LE MEURTRE DE ROGER ACKROYD AGATHA CHRISTIE

Le secrétaire hésita et jeta un coup d’œil furtif à Ursula, qui rougit violemment. Elle n’en répondit pas moins fermement :

— Ralph et moi nous sommes séparés juste avant 10 heures moins le quart. Il ne s’est pas approché de la maison, j’en suis certaine, et il n’en a jamais eu l’intention – au contraire. Il avait bien trop peur de se trouver face à face avec son beau-père.

— Je ne mets pas votre parole en doute, se défendit Raymond. J’ai toujours été convaincu de l’innocence du capitaine Paton. Mais nous devons penser qu’il comparaîtra devant la justice, et prévoir les questions qui lui seront posées. Il s’est mis dans un très mauvais cas, mais s’il donnait signe de vie…

— C’est votre avis ? l’interrompit Poirot. Le capitaine devrait se montrer ?

— Certainement. Si vous savez où il est…

— Je perçois que vous en doutez, et pourtant je viens de vous dire que je sais tout. La vérité sur l’appel téléphonique, les empreintes laissées sur l’appui de fenêtre, la cachette de Ralph Paton…

— Où est-il ? s’écria le major Blunt.

Hercule Poirot sourit.

— Pas bien loin.

— À Cranchester ? demandai-je.

Le détective se tourna vers moi.

— Vous me posez toujours la même question, c’est vraiment une idée fixe. Non, il n’est pas à Cranchester. Il est… ici !

Poirot tendit le bras d’un geste théâtral, index pointé, et nous nous retournâmes tous d’un même mouvement.

Ralph Paton se tenait debout sur le seuil.

24

Ralph Paton

Quant à moi, j’aurais bien voulu être ailleurs. Et c’est à peine si j’eus conscience de ce qui se passa ensuite, sinon des exclamations, et des cris de surprise. Quand j’eus repris assez de contrôle sur moi-même pour me rendre compte de ce qui arrivait, Ralph Paton était aux côtés de sa femme et lui tenait la main, en me souriant.

Poirot souriait, lui aussi, et me montrait le doigt d’un geste éloquent :

— Ne vous ai-je pas répété trente-six fois qu’il ne sert à rien de vouloir cacher quelque chose à Hercule Poirot ? Ce qu’on lui cache, il le trouve toujours.

Sur quoi, il se tourna vers les autres :

— Un jour, souvenez-vous, nous avons tenu un petit conseil autour d’une table, juste nous six. Et j’ai accusé les cinq autres de me dissimuler quelque chose. Quatre m’ont livré leur secret, mais pas le Dr Sheppard. Pourtant, depuis le début, j’avais des soupçons. Le Dr Sheppard est allé aux Trois Marcassins le soir du meurtre, en espérant y rencontrer Ralph. Il ne l’y a pas trouvé. Mais supposons, me suis-je dit, supposons qu’en rentrant chez lui il l’ait rencontré dans la rue ? Le Dr Sheppard était un ami du capitaine, n’est-ce pas ? et il arrivait tout droit du théâtre du crime. Il devait savoir que les choses se présentaient très mal pour son ami. Peut-être en savait-il plus que les autres…

— En effet, dis-je d’un ton morne, et je crois que je ferais mieux de passer aux aveux. Je suis allé voir Ralph, cet après-midi-là, et il a commencé par refuser de me faire ses confidences. Mais finalement il m’a tout révélé, son mariage et sa situation désastreuse. Dès que le meurtre a été découvert, j’ai compris que si cette situation venait à être connue, les soupçons ne pourraient que se porter sur lui, ou sur celle qu’il aimait. Et je l’ai mis en face des faits. L’idée qu’il pourrait être appelé à déposer et, ce faisant, à compromettre sa femme, l’a fait se résoudre à… à…

— À prendre la poudre d’escampette, acheva plaisamment Ralph, profitant de mon hésitation. Vous comprenez, Ursula m’avait quitté pour rentrer à la maison. J’ai pensé qu’elle avait très bien pu essayer d’obtenir une nouvelle entrevue avec mon beau-père. Il s’était déjà conduit si grossièrement envers elle, cet après-midi-là, que j’ai cru… j’ai cru qu’il s’était montré encore plus insultant, et même d’une façon impardonnable si bien que, sans plus savoir ce qu’elle faisait…

Il se tut, et Ursula dégagea sa main de la sienne.

— Tu as cru cela, Ralph ! s’exclama-t-elle en reculant d’un pas. Tu as vraiment cru que j’aurais pu faire une chose pareille ?

— Revenons-en au Dr Sheppard et à sa coupable conduite dans cette affaire, intervint sèchement Poirot. Le docteur a accepté d’aider Ralph dans la mesure de ses moyens, et réussi à le cacher là où la police ne pourrait pas le trouver.

— Où cela ? demanda Raymond. Chez lui ?

— Ah ! mais non, pas du tout. Posez-vous plutôt la question que je me suis posée moi-même. Si ce bon docteur veut cacher le jeune homme, quel endroit va-t-il choisir ? Quelque part tout près de chez lui, forcément. Je pense à Cranchester. Un hôtel ? Non. Un… un meublé, dit-on ? Encore moins. Alors quoi ? Et je trouve : une maison de santé ! Une clinique psychiatrique. Et je veux vérifier ma théorie. J’invente un neveu un peu… un peu dérangé. Je consulte miss Sheppard sur les maisons les plus convenables. Elle m’en indique deux, près de Cranchester, auxquelles son frère a déjà adressé des malades. Je fais mon enquête et… et oui. J’en trouve une où le docteur a amené lui-même un patient le samedi matin. Ce patient, bien qu’il soit inscrit sous un autre nom, je le reconnais pour le capitaine Paton. J’acquitte les petites formalités d’usage et je suis autorisé à l’emmener. Il est arrivé chez moi hier matin de très bonne heure.

Je lançai à Poirot un regard sombre et murmurai :

— Le fameux expert de Caroline… L’homme du ministère de l’Intérieur… Et moi qui n’ai rien deviné !

— Vous voyez maintenant, mon ami, pourquoi je trouvais votre manuscrit si… si réticent. Tout ce que vous disiez était vrai, mais vous ne disiez pas tout.

J’étais bien trop démonté pour discuter.

— Le Dr Sheppard s’est conduit en ami loyal, dit Ralph, il m’a soutenu tout au long de cette épreuve et n’a agi que pour mon bien. Je comprends maintenant, grâce à M. Poirot, que c’était une erreur. J’aurais dû me montrer tout de suite et faire face à la situation. Mais voyez-vous, là-bas, nous ne lisions pas les journaux et j’ignorais la tournure des événements.

— Le Dr Sheppard a fait preuve d’une discrétion exemplaire, observa sèchement Poirot. Mais les petits secrets, moi, je les découvre tous. C’est mon métier.

— Et maintenant, intervint Raymond avec impatience, racontez-nous tout, Ralph. Tout ce qui s’est passé ce soir-là.

— Vous le savez déjà, et je n’ai vraiment pas grand-chose à ajouter. J’ai quitté le pavillon vers 10 heures moins le quart et j’ai flâné dans les petits chemins, me demandant quel parti prendre. Je reconnais que je n’ai pas l’ombre d’un alibi, mais je vous donne ma parole d’honneur que je n’ai pas mis les pieds dans le cabinet de travail et que je n’ai pas revu mon beau-père, ni vivant ni mort. Peu m’importe ce qu’on en pensera, mais j’aimerais que vous, au moins, vous me croyiez.

— Pas d’alibi, répéta Raymond à voix basse. Dommage ! Je vous crois, bien sûr, mais… c’est très fâcheux.

— Bien au contraire, dit Poirot d’un ton réjoui, cela rend les choses plus simples. Oui, bien plus simples.

Nous le regardâmes tous sans comprendre.

— Vous suivez ma pensée, non ? Alors je m’explique : pour sauver le capitaine Paton, le vrai coupable doit tout avouer.

Il sourit à la cantonade.

— Mais oui, je sais ce que je dis. Voyez-vous, si je n’ai pas demandé à l’inspecteur Raglan d’être des nôtres, c’est pour une bonne raison. Je ne voulais pas lui révéler tout ce que je savais… en tout cas pas ce soir.

Il se pencha en avant et sa voix, son attitude, tout en lui parut soudain différent. Dangereux.

— Moi qui vous parle, je sais que le meurtrier de Mr Ackroyd est en ce moment dans cette pièce, et c’est à lui que je m’adresse. Demain, l’inspecteur Raglan apprendra la vérité.

Un silence tendu s’installa, et il durait encore quand la vieille Bretonne entra, avec un télégramme sur un plateau. Poirot s’empara du pli, le déchira, et la voix sonore de Blunt s’éleva tout à coup.

— Le meurtrier est l’un d’entre nous, dites-vous ? Et… vous savez qui ?

Poirot avait lu le message. Il froissa la dépêche dans sa main et tapota la petite boulette de papier.

— Je le sais, oui… maintenant.

— Qu’avez-vous là ? demanda vivement Raymond.

— Un message radio, provenant d’un paquebot en route pour les États-Unis.

Cette fois, Poirot obtint un silence de mort. Mais il se leva et annonça en s’inclinant :

— Mesdames, messieurs, notre petite réunion va s’achever. Et rappelez-vous : l’inspecteur Raglan apprendra la vérité demain matin.

25

Toute la vérité

Un geste discret de Poirot m’enjoignit de rester après le départ des autres. J’obéis, m’approchai de la cheminée et me mis à remuer les bûches du bout du pied.

J’étais on ne peut plus intrigué par les déclarations de Poirot et, pour la première fois, je donnais ma langue au chat. Pendant un instant, j’avais été tenté de croire que la scène à laquelle je venais d’assister n’était qu’une gigantesque fanfaronnade. Et que le Belge, pour reprendre une expression française dont il usait souvent, nous avait « joué la comédie » dans le seul but de se rendre intéressant. Et pourtant, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il y avait du vrai là-dessous. J’avais perçu une véritable menace dans cet avertissement, et une non moins réelle sincérité. Mais je persistais à croire que le détective s’était fourvoyé.

Quand la porte se fut refermée sur le dernier de ses invités, il vint me rejoindre près de la cheminée et s’informa d’une voix tranquille :

— Alors, mon ami, que pensez-vous de tout cela ?

— Je n’en sais rien moi-même, répondis-je en toute franchise. Où vouliez-vous en venir ? Pourquoi n’avoir pas révélé immédiatement la vérité à l’inspecteur Raglan, au lieu d’adresser au coupable cet avertissement byzantin ?

Poirot s’assit, tira un étui de sa poche, y prit une minuscule cigarette russe et fuma quelques instants en silence.

— Servez-vous de vos petites cellules grises, dit-il enfin. Je ne fais jamais rien sans raison.

J’hésitai un moment, puis risquai avec précaution :

— À première vue, je serais tenté de croire que vous ignoriez vous-même l’identité du coupable, tout en étant convaincu qu’il se trouvait parmi les personnes présentes. Et vos paroles ne visaient qu’à le forcer à faire des aveux complets.

Poirot eut un hochement de tête approbateur.

— Brillante idée… mais pas la bonne.

— Je pensais que vous auriez pu vouloir l’obliger à se découvrir, non en passant aux aveux mais en essayant de vous réduire au silence, comme il l’a fait pour Mr Ackroyd. Et avant que vous puissiez le dénoncer demain matin.

— Un piège dont je serais moi-même l’appât ? Merci, mon ami, mais je ne suis pas assez héroïque pour cela.

— Alors je ne comprends plus. Vous prenez sciemment le risque de voir le criminel s’échapper en le mettant sur ses gardes ?

— Il ne peut pas s’échapper, déclara Poirot avec gravité. Il n’a qu’une issue… et elle ne le mènera pas à la liberté.

— Vous croyez vraiment que l’une des personnes qui se trouvaient ici ce soir est l’auteur du crime ? demandai-je, sceptique.

— Oui, mon ami.

— Et laquelle ?

Un silence plana pendant quelques minutes. Puis, Poirot lança son mégot dans la cheminée et prit la parole d’une voix calme et réfléchie.

— Je vais refaire avec vous le chemin que j’ai moi-même suivi. Vous ferez chaque pas avec moi, et vous verrez vous-même que tous les indices convergent vers une seule personne, indiscutablement. Pour commencer, deux faits et un petit désaccord sur l’heure ont particulièrement attiré mon attention. Premier fait : le coup de téléphone. Si Ralph Paton était bien le meurtrier, cet appel était inutile et absurde. Donc, ai-je pensé, Ralph Paton n’est pas le coupable.

« J’ai vérifié que l’appel ne provenait pas d’une personne de la maison, et pourtant je restais convaincu d’une chose : c’est parmi les personnes présentes à Fernly ce soir-là que je trouverais mon criminel. J’en déduisis que le message avait été envoyé par un comparse… ou, en bon anglais, devrais-je dire un complice ? Cette conclusion ne me satisfaisait guère, mais je m’en contentai pour le moment.

« Je m’interrogeai ensuite sur la raison de cet appel : question difficile. Je la posai donc autrement : quel résultat avait-il produit ? Réponse : la découverte du crime le soir même, au lieu du lendemain matin, ce qui aurait probablement eu lieu sans cela. Vous êtes d’accord ?

— Ou-oui… oui. Mr Ackroyd ayant donné des ordres pour ne plus être dérangé, il est en effet probable que personne ne serait entré dans son cabinet ce soir-là.

— Très bien, nous avançons, semble-t-il. Mais moi, j’étais toujours dans le noir. À quoi bon amener la découverte du crime le soir même, plutôt que le lendemain matin ? La seule idée qui me vint à l’esprit fut la suivante : s’il connaissait l’heure de la découverte du crime, le meurtrier pouvait s’arranger pour se trouver sur les lieux quand on forcerait la porte, ou au moins tout de suite après. Et nous en arrivons à mon deuxième fait : le déplacement du fauteuil.

« L’inspecteur Raglan a écarté ce détail, qu’il a jugé sans importance. Moi, au contraire, je l’ai toujours trouvé d’une importance extrême. Vous avez joint à votre manuscrit un petit plan très clair du cabinet de travail. Si vous l’aviez sur vous, vous pourriez constater que, placé là où Parker l’a trouvé, ce fauteuil s’interpose exactement entre la porte et la fenêtre.

— La fenêtre ! m’écriai-je.

— Je vois que vous avez saisi ma première idée. J’ai d’abord supposé que le siège avait été déplacé pour cacher à un arrivant éventuel un indice quelconque en rapport avec la fenêtre. Mais je renonçai vite à cette supposition car, bien que ce fauteuil fût une vieille bergère à dossier haut, il ne cachait qu’une partie du vitrage, la moitié inférieure. Non, mon ami… mais rappelez-vous : il y avait une petite table, juste en face de cette fenêtre. Elle était couverte de journaux et de revues, et invisible quand la bergère était éloignée du mur. C’est alors que j’eus ma première intuition de la vérité, de façon encore très floue, mais instantanée.

« Supposons qu’il y ait eu sur cette table un objet qu’on voulût cacher ? Quelque chose que le meurtrier lui-même avait placé là ? À ce moment-là, je ne voyais pas du tout ce que cet objet pouvait bien être mais j’avais quelques petites idées intéressantes sur le sujet. Par exemple, il s’agissait d’un objet que le meurtrier n’avait pas pu emporter après avoir commis son crime. Mais qu’il devait à tout prix reprendre après la découverte du corps, et cela le plus tôt possible. D’où cet appel téléphonique, qui lui permettait de se trouver sur les lieux au moment opportun.

« Voyons maintenant qui se trouvait sur les lieux avant l’arrivée de la police. Quatre personnes : vous, Parker, le major Blunt et Mr Raymond. J’éliminai aussitôt Parker, qui était assuré de se trouver sur place à n’importe quel moment, et d’ailleurs c’était lui qui m’avait signalé ce fauteuil déplacé. Il était donc hors de cause, ou en tout cas disculpé du crime. Mais je croyais encore qu’il pouvait être le maître chanteur de Mrs Ferrars. Par contre, Raymond et Blunt restaient des suspects possibles. Car si le meurtre avait été découvert le matin de bonne heure, ils auraient très bien pu arriver trop tard pour faire disparaître l’objet posé sur la table ronde.

« Mais quel était cet objet ? Tout à l’heure, je vous ai exposé ma théorie sur ces fragments de conversation plus ou moins bien saisis par deux témoins. Dès que j’appris la visite du représentant, cette idée de dictaphone s’implanta dans mon esprit. Vous avez entendu ce que j’ai dit dans cette même pièce il y a moins d’une demi-heure ? Ils ont tous accepté mon hypothèse, mais un point capital semble leur avoir échappé. Si, comme nous le supposons, Mr Ackroyd se servait bien d’un dictaphone ce soir-là, pourquoi ne l’a-t-on pas retrouvé ?

— J’avoue n’avoir jamais pensé à cela.

— J’y reviens. Nous savons qu’un appareil de ce type a été livré à Mr Ackroyd, mais on ne l’a pas retrouvé parmi ses objets personnels. Donc, si on a enlevé quelque chose qui se trouvait sur la table, pourquoi ne s’agirait-il pas du dictaphone, précisément ? Cela n’a toutefois pas dû être facile. Certes, l’attention de tous devait se concentrer sur le corps de la victime et n’importe qui, sans doute, pouvait s’approcher de la table sans être vu. Mais on ne glisse pas discrètement un dictaphone dans sa poche, c’est un objet encombrant. Il fallait donc disposer d’un… comment dirais-je… d’un réceptacle.

« Vous voyez où je veux en venir ? La silhouette de notre meurtrier prend forme. Il s’agit d’une personne qui s’est trouvée immédiatement sur les lieux quand on a découvert le crime, mais qui aurait pu ne pas s’y trouver si cette découverte avait eu lieu le lendemain matin. Et de plus, d’une personne qui transportait le… le réceptacle nécessaire et donc…

J’interrompis cet exposé en m’écriant :

— Mais pourquoi enlever ce dictaphone ? Dans quel but ?

— Vous réagissez comme Mr Raymond. Vous tenez pour acquis que la voix reconnue par les deux témoins à 21 heures 30 était celle de Mr Ackroyd en train de parler dans son dictaphone. Mais réfléchissez aux possibilités qu’offre cette invention si pratique. On s’en sert pour dicter, n’est-ce pas ? Après quoi, un secrétaire ou une dactylo le remet en marche et la même voix se fait entendre à nouveau.

J’en eus le souffle coupé.

— Vous voulez dire… ?

— Oui, confirma Poirot en hochant la tête, c’est bien ce que je veux dire. À 21 heures 30 Mr Ackroyd était déjà mort. Ce n’était pas l’homme qui parlait, mais la machine.

— Et c’est le meurtrier qui l’a mise en marche. Mais alors… il était dans la pièce ?

— C’est possible, mais n’oublions pas qu’il existe certains systèmes de déclenchement faciles à brancher, sur le principe de la minuterie, par exemple, ou encore du réveille-matin. Si notre criminel en a fait usage, cela nous donne deux précisions supplémentaires pour notre portrait imaginaire. La personne en question savait que Mr Ackroyd venait d’acheter un dictaphone et elle possédait les notions de mécanique nécessaires.

« J’avais déjà trouvé tout cela quand nous découvrîmes les empreintes sur l’appui de fenêtre. À partir de là, j’envisageai trois hypothèses.

1 – Les empreintes étaient bien celles de Ralph Paton. Il était donc venu à Fernly ce soir-là et avait pu entrer dans le cabinet de son beau-père par la fenêtre et trouver le cadavre de celui-ci. Première hypothèse.

2 – Les empreintes avaient été laissées par une autre personne qui portait justement des chaussures à semelle en caoutchouc. Mais les habitants de la maison portaient tous des chaussures à semelle de crêpe, et il eût fallu que celles de l’inconnu présentent exactement le même dessin que celles de Ralph Paton. J’écartai d’emblée l’idée d’une telle coïncidence. D’ailleurs, d’après la serveuse du Chien qui siffle, Charles Kent était chaussé de bottines « qui ne tenaient plus que par les lacets ».

3 – Ces empreintes avaient été faites dans l’intention délibérée de détourner les soupçons sur Ralph Paton. Conclusion qui rendait nécessaire la vérification de certains faits.

« La police s’était procuré aux Trois Marcassins une paire de souliers bas appartenant à Ralph. Mais ceux-là, ni lui ni personne n’avait pu les porter ce soir-là, puisque le garçon d’étage les avait descendus pour les cirer. La police en avait déduit qu’il en portait de semblables, et je pus m’assurer qu’il en avait bien apporté deux paires. Mais si mon raisonnement était juste, le meurtrier avait aux pieds les chaussures de Ralph, ce qui signifiait que celui-ci s’était muni de trois paires de souliers bas identiques : cela me parut fort peu probable. Cette troisième paire de chaussures ne pouvait donc être qu’une paire de bottines. Je priai votre sœur de se renseigner sur ce point, en insistant sur l’importance de la couleur ; dans le seul but, je l’avoue, de lui masquer mes véritables intentions. Vous connaissez le résultat de son enquête : Ralph Paton avait bien emporté une paire de bottines.

« La première question que je lui posai quand il arriva chez moi hier matin fut celle-ci : quelles chaussures avait-il aux pieds ce fameux soir ? Il répondit sans hésiter que c’étaient des bottines, et d’ailleurs il les portait toujours, n’ayant rien d’autre à se mettre.

« Ainsi, notre portrait du meurtrier se précise. Il s’agit d’une personne qui a eu l’occasion, ce jour-là, de dérober ses chaussures au capitaine Paton, aux Trois Marcassins.

Ici, Poirot s’interrompit pour reprendre bientôt en haussant légèrement le ton :

— Mais il y a plus : il fallait aussi que le meurtrier ait eu l’occasion de prendre le poignard dans la vitrine. Vous me répondrez que n’importe quelle personne de la maison aurait pu le faire, mais rappelez-vous : Flora Ackroyd a bien précisé que le poignard n’était plus dans la vitrine quand elle a examiné les objets qui s’y trouvaient.

Poirot fit une nouvelle pause avant de poursuivre :

— Et maintenant que tout est clair, récapitulons. Notre meurtrier est donc une personne qui est allée aux Trois Marcassins dans la journée, et qui était assez liée avec Mr Ackroyd pour savoir qu’il venait d’acheter un dictaphone. Une personne qui s’intéressait à la mécanique, qui a eu l’occasion de prendre le poignard dans la vitrine avant l’arrivée de miss Flora et qui disposait de… du réceptacle nécessaire pour cacher le dictaphone, une sacoche noire par exemple. Enfin une personne qui est restée seule dans le cabinet de travail pendant quelques minutes après la découverte du crime, au moment où Parker téléphonait à la police… Je n’en vois qu’une : le Dr Sheppard !

26

Rien que la vérité

Un silence de mort régna pendant une longue minute.

Puis je me mis à rire :

— Vous êtes fou !

— Non, dit tranquillement Poirot, je ne suis pas fou. C’est le petit désaccord sur l’heure qui a tout de suite attiré mon attention sur vous, dès le début.

— Un petit désaccord ? questionnai-je, intrigué.

— Mais oui, rappelez-vous. Tout le monde a déclaré – vous aussi d’ailleurs – qu’il fallait cinq minutes pour aller de la maison à la grille, et encore moins par le raccourci qui mène à la terrasse. Or, selon votre propre témoignage et celui de Parker, vous avez quitté la maison à 9 heures moins 10. Mais il était 21 heures quand vous êtes arrivé à la grille. Et il faisait froid, personne n’a envie de flâner par ce temps-là. Alors, pourquoi le trajet vous avait-il pris dix minutes au lieu de cinq ? J’ai tout de suite remarqué aussi que rien ne nous prouvait que la fenêtre était fermée au moment de votre départ, sauf votre parole. Ackroyd vous avait demandé de vérifier la fermeture de cette fenêtre, il n’a pas vérifié lui-même.

« Mais supposons que le loquet n’ait pas été mis ? Ces dix minutes vous auraient-elles suffi pour contourner la maison, changer de chaussures, escalader la fenêtre, tuer Ackroyd et gagner la grille, où vous étiez à 21 heures ? J’écartai cette hypothèse, car un homme aussi nerveux que l’était Mr Ackroyd ce soir-là vous aurait entendu pénétrer chez lui et se serait défendu.

« Mais si vous l’aviez tué avant de partir, pendant que vous vous teniez derrière son fauteuil ? Je vois les choses ainsi : vous sortez par la grand-porte, courez au pavillon, chaussez les souliers de Ralph que vous aviez apportés dans votre sacoche, marchez dans la boue, imprimez vos empreintes sur l’appui de fenêtre, entrez dans le cabinet de travail, fermez la porte de l’intérieur, retournez en hâte au pavillon pour remettre vos propres chaussures et courez jusqu’à la grille. (J’ai fait tout cela moi-même l’autre jour pendant votre visite à Mrs Ackroyd. Cela m’a pris exactement dix minutes.) Puis vous rentrez chez vous, ce qui vous donne un alibi puisque vous avez programmé le déclenchement du dictaphone pour 21 heures 30.

— Mon cher Poirot, dis-je d’une voix qui me parut à moi-même étrange et quelque peu forcée, vous avez trop ruminé cette affaire. Pourquoi diable aurais-je tué Ackroyd ? Qu’avais-je à y gagner ?

— La sécurité. C’est vous qui faisiez chanter Mrs Ferrars. En tant que médecin de son mari, personne n’était mieux placé que vous pour savoir de quoi il était mort. Quand nous avons causé dans le jardin, le premier jour, vous m’avez parlé d’un héritage que vous aviez fait un an plus tôt. Je me suis renseigné et n’en ai pas trouvé trace. Vous l’avez inventé, pour expliquer vos rentrées d’argent, les vingt mille livres de Mrs Ferrars. Vous n’en avez pas tiré grand profit, d’ailleurs. Presque tout a été englouti en spéculations, puis vous vous êtes montré trop gourmand et Mrs Ferrars a trouvé une issue que vous n’aviez pas prévue. Si Ackroyd avait su la vérité, il se serait montré sans pitié pour vous : vous étiez perdu.

— Et le coup de téléphone ? demandai-je, refusant de m’avouer battu. Vous avez une bonne explication pour cela aussi, j’imagine ?

— Je vous avouerai que ce fut là ma pierre d’achoppement. Surtout quand j’eus appris qu’on vous avait réellement appelé de la gare, car j’avais d’abord cru à une invention de votre part. Cela, ce fut une vraie trouvaille ! L’excuse qu’il vous fallait pour retourner à Fernly, découvrir le corps et être en mesure de reprendre le dictaphone, dont dépendait votre alibi. Je n’avais qu’une idée très floue de la façon dont vous aviez pu vous y prendre le jour où je suis venu voir votre sœur pour la première fois. Quand je lui ai demandé qui était venu à votre consultation du vendredi, je ne pensais pas à miss Russell. Sa visite fut une heureuse coïncidence, puisqu’elle vous a trompé sur l’objet de mes recherches, n’est-ce pas ? Et je trouvai ce que je cherchais. L’un de vos malades était steward sur un paquebot américain. N’avait-il pas toutes les chances d’avoir pris ce soir-là l’express de Liverpool ? Et une fois notre homme en mer, plus de danger. Je pris note que l’Orion appareillait le samedi, obtins le nom du steward et lui fis parvenir un message radio, pour lui poser une question bien précise. C’est la réponse que l’on m’a remise tout à l’heure devant vous.

Poirot me tendit la dépêche, et j’y lus ce qui suit :

« Exact. Le Dr Sheppard m’avait demandé de déposer un pli chez un de ses patients. Je devais l’appeler de la gare pour lui transmettre la réponse. La commission dont on m’a chargé était : pas de réponse. »

— Brillante idée, observa Poirot. L’appel était bien réel et votre sœur en est témoin. Mais nous n’avions aucun moyen d’en connaître le contenu, sauf votre parole.

Je bâillai.

— Tout ceci est très intéressant, mais cela ne nous mène pas à grand-chose.

— Vous croyez ? Rappelez-vous ce que je vous ai dit : l’inspecteur Raglan saura la vérité demain matin. Mais, par amitié pour votre excellente sœur, je veux bien vous laisser une autre issue. Une trop forte dose de somnifères, par exemple. Vous saisissez ? Mais le capitaine Paton devra être disculpé, cela va de soi. Et je vous suggère de terminer votre si intéressant manuscrit… sans rien omettre, cette fois.

— Vous me semblez très fertile en suggestions, observai-je à mon tour. Est-ce tout ?

— Maintenant que vous m’y faites penser, j’ai encore une suggestion, en effet. Il serait très déraisonnable de votre part d’essayer de me réduire au silence, comme Mr Ackroyd. Comprenez-moi bien : avec Hercule Poirot, ce genre de méthodes ne mène à rien.

Je m’arrachai un semblant de sourire.

— Mon cher Poirot, je suis tout ce que vous voudrez, mais pas idiot.

Sur quoi, je me levai et étouffai un bâillement.

— Eh bien, il est temps de rentrer chez moi. Merci pour cette soirée si intéressante et si instructive.

Comme j’allais sortir, Poirot se leva à son tour et s’inclina devant moi avec sa politesse accoutumée.

27

Rendons à César…

5 heures du matin. Je suis très fatigué, mais j’ai fini ma tâche. La main me fait mal d’avoir tant écrit.

Curieuse fin, pour mon manuscrit. Et moi qui envisageais de le publier, en tant qu’histoire d’un échec de Poirot. Le sort a d’étranges caprices.

Dès le début, depuis le moment où j’ai aperçu Ralph Paton et Mrs Ferrars en tête-à-tête, j’ai pressenti le désastre. J’ai cru alors qu’elle se confiait à lui, en quoi je me trompais. Mais l’idée persista en moi-même après que j’eus suivi Ackroyd dans son cabinet… et, jusqu’à ce qu’il m’eût dit la vérité.

Pauvre vieil Ackroyd ! Il me reste la satisfaction de lui avoir donné sa chance : j’ai insisté pour qu’il lise cette lettre avant qu’il ne soit trop tard. Mais soyons honnête. Ne savais-je pas, au fond de moi-même, qu’avec une pareille tête de mule, mon insistance obtiendrait l’effet inverse ? D’un point de vue psychologique, sa nervosité de ce soir-là me parut très intéressante. Il flairait le danger et pourtant il ne m’a jamais soupçonné.

L’idée du poignard ne me vint qu’au dernier moment. Je m’étais muni d’une petite arme personnelle très maniable, mais changeai mes plans en apercevant celle-ci dans la vitrine. Elle, au moins, ne permettrait pas de remonter jusqu’à moi.

Je crois que j’ai toujours su que je finirais par tuer Ackroyd. Dès que j’avais appris la mort de Mrs Ferrars, j’avais eu la conviction qu’elle lui avait tout dit avant de mourir. Quand je le rencontrai et le vis si troublé, je m’imaginai qu’il devait connaître la vérité tout en se refusant à y croire… et qu’il voulait me donner une chance de me défendre. Je rentrai donc chez moi prendre les précautions nécessaires.

Si l’agitation d’Ackroyd n’avait eu pour cause que les fredaines de Ralph, rien ne serait arrivé. Deux jours plus tôt, il m’avait confié le dictaphone pour une vérification. L’appareil présentait un défaut de fonctionnement et je l’avais décidé à me laisser y jeter un coup d’œil plutôt que de le rendre. Je le modifiai à ma convenance et l’emportai ce soir-là dans ma sacoche.

Je suis assez content de mes talents d’écrivain, et en particulier du paragraphe suivant :

La lettre lui avait été remise à 9 heures moins 20. Il ne l’avait toujours pas lue quand je le quittai, à 9 heures moins 10 exactement. J’hésitai un instant sur le seuil, la main sur la poignée, et me retournai en me demandant si je n’oubliais rien.

On ne pouvait mieux dire et, comme vous voyez, tout est vrai. Mais imaginez que j’aie fait suivre la première phrase d’une ligne de points de suspension. Quelqu’un aurait-il seulement cherché à savoir ce qui avait pu se passer pendant ces dix minutes ?

Quand je me retournai sur le seuil, j’eus tout lieu d’être satisfait. Je n’avais rien oublié. Le dictaphone était posé sur la table, près de la fenêtre, programmé pour 21 heures 30 – un petit réglage ingénieux basé sur le principe du réveille-matin, et invisible de la porte car j’avais déplacé la bergère.

Je reconnais que ma rencontre inopinée avec Parker, en sortant de la pièce, me causa un choc. J’ai fidèlement rapporté l’incident.

Et ce passage où je relate ce qui s’est produit un peu plus tard, après la découverte du corps et lorsque j’eus envoyé Parker téléphoner à la police ! J’estime avoir choisi mes mots de façon on ne peut plus judicieuse : je fis le peu qu’il y avait à faire ! Bien peu de chose, en effet. Simplement glisser le dictaphone dans ma sacoche et remettre la bergère à sa place, contre le mur. Je n’aurais jamais pensé que Parker s’aviserait de ce détail. Logiquement, il aurait dû, dans son trouble, se précipiter sur le corps sans rien voir d’autre. J’avais compté sans cette espèce de sixième sens des domestiques bien stylés : rien ne leur échappe.

Si seulement j’avais pu prévoir que Flora prétendrait avoir vu son oncle en vie à 10 heures moins le quart ! Cela m’a intrigué plus que je ne saurais le dire. D’ailleurs, tout au long de cette affaire, quantité de choses m’ont intrigué au plus haut point. À croire que tout le monde y mettait du sien.

Mais j’avais surtout peur de Caroline : je m’étais mis en tête qu’elle finirait par deviner. Cette allusion qu’elle avait faite un jour à ma faiblesse de caractère n’était-elle pas étrange ?

Mais elle ne saura jamais la vérité. Comme le dit Poirot, il me reste une issue…

Je peux lui faire confiance, il s’arrangera avec l’inspecteur Raglan. Je n’aimerais pas que Caroline sache. Elle m’est très attachée, et elle est si fière… Ma mort lui fera de la peine, mais aucune peine ne dure…

Quand j’aurai terminé ce manuscrit, je le mettrai sous enveloppe et l’adresserai à Poirot.

Et ensuite, que choisirai-je ? Le véronal ? Il y aurait là une sorte de justice poétique. Non que je me sente en rien responsable de la mort de Mrs Ferrars : cette mort fut la conséquence directe de sa conduite. Elle ne m’inspire aucune pitié.

Et je n’en éprouve pas davantage pour moi-même.

Soit, ce sera le véronal.

Ah ! si seulement Hercule Poirot n’avait pas pris sa retraite, et n’était pas venu chez nous cultiver des courges !…

FIN

* * *

[1] Washing the tiles : le mot tiles désigne en anglais aussi bien les tuiles du toit que les carreaux du sol et les dominos du mah-jong, dont « tuiles » est la traduction correcte. Les vents (les joueurs) détachent les tuiles des quatre murs. C’est le vent d’Est qui commence la partie.

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