Le Manteau – Le Nez

Chapitre 2

 

L’assesseur de collège Kovaliov s’éveilla d’assez bonne heure etfit avec ses lèvres « brrr… », ce qu’il faisait toujoursen s’éveillant, quoiqu’il n’eût jamais pu expliquer pourquoi. Ils’étira et demanda une petite glace qui se trouvait sur la table.Il voulait jeter un coup d’œil sur le bouton qui lui était venu surle nez la veille au soir ; mais, à sa grande surprise, ilaperçut à la place du nez un endroit parfaitement plat.

Effrayé, Kovaliov se fit apporter de l’eau etse frotta les yeux avec une serviette. En effet, le nez n’y étaitpas. Il se mit à se tâter pour s’assurer qu’il ne dormaitpas ; non, il ne dormait pas. Il sauta en bas du lit, sesecoua : pas de nez ! Il demanda immédiatement seshabits, et courut droit chez le grand maître de la police.

Il faut pourtant que je dise quelques mots deKovaliov, afin que le lecteur puisse voir ce que c’était que cetassesseur de collège. Les assesseurs qui reçoivent ce grade grâce àleurs certificats de sciences ne doivent pas être confondus avecceux que l’on fabriquait au Caucase. Ce sont deux espècesabsolument différentes. Les assesseurs de collège savants…

Mais la Russie est une terre si bizarre, qu’ilsuffit de dire un mot sur un assesseur quelconque, pour que tousles assesseurs, depuis Riga jusqu’au Kamtchatka, y voient uneallusion à eux-mêmes. Ceci s’applique du reste à tous les grades, àtous les rangs.

Kovaliov était un assesseur de collège duCaucase. Il n’était en possession de ce titre que depuis deux ans,c’est pourquoi il ne l’oubliait pas, fût-ce pour un instant, etafin de se donner encore plus d’importance, il ne se faisait jamaisappeler assesseur de collège, mais toujours« major ».

– Écoute, ma colombe, disait-il ordinairementquand il rencontrait dans la rue une bonne femme qui vendait desfaux cols, viens chez moi, j’habite rue Sadovaïa ; tu n’asqu’à demander l’appartement du major Kovaliov, chacun tel’indiquera.

Pour cette raison, nous appellerons dorénavantmajor cet assesseur de collège.

Le major Kovaliov avait l’habitude de sepromener chaque jour sur la Perspective de Nievsky. Son faux colétait toujours d’une blancheur éblouissante et très empesé. Sesfavoris appartenaient à l’espèce qu’on peut rencontrer encoreaujourd’hui chez les arpenteurs des gouvernements et des districts,chez les architectes et les médecins de régiment, chez biend’autres personnes occupant des fonctions diverses et, en général,chez tous les hommes qui possèdent des joues rebondies etrubicondes et jouent en perfection au boston : ces favorissuivent le beau milieu de la joue et viennent rejoindre en lignedroite le nez.

Le major Kovaliov portait une grande quantitéde petits cachets sur lesquels étaient gravés des armoiries, lesjours de la semaine, etc. Il était venu de Saint-Pétersbourg pouraffaires, et notamment pour chercher un emploi qui convînt à sonrang : celui de gouverneur, s’il se pouvait, sinon, celuid’huissier dans quelque administration en vue. Le major Kovaliovn’aurait pas refusé non plus de se marier, mais dans le casseulement où la fiancée lui apporterait 200 000 roubles de dot. Quele lecteur juge donc par lui-même quelle devait être la situationde ce major, lorsqu’il aperçut, à la place d’un nez assez bienconformé, une étendue d’une platitude désespérante.

Pour comble de malheur, pas un seul fiacre nese montrait dans la rue et il se trouva obligé d’aller à pied, ens’emmitouflant dans son manteau et, le mouchoir sur sa figure,faisant semblant de saigner du nez.

« Mais peut-être tout cela n’est-il quele fait de mon imagination ; il n’est pas possible qu’un nezdisparaisse ainsi sottement », pensa-t-il.

Et il entra exprès dans une pâtisserie, rienque pour se regarder dans une glace. Heureusement pour lui, il n’yavait pas de clients dans la boutique ; seuls, des marmitonsbalayaient les pièces ; d’autres, les yeux ensommeillés,apportaient sur des plats des gâteaux tout chauds ; sur lestables et les chaises traînaient les journaux de la veille.

– Dieu merci, il n’y a personne, se dit-il, jepuis me regarder maintenant.

Il s’approcha timidement de la glace et y jetaun coup d’œil.

– Peste, que c’est vilain, fit-il en crachantde dégoût, s’il y avait du moins quelque chose pour remplacer lenez !… mais comme cela… rien !

Dépité, se mordant les lèvres, il sortit de lapâtisserie, résolu, contre toutes ses habitudes, à ne regarderpersonne, à ne sourire à personne. Tout à coup, il s’arrêta commepétrifié devant la porte d’une maison ; quelque chosed’inexplicable venait de se passer sous ses yeux. Une voiture avaitfait halte devant le perron : la portière s’ouvrit, unmonsieur en uniforme sauta en bas de la voiture et monta rapidementl’escalier. Quelle ne fut donc pas la terreur, et en même temps lastupéfaction de Kovaliov, lorsqu’il reconnut chez ce monsieur sonpropre nez !

À ce spectacle inattendu, tout semblatournoyer devant ses yeux ; il eut peine à se maintenirdebout, mais, quoiqu’il tremblât comme dans un accès de fièvre, ilrésolut d’attendre le retour du nez. Deux minutes plus tardcelui-ci sortait en effet de la maison. Il portait un uniformebrodé d’or avec un grand col droit, un pantalon en peau et une épéeau côté. Son chapeau à plumet pouvait faire croire qu’il possédaitle grade de conseiller d’État. Selon toute évidence, il était entournée de visites. Il regarda autour de lui, jeta au cocherl’ordre d’avancer, monta en voiture et partit.

Le pauvre Kovaliov faillit devenir fou. Il nesavait que penser d’un événement aussi bizarre. Comment avait-il puse faire, en effet, qu’un nez qui, la veille encore, se trouvaitsur son propre visage, et qui était certainement incapable d’allerà pied ou en voiture, portât maintenant uniforme ? Il suiviten courant la voiture qui, heureusement pour lui, s’arrêta àquelques pas de là, devant le grand Bazar de Moscou. Il se hâta dele rejoindre, en se faufilant à travers la rangée des vieillesmendiantes à la tête entortillée de bandes avec des ouverturesménagées pour les yeux, et dont il s’égayait fort autrefois.

Il y avait peu de monde devant le Bazar.Kovaliov était si ému qu’il ne pouvait se résoudre à rien, etcherchait des yeux ce monsieur dans tous les coins. Il l’aperçutenfin devant une boutique. Le nez avait complètement dissimulé safigure sous son grand col et examinait avec beaucoup d’attention jene sais quelles marchandises.

– Comment l’aborder ? se demandaitKovaliov. À en juger par tout son uniforme, son chapeau, il estévident qu’il est conseiller d’État. Du diable si je sais commentm’y prendre !

Il se mit à toussoter à côté de lui, mais lenez gardait toujours la même attitude.

– Monsieur, commença Kovaliov, en faisant uneffort pour reprendre courage, monsieur…

– Que désirez-vous ?… répondit le nez ense retournant.

– Il me semble étrange, monsieur, je crois…vous devez connaître votre place ; et tout à coup je vousretrouve, où ?… Vous conviendrez. …

– Excusez-moi, je ne comprends pas bien dequoi il vous plaît de me parler… Expliquez-vous.

« Comment lui expliquercela ? » pensait Kovaliov. Et, prenant son courage à deuxmains, il continua :

– Certes, moi, d’ailleurs… je suis major… Pourmoi, ne pas avoir de nez, vous en conviendrez, n’est pas bienséant. Une marchande qui vend des oranges sur le pont deVozniessensk peut rester là sans nez, mais moi qui ai en vued’obtenir… avec cela, qui fréquente dans plusieurs maisons où setrouvent des dames : Mme Tchektyriev, femme de conseillerd’État, et d’autres encore… Jugez vous-même… Je ne sais vraimentpas, monsieur… (ici le major Kovaliov haussa les épaules)excusez-moi… si on envisage cela au point de vue des principes dudevoir et de l’honneur… Vous pouvez comprendre cela vous-même.

– Je n’y comprends absolument rien, répliquale nez. Veuillez vous expliquer d’une façon plus satisfaisante.

– Monsieur, fit Kovaliov avec dignité, je nesais comment je dois entendre vos paroles… Il me semble que toutcela est d’une évidence absolue… ou bien, vous voudriez… Mais vousêtes pourtant mon propre nez.

Le nez regarda le major en fronçant lessourcils.

– Vous vous trompez, monsieur, je suismoi-même. En outre, il ne peut exister entre nous aucun rapport,puisque, à en juger par les boutons de votre uniforme, vous devezservir dans une administration autre que la mienne.

Après avoir dit ces mots, le nez sedétourna.

Kovaliov se troubla au point de ne plus savoirni que faire, ni même que penser. En ce moment, il entendit lefrou-frou soyeux d’une robe de femme, et Kovaliov vit s’approcherune dame d’un certain âge, toute couverte de dentelles, accompagnéed’une autre, mince et fluette avec une robe blanche qui dessinait àmerveille sa taille fine et un chapeau de paille léger comme ungâteau feuilleté. Derrière elles marchait un haut laquais à favorisénormes avec une douzaine de collets à sa livrée.

Kovaliov fit quelques pas en avant, rajustason col de batiste, arrangea ses cachets suspendus à une chaînetted’or et, la figure souriante, fixa son attention sur la damefluette qui, pareille à une fleurette printanière, se penchaitlégèrement et portait à son front sa menotte blanche aux doigtstransparents. Le sourire de Kovaliov s’élargit encore lorsqu’ilaperçut sous le chapeau un petit menton rond d’une blancheuréclatante et une partie de la joue, teintée légèrement de rose.

Mais tout à coup il fit un bond en arrièrecomme s’il s’était brûlé. Il se rappela qu’il avait, à la place dunez, un vide absolu, et des larmes jaillirent de ses yeux. Il seretourna pour déclarer sans ambages au monsieur en uniforme qu’iln’avait que les apparences d’un conseiller d’État, qu’il n’étaitqu’un lâche et qu’un coquin et enfin pas autre chose que son proprenez… Mais le nez n’était plus là ; il avait eu le temps derepartir, sans doute pour continuer ses visites.

Cette disparition plongea Kovaliov dans ledésespoir. Il revint en arrière et s’arrêta un instant sous lesarcades, en jetant des regards de tous les côtés, dans l’espéranced’apercevoir le nez quelque part. Il se rappelait très bien qu’ilportait un chapeau à plumes et un uniforme brodé d’or, mais iln’avait pas remarqué la forme de son manteau, ni la couleur de savoiture et de ses chevaux, ni même s’il avait derrière la voitureun laquais et quelle était sa livrée. Et puis, tant de voiturespassaient devant lui qu’il lui eût été difficile d’en reconnaîtreune et, l’eût-il reconnue, qu’il n’aurait eu nul moyen del’arrêter.

La journée était belle et ensoleillée. Unefoule immense se pressait sur la Perspective ; toute unecascade fleurie de dames se déversait sur le trottoir. Voilà unconseiller de cour qu’il connaît et à qui il octroie le titre delieutenant-colonel, surtout en présence des autres. VoilàIaryghine, son grand ami, qui toujours fait faire remise[8] au boston, quand il joue huit, et voilàaussi un autre major qui a obtenu au Caucase le grade d’assesseurde collège : ce dernier lui fait signe de s’approcher.

– Au diable ! se dit Kovaliov… Eh,cocher ! mène-moi droit chez le maître de police.

Kovaliov monta en fiacre et ne cessa de criertout le temps au cocher :

– Cours ventre à terre !

– Le maître de la police est-il chezlui ? s’écria-t-il en entrant dans l’antichambre.

– Non, monsieur, répondit le suisse, il vientde sortir.

– Allons bon !…

– Oui, continua le suisse ; il n’y a paslongtemps, mais il est parti ; si vous étiez venu un instantplus tôt, peut-être l’auriez-vous trouvé.

Kovaliov, le mouchoir toujours appliqué sur safigure, remonta en fiacre et cria d’une voix désespérée :

– Va !

– Où ? demanda le cocher.

– Va tout droit.

– Comment, tout droit ?… mais c’est uncarrefour ici !… Faut-il prendre à droite ou àgauche ?

Cette question fit réfléchir Kovaliov. Dans sasituation, il devait avant tout s’adresser à la police, non pas queson affaire eût un rapport direct avec celle-ci, mais parce qu’elleserait capable de prendre des mesures plus rapides que les autresadministrations. Quant à demander satisfaction au ministère où lenez se prétendait attaché, cela n’était rien moins que raisonnable,car les réponses de ce monsieur donnaient à conclure qu’iln’existait rien de sacré pour lui, et il aurait pu tout aussi bienavoir menti dans ce cas-là, comme il mentait en affirmant qu’il nel’avait jamais vu, lui, Kovaliov.

Mais au moment où Kovaliov était déjà prêt àdonner l’ordre au cocher de le conduire au tribunal de police,l’idée lui vint que ce coquin, ce fripon, qui, dès la premièrerencontre, s’était conduit vis-à-vis de lui d’une façon si peuloyale, pouvait très bien, profitant du répit, quitterclandestinement la ville ; et alors toutes les recherchesseraient vaines, ou pourraient durer, ce qu’à Dieu ne plaise, unmois entier. Enfin, comme si le ciel lui-même l’avait inspiré, ilrésolut de se rendre directement au bureau des annonces, et defaire publier par avance un avis avec la description détaillée detous les caractères distinctifs du nez, pour que quiconque l’eûtrencontré pût le ramener immédiatement chez lui, Kovaliov, ou dumoins lui faire connaître le lieu où il séjournait.

Cette résolution enfin prise, il donna ordreau cocher de se rendre au bureau des annonces ; et tout lelong du chemin il ne cessait de le bourrer de coups dans le dos endisant :

– Vite, misérable, vite, coquin !

– Eh ! maître ! répondait le cocheren secouant la tête et en cinglant des rênes son cheval aux poilslongs comme ceux d’un épagneul.

Enfin le fiacre s’arrêta et Kovaliov,essoufflé, entra en courant dans une petite pièce où unfonctionnaire à cheveux blancs, vêtu d’un habit râpé, des lunettessur son nez, était assis devant une table, une plume à la bouche,et comptait la monnaie de cuivre qu’on venait de lui apporter.

– Qui est-ce qui reçoit ici lesannonces ? s’écria Kovaliov. Ah ! c’est vous,bonjour.

– Tous mes respects, répondit le fonctionnaireà cheveux blancs, levant les yeux pour un moment et les abaissantde nouveau sur les tas de monnaie placés devant lui.

– Je voudrais faire publier…

– Permettez, veuillez patienter un moment, fitle fonctionnaire, en traçant d’une main des chiffres sur le papieret en déplaçant de l’autre deux boules sur l’abaque.

Un laquais galonné, dont l’extérieur indiquaitqu’il servait dans une grande maison aristocratique, se tenait prèsde la table, un billet à la main et, jugeant à propos de fairepreuve de sociabilité, exposait ainsi ses idées :

– Le croiriez-vous, monsieur, ce petitchien-là ne vaut pas au fond quatre-vingts kopecks, et quant à moi,je n’en donnerais même pas huit liards ; mais la comtessel’aime, ma foi ; elle l’aime, et voilà, elle offre à celui quile ramènera cent roubles. Il faut avouer, tels que nous sommes là,que les goûts des gens sont tout à fait disproportionnés avec leurobjet : si l’on est amateur, eh bien, qu’on ait un chiencouchant ou un barbet, qu’on ne craigne pas de le payer cinq centsroubles, qu’on en donne même mille, mais que ce soit au moins unbon chien.

L’honorable fonctionnaire écoutait avec un airentendu, tout en calculant le nombre des lettres renfermées dans lebillet. De chaque côté de la table se tenait une foule de bonnesfemmes, de commis et de portiers, avec des billets à la main. L’unannonçait la vente d’une calèche n’ayant servi que très peu detemps, amenée de Paris en 1814 ; un autre, celle d’un« drojki[9] » solide, auquel manquait unressort ; on vendait aussi un jeune cheval fougueux dedix-sept ans, et ainsi de suite. La pièce où était réunie cettesociété était très petite et l’air y était très lourd, maisl’assesseur de collège ne pouvait pas sentir l’odeur, puisqu’ilavait couvert sa figure d’un mouchoir et aussi parce que son nezlui-même se trouvait on ne savait dans quels parages.

– Monsieur, je voudrais vous prier… Il y aurgence, fit-il enfin, impatienté.

– Tout de suite, tout de suite ! Deuxroubles quarante-trois kopecks… À l’instant ! Un roublesoixante-quatre kopecks !… disait le monsieur aux cheveuxblancs, en jetant les billets au visage des bonnes femmes et desportiers.

– Que désirez-vous, fit-il enfin en setournant vers Kovaliov.

– Je voudrais… dit celui-ci… il vient de sepasser une escroquerie ou une supercherie, je ne suis pas encorefixé sur ce point. Je vous prie seulement d’insérer l’annonce quecelui qui me ramènera ce coquin recevra une récompense honnête.

– Quel est votre nom, s’il vousplaît ?

– Mon nom, pourquoi ? Je ne peux pas ledire. J’ai beaucoup de connaissances : Mme Tchektyriev,femme de conseiller d’État ; Mme Podtotchina, femmed’officier supérieur… Si elles venaient à l’apprendre, ce qu’à Dieune plaise !… Vous pouvez simplement mettre : assesseur decollège, ou encore mieux, major.

– Et celui qui s’est enfui était votreserf ?

– Quel serf ! ce ne serait pas, aprèstout, une si grande escroquerie ! Celui qui s’est enfui,c’est… le nez…

– Hum !… quel nom bizarre ! Et lasomme que vous a volée ce monsieur Le Nez est-elleconsidérable ?

– Le nez, mais non, vous n’y êtes pas. Le nez,mon propre nez a disparu on ne sait où. Le diable a voulu se jouerde moi.

– Comment a-t-il donc disparu ? Je necomprends pas bien.

– Je ne peux pas vous dire comment, mais cequi importe le plus, c’est qu’il se promène maintenant en ville, etse fait appeler conseiller d’État. C’est pourquoi je vous pried’annoncer que celui qui s’en saisira ait à le ramener sans tarderchez moi, le plus vite possible. Pensez donc, comment vivre sansune partie du corps aussi en vue ? Il ne s’agit pas ici d’unorteil : je n’aurais qu’à fourrer mon pied dans ma botte, etpersonne ne s’apercevrait s’il manque… Je vais les jeudis chez lafemme du conseiller d’État, Mme Tchektyriev ;Mme Podtotchina, femme d’officier supérieur et qui a une trèsjolie fille, est aussi de mes connaissances, et pensez doncvous-même, comment ferais-je maintenant ?… Je ne peux plus memontrer chez elles.

Le fonctionnaire se mit à réfléchir, ce quedénotaient ses lèvres fortement serrées.

– Non, je ne peux pas insérer une annoncesemblable dans les journaux, fit-il enfin après un silence assezlong.

– Comment ? Pourquoi ?

– Parce que. Le journal peut être compromis.Si tout le monde se met à publier que son nez s’est enfui, alors…On répète assez sans cela qu’on imprime une foule de chosesincohérentes et de faux bruits.

– Mais pourquoi est-ce une choseincohérente ? Il me semble qu’il n’y a rien de pareil dans moncas.

– Vous croyez ?… Tenez, la semainedernière, il m’arriva précisément un cas pareil. Un fonctionnaireest venu, comme vous voilà venu, vous, maintenant, en apportant unbillet qu’il a payé, le compte fait, deux roubles soixante-treizekopecks, et ce billet annonçait simplement la fuite d’un barbet àpoil noir. Il semblerait qu’il n’y eût rien d’étrange là-dedans.C’était pourtant un pamphlet : ce barbet se trouvait être lecaissier de je ne sais quel établissement. …

– Je ne vous parle pas de barbet, mais de monpropre nez, donc presque de moi-même.

– Non, je ne puis insérer une telleannonce.

– Mais si mon nez a réellementdisparu !…

– S’il a disparu, c’est l’affaire d’unmédecin. On dit qu’il y a des gens qui peuvent vous remettre telnez qu’on voudra. Je m’aperçois, du reste, que vous devez être unhomme d’humeur assez gaie et que vous aimez à plaisanter ensociété.

– Mais, je vous jure, par ma foi !… Soit,puisqu’il en est ainsi, je vais vous montrer…

– À quoi bon vous déranger ? continua lefonctionnaire, en prenant une prise… Du reste, si cela ne vous gênepas trop, ajouta-t-il avec un mouvement de curiosité, il me seraitagréable de jeter un coup d’œil.

L’assesseur de collège enleva le mouchoir desa figure.

– En effet, c’est très bizarre, fit lefonctionnaire : c’est tout à fait plat, comme une crêpefraîchement cuite. Oui, c’est uni à n’y pas croire.

– Eh bien, allez-vous discuter encoremaintenant ? Vous voyez bien qu’il est impossible de ne pasfaire publier cela. Je vous en serai particulièrementreconnaissant, et je suis très heureux que cet incident m’aitprocuré le plaisir de faire votre connaissance.

Le major, comme on le voit, n’avait même pasreculé devant une légère humiliation.

– L’insérer n’est certes pas chose difficile,fit le fonctionnaire ; seulement je n’y vois aucune utilitépour vous. Toutefois, si vous y tenez absolument, adressez-vousplutôt à quelqu’un qui possède une plume habile, afin qu’il ledécrive comme un phénomène de la nature et publie cet article dansl’Abeille du Nord (à ces mots le fonctionnaire prit uneautre prise) pour le plus grand profit de la jeunesse (il s’essuyale nez) ou tout simplement comme une chose digne de la curiositépublique.

L’assesseur de collège se sentit complètementdécouragé. Distraitement il abaissa les yeux sur un journal où setrouvait l’indication des spectacles du jour : en y lisant lenom d’une artiste qu’il connaissait pour être jolie, sa figure sepréparait déjà à esquisser un sourire et sa main tâtait sa poche,afin de s’assurer s’il avait sur lui un billet bleu, car selonl’opinion de Kovaliov, des officiers supérieurs tels que lui nepouvaient occuper une place d’un moindre prix ; mais l’idée dunez vint se mettre à la traverse et tout gâter. Le fonctionnairelui-même semblait touché de la situation difficile de Kovaliov.Désirant soulager quelque peu sa douleur, il jugea convenabled’exprimer l’intérêt qu’il lui portait en quelques paroles biensenties :

– Je regrette infiniment, fit-il, qu’il voussoit arrivé pareille mésaventure ! N’accepteriez-vous pas uneprise ?… cela dissipe les maux de tête et les dispositions àla mélancolie, c’est même bon contre les hémorroïdes.

Et ce disant, le fonctionnaire tendit satabatière à Kovaliov en dissimulant habilement en dessous lecouvercle orné d’un portrait de je ne sais quelle dame enchapeau.

Cet acte, qui ne cachait pourtant aucundessein malveillant, eut le don d’exaspérer Kovaliov.

– Je ne comprends pas que vous trouviez àpropos de plaisanter là-dessus, s’écria-t-il avec colère. Est-ceque vous ne voyez pas que je manque précisément de l’essentiel pourpriser ? Que le diable emporte votre tabac ! Je ne peuxpas le voir maintenant, et non seulement votre vilain tabac deBérézine, mais même du râpé.

Sur ce, il sortit, profondément irrité, dubureau des annonces et se rendit chez le commissaire de police.

Il fit son entrée juste au moment où celui-ci,en s’allongeant sur son lit, se disait avec un soupir desatisfaction :

– Et maintenant, je m’en vais faire un bonpetit somme.

Il était donc à prévoir que la venue del’assesseur de collège serait tout à fait inopportune. Cecommissaire était un grand protecteur de tous les arts et de toutesles industries, mais il préférait encore à tout un billet debanque.

– C’est une chose, avait-il coutume de dire,dont on ne trouve pas aisément l’équivalent : cela ne demandepas de nourriture, ne prend pas beaucoup de place, cela tienttoujours dans la poche, et si cela tombe, cela ne se casse pas.

Le commissaire fit à Kovaliov un accueil assezfroid, en disant que l’après-midi n’était pas précisément un bonmoment pour ouvrir une instruction ; que la nature ordonnaitqu’après avoir mangé on se reposât un peu (ceci indiquait àl’assesseur de collège que le commissaire n’ignorait pas lesaphorismes des anciens sages), et qu’à un homme comme il faut onn’enlèverait pas le nez.

L’allusion était vraiment par trop directe. Ilfaut vous dire que Kovaliov était un homme très susceptible. Ilpouvait excuser tout ce qu’on disait sur son propre compte, maisjamais il ne pardonnait ce qui était blessant pour son rang ou songrade. Il avait même la conviction que, dans les pièces de théâtre,on ne devrait permettre des attaques que contre les officierssubalternes, mais en aucune manière contre les officierssupérieurs. L’accueil du commissaire l’avait tellement froissé,qu’il releva fièrement la tête, écarta les bras, et déclara avecdignité :

– J’avoue qu’après des observations aussiblessantes de votre part, je n’ai plus rien à vous dire.

Et il sortit.

Il revint chez lui, accablé de fatigue. Ilfaisait déjà sombre. Triste et même laid lui parut son appartementaprès toutes ses recherches infructueuses. En pénétrant dansl’antichambre, il aperçut sur le vieux canapé en cuir son valetIvan qui, commodément étendu sur le dos, s’occupait à lancer descrachats au plafond et, avec beaucoup d’adresse, touchait toujoursau même endroit. Cette indifférence de son domestique le renditfurieux ; il lui donna un coup de son chapeau sur le front endisant :

– Toi, vaurien, tu ne fais jamais que dessottises.

Ivan se leva brusquement et s’élança vers sonmaître pour lui retirer son manteau.

Une fois dans sa chambre, le major, fatigué ettriste, se jeta dans un fauteuil et finalement, après avoir pousséquelques soupirs, se mit à dire :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! pourquoi cemalheur m’accable-t-il ? Si c’était un bras ou une jambe quime manquent, ce serait moins insupportable, mais un homme sans nez,cela ne vaut pas le diable ; qu’est-il donc ? Ni oiseau,ni citoyen ; il n’est bon qu’à se jeter par la fenêtre. Sic’était du moins à la guerre ou en duel qu’on me l’eût enlevé, ousi je l’avais perdu par ma propre faute !… Non, le voilàdisparu, comme cela, sans raison aucune !… Toutefois, non,cela ne se peut pas, ajouta-t-il après avoir réfléchi, c’est unechose incroyable qu’un nez puisse ainsi disparaître, tout à faitincroyable. Il faut croire que je rêve, ou que je suis toutsimplement halluciné ; peut-être ai-je par mégarde avalé, aulieu d’eau, de l’alcool dont j’ai coutume de me frotter le mentonaprès qu’on m’a rasé. Cet imbécile d’Ivan aura négligé del’emporter, et je l’aurai avalé.

Afin de s’assurer qu’il n’était pas ivre, lemajor se pinça si fort qu’un cri lui échappa malgré lui. Cettedouleur lui donna la certitude qu’il vivait et agissait en état deveille. Il s’approcha tout doucement de la glace et ferma d’abordles yeux, espérant de revoir tout à coup le nez à sa placeordinaire ; mais en les rouvrant, il reculaaussitôt :

– Quel vilain aspect ! murmura-t-il.

C’était en effet incompréhensible. Qu’unbouton, une cuiller d’argent, une montre ou quelque chose desemblable eût ainsi disparu, passe ; mais un tel objet, etencore dans son propre appartement !…

Le major Kovaliov, après avoir pesé toutes lescirconstances, s’était arrêté à la supposition, qui était peut-êtrela plus proche de la vérité, que la faute de tout cela ne devaits’imputer à nul autre qu’à la femme de l’officier supérieur,Mme Podtotchina, laquelle désirait le voir épouser sa fille.Lui-même lui faisait volontiers la cour, mais il évitait de sedéclarer définitivement. Et lorsque la dame lui dit un jour, àbrûle-pourpoint, qu’elle voudrait marier sa fille avec lui, il fitdoucement machine en arrière, en prétextant qu’il était encore tropjeune, qu’il lui fallait encore servir au moins cinq années pourqu’il eût juste quarante-deux ans. Et voilà pourquoi la femmed’officier supérieur, sans doute par esprit de vengeance, auraitrésolu de lui jeter un sort et soudoyé à cet effet des sorcières,parce qu’en aucune façon on ne pouvait admettre que le nez eût étécoupé : personne n’était entré dans sa chambre, et quant àIvan Iakovlievitch, il lui avait fait la barbe le mercredi et,durant cette journée et même tout le jeudi, son nez était là, celail le savait et se le rappelait très bien. En outre, si tel avaitété le cas, il aurait naturellement ressenti une douleur et sansnul doute la plaie ne se serait pas cicatrisée aussi vite et n’eûtpas été plate comme une crêpe.

Il se mit à ruminer toutes sortes de projets,ne sachant s’il devait citer la femme d’officier supérieurdirectement en justice, ou se rendre chez elle et la convaincre desa mauvaise foi.

Ses réflexions furent interrompues par un jetde lumière qui brilla tout à coup à travers toutes les fentes de laporte et qui lui apprit qu’Ivan venait d’allumer la bougie dansl’antichambre. Bientôt apparut Ivan lui-même, portant devant lui labougie qui éclaira toute la pièce. Le premier mouvement de Kovaliovfut de saisir un mouchoir et d’en couvrir l’endroit où la veilleencore trônait son nez, afin que ce dadais de domestique nedemeurât là bouche bée, en apercevant une telle bizarrerie chez sonmaître.

À peine le domestique avait-il eu le temps deretourner dans sa niche, qu’une voix inconnue se fit entendre dansl’antichambre :

– C’est ici que demeure l’assesseur de collègeKovaliov ? demandait-on.

– Entrez. Le major Kovaliov est là, dit-illui-même en se levant rapidement et en ouvrant la porte.

Il vit entrer un fonctionnaire de police àl’extérieur agréable, aux favoris ni trop clairs ni trop foncés,aux joues assez potelées, le même qui, au commencement de ce récit,se tenait à l’extrémité du pont d’Issaky.

– Vous avez égaré votre nez ?

– Précisément.

– Il vient d’être retrouvé.

– Que… dites-vous ? balbutia le majorKovaliov.

La joie avait subitement paralysé sa langue.Il regardait de tous ses yeux le commissaire, dont les joues et leslèvres pleines se détachaient sous la lumière tremblotante de labougie.

– Comment ?… put-il enfin proférer.

– Par un hasard tout à fait singulier. On l’aarrêté presque en route. Il montait déjà en voiture pour se rendreà Riga… Son passeport était depuis longtemps fait au nom d’unfonctionnaire. Et ce qui est encore plus bizarre, c’est quemoi-même je l’avais pris tout d’abord pour un monsieur.Heureusement que j’avais sur moi des lunettes, et j’ai reconnuaussitôt que c’était un nez. Je suis myope, vous savez, et lorsquevous vous tenez devant moi, je vois seulement que vous avez unvisage, mais je ne distingue ni le nez, ni la barbe, ni rien. Mabelle-mère, elle non plus n’y voit goutte.

Kovaliov était hors de lui :

– Où est-il, où ?… J’y cours tout desuite.

– Ne vous dérangez pas. Sachant que vous enaviez besoin, je l’ai apporté avec moi. Et ce qu’il y a desingulier, c’est que le principal coupable, en cette affaire, estun coquin de barbier de la rue Vozniessensk qui est maintenantenfermé au violon. Depuis longtemps je le soupçonnais d’ivrognerieet de vol : avant-hier encore, il avait dérobé dans uneboutique une douzaine de boutons… Votre nez est resté tel qu’ilétait.

À ces mots, le commissaire fourra ses mainsdans sa poche et en retira le nez enveloppé dans du papier.

– C’est cela, c’estlui ! s’écria Kovaliov, c’est bien lui… Voulez-vous prendretout à l’heure, avec moi, une tasse de thé ?

– Cela me ferait bien plaisir, mais je ne peuxpas. Je dois me rendre d’ici à la maison de force… Les vivres sontdevenus très chers maintenant… J’ai avec moi ma belle-mère et puisdes enfants, l’aîné surtout donne de grandes espérances ;c’est un garçon très intelligent, mais les moyens nécessaires pourleur éducation me font absolument défaut.

Après le départ du commissaire, Kovaliovdemeura dans un état d’âme en quelque sorte vague, et ce ne fut quequelques instants après qu’il reconquit la faculté de voir et desentir, si grand avait été le saisissement dans lequel l’avaitplongé cette joie inattendue. Il prit avec précaution le nezretrouvé dans le creux de ses mains et l’examina encore une foisavec la plus grande attention :

– C’est lui, c’est bien lui ! disait-il.Voici même le bouton qui m’a poussé hier sur le côté gauche.

Et le major faillit rire de ravissement.

Mais rien n’est durable dans ce monde, etc’est pourquoi la joie est moins vive dans l’instant qui suit lepremier, s’atténue encore dans le troisième, et finit par seconfondre avec l’état habituel de notre âme, comme le cercle que lachute d’un caillou a formé sur la surface de l’eau finit par seconfondre avec cette surface. Kovaliov se mit à réfléchir,comprenant bien que l’affaire n’était pas encore terminée : lenez était retrouvé, mais il fallait encore le recoller, le remettreà sa place.

– Et s’il ne se recollait pas ?

À cette question qu’il se posait à lui-même,Kovaliov pâlit.

Avec un sentiment d’indicible frayeur, ils’élança vers la table et se plaça devant la glace afin de ne pasreposer le nez de travers. Ses mains tremblaient.

Avec toutes sortes de précautions, ill’appliqua à l’endroit qu’il occupait antérieurement.Horreur ! le nez n’adhérait pas !… Il le porta à sabouche, le réchauffa légèrement avec son haleine et de nouveau leplaça sur l’espace uni qui se trouvait entre les deux joues ;mais le nez ne tenait pas.

– Voyons, va donc, imbécile ! luidisait-il.

Mais le nez semblait être de bois, etretombait sur la table avec un bruit étrange, comme si c’eût été unbouchon. La face du major se convulsa.

– Est-il possible qu’il n’adhère pas ? sedisait-il, plein de frayeur. Mais il avait beau l’ajuster à laplace qui était pourtant la sienne, tous ses efforts restaientvains.

Il appela Ivan et l’envoya chercher lemédecin, qui occupait dans la même maison le plus bel appartement.Ce médecin était un homme de belle prestance, qui possédait demagnifiques favoris d’un noir de goudron, une femme jeune et bienportante, mangeait le matin des pommes fraîches, et tenait sabouche dans une propreté extrême, se la rinçant chaque matin troisquarts d’heure durant, et se nettoyant les dents avec cinq espècesdifférentes de brosses. Le médecin vint immédiatement. Après avoirdemandé au major depuis quand ce malheur lui était arrivé, ilsouleva son menton et lui donna une pichenette avec le pouce, justeà l’endroit qu’occupait autrefois le nez, de sorte que le majorrejeta la tête en arrière avec une telle force que sa nuque allafrapper contre la muraille. Le médecin lui dit que ce n’étaitrien ; il l’invita à se reculer quelque peu du mur, puis, luifaisant plier la tête à droite, tâta l’emplacement du nez et poussaun « hum ! » significatif ; après quoi, il luifit plier la tête à gauche, poussa encore un « hum !» et,en dernier lieu, lui donna de nouveau une chiquenaude avec sonpouce, si bien que le major Kovaliov sursauta comme un cheval donton examinerait les dents. Après cette épreuve, le médecin secoua latête et dit :

– Non, cela ne se peut pas. Restez plutôt telquel, parce qu’il vous arriverait pis peut-être. Certes, on peut leremettre tout de suite, mais je vous assure que le remède seraitpire que le mal.

– Voilà qui est bien ! Comment doncrester sans nez ? fit Kovaliov ; il n’y a rien de pireque cela. Où puis-je me montrer avec un aspect aussi vilain ?…Je fréquente la bonne compagnie, aujourd’hui je suis encore invitéà deux soirées. Je connais beaucoup de dames : la femme duconseiller d’État Mme Tchektyriev, Mme Podtotchina, femmed’officier supérieur, – quoique, après ses agissements, je neveuille plus avoir affaire à elle autrement que par l’entremise dela police… Je vous en prie, continua Kovaliov, d’un ton suppliant,trouvez un moyen quelconque, remettez-le d’une façon ou d’uneautre ; que ce ne soit même pas tout à fait bien, pourvu quecela tienne, je pourrai même le soutenir un peu avec ma main, dansles cas dangereux. D’ailleurs, je ne danse même pas, de sorte queje ne risque pas de lui causer aucun dommage par quelque mouvementimprudent. Quant à vos honoraires, soyez sans crainte, tout ce quisera dans la mesure de mes moyens…

– Croyez-moi, fit le docteur d’une voix nihaute ni basse, mais très douce et comme magnétique, je ne traitejamais par amour du gain. C’est contraire à mes principes et à monart. J’accepte, il est vrai, des honoraires, mais seulement afin dene pas blesser, par mon refus, les malades qui ont recours à moi.Certes, j’aurais pu remettre votre nez, mais je vous assure, surl’honneur, si vous ne voulez pas croire à ma simple parole, que cesera bien pis. Laissez plutôt faire la nature elle-même. Lavezsouvent la place avec de l’eau froide et je vous assure que, sansnez, vous vous porterez tout aussi bien que si vous l’aviez. Etquant au nez lui-même, je vous conseille de le mettre dans unflacon rempli d’alcool ou, ce qui vaut encore mieux, de vinaigrechauffé, mêlé à deux cuillerées d’eau régale, et alors vous pourrezle vendre encore à un bon prix. Moi-même je vous le prendrais bien,pourvu que vous n’en demandiez pas trop cher.

– Non, non, je ne le vendrai pas pour rien aumonde. J’aime mieux qu’il soit perdu.

– Excusez, fit le docteur en prenant congé. Jecroyais vous être utile ; je n’y puis rien ; du moinsvous êtes-vous convaincu de ma bonne volonté.

Ce disant, le docteur quitta la chambre, d’unedémarche noble et fière. Kovaliov ne la regarda même pas ;plongé dans une insensibilité profonde, il ne vit passer devant luique le bord de ses manchettes, blanc comme neige, qui sortait desmanches de son habit noir.

Il se résolut dès le lendemain, avant deporter plainte, à écrire à la femme d’officier supérieur, pour voirsi elle ne consentirait pas à lui rendre sans contestation cequ’elle lui avait pris. La lettre était libellée commesuit :

« MadameAlexandra Podtotchina,

« Je comprends difficilement vos façonsde faire. Soyez certaine qu’en agissant ainsi vous ne gagnerez rienet ne me contraindrez nullement à épouser votre fille. Croyez-moi,l’histoire de mon nez est éventée ; c’est vous et nul autrequi y avez pris la part principale. Sa séparation inopinée d’avecla place qu’il occupait, sa fuite et ses déguisements, tantôt sousles traits d’un fonctionnaire, tantôt enfin sous son propre aspect,ne sont que la conséquence de maléfices employés par vous ou pardes personnes qui, comme vous, s’adonnent à d’aussi noblesoccupations. De mon côté, je crois devoir vous prévenir que si lenez sus indiqué ne se retrouve pas dès aujourd’hui à sa place, jeserai forcé de recourir à la protection des lois.

« D’ailleurs, avec tous mes respects,j’ai l’honneur

« d’être votre humble serviteur,

« Platon Kovaliov. »

La réponse ne se fit pas attendre, elle étaitainsi conçue :

« Monsieur PlatonKovaliov,

« Votre lettre m’a profondément étonnée.Je l’avoue, je ne m’y attendais nullement, surtout pour ce quiregarde les reproches injustes de votre part. Je vous avertis quele fonctionnaire dont vous me parlez n’a jamais été reçu chez moi,ni déguisé ni sous son propre aspect. Il est vrai que PhilippeIvanovitch Potantchikoff fréquentait chez moi, et quoiqu’il eût eneffet recherché la main de ma fille, quoiqu’il fût un homme debonne conduite, sobre, et qu’il eût beaucoup de lecture, je ne luiai jamais donné aucun espoir. Vous faites encore mention d’un nez.Si vous voulez dire par là que je voulais vous laisser avec un piedde nez, c’est-à-dire vous opposer un refus formel, je suis fortétonnée de vous l’entendre dire, puisque moi, comme vous le savezbien, j’étais d’un avis tout opposé. Et si dès maintenant vousvouliez demander la main de ma fille, je suis disposée à voussatisfaire, puisque tel a toujours été l’objet de mon plus vifdésir ; dans l’attente de quoi je reste toute prête à vousservir.

« Alexandra Podtotchina. »

– Non, fit Kovaliov, après avoir relu lalettre ; elle n’est vraiment pas la coupable. Cela ne se peutpas. Une lettre pareille ne pourrait être écrite par quelqu’un quiaurait commis un crime.

L’assesseur de collège s’y connaissait,puisqu’il avait été plusieurs fois commis pour instruire desaffaires criminelles, lorsqu’il était encore au Caucase.

– De quelle manière, par quel hasard, celaa-t-il pu se produire ? Le diable seul saurait s’yreconnaître ! fit-il enfin avec un geste de découragement.

Cependant le bruit de cet événementextraordinaire avait couru dans toute la capitale et, comme il estd’usage, non sans s’agrémenter de petites particularités nouvelles.À cette époque, tous les esprits étaient portés vers lemiraculeux : le public se trouvait encore sous l’impressiond’expériences récentes, relatives au magnétisme. L’histoire deschaises dansantes, dans la rue Koniouchennaïa, était encore toutefraîche ; il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que bientôton en vint à dire que le nez de l’assesseur de collège Kovaliov sepromenait tous les jours, à trois heures précises, sur laPerspective de Nievsky. L’affluence des curieux était tous lesjours énorme. Quelqu’un s’avisa tout à coup de dire que le nez setrouvait dans le magasin de Jounker ; et le magasin futassiégé par une telle foule, que la police elle-même dut s’en mêleret rétablir l’ordre. Un spéculateur à mine grave, portant favoris,qui vendait des gâteaux secs à l’entrée des théâtres, fit fabriquerexprès de beaux bancs solides, qu’il plaça devant le magasin et surlesquels il invitait obligeamment les assistants à monter, pour leprix modique de quatre-vingts kopecks. Un colonel qui avait de trèsbeaux états de service sortit même exprès pour cela de meilleureheure qu’à l’ordinaire, et il ne réussit qu’à grand’peine à sefrayer un passage à travers la foule ; mais à sa grandeindignation, il aperçut, dans la vitrine du magasin, au lieu dunez, un simple gilet de flanelle et une lithographie quireprésentait une jeune fille reprisant un bas, tandis qu’un jeuneélégant, avec une barbiche et un gilet à grands revers, laregardait de derrière un arbre – lithographie qui se trouvait àcette même place depuis plus de dix ans.

Le colonel s’éloigna en disant avecdépit :

– Comment peut-on troubler le monde avec desrécits aussi stupides et aussi peu vraisemblables !

Puis ce fut un autre bruit : le nez dumajor Kovaliov se promenait non sur la Perspective de Nievsky, maisdans le jardin de Tauride ; on ajoutait même qu’il s’ytrouvait depuis longtemps déjà, que le fameux Kozrev-Mirza,lorsqu’il y séjournait encore, s’étonnait beaucoup de ce jeubizarre de la nature. Quelques étudiants de l’académie de chirurgiese rendirent exprès dans ce jardin. Une grande dame écrivit ausurveillant, le priant de montrer à ses enfants ce rare phénomèneet de leur donner à cette occasion quelques explicationsinstructives et édifiantes pour la jeunesse.

Tous ces incidents faisaient la joie deshommes du monde, habitués des raouts, très à court en ce momentd’anecdotes capables de dérider les dames. Par contre, la minoritédes gens graves et bien pensants manifestait un vif mécontentement.Un monsieur très indigné disait même qu’il ne comprenait pascomment, dans notre siècle éclairé, des inepties semblablespouvaient se répandre, et il se trouvait très surpris de voir quele gouvernement ne finissait pas par diriger son attention de cecôté. Le monsieur en question appartenait évidemment à la catégoriedes gens qui voudraient immiscer le gouvernement dans tout, mêmedans leurs querelles quotidiennes avec leurs moitiés. Aprèscela…

Mais ici les événements s’enveloppent encoreune fois d’un brouillard, et ce qui vient après demeure absolumentinconnu.

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