— Pourquoi me regardez-vous avec cet air incrédule ? Je suis une voleuse, soit, mais au moins je suis franche, maintenant. Je ne mens plus. Je ne prétends pas être le genre de fille que vous aimez, innocente et simple. Et si vous ne voulez plus me voir après ça, tant pis ! Je me hais, je me méprise, mais il y a une chose que vous devez croire. Si j’avais pu aider Ralph en disant la vérité, je l’aurais fait. Mais j’ai toujours su que cela ne changerait rien, bien au contraire. Je n’aurais fait qu’aggraver son cas. En maintenant ma version de l’histoire, je ne lui faisais aucun tort.
— Je vois, dit Blunt. Ralph… toujours Ralph.
— Vous ne comprenez pas, gémit Flora avec désespoir, vous ne comprendrez jamais.
Elle se tourna vers l’inspecteur.
— J’avoue tout. J’étais aux abois. Ce soir-là, je n’ai pas revu mon oncle depuis la fin du dîner. Quant à l’argent… agissez comme bon vous semblera. Les choses ne sauraient être pires que ce qu’elles sont.
À nouveau, Flora enfouit son visage dans ses mains, puis elle se rua hors de la pièce.
— Eh bien ! s’exclama l’inspecteur d’un ton morne, nous sommes fixés !
Il paraissait ne plus savoir à quel saint se vouer.
Blunt s’avança et déclara de sa voix tranquille :
— Inspecteur Raglan, cet argent m’a été remis par Mr Ackroyd dans un dessein précis. Miss Ackroyd n’y a jamais touché : elle ment en s’imaginant protéger le capitaine Paton. C’est la vérité, et je suis prêt à en témoigner sous serment devant un tribunal.
Le major s’inclina en un bref salut, tourna les talons et quitta la pièce à son tour. Vif comme l’éclair, Poirot s’élança derrière lui – moi sur ses talons – et le rattrapa dans le hall.
— Monsieur, ayez la bonté de m’accorder un instant.
Sourcils froncés, Blunt toisa sévèrement le détective sans cacher son impatience.
— Eh bien, monsieur ? Qu’y a-t-il ?
— Il y a, débita rapidement Poirot, que je ne suis pas abusé par votre petite invention. Pas du tout. C’est bel et bien miss Flora qui a dérobé les quarante livres. Par ailleurs, votre histoire est bien imaginée et elle me plaît. C’est beau, ce que vous venez de faire là. Vous pensez vite et agissez comme il convient.
— Merci, répondit Blunt avec froideur, mais je ne me soucie aucunement de votre opinion.
Il allait s’éloigner mais Poirot le retint par le bras, sans paraître offensé le moins du monde.
— Ah ! mais je n’ai pas fini, il vous faut m’écouter. J’ai parlé de dissimulation, l’autre jour, et j’ai toujours su ce que vous voulez cacher. Vous aimez miss Flora, de tout votre cœur et depuis le premier jour, n’est-il pas vrai ? Allons, n’ayons pas peur de parler de ces choses-là. Pourquoi les Anglais les regardent-ils comme des secrets inavouables ? Vous aimez miss Flora et vous cherchez à le cacher à tout le monde. Très bien, c’est votre manière. Mais acceptez le conseil d’Hercule Poirot : ne le cachez pas à la jeune personne elle-même.
Blunt avait montré de nombreux signes d’agacement pendant ce discours, mais la conclusion parut retenir son attention.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-il d’un ton bref.
— Vous pensez qu’elle aime le capitaine Paton, mais moi, Hercule Poirot, je vous dis que cela n’est pas. Miss Flora a accepté d’épouser le capitaine Paton pour complaire à son oncle, et pour échapper à une vie qui lui devenait franchement insupportable. Elle l’aimait bien, ils sympathisaient et se comprenaient, mais l’amour… c’est autre chose ! Ce n’est pas le capitaine Paton qu’aime cette jeune personne.
Je vis Blunt rougir sous son hâle quand il demanda :
— Que diable voulez-vous dire ?
— Que vous avez été aveugle, monsieur. Oui, aveugle. Elle est loyale, cette enfant. Ralph Paton étant suspect, elle se fait un point d’honneur de le soutenir.
J’estimai que le moment était venu de m’associer à cette bonne action et déclarai d’un ton encourageant :
— Ma sœur me disait encore l’autre jour que Flora ne s’était jamais souciée de Ralph Paton, et croyez-moi : dans ce domaine, elle ne se trompe jamais.
Ignorant cette intervention généreuse, Blunt s’adressa à Poirot :
— Vous pensez vraiment…
Sa phrase tourna court. Certains hommes sont pratiquement incapables d’exprimer ce qui leur tient à cœur.
Mais Hercule Poirot ne souffre pas de cette infirmité :
— Si vous doutez de mes paroles, monsieur, questionnez la jeune fille vous-même. Mais peut-être ne le souhaitez-vous plus… depuis cette histoire d’argent…
Le rire de Blunt ressembla à un grognement de colère :
— Et vous croyez que je vais lui en vouloir pour cela ? Roger a toujours été bizarre, en matière d’argent. Elle s’est retrouvée dans une situation impossible et n’a pas osé lui en parler. Pauvre petite ! Pauvre petite fille solitaire !
Poirot jeta un regard pensif vers la porte latérale.
— Je crois que miss Flora est allée dans le jardin, murmura-t-il.
— Et moi qui n’avais rien compris ! s’écria Blunt. Rien à rien. Quel idiot j’ai été, et quelle drôle de conversation ! On dirait du théâtre d’avant-garde. Mais vous êtes un chic type, monsieur Poirot. Merci.
Il accompagna ces paroles d’une poignée de main si vigoureuse que mon ami en grimaça de douleur puis gagna à grands pas la porte du jardin.
— Mais non, murmura Poirot en massant doucement sa main endolorie, pas idiot… amoureux, voilà tout.
20
Miss Russell
Pour l’inspecteur Raglan, la secousse était rude. Le généreux mensonge de Blunt ne le trompait pas plus que nous, et notre trajet de retour fut ponctué par ses doléances.
— Voilà qui change tout, monsieur Poirot, absolument tout. Je me demande si vous vous en rendez bien compte ?
— Je pense que oui. J’en suis même sûr. Mais voyez-vous, l’idée n’est pas tout à fait nouvelle pour moi.
Raglan, à qui cette même idée n’était apparue qu’une demi-heure plus tôt – à peine –, regarda Poirot d’un air malheureux et reprit le fil de ses découvertes :
— Et ces alibis… ils ne valent plus rien, maintenant. Absolument rien ! Il faut repartir de zéro. Savoir qui était où à 21 heures 30. Oui, 21 heures 30, c’est de là qu’il faut partir. Vous aviez raison pour ce Kent, plus question de le relâcher. Voyons… 10 heures moins le quart au Chien qui siffle, un quart d’heure pour couvrir… mettons un kilomètre et demi, oui, c’est faisable en courant. Il est tout à fait possible que ce soit sa voix que Mr Raymond ait entendue ; et donc lui qui demandait de l’argent que Mr Ackroyd lui a refusé. En tout cas, une chose est claire : ce n’est pas lui qui a appelé de la gare. Elle est située à huit cents mètres au moins dans la direction opposée, donc à… presque deux kilomètres et demi du Chien qui siffle. Où il se trouvait lui-même à 22 heures 10 environ. Satané coup de téléphone ! Nous butons toujours dessus.
— Précisément, souligna Poirot. C’est curieux.
— Supposons que le capitaine Paton se soit introduit chez son oncle et l’ait trouvé mort. Craignant d’être accusé du crime, il aura pris la fuite. C’est peut-être lui qui a appelé.
— Et pourquoi l’aurait-il fait ?
— Parce qu’il n’était pas certain que son vieil oncle soit mort. Il souhaitait qu’un médecin vienne le plus tôt possible, mais ne voulait pas trahir son identité. Eh bien, que pensez-vous de ça ? Cela se tient, non ?
L’inspecteur bomba le torse d’un air important. Il était si manifestement enchanté de lui-même que tout commentaire de notre part eût été superflu. D’ailleurs, nous arrivions chez moi. Laissant Poirot accompagner l’inspecteur au poste de police, je gagnai sans plus tarder mon cabinet où mes patients ne m’avaient que trop attendu.
Quand j’en eus terminé avec mon dernier client, je me rendis dans la petite pièce du fond que j’appelle mon atelier. J’y ai monté moi-même un poste de T.S.F. dont je ne suis pas peu fier, mais Caroline déteste ce cagibi. J’y range mes outils et il n’est pas question qu’Annie vienne tout mettre sens dessus dessous avec un chiffon ou un plumeau. J’étais en train de réparer la mécanique d’un réveil soi-disant irréparable, quand, la porte s’ouvrit, juste assez pour laisser passer la tête de Caroline.
— Oh, tu es là, James ! lança-t-elle d’un ton nettement réprobateur. M. Poirot aimerait te voir.
Surpris par cette intrusion, je sursautai, laissai tomber un minuscule rouage et m’écriai avec irritation :
— Eh bien, il n’a qu’à venir ici !
— Ici ? répéta Caroline.
— Parfaitement : ici.
Avec un reniflement qui en disait long, Caroline s’en fut. Elle ne tarda pas à reparaître, introduisit Poirot et ressortit en claquant la porte. Le Belge s’avança en se frottant les mains.
— Comme vous voyez, mon ami, on ne se débarrasse pas de moi si facilement.
— Alors, vous en avez fini avec l’inspecteur ?
— Pour le moment, oui. Et votre consultation ?
— Terminée.
Poirot prit un siège et me regarda, son crâne ovoïde incliné de côté, avec la mine de celui qui savoure une plaisanterie des plus délectables.
— Erreur, dit-il enfin. Il vous reste encore un malade à voir.
— Pas vous, tout de même ?
— Moi ? Non, bien entendu. J’ai une santé magnifique. Non, pour vous dire le vrai, il s’agit d’un petit complot, une idée à moi. Il y a une personne que je désire voir sans que tout le village soit au courant, vous comprenez. Si la dame venait chez moi, les gens échafauderaient toutes sortes d’hypothèses. Car c’est une dame. Et comme elle est déjà venue vous consulter…
— Miss Russell ! m’exclamai-je.
— Précisément. Je désire vivement lui parler. C’est pourquoi je me suis permis de lui envoyer un billet lui donnant rendez-vous ici, à la consultation. Vous n’êtes pas fâché contre moi ?
— Au contraire, surtout s’il m’est permis d’assister à cet entretien.
— Mais naturellement ! Puisqu’il aura lieu dans votre cabinet !
— Vous comprenez, dis-je en reposant mes pinces, toute cette affaire m’intrigue au plus haut point. Chaque fait nouveau en bouleverse complètement la perspective, comme lorsqu’on tourne un kaléidoscope. Mais pourquoi êtes-vous si désireux de parler à miss Russell ?
Poirot haussa les sourcils et murmura :
— Voyons, n’est-ce pas évident ?
— Je vous reconnais bien là ! grommelai-je. Selon vous, tout est évident, mais vous me laissez naviguer dans le brouillard.
Poirot secoua la tête d’un air bonhomme.
— Allons, vous vous moquez de moi. Tenez, prenons ce petit incident avec miss Flora. L’inspecteur a été surpris, mais pas vous.
— Mais je ne l’ai jamais soupçonnée d’être une voleuse !
— Cela, sans doute pas. Mais je vous observais, et vous n’avez eu l’air ni surpris ni incrédule, comme l’inspecteur Raglan.
— Vous avez peut-être raison, dis-je après quelques instants de réflexion. Depuis le début, j’ai eu le sentiment que Flora nous cachait quelque chose. Inconsciemment, j’attendais la vérité, aussi ne m’a-t-elle pas réellement surpris. Pauvre inspecteur, il était vraiment démoralisé !
— Ah, pour ça oui ! s’exclama Poirot. Le malheureux va devoir remettre de l’ordre dans ses idées. J’ai profité de son désarroi pour lui demander une faveur.
— Ah oui ?
Poirot tira de sa poche un feuillet où étaient griffonnées quelques notes et lut à haute voix :
Depuis quelques jours, la police recherchait le capitaine Paton, le neveu de Mr Ackroyd, de Fernly Park, décédé vendredi dernier dans de si tragiques circonstances. Le capitaine Paton a été retrouvé à Liverpool, alors qu’il s’apprêtait à s’embarquer pour l’Amérique.
Sur ce, il replia sa feuille de papier.
— Ceci, mon ami, paraîtra demain dans la presse du matin.
Je le dévisageai, abasourdi.
— Mais… mais c’est faux ! Il n’est pas à Liverpool !
Poirot sourit jusqu’aux oreilles.
— Quelle vivacité d’esprit ! Non, on ne l’a pas retrouvé à Liverpool. L’inspecteur Raglan a beaucoup objecté pour me laisser communiquer cette note à la presse, d’autant plus que je ne pouvais pas lui donner mes raisons. Mais je lui ai promis, solennellement, que cela produirait des résultats très intéressants. Il a fini par accepter, après avoir bien stipulé qu’il n’en porterait pas la responsabilité.
Je dévisageai à nouveau Poirot, et eus droit à un nouveau sourire.
— Cela me dépasse, finis-je par avouer. Quel résultat attendez-vous de cette démarche ?
— Faites travailler vos petites cellules grises, répondit-il avec gravité.
Puis il se leva et s’approcha de l’établi jonché de rouages.
— Vous êtes vraiment un passionné de mécanique, constata-t-il après avoir examiné les fruits de mes travaux.
Chaque homme a son violon d’Ingres, et je me mis en devoir d’expliquer à Poirot les mérites de mon poste de radio. Trouvant en lui un auditeur bienveillant, j’en vins à quelques petites inventions personnelles, sans grande valeur, certes, mais fort utiles dans la maison.
— Décidément, observa-t-il, vous devriez exploiter des brevets, au lieu d’exercer la médecine. Ah ! j’entends sonner, voici votre cliente. Passons dans votre cabinet.
Il m’était déjà arrivé une fois de remarquer dans les traits de la gouvernante les traces d’une beauté passée. Ce matin-là aussi, cela me frappa. En la voyant ainsi, sobrement vêtue de noir, grande, le port aussi fier que jamais, avec ses grands yeux sombres et son teint pâle avivé par une rougeur inhabituelle, je compris qu’elle avait dû être remarquablement belle.
— Bonjour, mademoiselle, dit Poirot, veuillez-vous asseoir. Le Dr Sheppard a eu la bonté de me permettre de vous recevoir chez lui, car je suis très désireux de vous parler.
Miss Russell s’assit, sans rien perdre de son calme habituel. Si elle ressentait quelque émotion, elle n’en montra rien et se contenta d’observer :
— Quel étrange procédé, si j’ose m’exprimer ainsi.
— Miss Russell, j’ai des nouvelles pour vous.
— Vraiment ?
— Charles Kent a été arrêté à Liverpool.
Pas un muscle de son visage ne tressaillit. Simplement, ses yeux s’agrandirent imperceptiblement et sa voix se nuança de méfiance :
— Et alors ?
À cet instant précis, la lumière se fit dans mon esprit.
Cette ressemblance qui me hantait, ce je ne sais quoi de familier dans l’attitude méfiante de Charles Kent… Ces deux voix, l’une rude et vulgaire, l’autre si distinguée… elles avaient le même timbre. C’était miss Russell que m’avait rappelée l’inconnu rencontré ce soir-là devant les grilles de Fernly Park.
Je regardai Poirot, tout ému par ma découverte, et il m’adressa un léger signe affirmatif. Puis, avec un geste de la main typiquement français, il répondit d’un ton benoît à miss Russell :
— Je pensais que cela pourrait vous intéresser, voilà tout.
— Eh bien, pas tellement, voyez-vous. Et d’ailleurs, qui est ce Charles Kent ?
— Un homme qui se trouvait à Fernly le soir du crime, mademoiselle.
— Ah oui ?
— Heureusement, il a un alibi. À 10 heures moins le quart, il a été vu dans un bar à plus d’un kilomètre de là.
— Une chance pour lui, commenta la gouvernante.
— Mais nous ne savons toujours pas ce qu’il venait faire à Fernly, ni qui il venait y voir, par exemple.
— Je crains de ne pouvoir vous éclairer sur ce point, dit poliment miss Russell. Je n’ai entendu parler de rien. Si c’est vraiment tout…
Elle esquissa un geste de retraite, mais Poirot la retint.
— Ce n’est pas tout, observa-t-il avec douceur. Depuis ce matin, nous sommes en possession de faits nouveaux. Il semble que le crime n’ait pas eu lieu à 10 heures moins le quart, mais plus tôt. Entre le départ du Dr Sheppard, à 9 heures moins 10, et 10 heures moins le quart.
Je vis se décolorer le visage de la gouvernante. Blanche comme un linge, elle vacilla et se pencha en avant.
— Mais miss Ackroyd a dit… miss Ackroyd a dit…
— Miss Ackroyd a reconnu qu’elle avait menti. Elle n’est pas entrée dans le cabinet de travail ce soir-là.
— Alors…
— Alors il semble que Charles Kent soit l’homme que nous recherchons. Il est venu à Fernly et ne peut fournir aucune explication à sa présence sur les lieux.
— Moi, je peux ! Il n’a jamais touché un cheveu de la tête de Mr Ackroyd, il ne s’est jamais approché du bureau, jamais, vous pouvez me croire.
Elle se penchait en avant, le visage empreint de terreur et de désespoir. Ses nerfs d’acier avaient enfin cédé, elle ne se contrôlait plus.
— Monsieur Poirot, monsieur Poirot, il faut me croire !
Le détective se leva et s’approcha d’elle.
— Mais oui, la rassura-t-il en lui tapotant l’épaule, mais oui, je vous crois. Seulement, je devais vous faire parler, voyez-vous.
Elle retrouva soudain toute sa méfiance.
— Ce que vous m’avez dit… est-ce vrai ?
— Que Charles Kent est soupçonné d’avoir commis le crime ? Oui, c’est vrai. Vous seule pouvez le sauver… en nous disant ce qu’il venait faire à Fernly.
— Me voir, répondit-elle précipitamment en baissant la voix. Je suis sortie pour le retrouver…
— Dans le pavillon d’été, je le sais.
— Comment le savez-vous ?
— Mademoiselle, c’est le métier d’Hercule Poirot de tout savoir. Et je sais que vous êtes sortie un peu plus tôt dans la soirée. Vous avez laissé un message dans le pavillon pour fixer l’heure du rendez-vous.
— Oui, c’est vrai. Il m’avait annoncé son arrivée, et je n’osais pas le recevoir à la maison. J’ai écrit à l’adresse qu’il m’avait indiquée en lui décrivant le pavillon et en lui expliquant comment s’y rendre. Puis, j’ai eu peur qu’il n’ait pas la patience de m’attendre et je suis allée porter un billet au pavillon pour lui dire que je serais là aux environs de 21 heures 10. Je suis sortie par la porte-fenêtre pour que les domestiques ne me voient pas. En revenant, j’ai rencontré le Dr Sheppard et je me suis doutée qu’il trouverait cela bizarre : j’avais couru et j’étais hors d’haleine. J’ignorais qu’il était attendu à dîner ce soir-là.
Elle s’interrompit et Poirot dut l’encourager à poursuivre.
— Continuez. Vous êtes sortie le rejoindre à 21 heures 10. De quoi avez-vous parlé ?
— C’est très délicat. Vous comprenez…
— Mademoiselle, il me faut l’entière vérité, et ce que vous nous direz ne sortira pas d’ici. Le Dr Sheppard sera discret, et moi de même. Allons, je vais vous aider. Ce Charles Kent, c’est votre fils, n’est-il pas vrai ?
Le feu aux joues, la gouvernante hocha la tête.
— Personne n’en a jamais rien su. C’était il y a très longtemps, dans le Kent. Oui, très longtemps. Je n’étais pas mariée…
— Et vous lui avez donné le nom du comté. Je comprends.
— J’ai trouvé du travail et réussi à payer ses frais de pension et d’éducation, mais je ne lui ai jamais dit que j’étais sa mère. Et il a mal tourné. Il buvait, puis il s’est drogué. Je me suis arrangée pour payer son passage au Canada, et pendant un an ou deux je n’ai plus entendu parler de lui. Puis il a appris, je ne sais comment, que j’étais sa mère et m’a écrit pour me demander de l’argent. Et un beau jour, il m’a annoncé son retour au pays. Il voulait venir me voir à Fernly, disait-il. Je n’osais pas le recevoir à la maison, moi qui ai toujours été considérée comme une femme si… si comme il faut. Que quelqu’un ait seulement soupçonné la vérité, et c’en était fini de ma situation. Je lui ai donc écrit… ce que je viens de vous expliquer.
— Et le lendemain matin, vous êtes allée consulter le Dr Sheppard ?
— Oui, je voulais savoir si on pouvait faire quelque chose pour lui. Ce n’était pas un mauvais garçon avant de commencer à se droguer.
— Je vois. Bon, venons-en au fait. Il est donc allé au pavillon d’été, ce soir-là ?
— Oui. Quand je suis arrivée, il m’attendait. Il s’est montré brutal et très grossier. J’avais apporté tout l’argent dont je disposais et je le lui ai donné. Nous avons bavardé un moment, puis il est parti.
— À quelle heure ?
— 21 heures… entre 20 et 25, à peu près. Il n’était pas encore la demie quand je suis rentrée à la maison.
— Quel chemin a-t-il pris ?
— Exactement le même que pour venir, le sentier qui rejoint l’allée juste avant le pavillon du gardien.
Poirot enregistra le fait d’un signe de tête.
— Et vous, qu’avez-vous fait ?
— Je suis rentrée. Le major Blunt fumait sur la terrasse, aussi ai-je dû faire un détour pour rejoindre la porte latérale. Il était tout juste la demie, comme je viens de vous le dire.
À nouveau, Poirot hocha la tête, puis il écrivit quelques mots dans un minuscule carnet de notes.
— Je crois que ce sera tout, déclara-t-il d’un ton pensif.
— Devrai-je… devrai-je parler de tout cela à l’inspecteur Raglan ? demanda la gouvernante d’une voix hésitante.
— Peut-être, mais ne précipitons rien. Agissons lentement, avec ordre et méthode. Charles Kent n’est pas encore accusé officiellement d’être l’auteur du crime, et il peut survenir des faits nouveaux.
Miss Russell se leva.
— Merci beaucoup, monsieur Poirot. Vous avez été très bon, oui, vraiment très bon pour moi. Vous… vous me croyez, n’est-ce pas ? Vous savez que Charles n’est pour rien dans cet horrible meurtre ?
— En tout cas, je puis dire ceci : l’homme qui parlait avec Mr Ackroyd à 21 heures 30 dans le cabinet n’était certainement pas votre fils. Courage, mademoiselle. Tout n’est pas perdu.
Miss Russell se retira, me laissant seul avec Poirot.
— Et voilà ! m’écriai-je, nous en revenons toujours à Ralph Paton. Mais comment avez-vous établi le rapport entre miss Russell et Charles Kent ? Vous aviez remarqué leur ressemblance ?
— J’ai fait le lien entre elle et notre inconnu bien avant de rencontrer celui-ci – dès que j’ai trouvé cette plume. Ce tuyau creux m’a immédiatement fait penser à la drogue, et à cette consultation de la gouvernante dont vous m’aviez parlé. Puis j’ai lu cet article sur le trafic de cocaïne dans le journal du matin et j’ai élucidé la chose. Elle venait de recevoir des nouvelles de quelqu’un qui se droguait, avait lu elle aussi l’article et cherché à se renseigner auprès de vous. Elle a mentionné la cocaïne parce que c’était le sujet de l’article. Mais en voyant votre intérêt pour la question, elle a aussitôt détourné la conversation sur les romans policiers et les poisons indécelables… Je pensais bien qu’il y avait un frère ou un fils dans les parages, ou une relation masculine indésirable, en tout cas. Mais il faut que je me sauve, il est temps d’aller déjeuner.
— Pourquoi ne pas déjeuner avec nous ?
Poirot secoua la tête et son regard pétilla.
— Non, pas cette fois-ci. Je ne voudrais pas obliger miss Caroline à suivre un régime végétarien deux jours de suite.
Je me surpris à penser que bien peu de chose échappait à l’attention d’Hercule Poirot.
21
Un communiqué à la presse
Comme il fallait s’y attendre, Caroline avait vu arriver miss Russell. Dans cette éventualité, j’avais préparé un exposé convaincant sur l’état du genou de ma patiente, mais Caroline n’était pas d’humeur questionneuse. À l’en croire, elle savait très bien ce que voulait miss Russell, tandis que moi, je l’ignorais.
— Elle est venue te tirer les vers du nez, James, et elle n’a pas dû se gêner. Inutile de protester, je suis sûre que tu ne t’en es même pas rendu compte : les hommes sont si naïfs… Elle cherche à savoir quelque chose, cela va de soi, et comme tu as la confiance de M. Poirot… Tu sais ce que je pense, James ?
— Je n’essaierai même pas de deviner : tu penses tellement de choses extraordinaires !
— Épargne-moi tes sarcasmes, veux-tu ? Je pense que miss Russell en sait plus sur la mort de Mr Ackroyd qu’elle ne veut bien l’admettre.
Caroline se renversa dans son fauteuil d’un air triomphant.
— Ah, tu crois ? dis-je, l’esprit ailleurs.
— Tu es vraiment obtus, aujourd’hui, James. Et même complètement éteint, ce doit être ton foie.
Après cela, notre conversation prit un tour plus personnel.
Le communiqué suggéré par Poirot parut le lendemain matin dans la gazette locale. Je voyais mal à quoi il pouvait servir, mais il produisit sur Caroline un effet prodigieux. Pour commencer, elle annonça avec la plus insigne mauvaise foi « qu’elle l’avait toujours dit ». Je me contentai de hausser les sourcils et elle dut éprouver un remords de conscience car elle enchaîna :
— Il se peut que je n’aie pas précisé que Ralph était à Liverpool, mais je savais qu’il essaierait de s’embarquer pour l’Amérique. C’est ce qu’ont fait beaucoup d’autres malfaiteurs.
— Pas toujours avec succès.
— Ralph, lui, s’est fait prendre, le pauvre garçon ! J’estime, James, qu’il est de ton devoir de tout faire pour éviter qu’il ne soit pendu.
— Et qu’entends-tu par là ?
— Enfin, tu es médecin, non ? Et tu as connu Ralph tout enfant. Le déclarer mentalement irresponsable, voilà ce qu’il faut faire, c’est évident. Il y a quelques jours, je lisais justement un article sur l’institution de Broadmoor. C’est un endroit très sélect, paraît-il, où les malades sont très heureux. On le comparait à un club.
Un souvenir s’éveilla dans ma mémoire.
— Au fait, Poirot aurait un neveu fou ? Première nouvelle.
— Tu l’ignorais ? Moi, il m’a tout raconté. Le pauvre petit, quelle affliction pour la famille ! Ils l’ont gardé chez eux le plus longtemps possible, mais son état empire au point qu’ils songent à l’interner.
— Et je suppose que toi, tu n’ignores plus rien des petits secrets de famille de Poirot ! m’écriai-je, exaspéré.
— En effet, souligna complaisamment Caroline, plus rien. C’est un grand soulagement de pouvoir confier ses ennuis à quelqu’un.
— Les confier, peut-être. Mais se les voir arracher de force, c’est différent.
Ma sœur me lança un regard de martyr chrétien qui se réjouit dans les supplices.
— Tu es tellement renfermé, James ! Tu gardes tout pour toi, tu détestes informer les autres de ce que tu sais, et tu t’imagines que tout le monde te ressemble ! J’ose espérer que je n’ai jamais forcé personne à me faire ses confidences. Tiens, par exemple : M. Poirot a dit qu’il viendrait me voir, cet après-midi. Eh bien, ce n’est pas moi qui irai lui demander qui est arrivé chez lui, ce matin de bonne heure.
— Ce matin de bonne heure ?
— De très bonne heure, même. Avant que le laitier ne soit passé. Il se trouve que je regardais par la fenêtre – le store battait – et que je l’ai vu. Un homme. Il est arrivé dans une voiture fermée, complètement emmitouflé, je ne sais même pas à quoi il ressemble. Mais j’ai mon idée, tu verras.
— Et qui est-ce… à ton idée ?
Caroline baissa la voix et prit un ton mystérieux :
— Un expert du ministère de l’Intérieur.
— Un expert du ministère ! m’exclamai-je avec effarement. Enfin, Caroline !
— Retiens bien ce que je te dis, James, et tu verras que j’ai raison. C’est bien de poisons que cette miss Russell est venue te parler ce matin-là, non ? Et Roger Ackroyd a très bien pu être empoisonné pendant le dîner, le soir même.
J’éclatai de rire.
— Mais ça ne tient pas debout ! Il a été tué d’un coup de poignard dans le cou, tu le sais aussi bien que moi.
— On l’a poignardé après sa mort, James, pour égarer les soupçons.
— Ma chère Caroline, j’ai moi-même examiné le corps et je sais de quoi je parle. Le coup n’a pas été porté après la mort, il est la cause de la mort. Inutile de te monter la tête.
Ma sœur ne renonça pas pour autant à ses airs omniscients, ce qui finit par m’agacer au point que j’ajoutai :
— Tu admettras quand même que j’ai mon diplôme de médecine ?
— Peut-être, James, enfin je veux dire, bien sûr que tu l’as. Mais ce qui t’a toujours manqué, c’est l’imagination.
— Et toi tu en as pour trois ! répliquai-je avec sécheresse. Il n’en restait donc plus pour moi.
Cet après-midi-là, lorsque Poirot arriva, comme convenu, je m’amusai à observer les manœuvres de ma sœur. Sans jamais poser une question directe sur l’hôte mystérieux de notre ami, elle s’évertua à aborder le sujet de toutes les façons possibles. Le regard pétillant de Poirot m’apprit qu’il n’était pas dupe de son manège. Mais il demeura impénétrable et se déroba si adroitement à ces travaux d’approche que ma sœur en perdit son latin.
Après avoir, me sembla-t-il, pris un certain plaisir à ce petit jeu, il se leva et proposa une promenade.
— J’ai besoin de maigrir un peu, expliqua-t-il. M’accompagnerez-vous, docteur ? Ensuite, miss Caroline aura sans doute l’obligeance de nous offrir du thé ?
— J’en serai ravie, répondit celle-ci. Et… hum !… votre ami sera-t-il des nôtres ?
— Comme c’est délicat d’y avoir pensé, seulement… mon ami se repose, pour l’instant. Mais vous ferez bientôt sa connaissance.
Caroline fit une ultime et héroïque tentative.
— C’est un très vieil ami à vous, paraît-il ?
— Ah ! c’est ce qu’on dit ? murmura Poirot. Eh bien, en route.
Et notre route, comme par hasard, nous mena du côté de Fernly, ce qui ne fut pas une surprise pour moi. Je commençais à comprendre les méthodes d’Hercule Poirot. Pour lui, le fait le plus anodin ne l’était qu’en apparence, il faisait partie d’un tout. Et toute sa conduite s’inspirait de ce principe.
— Mon ami, dit-il après un silence, j’ai un service à vous demander. Ce soir, je désire tenir une petite conférence, chez moi. Puis-je compter sur votre présence ?
— Certes.
— Bien. Je souhaite aussi celle des gens de Fernly. C’est-à-dire : Mrs. Ackroyd, miss Flora, le major Blunt et Mr. Raymond. Voulez-vous être mon ambassadeur auprès d’eux ? La petite réunion aura lieu à 21 heures précises. Ferez-vous l’invitation ?
— Avec plaisir, mais pourquoi ne pas la faire vous-même ?
— Parce qu’ils poseraient trop de questions : pourquoi, à quel sujet, dans quel but… Et comme vous le savez, mon ami, je déteste expliquer mes petites idées avant l’heure.
Je ne pus m’empêcher de sourire.
— Mon ami Hastings, voyez-vous, celui dont je vous ai parlé… il disait toujours que je n’étais pas un homme mais une huître. C’était injuste, je ne cache jamais ce que je sais. Mais chacun interprète mes paroles à sa façon.
— Et quand souhaitez-vous que je transmette cette invitation ?
— Maintenant, si vous le voulez bien. Nous sommes tout près de la maison.
— Et vous, vous n’entrerez pas ?
— Non, je préfère me promener un peu. Je vous retrouverai près de la grille, dans un quart d’heure.
J’acquiesçai d’un signe et m’en fus m’acquitter de ma tâche. Je ne trouvai que Mrs Ackroyd qui, bien qu’il fût un peu tôt pour cela, sirotait une tasse de thé. Son accueil fut des plus suaves.
— Je vous suis si reconnaissante d’avoir dissipé ce petit malentendu avec M. Poirot, docteur, susurra-t-elle. Mais décidément, la vie n’est qu’une longue suite d’épreuves. Naturellement, vous êtes au courant, pour Flora ?
— Heu… en quelque sorte, hasardai-je avec précaution.
— Je veux parler de ses nouvelles fiançailles, avec Hector Blunt. Il est loin d’être un aussi bon parti que Ralph, bien sûr, mais le bonheur passe avant tout, n’est-ce pas ? Ce qu’il faut à cette chère Flora, c’est un homme plus âgé qu’elle, sérieux et solide. D’ailleurs Hector est un homme remarquable, à sa manière… Vous avez lu la nouvelle, dans les journaux du matin ? Ralph a été arrêté.
— Oui, j’ai lu les journaux.
Mrs Ackroyd ferma les yeux et frissonna.
— C’est horrible ! Geoffrey Raymond était dans tous ses états. Il a appelé Liverpool mais on n’a rien voulu lui dire. La police prétend même que Ralph n’a jamais été arrêté. Mr Raymond affirme qu’il s’agit d’une fausse nouvelle, ce qu’on appelle un canard, je crois ? J’ai interdit qu’on en parle devant les domestiques. Quelle honte ! Et dire que Flora et lui pourraient être mariés !
Mrs Ackroyd abaissa à nouveau les paupières, l’air tragique. Je commençais à me demander quand je pourrais glisser un mot au sujet de l’invitation. Avant que j’aie ouvert la bouche, Mrs Ackroyd avait repris le fil de son discours :
— Vous étiez bien ici avec cet abominable inspecteur, hier, n’est-ce pas ? Quelle brute, cet homme ! Il a terrorisé Flora en l’accusant d’avoir volé de l’argent dans la chambre de ce pauvre Roger, alors qu’il s’agissait d’une chose si simple. La chère enfant ne voulait qu’emprunter quelques livres sans déranger son oncle, puisqu’il avait donné des ordres stricts sur ce point. Et comme elle savait où il rangeait son argent, elle est allée chercher ce dont elle avait besoin.
— Est-ce la version que Flora donne des faits ?
— Mon cher docteur, vous connaissez les jeunes filles d’aujourd’hui, et le pouvoir que la suggestion a sur elles. Et naturellement, vous connaissez aussi l’hypnotisme et toutes ces diableries. L’inspecteur criait et répétait sans arrêt le mot « voler », et cette pauvre petite a fini par en faire une inhibition – ou bien est-ce un complexe ? Je confonds toujours – et s’imaginer qu’elle avait réellement volé cet argent. J’ai compris ça tout de suite, mais je remercie le ciel pour ce malentendu, dans un sens. C’est ce qui les a rapprochés, Hector et Flora veux-je dire. Et croyez-moi, je me suis fait beaucoup de souci pour Flora, jusqu’ici. J’ai même cru un moment qu’il y avait quelque chose entre elle et le jeune Raymond. Vous vous rendez compte !
La voix de Mrs Ackroyd monta pour mieux exprimer son horreur :
— Un secrétaire particulier, pratiquement sans le sou !
— Ce qui vous eût porté un coup terrible, certes. Hum !… Mrs Ackroyd, j’ai un message pour vous, de la part de M. Hercule Poirot.
— Pour moi ? répéta-t-elle, manifestement alarmée.
Je m’empressai de la rassurer et de l’informer des désirs de Poirot.
— Mais certainement, répondit-elle d’un ton perplexe, je suppose que nous devons y aller, puisque M. Poirot le dit. Mais de quoi s’agit-il ? J’aimerais savoir à quoi m’attendre.
Je pus lui affirmer sans mentir que je n’en savais pas plus qu’elle.
— Très bien, concéda-t-elle enfin, sans enthousiasme, je préviendrai les autres. Nous serons là-bas à 21 heures.
Sur quoi je pris congé et rejoignis Poirot à l’endroit fixé pour notre rendez-vous.
— Je crains d’être resté un peu plus qu’un quart d’heure, m’excusai-je. Mais quand cette chère Mrs Ackroyd est lancée, il n’est pas facile de lui échapper.
— C’est sans importance, affirma Poirot. Moi, j’ai mis votre absence à profit : ce parc est magnifique.
Nous prîmes le chemin du retour. À notre grande surprise, Caroline, qui guettait manifestement notre arrivée, vint elle-même nous ouvrir. Surexcitée et pleine d’importance, elle posa un doigt sur les lèvres et chuchota :
— Ursula Bourne, la femme de chambre de Fernly… elle est ici ! Je l’ai fait entrer dans la salle à manger, la pauvre. Elle est dans un état ! Elle veut absolument voir M. Poirot tout de suite. J’ai fait ce que j’ai pu, c’est-à-dire que je lui ai donné une bonne tasse de thé bien chaud. Quelle pitié de voir quelqu’un dans un état pareil !
— Dans la salle à manger ? répéta Poirot, indécis.
— Par ici, dis-je en ouvrant la porte à la volée.
La femme de chambre était assise près de la table, les bras à demi repliés devant elle comme si elle venait de relever la tête, et les yeux rouges d’avoir pleuré.
— Ursula Bourne, murmurai-je.
Mais Poirot passa devant moi, les mains tendues vers la jeune femme.
— Non, je crois que ce n’est pas tout à fait cela. Vous n’êtes pas Ursula Bourne, n’est-ce pas mon petit ? mais Ursula Paton. Mrs Ralph Paton.
22
L’histoire d’Ursula
Pendant quelques instants, la jeune femme dévisagea Poirot sans répondre. Puis, sa réserve l’abandonnant, elle acquiesça et éclata en sanglots.
Caroline me bouscula pour se précipiter vers elle, l’entoura de son bras et se mit à lui tapoter l’épaule.
— Allons, allons, ma chère, dit-elle d’une voix apaisante, tout va s’arranger, vous verrez. Tout va s’arranger.
Sous sa curiosité et son goût des potins, Caroline cache des trésors de bonté. Et en cet instant, devant la détresse de la jeune femme, la passionnante révélation de Poirot perdait tout intérêt pour elle. Mais déjà, Ursula se redressait en s’essuyant les yeux.
— Quelle faiblesse de ma part, c’est vraiment stupide.
— Mais non, mon enfant, dit Poirot avec bonté. Nous comprenons tous à quel point cette semaine a dû être difficile pour vous.
— Cela a dû être une épreuve terrible, ajoutai-je.
— Et tout ça pour découvrir que vous connaissez notre secret, reprit Ursula. Comment l’avez-vous su ? Par Ralph ?
Poirot secoua la tête.
— Vous savez ce qui m’a poussée à venir vous voir ? Ceci…