LE MEURTRE DE ROGER ACKROYD AGATHA CHRISTIE

Elle tendit au détective un fragment de journal chiffonné et je reconnus le fameux entrefilet.

— On annonce l’arrestation de Ralph, alors pourquoi mentir plus longtemps ? Tout est inutile, maintenant.

Poirot eut le bon goût de paraître confus.

— Il ne faut pas croire tout ce que disent les journaux, mademoiselle. Quant à vous, je crois qu’il est temps de tout nous dire, sans rien dissimuler. Car nous avons maintenant grand besoin de la vérité.

Et comme la jeune femme hésitait, peu convaincue, le détective ajouta avec douceur :

— Vous n’avez pas confiance en moi, et pourtant vous êtes venue me voir… pourquoi ?

— Parce que je ne crois pas que Ralph soit coupable, répondit-elle d’une voix presque inaudible. Parce que je vous crois assez adroit pour découvrir la vérité. Et parce que je pense…

— Oui ?

— Je pense que vous êtes… que vous êtes bon.

Poirot hocha la tête à plusieurs reprises.

— Bien, très bien cela, oui vraiment. Alors écoutez, je crois très sincèrement que votre mari est innocent, mais l’affaire est mal partie. Pour le sauver, je dois tout savoir, même les choses qui peuvent paraître aggraver son cas.

— Comme vous êtes compréhensif ! s’exclama Ursula.

— Alors vous me raconterez tout, n’est-ce pas ? Toute l’histoire, depuis le début.

Caroline s’installa confortablement dans un fauteuil.

— Vous n’allez pas me demander de sortir, j’espère ? Et d’abord, je veux savoir pourquoi cette enfant se déguisait en femme de chambre.

— Se déguisait ? répétai-je, incrédule.

— Tu as bien entendu. Pourquoi avoir fait cela, mon petit ? Pour tenir un pari ?

— Pour vivre, répondit brièvement Ursula.

Et, reprenant courage, elle entama le récit que je relate ici à ma façon.

À l’en croire, Ursula Bourne appartenait à une famille irlandaise de sept enfants, noble et ruinée. À la mort de leur père, la plupart des filles avaient été envoyées de par le vaste monde pour gagner leur pain. La sœur aînée d’Ursula avait épousé un certain capitaine Folliott. C’était elle que j’avais vue ce dimanche-là, et je m’expliquais enfin son embarras. Décidée à gagner sa vie, mais n’ayant que fort peu de goût pour l’emploi de préceptrice, le seul qui s’offrît à une jeune fille sans profession, Ursula avait préféré devenir femme de chambre. Elle avait refusé avec dédain de se donner le titre flatteur de « dame de compagnie ». Elle serait une authentique femme de chambre, avec des références fournies par sa sœur. Vive, capable et consciencieuse, elle avait su se faire apprécier à Fernly, malgré une certaine réserve qui, nous l’avons vu, provoquait parfois des commentaires.

— J’aimais ce travail, expliqua-t-elle, et j’avais beaucoup de temps libre.

Puis elle avait rencontré Ralph Paton et ç’avait été le début de l’idylle qui devait aboutir à un mariage secret. Solution qui ne la tentait guère, mais Ralph l’avait convaincue d’agir ainsi. Son beau-père, disait-il, ne voudrait jamais entendre parler d’un mariage avec une fille sans fortune. Mieux valait garder le silence et attendre le moment favorable pour lui révéler la vérité. Et c’est ainsi qu’Ursula Bourne était devenue Ursula Paton. Ralph lui avait promis de rembourser ses dettes, de trouver un travail qui les ferait vivre tous les deux et, devenu matériellement indépendant, d’annoncer enfin la nouvelle à son père adoptif.

Mais, pour les natures comme celle de Ralph, changer de vie est plus facile à dire qu’à faire. Il espérait que son beau-père, encore dans l’ignorance de son mariage, lui rendrait ce nouveau départ facile en payant ses dettes.

Mais quand Roger Ackroyd en avait appris le montant, il était entré dans une colère noire et avait opposé à Ralph un refus catégorique. Plusieurs mois avaient passé, jusqu’au jour où le jeune homme avait été instamment prié de revenir à Fernly. Roger Ackroyd n’y était pas allé par quatre chemins : son plus cher désir était que Ralph épousât Flora, rien de moins.

C’est alors que la faiblesse de Ralph s’était révélée dans toute son étendue : comme toujours, il avait choisi la solution la plus facile, sans chercher plus loin. Pour autant que j’ai cru le comprendre, ni lui ni Flora n’avaient joué la comédie de l’amour. L’un comme l’autre, ils n’avaient vu là qu’une transaction où chacun trouvait son compte. Flora y gagnerait la liberté, une belle aisance et verrait s’élargir son horizon. Pour Ralph, les perspectives s’annonçaient sous des couleurs moins riantes, mais il n’avait pas le choix. Couvert de dettes, il avait saisi aux cheveux cette occasion de les payer et de repartir du bon pied. Il n’était pas de ceux qui réfléchissent à leur avenir, mais je pense qu’il avait dû entrevoir la possibilité d’une rupture – après un délai convenable, naturellement. En tout cas, Flora et lui avaient insisté pour que leurs fiançailles soient tenues secrètes, du moins dans l’immédiat. Ralph voulait à tout prix cacher le fait à Ursula, si droite, si forte, et à qui la duplicité faisait horreur. Son instinct l’avertissait qu’elle aurait hautement désapprouvé cette ligne de conduite.

Puis était venu le moment fatidique où Roger Ackroyd avait décidé, avec son autorité habituelle, d’annoncer officiellement les fiançailles, sans même en avertir son beau-fils. Flora seule en avait été prévenue, et était demeurée sans réaction. Mais la nouvelle avait foudroyé Ursula, qui avait sommé Ralph de venir sans délai. Ce qu’il avait fait, et tous deux s’étaient retrouvés dans le bois, où ma sœur avait surpris quelques bribes de leur conversation. Tandis que Ralph suppliait sa femme de patienter encore un peu, Ursula s’était montrée bien résolue à en finir avec tous ces mensonges : elle allait tout révéler à Mr Ackroyd, et sans tarder. C’est sur cette note aigre que les jeunes époux s’étaient séparés.

Fermement ancrée dans sa décision, Ursula avait sollicité le jour même un entretien avec Mr Ackroyd. Entretien des plus orageux et qui l’eût sans doute été davantage si Roger Ackroyd n’avait été à ce point absorbé par ses ennuis personnels. L’entrevue n’en avait pas moins été fort désagréable, Ackroyd n’étant pas homme à pardonner une duperie. Son ressentiment était surtout dirigé contre Ralph, mais Ursula en avait eu sa part. Il l’avait accusée d’avoir « attiré ce garçon dans ses filets » parce que son beau-père était riche. Des propos impardonnables avaient été échangés.

Ursula et Ralph avaient rendez-vous le soir même dans le pavillon d’été, et elle s’était éclipsée par la porte latérale pour l’y rejoindre. Leur conversation n’avait été qu’un tissu de reproches, Ralph accusant Ursula d’avoir ruiné son avenir en parlant trop tôt, tandis qu’elle lui faisait grief de sa duplicité.

Ils avaient fini par se séparer et, à peine une heure et demie plus tard, on avait découvert Roger Ackroyd assassiné. Depuis ce soir-là, la jeune femme n’avait plus revu son mari ni reçu de lui la moindre nouvelle.

Plus elle avançait dans son récit, et plus je percevais l’enchaînement diabolique des circonstances. Si Ackroyd avait vécu, il n’aurait pas manqué de changer ses dispositions testamentaires. Tel que je le connaissais, c’est même la première chose qu’il aurait faite. Pour le jeune couple, sa mort arrivait au bon moment. Il ne fallait donc pas s’étonner si la jeune femme avait tenu sa langue et si bien joué son rôle.

L’intervention de Poirot m’arracha à mes réflexions. À la gravité de sa voix, je devinai qu’il était, lui aussi, pleinement conscient du sérieux de la situation.

— Madame, je dois vous poser une question, et il faudra me répondre avec franchise car tout peut en dépendre : à quelle heure avez-vous quitté le capitaine Paton, au pavillon ? Prenez votre temps, je veux la réponse exacte.

La jeune femme eut un petit rire, à vrai dire plutôt amer.

— Si vous croyez que j’ai pu cesser un instant de ressasser tout cela ! Je suis sortie pour aller le rejoindre à 21 heures 30 précises. Le major Blunt arpentait la terrasse, ce qui m’a obligée à faire un détour en me cachant derrière les buissons. J’ai dû arriver au pavillon environ… trois minutes plus tard. Ralph m’attendait. Nous avons passé dix minutes ensemble, pas plus, car il était exactement 10 heures moins le quart lorsque je suis rentrée à la maison.

Voilà donc pourquoi elle avait tant insisté pour savoir si le meurtre n’avait pu avoir lieu avant 10 heures moins le quart. Poirot dut se tenir le même raisonnement car il demanda :

— Lequel de vous deux est parti le premier ?

— Moi.

— En laissant Ralph Paton seul dans le pavillon ?

— Oui, mais n’allez pas croire…

— Peu importe ce que je crois, madame. Et en rentrant, qu’avez-vous fait ?

— Je suis montée dans ma chambre.

— Où vous êtes restée jusqu’à… ?

— 22 heures environ.

— Quelqu’un peut-il… le confirmer ?

— Confirmer quoi ? Que j’étais dans ma chambre ? Non, mais vous ne… oh, je vois ! On pourrait croire… on pourrait croire…

Je vis les yeux de la jeune femme s’agrandir d’horreur. Elle n’acheva pas sa phrase, mais Poirot s’en chargea pour elle.

— Que c’est vous qui êtes entrée par la fenêtre et avez poignardé Mr Ackroyd dans son fauteuil ? Oui, on pourrait le croire, en effet.

— Il faudrait vraiment être borné pour s’imaginer une chose pareille ! s’indigna Caroline en tapotant l’épaule d’Ursula.

— C’est horrible, murmura celle-ci en se cachant le visage dans ses mains. C’est horrible !

Caroline lui serra le bras d’un geste affectueux.

— Ne vous inquiétez pas, ma chère. M. Poirot n’en pense pas un mot. Quant à votre mari, il devrait avoir honte. Pardonnez-moi ma franchise, mais prendre la fuite en vous laissant affronter seule une situation pareille… c’est du joli !

Ursula secoua la tête avec énergie.

— Non, ne croyez pas cela ! Ralph ne s’est pas sauvé, et je comprends maintenant ce qui l’a poussé à agir ainsi. En apprenant le meurtre, il a dû penser que c’était moi, la coupable !

— Il n’aurait jamais pensé une chose pareille, voyons !

— Mais je me suis montrée si cruelle envers lui, ce soir-là. Si dure, si amère ! Je ne voulais pas écouter ce qu’il essayait de me dire, ni croire qu’il s’inquiétait pour moi, qu’il tenait à moi. Je lui ai lancé à la figure tout ce que je pensais de lui, les mots les plus méchants qui me venaient à l’esprit, dans le seul but de le blesser.

— Ce qui ne lui aura pas fait de mal, décréta Caroline. Il ne faut jamais craindre de dire aux hommes leurs quatre vérités : ils sont tellement vaniteux qu’ils ne vous croient jamais, si le portrait n’est pas flatteur.

Fébrile, Ursula reprit en se tordant les mains :

— Quand on a découvert le crime et l’absence inexplicable de Ralph, j’ai été bouleversée. Je me suis même demandé – tout en sachant que c’était impossible – s’il n’avait pas… s’il se pouvait que… et j’aurais tellement voulu qu’il revienne proclamer son innocence. Comme je n’ignorais pas qu’il aimait beaucoup le Dr Sheppard, je me suis imaginé que le docteur savait où il se cachait.

Elle se tourna vers moi et ajouta :

— Voilà pourquoi je vous ai parlé ainsi, l’autre jour. Je pensais que, sachant où il se trouvait, vous pourriez lui transmettre un message de ma part.

— Moi ?

— Et comment James aurait-il pu le savoir ? s’écria Caroline.

— Je reconnais que c’était peu vraisemblable, admit Ursula, mais Ralph m’avait souvent parlé du Dr Sheppard, qu’il considérait comme son meilleur ami à King’s Abbot.

— Ma chère petite, déclarai-je, je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où Ralph Paton peut bien se trouver en ce moment.

— C’est la pure vérité, commenta Poirot.

Perplexe, Ursula brandit la coupure de journal.

— Mais alors… ?

— Ah ! cela ? fit Poirot, un tantinet confus. Ce n’est rien du tout, madame. Une bagatelle, comme on dit en français. Je mettrais ma main au feu que Ralph Paton est en liberté.

— Dans ce cas… commença la jeune femme avec hésitation.

Poirot s’empressa d’enchaîner :

— Il y a une chose que j’aimerais savoir. Ce soir-là, le capitaine Paton portait-il des bottines ou des souliers bas ?

Ursula secoua la tête.

— Je n’arrive pas à m’en souvenir.

— Quel dommage ! Mais comment pourriez-vous vous en souvenir ? Et maintenant, madame…

Le détective la regarda en souriant, la tête penchée sur le côté et l’index tendu en un geste éloquent.

— Plus de questions, s’il vous plaît, et cessez de vous tourmenter. Courage, et accordez votre confiance à Hercule Poirot.

23

Petite réunion chez Poirot

— Et maintenant, annonça Caroline en se levant, cette enfant va monter se reposer. Ne vous inquiétez pas, ma chère. M. Poirot fera tout ce qu’il pourra pour vous, soyez-en sûre.

— Je devrais rentrer à Fernly, protesta faiblement Ursula.

Caroline lui imposa le silence.

— Ne dites donc pas de sottises. Pour l’instant, vous êtes sous ma garde et vous restez ici, n’est-ce pas, monsieur Poirot ?

— C’est la meilleure chose à faire, appuya le petit Belge. Ce soir, je tiens à ce que Mademoiselle – pardon, Madame – assiste à ma petite réunion. Je l’attends chez moi à 21 heures précises : sa présence m’est très nécessaire.

Caroline hocha la tête, emmena Ursula et la porte se referma derrière elles. Poirot se laissa tomber dans un fauteuil et constata :

— Jusqu’ici, tout va bien. Les choses ont l’air de vouloir s’arranger.

— Mais elles vont de plus en plus mal pour Ralph Paton, observai-je d’un ton lugubre.

— Oui, c’est vrai. Mais il fallait s’y attendre, non ?

Un peu intrigué par cette remarque, je regardai le détective. Il s’était renversé dans son fauteuil, les yeux mi-clos, les mains jointes par le bout des doigts. Soudain, il secoua la tête et soupira.

— Qu’y a-t-il ? demandai-je.

— Il y a qu’à certains moments, je regrette terriblement mon ami Hastings. Vous savez, celui dont je vous ai parlé, et qui vit maintenant en Argentine ? Dans les affaires difficiles, il était toujours à mes côtés et il m’a bien souvent aidé, oui, bien souvent. Il avait le chic pour découvrir la vérité comme par hasard, et sans même s’en rendre compte, bien entendu. Il laissait échapper une remarque saugrenue… et c’était justement cette remarque qui me mettait sur la voie. J’appréciais aussi beaucoup l’habitude qu’il avait prise de rédiger un compte rendu des enquêtes intéressantes.

Je me raclai la gorge avec un peu d’embarras.

— Sur ce point… commençai-je, sans aller plus loin.

Poirot se redressa dans son fauteuil, le regard brillant.

— Eh bien ? Qu’alliez-vous dire ?

— Voilà, il se trouve que j’ai lu quelques-uns des récits du capitaine Hastings, et je me suis dit : pourquoi ne pas m’essayer au même genre d’exercice ? Après tout, c’est une occasion unique, la seule fois de ma vie où je serai mêlé à une affaire pareille et ce serait dommage de la manquer.

Je débitai ma tirade en rougissant de plus en plus, et conscient de devenir de plus en plus incohérent. En voyant Poirot bondir de son fauteuil, je connus un instant de terreur à la pensée qu’il allait me donner l’accolade, à la française. Mais grâce à Dieu, il résista à la tentation.

— Magnifique ! s’écria-t-il. Alors, vous avez noté toutes vos impressions, depuis le début ?

J’acquiesçai d’un signe de tête.

— Épatant ! s’exclama-t-il en français. Montrez-moi cela tout de suite.

Je ne m’attendais pas à une réaction aussi prompte et, tout en m’efforçant de me rappeler certains détails de mon récit, je bégayai :

— J’espère que vous ne m’en voudrez pas si… si j’ai pu me montrer un peu… hum… subjectif, par-ci par-là ?

— Rassurez-vous, je suis compréhensif. Vous m’avez éclairé sous un jour comique, ridicule même ? Aucune importance. Hastings n’était pas toujours très poli, lui non plus. Je suis au-dessus de ces bagatelles, moi !

Rien moins que rassuré, je fourrageai dans les tiroirs de mon bureau et en tirai une pile de feuillets manuscrits que je tendis à Poirot. En vue d’une éventuelle publication, j’avais divisé mon ouvrage en chapitres et l’avais mis à jour la veille au soir en y consignant la visite de miss Russell. Ce qui faisait en tout vingt chapitres, que je remis à Poirot avant de sortir.

J’avais une visite à faire assez loin de chez moi et il était plus de 20 heures quand je rentrai à la maison où Caroline m’avait préparé un repas chaud sur un plateau. Elle m’apprit qu’elle avait dîné à 7 heures et demie avec Poirot, et que celui-ci s’était ensuite rendu dans mon atelier pour y achever la lecture de mon manuscrit.

— Et j’espère, James, que tu as fait preuve de tact en parlant de moi ?

Ma mine s’allongea. Je n’avais rien fait de tel. Caroline ne s’y trompa guère.

— Aucune importance, après tout, M. Poirot comprendra. Il me comprend beaucoup mieux que toi.

J’allai rejoindre Poirot dans l’atelier. Il était assis près de la fenêtre, le manuscrit soigneusement rangé sur une chaise, à côté de lui, et posa la main sur la pile de feuilles.

— Eh bien, toutes mes congratulations pour votre… votre modestie.

— Oh ! m’exclamai-je, quelque peu surpris.

— Et pour votre réserve, ajouta-t-il.

— Oh ! me ré-exclamai-je.

— Hastings, lui, n’écrivait pas ainsi. À chaque page, et presque à chaque ligne, on retrouvait le mot : Je. Ce qu’il pensait, ce qu’il disait, mais vous… votre personnalité reste à l’arrière-plan. Elle n’interfère que par-ci par-là, dans quelques scènes domestiques, pour ainsi dire.

Devant son regard pétillant, une légère rougeur me monta au visage et je demandai, non sans quelque inquiétude :

— Sans façon, que pensez-vous de ce travail ?

— C’est mon opinion sincère que vous voulez ?

Poirot abandonna son ton facétieux.

— C’est un récit très minutieux et très fidèle, dit-il avec bienveillance. Vous avez relaté les faits avec exactitude et précision, malgré une certaine tendance à vous montrer trop discret sur la part que vous y avez prise.

— Et cela vous a-t-il aidé ?

— Oui, et même grandement, je puis dire. Et maintenant, allons chez moi. Je dois préparer la scène pour ma petite… représentation.

En trouvant Caroline dans le hall, je devinai qu’elle espérait être invitée à nous accompagner. Avec tact, Poirot sauva la situation en déclarant d’un air désolé :

— J’aurais vraiment voulu que vous soyez des nôtres, mademoiselle, mais vu les circonstances, ce ne serait pas très sagace. Voyez-vous, toutes les personnes ce soir seront suspectes. Parmi elles, je vais découvrir le meurtrier de Mr Ackroyd.

— Vous en êtes si sûr que cela ? demandai-je, plutôt sceptique.

— Je vois que ce n’est pas votre cas, rétorqua sèchement le détective. Vous ne savez pas encore de quoi est capable Hercule Poirot.

Et, comme Ursula descendait l’escalier, il ajouta à son intention :

— Vous êtes prête, mon enfant ? Très bien, alors partons. Croyez-moi, miss Caroline, c’est pour votre bien que j’agis de la sorte. Je vous souhaite une bonne soirée.

Nous partîmes donc, sous le regard envieux de Caroline qui s’attarda sur le seuil pour nous suivre des yeux. On aurait dit un chien qui vient de se voir privé de sa promenade.

Tout était déjà prêt dans le salon des Mélèzes. Verres et sirops attendaient sur la table à côté d’une assiette de biscuits, et on avait apporté de la pièce voisine quelques chaises supplémentaires.

Poirot s’affaira à quelques modifications de dernière minute, avançant une chaise, déplaçant une lampe et se baissant parfois pour rectifier la position d’une des nombreuses carpettes. Il apporta un soin tout particulier à l’éclairage, qu’il dirigea du côté où étaient groupés les sièges, laissant dans une quasi-pénombre l’autre partie de la pièce où, supposai-je, il avait l’intention de s’asseoir. Nous l’observions, Ursula et moi, quand un coup de sonnette retentit.

— Les voilà, constata-t-il. Bon, tout est prêt.

La porte s’ouvrit devant les invités, et Poirot s’avança pour accueillir Mrs Ackroyd et Flora.

— C’est si aimable à vous d’être venues… et à vous aussi, major Blunt et Mr Raymond.

Le secrétaire affichait sa bonne humeur coutumière.

— Alors, commença-t-il en riant, quelle surprise nous réservez-vous ? S’agit-il d’une invention scientifique ? Allez-vous nous fixer des bandes enregistreuses aux poignets pour détecter les battements de cœur coupables ? Ce genre de machine existe bien, non ?

— J’ai lu quelque chose à ce sujet, admit Poirot, mais moi, je suis vieux jeu, et adepte des méthodes éprouvées. Je ne me sers que de mes petites cellules grises. Et maintenant, commençons, mais d’abord… j’ai une annonce à vous faire. À vous tous.

Il fit avancer Ursula en la prenant par la main.

— Je vous présente Mrs Ralph Paton. Le capitaine Paton et elle se sont mariés au mois de mars.

Mrs Ackroyd laissa échapper un petit cri.

— Ralph, marié ! En mars dernier ! Oh ! Mais c’est absurde ! Comment serait-ce possible ?

Elle dévisagea Ursula comme si elle ne l’avait jamais vue.

— Et marié avec Bourne ? Vraiment, monsieur Poirot, je ne puis vous croire !

Ursula rougit et voulut parler, mais Flora la devança. Elle s’approcha rapidement d’elle et dit en lui prenant le bras :

— Ne vous méprenez pas sur notre surprise, surtout. Mais Ralph et vous avez si bien gardé votre secret que nous ne nous doutions de rien. Cette nouvelle… me fait le plus grand plaisir.

— Vous êtes vraiment bonne, miss Ackroyd, répondit Ursula à voix basse, et j’aurais compris que vous soyez très fâchée. Ralph a très mal agi, surtout envers vous.

Flora lui tapota le bras d’un geste réconfortant.

— Ne vous inquiétez pas pour cela. Ralph était aux abois et c’était pour lui la seule échappatoire possible, j’aurais sans doute fait la même chose à sa place. Mais je trouve qu’il aurait pu me mettre dans le secret, je l’aurais épaulé de mon mieux.

Poirot tapa légèrement sur la table et se racla la gorge.

— La conférence va commencer, chuchota Flora, M. Poirot réclame le silence. Dites-moi au moins une chose : où est Ralph ? Si quelqu’un doit le savoir, c’est bien vous.

— Mais non, justement, s’écria Ursula, au bord des larmes. Je n’en sais rien !

— N’est-il pas aux mains de la police de Liverpool ? demanda Raymond. C’est ce que j’ai lu dans le journal.

— Il n’est pas à Liverpool, déclara Poirot d’un ton bref.

— En fait, observai-je, personne ne sait où il est.

— Sauf Hercule Poirot, bien sûr ! lança Raymond.

Le Belge prit la boutade au sérieux.

— Moi, je sais tout : n’oubliez pas cela.

Geoffrey Raymond haussa les sourcils et siffla entre ses dents.

— Tout ? Cela fait beaucoup, non ?

— Faut-il comprendre que vous pouvez réellement deviner où se cache Ralph ? demandai-je, plutôt sceptique.

— Qui vous parle de deviner, mon ami ? Je sais.

— Il est à Cranchester ?

— Non, pas à Cranchester, répondit gravement Poirot.

Il n’ajouta rien mais, sur un geste de lui, tout le monde prit un siège. Ce fut à cet instant que deux nouveaux arrivants firent leur entrée et prirent place près de la porte : Parker et la gouvernante.

— Nous voici au complet, déclara Poirot, une nuance de satisfaction dans la voix. Tout le monde est là.

La nuance n’échappa à personne et, sur tous les visages groupés à l’autre extrémité de la pièce, je pus lire la même fugitive expression de malaise. Comme si chacun des assistants avait le sentiment d’être tombé dans un piège et venait de l’entendre se refermer.

Poirot consulta une liste et lut d’une voix pleine d’importance :

— Mrs. Ackroyd, Miss Flora Ackroyd, le major Blunt, Mr. Geoffrey Raymond, Mrs. Ralph Paton, John Parker, Elizabeth Russell.

Puis il reposa le papier sur la table.

— Que signifie tout ceci ? s’enquit Raymond.

— Ce que je viens de vous lire est la liste des suspects. Chacun d’entre vous avait l’occasion de tuer Mr Ackroyd…

Mrs Ackroyd poussa un cri étranglé et bondit sur ses pieds.

— Je n’aime pas cela, geignit-elle. Je n’aime pas cela du tout. J’aimerais vraiment mieux rentrer.

— Il n’est pas question que vous partiez, madame, dit sévèrement Poirot. Pas avant d’avoir entendu ce que j’ai à dire.

Il se tut un instant et, à nouveau, s’éclaircit la gorge.

— Je vais tout reprendre du début. Lorsque miss Ackroyd m’a demandé de suivre cette affaire, je me suis rendu à Fernly Park, avec ce bon Dr Sheppard. Nous avons longé la terrasse et l’on m’a montré les empreintes laissées sur l’appui de fenêtre. De là, l’inspecteur Raglan m’a fait suivre le sentier qui rejoint l’allée centrale. Mon regard a été attiré par un petit pavillon d’été que je suis allé explorer avec soin. J’y ai trouvé deux choses : un lambeau de batiste empesée et un tuyau de plume creux. Le morceau de batiste m’a immédiatement fait penser à un tablier de femme de chambre. Et quand l’inspecteur Raglan m’a montré sa liste, j’ai tout de suite remarqué que l’une des femmes de chambre, Ursula Bourne, n’avait pas vraiment d’alibi. À l’en croire, elle se trouvait dans sa chambre entre 21 heures 30 et 22 heures. Mais supposons qu’elle se soit trouvée dans le pavillon ? Si c’était bien le cas, elle avait pu s’y rendre pour y rencontrer quelqu’un. Et nous savons, par le Dr Sheppard, que quelqu’un est effectivement venu de l’extérieur ce soir-là : l’inconnu qu’il a croisé devant la grille. Au premier abord le problème était résolu : l’inconnu venait voir Ursula Bourne. Ce tuyau de plume était la preuve de son passage au pavillon et je l’ai instantanément associé à l’usage de la drogue, et particulièrement à la « neige », nom que l’on donne à l’héroïne de l’autre côté de l’Atlantique, où sa consommation est beaucoup plus répandue qu’en Angleterre. De surcroît, l’homme qu’a rencontré le Dr Sheppard avait l’accent américain, ce qui me confortait dans mon hypothèse.

« À un détail près : les heures ne concordaient pas. Ursula Bourne n’avait pas pu se rendre au pavillon avant 21 heures 30, alors que l’homme avait dû y arriver quelques minutes après 21 heures. Naturellement, je pouvais supposer qu’il avait attendu une demi-heure. Ou alors qu’il y avait eu deux rendez-vous de suite dans le pavillon ce soir-là : c’était la seule autre possibilité. Et dès qu’elle me fut venue à l’esprit, je fis plusieurs découvertes. D’abord, miss Russell, la gouvernante, était allée consulter le Dr Sheppard ce matin-là, et avait paru s’intéresser beaucoup aux moyens de guérir les intoxiqués. J’établis aussitôt le rapport entre cette visite et le tuyau de plume d’oie, et en conclus que l’homme en question était venu à Fernly pour y rencontrer la gouvernante, et non Ursula Bourne. Mais alors, avec qui cette dernière avait-elle rendez-vous ?

« Je ne fus pas long à l’apprendre. Pour commencer, je trouvai une bague – une alliance – portant gravées une date et l’initiale « R ». Puis j’appris qu’on avait aperçu Ralph Paton sur le chemin du pavillon à 21 heures 25, et j’entendis parler de certaine conversation qui avait eu lieu dans les bois, près du village – les interlocuteurs étant le capitaine Paton et une inconnue. Je disposais donc d’une série de faits qui s’enchaînaient dans un ordre rigoureux : un mariage secret, des fiançailles annoncées le jour du meurtre, l’entretien orageux surpris dans les bois et le rendez-vous au pavillon d’été, le même soir.

« Incidemment, ceci me prouvait une chose : à savoir que Ralph Paton et Ursula Bourne – ou encore Ursula Paton – avaient de bonnes raisons de souhaiter la disparition de Mr Ackroyd. Mais une autre chose devenait ainsi parfaitement évidente : la personne qui se trouvait en compagnie de Mr Ackroyd à 21 heures 30 ne pouvait pas être Ralph Paton. Et nous arrivons à un nouvel et fort intéressant aspect de cette affaire : qui était dans la pièce avec Mr Ackroyd à 21 heures 30 ? Pas Ralph Paton : il était au pavillon d’été avec sa femme. Ni Charles Kent : il était déjà parti. Alors qui ? Ce fut à ce moment-là que je me posai la plus audacieuse, la plus lumineuse de toutes les questions : y avait-il quelqu’un avec lui ?

Penché en avant, Poirot lança ces derniers mots avec un accent de triomphe, puis il se redressa avec la mine d’un homme qui vient de frapper un grand coup.

Nullement impressionné, Raymond protesta poliment :

— Je ne sais pas si vous cherchez à me faire passer pour un menteur, monsieur Poirot, mais le fait est prouvé par un second témoignage, la seule incertitude concernant les mots eux-mêmes. Le major Blunt a lui aussi entendu Mr Ackroyd parler à quelqu’un, rappelez-vous. Il était sur la terrasse et, s’il n’a pu distinguer les paroles, il a parfaitement entendu des voix.

Poirot hocha la tête et répondit très calmement :

— Je n’ai pas oublié, mais le major Blunt a eu l’impression que c’était à vous que s’adressait Mr Ackroyd.

Raymond parut un instant désarçonné, puis se reprit.

— Blunt sait désormais qu’il s’était trompé.

— C’est exact, reconnut ce dernier.

— Il doit pourtant y avoir une raison pour qu’il ait pensé que c’était vous, observa Poirot d’une voix songeuse. Oh non ! s’écria-t-il en levant la main, ne protestez pas, je devine quelle raison vous allez me fournir, mais elle ne me suffit pas. Il nous en faut une autre et j’ai mon idée là-dessus. Une chose m’a frappé dès le début : la tournure de la phrase surprise par Mr Raymond. Elle me semblait bizarre et je m’étonne que personne ne l’ait fait remarquer.

Il réfléchit quelques instants et cita lentement, de mémoire :

— Vos emprunts se sont répétés si fréquemment ces temps-ci que je crains de ne pouvoir accéder à votre requête. Eh bien, cette façon de s’exprimer ne vous semble pas bizarre, à vous ?

— Pas à moi, dit Raymond. Il m’a souvent dicté des lettres pratiquement dans les mêmes termes.

— Précisément ! Et c’est là où je voulais en venir. Se serait-il exprimé ainsi au cours d’une conversation ? Il ne parlait pas à quelqu’un : il dictait une lettre.

— Alors… il la lisait à haute voix ? fit observer Raymond d’un ton pensif. Mais il devait bien la lire à quelqu’un, tout de même ?

— Pourquoi ça ? Nous n’avons aucune preuve de la présence de qui que ce soit. On n’a pas entendu d’autre voix que la sienne, rappelez-vous.

— Mais personne ne lirait ce genre de lettre tout haut, à moins de… d’être un peu dérangé !

— Vous avez tous oublié un détail, observa doucement Poirot : la visite de ce représentant, le mercredi d’avant.

Tous les regards convergèrent sur lui. Avec un signe de tête encourageant, il reprit aussitôt :

— Mais oui, ce mercredi-là. Ce n’est pas le jeune homme lui-même qui a retenu mon attention, mais la firme qu’il représentait.

Raymond laissa échapper une exclamation de surprise.

— J’y suis ! La Compagnie du Dictaphone ! Alors, c’est à un dictaphone que vous pensez ?

Le détective fit un signe affirmatif.

— Mr Ackroyd s’était promis d’en acquérir un, rappelez-vous. J’ai eu moi-même la curiosité d’enquêter auprès de la compagnie et on m’a répondu que Mr Ackroyd avait effectivement acheté un appareil à leur représentant. Pourquoi il ne vous en a rien dit, je l’ignore.

— Il a dû vouloir me faire une surprise, murmura Raymond. Il prenait un plaisir presque puéril à surprendre les gens. Il aura voulu garder son secret un jour ou deux, tout en s’amusant avec son appareil comme un enfant avec un jouet neuf. Oui, cela se tient, et vous aviez tout à fait raison. Personne n’emploierait de phrases pareilles dans une conversation.

— Cela explique aussi l’erreur du major Blunt. Il a saisi des fragments de conversation enregistrée, et son subconscient en a déduit que c’était à vous que parlait Mr Ackroyd. Il avait l’esprit ailleurs et ne pensait qu’à la silhouette blanche qu’il avait entrevue, persuadé qu’il s’agissait de miss Ackroyd. Alors que cette chose blanche, c’était le tablier d’Ursula Bourne qui se faufilait vers le pavillon.

Revenu de sa première surprise, Raymond fit observer :

— Brillante idée, je vous l’accorde, et qui ne me serait certainement jamais venue. Mais si brillante soit-elle… elle ne change rien à rien. Mr Ackroyd était toujours vivant à 21 heures 30 puisqu’il enregistrait au dictaphone. Il semble évident que Charles Kent était déjà loin. Quant à Ralph Paton… ?

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