Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XVIII.

Le marquis Grimani impatient de prendre sa revanche et de pouvoir censurer tout à son aise la conduite de ses neveux, attendait avec une grande colère qu’ils voulussent bien enfin reparaître devant lui. Dès qu’Amédéo avait vu sortir son cousin, il avait pris, lui aussi, un prétexte pour quitter le salon ; il avait voulu aller, disait-il, changer de costume ; mais dans le fait, son unique but était de se soustraire aux gronderies de son oncle. Cependant, pour les éviter entièrement, il lui eût fallu employer d’autres ruses ; Mazini n’était pas homme à laisser échapper ainsi les occasions de pérorer.

Il attendait, avons-nous dit, que les deux coupables revinssent au près de lui ; et la satisfaction qu’il espérait de cette entrevue fut retardée jusqu’au repas du-soir. Là, il fut pourtant nécessaire aux jeunes gens de se montrer, et dès qu’ils parurent ensemble, Mazini, une lettre à la main, s’avança de Lorédan.

« Voilà, mon neveu, lui dit-il, une dépêche de votre belle fiancée que vous auriez eue plus tôt si j’avais su où vous la faire parvenir ; mais, dieu merci, vous avez quitté ce beau palais sans vous occuper de sa conservation, et votre oncle, sans vous rappeler les égards qui lui étaient dus, et les conseils qu’on aurait pu lui demander.

Lorédan voulant détourner l’orage, se contenta de s’incliner, et ayant brisé le cachet de la lettre, il se hâta de lire ce que pouvait lui mander la femme en possession de tout son amour ; Ambrosia, après lui avoir parlé de sa tendresse et témoigné son désir extrême de le revoir à Palerme, lui faisait part des craintes élevées dans son cœur au sujet de l’apparition imprévue des brigands, le jour où Francavilla avait pris possession du château d’Altanéro, et des menaces que ces méchans avaient osé lui adresser.

Déjà le bruit de cet événement avait couru jusqu’à Palerme ; Ambrosia en concevait beaucoup d’inquiétude, et pour les apaiser elle avait besoin d’entendre la voix de son amant. Elle lui témoignait aussi sa surprise de la rencontre prétendue qu’il disait avoir faite de ses tablettes dans la corbeille d’une jeune villageoise, lorsque, disait-elle, ces tablettes n’étaient jamais sorties de ses mains. « Je les possède encore, ajoutait Ambrosia, et j’espère, en vous les faisant voir vous prouver que je ne perds ni ne donne tout ce qui m’est un gage de votre amour. »

Cette dernière partie de la lettre de la jeune duchesse ne fut pas ce qui étonna le moins Lorédan ; il ne put s’empêcher d’en faire part à Amédéo, et par suite à son oncle. Celui-ci n’eut garde de laisser échapper une si belle occasion, et il s’empressa de prendre la parole.

» Hé bien ! Lorédan, dit-il, eh bien ! serez-vous assez aveugle pour ne pas voir en tout ceci une preuve que vos ennemis, aux moyens ordinaires qu’ils emploient contre vous, en joignent de surnaturels. Pensez-vous qu’un lutin n’ait pas pu pour quelques heures dérober les tablettes de la signora Ferrandino, et puis les lui rendre aussi subtilement qu’il les lui avait enlevées. Certes si ces choses ne frappent pas vos yeux, vous devez être bien incrédule ; croyez-moi, soyez dorénavant sur vos gardes ; faites d’abord exorciser le château par votre chapelain, afin d’en chasser les puissances infernales qui auraient pu s’y introduire. Ensuite, n’en sortez plus que bien accompagné, ou mieux encore allons tous à Palerme, où vos ennemis auront moins de facilité à vous nuire, et où les ressources ne vous manqueront pas.

Il est temps de vous apprendre ce qui s’est passé durant votre absence ; avant-hier matin je fus étrangement surpris à l’heure ordinaire où nous nous rassemblons, de ne vous voir paraître ni l’un ni l’autre.

« J’attendis quelque temps, espérant que vous aviez été vous promener dans les environs, malgré le danger d’une telle incartade ; car il ne pouvait entrer dans ma tête que vous eussiez poussé la témérité plus loin ; mais les heures s’écoulèrent, et vous ne reparaissiez pas ; j’envoyai sans succès une partie de mes gens et des vôtres parcourir la campagne ; nulle part on ne put me donner de vos nouvelles ; on n’avait vu passer que deux pélerins ; et pouvais-je imaginer que mes neveux étaient cachés sous ces habits vulgaires.

» Cependant votre absence se prolongeant toujours, je commençai à éprouver des craintes véritables, et la nuit, j’ose vous l’assurer, me jeta dans un extrême désespoir, quand j’eus acquis la certitude quelle ne vous ramènerait point. Je pris mon parti, et à l’aurore suivante, accompagné d’une suite nombreuse, je voulus moi-même me mettre en quête des deux imprudens, victimes sans doute de quelques pièges grossiers, tendus par la méchanceté à leur inexpérience.

» Il me vint alors dans la pensée que vous aviez eu peut-être l’idée de courir les aventures, pour tâcher de délivrer cette fille hardie qui n’avait pas redouté de venir fredonner sous les fenêtres du château, et qu’on avait punie de son audace ; et alors je dus croire que vous aviez tourné vos pas vers la forêt sombre, et que pour avoir de vos nouvelles, je devais courir de ce côté.

» Je le fis donc, sans cependant avoir envie de pénétrer dans son sein ; je savais trop le sort réservé à l’audacieux qui ne tremblerait pas d’en franchir l’enceinte, et je me contentai de la côtoyer.

» Mais nul villageois ne vous avait vus ; enfin, je rencontrai un bon paysan auquel je fis la question accoutumée, et celui-là, pour le moment, dissipa mes inquiétudes ; il m’apprit, le brave homme, que vous étiez passés près de lui ; que vous aviez, d’après ses représentations, renoncé à traverser la forêt ; et que, en suivant la lisière, vous aviez pris le chemin de Taormina.

Quoique j’ignorasse ce que vous alliez faire dans cette ville, je fus plus tranquille ; et ayant donné à plusieurs de vos gens d’armes l’ordre d’aller vous rejoindre dans cette ville, je suis revenu à Altanéro, fort impatient de vous y voir rentrer, et mon chagrin n’eût pas été médiocre si j’avais eu la moindre connaissance des périls que vous couriez. »

Ici le marquis Mazini termina son récit, et Lorédan le remercia de la bonté avec laquelle il avait craint pour ses jours, tandis qu’Amédéo, en faisant les mêmes complimens, ne pouvait retenir son envie de rire, ce que le vieil oncle remarqua facilement ; le dépit se peignit de suite sur sa figure ; et Grimani, par une franche explication, essaya de détourner sa colère.

« Excusez-moi, signor, dit-il, si je m’abandonne inconsidérément à ma gaîté ; je me rappelle que le bon villageois dont vous reçûtes les renseignemens qui vous satisfirent, était, non un paysan, mais un coquin de brigand de la forêt ; je l’ai entendu faire lui-même le récit de votre entrevue, et s’applaudir de la façon adroite avec laquelle il vous avait trompé en vous mettant sur une fausse voie, et en recevant de vous une riche récompense, assurément bien mal gagnée par le drôle. »

Si, d’un côté, ces paroles apaisèrent Mazini, elles ne laissèrent pas de lui faire un peu de peine de l’autre ; il lui paraissait pénible d’avoir été la dupe d’un misérable bandit, et il jura par les saints anges de lui faire un mauvais parti, si par hasard il lui tombait jamais dans les mains.

Ce fut pour Lorédan et pour Amédéo une satisfaction bien grande que celle de reposer cette nuit dans Altanéro ; ils faisaient avec ce délice qui vous rappelle les dangers passés, la comparaison des inquiétudes, du trouble réel auquel ils avaient été en proie durant les nuits précédentes, avec le calme dont ils allaient jouir pendant le cours de celle qui commençait.

Néanmoins, Francavilla, en s’interrogeant lui-même, se trouvait peut-être moins heureux que pendant la durée de la première ; il ne craignait alors que pour sa vie, et maintenant il avait à gémir sur la plus effroyable des trahisons, sur une perte irréparable, car elle lui enlevait un ami. La certitude d’être devenu l’objet de la haine de Ferdinand Valvano, ne pouvait sortir de son cœur, qu’elle troublait d’une étrange sorte ; Ferdinand l’avait abandonné, il n’avait pas craint d’employer contre lui les secours d’une puissance injuste, et sa bouche l’avait condamné à la mort, en lui voulant faire subir le plus odieux supplice.

Mais en même temps combien devait augmenter la tendresse du marquis pour le généreux Montaltière ! que ses soins étaient touchans ! avec quelle tendre sollicitude il veillait sur Lorédan ! Cette admirable conduite lui arrachait de douces larmes, et ce fut en songeant avec délice, qu’il en ferait autant pour lui, que Lorédan chercha enfin le sommeil.

La nouvelle de la disparition des deux cousins s’était répandue dans les environs ; et comme tous les châtelains de la contrée, qui avaient assisté à la fête de la prise de possession d’Altanéro, avaient également été les témoins de la scène terrible qui en avait troublé l’éclat, ils avaient vu le noble baron, victime de quelque odieux complot, et chacun s’empressa de le venir féliciter sur son retour et sur ce qu’on appelait sa délivrance.

Quelque plaisir que Lorédan pût éprouver en recevant ces marques d’affection, il ne crût cependant pas nécessaire de faire part à tous les curieux des événemens remarquables qui avaient signalé les dernières journées. Il chercha au contraire à atténuer l’éclat produit par son absence en répétant à tout le monde que son oncle et ses gens s’étaient alarmés à tort d’un voyage secret, entrepris dans le seul but de l’intérêt de ses affaires.

Néanmoins tout ce qu’il put dire, ne donna pas le change à ses amis ; ils ne doutèrent pas qu’il ne lui fût arrivé quelque chose d’extraordinaire, et se rejetèrent sur sa discrétion, s’ils n’obtenaient pas les renseignemens et les détails qu’amplifierait sans doute la vive imagination sicilienne.

Il fallut pourtant, si on ne prenait pas chaque châtelain et le baron pour confidens, les recevoir d’une manière amicale, et de nouveau, les rires de la joie, les sons d’une musique harmonieuse retentirent dans les vastes salles d’Altanéro. L’on ne se serait guère douté en voyant la pompe des fêtes, le luxe des repas, que celui qui les commandait, s’était vu naguère sur le point de mourir, faute d’un morceau de pain que voulait lui refuser l’atroce méchanceté de son ennemi.

Tandis que Lorédan ne s’occupait que du soin de bien traiter ses convives, il ne négligeait pas les précautions exigées par la prudence. Son Sénéchal veillait constamment à ce qu’il ne s’introduisît pas de personnes suspectes dans les murailles du château. Avec raison, ils soupçonnaient que les Frères Noirs pourraient chercher à profiter du tumulte occasioné par les fêtes, pour jouer quelque tour de leur métier. Souvent pendant la nuit, le marquis suivi du Sénéchal, se relevait et faisait une ronde sévère dans les divers appartemens et dans les galeries du château ; mais nulle part ne s’offraient des objets de défiance, on aurait pu croire que les ennemis de Lorédan avaient renoncé à machiner contre lui.

Ainsi que nous venons de le dire, rien de dangereux ne s’était montré durant leurs excursions nocturnes, et Lorédan allait les abandonner, lorsqu’une nuit, en traversant un vaste péristyle, il crut apercevoir une ombre se glisser légèrement dans une partie obscure de la colonnade ; à cette vue, il s’arrête, et communiquant sa découverte à son compagnon, ils coururent tous les deux vers l’endroit où l’espèce de fantôme s’était caché.

Ils ne furent pas peu surpris, en s’approchant, de reconnaître dans celui qu’ils prenaient pour un espion, ou pour un assassin, le baron Grimani, qui venait à eux l’épée à la main. Il faut faire observer au lecteur, que pour n’être point dans le cas de donner dans un piège, qu’on pourrait leur tendre pendant les ténèbres, Francavilla et le sénéchal avaient l’un et l’autre revêtu leur armure, et la visière de leurs casques étant baissée, ne permettait pas qu’on les reconnût ; et de cette apparence mystérieuse, naissait l’inquiétude d’Amédéo.

« – Où vas-tu, chevalier téméraire, lui cria Lorédan, toi qui ne crains pas de troubler, par ta course indiscrète, le calme de la solitude. » En même temps, il se découvrit ; et son cousin ayant déjà reconnu sa voix, se hâta de remettre son épée dans son fourreau et de demander pardon à Francavilla de l’avoir pu tirer contre lui.

Le marquis l’excusa sans peine, mais il lui demanda en riant, s’il allait lui aussi, veiller sur les démarches de leur ennemi commun, ou plutôt courir quelque galante aventure.

« Vous vous tromperiez sur tous les points, répliqua Grimani ; après notre soirée au salon commun, j’ai suivi le chevalier Impériali, qui m’a conduit dans sa chambre, avec plusieurs autres de vos convives, et là, il nous a raconté les anecdotes de la cour de France, d’où il arrive tout nouvellement ; ses récits étaient piquans, et nous avons été long-temps sans nous occuper de l’heure indue ; enfin on a songé à se retirer. En revenant chez moi, je vous ai aperçus tous les deux, une lumière à la main, ayant l’air de visiter avec précaution les détours de cette vaste demeure ; mon imagination s’est allumée, j’ai craint de voir en vous des émissaires des Frères noirs ; alors tirant mon épée, je vous ai suivis doucement jusqu’en cette salle, bien déterminé à épier des démarches qui me paraissaient suspectes. Le reste vous est connu, et maintenant rassuré sur les entreprises nocturnes, je vais chercher le sommeil. »

Lorédan remercia Amédéo de sa sollicitude sur son compte ; et ils allaient se séparer, lorsque Grimani le tirant à part : « Je ne puis, mon cher cousin, puisque je vous ai rencontré, remettre à demain de vous apprendre une chose dont peut-être nous pouvons tirer des lumières pour éclaircir la destinée de la jeune villageoise, que je n’ai pas encore oubliée. Le chevalier Impériali prétend que le jour où cette belle personne fut enlevée par des brigands, sous les remparts d’Altanéro, il rencontra dans l’après-dînée, une femme soigneusement enveloppée dans un manteau, conduite à cheval par plusieurs hommes, tous ayant une vraie mine de bandits, et qu’ils prirent le chemin de… ville assez voisine de votre demeure ; ce récit m’a décidé à partir au jour prochain, pour aller me mettre en quête de ma villageoise, ou du moins de celle qui avait revêtu ce simple costume. »

Lorédan, étonné qu’Amédéo embrassait un espoir aussi peu fondé, n’essaya cependant que faiblement de le distraire de l’envie de courir ainsi les aventures ; il lui répondit même si froidement sur ce point, que Grimani en lui-même en fut étonné ; et néanmoins il n’en fit rien paraître. Il profita de cette occasion pour charger Francavilla du soin d’apprendre à Mazini ce que celui-ci ne manquerait pas d’appeler une nouvelle incartade, et puis chacun fut chercher le repos de son côté.

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