n’aurait jamais.

Sa pureté m’arracha une larme d’admiration que l’égoïsme de lapassion rendit bien amère. En faisant un retour sur moi, je songeaiqu’elle ne m’aimait pas assez pour souhaiter sa liberté. Tant quel’amour recule devant un crime, il nous semble avoir des bornes, etl’amour doit être infini. J’eus une horrible contraction decœur.

— Elle ne m’aime pas, pensais-je.

Pour ne pas laisser lire dans mon âme, j’embrassai Madeleine surses cheveux.

— J’ai peur de votre mère, dis-je à la comtesse pour reprendrel’entretien.

— Et moi aussi, répondit-elle en faisant un geste pleind’enfantillage, mais n’oubliez pas de toujours la nommer madame laduchesse et de lui parler à la troisième personne. La jeunesseactuelle a perdu l’habitude de ces formes polies,reprenez-les&|160;? faites cela pour moi. D’ailleurs, il est de sibon goût de respecter les femmes, quel que soit leur âge, et dereconnaître les distinctions sociales sans les mettre en question.Les honneurs que vous rendez aux supériorités établies ne sont-ilspas la garantie de ceux qui vous sont dus&|160;? Tout est solidairedans la Société. Le cardinal de la Rovère et Raphaël d’Urbinétaient autrefois deux puissances également révérées. Vous avezsucé dans vos lycées le lait de la Révolution, et vos idéespolitiques peuvent s’en ressentir, mais en avançant dans la vie,vous apprendrez combien les principes de liberté mal définis sontimpuissants à créer le bonheur des peuples. Avant de songer, en maqualité de Lenoncourt, à ce qu’est ou ce que doit être unearistocratie, mon bon sens de paysanne me dit que les Sociétésn’existent que par la hiérarchie. Vous êtes dans un moment de lavie où il faut choisir bien&|160;! Soyez de votre parti. Surtout,ajouta-t-elle en riant, quand il triomphe.

Je fus vivement touché par ces paroles où la profondeurpolitique se cachait sous la chaleur de l’affection, alliance quidonne aux femmes un si grand pouvoir de séduction&|160;; ellessavent toutes prêter aux raisonnements les plus aigus les formes dusentiment. Il semblait que, dans son désir de justifier les actionsdu comte, Henriette eût prévu les réflexions qui devaient sourdreen mon âme au moment où je vis, pour la première fois, les effetsde la courtisanerie. Monsieur de Mortsauf, roi dans son castel,entouré de son auréole historique, avait pris à mes yeux desproportions grandioses, et j’avoue que je fus singulièrement étonnéde la distance qu’il mit entre la duchesse et lui, par des manièresau moins obséquieuses. L’esclave a sa vanité, il ne veut obéirqu’au plus grand des despotes&|160;; je me sentais comme humilié devoir l’abaissement de celui qui me faisait trembler en dominanttout mon amour. Ce mouvement intérieur me fit comprendre lesupplice des femmes de qui l’âme généreuse est accouplée à celled’un homme de qui elles enterrent journellement les lâchetés. Lerespect est une barrière qui protége également le grand et lepetit, chacun de son côté peut se regarder en face. Je fusrespectueux avec la duchesse, à cause de ma jeunesse&|160;; mais làoù les autres voyaient une duchesse, je vis la mère de monHenriette et mis une sorte de sainteté dans mes hommages. Nousentrâmes dans la grande cour de Frapesle, où nous trouvâmes lacompagnie. Le comte de Mortsauf me présenta fort gracieusement à laduchesse, qui m’examina d’un air froid et réservé. Madame deLenoncourt était alors une femme de cinquante-six ans, parfaitementconservée et qui avait de grandes manières. En voyant ses yeux d’unbleu dur, ses tempes rayées, son visage maigre et macéré, sa tailleimposante et droite, ses mouvements rares, sa blancheur fauve quise revoyait si éclatante dans sa fille, je reconnus la race froided’où procédait ma mère, aussi promptement qu’un minéralogistereconnaît le fer de Suède. Son langage était celui de la vieillecour, elle prononçait les ’’ oit’’ en ’’ ait’’ et disait ’’ frait’’pour ’’ froid, porteux’’ au lieu de ’’ porteurs’’. Je fus nicourtisan, ni gourmé&|160;; je me conduisis si bien, qu’en allant àvêpres la comtesse me dit à l’oreille&|160;: — Vous êtesparfait&|160;!

Le comte vint à moi, me prit par la main et me dit&|160;: — Nousne sommes pas fâchés, Félix&|160;? Si j’ai eu quelques vivacités,vous les pardonnerez à votre vieux camarade. Nous allons rester iciprobablement à dîner, et nous vous inviterons pour jeudi, la veilledu départ de la duchesse. Je vais à Tours y terminer quelquesaffaires. Ne négligez pas Clochegourde. Ma belle-mère est uneconnaissance que je vous engage à cultiver. Son salon donnera leton au faubourg Saint-Germain. Elle a les traditions de la grandecompagnie, elle possède une immense instruction, connaît le blasondu premier comme du dernier gentilhomme en Europe.

Le bon goût du comte, peut-être les conseils de son géniedomestique, se montrèrent dans les circonstances nouvelles où lemettait le triomphe de sa cause. Il n’eut ni arrogance ni blessantepolitesse, il fut sans emphase, et la duchesse fut sans airsprotecteurs. Monsieur et madame de Chessel acceptèrent avecreconnaissance le dîner du jeudi suivant. Je plus à la duchesse, etses regards m’apprirent qu’elle examinait en moi un homme de qui safille lui avait parlé. Quand nous revînmes de vêpres, elle mequestionna sur ma famille et me demanda si le Vandenesse occupédéjà dans la diplomatie était mon parent. — Il est mon frère, luidis-je. Elle devint alors affectueuse à demi. Elle m’apprit que magrand’tante, la vieille marquise de Listomère, était une Grandlieu.Ses manières furent polies comme l’avaient été celles de monsieurde Mortsauf le jour où il me vit pour la première fois. Son regardperdit cette expression de hauteur par laquelle les princes de laterre vous font mesurer la distance qui se trouve entre eux etvous. Je ne savais presque rien de ma famille. La duchesse m’appritque mon grand-oncle, vieil abbé que je ne connaissais même pas denom, faisait partie du conseil privé, mon frère avait reçu del’avancement&|160;; enfin, par un article de la Charte que je neconnaissais pas encore, mon père redevenait marquis deVandenesse.

— Je ne suis qu’une chose, le serf de Clochegourde, dis-je toutbas à la comtesse.

Le coup de baguette de la Restauration s’accomplissait avec unerapidité qui stupéfiait les enfants élevés sous le régimeimpérial.

Cette révolution ne fut rien pour moi. La moindre parole, leplus simple geste de madame de Mortsauf étaient les seulsévénements auxquels j’attachais de l’importance. J’ignorais cequ’était le conseil privé&|160;; je ne connaissais rien à lapolitique ni aux choses du monde&|160;; je n’avais d’autre ambitionque celle d’aimer Henriette, mieux que Pétrarque n’aimait Laure.Cette insouciance me fit prendre pour un enfant par la duchesse. Ilvint beaucoup de monde à Frapesle, nous y fûmes trente personnes àdîner. Quel enivrement pour un jeune homme de voir la femme qu’ilaime être la plus belle entre toutes, devenir l’objet de regardspassionnés, et de se savoir seul à recevoir la lueur de ses yeuxchastement réservée&|160;; de connaître assez toutes les nuances desa voix pour trouver dans sa parole, en apparence légère oumoqueuse, les preuves d’une pensée constante, même quand on se sentau cœur une jalousie dévorante contre les distractions du monde. Lecomte, heureux des attentions dont il se vit l’objet, fut presquejeune&|160;; sa femme en espéra quelque changement d’humeur&|160;;moi je riais avec Madeleine qui, semblable aux enfants chezlesquels le corps succombe sous les étreintes de l’âme, me faisaitrire par des observations étonnantes et pleines d’un esprit moqueursans malignité, mais qui n’épargnait personne. Ce fut une bellejournée. Un mot, un espoir né le matin avait rendu la naturelumineuse&|160;; et me voyant si joyeux, Henriette étaitjoyeuse.

— Ce bonheur à travers sa vie grise et nuageuse lui sembla bienbon, me dit-elle le lendemain.

Le lendemain je passai naturellement la journée àClochegourde&|160;; j’en avais été banni pendant cinq jours,j’avais soif de ma vie. Le comte était parti dès six heures pouraller faire dresser ses contrats d’acquisition à Tours. Un gravesujet de discorde s’était ému entre la mère et la fille. Laduchesse voulait que la comtesse la suivît à Paris, où elle devaitobtenir pour elle une charge à la cour, où le comte, en revenantsur son refus, pouvait occuper de hautes fonctions. Henriette, quipassait pour une femme heureuse, ne voulait dévoiler à personne,pas même au cœur d’une mère, ses horribles souffrances, ni trahirl’incapacité de son mari. Pour que sa mère ne pénétrât point lesecret de son ménage, elle avait envoyé monsieur de Mortsauf àTours, où il devait se débattre avec les notaires. Moi seul, commeelle l’avait dit, connaissais les secrets de Clochegourde. Aprèsavoir expérimenté combien l’air pur, le ciel bleu de cette valléecalmaient les irritations de l’esprit ou les amères douleurs de lamaladie, et quelle influence l’habitation de Clochegourde exerçaitsur la santé de ses enfants, elle opposait des refus motivés quecombattait la duchesse, femme envahissante, moins chagrinequ’humiliée du mauvais mariage de sa fille. Henriette aperçut quesa mère s’inquiétait peu de Jacques et de Madeleine, affreusedécouverte&|160;! Comme toutes les mères habituées à continuer surla femme mariée le despotisme qu’elles exerçaient sur la jeunefille, la duchesse procédait par des considérations quin’admettaient point de répliques&|160;; elle affectait tantôt uneamitié captieuse afin d’arracher un consentement à ses vues, tantôtune amère froideur pour avoir par la crainte ce que la douceur nelui obtenait pas&|160;; puis, voyant ses efforts inutiles, elledéploya le même esprit d’ironie que j’avais observé chez ma mère.En dix jours, Henriette connut tous les déchirements que causentaux jeunes femmes les révoltes nécessaires à l’établissement deleur indépendance. Vous qui, pour votre bonheur, avez la meilleuredes mères, vous ne sauriez comprendre ces choses. Pour avoir uneidée de cette lutte entre une femme sèche, froide, calculée,ambitieuse, et sa fille, pleine de cette onctueuse et fraîche bontéqui ne tarit jamais, il faudrait vous figurer le lys auquel moncœur l’a sans cesse comparée, broyé dans les rouages d’une machineen acier poli. Cette mère n’avait jamais eu rien de cohérent avecsa fille&|160;; elle ne sut deviner aucune des véritablesdifficultés qui l’obligeaient a ne pas profiter des avantages de laRestauration, et à continuer sa vie solitaire. Elle crut à quelqueamourette entre sa fille et moi. Ce mot, dont elle se servit pourexprimer ses soupçons, ouvrit entre ces deux femmes des abîmes querien ne pouvait combler désormais. Quoique les familles enterrentsoigneusement ces intolérables dissidences, pénétrez-y&|160;? voustrouverez dans presque toutes des plaies profondes, incurables quidiminuent les sentiments naturels&|160;: ou c’est des passionsréelles, attendrissantes, que la convenance des caractères rendéternelles et qui donnent à la mort un contre-coup dont les noiresmeurtrissures sont ineffaçables&|160;; ou des haines latentes quiglacent lentement le cœur et sèchent les larmes au jour des adieuxéternels. Tourmentée hier, tourmentée aujourd’hui, frappée partous, même par ses deux anges souffrants qui n’étaient complices nides maux qu’ils enduraient ni de ceux qu’ils causaient, commentcette pauvre âme n’aurait-elle pas aimé celui qui ne la frappaitpoint et qui voulait l’environner d’une triple haie d’épines, afinde la défendre des orages, de tout contact, de touteblessure&|160;? Si je souffrais de ces débats, j’en étais parfoisheureux en sentant qu’elle se rejetait dans mon cœur, car Henrietteme confia ses nouvelles peines. Je pus alors apprécier son calmedans la douleur, et la patience énergique qu’elle savait déployer.Chaque jour j’appris mieux le sens de ces mots&|160;: — Aimez-moi,comme m’aimait ma tante.

— Vous n’avez donc point d’ambition&|160;? me dit à dîner laduchesse d’un air dur.

— Madame, lui répondis-je en lui lançant un regard sérieux, jeme sens une force à dompter le monde&|160;; mais je n’ai que vingtet un ans, et je suis tout seul.

Elle regarda sa fille d’un air étonné, elle croyait que, pour megarder près d’elle, sa fille éteignait en moi toute ambition. Leséjour que fit la duchesse de Lenoncourt à Clochegourde fut untemps de gêne perpétuelle. La comtesse me recommandait le décorum,elle s’effrayait d’une parole doucement dite&|160;; et, pour luiplaire, il fallait endosser le harnais de la dissimulation. Legrand jeudi vint, ce fut un jour d’ennuyeux cérémonial, un de cesjours que haïssent les amants habitués aux cajoleries dulaissez-aller quotidien, accoutumés à voir leur chaise à sa placeet la maîtresse du logis toute à eux. L’amour a horreur de tout cequi n’est pas lui-même. La duchesse alla jouir des pompes de lacour, et tout rentra dans l’ordre à Clochegourde.

Ma petite brouille avec le comte avait eu pour résultat de m’yimplanter encore plus avant que par le passé&|160;: j’y pus venir àtout moment sans exciter la moindre défiance, et les antécédents dema vie me portèrent à m’étendre comme une plante grimpante dans labelle âme où s’ouvrait pour moi le monde enchanteur des sentimentspartagés. A chaque heure, de moment en moment, notre fraternelmariage, fondé sur la confiance, devint plus cohérent&|160;; nousnous établissions chacun dans notre position&|160;: la comtessem’enveloppait dans les nourricières protections, dans les blanchesdraperies d’un amour tout maternel&|160;; tandis que mon amour,séraphique en sa présence, devenait loin d’elle mordant et altérécomme un fer rouge&|160;; je l’aimais d’un double amour quidécochait tour à tour les mille flèches du désir, et les perdait auciel où elles se mouraient dans un éther infranchissable. Si vousme demandez pourquoi, jeune et plein de fougueux vouloirs, jedemeurai dans les abusives croyances de l’amour platonique, je vousavouerai que je n’étais pas assez homme encore pour tourmentercette femme, toujours en crainte de quelque catastrophe chez sesenfants&|160;; toujours attendant un éclat, une orageuse variationchez son mari&|160;; frappée par lui, quand elle n’était pasaffligée par la maladie de Jacques ou de Madeleine&|160;; assise auchevet de l’un d’eux quand son mari calmé pouvait lui laisserprendre un peu de repos. Le son d’une parole trop vive ébranlaitson être, un désir l’offensait&|160;; pour elle, il fallait êtreamour voilé, force mêlée de tendresse, enfin tout ce qu’elle étaitpour les autres. Puis, vous le dirai-je, à vous si bien femme,cette situation comportait des langueurs enchanteresses, desmoments de suavité divine et les contentements qui suivent detacites immolations. Sa conscience était contagieuse, sondévouement sans récompense terrestre imposait par sapersistance&|160;; cette vive et secrète piété qui servait de lienà ses autres vertus, agissait à l’entour comme un encens spirituel.Puis j’étais jeune&|160;! assez jeune pour concentrer ma naturedans le baiser qu’elle me permettait si rarement de mettre sur samain dont elle ne voulut jamais me donner que le dessus et jamaisla paume, limite où pour elle commençaient peut-être les voluptéssensuelles. Si jamais deux âmes ne s’étreignirent avec plusd’ardeur, jamais le corps ne fut plus intrépidement ni plusvictorieusement dompté. Enfin, plus tard, j’ai reconnu la cause dece bonheur plein. A mon âge, aucun intérêt ne me distrayait lecœur, aucune ambition ne traversait le cours de ce sentimentdéchaîné comme un torrent et qui faisait onde de tout ce qu’ilemportait. Oui, plus tard, nous aimons la femme dans unefemme&|160;; tandis que de la première femme aimée, nous aimonstout&|160;: ses enfants sont les nôtres, sa maison est la nôtre,ses intérêts sont nos intérêts, son malheur est notre plus grandmalheur&|160;; nous aimons sa robe et ses meubles&|160;; noussommes plus fâchés de voir ses blés versés que de savoir notreargent perdu&|160;; nous sommes prêts à gronder le visiteur quidérange nos curiosités sur la cheminée. Ce saint amour nous faitvivre dans un autre, tandis que plus tard, hélas&|160;! nousattirons une autre vie en nous-mêmes, en demandant à la femmed’enrichir de ses jeunes sentiments nos facultés appauvries. Je fusbientôt de la maison, et j’éprouvai pour la première fois une deces douceurs infinies qui sont à l’âme tourmentée ce qu’est un bainpour le corps fatigué&|160;; l’âme est alors rafraîchie sur toutesses surfaces, caressée dans ses plis les plus profonds. Vous nesauriez me comprendre, vous êtes femme, et il s’agit ici d’unbonheur que vous donnez, sans jamais recevoir le pareil. Un hommeseul connaît le friand plaisir d’être, au sein d’une maisonétrangère, le privilégié de la maîtresse, le centre secret de sesaffections&|160;: les chiens n’aboient plus après vous, lesdomestiques reconnaissent, aussi bien que les chiens, les insignescachés que vous portez&|160;; les enfants, chez lesquels rien n’estfaussé, qui savent que leur part ne s’amoindrira jamais, et quevous êtes bienfaisant à la lumière de leur vie, ces enfantspossèdent un esprit divinateur&|160;; ils se font chats pour vous,ils ont de ces bonnes tyrannies qu’ils réservent aux êtres adoréset adorants&|160;; ils ont des discrétions spirituelles et sontd’innocents complices&|160;; ils viennent à vous sur la pointe despieds, vous sourient et s’en vont sans bruit. Pour vous, touts’empresse, tout vous aime et vous rit. Les passions vraiessemblent être de belles fleurs qui font d’autant plus de plaisir àvoir que les terrains où elles se produisent sont plus ingrats.Mais si j’eus les délicieux bénéfices de cette naturalisation dansune famille où je trouvais des parents selon mon cœur, j’en eusaussi les charges. Jusqu’alors monsieur de Mortsauf s’était gênépour moi&|160;; je n’avais vu que les masses de ses défauts, j’ensentis bientôt l’application dans toute son étendue, et vis combienla comtesse avait été noblement charitable en me dépeignant sesluttes quotidiennes. Je connus alors tous les angles de cecaractère intolérable&|160;: j’entendis ces criailleriescontinuelles à propos de rien, ces plaintes sur des maux dont aucunsigne n’existait au dehors, ce mécontentement inné qui déflorait lavie, et ce besoin incessant de tyrannie qui lui aurait fait dévorerchaque année de nouvelles victimes. Quand nous nous promenions lesoir, il dirigeait lui-même la promenade&|160;; mais quelle qu’ellefût, il s’y était toujours ennuyé&|160;; de retour au logis, ilmettait sur les autres le fardeau de sa lassitude&|160;; sa femmeen avait été la cause en le menant contre son gré là où ellevoulait aller&|160;; ne se souvenant plus de nous avoir conduits,il se plaignait d’être gouverné par elle dans les moindres détailsde la vie, de ne pouvoir garder ni une volonté ni une pensée à lui,d’être un zéro dans sa maison. Si ses duretés rencontraient unesilencieuse patience, il se fâchait en sentant une limite à sonpouvoir&|160;; il demandait aigrement si la religion n’ordonnaitpas aux femmes de complaire à leurs maris, s’il était convenable demépriser le père de ses enfants. Il finissait toujours par attaquerchez sa femme une corde sensible et quand il l’avait fait résonner,il semblait goûter un plaisir particulier à ces nullitésdominatrices. Quelquefois il affectait un mutisme morne, unabattement morbide, qui soudain effrayait sa femme de laquelle ilrecevait alors des soins touchants. Semblable à ces enfants gâtésqui exercent leur pouvoir sans se soucier des alarmes maternelles,il se laissait dorloter comme Jacques et Madeleine dont il étaitjaloux. Enfin, à la longue, je découvris que dans les plus petites,comme dans les plus grandes circonstances, le comte agissait enversses domestiques, ses enfants et sa femme, comme envers moi au jeude trictrac. Le jour où j’embrassai dans leurs racines et dansleurs rameaux ces difficultés qui, semblables à des lianes,étouffaient, comprimaient les mouvements et la respiration de cettefamille, emmaillotaient de fils légers mais multipliés la marche duménage, et retardaient l’accroissement de la fortune en compliquantles actes les plus nécessaires, j’eus une admirative épouvante quidomina mon amour, et le refoula dans mon cœur. Qu’étais-je, monDieu&|160;? Les larmes que j’avais bues engendrèrent en moi commeune ivresse sublime, et je trouvai du bonheur à épouser lessouffrances de cette femme. Je m’étais plié naguère au despotismedu comte comme un contrebandier paie ses amendes&|160;; désormais,je m’offris volontairement aux coups du despote, pour être au plusprès d’Henriette. La comtesse me devina, me laissa prendre uneplace à ses côtés, et me récompensa par la permission de partagerses douleurs, comme jadis l’apostat repenti, jaloux de voler auciel de conserve avec ses frères, obtenait la grâce de mourir dansle cirque.

— Sans vous j’allais succomber à cette vie, me dit Henriette unsoir où le comte avait été, comme les mouches par un jour de grandechaleur, plus piquant, plus acerbe, plus changeant qu’àl’ordinaire.

Le comte s’était couché. Nous restâmes, Henriette et moi,pendant une partie de la soirée, sous nos acacias&|160;; lesenfants jouaient autour de nous, baignés dans les rayons ducouchant. Nos paroles rares et purement exclamatives nousrévélaient la mutualité des pensées par lesquelles nous nousreposions de nos communes souffrances Quand les mots manquaient, lesilence servait fidèlement nos âmes qui pour ainsi dire entraientl’une chez l’autre sans obstacle, mais sans y être conviées par lebaiser&|160;; savourant toutes deux les charmes d’une torpeurpensive, elles s’engageaient dans les ondulations d’une mêmerêverie, se plongeaient ensemble dans la rivière, en sortaientrafraîchies comme deux nymphes aussi parfaitement unies que lajalousie le peut désirer, mais sans aucun lien terrestre. Nousallions dans un gouffre sans fond, nous revenions à la surface, lesmains vides, en nous demandant par un regard&|160;: —  » Aurons-nousun seul jour à nous parmi tant de jours&|160;?  » Quand la volupténous cueille de ces fleurs nées sans racines, pourquoi la chairmurmure-t-elle&|160;? Malgré l’énervante poésie du soir qui donnaitaux briques de la balustrade ces tons orangés, si calmants et sipurs&|160;; malgré cette religieuse atmosphère qui nouscommuniquait en sons adoucis les cris des deux enfants, et nouslaissait tranquilles&|160;; le désir serpenta dans mes veines commele signal d’un feu de joie. Après trois mois, je commençais à neplus me contenter de la part qui m’était faite, et je caressaisdoucement la main d’Henriette en essayant de transborder ainsi lesriches voluptés qui m’embrasaient. Henriette redevint madame deMortsauf et me retira sa main&|160;; quelques pleurs roulèrent dansmes veux, elle les vit et me jeta un regard tiède en portant samain à mes lèvres.

— Sachez donc bien, me dit-elle, que ceci me coûte deslarmes&|160;! L’amitié qui veut une si grande faveur est biendangereuse.

J’éclatai, je me répandis en reproches, je parlai de messouffrances et du peu d’allégement que je demandais pour lessupporter. J’osai lui dire qu’à mon âge, si les sens étaient toutâme, l’âme aussi avait un sexe&|160;; que je saurais mourir, maisnon mourir les lèvres closes.&|160;: Elle m’imposa silence en melançant son regard fier, où je crus lire le&|160;: ’’ Et moi,suis-je sur des roses&|160;?’’ du Cacique. Peut-être aussi metrompai je. Depuis le jour où, devant la porte de Frapesle, je luiavais à tort prêté cette pensée qui faisait naître notre bonheurd’une tombe, j’avais honte de tacher son âme par des souhaitsempreints de passion brutale. Elle prit la parole&|160;; et, d’unelèvre emmiellée, me dit qu’elle ne pouvait pas être tout pour moi,que je devais le savoir. Je compris, au moment où elle disait cesparoles, que, si je lui obéissais, je creuserais des abîmes entrenous deux. Je baissai la tête. Elle continua, disant qu’elle avaitla certitude religieuse de pouvoir aimer un frère, sans offenser niDieu ni les hommes&|160;; qu’il y avait quelque douceur à faire dece culte une image réelle de l’amour divin, qui, selon son bonSaint-Martin, est la vie du monde. Si je ne pouvais pas être pourelle quelque chose comme son vieux confesseur, moins qu’un amant,mais plus qu’un frère, il fallait ne plus nous voir. Elle sauraitmourir en portant à Dieu ce surcroît de souffrances vives,supportées non sans larmes ni déchirements.

— J’ai donné, dit-elle en finissant, plus que je ne devais pourn’avoir plus rien à laisser prendre, et j’en suis déjà punie.

Il fallut la calmer, promettre de ne jamais lui causer unepeine, et de l’aimer à vingt ans comme les vieillards aiment leurdernier enfant.

Le lendemain je vins de bonne heure. Elle n’avait plus de fleurspour les vases de son salon gris. Je m’élançai dans les champs,dans les vignes, et j’y cherchai des fleurs pour lui composer deuxbouquets&|160;; mais tout en les cueillant une à une, les coupantau pied, les admirant, je pensai que les couleurs et les feuillagesavaient une harmonie, une poésie qui se faisait jour dansl’entendement en charmant le regard, comme les phrases musicalesréveillent mille souvenirs au fond des cœurs aimants et aimés. Sila couleur est la lumière organisée, ne doit-elle pas avoir un senscomme les combinaisons de l’air ont le leur&|160;? Aidé par Jacqueset Madeleine, heureux tous trois de conspirer une surprise pournotre chérie, j’entrepris, sur les dernières marches du perron oùnous établîmes le quartier-général de nos fleurs, deux bouquets parlesquels j’essayai de peindre un sentiment. Figurez-vous une sourcede fleurs sortant des deux vases par un bouillonnement, retombanten vagues frangées, et du sein de laquelle s’élançaient mes vœux enroses blanches, en lys à la coupe d’argent&|160;? Sur cette fraîcheétoffe brillaient les bleuets, les myosotis, les vipérines, toutesles fleurs bleues dont les nuances, prises dans le ciel, se marientsi bien avec le blanc&|160;; n’est-ce pas deux innocences, cellequi ne sait rien et celle qui sait tout, une pensée de l’enfant,une pensée du martyr&|160;? L’amour a son blason, et la comtesse ledéchiffra secrètement. Elle me jeta l’un de ces regards incisifsqui ressemblent au cri d’un malade touché dans sa plaie&|160;: elleétait à la fois honteuse et ravie. Quelle récompense dans ceregard&|160;! La rendre heureuse, lui rafraîchir le cœur, quelencouragement&|160;! J’inventai donc la théorie du père Castel auprofit de l’amour, et retrouvai pour elle une science perdue euEurope où les fleurs de l’écritoire remplacent les pages écrites enOrient avec des couleurs embaumées. Quel charme que de faireexprimer ses sensations par ces filles du soleil, les sœurs desfleurs écloses sous les rayons de l’amour&|160;! Je m’entendisbientôt avec les productions de la flore champêtre comme un hommeque j’ai rencontré plus tard à Grandlieu s’entendait avec lesabeilles.

Deux fois par semaine, pendant le reste de mon séjour àFrapesle, je recommençai le long travail de cette œuvre poétique àl’accomplissement de laquelle étaient nécessaires toutes lesvariétés des graminées desquelles je fis une étude approfondie,moins en botaniste qu’en poète, étudiant plus leur esprit que leurforme. Pour trouver une fleur là où elle venait, j’allais souvent àd’énormes distances, au bord des eaux, dans les vallons, au sommetdes rochers, en pleines landes, butinant des pensées au sein desbois et des bruyères. Dans ces courses, je m’initiai moi-même à desplaisirs inconnus au savant qui vit dans la méditation, àl’agriculteur occupé de spécialités, à l’artisan cloué dans lesvilles, au commerçant attaché à son comptoir&|160;; mais connus dequelques forestiers, de quelques bûcherons, de quelques rêveurs. Ilest dans la nature des effets dont les signifiances sont sansbornes, et qui s’élèvent à la hauteur des plus grandes conceptionsmorales. Soit une bruyère fleurie, couverte des diamants de larosée qui la trempe, et dans laquelle se joue le soleil, immensitéparée pour un seul regard qui s’y jette à propos. Soit un coin deforêt environné de roches ruineuses, coupé de sables, vêtu demousses, garni de genévriers, qui vous saisit par je ne sais quoide sauvage, de heurté, d’effrayant, et d’où sort le cri del’orfraie. Soit une lande chaude, sans végétation, pierreuse, àpans raides, dont les horizons tiennent de ceux du désert, et où jerencontrais une fleur sublime et solitaire, une pulsatille aupavillon de soie violette étalé pour ses étamines d’or&|160;; imageattendrissante de ma blanche idole, seule dans sa vallée&|160;!Soit de grandes mares d’eau sur lesquelles la nature jette aussitôtdes taches vertes, espèce de transition entre la plante etl’animal, où la vie arrive en quelques jours, des plantes et desinsectes flottant là, comme un monde dans l’éther&|160;! Soitencore une chaumière avec son jardin plein de choux, sa vigne, sespalis, suspendue au-dessus d’une fondrière, encadrée par quelquesmaigres champs de seigle, figure de tant d’humblesexistences&|160;! Soit une longue allée de forêt semblable àquelque nef de cathédrale, où les arbres sont des piliers, où leursbranches forment les arceaux de la voûte, an bout de laquelle uneclairière lointaine aux jours mélangés d’ombres ou nuancés par lesteintes rouges du couchant poind à travers les feuilles et montrecomme les vitraux coloriés d’un chœur plein d’oiseaux qui chantent.Puis au sortir de ces bois frais et touffus, une jachère crayeuseoù sur des mousses ardentes et sonores, des couleuvres repuesrentrent chez elles en levant leurs têtes élégantes et fines. Jetezsur ces tableaux, tantôt des torrents de soleil ruisselant commedes ondes nourrissantes, tantôt des amas de nuées grises alignéescomme les rides au front d’un vieillard, tantôt les tons froidsd’un ciel faiblement orangé, sillonné de bandes d’un bleupâle&|160;; puis écoutez&|160;? vous entendrez d’indéfinissablesharmonies au milieu d’un silence qui confond. Pendant les mois deseptembre et d’octobre, je n’ai jamais construit un seul bouquetqui m’ait coûté moins de trois heures de recherches, tantj’admirais, avec le suave abandon des poètes, ces fugitivesallégories où pour moi se peignaient les phases les pluscontrastantes de la vie humaine, majestueux spectacles où vamaintenant fouiller ma mémoire. Souvent aujourd’hui je marie à cesgrandes scènes le souvenir de l’âme alors épandue sur la nature.J’y promène encore la souveraine dont la robe blanche ondoyait dansles taillis, flottait sur les pelouses, et dont la pensées’élevait, comme un fruit promis, de chaque calice plein d’étaminesamoureuses.

Aucune déclaration, nulle preuve de passion insensée n’eut decontagion plus violente que ces symphonies de fleurs, où mon désirtrompé me faisait déployer les efforts que Beethoven exprimait avecses notes&|160;; retours profonds sur lui-même, élans prodigieuxvers le ciel. Madame de Mortsauf n’était plus qu’Henriette à leuraspect. Elle y revenait sans cesse, elle s’en nourrissait, elle yreprenait toutes les pensées que j’y avais mises, quand pour lesrecevoir elle relevait la tête de dessus son métier à tapisserie endisant&|160;: — Mon Dieu, que cela est beau&|160;! Vous comprendrezcette délicieuse correspondance par le détail d’un bouquet, commed’après un fragment de poésie vous comprendriez Saadi. Avez-voussenti dans les prairies, au mois de mai, ce parfum qui communique àtous les êtres l’ivresse de la fécondation, qui fait qu’en bateauvous trempez vos mains dans l’onde, que vous livrez au vent votrechevelure, et que vos pensées reverdissent comme les touffesforestières&|160;? Une petite herbe, la flouve odorante, est un desplus puissants principes de cette harmonie voilée. Aussi personnene peut-il la garder impunément près de soi. Mettez dans un bouquetses lames luisantes et rayées comme une robe à filets blancs etverts, d’inépuisables exhalations remueront au fond de votre cœurles roses en bouton que la pudeur y écrase. Autour du col évasé dela porcelaine, supposez une forte marge uniquement composée destouffes blanches particulières au sédum des vignes enTouraine&|160;; vague image des formes souhaitées, roulées commecelles d’une esclave soumise. De cette assise sortent les spiralesdes liserons à cloches blanches, les brindilles de la bugrane rose,mêlées de quelques fougères, de quelques jeunes pousses de chêneaux feuilles magnifiquement colorées et lustrées&|160;; toutess’avancent prosternées, humbles comme des saules pleureurs, timideset suppliantes comme des prières. Au-dessus, voyez les fibrillesdéliées, fleuries, sans cesse agitées de l’amourette purpurine quiverse à flots ses anthères presque jaunes&|160;; les pyramidesneigeuses du paturin des champs et des eaux, la verte chevelure desbromes stériles, les panaches effilés de ces agrostis nommés lesépis du vent&|160;; violâtres espérances dont se couronnent lespremiers rêves et qui se détachent sur le fond gris de lin où lalumière rayonne autour de ces herbes en fleurs. Mais déjà plushaut, quelques roses du Bengale clairsemées parmi les follesdentelles du daucus, les plumes de la linaigrette, les marabous dela reine des prés, les ombellules du cerfeuil sauvage, les blondscheveux de la clématite en fruits, les mignons sautoirs de lacroisette au blanc de lait, les corymbes des millefeuilles, lestiges diffuses de la fumeterre aux fleurs roses et noires, lesvrilles de la vigne, les brins tortueux des chèvrefeuilles&|160;;enfin tout ce que ces naïves créatures ont de plus échevelé, deplus déchiré, des flammes et de triples dards, des feuilleslancéolées, déchiquetées, des tiges tourmentées comme les désirsentortillés au fond de l’âme. Du sein de ce prolixe torrent d’amourqui déborde, s’élance un magnifique double pavot rouge accompagnéde ses glands prêts à s’ouvrir, déployant les flammèches de sonincendie au-dessus des jasmins étoilés et dominant la pluieincessante du pollen, beau nuage qui papillote dans l’air enreflétant le jour dans ses mille parcelles luisantes&|160;! Quellefemme enivrée par la senteur d’Aphrodise cachée dans la flouve, necomprendra ce luxe d’idées soumises, cette blanche tendressetroublée par des mouvements indomptés, et ce rouge désir de l’amourqui demande un bonheur refusé dans les luttes cent foisrecommencées de la passion contenue, infatigable, éternelle&|160;?Mettez ce discours dans la lumière d’une croisée, afin d’en montrerles frais détails, les délicates oppositions, les arabesques, afinque la souveraine émue y voie une fleur plus épanouie et d’où tombeune larme&|160;; elle sera bien près de s’abandonner, il faudraqu’un ange ou la voix son enfant la retienne au bord de l’abîme.Que donne-t-on à Dieu&|160;? des parfums, de la lumière et deschants, les expressions les plus épurées de notre nature. Eh&|160;!bien, tout ce qu’on offre à Dieu n’était-il pas offert à l’amourdans ce poème de fleurs lumineuses qui bourdonnait incessamment sesmélodies au cœur, en y caressant des voluptés cachées, desespérances inavouées, des illusions qui s’enflamment et s’éteignentcomme des fils de la vierge par une nuit chaude.

Ces plaisirs neutres nous furent d’un grand secours pour tromperla nature irritée par les longues contemplations de la personneaimée, par ces regards qui jouissent en rayonnant jusqu’au fond desformes pénétrées. Ce fut pour moi, je n’ose dire pour elle, commeces fissures par lesquelles jaillissent les eaux contenues dans unbarrage invincible, et qui souvent empêchent un malheur en faisantune part à la nécessité. L’abstinence a des épuisements mortels quepréviennent quelques miettes tombées une à une de ce ciel qui, deDan à Sahara, donne la manne au voyageur. Cependant à l’aspect deces bouquets, j’ai souvent surpris Henriette les bras pendants,abîmée en ces rêveries orageuses pendant lesquelles les penséesgonflent le sein, animent le front, viennent par vagues,jaillissent écumeuses, menacent et laissent une lassitudeénervante. Jamais depuis je n’ai fait de bouquet pourpersonne&|160;! Quand nous eûmes créé cette langue à notre usage,nous éprouvâmes un contentement semblable à celui de l’esclave quitrompe son maître.

Pendant le reste de ce mois, quand j’accourais par les jardins,je voyais parfois sa figure collée aux vitres&|160;; et quandj’entrais au salon, je la trouvais à son métier. Si je n’arrivaispas à l’heure convenue sans que jamais nous l’eussions indiquée,parfois sa forme blanche errait sur la terrasse&|160;: et quand jel’y surprenais, elle une disait&|160;: — Je suis venue au devant devous. Ne faut-il pas avoir un peu de coquetterie pour le dernierenfant&|160;?

Les cruelles parties de trictrac avaient été interrompues entrele comte et moi. Ses dernières acquisitions l’obligeaient à unefoule de courses, de reconnaissances, de vérifications, de bornageset d’arpentages&|160;; il était occupé d’ordres à donner, detravaux champêtres qui voulaient l’œil du maître, et qui sedécidaient entre sa femme et lui. Nous allâmes souvent, la comtesseet moi, le retrouver dans les nouveaux domaines avec ses deuxenfants qui durant le chemin couraient après des insectes, descerfs-volants, des couturières, et faisaient aussi leurs bouquets,ou, pour être exact, leurs bottes de fleurs. Se promener avec lafemme qu’on aime, lui donner le bras, lui choisir son chemin&|160;!ces joies illimitées suffisent à une vie. Le discours est alors siconfiant&|160;! Nous allions seuls, nous revenions avec le général,surnom de raillerie douce que nous donnions au comte quand il étaitde bonne humeur. Ces deux manières de faire la route nuançaientnotre plaisir par des oppositions dont le secret n’est connu quedes cœurs gênés dans leur union. Au retour, les mêmes félicités, unregard, un serrement de main, étaient entremêlés d’inquiétudes. Laparole, si libre pendant l’aller, avait au retour de mystérieusessignifications, quand l’un de nous trouvait, après quelqueintervalle, une réponse à des interrogations insidieuses, ou qu’unediscussion commencée se continuait sous ces formes énigmatiquesauxquelles se prête si bien notre langue et que créent siingénieusement les femmes. Qui n’a goûté le plaisir de s’entendreainsi comme dans une sphère inconnue où les esprits se séparent dela foule et s’unissent en trompant les lois vulgaires&|160;? Unjour j’eus un fol espoir promptement dissipé quand, à une demandedu comte, qui voulait savoir de quoi nous parlions, Henrietterépondit par une phrase à double sens dont il se paya. Cetteinnocente raillerie amusa Madeleine et fit après coup rougir samère, qui m’apprit par un regard sévère qu’elle pouvait me retirerson âme comme elle n’avait naguère retiré sa main, voulant demeurerune irréprochable épouse. Mais cette union purement spirituelle atant d’attraits que le lendemain nous recommençâmes.

Les heures, les journées, les semaines, s’enfuyaient ainsipleines de félicités renaissantes. Nous arrivâmes à l’époque desvendanges, qui sont en Touraine de véritables fêtes. Vers la fin dumois de septembre, le soleil, moins chaud que durant la moisson,permet de demeurer aux champs sans avoir à craindre ni le hâle nila fatigue. Il est plus facile de cueillir les grappes que de scierles blés. Les fruits sont tous mûrs. La moisson est faite, le paindevient moins cher, et cette abondance rend la vie heureuse. Enfinles craintes qu’inspirait le résultat des travaux champêtres oùs’enfouit autant d’argent que de sueurs, ont disparu devant lagrange pleine et les celliers prêts à s’emplir. La vendange estalors comme le joyeux dessert du festin récolté, le ciel y sourittoujours en Touraine, où les automnes sont magnifiques. Dans cepays hospitalier, les vendangeurs sont nourris au logis. Ces repasétant les seuls où ces pauvres gens aient, chaque année, desaliments substantiels et bien préparés, ils y tiennent comme dansles familles patriarcales les enfants tiennent aux galas desanniversaires. Aussi courent-ils en foule dans les maisons où lesmaîtres les traitent sans lésinerie. La maison est donc pleine demonde et de provisions. Les pressoirs sont constamment ouverts. Ilsemble que tout soit animé par ce mouvement d’ouvriers tonneliers,de charrettes chargées de filles rieuses, de gens qui, touchant dessalaires meilleurs que pendant le reste de l’année, chantent à touspropos. D’ailleurs, autre cause de plaisir, les rangs sontconfondus&|160;: femmes, enfants, maîtres et gens, tout le mondeparticipe à la dive cueillette. Ces diverses circonstances peuventexpliquer l’hilarité transmise d’âge en âge, qui se développe ences derniers beaux jours de l’année et dont le souvenir inspirajadis à Rabelais la forme bachique de son grand ouvrage. Jamais lesenfants, Jacques et Madeleine toujours malades, n’avaient été envendange&|160;; j’étais comme eux, ils eurent je sais quelle joieenfantine de voir leurs émotions partagées&|160;; leur mère avaitpromis de nous y accompagner. Nous étions allés à Villaines, où sefabriquent les paniers du pays, nous en commander de fortjolis&|160;; il était question de vendanger à nous quatre quelqueschaînées réservées à nos ciseaux&|160;; mais il était convenu qu’onne mangerait pas trop de raisin. Manger dans les vignes le gros ’’co’’ de Touraine paraissait chose si délicieuse, que l’ondédaignait les plus beaux raisins sur la table. Jacques me fitjurer de n’aller voir vendanger nulle part, et de me réserver pourle clos de Clochegourde. Jamais ces deux petits êtres,habituellement souffrants et pâles, ne furent plus frais, ni plusroses, ni aussi agissants et remuants que durant cette matinée. Ilsbabillaient pour babiller, allaient, trottaient, revenaient sansraison apparente&|160;; mais, comme les autres enfants, ilssemblaient avoir trop de vie à secouer&|160;; monsieur et madame deMortsauf ne les avaient jamais vus ainsi. Je redevins enfant aveceux, plus enfant qu’eux peut-être, car j’espérais aussi ma récolte.Nous allâmes par le plus beau temps vers les vignes, et nous yrestâmes une demi-journée. Comme nous nous disputions à quitrouverait les plus belles grappes, à qui remplirait plus vite sonpanier&|160;! C’était des allées et venues des ceps à la mère, ilne se cueillait pas une grappe qu’on ne la lui montrât. Elle se mità rire du bon rire plein de sa jeunesse, quand arrivant après safille, avec mon panier, je lui dis comme Madeleine&|160;: — Et lesmiens, maman&|160;? Elle me répondit&|160;: — Cher enfant, net’échauffe pas trop&|160;! Puis me passant la main tour à tour surle cou et dans les cheveux, elle me donna un petit coup sur la joueen ajoutant&|160;: — Tu es en nage&|160;! Ce fut la seule fois quej’entendis cette caresse de la voix, le ’’ tu’’ des amants. Jeregardai les jolies baies couvertes de fruits rouges, de sinelleset de mûrons&|160;; j’écoutai les cris des enfants, je contemplaila troupe des vendangeuses, la charrette pleine de tonneaux et leshommes chargés de hottes&|160;!… Ah&|160;! je gravai tout dans mamémoire, tout jusqu’au jeune amandier sous lequel elle se tenait,fraîche, colorée, rieuse, sous son ombrelle dépliée. Puis je me misà cueillir des grappes, à remplir mon panier, à l’aller vider dansle tonneau de vendange avec une application corporelle, silencieuseet soutenue, par une marche lente et mesurée qui laissa mon âmelibre. Je goûtai l’ineffable plaisir d’un travail extérieur quivoiture la vie en réglant le cours de la passion, bien près, sansce mouvement mécanique, de tout incendier. Je sus combien le labeuruniforme contient de sagesse, et je compris les règlesmonastiques.

Pour la première fois depuis long-temps, le comte n’eut nimaussaderie, ni cruauté. Son fils si bien portant, le futur duc deLenoncourt-Mortsauf, blanc et rose, barbouillé de raisin, luiréjouissait le cœur. Ce jour étant le dernier de la vendange, legénéral promit de faire danser le soir devant Clochegourde enl’honneur des Bourbons revenus&|160;; la fête fut ainsi complètepour tout le monde. En revenant la comtesse prit mon bras&|160;;elle s’appuya sur moi de manière à faire sentir à mon cœur tout lepoids du sien, mouvement de mère qui voulait communiquer sa joie,et me dit a l’oreille&|160;: — Vous nous portez bonheur&|160;!

Certes, pour moi qui savais ses nuits sans sommeil, ses alarmeset sa vie antérieure où elle était soutenue par la main de Dieu,mais où tout était aride et fatigant, cette phrase accentuée par savoix si riche développait des plaisirs qu’aucune femme au monde nepouvait plus me rendre.

— L’uniformité malheureuse de mes jours est rompue, la viedevient belle avec des espérances, me dit-elle après une pause.Oh&|160;! ne me quittez pas&|160;! ne trahissez jamais mesinnocentes superstitions&|160;! soyez l’aîné qui devient laprovidence de ses frères&|160;!

Ici, Natalie, rien n’est romanesque&|160;: pour y découvrirl’infini des sentiments profonds, il faut dans sa jeunesse avoirjeté la sonde dans ces grands lacs au bord desquels on a vécu. Sipour beaucoup d’êtres les passions ont été des torrents de laveécoulés entre des rives desséchées, n’est-il pas des âmes où lapassion contenue par d’insurmontables difficultés a rempli d’uneeau pure le cratère du volcan&|160;?

Nous eûmes encore une fête semblable. Madame de Mortsauf voulaithabituer ses enfants aux choses de la vie, et leur donnerconnaissance des pénibles labeurs par lesquels s’obtientl’argent&|160;; elle leur avait donc constitué des revenus soumisaux chances de l’agriculture&|160;: à Jacques appartenait leproduit des noyers, à Madeleine celui des châtaigniers. A quelquesjours de là, nous eûmes la récolte des marrons et celle des noix.Aller gauler les marronniers de Madeleine, entendre tomber lesfruits que leur bogue faisait rebondir sur le velours mat et secdes terrains ingrats où vient le châtaignier&|160;; voir la gravitésérieuse avec laquelle la petite fille examinait les tas enestimant leur valeur, qui pour elle représentait les plaisirsqu’elle se donnait sans contrôle&|160;; les félicitations deManette la femme de charge qui seule suppléait la comtesse auprèsde ses enfants&|160;; les enseignements que préparait le spectacledes peines nécessaires pour recueillir les moindres biens sisouvent mis en péril par les alternatives du climat, ce fut unescène où les ingénues félicités de l’enfance paraissaientcharmantes au milieu des teintes graves de l’automne commencé.Madeleine avait son grenier à elle, où je voulus voir serrer sabrune chevance, en partageant sa joie. Eh&|160;! bien je tressailleencore aujourd’hui en me rappelant le bruit que faisait chaquehottée de marrons, roulant sur la bourre jaunâtre mêlée de terrequi servait de plancher. Le comte en prenait pour la maison&|160;;les métiviers, les gens, chacun autour de Clochegourde procuraitdes acheteurs à la Mignonne, épithète amie que dans le pays lespaysans accordent volontiers même à des étrangers, mais quisemblait appartenir exclusivement à Madeleine.

Jacques fut moins heureux pour la cueillette de ses noyers ilplut pendant quelques jours&|160;; mais je le consolai en luiconseillant de garder ses noix, pour les vendre un peu plus tard.Monsieur de Chessel m’avait appris que les noyers ne donnaient riendans le Brehémont, ni dans le pays d’Amboise, ni dans celui deVouvray. L’huile de noix est de grand usage en Touraine. Jacquesdevait trouver au moins quarante sous de chaque noyer, il en avaitdeux cents, la somme était donc considérable&|160;! Il voulaits’acheter un équipement pour monter à cheval. Son désir émut unediscussion publique où son père lui fit faire des réflexions surl’instabilité des revenus, sur la nécessité de créer des réservespour les années où les arbres seraient inféconds, afin de seprocurer un revenu moyen. Je reconnus l’âme de la comtesse dans sonsilence&|160;; elle était joyeuse de voir Jacques écoutant son pèreet le père reconquérant un peu de la sainteté qui lui manquait,grâce à ce sublime mensonge qu’elle avait préparé. Ne vous ai-jepas dit, en vous peignant cette femme, que le langage terrestreserait impuissant à rendre ses traits et son génie&|160;! Quand cessortes de scènes arrivent, l’âme savoure leurs délices sans lesanalyser&|160;; mais avec quelle vigueur elles se détachent plustard sur le fond ténébreux d’une vie agitée&|160;! pareilles à desdiamants elles brillent serties par des pensées pleines d’alliage,regrets fondus dans le souvenir des bonheurs évanouis&|160;!Pourquoi les noms des deux domaines récemment achetés, dontmonsieur et madame de Mortsauf s’occupaient tant, la Cassine et laRhétorière, m’émeuvent-ils plus que les plus beaux noms de laTerre-Sainte ou de la Grèce&|160;? ’’ Qui aime, le die’’&|160;!s’est écrié La Fontaine. Ces noms possèdent les vertustalismaniques des paroles constellées en usage dans les évocations,ils m’expliquent la magie, ils réveillent des figures endormies quise dressent aussitôt et me parlent, ils me mettent dans cetteheureuse vallée, ils créent un ciel et des paysages&|160;; mais lesévocations ne se sont-elles pas toujours passées dans les régionsdu monde spirituel&|160;? Ne vous étonnez donc pas de me voir vousentretenant de scènes si familières. Les moindres détails de cettevie simple et presque commune ont été comme autant d’attachesfaibles en apparence par lesquelles je me suis étroitement uni à lacomtesse.

Les intérêts de ses enfants causaient à la comtesse autant dechagrins que lui en donnait leur faible santé. Je reconnus bientôtla vérité de ce qu’elle m’avait dit relativement à son rôle secretdans les affaires de la maison auxquelles je m’initiai lentement enapprenant sur le pays des détails que doit savoir l’homme d’Etat.Après dix ans d’efforts, madame de Mortsauf avait changé la culturede ses terres&|160;; elle les avait ’’ mis en quatre’’, expressiondont on se sert dans le pays pour expliquer les résultats de lanouvelle méthode suivant laquelle les cultivateurs ne sèment de bléque tous les quatre ans afin de faire rapporter chaque année unproduit à la terre. Pour vaincre l’obstination des paysans, ilavait fallu résilier des baux, partager ses domaines en quatregrandes métairies, et les avoir ’’ à moitié’’, le cheptelparticulier à la Touraine et aux pays d’alentour. Le propriétairedonne l’habitation, les bâtiments d’exploitation et les semences, àdes colons de bonne volonté avec lesquels il partage les frais deculture et les produits. Ce partage est surveillé par un ’’métivier’’, l’homme chargé de prendre la moitié due aupropriétaire, système coûteux et compliqué par une comptabilité quevarie à tout moment la nature des partages. La comtesse avait faitcultiver par monsieur de Mortsauf une cinquième ferme composée desterres réservées, sises autour de Clochegourde, autant pourl’occuper que pour démontrer par l’évidence des faits, à ses ’’fermiers à moitié’’, l’excellence des nouvelles méthodes. Maîtressede diriger les cultures, elle avait fait lentement, et avec sapersistance de femme, rebâtir deux de ses métairies sur le plan desfermes de l’Artois et de la Flandre. Il est aisé de deviner sondessein. Après l’expiration des baux à moitié, la comtesse voulaitcomposer deux belles fermes de ses quatre métairies, et les loueren argent à des gens actifs et intelligents, afin de simplifier lesrevenus de Clochegourde. Craignant de mourir la première, elletâchait de laisser au comte des revenus faciles à percevoir, et àses enfants des biens qu’aucune impéritie ne pourrait fairepéricliter. En ce moment les arbres fruitiers plantés depuis dixans étaient en plein rapport. Les haies qui garantissaient lesdomaines de toute contestation future étaient poussées. Lespeupliers, les ormes, tout était bien venu. Avec ses nouvellesacquisitions et en introduisant partout le nouveau systèmed’exploitation, la terre de Clochegourde, divisée en quatre grandesfermes, dont deux restaient à bâtir, était susceptible de rapporterseize mille francs en écus, à raison de quatre mille francs parchaque ferme&|160;; sans compter le clos de vigne, ni les deuxcents arpents de bois qui les joignaient, ni la ferme modèle. Leschemins de ses quatre fermes pouvaient tous aboutir à une grandeavenue qui de Clochegourde irait en droite ligne s’embrancher surla route de Chinon. La distance entre cette avenue et Tours n’étantque de cinq lieues, les fermiers ne devaient pas lui manquer,surtout au moment où tout le monde parlait des améliorations faitespar le comte, de ses succès, et de la bonification de ses terres.Dans chacun des deux domaines achetés, elle voulait faire jeter unequinzaine de mille francs pour convertir les maisons de maître endeux grandes fermes, afin de les mieux louer après les avoircultivées pendant une année ou deux, en y envoyant pour régisseurun certain Martineau, le meilleur, le plus probe de ses métiviers,lequel allait se trouver sans place&|160;; car les baux à moitié deses quatre métairies finissaient, et le moment de les réunir endeux fermes et de louer en argent était venu. Ses idées si simples,mais compliquées de trente et quelques mille francs à dépenser,étaient en ce moment l’objet de longues discussions entre elle etle comte&|160;; querelles affreuses, et dans lesquelles ellen’était soutenue que par l’intérêt de ses deux enfants. Cettepensée&|160;: —  » Si je mourais demain, qu’adviendrait-il&|160;? « lui donnait des palpitations. Les âmes douces et paisibles chezlesquelles la colère est impossible, qui veulent faire régnerautour d’elles leur profonde paix intérieure, savent seules combiende force est nécessaire pour ces luttes, quelles abondantes vaguesde sang affluent au cœur avant d’entamer le combat, quellelassitude s’empare de l’être quand après avoir lutté rien n’estobtenu. Au moment où ses enfants étaient moins étiolés, moinsmaigres, plus agiles, car la saison des fruits avait produit seseffets sur eux&|160;; au moment où elle les suivait d’un œilmouillé dans leurs jeux, en éprouvant un contentement quirenouvelait ses forces en lui rafraîchissant le cœur, la pauvrefemme subissait les pointilleries injurieuses et les attaqueslancinantes d’une âcre opposition. Le comte, effrayé de ceschangements, en niait les avantages et la possibilité par unentêtement compact. A des raisonnements concluants, il répondaitpar l’objection d’un enfant qui mettrait en question l’influence dusoleil en été. La comtesse l’emporta. La victoire du bon sens surla folie calma ses plaies, elle oublia ses blessures. Ce jour elles’alla promener à la Cassine et à la Rhétorière, afin d’y déciderles constructions. Le comte marchait seul en avant, les enfantsnous séparaient, et nous étions tous deux en arrière suivantlentement, car elle me parlait de ce ton doux et bas qui faisaitressembler ses phrases à des flots menus, murmurés par la mer surun sable fin.

 » Elle était certaine du succès, me disait-elle. Il allaits’établir une concurrence pour le service de Tours à Chinon,entreprise par un homme actif, par un messager, cousin de Manette,qui voulait avoir une grande ferme sur la route. Sa famille étaitnombreuse&|160;: le fils aîné conduirait les voitures, le secondferait les roulages&|160;; le père, placé sur la route, à LaRabelaye, une des fermes à louer et située au centre, pourraitveiller au relais et cultiverait bien les terres en les amendantavec les fumiers que lui donneraient ses écuries. Quant à laseconde ferme, la Baude, celle qui se trouvait à deux pas deClochegourde, un de leurs quatre colons, homme probe intelligentactif et qui sentait les avantages de la nouvelle culture, offraitdéjà de la prendre à bail. Quant à la Cassine et à la Rhétorière,ces terres étaient les meilleures du pays&|160;; une fois lesfermes bâties et les cultures en pleine valeur, il suffirait de lesafficher à Tours. En deux ans, Clochegourde vaudrait ainsivingt-quatre mille francs de rente environ&|160;; la Gravelotte,cette ferme du Maine retrouvée par monsieur de Mortsauf, venaitd’être prise à sept mille francs pour neuf ans&|160;; la pension demaréchal de camp était de quatre mille francs&|160;; si ces revenusne constituaient pas encore une fortune, ils procuraient une grandeaisance&|160;; plus tard, d’autres améliorations lui permettraientpeut-être d’aller un jour a Paris pour y veiller l’éducation deJacques, dans deux ans, quand la santé de l’héritier présomptifserait affermie.  »

Avec quel tremblement elle prononça le mot ’’ Paris&|160;!’’J’étais au fond de ce projet, elle voulait se séparer le moinspossible de l’ami. Sur ce mot je m’enflammai, je lui dis qu’elle neme connaissait pas&|160;; que sans lui en parler j’avais complotéd’achever mon éducation en travaillant nuit et jour, afin d’être leprécepteur de Jacques&|160;; car je ne supporterais pas l’idée desavoir dans son intérieur un jeune homme. A ces mots, elle devintsérieuse.

— Non, Félix, dit-elle, cela ne sera pas plus que votreprêtrise. Si vous avez par un seul mot atteint la mère jusqu’aufond de son cœur, la femme vous aime trop sincèrement pour vouslaisser devenir victime de votre attachement. Une déconsidérationsans remède serait le loyer de ce dévouement et je n’y pourraisrien. Oh&|160;! non que je ne vous sois funeste en rien&|160;!Vous, vicomte de Vandenesse, précepteur&|160;? Vous&|160;! dont lanoble devise est&|160;: ’’ Ne se vend&|160;!’’ Fussiez-vous unRichelieu, vous vous seriez à jamais barré la vie. Vous causeriezles plus grands chagrins à votre famille. Mon ami, vous ne savezpas ce qu’une femme comme ma mère sait mettre d’impertinence dansun regard protecteur, d’abaissement dans une parole, de mépris dansun salut.

— Et si vous m’aimez, que me fait le monde&|160;?

Elle feignit de ne pas avoir entendu, et dit encontinuant&|160;: — Quoique mon père soit excellent et disposé àm’accorder ce que je lui demande, il ne vous pardonnerait pas devous être mal placé dans le monde et se refuserait à vous yprotéger. Je ne voudrais pas vous voir précepteur du dauphin&|160;!Acceptez la société comme elle est, ne commettez point de fautesdans la vie. Mon ami, cette proposition insensée de… .

— D’amour, lui dis-je à voix basse.

— Non, de charité, dit-elle en retenant ses larmes, cette penséefolle m’éclaire sur votre caractère&|160;: votre cœur vous nuira.Je réclame dès ce moment le droit de vous apprendre certaineschoses&|160;; laissez à mes yeux de femme le soin de voirquelquefois pour vous&|160;? Oui, du fond de mon Clochegourde, jeveux assister, muette et ravie à vos succès. Quant au précepteur,eh&|160;! bien, soyez tranquille nous trouverons un bon vieil abbé,quelque ancien savant jésuite, et mon père sacrifiera volontiersune somme pour l’éducation de l’enfant qui doit porter son nom.Jacques est mon orgueil. Il a pourtant onze ans, dit-elle après unepause. Mais il en est de lui comme de vous&|160;: en vous voyant,je vous avais donné treize ans.

Nous étions arrivés à la Cassine où Jacques, Madeleine et moinous la suivions comme des petits suivent leur mère&|160;; maisnous la gênions, je la laissai pour un moment et m’en allai dans leverger où Martineau l’aîné, son garde, examinait de compagnie avecMartineau cadet, le métivier, si les arbres devaient être ou nonabattus&|160;; ils discutaient ce point comme s’il s’agissait deleurs propres biens. Je vis alors combien la comtesse était aimée.J’exprimai mon idée à un pauvre journalier qui, le pied sur sabêche et le coude posé sur le manche écoutait les deux docteurs enPomologie.

— Ah&|160;! oui, monsieur, me répondit-il, c’est une bonne femmeet pas fière comme toutes ces guenons d’Azay qui nous verraientcrever comme des chiens plutôt que de nous céder un sou sur unetoise de fossé&|160;! Le jour où cette femme quittera le pays, laSainte Vierge en pleurera, et nous aussi. Elle sait ce qui lui estdû&|160;; mais elle connaît nos peines, et y a égard.

Avec quel plaisir je donnai tout mon argent à cethomme&|160;!

Quelques jours après, il vint un poney pour Jacques que sonpère, excellent cavalier, voulait plier lentement aux fatigues del’équitation. L’enfant eut un joli habillement de cavalier, achetésur le produit des noyers. Le matin où il prit la première leçon,accompagné de son père aux cris de Madeleine étonnée qui sautaitsur le gazon autour duquel courait Jacques, ce fut pour la comtessela première grande fête de sa maternité. Jacques avait unecollerette brodée par sa mère, une petite redingote en drap bleu deciel serrée par une ceinture de cuir verni, un pantalon blanc àplis et une toque écossaise d’où ses cheveux cendrés s’échappaienten grosses boucles&|160;: il était ravissant à voir. Aussi tous lesgens de la maison se groupèrent-ils en partageant cette félicitédomestique. Le jeune héritier souriait à sa mère en passant, et setenait sans peur. Ce premier acte d’homme chez cet enfant de qui lamort parut si souvent prochaine, l’espérance d’un bel avenir,garanti par cette promenade qui le lui montrait si beau, si joli,si frais, quelle délicieuse récompense&|160;! la joie du père, quiredevenait jeune et souriait pour la première fois depuislong-temps, le bonheur peint dans les yeux de tous les gens de lamaison, le cri d’un vieux piqueur de Lenoncourt qui revenait deTours, et qui, voyant la manière dont l’enfant tenait la bride, luidit&|160;: —  » Bravo, monsieur le vicomte&|160;!  » c’en fut trop,madame de Mortsauf fondit en larmes. Elle, si calme dans sesdouleurs, se trouva faible pour supporter la joie en admirant sonenfant chevauchant sur ce sable où souvent elle l’avait pleuré paravance, en le promenant au soleil. En ce moment elle s’appuya surmon bras, sans remords, et me dit&|160;: — Je crois n’avoir jamaissouffert. Ne nous quittez pas aujourd’hui.

La leçon finie, Jacques se jeta dans les bras de sa mère qui lereçut et le garda sur elle avec la force que prête l’excès desvoluptés, et ce fut des baisers, des caresses sans fin. J’allaifaire avec Madeleine deux bouquets magnifiques pour en décorer latable en l’honneur du cavalier. Quand nous revînmes au salon, lacomtesse me dit&|160;: — Le quinze octobre sera certes un grandjour&|160;! Jacques a pris sa première leçon d’équitation, et jeviens de faire le dernier point de mon meuble.

— Hé&|160;! bien, Blanche, dit le comte en riant, je veux vousle payer.

Il lui offrit le bras, et l’amena dans la première cour où ellevit une calèche que son père lui donnait, et pour laquelle le comteavait acheté deux chevaux en Angleterre, amenés avec ceux du duc deLenoncourt. Le vieux piqueur avait tout préparé dans la premièrecour pendant la leçon. Nous étrennâmes la voiture, en allant voirle tracé de l’avenue qui devait mener en droite ligue deClochegourde à la route de Chinon, et que les récentes acquisitionspermettaient de faire à travers les nouveaux domaines. En revenant,la comtesse me dit d’un air plein de mélancolie&|160;: — Je suistrop heureuse, pour moi le bonheur est comme une maladie, ilm’accable, et j’ai peur qu’il ne s’efface comme un rêve.

J’aimais trop passionnément pour ne pas être jaloux, et je nepouvais lui rien donner, moi&|160;! Dans ma rage, je cherchais unmoyen de mourir pour elle. Elle me demanda quelles penséesvoilaient mes yeux, je les lui dis naïvement, elle en fut plustouchée que de tous les présents, et jeta du baume dans mon cœurquand, après m’avoir emmené sur le perron, elle me dit àl’oreille&|160;: — Aimez-moi comme m’aimait ma tante, ne sera-cepas me donner votre vie&|160;? et si je la prends ainsi, n’est-cepas me faire votre obligée à toute heure&|160;?

— Il était temps de finir ma tapisserie, reprit-elle en rentrantdans le salon où je lui baisai la main comme pour renouveler messerments. Vous ne savez peut-être pas, Félix, pourquoi je me suisimposé ce long ouvrage&|160;? Les hommes trouvent dans lesoccupations de leur vie des ressources contre les chagrins, lemouvement des affaires les distrait&|160;; mais nous autres femmes,nous n’avons dans l’âme aucun point d’appui contre nos douleurs.Afin de pouvoir sourire à mes enfants et à mon mari quand j’étaisen proie à de tristes images, j’ai senti le besoin de régulariserla souffrance par un mouvement physique. J’évitais ainsi lesatonies qui suivent les grandes dépenses de force, aussi bien queles éclairs de l’exaltation. L’action de lever le bras en tempségaux berçait ma pensée et communiquait à mon âme, où grondaitl’orage, la paix du flux et du reflux en réglant ainsi sesémotions. Chaque point avait la confidence de mes secrets,comprenez-vous&|160;? Hé&|160;! bien, en faisant mon dernierfauteuil, je pensais trop à vous&|160;! oui, beaucoup trop, monami. Ce que vous mettez dans vos bouquets, moi je le disais à mesdessins.

Le dîner fut gai. Jacques, comme tous les enfants dont ons’occupe, me sauta au cou, en voyant les fleurs que je lui avaiscueillies en guise de couronne. Sa mère affecta de me bouder àcause de cette infidélité&|160;; le cher enfant lui offrit cebouquet jalousé, avec quelle grâce, vous le savez&|160;! Le soir,nous fîmes tous trois un trictrac, moi seul contre monsieur etmadame de Mortsauf, et le comte fut charmant. Enfin, à la tombée dujour, ils me reconduisirent jusqu’au chemin de Frapesle, par une deces tranquilles soirées dont les harmonies font gagner enprofondeur aux sentiments ce qu’ils perdent en vivacité. Ce fut unejournée unique en la vie de cette pauvre femme, un point brillantque vint souvent caresser son souvenir aux heures difficiles. Eneffet, les leçons d’équitation devinrent bientôt un sujet dediscorde. La comtesse craignit avec raison les dures apostrophes dupère pour le fils. Jacques maigrissait déjà, ses beaux yeux bleusse cernaient&|160;; pour ne pas causer de chagrin à sa mère, ilaimait mieux souffrir en silence. Je trouvai un remède à ses mauxen lui conseillant de dire à son père qu’il était fatigué, quand lecomte se mettrait en colère&|160;; mais ces palliatifs furentinsuffisants&|160;: il fallut substituer le vieux piqueur au père,qui ne se laissa pas arracher son écolier sans des tiraillements.Les criailleries et les discussions revinrent&|160;; le comtetrouva des textes à ses plaintes continuelles dans le peu dereconnaissance des femmes&|160;; il jeta vingt fois par jour lacalèche, les chevaux et les livrées au nez de sa femme. Enfin ilarriva l’un de ces événements auxquels les caractères de ce genreet les maladies de cette espèce aiment à se prendre&|160;: ladépense dépassa de moitié les prévisions à la Cassine et à laRhétorière, où des murs et des planchers mauvais s’écroulèrent. Unouvrier vient maladroitement annoncer cette nouvelle à monsieur deMortsauf, au lieu de la dire à la comtesse. Ce fut l’objet d’unequerelle commencée doucement, mais qui s’envenima par degrés&|160;;et où l’hypocondrie du comte, apaisée depuis quelques jours,demanda ses arrérages à la pauvre Henriette.

Ce jour-là, j’étais parti de Frapesle à dix heures et demie,après le déjeuner, pour venir faire à Clochegourde un bouquet avecMadeleine. L’enfant m’avait apporté sur la balustrade de laterrasse les deux vases, et j’allais des jardins aux environs,courant après les fleurs d’automne, si belles, mais si rares. Enrevenant de ma dernière course, je ne vis plus mon petit lieutenantà ceinture rose, à pèlerine dentelée, et j’entendis des cris àClochegourde.

— Le général, me dit Madeleine en pleurs, et chez elle ce motétait un mot de haine contre son père, le général gronde notremère, allez donc la défendre.

Je volai par les escaliers et j’arrivai dans le salon sans êtreaperçu ni salué par le comte ni par sa femme. En entendant les crisaigus du fou, j’allai fermer toutes les portes, puis je revins,j’avais vu Henriette aussi blanche que sa robe.

— Ne vous mariez jamais, Félix, me dit le comte&|160;; une femmeest conseillée par le diable&|160;; la plus vertueuse inventeraitle mal s’il n’existait pas, toutes sont des bêtes brutes.

J’entendis alors des raisonnements sans commencement ni fin. Seprévalant de ses négations antérieures, monsieur de Mortsauf répétales niaiseries des paysans qui se refusaient aux nouvellesméthodes. Il prétendit que s’il avait dirigé Clochegourde, ilserait deux fois plus riche qu’il ne l’était. En formulant cesblasphèmes violemment et injurieusement, il jurait, il sautait d’unmeuble à l’autre, il les déplaçait et les cognait&|160;; puis aumilieu d’une phrase il s’interrompait pour parler de sa moelle quile brûlait, ou de sa cervelle qui s’échappait à flots, comme sonargent. Sa femme le ruinait. Le malheureux, des trente et quelquesmille livres de rentes qu’il possédait, elle lui en avait apportédéjà plus de vingt. Les biens du duc et ceux de la duchessevalaient plus de cinquante mille francs de rente, réservés àJacques. La comtesse souriait superbement et regardait le ciel.

— Oui, s’écria-t-il, Blanche, vous êtes mon bourreau, vousm’assassinez&|160;; je vous pèse&|160;; tu veux te débarrasser demoi, tu es un monstre d’hypocrisie. Elle rit&|160;! Savez-vouspourquoi elle rit, Félix&|160;?

Je gardai le silence et baissai la tête.

— Cette femme, reprit-il en faisant la réponse à sa demande,elle me sèvre de tout bonheur, elle est autant à moi qu’à vous, etprétend être ma femme&|160;! Elle porte mon nom et ne remplit aucundes devoirs que les lois divines et humaines lui imposent, ellement ainsi aux hommes et à Dieu. Elle m’excède de courses et melasse pour que je la laisse seule&|160;; je lui déplais, elle mehait, et met tout son art à rester jeune fille&|160;; elle me rendfou par les privations qu’elle me cause, car tout se porte alors àma pauvre tête&|160;; elle me tue à petit feu, et se croit unesainte, ça communie tous les mois.

La comtesse pleurait en ce moment à chaudes larmes, humiliée parl’abaissement de cet homme auquel elle disait pour touteréponse&|160;: — Monsieur&|160;! monsieur&|160;!monsieur&|160;!

Quoique les paroles du comte m’eussent fait rougir pour luicomme pour Henriette, elles me remuèrent violemment le cœur, carelles répondaient aux sentiments de chasteté, de délicatesse quisont pour ainsi dire l’étoffe des premières amours.

— Elle est vierge à mes dépens, disait le comte.

A ce mot, la comtesse s’écria&|160;: — Monsieur&|160;!

— Qu’est-ce que c’est, dit-il, que votre monsieurimpérieux&|160;? ne suis-je pas le maître&|160;? faut-il enfin vousl’apprendre&|160;?

&|160;

Il s’avança sur elle en lui présentant sa tête de loup blancdevenue hideuse, car ses yeux jaunes eurent une expression qui lefit ressembler à une bête affamée sortant d’un bois. Henriette secoula de son fauteuil à terre pour recevoir le coup qui n’arrivapas&|160;; elle s’était étendue sur le parquet en perdantconnaissance, toute brisée. Le comte fut comme un meurtrier quisent rejaillir à son visage le sang de sa victime, il resta touthébété. Je pris la pauvre femme dans mes bras, le comte me lalaissa prendre comme s’il se fût trouvé indigne de la porter&|160;;mais il alla devant moi pour m’ouvrir la porte de la chambrecontiguë au salon, chambre sacrée où je n’étais jamais entré. Jemis la comtesse debout, et la tins un moment dans un bras, enpassant l’autre autour de sa taille, pendant que monsieur deMortsauf ôtait la fausse couverture, l’édredon, l’appareil dulit&|160;; puis, nous la soulevâmes et l’étendîmes tout habillée.En revenant à elle, Henriette nous pria par un geste de détacher saceinture&|160;; monsieur de Mortsauf trouva des ciseaux et coupatout, je lui fis respirer des sels, elle ouvrit les yeux. Le comtes’en alla, plus honteux que chagrin. Deux heures se passèrent en unsilence profond. Henriette avait sa main dans la mienne et me lapressait sans pouvoir parler. De temps en temps elle levait lesyeux pour me dire par un regard qu’elle voulait demeurer calme etsans bruit&|160;; puis il y eut un moment de trêve où elle sereleva sur son coude, et me dit à l’oreille&|160;: — Lemalheureux&|160;! si vous saviez…

Elle se remit la tête sur l’oreiller. Le souvenir de ses peinespassées joint à ses douleurs actuelles lui rendit des convulsionsnerveuses que je n’avais calmées que par le magnétisme del’amour&|160;; effet qui m’était encore inconnu, mais dont j’usaipar instinct. Je la maintins avec une force tendrementadoucie&|160;; et pendant cette dernière crise, elle me jeta desregards qui me firent pleurer. Quand ces mouvements nerveuxcessèrent, je rétablis ses cheveux en désordre, que je maniai pourla seule et unique fois de ma vie&|160;; puis je repris encore samain et contemplai long-temps cette chambre à la fois brune etgrise, ce lit simple à rideaux de perse, cette table couverte d’unetoilette parée à la mode ancienne, ce canapé mesquin à matelaspiqué. Que de poésie dans ce lieu&|160;! Quel abandon du luxe poursa personne&|160;! son luxe était la plus exquise propreté. Noblecellule de religieuse mariée pleine de résignation sainte, où leseul ornement était le crucifix de son lit, au dessus duquel sevoyait le portrait de sa tante&|160;; puis, de chaque côté dubénitier, ses deux enfants dessinés par elle au crayon, et leurscheveux du temps où ils étaient petits. Quelle retraite pour unefemme de qui l’apparition dans le grand monde eût fait pâlir lesplus belles&|160;! Tel était le boudoir où pleurait toujours lafille d’une illustre famille, inondée en ce moment d’amertume et serefusant à l’amour qui l’aurait consolée. Malheur secret,irréparable&|160;! Et des larmes chez la victime pour le bourreau,et des larmes chez le bourreau pour la victime. Quand les enfantset la femme de chambre entrèrent, je sortis. Le comte m’attendait,il m’admettait déjà comme un pouvoir médiateur entre sa femme etlui&|160;; et il me saisit par les mains eu me criant&|160;: —Restez, restez, Félix&|160;!

— Malheureusement, lui dis-je, monsieur de Chessel a du monde,il ne serait pas convenable que ses convives cherchassent lesmotifs de mon absence&|160;; mais après le dîner je reviendrai.

Il sortit avec moi, me reconduisit jusqu’à la porte d’en bassans me dire un mot&|160;; puis il m’accompagna jusqu’à Frapesle,sans savoir ce qu’il faisait. Enfin, là je lui dis&|160;: — Au nomdu ciel, monsieur le comte, laissez-lui diriger votre maison, sicela peut lui plaire, et ne la tourmentez plus.

— Je n’ai pas long-temps à vivre, me dit-il d’un airsérieux&|160;; elle ne souffrira pas long-temps par moi, je sensque ma tête éclate.

Et il me quitta dans un accès d’égoïsme involontaire. Après ledîner, je revins savoir des nouvelles de madame de Mortsauf, que jetrouvai déjà mieux. Si telles étaient, pour elle, les joies dumariage, si de semblables scènes se renouvelaient souvent, commentpouvait-elle vivre&|160;? Quel lent assassinat impuni&|160;!Pendant cette soirée, je compris par quelles tortures inouïes lecomte énervait sa femme. Devant quel tribunal apporter de telslitiges&|160;? Ces réflexions m’hébétaient, je ne pus rien dire àHenriette&|160;; mais je passai la nuit à lui écrire. Des trois ouquatre lettres que je fis, il m’est resté ce commencement dont jene fus pas content&|160;; mais s’il me parut ne rien exprimer, outrop parler de moi quand je ne devais m’occuper que d’elle, il vousdira dans quel état était mon âme.

 » A MADAME DE MORTSAUF.

Combien de choses n’avais-je pas à vous dire en arrivant,auxquelles je pensais pendant le chemin et que j’oublie en vousvoyant&|160;! Oui, dès que je vous vois, chère Henriette, je netrouve plus mes paroles en harmonie avec les reflets de votre âmequi grandissent votre beauté&|160;; puis, j’éprouve près de vous unbonheur tellement infini, que le sentiment actuel efface lessentiments de la vie antérieure. Chaque fois, je nais à une vieplus étendue et suis comme le voyageur qui, en montant quelquegrand rocher, découvre à chaque pas un nouvel horizon. A chaquenouvelle conversation, n’ajoutai-je pas à mes immenses trésors unnouveau trésor&|160;? Là, je crois, est le secret des longs, desinépuisables attachements. Je ne puis donc vous parler de vous queloin de vous. En votre présence, je suis trop ébloui pour voir,trop heureux pour interroger mon bonheur, trop plein de vous pourêtre moi, trop éloquent par vous pour parler, trop ardent à saisirle moment présent pour me souvenir du passé. Sachez bien cetteconstante ivresse pour m’en pardonner les erreurs. Près de vous, jene puis que sentir. Néanmoins j’oserai vous dire, ma chèreHenriette, que jamais, dans les nombreuses joies que vous avezfaites, je n’ai ressenti de félicités semblables aux délices quiremplirent mon âme hier quand, après cette tempête horrible où vousavez lutté contre le mal avec un courage surhumain, vous êtesrevenue à moi seul, au milieu du demi-jour de votre chambre, oùcette malheureuse scène m’a conduit. Moi seul ai su de quelleslueurs peut briller une femme quand elle arrive des portes de lamort aux portes de la vie, et que l’aurore d’une renaissance vientnuancer son front. Combien votre voix était harmonieuse&|160;!Combien les mots, même les vôtres, me semblaient petits alors quedans le son de votre voix adorée reparaissaient les ressentimentsvagues d’une douleur passée, mêlés aux consolations divines parlesquelles vous m’avez enfin rassuré, en me donnant ainsi vospremières pensées. Je vous connaissais brillant de toutes lessplendeurs humaines&|160;; mais hier j’ai entrevu une nouvelleHenriette qui serait à moi si Dieu le voulait. Hier j’ai entrevu jene sais quel être dégagé des entraves corporelles qui nousempêchent de secouer les feux de l’âme. Tu étais bien belle danston abattement, bien majestueuse dans ta faiblesse. Hier j’aitrouvé quelque chose de plus beau que ta beauté, quelque chose deplus doux que ta voix&|160;; des lumières plus étincelantes que nel’est la lumière de tes yeux, des parfums pour lesquels il n’estpoint de mots&|160;; hier ton âme a été visible et palpableAh&|160;! j’ai bien souffert de n’avoir pu t’ouvrir mon cœur pourt’y faire revivre. Enfin, hier, j’ai quitté la terreur respectueuseque tu m’inspires, cette défaillance ne nous avait-elle pasrapprochés&|160;? Alors j’ai su ce que c’était que respirer enrespirant avec toi, quand la crise te permit d’aspirer notre air.Combien de prières élevées au ciel en un moment&|160;! Si je n’aipas expiré en traversant les espaces que j’ai franchis pour allerdemander à Dieu de te laisser encore à moi, l’on ne meurt ni dejoie ni de douleur. Ce moment m’a laissé des souvenirs ensevelisdans mon âme et qui ne reparaîtront jamais à sa surface sans quemes yeux se mouillent de pleurs&|160;; chaque joie en augmentera lesillon, chaque douleur les fera plus profonds. Oui, les craintesdont mon âme fut agitée hier seront un terme de comparaison pourtoutes mes douleurs à venir, comme les joies que tu m’asprodiguées, chère éternelle pensée de ma vie&|160;! domineronttoutes les joies que la main de Dieu daignera m’épancher. Tu m’asfait comprendre l’amour divin, cet amour sûr qui, plein de sa forceet de sa durée, ne connaît ni soupçons ni jalousies.  »

Une mélancolie profonde me rongeait l’âme, le spectacle de cettevie intérieure était navrant pour un cœur jeune et neuf auxémotions sociales&|160;; trouver cet abîme à l’entrée du monde, unabîme sans fond, une mer morte. Cet horrible concert d’infortunesme suggéra des pensées infinies, et j’eus à mon premier pas dans lavie sociale une immense mesure à laquelle les autres scènesrapportées ne pouvaient plus être que petites. Ma tristesse fitjuger à monsieur et madame de Chessel que mes amours étaientmalheureuses, et j’eus le bonheur de ne nuire en rien à ma grandeHenriette par ma passion.

Le lendemain, quand j’entrai dans le salon, elle y étaitseule&|160;; elle me contempla pendant un instant en me tendant lamain, et me dit&|160;: — L’ami sera donc toujours troptendre&|160;? Ses yeux devinrent humides, elle se leva, puis me ditavec un ton de supplication désespérée&|160;: — Ne m’écrivez plusainsi&|160;!

Monsieur de Mortsauf était prévenant. La comtesse avait reprisson courage et son front serein&|160;; mais son teint trahissaitses souffrances de la veille, qui étaient calmées sans êtreéteintes. Elle me dit le soir, en nous promenant dans les feuillessèches de l’automne qui résonnaient sous nos pas&|160;: — Ladouleur est infinie, la joie a des limites. Mot qui révélait sessouffrances, par la comparaison qu’elle en faisait avec sesfélicités fugitives.

— Ne médisez pas de la vie, lui dis-je&|160;: vous ignorezl’amour, et il a des voluptés qui rayonnent jusque dans lescieux.

— Taisez-vous, dit-elle, je n’en veux rien connaître. LeGröenlandais mourrait en Italie&|160;! Je suis calme et heureuseprès de vous, je puis vous dire toutes mes pensées&|160;; nedétruisez pas ma confiance. Pourquoi n’auriez-vous pas la vertu duprêtre et le charme de l’homme libre&|160;?

— Vous feriez avaler des coupes de ciguë, lui dis-je en luimettant la main sur mon cœur qui battait à coups pressés.

— Encore&|160;! s’écria-t-elle en retirant sa main comme si elleeût ressenti quelque vive douleur. Voulez-vous donc m’ôter letriste plaisir de faire étancher le sang de mes blessures par unemain amie&|160;? N’ajoutez pas à mes souffrances, vous ne les savezpas toutes&|160;! les plus secrètes sont les plus difficiles àdévorer. Si vous étiez femme, vous comprendriez en quellemélancolie mêlée de dégoût tombe une âme fière, alors qu’elle sevoit l’objet d’attentions qui ne réparent rien et avec lesquelles’’ on’’ croit tout réparer. Pendant quelques jours je vais êtrecourtisée, ’’ on’’ va vouloir se faire pardonner le tort que l’’’on’’ s’est donné.

Je pourrais alors obtenir un assentiment aux volontés les plusdéraisonnables. Je suis humiliée par cet abaissement, par cescaresses qui cessent le jour où l’’’ on’’ croit que j’ai toutoublié. Ne devoir la bonne grâce de son maître qu’à ses fautes…

— A ses crimes, dis-je vivement.

— N’est-ce pas une affreuse condition d’existence&|160;?dit-elle en me jetant un triste sourire. Puis, je ne sais pas userde ce pouvoir passager. En ce moment, je ressemble aux chevaliersqui ne portaient pas de coup à leur adversaire tombé. Voir à terrecelui que nous devons honorer, le relever pour en recevoir denouveaux coups, souffrir de sa chute plus qu’il n’en souffrelui-même, et se trouver déshonorée si l’on profite d’une passagèreinfluence, même dans un but d’utilité&|160;; dépenser sa force,épuiser les trésors de l’âme en ces luttes sans noblesse, ne régnerqu’au moment où l’on reçoit de mortelles blessures&|160;! Mieuxvaut la mort. Si je n’avais pas d’enfants, je me laisserais allerau courant de cette vie&|160;; mais, sans mon courage inconnu, quedeviendraient-ils&|160;? je dois vivre pour eux, quelquedouloureuse que soit la vie. Vous me parlez d’amour&|160;?…eh&|160;! mon ami, songez donc en quel enfer je tomberais si jedonnais à cet être sans pitié, comme le sont tous les gens faibles,le droit de me mépriser&|160;? Je ne supporterais pas unsoupçon&|160;! La pureté de ma conduite fait ma force. La vertu,cher enfant, a des eaux saintes où l’on se retrempe et d’où l’onsort renouvelé à l’amour de Dieu&|160;!

— Ecoutez, chère Henriette, je n’ai plus qu’une semaine àdemeurer ici. Je veux que…

— Ah&|160;! vous nous quittez… dit-elle en m’interrompant.

— Mais ne dois-je pas savoir ce que mon père décidera demoi&|160;? Voici bientôt trois mois…

— Je n’ai pas compté les jours, me répondit-elle avec l’abandonde la femme émue. Elle se recueillit et me dit&|160;: — Marchons,allons à Frapesle.

Elle appela le comte, ses enfants, demanda son châle&|160;;puis, quand tout fut prêt, elle si lente, si calme, eut uneactivité de Parisienne, et nous partîmes en troupe pour aller àFrapesle y faire une visite que la comtesse ne devait pas. Elles’efforça de parler à madame de Chessel, qui heureusement fut trèsprolixe dans ses réponses. Le comte et monsieur de Chessels’entretinrent de leurs affaires. J’avais peur que monsieur deMortsauf ne vantât sa voiture et son attelage, mais il fut d’ungoût parfait&|160;; son voisin le questionna sur les travaux qu’ilentreprenait à la Cassine et à la Rhétorière. En entendant lademande, je regardai le comte en croyant qu’il s’abstiendrait d’unsujet de conversation si fatal en souvenirs, si cruellement amerpour lui&|160;; mais il prouva combien il était urgent d’améliorerl’état de l’agriculture dans le canton, de bâtir de belles fermesdont les locaux fussent sains et salubres&|160;; enfin, ils’attribua glorieusement les idées de sa femme. Je contemplai lacomtesse en rougissant. Ce manque de délicatesse chez un homme quidans certaines occasions en montrait tant, cet oubli de la scènemortelle, cette adoption des idées contre lesquelles il s’était siviolemment élevé, cette croyance en soi me pétrifiaient.

Quand monsieur de Chessel lui dit&|160;: — Croyez-vous pouvoirretrouver vos dépenses&|160;?

— Au delà&|160;! fit-il avec un geste affirmatif.

De semblables crises ne s’expliquaient que par le mot démence.Henriette, la céleste créature, était radieuse. Le comte neparaissait-il pas homme de sens, bon administrateur, excellentagronome&|160;? elle caressait avec ravissement les cheveux deJacques, heureuse pour elle, heureuse pour son fils&|160;! Quelcomique horrible, quel drame railleur. J’en fus épouvanté. Plustard, quand le rideau de la scène sociale se releva pour moi,combien de Mortsauf n’ai-je pas vus, moins les éclairs de loyauté,moins la religion de celui-ci&|160;! Quelle singulière et mordantepuissance est celle qui perpétuellement jette au fou un ange, àl’homme d’amour sincère et poétique une femme mauvaise, au petit lagrande, à ce magot une belle et sublime créature&|160;; à la nobleJuana de Mancini le capitaine Diard, de qui vous avez su l’histoireà Bordeaux&|160;; à madame de Beauséant un d’Ajuda, à madamed’Aiglemont son mari, au marquis d’Espard sa femme&|160;? J’aicherché long-temps le sens de cette énigme, je vous l’avoue. J’aifouillé bien des mystères, j’ai découvert la raison de plusieurslois naturelles, le sens de quelques hiéroglyphes divins&|160;; decelui-ci, je ne sais rien, je l’étudie toujours comme une figure ducasse-tête indien dont les brames se sont réservé la constructionsymbolique. Ici le génie du mal est trop visiblement le maître, etje n’ose accuser Dieu. Malheur sans remède, qui donc s’amuse à voustisser&|160;? Henriette et son Philosophe Inconnu auraient-ils doncraison&|160;? leur mysticisme contiendrait-il le sens général del’humanité&|160;?

Les derniers jours que je passai dans ce pays furent ceux del’automne effeuillé, jours obscurcis de nuages qui parfoiscachèrent le ciel de la Touraine, toujours si pur et si chaud danscette belle saison. La veille de mon départ, madame de Mortsaufm’emmena sur la terrasse, avant le dîner.

— Mon cher Félix, me dit-elle après un tour fait en silence sousles arbres dépouillés, vous allez entrer dans le monde, et je veuxvous y accompagner en pensée. Ceux qui ont beaucoup souffert ontbeaucoup vécu&|160;; ne croyez pas que les âmes solitaires nesachent rien de ce monde, elles le jugent. Si je dois vivre par monami, je ne veux être mal à l’aise ni dans son cœur ni dans saconscience&|160;; au fort du combat il est bien difficile de sesouvenir de toutes les règles, permettez-moi de vous donnerquelques enseignements de mère à fils. Le jour de votre départ jevous remettrai, cher enfant&|160;! une longue lettre où voustrouverez mes pensées de femme sur le monde, sur les hommes, sur lamanière d’aborder les difficultés dans ce grand remuementd’intérêts&|160;; promettez-moi de ne la lire qu’à Paris&|160;? Laprière est l’expression d’une de ces fantaisies de sentiment quisont notre secret à nous autres femmes&|160;; je ne crois pas qu’ilsoit impossible de la comprendre mais peut-être serions-nouschagrines de la savoir comprise&|160;; laissez-moi ces petitssentiers où la femme aime à se promener seule.

— Je vous le promets, lui dis-je en lui baisant les mains.

— Ah&|160;! dit-elle, j’ai encore un serment à vousdemander&|160;; mais engagez-vous d’avance à le souscrire.

— Oh&|160;! oui, lui dis-je en croyant qu’il allait êtrequestion de fidélité.

— Il ne s’agit pas de moi, reprit-elle en souriant avecamertume. Félix, ne jouez jamais dans quelque salon que ce puisseêtre&|160;; je n’excepte celui de personne.

— Je ne jouerai jamais, lui répondis-je.

— Bien, dit-elle. Je vous ai trouvé un meilleur usage du tempsque vous dissiperiez au jeu&|160;; vous verrez que là où les autresdoivent perdre tôt ou tard, vous gagnerez toujours.

— Comment&|160;?

— La lettre vous le dira, répondit-elle d’un air enjoué quiôtait à ses recommandations le caractère sérieux dont sontaccompagnées celles des grands-parents.

La comtesse me parla pendant une heure environ et me prouva laprofondeur de son affection en me révélant avec quel soin ellem’avait étudié pendant ces trois derniers mois&|160;; elle entradans les derniers replis de mon cœur, en tâchant d’y appliquer lesien&|160;; son accent était varié, convaincant&|160;; ses parolestombaient d’une lèvre maternelle, et montraient autant par le tonque par la substance combien de liens nous attachaient déjà l’un àl’autre.

— Si vous saviez, dit-elle en finissant, avec quelles anxiétésje vous suivrai dans votre route, quelle joie si vous allez droit,quels pleurs si vous vous heurtez à des angles&|160;! Croyez-moi,mon affection est sans égale&|160;; elle est à la fois involontaireet choisie. Ah&|160;! je voudrais vous voir heureux, puissant,considéré, vous qui serez pour moi comme un rêve animé.

Elle me fit pleurer. Elle était à la fois douce etterrible&|160;; son sentiment se mettait trop audacieusement àdécouvert, il était trop pur pour permettre le moindre espoir aujeune homme altéré de plaisir. En retour de ma chair laissée enlambeaux dans son cœur, elle me versait les lueurs incessantes etincorruptibles de ce divin amour qui ne satisfaisait que l’âme.Elle montait à des hauteurs où les ailes diaprées de l’amour qui mefit dévorer ses épaules ne pouvaient me porter&|160;; pour arriverprès d’elle, un homme devait avoir conquis les ailes blanches duséraphin.

— En toutes choses, lui dis-je, je penserai&|160;: Que diraitmon Henriette&|160;?

— Bien, je veux être l’étoile et le sanctuaire, dit-elle enfaisant allusion aux rêves de mon enfance et cherchant à m’enoffrir la réalisation pour tromper mes désirs.

— Vous serez ma religion et ma lumière, vous serez tout,m’écriai-je.

— Non, répondit-elle, je ne puis être la source de vosplaisirs.

Elle soupira, et me jeta le sourire des peines secrètes, cesourire de l’esclave un moment révolté. Dès ce jour, elle fut nonpas la bien-aimée, mais la plus aimée&|160;; elle ne fut pas dansmon cœur comme une femme qui veut une place, qui s’y grave par ledévouement ou par l’excès du plaisir&|160;; non, elle eut tout lecœur, et fut quelque chose de nécessaire au jeu des muscles&|160;;elle devint ce qu’était la Béatrix du poète florentin, la Lauresans tache du poète vénitien, la mère des grandes pensées, la causeinconnue des résolutions qui sauvent, le soutien de l’avenir, lalumière qui brille dans l’obscurité comme le lys dans lesfeuillages sombres. Oui, elle dicta ces hautes déterminations quicoupent la part au feu, qui restituent la chose en péril&|160;;elle m’a donné cette constance à la Coligny pour vaincre lesvainqueurs, pour renaître de la défaite, pour lasser les plus fortslutteurs.

Le lendemain, après avoir déjeuné à Frapesle et fait mes adieuxà mes hôtes si complaisants à l’égoïsme de mon amour, je me rendisà Clochegourde. Monsieur et madame de Mortsauf avaient projeté deme reconduire à Tours, d’où je devais partir dans la nuit pourParis. Pendant ce chemin la comtesse fut affectueusement muette,elle prétendit d’abord avoir la migraine&|160;; puis elle rougit dece mensonge et le pallia soudain en disant qu’elle ne me voyaitpoint partir sans regret. Le comte m’invita à venir chez lui, quanden l’absence des Chessel j’aurais l’envie de voir la vallée del’Indre. Nous nous séparâmes héroïquement, sans larmesapparentes&|160;; mais, comme quelques enfants maladifs, Jacqueseut un mouvement de sensibilité qui lui fit répandre quelqueslarmes, tandis que Madeleine, déjà femme, serrait la main de samère.

— Cher petit&|160;! dit la comtesse en baisant Jacques avecpassion.

Quand je me trouvai seul à Tours, il me prit après le dîner unede ces rages inexpliquées que l’on n’éprouve qu’au jeune âge. Jelouai un cheval et franchis en cinq quarts d’heure la distanceentre Tours et Pont-de-Ruan. Là, honteux de montrer ma folie, jecourus à pied dans le chemin, et j’arrivai comme un espion, à pasde loup, sous la terrasse. La comtesse n’y était pas, j’imaginaiqu’elle souffrait&|160;; j’avais gardé la clef de la petite porte,j’entrai&|160;; elle descendait en ce moment le perron avec sesdeux enfants pour venir respirer, triste et lente, la doucemélancolie empreinte sur ce paysage, au coucher du soleil.

— Ma mère, voilà Félix, dit Madeleine.

— Oui, moi, lui dis-je à l’oreille. Je me suis demandé pourquoij’étais à Tours, quand il m’était encore facile de vous voir.Pourquoi ne pas accomplir un désir que dans huit jours je nepourrai plus réaliser&|160;?

— Il ne nous quitte pas, ma mère, cria Jacques en sautant àplusieurs reprises.

— Tais-toi donc, dit Madeleine, tu vas attirer ici legénéral.

— Ceci n’est pas sage, reprit-elle, quelle folie&|160;!

Cette consonance dite dans les larmes par sa voix, quel paiementde ce qu’on devrait appeler les calculs usuraires del’amour&|160;!

— J’avais oublié de vous rendre cette clef, lui dis-je ensouriant.

— Vous ne reviendrez donc plus&|160;? dit-elle.

— Est-ce que nous nous quittons&|160;? demandai-je en lui jetantun regard qui lui fit abaisser ses paupières pour voiler sa muetteréponse.

Je partis après quelques moments passés dans une de cesheureuses stupeurs des âmes arrivées là où finit l’exaltation et oùcommence la folle extase. Je m’en allai d’un pas lent, en meretournant sans cesse. Quand au sommet du plateau je contemplai lavallée une dernière fois, je fus saisi du contraste qu’ellem’offrit en la comparant à ce qu’elle était quand j’y vins&|160;:ne verdoyait-elle pas, ne flambait-elle pas alors comme flambaient,comme verdoyaient mes désirs et mes espérances&|160;? Initiémaintenant aux sombres et mélancoliques mystères d’une famille,partageant les angoisses d’une Niobé chrétienne, triste comme elle,l’âme rembrunie, je trouvais en ce moment la vallée au ton de mesidées. En ce moment les champs étaient dépouillés, les feuilles despeupliers tombaient, et celles qui restaient avaient la couleur dela rouille&|160;; les pampres étaient brûlés, la cime des boisoffrait les teintes graves de cette couleur ’’ tannée’’ que jadisles rois adoptaient pour leur costume et qui cachait la pourpre dupouvoir sous le brun des chagrins. Toujours en harmonie avec mespensées, la vallée où se mouraient les rayons jaunes d’un soleiltiède, me présentait encore une vivante image de mon âme. Quitterune femme aimée est une situation horrible ou simple, selon lesnatures&|160;; moi je me trouvai soudain comme dans un paysétranger dont j’ignorais la langue&|160;; je ne pouvais me prendreà rien, en voyant des choses auxquelles je ne sentais plus mon âmeattachée. Alors l’étendue de mon amour se déploya, et ma chèreHenriette s’éleva de toute sa hauteur dans ce désert où je ne vécusque par son souvenir. Elle fut une figure si religieusement adoréeque je résolus de rester sans souillure en présence de ma divinitésecrète, et me revêtis idéalement de la robe blanche des lévites,imitant ainsi Pétrarque qui ne se présenta jamais devant Laure deNoves qu’entièrement habillé de blanc.

Avec quelle impatience j’attendis la première nuit où, de retourchez mon père, je pourrais lire cette lettre que je touchais durantle voyage comme un avare tâte une somme en billets qu’il est forcéde porter sur lui. Pendant la nuit, je baisais le papier sur lequelHenriette avait manifesté ses volontés, où je devais reprendre lesmystérieuses effluves échappées de sa main, d’où les accentuationsde sa voix s’élanceraient dans mon entendement recueilli. Je n’aijamais lu ses lettres que comme je lus la première, au lit et aumilieu d’un silence absolu&|160;; je ne sais pas comment on peutlire autrement des lettres écrites par une personne aimée&|160;;cependant il est des hommes indignes d’être aimés qui mêlent lalecture de ces lettres aux préoccupations du jour, la quittent etla reprennent avec une odieuse tranquillité Voici, Natalie,l’adorable voix qui tout à coup retentit dans le silence de lanuit, voici la sublime figure qui se dressa pour me montrer dudoigt le vrai chemin dans le carrefour où j’étais arrivé.

 » Quel bonheur, mon ami, d’avoir à rassembler les éléments éparsde mon expérience pour vous la transmettre et vous en armer contreles dangers du monde à travers lequel vous devrez vous conduirehabilement&|160;! J’ai ressenti les plaisirs permis de l’affectionmaternelle, en m’occupant de vous durant quelques nuits. Pendantque j’écrivais ceci, phrase à phrase, en me transportant par avancedans la vie que vous mènerez, j’allais parfois à ma fenêtre. Envoyant de là les tours de Frapesle éclairées par la lune, souventje me disais&|160;:  » Il dort, et je veille pour lui&|160;! « Sensations charmantes qui m’ont rappelé les premiers bonheurs de mavie, alors que je contemplais Jacques endormi dans son berceau, enattendant son réveil pour lui donner mon lait. N’êtes-vous pas unhomme-enfant de qui l’âme doit être réconfortée par quelquespréceptes dont vous n’avez pu vous nourrir dans ces affreuxcolléges où vous avez tant souffert&|160;; mais que, nous autresfemmes, avons le privilège de vous présenter&|160;! Ces lieuxinfluent sur vos succès, ils les préparent et les consolident. Nesera-ce pas une maternité spirituelle que cet engendrement dusystème auquel un homme doit rapporter les actions de sa vie, unematernité bien comprise par l’enfant&|160;? Cher Félix,laissez-moi, quand même je commettrais ici quelques erreurs,imprimer à notre amitié le désintéressement qui lasanctifiera&|160;: vous livrer au monde, n’est-ce pas renoncer àvous&|160;? mais je vous aime assez pour sacrifier mes jouissancesà votre bel avenir. Depuis bientôt quatre mois vous m’avez faitétrangement réfléchir aux lois et aux mœurs qui régissent notreépoque. Les conversations que j’ai eues avec ma tante, et dont lesens vous appartient, à vous qui la remplacez&|160;! les événementsde sa vie que monsieur de Mortsauf m’a racontés&|160;; les parolesde mon père à qui la cour fut si familière&|160;; les plus grandescomme les plus petites circonstances, tout a surgi dans ma mémoireau profit de mon enfant adoptif que je vois près de se lancer aumilieu des hommes, presque seul&|160;; près de se diriger sansconseil dans un pays où plusieurs périssent par leurs bonnesqualités étourdiment déployées, où certains réussissent par leursmauvaises bien employées.

Avant tout, méditez l’expression concise de mon opinion sur lasociété considérée dans son ensemble, car avec vous peu de parolessuffisent. J’ignore si les sociétés sont d’origine divine ou sielles sont inventées par l’homme, j’ignore également en quel senselles se meuvent&|160;; ce qui me semble certain, leurexistence&|160;; dès que vous les acceptez au lieu de vivre àl’écart, vous devez en tenir les conditions constitutives pourbonnes&|160;; entre elles et vous, demain il se signera comme uncontrat. La société d’aujourd’hui se sert-elle plus de l’hommequ’elle ne lui profite&|160;? je le crois&|160;; mais que l’homme ytrouve plus de charges que de bénéfices, ou qu’il achète tropchèrement les avantages qu’il en recueille, ces questions regardentles législateurs et non l’individu. Selon moi, vous devez doncobéir en toute chose à la loi générale, sans la discuter, qu’elleblesse ou flatte votre intérêt. Quelque simple que puisse vousparaître ce principe, il est difficile en ses applications&|160;;il est comme une sève qui doit s’infiltrer dans les moindres tuyauxcapillaires pour vivifier l’arbre, lui conserver sa verdure,développer ses peurs, et bonifier ses fruits si magnifiquementqu’il excite une admiration générale. Cher, les lois ne sont pastoutes écrites dans un livre, les mœurs aussi créent dès lois, lesplus importantes sont les moins connues&|160;; il n’est niprofesseurs, ni traités, ni école pour ce droit qui régit vosactions, vos discours, votre vie extérieure, la manière de vousprésenter au monde ou d’aborder la fortune. Faillir à ces loissecrètes, c’est rester au fond de l’état social au lieu de ledominer. Quand même cette lettre ferait de fréquents pléonasmesavec vos pensées, laissez-moi donc vous confier ma politique defemme.

Expliquer la société par la théorie du bonheur individuel prisavec adresse aux dépens de tous, est une doctrine fatale dont lesdéductions sévères amènent l’homme à croire que tout ce qu’ils’attribue secrètement sans que la loi, le monde ou l’individus’aperçoivent d’une lésion, est bien ou dûment acquis. D’aprèscette charte, le voleur habile est absous, la femme qui manque àses devoirs sans qu’on en sache rien est heureuse et sage&|160;;tuez un homme sans que la justice en ait une seule preuve, si vousconquérez ainsi quelque diadème à la Macbeth, vous avez bienagi&|160;; votre intérêt devient une loi suprême, la questionconsiste à tourner, sans témoins ni preuves, les difficultés queles mœurs et les lois mettent entre vous et vos satisfactions. Aqui voit ainsi la société, le problème que constitue une fortune àfaire, mon ami, se réduit à jouer une partie dont les enjeux sontun million ou le bagne, une position politique ou le déshonneur.Encore le tapis vert n’a-t-il pas assez de drap pour tous lesjoueurs, et fait-il une sorte de génie pour combiner un coup. Je nevous parle ni de croyances religieuses, ni de sentiments&|160;; ils’agit ici des rouages d’une machine d’or et de fer, et de sesrésultats immédiats dont s’occupent les hommes. Cher enfant de moncœur, si vous partagez mon horreur envers cette théorie descriminels, la société ne s’expliquera donc à vos yeux que commeelle s’explique dans tout entendement sain, par la théorie desdevoirs. Oui, vous vous devez les uns aux autres sous mille formesdiverses. Selon moi, le duc et pair se doit bien plus à l’artisanou au pauvre, que le pauvre et l’artisan ne se doivent au duc etpair. Les obligations contractées s’accroissent en raison desbénéfices que la société présente à l’homme, d’après ce principe,vrai en commerce comme en politique, que la gravité des soins estpartout en raison de l’étendue des profits. Chacun paie sa dette àsa manière. Quand notre pauvre homme de la Rhétorière vient secoucher fatigué de ses labours, croyez-vous qu’il n’ait pas remplides devoirs&|160;; il a certes mieux accompli les siens quebeaucoup de gens haut placés. En considérant ainsi la société danslaquelle vous voudrez une place en harmonie avec votre intelligenceet vos facultés, vous avez donc à poser, comme principe générateur,cette maxime&|160;: ne se rien permettre ni contre sa conscience nicontre la conscience publique. Quoique mon insistance puisse voussembler superflue, je vous supplie, oui, votre Henriette voussupplie de bien peser le sens de ces deux paroles. Simples enapparence, elles signifient, cher, que la droiture, l’honneur, laloyauté, la politesse sont les instruments les plus sûrs et lesplus prompts de votre fortune. Dans ce monde égoïste, une foule degens vous diront que l’on ne fait pas son chemin par lessentiments, que les considérations morales trop respectéesretardent leur marche&|160;; vous verrez des hommes mal élevés,mal-appris ou incapables de toiser l’avenir, froissant un petit, serendant coupables d’une impolitesse envers une vieille femme,refusant de s’ennuyer un moment avec quelque bon vieillard, sousprétexte qu’ils ne leur sont utiles à rien&|160;; plus tard vousapercevrez ces hommes accrochés à des épines qu’ils n’auront pasépointées, et manquant leur fortune pour un rien&|160;; tandis quel’homme rompu de bonne heure à cette théorie des devoirs, nerencontrera point d’obstacles&|160;; peut-être arrivera-t-il moinspromptement, mais sa fortune sera solide et restera quand celle desautres croulera&|160;!

Quand je vous dirai que l’application de cette doctrine exigeavant tout la science des manières, vous trouverez peut-être que majurisprudence sent un peu la cour et les enseignements que j’aireçus dans la maison de Lenoncourt. O mon ami&|160;! j’attache laplus grande importance à cette instruction, si petite en apparence.Les habitudes de la grande compagnie vous sont aussi nécessairesque peuvent l’être les connaissances étendues et variées que vouspossédez&|160;; elles les ont souvent supplées&|160;: certainsignorants en fait, mais doués d’un esprit naturel, habitués àmettre de la suite dans leurs idées, sont arrivés à une grandeurqui fuyait de plus dignes qu’eux. Je vous ai bien étudié, Félix,afin de savoir si votre éducation, prise en commun dans lescolléges, n’avait rien gâté chez vous. Avec quelle joie ai-jereconnu que vous pouviez acquérir le peu qui vous manque, Dieu seulle sait&|160;! Chez beaucoup de personnes élevées dans cestraditions, les manières sont purement extérieures&|160;; car lapolitesse exquise, les belles façons viennent du cœur et d’un grandsentiment de dignité personnelle&|160;; voilà pourquoi, malgré leuréducation, quelques nobles ont mauvais ton, tandis que certainespersonnes d’extraction bourgeoise ont naturellement bon goût, etn’ont plus qu’à prendre quelques leçons pour se donner, sansimitation gauche, d’excellentes manières. Croyez-en une pauvrefemme qui ne sortira jamais de sa vallée, ce ton noble, cettesimplicité gracieuse empreinte dans la parole, dans le geste, dansla tenue et jusque, dans la maison, constitue comme une poésiephysique dont le charme est irrésistible&|160;; jugez de sapuissance quand elle prend sa source dans le cœur&|160;? Lapolitesse, cher enfant, consiste à paraître s’oublier pour lesautres&|160;; chez beaucoup de gens, elle est une grimace socialequi se dément aussitôt que l’intérêt trop froissé montre le bout del’oreille, un grand devient alors ignoble. Mais, et je veux quevous soyez ainsi, Félix, la vraie politesse implique une penséechrétienne&|160;; elle est comme la fleur de la charité, etconsiste à s’oublier réellement. En souvenir d’Henriette, ne soyezdonc pas une fontaine sans eau, ayez l’esprit et la forme&|160;! Necraignez pas d’être souvent la dupe de cette vertu sociale, tôt ontard vous recueillerez le fruit de tant de grains en apparencejetés au vent. Mon père a remarqué jadis qu’une des façons les plusblessantes dans la politesse mal entendue est l’abus des promesses.Quand il vous sera demandé quel que chose que vous ne sauriezfaire, refusez net en ne laissant aucune fausse espérance&|160;;puis accordez promptement ce que vous voulez octroyer&|160;: vousacquerrez ainsi la grâce du refus et la grâce du bienfait, doubleloyauté qui relève merveilleusement un caractère. Je ne sais sil’on ne nous en veut pas plus d’un espoir déçu qu’on ne nous saitgré d’une faveur. Surtout, mon ami, car ces petites choses sontbien dans mes attributions, et je puis m’appesantir sur ce que jecrois savoir, ne soyez ni confiant, ni banal, ni empressé, troisécueils&|160;! La trop grande confiance diminue le respect, labanalité nous vaut le mépris, le zèle nous rend excellents àexploiter. Et d’abord, cher enfant, vous n’aurez pas plus de deuxou trois amis dans le cours de votre existence, votre entièreconfiance est leur bien&|160;; la donner à plusieurs, n’est-ce pasles trahir&|160;? Si vous vous liez avec quelques hommes plusintimement qu’avec d’autres, soyez donc discret sur vous-même,soyez toujours réservé comme si vous deviez les avoir un jour pourcompétiteurs, pour adversaires ou pour ennemis&|160;; les hasardsde la vie le voudront ainsi. Gardez donc une attitude qui ne soitni froide ni chaleureuse, sachez trouver cette ligne moyenne surlaquelle un homme peut demeurer sans rien compromettre. Oui, croyezque le galant homme est aussi loin de la lâche complaisance dePhilinte que de l’âpre vertu d’Alceste. Le génie du poète comiquebrille dans l’indication du milieu vrai que saisissent lesspectateurs nobles&|160;; certes, tous pencheront plus vers lesridicules de la vertu que vers le souverain mépris caché sous labonhomie de l’égoïsme&|160;; mais ils sauront se préserver de l’unet de l’autre. Quant à la banalité, si elle fait dire de vous parquelques niais que vous êtes un homme charmant, les gens habitués àsonder, à évaluer les capacités humaines, déduiront votre tare etvous serez promptement déconsidéré, car la banalité est laressource des gens faibles&|160;; or les faibles sontmalheureusement méprisés par une société qui ne voit dans chacun deses membres que des organes&|160;; peut-être d’ailleurs a-t-elleraison, la nature condamne à mort les êtres imparfaits. Aussipeut-être les touchantes protections de la femme sont-ellesengendrées par le plaisir qu’elle trouve à lutter contre une forceaveugle, à faire triompher l’intelligence du cœur sur la brutalitéde la matière. Mais la société, plus marâtre que mère, adore lesenfants qui flattent sa vanité. Quant au zèle, cette première etsublime erreur de la jeunesse qui trouve un contentement réel àdéployer ses forces et commence ainsi par être la dupe d’elle-mêmeavant d’être celle d’autrui, gardez-le pour vos sentimentspartages, gardez-le pour la femme et pour Dieu. N’apportez ni aubazar du monde ni aux spéculations de la politique des trésors enéchange desquels ils vous rendront des verroteries. Vous devezcroire la voix qui vous commande la noblesse en toute chose, alorsqu’elle vous supplie de ne pas vous prodiguer inutilement&|160;;car malheureusement les hommes vous estiment en raison de votreutilité, sans tenir compte de votre valeur. Pour employer une imagequi se grave en votre esprit poétique, que le chiffre soit d’unegrandeur démesurée, tracé en or, écrit au crayon, ce ne sera jamaisqu’un chiffre. Comme l’a dit un homme de cette époque&|160;: « n’ayez jamais de zèle&|160;! « &|160;! Le zèle effleure la duperie,il cause des mécomptes&|160;; vous ne trouveriez jamais au-dessusde vous une chaleur en harmonie avec la vôtre&|160;: les rois commeles femmes croient que tout leur est dû. Quelque triste que soit ceprincipe, il est vrai, mais ne déflore point l’âme. Placez vossentiments purs en des lieux inaccessibles où leurs fleurs soientpassionnément admirées, L’artiste rêvera presque amoureusement auchef-d’œuvre. Les devoirs, mon ami, ne sont pas des sentiments.Faire ce qu’on doit n’est pas faire ce qui plaît. Un homme doitaller mourir froidement pour son pays et peut donner avec bonheursa vie à une femme. Une des règles les plus importantes de lascience des manières, est un silence presque absolu sur vous-même.Donnez-vous la comédie, quelque jour, de parler de vous-même à desgens de simple connaissance&|160;; entretenez-les de vossouffrances, de vos plaisirs ou de vos affaires&|160;; vous verrezl’indifférence succédant à l’intérêt joué&|160;; puis, l’ennuivenu, si la maîtresse du logis ne vous interrompt poliment, chacuns’éloignera sous des prétextes habilement saisis. Mais voulez-vousgrouper autour de vous toutes les sympathies, passer pour un hommeaimable et spirituel, d’un commerce sûr&|160;? entretenez-lesd’eux-mêmes, cherchez un moyen de les mettre en scène, même ensoulevant des questions en apparence inconciliables avec lesindividus&|160;; les fronts s’animeront, les bouches voussouriront, et quand vous serez parti chacun fera votre éloge. Votreconscience et la voix du cœur vous diront la limite où commence lalâcheté des flatteries, où finit la grâce de la conversation.Encore un mot sur le discours en public. Mon ami, la jeunesse esttoujours encline à je ne sais quelle promptitude de jugement quilui fait honneur, mais qui la dessert&|160;; de là venait lesilence imposé par l’éducation d’autrefois aux jeunes gens quifaisaient auprès des grands un stage pendant lequel ils étudiaientla vie&|160;; car, autrefois, la Noblesse comme l’Art avait sesapprentis, ses pages dévoués aux maîtres qui les nourrissaient.Aujourd’hui la jeunesse possède une science de serre chaude,partant tout acide, qui la porte à juger avec sévérité les actions,les pensées et les écrits&|160;; elle tranche avec le fil d’unelame qui n’a pas encore servi. N’ayez pas ce travers. Vos arrêtsseraient des censures qui blesseraient beaucoup de personnes autourde vous, et tous pardonneront moins peut-être une blessure secrètequ’un tort que vous donneriez publiquement. Les jeunes gens sontsans indulgence, parce qu’ils ne connaissent rien de la vie ni deses difficultés. Le vieux critique est bon et doux, le jeunecritique est implacable&|160;; celui-ci ne sait rien, celui-là saittout. D’ailleurs, il est au fond de toutes les actions humaines unlabyrinthe de raisons déterminantes, desquelles Dieu s’est réservéle jugement définitif. Ne soyez sévère que pour vous-même. Votrefortune est devant vous, mais personne en ce monde ne peut faire lasienne sans aide&|160;; pratiquez donc la maison de mon père,l’entrée vous en est acquise, les relations que vous vous y créerezvous serviront en mille occasions&|160;; mais n’y cédez pas unpouce de terrain à ma mère, elle écrase celui qui s’abandonne etadmire la fierté de celui qui lui résiste&|160;; elle ressemble aufer qui, battu, peut se joindre au fer, mais qui brise par soncontact tout ce qui n’a pas sa dureté. Cultivez donc ma mère&|160;;si elle vous veut du bien, elle vous introduira dans les salons oùvous acquerrez cette fatale science du monde, l’art d’écouler, deparler, de répondre, de vous présenter, de sortir&|160;; le langageprécis, ce’’ je ne sais quoi’’ qui n’est pas plus la supérioritéque l’habit ne constitue le génie, mais sans lequel le plus beautalent ne sera jamais admis. Je vous connais assez pour être sûrede ne me faire aucune illusion en vous voyant par avance comme jesouhaite que vous soyez&|160;: simple dans vos manières, doux deton, fier sans fatuité, respectueux près des vieillards, prévenantsans servilité, discret surtout. Déployez votre esprit, mais neservez pas d’amusement aux autres&|160;; car, sachez bien que sivotre supériorité froisse un homme médiocre, il se taira, puis ildira de vous&|160;: —  » Il est très amusant&|160;!  » terme demépris. Que votre supériorité soit toujours léonine. Ne cherchezpas d’ailleurs à complaire aux hommes. Dans vos relations avec eux,je vous recommande une froideur qui puisse arriver jusqu’à cetteimpertinence dont ils ne peuvent se ficher&|160;; tous respectentcelui qui les dédaigne, et ce dédain vous conciliera la faveur detoutes les femmes qui vous estimeront en raison du peu de cas quevous ferez des hommes. Ne souffrez jamais près de vous des gensdéconsidérés, quand même ils ne mériteraient pas leur réputation,car le monde nous demande également compte de nos amitiés et de noshaines&|160;; à cet égard, que vos jugements soient long-temps etmûrement pesés, mais qu’ils soient irrévocables. Quand les hommesrepoussés par vous auront justifié votre répulsion, votre estimesera recherchée&|160;; ainsi vous inspirerez ce respect tacite quigrandit un homme parmi les hommes. Vous voilà donc armé de lajeunesse qui plaît, de la grâce qui séduit, de la sagesse quiconserve les conquêtes. Tout ce que je viens de vous dire peut serésumer par un vieux mot&|160;: ’’ noblesse oblige&|160;!’’

Maintenant appliquez ces préceptes à la politique des affaires.Vous entendrez plusieurs personnes disant que la finesse estl’élément du succès, que le moyen de percer la foule est de diviserles hommes pour se faire faire place. Mon ami, ces principesétaient bons au Moyen-Age, quand les princes avaient des forcesrivales à détruire les unes par les autres&|160;; mais aujourd’huitout est à jour, et ce système vous rendrait de fort mauvaisservices. En effet, vous rencontrerez devant vous, soit un hommeloyal et vrai, soit un ennemi traître, un homme qui procédera parla calomnie, par la médisance, par la fourberie. Eh&|160;! bien,sachez que vous n’avez pas de plus puissant auxiliaire quecelui-ci, l’ennemi de cet homme est lui-même&|160;; vous pouvez lecombattre en vous servant d’armes loyales, il sera tôt ou tardméprisé. Quant au premier, votre franchise vous conciliera sonestime&|160;; et, vos intérêts conciliés (car tout s’arrange), ilvous servira. Ne craignez pas de vous faire des ennemis&|160;;malheur à qui n’en a pas dans le monde où vous allez&|160;; maistâchez de ne donner prise ni au ridicule ni à ladéconsidération&|160;; je dis tâchez, car à Paris un homme nes’appartient pas toujours, il est soumis à de fatalescirconstances&|160;; vous n’y pourrez éviter ni la boue duruisseau, ni la tuile qui tombe. La morale a ses ruisseaux d’où lesgens déshonorés essaient de faire jaillir sur les plus noblespersonnes la boue dans laquelle ils se noient. Mais vous pouveztoujours vous faire respecter en vous montrant dans toutes lessphères implacable dans vos dernières déterminations. Dans ceconflit d’ambitions, au milieu de ces difficultés entrecroisées,allez toujours droit au fait, marchez résolument à la question, etne vous battez jamais que sur un point, avec toutes vos forces.Vous savez combien monsieur de Mortsauf haïssait Napoléon, il lepoursuivait de sa malédiction, il veillait sur lui comme la justicesur le criminel, il lui redemandait tous les soirs le ducd’Enghien, la seule infortune, seule mort qui lui ait fait verserdes larmes&|160;; eh&|160;! bien, il l’admirait comme le plus hardides capitaines, il m’en a souvent expliqué la tactique. Cettestratégie ne peut-elle donc s’appliquer dans la guerre desintérêts&|160;? elle y économiserait le temps comme l’autreéconomisait les hommes et l’espace&|160;; songez à ceci, car unefemme se trompe souvent en ces choses que nous jugeons par instinctet par sentiment. Je puis insister sur un point&|160;: toutefinesse, toute tromperie est découverte et finit par nuire, tandisque toute situation me paraît être moins dangereuse quand un hommese place sur le terrain de la franchise. Si je pouvais citer monexemple, je vous dirais qu’à Clochegourde, forcée par le caractèrede monsieur de Mortsauf à prévenir tout litige, à faire arbitrerimmédiatement les contestations qui seraient pour lui comme unemaladie dans laquelle il se complairait en y succombant, j’aitoujours tout terminé moi-même en allant droit au nœud et disant àl’adversaire&|160;: Dénouons, ou coupons&|160;? Il vous arriverasouvent d’être utile aux autres, de leur rendre service, et vous enserez peu récompensé&|160;; mais n’imitez pas ceux qui se plaignentdes hommes et se vantent de ne trouver que des ingrats N’est-ce passe mettre sur un piédestal&|160;? puis n’est-il pas un peu niaisd’avouer son peu de connaissance du monde&|160;? Mais ferez-vous lebien comme un usurier prête son argent&|160;? Ne le ferez-vous paspour le bien en lui-même&|160;? ’’ Noblesse oblige&|160;!’’Néanmoins ne rendez pas de tels services que vous forciez les gensà l’ingratitude, car ceux-là deviendraient pour vousd’irréconciliables ennemis&|160;: il y a le désespoir del’obligation, comme le désespoir de la ruine, qui prête des forcesincalculables. Quant à vous, acceptez le moins que vous pourrez desautres. Ne soyez le vassal d’aucune âme, ne relevez que devous-même. Je ne vous donne d’avis, mon ami, que sur les petiteschoses de la vie. Dans le monde politique, tout change d’aspect,les règles qui régissent votre personne fléchissent devant lesgrands intérêts. Mais si vous parveniez à la sphère où se meuventles grands hommes, vous seriez, comme Dieu, seul juge de vosrésolutions. Vous ne serez plus alors un homme, vous serez la loivivante&|160;; vous ne serez plus un individu, vous vous serezincarné la nation. Mais si vous jugez, vous serez jugé aussi. Plustard vous comparaîtrez devant les siècles, et vous savez assezl’histoire pour avoir apprécié les sentiments et les actes quiengendrent la vraie grandeur.

J’arrive à la question grave, à votre conduite auprès desfemmes. Dans les salons où vous irez, ayez pour principe de ne pasvous prodiguer en vous livrant au petit manége de la coquetterie.Un des hommes qui, dans l’autre siècle, eurent le plus de succès,avait l’habitude de ne jamais s’occuper que d’une seule personnedans la même soirée, et de s’attacher à celles qui paraissentnégligées. Cet homme, cher enfant, a dominé son époque. Il avaitsagement calculé que, dans un temps donné, son éloge seraitobstinément fait par tout le monde. La plupart des jeunes gensperdent leur plus précieuse fortune, le temps nécessaire pour secréer des relations qui sont la moitié de la vie sociale&|160;;comme ils plaisent par eux-mêmes, ont peu de choses à faire pourqu’on s’attache à leurs intérêts&|160;; mais ce printemps estrapide, sachez le bien employer. Cultivez donc les femmesinfluentes. Les femmes influentes sont les vieilles femmes, ellesvous apprendront les alliances, les secrets de toutes les familles,et les chemins de traverse qui peuvent vous mener rapidement aubut. Elles seront à vous de cœur&|160;; la protection est leurdernier amour quand elles ne sont pas dévotes&|160;; elles vousserviront merveilleusement, elles vous prôneront et vous rendrontdésirable. Fuyez les jeunes femmes&|160;! Ne croyez pas qu’il y aitle moindre intérêt personnel dans ce que je vous dis&|160;? Lafemme de cinquante ans fera tout pour vous et la femme de vingt ansrien, celle-ci veut toute votre vie, l’autre ne vous demanderaqu’un moment, une attention. Raillez les jeunes femmes, prenezd’elles tout en plaisanterie, elles sont incapables d’avoir unepensée sérieuse. Les jeunes femmes, mon ami, sont égoïstes,petites, sans amitié vraie, elles n’aiment qu’elles, elles voussacrifieraient à un succès. D’ailleurs, toutes veulent dudévouement, et votre situation exigera qu’on en ait pour vous, deuxprétentions inconciliables. Aucune d’elles n’aura l’entente de vosintérêts, toutes penseront à elles et non à vous, toutes vousnuiront plus par leur vanité qu’elles ne vous serviront par leurattachement&|160;; elles vous dévoreront sans scrupule votre temps,vous feront manquer votre fortune, vous détruiront de la meilleuregrâce du monde. Si vous vous plaignez, la plus sotte d’entre ellesvous prouvera que son gant vaut le monde, que rien n’est plusglorieux que de la servir. Toutes vous diront qu’elles donnent lebonheur, et vous feront oublier vos belles destinées&|160;: leurbonheur est variable, votre grandeur sera certaine. Vous ne savezpas avec quel art perfide elles s’y prennent pour satisfaire leursfantaisies, pour convertir un goût passager en un amour quicommence sur la terre et doit se continuer dans le ciel. Le jour oùelles vous quitteront, elles vous diront que le mot ’’ je n’aimeplus’’ justifie l’abandon, comme le mot ’’ j’aime’’ excusait leuramour, que l’amour est involontaire. Doctrine absurde, cher&|160;!Croyez-le, le véritable amour est éternel, infini, toujourssemblable à lui-même&|160;; il est égal et pur, sans démonstrationsviolentes&|160;; il se voit en cheveux blancs, toujours jeune decœur. Rien de ces choses ne se trouve parmi les femmes mondaines,elles jouent toutes la comédie&|160;: celle-ci vous intéressera parses malheurs, elle paraîtra la plus douce et la moins exigeante desfemmes&|160;; mais quand elle se sera rendue nécessaire, elle vousdominera lentement et vous fera faire ses volontés&|160;; vousvoudrez être diplomate, aller, venir, étudier les hommes, lesintérêts, les pays&|160;? non, vous resterez à Paris ou à sa terre,elle vous coudra malicieusement à sa jupe&|160;; et plus vousmontrerez de dévouement, plus elle sera ingrate. Celle-là tenterade vous intéresser par sa soumission, elle se fera votre page, ellevous suivra romanesquement au bout du monde, elle se compromettrapour vous garder et sera comme une pierre à votre cou. Vous vousnoierez un jour, et la femme surnagera. Les moins rusées des femmesont des piéges infinis&|160;; la plus imbécile triomphe par le peude défiance qu’elle excite&|160;; la moins dangereuse serait unefemme galante qui vous aimerait sans savoir pourquoi, qui vousquitterait sans motif, et vous reprendrait par vanité. Mais toutesvous nuiront dans le présent ou dans l’avenir. Toute jeune femmequi va dans le monde, qui vit de plaisirs et de vaniteusessatisfactions, est une femme à demi corrompue qui vous corrompra.Là, ne sera pas la créature chaste et recueillie dans l’âme delaquelle vous régnerez toujours. Ah&|160;! elle sera solitairecelle qui vous aimera&|160;: ses plus belles fêtes seront vosregards, elle vivra de vos paroles. Que cette femme soit donc pourvous le monde entier, car vous serez tout pour elle&|160;; aimez-labien, ne lui donnez ni chagrins ni rivales, n’excitez pas sajalousie. Etre aimé, cher, être compris, est le plus grand bonheur,je souhaite que vous le goûtiez, mais ne compromettez pas la fleurde votre âme, soyez bien sûr du cœur où vous placerez vosaffections. Cette femme ne sera jamais elle, elle ne devra jamaispenser à elle, mais à vous&|160;; elle ne vous disputera rien, ellen’entendra jamais ses propres intérêts et saura flairer pour vousun danger là où vous n’en verrez point, là où elle oubliera le sienpropre&|160;; enfin si elle souffre, elle souffrira sans seplaindre, elle n’aura point de coquetterie personnelle, mais elleaura comme un respect de ce que vous aimerez en elle. Répondez àcet amour en le surpassant. Si vous êtes assez heureux pourrencontrer ce qui manquera toujours à votre pauvre amie, un amourégalement inspiré, également ressenti&|160;; songez, quelle quesoit la perfection de cet amour, que dans une vallée vivra pourvous une mère de qui le cœur est si creusé par le sentiment dontvous l’avez rempli, que vous n’en pourrez jamais trouver le fond.Oui, je vous porte une affection dont l’étendue ne vous sera jamaisconnue&|160;: pour qu’elle se montre ce qu’elle est, il faudraitque vous eussiez perdu votre belle intelligence, et alors vous nesauriez pas jusqu’où pourrait aller mon dévouement. Suis-jesuspecte en vous disant d’éviter les jeunes femmes, toutes plus oumoins artificieuses, moqueuses, vaniteuses, futiles,gaspilleuses&|160;; de vous attacher aux femmes influentes, à cesimposantes douairières, pleines de sens comme l’était ma tante, etqui vous serviront si bien, qui vous défendront contre lesaccusations secrètes en les détruisant, qui diront de vous ce quevous ne pourriez en dire vous-même&|160;? Enfin ne suis-je pasgénéreuse en vous ordonnant de réserver vos adorations pour l’angeau cœur pur&|160;? Si ce mot, ’’ noblesse oblige’’ , contient unegrande partie de mes premières recommandations, mes avis sur vosrelations avec les femmes sont aussi dans ce mot dechevalerie&|160;: ’’ les servir toutes, n’en aimer qu’une’’.

Votre instruction est immense, votre cœur conservé par lasouffrance est resté sans souillure&|160;; tout est beau, tout estbien en vous, ’’ veuillez donc’’&|160;! Votre avenir est maintenantdans ce seul mot, le mot des grands hommes. N’est-ce pas, monenfant, que vous obéirez à voire Henriette, que vous lui permettrezde continuer à vous dire ce qu’elle pense de vous et de vosrapports avec le monde&|160;: j’ai dans l’âme un œil qui voitl’avenir pour vous comme pour mes enfants, laissez-moi donc user decette faculté, à votre profit, don mystérieux que m’a fait la paixde ma vie et qui, loin de s’affaiblir, s’entretient dans lasolitude et le silence. Je vous demande en retour de me donner ungrand bonheur&|160;: je veux vous voir grandissant parmi leshommes, sans qu’un seul de vos succès me fasse plisser lefront&|160;; je veux que vous mettiez promptement votre fortune àla hauteur de votre nom et pouvoir me dire que j’ai contribué mieuxque par le désir à votre grandeur. Cette secrète coopération est leseul plaisir que je puisse me permettre. J’attendrai. Je ne vousdis pas adieu. Nous sommes séparés, vous ne pouvez avoir ma mainsous vos lèvres&|160;; mais vous devez bien avoir entrevu quelleplace vous occupez dans le cœur de

Votre HENRIETTE « .

Quand j’eus fini cette lettre, je sentais palpiter sous mesdoigts un cœur maternel au moment où j’étais encore glacé par lesévère accueil de ma mère. Je devinai pourquoi la comtesse m’avaitinterdit en Touraine la lecture de cette lettre, elle craignaitsans doute de voir tomber ma tête à ses pieds et de les sentirmouillés par mes pleurs.

Je fis enfin la connaissance de mon frère Charles quijusqu’alors avait été comme un étranger pour moi&|160;; mais il eutdans ses moindres relations une morgue qui mettait trop de distanceentre nous pour que nous nous aimassions en frères&|160;; tous lessentiments doux reposent sur l’égalité des âmes et il n’y eut entrenous aucun point de cohésion. Il m’enseignait doctoralement cesriens que l’esprit ou le cœur devinent&|160;; à tout propos, ilparaissait se défier de moi&|160;; si je n’avais pas eu pour pointd’appui mon amour, il m’eût rendu gauche et bête en affectant decroire que je ne savais rien. Néanmoins il me présenta dans lemonde où ma niaiserie devait faire valoir ses qualités. Sans lesmalheurs de mon enfance, j’aurais pu prendre sa vanité deprotecteur pour de l’amitié fraternelle&|160;; mais la solitudemorale produit les mêmes effets que la solitude terrestre&|160;: lesilence permet d’y apprécier les plus légers retentissements, etl’habitude de se réfugier en soi-même développe une sensibilitédont la délicatesse révèle les moindres nuances des affections quinous touchent. Avant d’avoir connu madame de Mortsauf, un regarddur me blessait, l’accent d’un mot brusque me frappait aucœur&|160;; j’en gémissais, mais sans rien savoir de la vie descaresses&|160;; tandis qu’à mon retour de Clochegourde, je pouvaisétablir des comparaisons qui perfectionnaient ma scienceprématurée. L’observation qui repose sur des souffrances ressentiesest incomplète. Le bonheur a sa lumière aussi. Je me laissaid’autant plus volontiers écraser sous la supériorité du droitd’aînesse, que je n’étais pas la dupe de Charles.

J’allai seul chez la duchesse de Lenoncourt où je n’entendispoint parler d’Henriette, où personne, excepté le bon vieux duc, lasimplicité même, ne m’en parla&|160;; mais à la manière dont il mereçut, je devinai les secrètes recommandations de sa fille. Aumoment où je commençais à perdre le niais étonnement que cause àtout débutant la vue du grand monde, au moment où j’y entrevoyaisdes plaisirs en comprenant les ressources qu’il offre auxambitieux, et que je me plaisais à mettre en usage les maximesd’Henriette en admirant leur profonde vérité, les événements du 20mars arrivèrent. Mon frère suivit la cour à Gand&|160;; moi, par leconseil de la comtesse avec qui j’entretenais une correspondanceactive de mon côté seulement, j’y accompagnai le duc de Lenoncourt.La bienveillance habituelle du duc devint une sincère protectionquand il me vit attaché de cœur, de tête et de pied auxBourbons&|160;; il me présenta lui-même à Sa Majesté. Lescourtisans du malheur sont peu nombreux&|160;; la jeunesse a desadmirations naïves, des fidélités sans calcul&|160;; le roi savaitjuger les hommes&|160;; ce qui n’eût pas été remarqué aux Tuileriesle fut donc beaucoup à Gand, et j’eus le bonheur de plaire à LouisXVIII. Une lettre de madame de Mortsauf à son père, apportée avecdes dépêches par un émissaire des Vendéens et dans laquelle il yavait un mot pour moi, m’apprit que Jacques était malade. Monsieurde Mortsauf au désespoir autant de la mauvaise santé de son filsque de voir une seconde émigration commencer sans lui, avait ajoutéquelques mots qui me firent deviner la situation de la bien-aimée.Tourmentée par lui sans doute quand elle passait tous ses instantsau chevet de Jacques, n’ayant de repos ni le jour ni la nuit&|160;:supérieure aux taquineries, mais sans force pour les dominer quandelle employait toute son âme à soigner son enfant, Henriette devaitdésirer le secours d’une amitié qui lui avait rendu la vie moinspesante&|160;; ne fût-ce que pour s’en servir à occuper monsieur deMortsauf. Déjà plusieurs fois j’avais emmené le comte au dehorsquand il menaçait de la tourmenter&|160;; innocente ruse dont lesuccès m’avait valu quelques-uns de ces regards qui expriment unereconnaissance passionnée où l’amour voit des promesses Quoique jefusse impatient de marcher sur les traces de Charles envoyérécemment au congrès de Vienne, quoique je voulusse au risque demes jours justifier les prédictions d’Henriette et m’affranchir dela vassalité fraternelle, mon ambition, mes désirs d’indépendance,l’intérêt que j’avais à ne pas quitter le roi, tout pâlit devant lafigure endolorie de madame de Mortsauf&|160;; je résolus de quitterla cour de Gand pour aller servir la vraie souveraine. Dieu merécompensa. L’émissaire envoyé par les Vendéens ne pouvait pasretourner en France, le roi voulait un homme qui se dévouât à yporter ses instructions. Le duc de Lenoncourt savait que le roin’oublierait point celui qui se chargerait de cette périlleuseentreprise&|160;; il me fit agréer sans me consulter, etj’acceptai, bien heureux de pouvoir me retrouver à Clochegourdetout en servant la bonne cause.

Après avoir eu, dès vingt et un ans, une audience du roi, jerevins en France où, soit à Paris, soit en Vendée, j’eus le bonheurd’accomplir les intentions de Sa Majesté. Vers la fin de mai,poursuivi par les autorités bonapartistes auxquelles j’étaissignalé, je fus obligé de fuir en homme qui semblait retourner àson manoir, allant à pied de domaine en domaine, de bois en bois, àtravers la haute Vendée, le Bocage et le Poitou, changeant de routesuivant l’occurrence&|160;; J’atteignis Saumur, de Saumur je vins àChinon, et de Chinon, en une seule nuit, je gagnai les bois deNueil où je rencontrai le comte à cheval dans une lande&|160;; ilme prit en croupe, et m’amena chez lui, sans que nous eussions vupersonne qui pût me reconnaître.

— Jacques est mieux, avait été son premier mot.

Je lui avouai ma position de fantassin diplomatique traqué commeune bête fauve, et le gentilhomme s’arma de son royalisme pourdisputer à monsieur de Chessel le danger de me recevoir. Enapercevant Clochegourde, il me sembla que les huit mois quivenaient de s’écouler étaient un songe. Quand le comte dit à safemme en me précédant&|160;: — Devinez qui je vous amène&|160;?…Félix.

— Est-ce possible&|160;! demanda-t-elle les bras pendants et levisage stupéfié.

Je me montrai, nous restâmes tous deux immobiles, elle clouéesur son fauteuil, moi sur le seuil de sa porte, nous contemplantavec l’avide fixité de deux amants qui veulent réparer par un seulregard tout le temps perdu&|160;; mais honteuse d’une surprise quilaissait son cœur sans voile, elle se leva, je m’approchai.

— J’ai bien prié pour vous, me dit-elle après m’avoir tendu samain à baiser.

Elle me demanda des nouvelles de son père&|160;; puis elledevina ma fatigue, et alla s’occuper de mon gîte&|160;; tandis quele comte me faisait donner à manger, car je mourais de faim. Machambre fut celle qui se trouvait au-dessus, de la sienne, celle,de sa tante&|160;; elle m’y fit conduire par le comte, après avoirmis pied sur la première marche de l’escalier en délibérant sansdoute avec elle-même si elle m’y accompagnerait&|160;; je meretournai, elle rougit, me souhaita un bon sommeil, et se retiraprécipitamment. Quand je descendit pour dîner, j’appris lesdésastres, de Waterloo, la fuite de Napoléon, la marche des alliéssur Paris, et le retour probable des Bourbons. Ces événementsétaient tout pour le comte, ils ne furent rien pour nous.Savez-vous la plus grande nouvelle, après les enfants caressés, carje ne vous parle pas de mes alarmes en voyant la comtesse pâle etmaigrie&|160;; je connaissais le ravage que pouvait faire un gested’étonnement, et n’exprimai que du plaisir en la voyant. La grandenouvelle pour nous fut&|160;:  » — Vous aurez de la glace&|160;! « Elle s’était souvent dépitée l’année dernière de ne pas avoir d’eauassez fraîche pour moi qui, n’ayant pas d’autre boisson, l’aimaisglacée. Dieu sait au prix de combien d’importunités elle avait faitconstruire une glacière&|160;! Vous savez mieux que personne qu’ilsuffit à l’amour, d’un mot, d’un regard, d’une inflexion de voix,d’une attention légère en apparence&|160;; son plus beau privilégeest de se prouver par lui-même. Hé&|160;! bien, son mot, sonregard, son plaisir me révélèrent l’étendue de ses sentiments,comme je lui avais naguère dit tous les miens par ma conduite autrictrac. Mais les naïfs témoignages de sa tendresseabondèrent&|160;: le septième jour après mon arrivée, elle redevintfraîche&|160;; elle pétilla de santé, de joie et de jeunesse&|160;;je retrouvai mon cher lys, embelli, mieux épanoui, de même que jetrouvai mes trésors de cœur augmentés. N’est-ce pas seulement chezles petits esprits, ou dans les cœurs vulgaires, que l’absenceamoindrit les sentiments, efface les traits de l’âme et diminue lesbeautés de la personne aimée&|160;? Pour les imaginations ardentes,pour les êtres chez lesquels l’enthousiasme passe dans le sang, leteint d’une pourpre nouvelle, et chez qui la passion prend lesformes de la constance, l’absence n’a-t-elle pas l’effet dessupplices qui raffermissaient la foi des premiers chrétiens, etleur rendaient Dieu visible&|160;? N’existe-t-il pas chez un cœurrempli d’amour des souhaits incessants qui donnent plus de prix auxformes désirées en les faisant entrevoir colorées par le feu desrêves&|160;? n’éprouve-t-on pas des irritations qui communiquent lebeau de l’idéal aux traits adorés en les chargeant depensées&|160;? Le passé, repris souvenir à souvenir,s’agrandit&|160;; l’avenir se meuble d’espérances. Entre deux cœursoù surabondent ces nuages électriques, une première entrevue devintalors comme un bienfaisant orage qui ravive la terre et la fécondeen y portant les subites lumières de la foudre. Combien de plaisirssuaves ne goûtai-je pas en voyant que chez nous ces pensées, cesressentiments étaient réciproques&|160;? De quel œil charmé jesuivis les progrès du bonheur chez Henriette&|160;! Une femme quirevit sous les regards de l’aimé donne peut être une plus grandepreuve de sentiment que celle qui meurt tuée par un doute, ouséchée sur sa tige, faute de sève&|160;; je ne sais qui des deuxest la plus touchante. La renaissance de madame de Mortsauf futnaturelle, comme les effets du mois de mai sur les prairies, commeceux du soleil et de l’onde sur les fleurs abattues. Comme notrevallée d’amour, Henriette avait eu son hiver, elle renaissait commeelle au printemps. Avant le dîner, nous descendîmes sur notre chèreterrasse. Là, tout en caressant la tête de son pauvre enfant,devenu plus débile que je ne l’avais vu, qui marchait aux flancs desa mère silencieux comme s’il couvait encore une maladie, elle meraconta ses nuits passées au chevet du malade. — Durant ces troismois, elle avait, disait-elle, vécu d’une vie toutintérieure&|160;; elle avait habité comme un palais sombre encraignant d’entrer en de somptueux appartements où brillaient deslumières, où se donnaient des fêtes à elle interdites, et à laporte desquels elle se tenait, un œil à son enfant, l’autre sur unefigure indistincte, une oreille pour écouter les douleurs, uneautre pour entendre une voix. Elle disait des poésies suggérées parla solitude, comme aucun poète n’en a jamais inventé&|160;; maistout cela naïvement, sans savoir qu’il y eût le moindre vestiged’amour, ni trace de voluptueuse pensée, ni poésie orientalementsuave, comme une rose du Frangistan. Quand le comte nous rejoignit,elle continua du même ton, en femme fière d’elle-même, qui peutjeter un regard d’orgueil à son mari, et mettre sans rougir unbaiser sur le front de son fils. Elle avait beaucoup prié, elleavait tenu Jacques pendant des nuits entières sous ses mainsjointes, ne voulant pas qu’il mourût.

&|160;

— J’allais, disait-elle, jusqu’aux portes du sanctuaire demandersa vie à Dieu. Elle avait eu des visions, elle me lesracontait&|160;; mais au moment où elle prononça de sa voix d’angeces paroles merveilleuses&|160;: — Quand je dormais, mon cœurveillait&|160;!

— C’est-à-dire que vous avez été presque folle, répondit lecomte en l’interrompant.

Elle se tut, atteinte d’une vive douleur, comme si c’était lapremière blessure reçue, comme si elle eût oublié que, depuistreize ans, jamais cet homme n’avait manqué de lui décocher uneflèche au cœur. Oiseau sublime atteint dans son vol par ce grossiergrain de plomb, elle tomba dans un stupide abattement.

— Hé&|160;! quoi, monsieur, dit-elle après une pause, jamais unede mes paroles ne trouvera-t-elle grâce au tribunal de votreesprit&|160;? n’aurez-vous jamais d’indulgence pour ma faiblesse,ni de compréhension pour mes idées de femme&|160;?

Elle s’arrêta. Déjà cet ange se repentait de ses murmures, etmesurait d’un regard son passé comme son avenir&|160;:pourrait-elle être comprise, n’allait-elle pas faire jaillir unevirulente apostrophe&|160;? Ses veines bleues battirent violemmentdans ses tempes, elle n’eut point de larmes, mais le vert de sesyeux devint pâle&|160;; puis elle abaissa ses regards vers la terrepour ne pas voir dans les miens sa peine agrandie, ses sentimentsdevinés, son âme caressée en mon âme, et surtout la compatissanceencolérée d’un jeune amour prêt, comme un chien fidèle, à dévorercelui qui blesse sa maîtresse, sans discuter ni la force ni laqualité de l’assaillant. En ces cruels moments il fallait voirl’air de supériorité que prenait le comte&|160;; il croyaittriompher de sa femme, et l’accablait alors d’une grêle de phrasesqui répétaient la même idée, et ressemblaient à des coups de hacherendant le même son.

— Il est donc toujours le même&|160;? lui dis-je quand le comtenous quitta forcément réclamé par son piqueur qui vint lechercher.

— Toujours, me répondit Jacques.

— Toujours excellent, mon fils, dit-elle à Jacques en essayantainsi de soustraire monsieur de Mortsauf au jugement de sesenfants. Vous voyez le présent, vous ignorez le passé, vous nesauriez critiquer votre père sans commettre quelqueinjustice&|160;; mais eussiez-vous la douleur de voir votre père enfaute, l’honneur des familles exige que vous ensevelissiez de telssecrets dans le plus profond silence.

— Comment vont les changements à la Cassine et à laRhétorière&|160;? lui demandai-je pour la tirer de ses amèrespensées.

— Au delà de mes espérances, me dit-elle. Les bâtiments finis,nous avons trouvé deux fermiers excellents qui ont pris l’une àquatre mille cinq cents francs, impôts payés, l’autre à cinq millefrancs&|160;; et les baux sont consentis pour quinze ans. Nousavons déjà planté trois mille pieds d’arbres sur les deux nouvellesfermes. Le parent de Manette est enchanté d’avoir la Rabelaye.Martineau tient la Baude. Le bien de nos quatre fermiers consisteen prés et en bois, dans lesquels ils ne portent point, comme lefont quelques fermiers peu consciencieux, les fumiers destinés ànos terres de labour. Ainsi ’’ nos’’ efforts ont été couronnés parle plus beau succès. Clochegourde, sans les réserves que nousnommons la ferme du château, sans les bois ni les clos, rapportedix-neuf mille francs, et les plantations nous ont préparé debelles annuités. Je bataille pour faire donner nos terres réservéesà Martineau, notre garde, qui maintenant peut se faire remplacerpar son fils. Il en offre trois mille francs si monsieur deMortsauf veut lui bâtir une ferme à la Commanderie. Nous pourrionsalors dégager les abords de Clochegourde, achever notre avenueprojetée jusqu’au chemin de Chinon, et n’avoir que nos vignes etnos bois à soigner. Si le roi revient,’’ notre’’ pensionreviendra&|160;; ’’ nous’’ y consentirons après quelques jours decroisière contre le bon sens de notre femme. La fortune de Jacquessera donc indestructible. Ces derniers résultats obtenus, jelaisserai monsieur thésauriser pour Madeleine, que le roi doterad’ailleurs selon l’usage. J’ai la conscience tranquille&|160;; matâche s’accomplit. Et vous&|160;? me dit-elle.

Je lui expliquai ma mission, et lui fis voir combien son conseilavait été fructueux et sage. Etait-elle douée de seconde vue pourainsi pressentir les événements&|160;?

— Ne vous l’ai-je pas écrit&|160;? dit-elle. Pour vous seul, jepuis exercer une faculté surprenante, dont je n’ai parlé qu’àmonsieur de la Berge, mon confesseur, et qu’il explique par uneintervention divine. Souvent, après quelques méditations profondes,provoquées par des craintes sur l’état de mes enfants, mes yeux sefermaient aux choses de la terre et voyaient dans une autrerégion&|160;: quand j’y apercevais Jacques et Madeleine lumineux,ils étaient pendant un certain temps en bonne santé&|160;; si jeles y trouvais enveloppés d’un brouillard, ils tombaient bientôtmalades. Pour vous, non-seulement je vous vois toujours brillant,mais j’entends une voix douce qui m’explique sans paroles, par unecommunication mentale, ce que vous devez faire. Par quelle loi nepuis-je user de ce don merveilleux que pour mes enfants et pourvous&|160;? dit elle en tombant dans la rêverie. Dieu veut-il leurservir de père&|160;? se demanda-t-elle après une pause.

— Laissez-moi croire, lui dis-je, que je n’obéis qu’àvous&|160;!

Elle me jeta l’un de ces sourires entièrement gracieux qui mecausaient une si grande ivresse de cœur, je n’aurais pas alorssenti un coup mortel.

— Dès que le roi sera dans Paris, allez-y, quittez Clochegourde,reprit-elle. Autant il est dégradant de quêter des places et desgrâces, autant il est ridicule de ne pas être à portée de lesaccepter. Il se fera de grands changements. Les hommes capables etsûrs seront nécessaires au roi, ne lui manquez pas&|160;; vousentrerez jeune aux affaires, et vous vous en trouverez bien&|160;;car, pour les hommes d’état comme pour les acteurs, il est deschoses de métier que le génie ne révèle pas, il faut les apprendre.Mon père tient ceci du duc de Choiseul. Songez à moi, me dit-elleaprès une pause, faites-moi goûter les plaisirs de la supérioritédans une âme toute à moi. N’êtes-vous pas mon fils&|160;?

— Votre fils&|160;? repris-je d’un air boudeur.

— Rien que mon fils, dit-elle en se moquant de moi, n’est-ce pasavoir une assez belle place dans mon cœur&|160;?

La cloche sonna le dîner, elle prit mon bras et s’y appuyacomplaisamment.

— Vous avez grandi, me dit-elle en montant les escaliers. Quandnous fûmes au perron, elle m’agita le bras comme si mes regardsl’atteignaient trop vivement&|160;; quoiqu’elle eût les yeuxbaissés, elle savait bien que je ne regardais qu’elle&|160;; elleme dit alors de cet air faussement impatienté, si gracieux, sicoquet&|160;: — Allons, voyez donc un peu notre chère vallée&|160;?Elle se retourna, mit son ombrelle de soie blanche au-dessus de nostêtes, en collant Jacques sur elle&|160;; et le geste de tête parlequel elle me montra l’Indre, la toue, les prés, prouvait quedepuis mon séjour et nos promenades elle s’était entendue avec ceshorizons fumeux, avec leurs sinuosités vaporeuses. La nature étaitle manteau sous lequel s’abritaient ses pensées. Elle savaitmaintenant ce que soupire le rossignol pendant les nuits, et ce querépète le chantre des marais en psalmodiant sa note plaintive.

A huit heures, le soir, je fus témoin d’une scène qui m’émutprofondément et que je n’avais jamais pu voir, car je restaistoujours à jouer avec monsieur de Mortsauf, pendant qu’elle sepassait dans la salle à manger avant le coucher des enfants. Lacloche sonna deux coups, tous les gens de la maison vinrent.

— Vous êtes notre hôte, soumettez-vous à la règle ducouvent&|160;? dit-elle en m’entraînant par la main avec cet aird’innocente raillerie qui distingue les femmes vraimentpieuses.

Le comte nous suivit. Maîtres, enfants, domestiques, touss’agenouillèrent, têtes nues, en se mettant à leurs placeshabituelles. C’était le tour de Madeleine à dire les prières&|160;:la chère petite les prononça de sa voix enfantine dont les tonsingénus se détachèrent avec clarté dans l’harmonieux silence de lacampagne et prêtèrent aux phrases la sainte candeur de l’innocence,cette grâce des anges. Ce fut la plus émouvante prière que j’aieentendue. La nature répondait aux paroles de l’enfant par les millebruissements du soir, accompagnement d’orgue légèrement touché.Madeleine était à droite de la comtesse et Jacques à la gauche. Lestouffes gracieuses de ces deux têtes entre lesquelles s’élevait lacoiffure nattée de la mère et que dominaient les cheveuxentièrement blancs et le crâne jauni de monsieur de Mortsauf,composaient un tableau dont les couleurs répétaient en quelquesorte à l’esprit les idées réveillées par les mélodies de laprière&|160;; enfin, pour satisfaire aux conditions de l’unité quimarque le sublime, cette assemblée recueillie était enveloppée parla lumière adoucie du couchant dont les teintes rouges coloraientla salle, en laissant croire ainsi aux âmes, ou poétiques, ousuperstitieuses, que les feux du ciel visitaient ces fidèlesserviteurs de Dieu agenouillés là sans distinction de rang, dansl’égalité voulue par l’Eglise. En me reportant aux jours de la viepatriarcale, mes pensées agrandissaient encore cette scène déjà sigrande par sa simplicité. Les enfants dirent bonsoir à leur père,les gens nous saluèrent, la comtesse s’en alla, donnant une main àchaque enfant, et je rentrai dans le salon avec le comte.

— Nous vous ferons faire votre salut par là et votre enfer parici, me dit-il en montrant le trictrac.

La comtesse nous rejoignit une demi-heure après et avança sonmétier près de notre table.

— Ceci est pour vous, dit-elle en déroulant le canevas&|160;;mais depuis trois mois l’ouvrage a bien langui. Entre cet œilletrouge et cette rose, mon pauvre enfant a souffert.

— Allons, allons, dit monsieur de Mortsauf, ne parlons pas decela. Six-cinq, monsieur l’envoyé du roi.

Quand je me couchai, je me recueillis pour l’entendre allant etvenant dans sa chambre. Si elle demeura calme et pure, je fustravaillé par des idées folles qu’inspiraient d’intolérablesdésirs. Pourquoi ne serait-elle pas à moi&|160;? me disais-je.Peut-être est-elle, comme moi, plongée dans cette tourbillonnanteagitation des sens&|160;? A une heure, je descendis, je pus marchersans faire de bruit, j’arrivai devant sa porte, je m’y couchai,l’oreille appliquée à la fente, j’entendis son égale et doucerespiration d’enfant. Quand le froid m’eut saisi, je remontai, jeme remis au lit et dormis tranquillement jusqu’au matin. Je ne saisà quelle prédestination, à quelle nature doit s’attribuer leplaisir que je trouve à m’avancer jusqu’au bord des précipices, àsonder le gouffre du mal, à en interroger le fond, en sentir lefroid, et me retirer tout ému. Cette heure de nuit passée au seuilde sa porte où j’ai pleuré de rage, sans qu’elle ait jamais su quele lendemain elle avait marché sur mes pleurs et sur mes baisers,sur sa vertu tour à tour détruite et respectée, maudite etadorée&|160;; cette heure, sotte aux yeux de plusieurs, est uneinspiration de ce sentiment inconnu qui pousse des militaires,quelques-uns m’ont dit avoir ainsi joué leur vie, à se jeter devantune batterie pour s’avoir s’ils échapperaient à la mitraille, ets’ils seraient heureux en chevauchant ainsi l’abîme desprobabilités, en fumant comme Jean Bart sur un tonneau de poudre.Le lendemain j’allai cueillir et faire deux bouquets&|160;; lecomte les admira, lui que rien en ce genre n’émouvait et pour quile mot de Champcenetz,  » il fait des cachots en Espagne,  » semblaitavoir été dit.

Je passai quelques jours à Clochegourde, n’allant faire que decourtes visites à Frapesle, où je dînai trois fois cependant.L’armée française vint occuper Tours. Quoique je fusse évidemmentla vie et la santé de madame de Mortsauf, elle me conjura de gagnerChâteauroux, pour revenir en toute hâte à Paris, par Issoudun etOrléans. Je voulus résister, elle commanda disant que le géniefamilier avait parlé&|160;; j’obéis. Nos adieux furent cette foistrempés de larmes, elle craignait pour moi l’entraînement du mondeoù j’allais vivre. Ne fallait-il pas entrer sérieusement dans letournoiement des intérêts, des passions, des plaisirs qui font deParis une mer aussi dangereuse aux chastes amours qu’à la puretédes consciences. Je lui promis de lui écrire chaque soir lesévénements et les pensées de la journée, même les plus frivoles. Acette promesse, elle appuya sa tête allanguie sur mon épaule, et medit&|160;: — N’oubliez rien, tout m’intéressera.

Elle me donna des lettres pour le duc et la duchesse chezlesquels j’allai le second jour de mon arrivée.

-— Vous avez du bonheur, me dit le duc, dînez ici, venez avecmoi ce soir au château, votre fortune est faite. Le roi vous anommé ce matin, en disant&|160;:  » Il est jeune, capable etfidèle&|160;!  » Et le roi regrettait de ne pas savoir si vous étiezmort ou vivant, en quel lieu vous avaient jeté les événements,après vous être si bien acquitté de votre mission.

Le soir j’étais maître des requêtes au Conseil-d’Etat, etj’avais auprès du roi Louis XVIII un emploi secret d’une duréeégale à celle de son règne, place de confiance, sans faveuréclatante, mais sans chance de disgrâce, qui me mit au cœur dugouvernement et fut la source de mes prospérités. Madame deMortsauf avait vu juste, je lui devais donc tout&|160;: pouvoir etrichesse, le bonheur et la science&|160;; elle me guidait etm’encourageait, purifiait mon cœur et donnait à mes vouloirs cetteunité sans laquelle les forces de la jeunesse se dépensentinutilement. Plus tard j’eus un collègue. Chacun de nous fut deservice pendant six mois. Nous pouvions nous suppléer l’un l’autreau besoin&|160;; nous avions une chambre au château, notre voitureet de larges rétributions pour nos frais quand nous étions obligésde voyager. Singulière situation&|160;! Etre les disciples secretsd’un monarque à la politique duquel ses ennemis ont rendu depuisune éclatante justice, de l’entendre jugeant tout, intérieur,extérieur, d’être sans influence patente, et de se voir parfoisconsultés comme Laforêt par Molière, de sentir les hésitationsd’une vieille expérience, affermies par la conscience de lajeunesse. Notre avenir était d’ailleurs fixé de manière àsatisfaire l’ambition. Outre mes appointements de maître desrequêtes, payés par le budget du Conseil d’Etat, le roi me donnaitmille francs par mois sur sa cassette, et me remettait souventlui-même quelques gratifications. Quoique le roi sentit qu’un jeunehomme de vingt-trois ans ne résisterait pas long-temps au travaildont il m’accablait, mon collègue, aujourd’hui pair de France, nefut choisi que vers le mois d’août 1817. Ce choix était sidifficile, nos fonctions exigeaient tant de qualités, que le roifut long-temps à se décider. Il me fit l’honneur de me demanderquel était celui des jeunes gens entre lesquels il hésitait avecqui je m’accorderais le mieux. Parmi eux se trouvait un de mescamarades de la pension Lepître, et je ne l’indiquai point, SaMajesté me demanda pourquoi. — Le Roi, lui dis je, a choisi deshommes également fidèles, mais de capacités différentes, j’ai nommécelui que je crois le plus habile, certain de toujours bien vivreavec lui.

Mon jugement coïncidait avec celui du roi, qui me sut toujoursgré du sacrifice que j’avais fait. En cette occasion, il medit&|160;: — Vous serez Monsieur le Premier. Il ne laissa pasignorer cette circonstance à mon collègue qui, en retour de ceservice, m’accorda son amitié. La considération que me marqua leduc de Lenoncourt donna la mesure à celle dont m’environna lemonde. Ces mots&|160;:  » Le roi prend un vif intérêt à ce jeunehomme&|160;; ce jeune homme a de l’avenir, le roi le goûte « auraient tenu lieu de talents, mais ils communiqueraient augracieux accueil dont les jeunes gens sont l’objet ce je ne saisquoi qu’on accorde au pouvoir. Soit chez le duc de Lenoncourt, soitchez ma sœur qui épousa vers ce temps son cousin le marquis deListomère, le fils de la vieille parente chez qui j’allais à l’îleSaint-Louis, je fis insensiblement la connaissance des personnesles plus influentes au faubourg Saint-Germain.

Henriette me mit bientôt au cœur de la société dite lePetit-Château, par les soins de la princesse de Blamont-Chauvry, dequi elle était la petite-belle-nièce&|160;; elle lui écrivit sichaleureusement à mon sujet, que la princesse m’invita sur-le-champà la venir voir&|160;; je la cultivai, je sus lui plaire, et elledevint non pas ma protectrice, mais une amie dont les sentimentseurent je ne sais quoi de maternel. La vieille princesse prit àcœur de me lier avec sa fille madame d’Espard, avec la duchesse deLangeais, la vicomtesse de Beauséant et la duchesse deMaufrigneuse, des femmes qui tour à tour tinrent le sceptre de lamode et qui furent d’autant plus gracieuses pour moi, que j’étaissans prétention auprès d’elles, et toujours prêt à leur êtreagréable. Mon frère Charles, loin de me renier, s’appuya dès lorssur moi&|160;; mais ce rapide succès lui inspira une secrètejalousie qui plus tard me causa bien des chagrins. Mon père et mamère, surpris de cette fortune inespérée, sentirent leur vanitéflattée, et m’adoptèrent enfin pour leur fils&|160;; mais commeleur sentiment était en quelque sorte artificiel, pour ne pas direjoué, ce retour eut peu d’influence sur un cœur ulcéré&|160;;d’ailleurs, les affections entachées d’égoïsme excitent peu lessympathies&|160;; le cœur abhorre les calculs et les profits detout genre.

J’écrivais fidèlement à ma chère Henriette, qui me répondait uneou deux lettres par mois. Son esprit planait ainsi sur moi, sespensées traversaient les distances et me faisaient une atmosphèrepure. Aucune femme ne pouvait me captiver. Le roi sut maréserve&|160;; sous ce rapport, il était de l’école de Louis XV, etme nommait en riant mademoiselle de Vandenesse, mais la sagesse dema conduite lui plaisait fort. J’ai la conviction que la patiencedont j’avais pris l’habitude pendant mon enfance et surtout àClochegourde servit beaucoup à me concilier les bonnes grâces duroi, qui fut toujours excellent pour moi. Il eut sans doute lafantaisie de lire mes lettres, car il ne fut pas long-temps la dupede ma vie de demoiselle. Un jour, le duc était de service,j’écrivais sous la dictée du roi, qui, voyant entrer le duc deLenoncourt, nous enveloppa d’un regard malicieux.

— Hé&|160;! bien, ce diable de Mortsauf veut donc toujoursvivre&|160;? lui dit-il de sa belle voix d’argent à laquelle ilsavait communiquer à volonté le mordant de l’épigramme.

— Toujours, répondit le duc.

— La comtesse de Mortsauf est un ange que je voudrais cependantbien voir ici, reprit le roi, mais si je ne puis rien, monchancelier, dit-il en se tournant vers moi, sera plus heureux. Vousavez six mois à vous, je me décide à vous donner pour collègue lejeune homme dont nous parlions hier. Amusez-vous bien àClochegourde, monsieur Caton&|160;! Et il se fit rouler hors ducabinet en souriant.

Je volai comme une hirondelle en Touraine. Pour la première foisj’allais me montrer à celle que j’aimais, non-seulement un peumoins niais, mais encore dans l’appareil d’un jeune homme élégantdont les manières avaient été formées par les salons les pluspolis, dont l’éducation avait été achevée par les femmes les plusgracieuses, qui avait enfin recueilli le prix de ses souffrances,et qui avait mis en usage l’expérience du plus bel ange que le cielait commis à la garde d’un enfant. Vous savez comment j’étaiséquipé pendant les trois mois de mon premier séjour à Frapesle.Quand je revins à Clochegourde lors de ma mission en Vendée,j’étais vêtu comme un chasseur. Je portais une veste verte àboutons blancs rougis, un pantalon à raies, des guêtres de cuir etdes souliers. La marche, les halliers m’avaient si mal arrangé, quele comte fut obligé de me prêter du linge. Cette fois, deux ans deséjour à Paris, l’habitude d’être avec le roi, les façons de lafortune, ma croissance achevée, une physionomie jeune qui recevaitun lustre inexplicable de la placidité d’une âme magnétiquementunie à l’âme pure qui de Clochegourde rayonnait sur moi, toutm’avait transformé&|160;: j’avais de l’assurance sans fatuité,j’avais un contentement intérieur de me trouver, malgré majeunesse, au sommet des affaires&|160;; j’avais la conscienced’être le soutien secret de la plus adorable femme qui fût ici-bas,son espoir inavoué. Peut-être eus-je un petit mouvement de vanitéquand le fouet des postillons claqua dans la nouvelle avenue qui dela route de Chinon menait à Clochegourde, et qu’une grille que jene connaissais pas s’ouvrit au milieu d’une enceinte circulairerécemment bâtie. Je n’avais pas écrit mon arrivée à la comtesse,voulant lui causer une surprise, et j’eus doublement tort&|160;:d’abord, elle éprouva le saisissement que donne un plaisirlong-temps espéré, mais considéré comme impossible&|160;; puis,elle me prouva que toutes les surprises calculées étaient demauvais goût.

Quand Henriette vit le jeune homme là où elle n’avait jamais vuqu’un enfant, elle abaissa son regard vers la terre par unmouvement d’une tragique lenteur&|160;; elle se laissa prendre etbaiser la main sans témoigner ce plaisir intime dont j’étais avertipar son frissonnement de sensitive&|160;; et quand elle releva sonvisage pour me regarder encore, je la trouvai pâle.

— Hé&|160;! bien, vous n’oubliez donc pas vos vieux amis&|160;?me dit monsieur Mortsauf, qui n’était ni changé ni vieilli.

Les deux enfants me sautèrent au cou. J’aperçus à la porte lafigure grave de l’abbé de Dominis, précepteur de Jacques.

— Oui, dis-je au comte&|160;; j’aurai désormais par an six moisde liberté qui vous appartiendront toujours. Hé&|160;! bien,qu’avez-vous&|160;? dis-je à la comtesse en lui passant mon braspour lui envelopper la taille et la soutenir, en présence de tousles siens.

— Oh&|160;! laissez-moi, me dit-elle en bondissant, ce n’estrien.

Je lus dans son âme, et répondis à sa pensée secrète en luidisant&|160;: — Ne reconnaissez-vous donc plus votre fidèleesclave&|160;?

Elle prit mon bras, quitta le comte, ses enfants, l’abbé, lesgens accourus, et me mena loin de tous en tournant le boulingrin,mais en restant sous leurs yeux&|160;; puis, quand elle jugea quesa voix ne serait point entendue&|160;: — Félix, mon ami, dit-elle,pardonnez la peur à qui n’a qu’un fil pour se diriger dans unlabyrinthe souterrain, et qui tremble de le voir se briser.Répétez-moi que je suis plus que jamais Henriette pour vous, quevous ne m’abandonnerez point, que rien ne prévaudra contre moi, quevous serez toujours un ami dévoué. J’ai vu tout à coup dansl’avenir, et vous n’y étiez pas, comme toujours, la face brillanteet les yeux sur moi&|160;; vous me tourniez le dos.

— Henriette, idole dont le culte l’emporte sur celui de Dieu,lys, fleur de ma vie, comment ne savez-vous donc plus, vous quiêtes ma conscience, que je me suis si bien incarné à votre cœur quemon âme est ici quand ma personne est à Paris&|160;? Faut-il doncvous dire que je suis venu en dix-sept heures, que chaque tour deroue emportait un monde de pensées et de désirs qui a éclaté commeune tempête aussitôt que je vous ai vue…

— Dites, dites&|160;! Je suis sûre de moi, je puis vous entendresans crime. Dieu ne veut pas que je meure&|160;; il vous envoie àmoi comme il dispense son souffle à ses créations, comme il épandla pluie des nuées sur une terre aride&|160;; dites&|160;!dites&|160;! m’aimez-vous saintement&|160;?

— Saintement.

— A jamais&|160;?

— A jamais.

— Comme une vierge Marie, qui doit rester dans ses voiles etsous sa couronne blanche&|160;?

— Comme une vierge Marie visible.

— Comme une sœur&|160;?

— Comme une sœur trop aimée.

— Comme une mère&|160;?

— Comme une mère secrètement désirée.

— Chevaleresquement, sans espoir&|160;?

— Chevaleresquement, mais avec espoir.

— Enfin, comme si vous n’aviez encore que vingt ans, et que vousportiez votre petit méchant habit bleu du bal&|160;?

— Oh&|160;! mieux. Je vous aime ainsi, et je vous aime encorecomme… Elle me regarda dans une vive appréhension… comme vousaimait votre tante.

— Je suis heureuse&|160;; vous avez dissipé mes terreurs,dit-elle en revenant vers la famille étonnée de notre conférencesecrète&|160;; mais soyez bien enfant ici&|160;! car vous êtesencore un enfant. Si votre politique est d’être homme avec le roi,sachez, monsieur, qu’ici la vôtre est de rester enfant. Enfant,vous serez aimé&|160;! Je résisterai toujours à la force del’homme&|160;; mais que refuserais-je à l’enfant&|160;? rien&|160;;il ne peut rien vouloir que je ne puisse accorder. — Les secretssont dits, fit-elle en regardant le comte d’un air malicieux oùreparaissait la jeune fille et son caractère primitif. Je vouslaisse, je vais m’habiller.

Jamais, depuis trois ans, je n’avais entendu sa voix sipleinement heureuse. Pour la première fois je connus ces jolis crisd’hirondelle, ces notes enfantines dont je vous ai parlé.J’apportais un équipage de chasse à Jacques, à Madeleine une boîteà ouvrage dont sa mère se servit toujours&|160;; enfin je réparaila mesquinerie à laquelle m’avait condamné jadis la parcimonie dema mère. La joie que témoignaient les deux enfants, enchantés de semontrer l’un à l’autre leurs cadeaux, parut importuner le comte,toujours chagrin quand on ne s’occupait pas de lui. Je fis un signed’intelligence à Madeleine, et je suivis le comte, qui voulaitcauser de lui-même avec moi. Il m’emmena vers la terrasse&|160;;mais nous nous arrêtâmes sur le perron à chaque fait grave dont ilm’entretenait.

— Mon pauvre Félix, me dit-il, vous les voyez tous heureux etbien portants&|160;: moi, je fais ombre au tableau&|160;: j’ai prisleurs maux, et je bénis Dieu de me les avoir donnés. Autrefoisj’ignorais ce que j’avais&|160;; mais aujourd’hui je le sais&|160;:j’ai le pylore attaqué, je ne digère plus rien.

— Par quel hasard êtes-vous devenu savant comme un professeur del’Ecole de médecine&|160;? lui dis-je en souriant. Votre médecinest-il assez indiscret pour vous dire ainsi…

— Dieu me préserve de consulter les médecins, s’écria-t-il enmanifestant la répulsion que la plupart des malades imaginaireséprouvent pour la médecine.

Je subis alors une conversation folle, pendant laquelle il mefit les plus ridicules confidences, se plaignant de sa femme, deses gens, de ses enfants et de la vie, en prenant un plaisirévident à répéter ses dires de tous les jours à un ami qui, ne lesconnaissant pas, pouvait s’en étonner, et que la politesseobligeait à l’écouter avec intérêt. Il dut être content de moi, carje lui prêtais une profonde attention, en essayant de pénétrer cecaractère inconcevable et de deviner les nouveaux tourments qu’ilinfligeait à sa femme et qu’elle me taisait. Henriette mit fin à cemonologue en apparaissant sur le perron, le comte l’aperçut, hochala tête et me dit&|160;: — Vous m’écoutez, vous, Félix&|160;; maisici personne ne me plaint&|160;!

Il s’en alla comme s’il eût eu la conscience du trouble qu’ilaurait porte dans mon entretien avec Henriette, ou que, par uneattention chevaleresque pour elle, il eût su qu’il lui faisaitplaisir en nous laissant seuls. Son caractère offrait desdésinences vraiment inexplicables, car il était jaloux comme lesont tous les gens faibles&|160;; mais aussi sa confiance dans lasainteté de sa femme était sans bornes&|160;; peut-être même lessouffrances de son amour-propre blessé par la supériorité de cettehaute vertu engendraient-elles son opposition constante auxvolontés de la comtesse, qu’il bravait comme les enfants braventleurs maîtres ou leurs mères. Jacques prenait sa leçon, Madeleinefaisait sa toilette&|160;: pendant une heure environ je pus donc mepromener seul avec la comtesse sur la terrasse.

— Hé&|160;! bien, chère ange, lui dis-je, la chaîne s’estalourdie, les sables se sont enflammés, les épines nemultiplient&|160;?

— Taisez-vous, me dit-elle en devinant les pensées que m’avaitsuggérées ma conversation avec le comte&|160;; vous êtes ici, toutest oublié&|160;! Je ne souffre point, je n’ai passouffert&|160;!

Elle fit quelques pas légers, comme pour aérer sa blanchetoilette, pour livrer au zéphyr ses ruches de tulle neigeuses, sesmanches flottantes, ses rubans frais, sa pèlerine et les bouclesfluides de sa coiffure à la Sévigné&|160;; et je la vis pour lapremière fois, jeune fille, gaie de sa gaieté naturelle, prête àjouer comme un enfant. Je connus alors et les larmes du bonheur etla joie que l’homme éprouve à donner le plaisir.

— Belle fleur humaine que caresse ma pensée et que baise monâme&|160;! ô mon lys&|160;! lui dis-je, toujours intact et droitsur sa tige, toujours blanc, fier, parfumé, solitaire&|160;!

— Assez, monsieur, dit-elle en souriant. Parlez-moi de vous,racontez-moi bien tout.

Nous eûmes alors sous cette mobile voûte de feuillagesfrémissants une longue conversation pleine de parenthèsesinterminables, prise, quittée et reprise, où je la mis au fait dema vie, de mes occupations&|160;; je lui décrivis mon appartement àParis, car elle voulut tout savoir&|160;; et, bonheur alorsinapprécié, je n’avais rien à lui cacher. En connaissant ainsi monâme et tous les détails de cette existence remplie par d’écrasantstravaux, en apprenant l’étendue de ces fonctions où, sans uneprobité sévère, on pouvait si facilement tromper, s’enrichir, maisque j’exerçais avec tant de rigueur que le roi, lui dis-je,m’appelait ’’ mademoiselle de Vandenesse’’, elle saisit ma main etla baisa en y laissant tomber une larme de joie. Cette subitetransposition de rôles, cet éloge si magnifique, cette pensée sirapidement exprimée, mais plus rapidement comprise&|160;:  » Voicile maître que j’aurais voulu, voilà mon rêve  » tout ce qu’il yavait d’aveux dans cette action, où l’abaissement était de lagrandeur, où l’amour se trahissait dans une région interdite auxsens, cet orage de choses célestes me tomba sur le cœur etm’écrasa. Je me sentis petit, j’aurais voulu mourir à sespieds.

— Ah&|160;! dis-je, vous nous surpasserez toujours en tout.Comment pouvez-vous douter de moi&|160;? car on en a douté tout àl’heure, Henriette.

— Non pour le présent, reprit-elle en me regardant avec unedouceur ineffable qui, pour moi seulement, voilait la lumière deses yeux&|160;; mais en vous voyant si beau, je me suis dit&|160;:— Nos projets sur Madeleine seront dérangés par quelque femme quidevinera les trésors cachés dans votre cœur, qui vous adorera, quinous volera notre Félix et brisera tout ici.

— Toujours Madeleine&|160;! dis-je en exprimant une surprisedont elle ne s’affligea qu’à demi. Est-ce donc à Madeleine que jesuis fidèle&|160;?

Nous tombâmes dans un silence que monsieur de Mortsauf vintmalencontreusement interrompre. Je dus, le cœur plein, soutenir uneconversation hérissée de difficultés, où mes sincères réponses surla politique alors suivie par le roi heurtèrent les idées du comtequi me força d’expliquer les intentions de Sa Majesté. Malgré mesinterrogations sur ses chevaux, sur la situation de ses affairesagricoles, s’il était content de ses cinq fermes, s’il couperaitles arbres d’une vieille avenue&|160;; il en revenait toujours à lapolitique avec une taquinerie de vieille fille et une persistanced’enfant, car ces sortes d’esprits se heurtent volontiers auxendroits où brille la lumière, ils y retournent toujours enbourdonnant sans rien pénétrer, et fatiguent l’âme comme lesgrosses mouches fatiguent l’oreille en fredonnant le long desvitres. Henriette se taisait. Pour éteindre cette conversation quela chaleur du jeune âge pouvait enflammer, je répondis par desmonosyllabes approbatifs en évitant ainsi d’inutilesdiscussions&|160;; mais monsieur de Mortsauf avait beaucoup tropd’esprit pour ne pas sentir tout ce que ma politesse avaitd’injurieux. Au moment où, fâché d’avoir toujours raison, il secabra, ses sourcils et les rides de son front jouèrent, ses yeuxjaunes éclatèrent, son nez ensanglanté se colora davantage, commele jour où, pour la première fois, je fus témoin d’un de ses accèsde démence&|160;; Henriette me jeta des regards suppliants en mefaisant comprendre qu’elle ne pouvait déployer en ma faveurl’autorité dont elle usait pour justifier ou pour défendre sesenfants. Je répondis alors au comte en le prenant au sérieux etmaniant avec une excessive adresse son esprit ombrageux.

— Pauvre cher, pauvre cher&|160;! disait-elle en murmurantplusieurs fois ces deux mots qui arrivaient à mon oreille comme unebrise. Puis quand elle crut pouvoir intervenir avec succès, ellenous dit en s’arrêtant&|160;: — Savez-vous, messieurs, que vousêtes parfaitement ennuyeux&|160;?

Ramené par cette interrogation à la chevaleresque obéissance dueaux femmes, le comte cessa de parler politique&|160;; nousl’ennuyâmes à notre tour en disant des riens, et il nous laissalibres de nous promener en prétendant que la tête lui tournait àparcourir ainsi continuellement le même espace.

Mes tristes conjectures étaient vraies. Les doux paysages, latiède atmosphère, le beau ciel, l’enivrante poésie de cette valléequi, pendant quinze ans, avait calmé les lancinantes fantaisies dece malade, étaient impuissants aujourd’hui. A l’époque de la vie oùchez les autres hommes les aspérités se fondent et les angless’émoussent, le caractère du vieux gentilhomme était encore devenuplus agressif que par le passé. Depuis quelques mois, ilcontredisait pour contredire, sans raison, sans justifier sesopinions&|160;; il demandait le pourquoi de toute chose,s’inquiétait d’un retard ou d’une commission, se mêlait à toutpropos des affaires intérieures, et se faisait rendre compte desmoindres minuties du ménage de manière à fatiguer sa femme ou sesgens, en ne leur laissant point leur libre arbitre. Jadis il nes’irritait jamais sans quelque motif spécieux, maintenant sonirritation était constante. Peut-être les soins de sa fortune, lesspéculations de l’agriculture, une vie de mouvement avaient-ilsjusqu’alors détourné son humeur atrabilaire en donnant une pâture àses inquiétudes, en employant l’activité de son esprit&|160;; etpeut-être aujourd’hui le manque d’occupations mettait-il sa maladieaux prises avec elle-même&|160;; ne s’exerçant plus au dehors, ellese produisait par des idées fixes, le ’’ moi’’ moral s’était emparédu ’’ moi’’ physique. Il était devenu son propre médecin&|160;; ilcompulsait des livres de médecine, croyait avoir les maladies dontil lisait les descriptions et prenait alors pour sa santé desprécautions inouïes, variables, impossibles à prévoir, partantimpossibles à contenter. Tantôt il ne voulait pas de bruit, etquand la comtesse établissait autour de lui un silence absolu, toutà coup il se plaignait d’être comme dans une tombe, il disait qu’ily avait un milieu entre ne pas faire du bruit et le néant de laTrappe. Tantôt il affectait une parfaite indifférence des chosesterrestres, la maison entière respirait&|160;; ses enfantsjouaient, les travaux ménagers s’accomplissaient sans aucunecritique&|160;; soudain au milieu du bruit, il s’écriaitlamentablement&|160;: —  » On veut me tuer&|160;!  » — Ma chère, s’ils’agissait de vos enfants, vous sauriez bien deviner ce qui lesgêne, disait-il à sa femme en aggravant l’injustice de ces parolespar le ton aigre et froid dont il les accompagnait. Il se vêtait etse dévêtait à tout moment, en étudiant les plus légères variationsde l’atmosphère, et ne faisait rien sans consulter le baromètre.Malgré les maternelles attentions de sa femme, il ne trouvaitaucune nourriture à son goût, car il prétendait avoir un estomacdélabré dont les douloureuses digestions lui causaient desinsomnies continuelles&|160;; et néanmoins il mangeait, buvait,digérait, dormait avec une perfection que le plus savant médecinaurait admirée. Ses volontés changeantes lassaient les gens de samaison, qui, routiniers comme le sont tous les domestiques, étaientincapables de se conformer aux exigences de systèmes incessammentcontraires. Le comte ordonnait-il de tenir les fenêtres ouvertessous prétexte que le grand air était désormais nécessaire à sasanté&|160;; quelques jours après, le grand air, ou trop humide outrop chaud, devenait intolérable&|160;; il grondait alors, ilentamait une querelle, et, pour avoir raison, il niait souvent saconsigne antérieure. Ce défaut de mémoire ou cette mauvaise foi luidonnait gain de cause dans toutes les discussions où sa femmeessayait de l’opposer à lui-même. L’habitation de Clochegourdeétait devenue si insupportable que l’abbé de Dominis, hommeprofondément instruit, avait pris le parti de chercher larésolution de quelques problèmes, et se retranchait dans unedistraction affectée. La comtesse n’espérait plus, comme par lepassé, pouvoir enfermer dans le cercle de la famille les accès deces folles colères&|160;; déjà les gens de la maison avaient ététémoins de scènes où l’exaspération sans motif de ce vieillardprématuré passa les bornes&|160;; ils étaient si dévoués à lacomtesse qu’il n’en transpirait rien au dehors, mais elle redoutaitchaque jour un éclat public de ce délire que le respect humain necontenait plus. J’appris plus tard d’affreux détails sur laconduite du comte envers sa femme&|160;; au lieu de la consoler, ill’accablait de sinistres prédictions et la rendait responsable desmalheurs à venir, parce qu’elle refusait les médications insenséesauxquelles il voulait soumettre ses enfants. La comtesse sepromenait-elle avec Jacques et Madeleine, le comte lui prédisait unorage, malgré la pureté du ciel&|160;; si par hasard l’événementjustifiait son pronostic, la satisfaction de son amour-propre lerendait insensible au mal de ses enfants&|160;; l’un d’eux était-ilindisposé, le comte employait tout son esprit à rechercher la causede cette souffrance dans le système de soins adopté par sa femme etqu’il épiloguait dans les plus minces détails en concluant toujourspar ces mots assassins&|160;:  » Si vos enfants retombent malades,vous l’aurez bien voulu.  » Il agissait ainsi dans les moindresdétails de l’administration domestique où il ne voyait jamais quele pire côté des choses se faisant à tout propos ’’ l’avocat dudiable’’, suivant une expression de son vieux cocher. La comtesseavait indiqué pour Jacques et Madeleine des heures de repasdifférentes des siennes, et les avait ainsi soustraits à laterrible action de la maladie du comte, en attirant sur elle tousles orages. Madeleine et Jacques voyaient rarement leur père. Parune de ces hallucinations particulières aux égoïstes, le comten’avait pas la plus légère conscience du mal dont il étaitl’auteur. Dans la conversation confidentielle que nous avions eue,il s’était surtout plaint d’être trop bon pour tous les siens. Ilmaniait donc le fléau, abattait, brisait tout autour de lui commeeût fait un singe&|160;; puis, après avoir blessé sa victime, ilniait l’avoir touchée. Je compris alors d’où provenaient les lignescomme marquées avec le fil d’un rasoir sur le front de la comtesse,et que j’avais aperçues en la revoyant. Il est chez les âmes noblesune pudeur qui les empêche d’exprimer leurs souffrances, elles endérobent orgueilleusement l’étendue à ceux qu’elles aiment par unsentiment de charité voluptueuse. Aussi, malgré mes instances,n’arrachai-je pas tout d’un coup cette confidence à Henriette. Ellecraignait de me chagriner, elle me faisait des aveux interrompuspar de subites rougeurs&|160;; mais j’eus bientôt devinél’aggravation que le désœuvrement du comte avait apportée dans lespeines domestiques de Clochegourde.

— Henriette, lui dis-je quelques jours après, en lui prouvantque j’avais mesuré la profondeur de ses nouvelles misères,n’avez-vous pas eu tort de si bien arranger votre terre que lecomte n’y trouve plus à s’occuper&|160;?

— Cher, me dit-elle en souriant, ma situation est assez critiquepour mériter toute mon attention, croyez que j’en ai bien étudiéles ressources, et toutes sont épuisées. En effet, les tracasseriesont toujours été grandissant. Comme monsieur de Mortsauf moi noussommes toujours en présence, je ne puis les affaiblir en lesdivisant sur plusieurs points, tout serait également douloureuxpour moi. J’ai songé à distraire monsieur de Mortsauf, en luiconseillant d’établir une magnanerie à Clochegourde où il existedéjà quelques mûriers, vestiges de l’ancienne industrie de laTouraine&|160;; mais j’ai reconnu qu’il serait tout aussi despoteau logis, et que j’aurais de plus les mille ennuis de cetteentreprise. Apprenez, monsieur l’observateur, me dit elle, que dansle jeune âge les mauvaises qualités de l’homme sont contenues parle monde, arrêtées dans leur essor par le jeu des passions gênéespar le respect humain&|160;; plus tard, dans la solitude, chez unhomme âgé, les petits défauts se montrent d’autant plus terriblesqu’ils ont été long-temps comprimés. Les faiblesses humaines sontessentiellement lâches, elles ne comportent ni paix ni trêve&|160;;ce que vous leur avez accordé hier, elles l’exigent aujourd’hui,demain et toujours&|160;; elles s’établissent dans les concessionset les étendent. La puissance est clémente, elle se rend àl’évidence, elle est juste et paisible&|160;; tandis que lespassions engendrées par la faiblesse sont impitoyables&|160;; ellessont heureuses quand elles peuvent agir à la manière des enfantsqui préfèrent les fruits volés en secret à ceux qu’ils peuventmanger à table&|160;; ainsi monsieur de Mortsauf éprouve une joievéritable à me surprendre&|160;; et lui qui ne tromperait personneme trompe avec délices, pourvu que la ruse reste dans le forintérieur.

Un mois environ après mon arrivée un matin, en sortant dedéjeuner, la comtesse me prit le bras, se sauva par une porte àclaire-voie qui donnait dans le verger, et m’entraîna vivement dansles vignes.

— Ah&|160;! il me tuera, dit-elle. Cependant je veux vivre nefût-ce que pour mes enfants&|160;! Comment, pas un jour derelâche&|160;! Toujours marcher dans les broussailles, manquer detomber à tout moment et à tout moment rassembler ses forces pourgarder son équilibre. Aucune créature ne saurait suffire à detelles dépenses d’énergie. Si je connaissais bien le terrain surlequel doivent porter mes efforts, si ma résistance étaitdéterminée, l’âme s’y plierait&|160;; mais non, chaque jourl’attaque change de caractère, et me surprend sans défense&|160;;ma douleur n’est pas une, elle est multiple. Félix, Félix vous nesauriez imaginer quelle forme odieuse a prise sa tyrannie, etquelles sauvages exigences lui ont cogérées ses livres de médecine.Oh&|160;! mon ami… dit-elle en appuyant sa tête sur mes épaules,sans achever sa confidence. Que devenir, que faire&|160;?reprit-elle en se débattant contre les pensées qu’elle n’avait pasexprimées. Comment résister&|160;? Il me tuera. Non, je me tueraimoi-même, et c’est un crime cependant&|160;! M’enfuir&|160;? et mesenfants&|160;! Me séparer&|160;? mais comment, après quinze ans demariage, dire à mon père que je ne puis demeurer avec monsieur deMortsauf, quand, si mon père ou ma mère viennent, il sera posé,sage, poli, spirituel. D’ailleurs les femmes mariées ont-elles despères, ont-elles des mères&|160;? elles appartiennent corps etbiens à leurs maris. Je vivais tranquille, sinon heureuse, jepuisais quelques forces dans ma chaste solitude, je l’avoue&|160;;mais si je suis privée de ce bonheur négatif, je deviendrai folleaussi moi. Ma résistance est fondée sur de puissantes raisons quine me sont pas personnelles. N’est-ce pas un crime que de donner lejour à de pauvres créatures condamnées par avance à de perpétuellesdouleurs&|160;? Cependant ma conduite soulève de si gravesquestions que je ne puis les décider seule&|160;; je suis juge etpartie. J’irai demain à Tours consulter l’abbé Birroteau, monnouveau directeur&|160;; car mon cher et vertueux abbé de la Bergeest mort, dit-elle en s’interrompant. Quoiqu’il fût sévère, saforce apostolique me manquera toujours&|160;; son successeur est unange de douceur qui s’attendrit au lieu de réprimander&|160;;néanmoins, au cœur de la religion quel courage ne seretremperait&|160;? quelle raison ne s’affermirait à la voix del’Esprit-Saint&|160;? — Mon Dieu, reprit-elle en séchant ses larmeset levant les yeux au ciel, de quoi me punissez-vous&|160;? Mais,il faut le croire, dit-elle en appuyant ses doigts sur mon bras,oui, croyons-le, Félix, nous devons passer par un creuset rougeavant d’arriver saints et parfaits dans les sphères supérieures.Dois-je me taire&|160;? me défendez-vous, mon Dieu, de crier dansle sein d’un ami&|160;? l’aimé-je trop&|160;? Elle me pressa surson cœur comme si elle eût craint de me perdre&|160;: — Qui merésoudra ces doutes&|160;? Ma conscience ne me reproche rien. Lesétoiles rayonnent d’en haut sur les hommes&|160;; pourquoi l’âme,cette étoile humaine, n’envelopperait-elle pas de ses feux un ami,quand on ne laisse aller à lui que de pures pensées&|160;?

J’écoutais cette horrible clameur en silence, tenant la mainmoite de cette femme dans la mienne plus moite encore&|160;; je laserrais avec une force à laquelle Henriette répondait par une forceégale.

— Vous êtes donc par là&|160;? cria le comte qui venait à nous,la tête nue.

Depuis mon retour il voulait obstinément se mêler à nosentretiens, soit qu’il en espérât quelque amusement, soit qu’ilcrût que la comtesse me contait ses douleurs et se plaignait dansmon sein, soit encore qu’il fût jaloux d’un plaisir qu’il nepartageait point.

— Comme il me suit&|160;! dit-elle avec l’accent du désespoir.Allons voir les clos, nous l’éviterons. Baissons-nous le long deshaies pour qu’il ne nous aperçoive pas.

Nous nous fîmes un rempart d’une haie touffue, nous gagnâmes lesclos en courant, et nous nous trouvâmes bientôt loin du comte, dansune allée d’amandiers.

— Chère Henriette, lui dis-je alors en serrant son bras contremon cœur, et m’arrêtant pour la contempler dans sa douleur, vousm’avez naguère dirigé savamment à travers les voies périlleuses dugrand monde&|160;; permettez-moi de vous donner quelquesinstructions pour vous aider à finir le duel sans témoins danslequel vous succomberiez infailliblement, car vous ne vous battezpoint avec des armes égales. Ne luttez pas plus long-temps contreun fou…

— Chut&|160;! dit-elle en réprimant des larmes qui roulèrentdans ses yeux.

— Ecoutez-moi, chère&|160;! Après une heure de ces conversationsque je suis obligé de subir par amour pour vous, souvent ma penséeest pervertie, ma tête est lourde&|160;; le comte me fait douter demon intelligence, les mêmes idées répétées se gravent malgré moidans mon cerveau. Les monomanies bien caractérisées ne sont pascontagieuses&|160;; mais quand la folie réside dans la manièred’envisager les choses, et qu’elle se cache sous des discussionsconstantes, elle peut causer des ravages sur ceux qui vivent auprèsd’elle. Votre patience est sublime, mais ne vous mène-t-elle pas àl’abrutissement&|160;? Ainsi pour vous, pour vos enfants, changezde systèmes avec le comte. Votre adorable complaisance a développéson égoïsme, vous l’avez traité comme une mère traite un enfantqu’elle gâte&|160;; mais aujourd’hui, si vous voulez vivre..&|160;;Et, dis-je en la regardant, vous le voulez&|160;! déployez l’empireque vous avez sur lui. Vous le savez, il vous aime et vous craint,faites-vous craindre davantage, opposez à ses volontés diffuses unevolonté rectiligne. Etendez votre pouvoir comme il a su étendre,lui, les concessions que vous lui avez faites, et renfermez samaladie dans une sphère morale, comme on renferme les fous dans uneloge.

— Cher enfant, me dit-elle en souriant avec amertume, une femmesans cœur peut seule jouer ce rôle. Je suis mère, je serais unmauvais bourreau. Oui, je sais souffrir, mais faire souffrir lesautres&|160;! jamais, dit-elle, pas même pour obtenir un résultathonorable ou grand. D’ailleurs, ne devrais-je pas faire mentir moncœur, déguiser ma voix, armer mon front, corrompre mon geste… ne medemandez pas de tels mensonges. Je puis me placer entre monsieur deMortsauf et ses enfants, je recevrai ses coups pour qu’ilsn’atteignent ici personne&|160;; voilà tout ce que je puis pourconcilier tant d’intérêts contraires.

— Laisse-moi t’adorer&|160;! sainte, trois fois sainte&|160;!dis-je en me mettant un genou en terre, en baisant sa robe et yessuyant des pleurs qui me vinrent aux yeux.

— Mais, s’il vous tue, lui dis-je.

Elle pâlit, et répondit en levant les yeux au ciel&|160;: — Lavolonté de Dieu sera faite&|160;!

— Savez-vous ce que le roi disait à votre père à propos devous&|160;?  » Ce diable de Mortsauf vit donc toujours&|160;!  »

— Ce qui est une plaisanterie dans la bouche du roi,répondit-elle, est un crime ici.

&|160;

Malgré nos précautions, le comte nous avait suivis à lapiste&|160;; il nous atteignit tout en sueur sous un noyer où lacomtesse s’était arrêtée pour me dire cette parole grave&|160;; enle voyant, je me mis à parler vendange. Eut-il d’injustessoupçons&|160;? je ne sais&|160;; mais il resta sans mot dire ànous examiner, sans prendre garde à la fraîcheur que distillent lesnoyers. Après un moment employé par quelques paroles insignifiantesentrecoupées de pauses très-significatives, le comte dit avoir malau cœur et à la tête, il se plaignit doucement, sans quêter notrepitié, sans nous peindre ses douleurs par des images exagérées.Nous n’y fîmes aucune attention. En rentrant, il se sentit plus malencore, parla de se mettre au lit, et s’y mit sans cérémonie, avecun naturel qui ne lui était pas ordinaire. Nous profitâmes del’armistice que nous donnait son humeur hypocondriaque, et nousdescendîmes à notre chère terrasse, accompagnés de Madeleine.

— Allons nous promener sur l’eau, dit la comtesse après quelquestours, nous irons assister à la pêche que le garde fait pour nousaujourd’hui.

Nous sortons par la petite porte, nous gagnons la toue, nous ysautons, et nous voilà remontant l’Indre avec lenteur. Comme troisenfants amusés à des riens, nous regardions les herbes des bords,les demoiselles bleues ou vertes&|160;; et la comtesse s’étonnaitde pouvoir goûter de si tranquilles plaisirs au milieu de sespoignants chagrins&|160;; mais le calme de la nature, qui marcheinsouciante de nos luttes, n’exerce-t-il pas sur nous un charmeconsolateur&|160;? L’agitation d’un amour plein de désirs contenuss’harmonise à celle de l’eau, les fleurs que la main de l’homme n’apoint perverties expriment les rêves les plus secrets, levoluptueux balancement d’une barque imite vaguement les pensées quiflottent dans l’âme. Nous éprouvâmes l’engourdissante influence decette double poésie. Les paroles, montées au diapason de la nature,déployèrent une grâce mystérieuse, et les regards eurent de pluséclatants rayons en participant à la lumière si largement verséepar le soleil dans la prairie flamboyante. La rivière fut comme unsentier sur lequel nous volions. Enfin, n’étant pas diverti par lemouvement qu’exige la marche à pied, notre esprit s’empara de lacréation. La joie tumultueuse d’une petite fille en liberté, sigracieuse dans ses gestes, si agaçante dans ses propos,n’était-elle pas aussi la vivante expression de deux âmes libresqui se plaisaient à former idéalement cette merveilleuse créaturerêvée par Platon, connue de tous ceux dont la jeunesse fut rempliepar un heureux amour. Pour vous peindre cette heure, non dans sesdétails indescriptibles, mais dans son ensemble, je vous dirai quenous nous aimions en tous les êtres, en toutes les choses qui nousentouraient&|160;; nous sentions hors de nous le bonheur que chacunde nous souhaitait&|160;; il nous pénétrait si vivement que lacomtesse ôta ses gants et laissa tomber ses belles mains dans l’eaucomme pour rafraîchir une secrète ardeur. Ses yeux parlaient&|160;;mais sa bouche, qui s’entr’ouvrait comme une rose à l’air, seserait fermée à un désir. Vous connaissez la mélodie des sonsgraves parfaitement unis aux sons élevés, elle m’a toujours rappeléla mélodie de nos deux âmes en ce moment, qui ne se retrouva plusjamais.

— Où faites-vous pêcher, lui dis-je, si vous ne pouvez pêcherque sur les rives qui sont à vous&|160;?

— Près du pont de Ruan, me dit-elle. Ha&|160;! nous avonsmaintenant la rivière à nous depuis le pont de Ruan jusqu’àClochegourde. Monsieur de Mortsauf vient d’acheter quarante arpentsde prairie avec les économies de ces deux années et l’arriéré de sapension. Cela vous étonne&|160;?

— Moi, je voudrais que toute la vallée fût à vous&|160;!m’écriai-je.

Elle me répondit par un sourire. Nous arrivâmes au-dessous dupont de Ruan, à un endroit où l’Indre est large, et où l’onpêchait.

— Hé&|160;! bien, Martineau&|160;? dit-elle.

— Ah&|160;! madame la comtesse, nous avons du guignon. Depuistrois heures que nous y sommes, en remontant du moulin ici, nousn’avons rien pris.

Nous abordâmes afin d’assister aux derniers coups de filet, etnous nous plaçâmes tous trois à l’ombre d’un ’’ bouillard’’ ,espèce de peuplier dont l’écorce est blanche, qui se trouve sur leDanube, sur la Loire, probablement sur tous les grands fleuves, etqui jette au printemps un coton blanc soyeux l’enveloppe de safleur. La comtesse avait repris son auguste sérénité&|160;; elle serepentait presque de m’avoir dévoilé ses douleurs et d’avoir criécomme Job, au lieu de pleurer comme la Madeleine, une Madeleinesans amours, ni fêtes ni dissipations, mais non sans parfums nibeautés. La seine ramenée à ses pieds fut pleine de poissons&|160;:des tanches, des barbillons, des brochets des perches et une énormecarpe sautillant sur l’herbe.

— C’est un fait exprès, dit le garde.

Les ouvriers écarquillaient leurs yeux en admirant cette femmequi ressemblait à une fée dont la baguette aurait touché lesfilets. En ce moment le piqueur parut, chevauchant à travers laprairie au grand galop, et lui causa d’horribles tressaillements.Nous n’avions pas Jacques avec nous, et la première pensée desmères est, comme l’a si poétiquement dit Virgile, de serrer leursenfants sur leur sein au moindre événement.

— Jacques&|160;! cria-t-elle. Où est Jacques&|160;? Qu’est-ilarrivé à mon fils&|160;?

Elle ne m’aimait pas&|160;! Si elle m’avait aimé, elle aurait eupour mes souffrances cette expression de lionne au désespoir.

— Madame la comtesse, monsieur le comte se trouve plus mal.

Elle respira, courut avec moi, suivie de Madeleine.

— Revenez lentement, me dit-elle&|160;; que cette chère fille nes’échauffe pas. Vous le voyez, la course de monsieur de Mortsaufpar ce temps si chaud l’avait mis en sueur, et sa station sous lenoyer a pu devenir la cause d’un malheur.

Ce mot dit au milieu de son trouble, accusait la pureté de sonâme. La mort du comte, un malheur&|160;! Elle gagna rapidementClochegourde, passa par la brèche d’un mur et traversa les clos. Jerevins lentement en effet. L’expression d’Henriette m’avaitéclairé, mais comme éclaire la foudre qui ruine les moissonsengrangées. Durant cette promenade sur l’eau, je m’étais cru lepréféré&|160;; je sentis amèrement qu’elle était de bonne foi dansses paroles. L’amant qui n’est pas tout n’est rien. J’aimais doncseul avec les désirs d’un amour qui sait tout ce qu’il veut, qui serepaît par avance de caresses espérées, et se contente des voluptésde l’âme parce qu’il y mêle celles que lui réserve l’avenir. SiHenriette aimait, elle ne connaissait rien ni des plaisirs del’amour ni de ses tempêtes. Elle vivait du sentiment même, commeune sainte avec Dieu. J’étais l’objet auquel s’étaient rattachéesses pensées, ses sensations méconnues, comme un essaim s’attache àquelque branche d’arbre fleuri&|160;; mais je n’étais pas leprincipe, j’étais un accident de sa vie, je n’étais pas toute savie. Roi détrôné, j’allais me demandant qui pouvait me rendre monroyaume. Dans ma folle jalousie, je me reprochais de n’avoir rienosé, de n’avoir pas resserré les liens d’une tendresse qui mesemblait alors plus subtile que vraie par les chaînes du droitpositif que crée la possession.

L’indisposition du comte, déterminée peut-être par le froid dunoyer, devint grave en quelques heures. J’allai quérir à Tours unmédecin renommé, monsieur Origet, que je ne pus ramener que dans lasoirée&|160;; mais il resta pendant toute la nuit et le lendemain àClochegourde. Quoiqu’il eût envoyé chercher une grande quantité desangsues par le piqueur, il jugea qu’une saignée était urgente, etn’avait point de lancette sur lui. Aussitôt je courus à Azay par untemps affreux, je réveillai le chirurgien, monsieur Deslandes, etle contraignis à venir avec une célérité d’oiseau. Dix minutes plustard, le comte eût succombé&|160;; la saignée le sauva. Malgré cepremier succès, le médecin pronostiquait la fièvre inflammatoire laplus pernicieuse, une de ces maladies comme en font les gens qui sesont bien portés pendant vingt ans. La comtesse atterrée croyaitêtre la cause de cette fatale crise. Sans force pour me remercierde mes soins, elle se contentait de me jeter quelques sourires dontl’expression équivalait au baiser qu’elle avait mis sur mamain&|160;; j’aurais voulu y lire les remords d’un illicite amourmais c’était l’acte de contrition d’un repentir qui faisait mal àvoir dans une âme si pure, c’était l’expansion d’une admirativetendresse pour celui qu’elle regardait comme noble, en s’accusant,elle seule, d’un crime imaginaire. Certes, elle aimait comme Laurede Noves aimait Pétrarque, et non comme Francesca da Rimini aimaitPaolo&|160;: affreuse découverte pour qui rêvait l’union de cesdeux sortes d’amour&|160;! La comtesse gisait, le corps affaissé,les bras pendants, sur un fauteuil sale dans cette chambre quiressemblait à la bauge d’un sanglier. Le lendemain soir, avant departir le médecin dit à la comtesse qui avait passé la nuit, deprendre une garde. La maladie devait être longue.

— Une garde, répondit-elle, non, non. Nous le soignerons,s’écria-t-elle en me regardant&|160;; nous nous devons de lesauver&|160;!

A ce cri, le médecin nous jeta un coup d’œil observateur, pleind’étonnement. L’expression de cette parole était de nature luifaire soupçonner quelque forfait manqué. Il promit de revenir deuxfois par semaine, indiqua la marche à tenir à monsieur Deslandes etdésigna les symptômes menaçants qui pouvaient exiger qu’on vînt lechercher à Tours. Afin de procurer à la comtesse au moins une nuitde sommeil sur deux, je lui demandai de me laisser veiller le comtealternativement avec elle. Ainsi je la décidai, non sans peine às’aller coucher la troisième nuit. Quand tout reposa dans lamaison, pendant un moment où le comte s’assoupit j’entendis chezHenriette un douloureux gémissement. Mon inquiétude devint si viveque j’allai la trouver&|160;; elle était à genoux devant sonprie-Dieu, fondant en larmes, et s’accusait&|160;: — Mon Dieu sitel est le prix d’un murmure, criait-elle je ne me plaindraijamais.

— Vous l’avez quitté&|160;! dit-elle en me voyant.

— Je vous entendais pleurer et gémir, j’ai eu peur pourvous.

— Oh&|160;! moi, dit-elle, je me porte bien&|160;!

Elle voulut être certaine que monsieur de Mortsauf dormît&|160;;nous descendîmes tous deux, et tous deux à la clarté d’une lampenous le regardâmes&|160;: le comte était plus affaibli par la pertedu sang tiré à flots qu’il n’était endormi&|160;; ses mains agitéescherchaient à ramener sa couverture sur lui.

— On prétend que c’est des gestes de mourants, dit-elle.Ah&|160;! s’il mourait de cette maladie que nous avons causée, jene me marierais jamais, je le jure, ajouta-t-elle en étendant lamain sur la tête du comte par un geste solennel.

— J’ai tout fait pour le sauver, lui dis-je.

— Oh&|160;! vous, vous êtes bon, dit-elle. Mais moi, je suis lagrande coupable.

Elle se pencha sur ce front décomposé, en balaya la sueur avecses cheveux, et la baisa saintement&|160;; mais je ne vis pas avecune joie secrète qu’elle s’acquittait de cette caresse comme d’uneexpiation.

— Blanche, à boire, dit le comte d’une voix éteinte.

— Vous voyez, il ne connaît que moi, me dit-elle en luiapportant un verre.

Et par son accent, par ses manières affectueuses, elle cherchaità insulter aux sentiments qui nous liaient, en les immolant aumalade.

— Henriette, lui dis-je, allez prendre quelque repos, je vous ensupplie.

— Plus d’Henriette, dit-elle en m’interrompant avec uneimpérieuse précipitation.

— Couchez-vous afin de ne pas tomber malade. Vos enfants, ’’lui-même ’’ vous ordonnent de vous soigner, il est des cas oùl’égoïsme devient une sublime vertu.

— Oui, dit-elle.

Elle s’en alla me recommandant son mari par des gestes quieussent accusé quelque prochain délire, s’ils n’avaient pas eu lesgrâces de l’enfance mêlées à la force suppliante du repentir. Cettescène, terrible en la mesurant à l’état habituel de cette âme pure,m’effraya&|160;; je craignis l’exaltation de sa conscience. Quandle médecin revint, je lui révélai les scrupules d’hermineeffarouchée qui poignaient ma blanche Henriette. Quoique discrète,cette confidence dissipa les soupçons de monsieur Origet, et ilcalma les agitations de cette belle âme en disant qu’en tout étatde cause le comte devait subir cette crise, et que sa station sousle noyer avait été plus utile que nuisible en déterminant lamaladie.

Pendant cinquante-deux deux jours le comte fut entre la vie etla mort&|160;; nous veillâmes chacun à notre tour, Henriette etmoi, vingt-six nuits. Certes, monsieur de Mortsauf dut son salut ànos soins, à la scrupuleuse exactitude avec laquelle nousexécutions les ordres de monsieur Origet. Semblable aux médecinsphilosophes que de sagaces observations autorisent à douter desbelles actions quand elles ne sont que le secret accomplissementd’un devoir, cet homme, tout en assistant au combat d’héroïsme quise passait entre la comtesse et moi, ne pouvait s’empêcher de nousépier par des regards inquisitifs, tant il avait peur de se tromperdans son admiration.

— Dans une semblable maladie, me dit-il lors de sa troisièmevisite, la mort rencontre un prompt auxiliaire dans le moral, quandil se trouve aussi gravement altéré que l’est celui du comte. Lemédecin, la garde, les gens qui entourent le malade tiennent sa vieentre leurs mains&|160;; car alors un seul mot, une crainte viveexprimée par un geste, ont la puissance du poison.

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