Le Monastère des frères noirs

CHAPITRE XLII.

« Palmina, décidée à quitter sans retour sa patrie, me sacrifiant la splendeur de son rang et les amis nombreux qu’elle avait dans l’île de Chypre, regrettait cependant une jeune personne à peu près de son âge, avec qui elle avait été élevée, et qu’elle chérissait tendrement.

Elphyre, ainsi s’appelait cette aimable beauté ; devait le jour à un haut baron cypriote ; mais orpheline de père et de mère, elle jouissait d’une immense fortune, ayant Palmina pour amie et Lusignan pour tuteur.

Quoique la princesse eût caché à toute la cour sa tendresse pour moi, et l’hymen secret qui nous unissait, elle n’avait pu en faire un mystère à Elphyre ; celle-ci savait que son amie allait bientôt partir, elle attendait que Palmina lui proposât de la suivre, et bien décidée à ne pas la refuser, si elle lui faisait cette prière ; mais mon épouse avait trop de délicatesse pour vouloir amener Elphyre dans cet espèce d’exil ; elle renfermait dans son cœur son désir et ne parlait de rien à son amie.

« Je vois qu’il me faut enfin rompre le silence, dit celle-ci la veille de notre départ, quoi ! ma Palmina vous allez quitter Chypre, et vous m’y oublieriez ? quoi ! vous n’avez pas eu l’envie de vous faire suivre par votre Elphyre, je me croyais plus aimée de vous ; mais n’importe, vous ne partirez point toute seule ; vous n’irez pas sans un appui descendre sur une terre étrangère, je suis libre, sans famille, je puis donc m’attacher à vos pas, et demain le même vaisseau nous emmènera toutes les deux de la rive natale. »

Vous devez imaginer, signors, avec quelle joie fut reçue une semblable proposition. Palmina versant des larmes d’allégresse, se précipita dans les bras de son amie, elle la remercia d’un dévouement qu’elle n’eut pas osé provoquer, la supplia de ne pas accuser son cœur et de le mieux connaître ; enfin cette scène touchante donna à mon illustre femme une compagne tendrement chérie, et avec qui j’espérais qu’elle éprouverait moins l’ennui de l’absence, soit de ses proches, soit de sa patrie.

Lusignan consentit à ce que nous prissions Elphyre avec nous ; il me recommanda de lui choisir un époux digne d’elle, et nous mîmes à la voile satisfaits de toute manière.

Mon projet, en partant de Chypre, était d’aller débarquer en Italie, soit du côté d’Ancône, soit à Ferrare, afin de pouvoir me rendre de là plus commodément dans la Toscane où j’avais de belles propriétés ; je voulais éviter également les côtes de la Sicile, dans la crainte de tomber au pouvoir de Frédéric par moi si cruellement offensé, et les côtes du royaume de Naples, afin de ne pas achever de me mal mettre dans son esprit, en ayant l’air d’aller chercher un asile dans le royaume de son rival.

La fortune d’abord parut vouloir me favoriser ; nous eûmes un temps superbe, nous traversâmes la mer de Crète, celle de Grèce à l’aide d’un vent d’Orient qui nous faisait voguer à pleines voiles ; mais cette apparence de prospérité ne dura pas, ou plutôt la providence voulut me contraindre à me rendre dans un lieu où elle savait bien que tu aurais besoin des secours de mon ardente amitié.

À l’instant où nous voulions nous avancer dans la mer adriatique, le vent changea tout-à-coup, il passa rapidement au nord, et bientôt nous fûmes ballottés par une tempête horrible ; durant quatre jours, nous luttâmes contre l’orage, toujours en vue de la Sicile, où je ne voulais pas aborder ; mais enfin le mauvais temps augmenta avec une telle violence, le danger devint si imminent, la santé de Palmina parut si affaiblie, que je me résolus à commander au pilote de chercher à gagner le rivage en quelque lieu que ce fût, et le plus tôt qu’il lui serait possible.

Nous n’étions pas loin de Syracuse, et l’on nous descendit dans son port ; je n’étais pas sans inquiétude comme vous pouvez le deviner ; mon nom était connu de la plupart des gens de ma suite. En Sicile, je l’étais encore davantage, aussi demeurai-je enfermé dans la maison que j’avais louée momentanément ; elle était sur le rivage, à une portée de trait de la ville.

Je me flattais toujours de pouvoir me rembarquer dès que la tempête serait apaisée ; mais mon espérance était vaine la mer continua à être agitée. Dans ces entrefaites, un bruit se répandit à Syracuse que le roi Frédéric ne tarderait pas à arriver ; on l’annonçait même pour le surlendemain. Je compris le danger de ma position, et je songeai, par une prompte fuite, à échapper à son courroux.

En arrivant à Syracuse, on m’avait appris que mon frère Luiggi, ayant quitté le monde, et s’étant caché dans une retraite inconnue à ses meilleurs amis, avait disposé d’une partie de ses biens de Sicile en ma faveur, et donné à notre troisième frère, car, Lorédan, c’est le nom que je t’ai toujours accordé, son magnifique château d’Altanéro avec toutes les terres dépendantes de cette baronnie. On m’apprit également qu’après avoir long-temps refusé ce cadeau tu avais fini par l’accepter, que te conformant aux lois de la monarchie, tu avais été en prendre possession, et que tu devais y être jusqu’au jour de ton mariage avec la jeune duchesse Ambrosia.

Ces nouvelles me consolèrent un peu de la venue du roi ; il me vint dans la pensée de traverser rapidement la Sicile, d’aller te rejoindre à Altanéro, bien assuré de te trouver toujours le même, et de m’embarquer en ce lieu pour continuer mon voyage. J’y trouvais toutes les sûretés imaginables, Frédéric ne songerait pas à me faire chercher si loin de Syracuse, et d’ailleurs tu ne me livrerais pas à son ressentiment.

Ce dessein arrêté, nous songeâmes à l’exécuter ; je laissai toute ma suite à Syracuse, pour veiller sur mes richesses.

Elphyre y demeura pareillement, elle devait feindre d’être la propriétaire du bâtiment, et parti pour l’Italie, lorsque je lui en donnerais l’avis. Deux serviteurs fidèles m’accompagnèrent seuls, et prenant Palmina avec moi, nous nous éloignâmes d’une ville où déjà étaient entrés une partie des gens d’armes de Frédéric. J’emportai tous les papiers, tous les titres de Palmina, afin que rien ne pût prouver au roi qu’elle se trouvait en Sicile ; cette précaution a tourné contre nous, et l’on a dû en faire un des moyens de te perdre.

Nous cheminions sans nous arrêter, évitant les villes dans lesquelles on eût pu suivre notre trace, nous logions ordinairement dans les cabanes isolées, marchant avec précaution dans la crainte de tomber dans quelqu’embuscade ; nous savions quel était le nombre et l’audace des brigands dont la Sicile est infestée. Sur le soir de l’avant dernier jour du voyage, nous étions entrés depuis le matin dans la forêt sombre, tant redoutée avec juste raison des voyageurs et du peuple, nous vîmes le soleil se coucher sans apercevoir de lieu où nous pussions passer la nuit ; Palmina était effrayée, je cherchais à la rassurer sans l’être trop moi-même, lorsque tout-à-coup nous entendîmes sonner les cloches d’un monastère.

Je me rappelai alors avec une vive satisfaction que nous ne devions pas être loin de Santo-Génaro, fondé autrefois par un de mes ancêtres qui avait donné son propre château pour loger les religieux ; nous y possédions le droit de patronage, un appartement distingué où nous pouvions venir habiter quand bon nous semblerait, et qui, par des issues secrètes, communiquait à de vastes souterrains, à de profondes cavernes dont ma famille s’était réservé la connaissance ; j’en étais instruit, mais je n’eusse pas cru en avoir jamais besoin.

Charmé d’avoir trouvé un asile dans lequel j’étais assuré d’être bien accueilli, je formai dès-lors, non seulement le projet d’y passer la nuit, mais encore d’y séjourner jusqu’au retour d’un exprès, que le lendemain je voulais envoyer à Altanéro, pour te prévenir, cher Lorédan, de mon arrivée en Sicile et de la protection que je voulais te demander. »

« Nous tournâmes donc nos chevaux du côté du monastère, et en peu de temps nous fûmes au pied de la colline sur lequel il était bâti. Je parus surpris de l’espèce de corps-de-garde placé au bas du chemin, surtout lorsque les soldats m’eurent arrêté, en me prévenant que je ne pouvais aller plus loin.

« Se peut-il, leur demandai-je, que ce couvent ait renoncé à l’un des principaux articles de sa fondation, celui de recevoir les pélerins et les voyageurs ? N’importe, d’ailleurs, continuai-je, ce n’est pas moi que cet état de choses peut atteindre, et je vous ordonne de me laisser passer. »

Malgré mes paroles, on n’en persista pas moins à me retenir, en disant que le nouvel abbé avait défendu que nul étranger fût introduit dans le monastère, sans qu’il en fût instruit. »

« Eh bien ! répliquai-je, allez lui dire de ma part que le principal bienfaiteur du couvent, celui qui descend en droite ligne du premier fondateur de cette sainte maison, exige qu’elle lui soit ouverte, comme la chose doit être, sous peine de se voir déchue de ses plus importans revenus.

« Ces paroles, prononcées avec sévérité, en imposèrent aux soldoyers ; ils se hâtèrent d’aller les transmettre au père abbé, et peu de temps après, je vis le prieur de Santo Génaro, suivi d’un groupe de religieux, qui venait au-devant de moi selon l’usage, pour me recevoir au bas de la colline. »

« M’ayant reconnu, ils me complimentèrent sur ma venue, et me conduisirent dans le logement que nous nous étions réservé. Je demandai, lorsque les diverses cérémonies de ma réception furent terminées, pourquoi je n’avais vu le père abbé, ni à la porte du couvent, ni dans l’église où il devait me présenter de l’eau bénite. »

« Il vous prie de l’excuser, noble baron, me dit le père prieur, mais une indisposition subite l’a privé de l’honneur de vous recevoir ; je suis chargé de tenir sa place auprès de vous, et j’ose me flatter que mon zélé à vous servir ne vous permettra pas de vous apercevoir de son absence. »

« Cette réponse m’ayant satisfait, je ne répliquai pas ; je montrai à Palmina les diverses parties du monastère, dans lesquelles la qualité de mon épouse lui donnait le droit de pénétrer ; ce soin rempli, nous revînmes dans notre appartement ; nous y étions depuis quelques minutes, quand on vint m’avertir qu’un religieux demandait à me parler dans la pièce voisine, au nom du père abbé ; je crus qu’il voulait m’entretenir de quelque détail d’administration, dont nous nous sommes toujours mêlés ; je quittai mon siège, et passai dans une chambre qu’on me désignait. »

J’y trouvai un personnage de haute taille presque semblable à la mienne ; un capuchon couvrait ses traits, il le jeta en arrière et m’offrit ceux de mon frère Luiggi, je me jetai soudain dans ses bras, je lui exprimai toute ma satisfaction de le revoir dans un lieu où je ne m’attendais pas à le rencontrer ; mais en même temps, jetant un coup d’œil sur son costume, qui était celui des Frères Noirs, je lui demandai en soupirant si sa mélancolie l’avait porté à faire profession dans ce monastère. »

« Demain, me dit-il, je te parlerai plus au long ; demain, tu pourras lire dans mon âme, car je me flatte que tu m’accorderas un jour ; après une si longue absence, tu ne me refuseras pas cette satisfaction. »

« Je n’avais garde d’opposer quelque résistance à ses désirs, ils étaient trop conformes aux miens, et je m’engageai facilement à ce qu’il exigeait de moi ; je me hâtai de le lui dire, je lui communiquai mon dessein d’aller retrouver Lorédan au château d’Altanéro, et je lui contai rapidement mon histoire. »

« Malgré la profonde dissimulation de mon frère, il ne put, lorsque je prononçai le nom de notre ami, retenir un brusque mouvement qui lui échappa ; j’en demeurai surpris, mais je ne parus pas l’avoir aperçu ; je lui demandai le nom du nouvel abbé des Frères Noirs. Luiggi sur ce point essaya d’éluder la question, ce qui me surprit davantage ; je n’insistai pas, promettant de m’en éclaircir moi-même. Il y avait un corridor caché dans l’intérieur des murailles, qui communiquait de mon appartement à celui de l’abbé, et dont j’avais la connaissance, ainsi que de tous les passages secrets du monastère. »

Les chefs de notre maison avaient grand intérêt à s’assurer une retraite dans les époques qui suivirent l’établissement des Normands dans notre Sicile ; aussi étaient-ils soigneux de se transmettre l’un à l’autre les renseignemens qui pouvaient leur être utiles, soit en cas de surprise, soit lors des guerres civiles, hélas ! trop communes parmi nous ! »

« Dès que Luiggi m’eut quitté, après lui avoir dit que j’allais me coucher, étant très-fatigué de mon voyage, je prévins Palmina de mon intention de parcourir le monastère, et elle fut seule chercher le sommeil. Me trouvant libre dorénavant, je passai dans un petit cabinet où une boiserie artistement sculptée cachait l’ouverture du passage ; je cherchai le ressort qui la faisait mouvoir, et je le fis jouer.

« J’étais venu quatre ans auparavant dans le monastère avec ma respectable mère, elle m’avait mis au fait des conduits, des trappes cachées, des escaliers dérobés, dont je devais garder pour moi la connaissance, et comme mon frère n’héritait pas de la fortune de mon père, puisqu’il n’était pas né de lui, il n’avait pas été initié dans ces mystères qui ne regardaient pas sa famille, étrangère à celle des Valvano. »

Une lanterne sourde éclairait ma marche, je la suspendis à ma poitrine, afin d’avoir plus de liberté dans mes mouvemens, et je m’aventurai dans une longue allée, qui devait me conduire vers la chambre du père abbé ; là, je pouvais ou m’y introduire par une autre issue artistement cachée, ou me contenter de regarder ce qui s’y passait, en appliquant mon œil à des ouvertures, qui avaient l’apparence d’être de simples ornemens du lambris. »

« Comme j’y arrivais, deux moines entrèrent ensemble ; je les reconnus, c’étaient Luiggi et le père prieur ; mon frère était donc l’abbé de Santo Génaro ; pourquoi avait-il voulu me le taire ? C’est ce que je ne devinais pas, mais ce que j’avais envie de savoir ; je pus facilement m’en éclaircir, et je n’obtins, hélas ! que de funestes lumières.

« Eh bien, Antonio, dit Montaltière ! voilà donc mon frère parmi nous, et cela au moment où sa présence m’est si désagréable. Ce n’est pas que je ne sois charmé de le voir, mais il aime toujours ce Lorédan que je déteste ; il brûle de se réunir à lui, et va chercher peut-être à le dérober à ma juste vengeance ; il m’a déjà parlé de son dessein d’aller le rejoindre à Altanéro ; je ne puis y mettre obstacle, et néanmoins j’ai la certitude que Ferdinand pourra me nuire en secourant mon rival. »

Ces paroles me confondirent : « Eh quoi ! me dis-je à moi-même, cette Ambrosia doit-elle être la pomme de discorde entre nous ? À l’instant où je suis parvenu à la bannir de mon cœur, faut-il qu’elle vienne troubler celui de mon frère ! Car je ne doutais pas que cette merveilleuse beauté ne fût la cause de cette rivalité inattendue. La suite de la conversation ne me le prouva que trop. Ici je vais suspendre mon récit pour vous raconter ce que j’ai su depuis, et vous instruire par quelle malheureuse aventure Luiggi est devenu l’irréconciliable ennemi de Lorédan.

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