LE MEURTRE DE ROGER ACKROYD AGATHA CHRISTIE

Mon attention, un instant détournée, se reporta sur Ackroyd. Pétrifié, il fixait d’un œil hagard une longue enveloppe bleue. Il avait laissé tomber les autres lettres sur le tapis.

— Son écriture ! dit-il dans un souffle. Elle a dû sortir poster ceci hier soir, juste avant de… avant de…

Il déchira l’enveloppe, en retira une épaisse liasse de feuillets et me lança un regard aigu.

— Vous êtes sûr d’avoir bien fermé la fenêtre ?

— Certain, répondis-je, étonné. Pourquoi ?

— Toute la soirée, j’ai eu la sensation bizarre d’être observé, épié. Mais qu’est-ce que…

Il se retourna brusquement, et moi de même. Nous avions tous deux cru entendre jouer très doucement la poignée de la porte. Je me levai et allai ouvrir : il n’y avait personne.

— Ce sont mes nerfs, murmura Ackroyd.

Il déplia les épais feuillets et commença à lire d’une voix sourde :

Mon cher, très cher Roger,

Une vie se paie d’une autre vie. Je le sais, je l’ai lu dans vos yeux cet après-midi. Aussi vais-je prendre la seule issue qui s’offre à moi. Je vous laisse le soin de châtier la personne qui, depuis un an, a fait de ma vie un enfer. Cet après-midi, je n’ai pas voulu vous dire son nom, mais maintenant je vais le faire. Je n’ai ni enfants ni proches parents à ménager, aussi ne craignez pas de publier la vérité. Et si vous le pouvez, Roger, mon très cher Roger, pardonnez-moi le tort que j’allais vous causer, puisque, le moment venu, je n’ai pas pu m’y résoudre…

Sur le point de tourner la page, Ackroyd s’interrompit.

— Pardonnez-moi, Sheppard, dit-il d’une voix mal assurée, mais je dois poursuivre cette lecture en privé. Ces lignes ont été écrites pour moi, et pour moi seul.

Il remit la lettre dans l’enveloppe et la posa sur la table.

— Je la lirai plus tard, quand je serai seul.

— Non ! m’écriai-je impulsivement. Lisez-la maintenant.

Ackroyd me jeta un regard surpris et je me sentis rougir.

— Je vous demande pardon, je ne parlais pas de la lire à haute voix, non. Je voulais dire : avant que je parte.

Ackroyd secoua la tête.

— Non, j’aime mieux attendre.

Mais, sans bien savoir pourquoi moi-même, j’insistai de plus belle :

— Lisez au moins le nom de cet homme !

Mais Ackroyd est aussi têtu qu’une mule. Plus vous le poussez à agir et plus il s’y refuse. Tous mes arguments restèrent vains.

La lettre lui avait été remise à 9 heures moins 20. Il ne l’avait toujours pas lue quand je le quittai, à 9 heures moins 10 exactement. J’hésitai un instant sur le seuil, la main sur la poignée, et me retournai en me demandant si je n’oubliais rien. Non, apparemment. Je n’avais plus rien à faire ici. Résigné, je quittai la pièce et refermai la porte derrière moi.

Je sursautai en me retrouvant nez à nez avec Parker. Il parut gêné, ce qui me fit penser qu’il avait fort bien pu écouter à la porte. Quel déplaisant personnage, ce Parker, avec son visage adipeux, bouffi de suffisance. Je lui trouvai décidément l’air chafouin.

— Mr Ackroyd ne veut être dérangé sous aucun prétexte, déclarai-je avec froideur. Il m’a chargé de vous le dire.

— Très bien, monsieur. Je… j’avais cru entendre sonner.

Ce mensonge était tellement gros que je ne me donnai même pas la peine de répondre. Parker me précéda dans le hall, m’aida à enfiler mon pardessus et je sortis dans la nuit. La lune s’était cachée, tout semblait plongé dans l’obscurité et le silence. Quand je franchis la grille du parc, l’horloge du clocher égrena neuf coups. Je tournai à gauche, en direction du village, et faillis entrer en collision avec un homme qui arrivait en sens inverse. Il s’adressa à moi d’une voix enrouée :

— Pardon, m’sieur. Fernly Park, c’est bien par là ?

Je le dévisageai. Il avait rabattu son chapeau sur ses yeux et relevé le col de son manteau. Je ne voyais presque pas son visage, mais il me parut jeune. Sa voix était rude et vulgaire.

— Vous êtes à la grille du parc, l’informai-je.

— Merci bien, m’sieur.

Il s’interrompit et, sans nécessité aucune, ajouta :

— C’est que j’suis pas du coin, voyez-vous.

Il reprit sa route et je me retournai sur lui, pour le voir entrer dans le parc. Sa voix me semblait étrangement familière. Elle me rappelait quelqu’un… mais qui ?

Dix minutes plus tard, j’avais regagné mes pénates. Caroline brûlait de savoir pourquoi je rentrais si tôt, et je dus m’exécuter. Je lui fis un compte rendu légèrement transposé de ma soirée, et j’eus la sensation inconfortable qu’elle n’en était pas dupe. À 10 heures, je me levai, bâillai et proposai que nous allions nous coucher. Caroline m’approuva.

Nous étions vendredi et, chaque vendredi soir, je remonte les pendules. Je les remontai donc, pendant que Caroline vérifiait si les domestiques avaient bien fermé la porte de la cuisine. Il était 10 heures et quart quand nous nous engageâmes dans l’escalier. À peine étais-je sur le palier que la sonnerie du téléphone retentit dans le vestibule.

— C’est Mrs Bates, décréta aussitôt Caroline.

— J’en ai peur, commentai-je d’un ton morose.

Je dévalai les marches et décrochai le combiné.

— Quoi ? Que dites-vous ? Mais certainement, j’arrive tout de suite !

Je remontai quatre à quatre, empoignai ma sacoche et y entassai quelques pansements supplémentaires, tout en criant à Caroline :

— C’était Parker qui appelait de Fernly. On vient de trouver Roger Ackroyd assassiné !

5

Le meurtre

Je sortis ma voiture du garage en un temps record et me précipitai à Fernly, où je ne fis qu’un bond jusqu’à la sonnette. Comme on tardait à répondre, je sonnai une seconde fois.

J’entendis cliqueter la chaîne, la porte s’ouvrit et Parker s’encadra dans l’embrasure, figé dans son impassibilité coutumière. Je l’écartai et pénétrai dans le hall.

— Où est-il ? m’écriai-je d’un ton pressant.

— Je vous demande pardon, monsieur ?

— Où est votre maître ? Mr Ackroyd ? Ne restez pas planté là à me regarder, voyons ! Avez-vous averti la police ?

Parker ouvrait des yeux ronds comme s’il avait vu un fantôme.

— La police, monsieur ? Comment cela, la police ?

— Mais enfin, Parker, que vous arrive-t-il ? Si, comme vous le dites, votre maître a été assassiné…

Le domestique émit un hoquet de surprise.

— Monsieur, assassiné ? C’est impossible, docteur !

Ce fut à mon tour de le dévisager.

— Ne m’avez-vous pas appelé, il y a moins de cinq minutes, pour m’annoncer qu’on venait de trouver le corps de Mr Ackroyd ?

— Moi, monsieur ? Certainement pas ! Je n’aurais jamais fait une chose pareille !

— Dois-je comprendre qu’il s’agit d’une mauvaise plaisanterie ? Qu’il n’est rien arrivé à Mr Ackroyd ?

— Excusez-moi, monsieur. Votre correspondant s’est-il présenté sous mon nom ?

— Je vais vous répéter mot à mot ce qui m’a été dit : « Dr Sheppard ? Ici Parker, le maître d’hôtel de Fernly. Voudriez-vous venir tout de suite, docteur ? Mr Ackroyd a été assassiné. »

Parker et moi nous dévisageâmes, totalement déconcertés. Et sa voix eut un accent horrifié quand il retrouva la parole :

— Une plaisanterie de bien mauvais goût, monsieur. Comment peut-on inventer une chose pareille !

— Où est Mr Ackroyd ? demandai-je tout à trac.

— Toujours dans son bureau, je suppose, monsieur. Ces dames sont montées se coucher, et le major Blunt est dans la salle de billard, avec Mr Raymond.

— Je vais juste aller le voir un instant, annonçai-je. Je sais qu’il ne veut plus être dérangé mais tout ceci est bizarre, je ne suis pas tranquille. Je veux simplement m’assurer que tout va bien.

— Mais certainement, monsieur, et je partage votre inquiétude. Voyez-vous un inconvénient à ce que je vous accompagne jusqu’à la porte, monsieur ?

— Aucun. Suivez-moi.

Parker sur mes talons, je franchis une porte et traversai le petit vestibule d’où partaient les quelques marches menant à la chambre d’Ackroyd, puis je frappai à la porte de son cabinet de travail. Pas de réponse. Je tournai la poignée, mais la porte était fermée à clé.

— Si monsieur veut me permettre…

Avec une agilité surprenante pour un homme de sa corpulence, Parker se laissa tomber sur un genou et appliqua son œil au trou de la serrure.

— La clé est à l’intérieur, monsieur, annonça-t-il en se relevant. Mr Ackroyd a dû s’enfermer et s’endormir, on dirait.

Je me penchai et pus vérifier que c’était bien le cas.

— Tout paraît normal, constatai-je, mais je vais quand même réveiller votre maître, Parker. Je ne pourrai pas rentrer tranquille avant de l’avoir entendu me dire lui-même que tout va bien.

Ce disant, je secouai la poignée et appelai :

— Ackroyd ! Ackroyd, puis-je entrer un instant ?

N’obtenant toujours pas de réponse, je jetai un coup d’œil par-dessus mon épaule et déclarai d’un ton hésitant :

— Je ne tiens pas à affoler toute la maison.

Parker s’éloigna et alla fermer la porte de communication avec le hall d’entrée.

— Cela devrait suffire, monsieur. Le billard, les cuisines et les chambres de ces dames sont de l’autre côté de la maison.

Je l’approuvai d’un signe de la tête et, cette fois, ébranlai la porte à grands coups. Puis je me baissai et criai, ou plutôt hurlai par le trou de serrure :

— Ackroyd ! Ackroyd, c’est Sheppard. Ouvrez-moi !

Toujours le même silence, pas le moindre signe de vie.

Mon regard croisa celui du maître d’hôtel.

— Écoutez, Parker. Je vais enfoncer cette porte, c’est-à-dire… avec votre aide. J’en prends la responsabilité.

— Si monsieur le juge nécessaire… répondit-il sans conviction.

— Plus que nécessaire : indispensable. Je suis sérieusement inquiet pour Mr Ackroyd.

Mon regard balaya la petite antichambre et s’arrêta sur une lourde chaise de chêne. Parker et moi la soulevâmes comme un bélier et nous élançâmes d’un même élan. À trois reprises, nous la projetâmes contre la serrure. Au troisième coup, celle-ci céda, et nous fûmes précipités dans la pièce.

Ackroyd était assis là où je l’avais laissé, dans un fauteuil, devant la cheminée. Sa tête retombait sur le côté et, tout près du col de sa veste, on distinguait nettement un objet de métal, courbe et luisant.

Parker et moi nous approchâmes du corps affaissé, et j’entendis le maître d’hôtel inspirer bruyamment.

— Poignardé par-derrière, murmura-t-il. Quelle horreur !

Il essuya son front moite avec son mouchoir et tendit vivement la main vers le manche du poignard.

— N’y touchez pas ! m’écriai-je. Appelez immédiatement le poste de police. Racontez-leur ce qui vient de se passer, puis prévenez Mr Raymond et le major Blunt.

— Très bien, monsieur.

Tamponnant toujours son front, Parker s’éloigna précipitamment et je fis le peu qu’il y avait à faire, prenant grand soin de ne pas déplacer le corps ni de toucher au poignard. Le retirer n’eût d’ailleurs servi à rien, il était clair que Roger Ackroyd était mort depuis un bon moment. Soudain une voix me parvint du couloir, à la fois horrifiée et incrédule : celle de Raymond, le jeune secrétaire.

— Que dites-vous ? Non, c’est impossible ! Où est le docteur ?

Il se montra sur le seuil et s’arrêta tout net, pâle comme un linge. Puis une main l’écarta et Hector Blunt passa devant lui.

— Mon Dieu ! fit la voix de Raymond, dans son dos. C’est donc vrai.

Blunt alla droit au fauteuil et se pencha sur le cadavre. Je crus qu’il allait tenter de retirer le poignard, lui aussi, et je le retins d’un geste ferme.

— Rien ne doit être déplacé, expliquai-je. La police doit trouver le corps dans la position où nous l’avons découvert.

Il m’adressa un bref signe d’intelligence. Ses traits conservaient leur impassibilité coutumière, mais je crus déceler une trace d’émotion sous ce masque d’indifférence. Geoffrey Raymond nous avait rejoints et regardait le corps par-dessus l’épaule du major.

— C’est terrible, murmura-t-il d’une voix sourde.

Il avait recouvré son calme mais, quand il ôta son pince-nez pour en essuyer les verres, je vis trembler sa main.

— Il doit s’agir d’un cambriolage, observa-t-il. Mais comment le malfaiteur est-il entré ? Par la fenêtre ? A-t-on volé quelque chose ?

Comme il s’approchait du bureau, je demandai en pesant bien mes mots :

— Ainsi, pour vous, le vol serait le mobile du crime ?

— En voyez-vous un autre ? Le suicide est hors de question, j’imagine ?

— Aucun homme ne pourrait se poignarder lui-même de cette manière. Il s’agit donc bien d’un meurtre, mais comment l’expliquer ?

— Roger n’avait pas un seul ennemi, déclara le major. Le coupable est sans doute un cambrioleur, mais que cherchait-il ? Apparemment, rien n’a été dérangé.

Il balayait la pièce du regard. Quant à Raymond, il était toujours occupé à inventorier les papiers du bureau.

— On dirait qu’il ne manque rien, et aucun des tiroirs ne semble avoir été forcé, annonça-t-il enfin. C’est un mystère.

— Il y a quelques lettres par terre, observa Blunt.

Je suivis son regard. Trois ou quatre enveloppes étaient restées là où Ackroyd les avait laissées tomber, un peu plus tôt dans la soirée. Mais celle qui avait contenu la lettre de Mrs Ferrars, la bleue, avait disparu. J’ouvrais déjà la bouche pour parler quand un carillon retentit à travers toute la maison. Un bruit de voix confus monta du hall et Parker arriva, flanqué de l’inspecteur de la police locale et d’un agent.

— Bonsoir, messieurs, commença l’inspecteur. Je suis navré d’apprendre ce qui s’est passé. Mr Ackroyd était un homme si bon ! Le maître d’hôtel m’a parlé d’un meurtre. Ne peut-il s’agir d’un accident ou d’un suicide, docteur ?

— Absolument pas.

— Ah ! Vilaine affaire !

Il s’approcha du corps et s’enquit d’un ton bref :

— On ne l’a pas déplacé ?

— Absolument pas. Je ne l’ai touché que pour m’assurer qu’il n’y avait plus rien à faire, ce qui n’était pas difficile à découvrir.

— Bien ! Tout porte à croire, du moins pour l’instant, que l’assassin a pris la fuite. Maintenant, racontez-moi tout. Qui a découvert le corps ?

Je lui exposai les faits en détail.

— Un appel téléphonique, dites-vous ? Du maître d’hôtel ?

— Cet appel ne provenait pas de moi, protesta énergiquement Parker. Je ne me suis pas approché du téléphone de toute la soirée, les autres domestiques pourront vous le confirmer.

— Voilà qui est étrange. Avez-vous cru reconnaître la voix de Parker, docteur ?

— Eh bien… c’est difficile à dire. Je ne me suis même pas posé la question.

— Cela va de soi. Donc, vous êtes arrivé, vous avez défoncé la porte et découvert le pauvre Mr Ackroyd dans cet état. Depuis combien de temps était-il mort, à votre avis, docteur ?

— Au moins une demi-heure… peut-être plus.

— La porte était fermée de l’intérieur, dites-vous ? Et la fenêtre ?

— Je l’avais moi-même fermée au loquet un peu plus tôt dans la soirée, sur la demande de Mr Ackroyd.

L’inspecteur traversa la pièce et alla ouvrir les rideaux.

— En tout cas, constata-t-il, maintenant, elle est ouverte.

En effet, la fenêtre était ouverte, le châssis inférieur remonté au maximum. L’inspecteur tira une lampe-torche de sa poche et en promena le faisceau sur l’entablement extérieur.

— C’est bien par là que l’assassin est sorti… et même entré. Regardez, là !

Dans le rayon puissant de sa torche apparaissaient plusieurs empreintes, nettement visibles. Leur dessin caractéristique était celui de semelles de caoutchouc. L’une d’elles, particulièrement nette, avait la pointe tournée vers l’intérieur de la pièce. Une autre, en sens inverse, la recouvrait en partie.

— C’est clair comme le jour, commenta l’inspecteur. Des objets de valeur auraient-ils disparu ?

Geoffrey Raymond secoua la tête.

— Pas à ma connaissance. Mr Ackroyd ne gardait rien de spécialement précieux dans cette pièce.

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