Le Nez d’un notaire

Chapitre 2La chasse au chat

Un philosophe turc a dit :

« Il n’y a pas de coups de poingagréables ; mais les coups de poing sur le nez sont les plusdésagréables de tous. »

Le même penseur ajoute avec raison, dans lechapitre suivant :

« Frapper un ennemi devant la femme qu’ilaime, c’est le frapper deux fois. Tu offenses le corps etl’âme. »

C’est pourquoi le patient Ayvaz-Bey rugissaitde colère en ramenant mademoiselle Tompain et sa mère àl’appartement qu’il leur avait meublé. Il leur donna le bonsoir àleur porte, sauta dans une voiture et se fit mener, toujourssaignant, chez son collègue et son ami Ahmed.

Ahmed dormait sous la garde d’un nègrefidèle ; mais, s’il est écrit : « Tu n’éveilleraspoint ton ami qui dort, » il est écrit aussi :« Éveille-le cependant s’il y a danger pour lui ou pourtoi. » On éveilla le bon Ahmed. C’était un long Turc detrente-cinq ans, maigre et fluet, avec de grandes jambes arquées.Excellent homme, d’ailleurs, et garçon d’esprit. Il y a du bon,quoi qu’on dise, chez ces gens-là. Lorsqu’il vit la figureensanglantée de son ami, il commença par lui faire apporter ungrand bassin d’eau fraîche ; car il est écrit : « Nedélibère pas avant d’avoir lavé ton sang : tes penséesseraient troubles et impures. »

Ayvaz fut plus tôt débarbouillé que calmé. Ilraconta son aventure avec colère. Le nègre, qui se trouvait entiers dans la confidence, offrit aussitôt de prendre son kandjar etd’aller tuer Mr L’Ambert. Ahmed-Bey le remercia de ses bonnesintentions en le poussant du pied hors de la chambre.

– Et maintenant, dit-il au bon Ayvaz, queferons-nous ?

– C’est bien simple, répondit l’autre :je lui couperai le nez demain matin. La loi du Talion est écritedans le Coran : « Oeil pour œil, dent pour dent, nez pournez ! »

Ahmed lui remontra que le Coran était sansdoute un bon livre, mais qu’il avait un peu vieilli. Les principesdu point d’honneur ont changé depuis Mahomet. D’ailleurs, àsupposer qu’on appliquât la loi au pied de la lettre, Ayvaz seraitréduit à rendre un coup de poing à Mr L’Ambert.

– De quel droit lui couperais-tu le nez,lorsqu’il n’a pas coupé le tien ?

Mais un jeune homme qui vient d’avoir le nezécrasé en présence de sa maîtresse se rend-il jamais à laraison ? Ayvaz voulait du sang. Ahmed dut lui enpromettre.

– Soit, lui dit-il. Nous représentons notrepays à l’étranger ; nous ne devons pas recevoir un affrontsans faire preuve de courage. Mais comment pourras-tu te battre enduel avec Mr L’Ambert suivant les usages de ce pays ? Tu n’asjamais tiré l’épée.

– Qu’ai-je à faire d’une épée ? Je veuxlui couper le nez, te dis-je, et une épée ne me servirait de rienpour ce que je veux !…

– Si du moins tu étais d’une certaine force aupistolet ?

– Es-tu fou ? Que ferais-je d’un pistoletpour couper le nez d’un insolent ? Je… Oui, c’estdécidé ! Va le trouver, arrange tout pour demain ! Nousnous battrons au sabre !

– Mais, malheureux ! que feras-tu d’unsabre ? Je ne doute pas de ton cœur, mais je puis dire sanst’offenser que tu n’es pas de la force de Pons.

– Qu’importe ! lève-toi, et va lui direqu’il tienne son nez à ma disposition pour demain matin !

Le sage Ahmed comprit que la logique auraittort, et qu’il raisonnait en pure perte. À quoi bon prêcher unsourd qui tenait à son idée comme le pape au temporel ? Ils’habilla donc, prit avec lui le premier drogman, Osman-Bey, quirentrait du cercle Impérial, et se fit conduire à l’hôtel de maîtreL’Ambert. L’heure était parfaitement indue ; mais Ayvaz nevoulait pas qu’on perdît un seul moment.

Le dieu des batailles ne le voulait pas nonplus ; au moins tout me porte à le croire. Dans l’instant quele premier secrétaire allait sonner chez maître L’Ambert, ilrencontra l’ennemi en personne, qui revenait à pied en causant avecses deux témoins.

Maître L’Ambert vit les bonnets rouges,comprit, salua et prit la parole avec une certaine hauteur quin’était pas tout à fait sans grâce.

– Messieurs, dit-il aux arrivants, comme jesuis le seul habitant de cet hôtel, j’ai lieu de croire que vous mefaisiez l’honneur de venir chez moi. Je suis Mr L’Ambert ;permettez-moi de vous introduire.

Il sonna, poussa la porte, traversa la couravec ses quatre visiteurs nocturnes et les conduisit jusque dansson cabinet de travail. Là, les deux Turcs déclinèrent leurs noms,le notaire leur présenta ses deux amis et laissa les parties enprésence.

Un duel ne peut avoir lieu dans notre pays quepar la volonté ou tout au moins le consentement de six personnes.Or, il y en avait cinq qui ne souhaitaient nullement celui-ci.Maître L’Ambert était brave ; mais il n’ignorait pas qu’unéclat de cette sorte, à propos d’une petite danseuse de l’Opéra,compromettrait gravement son étude. Le marquis de Villemaurin,vieux raffiné des plus compétents en matière de point d’honneur,disait que le duel est un jeu noble, où tout, depuis lecommencement jusqu’à la fin de la partie, doit être correct. Or, uncoup de poing dans le nez pour une demoiselle Victorine Tompainétait la plus ridicule entrée de jeu qu’on pût imaginer. Ilaffirmait, d’ailleurs, sous la responsabilité de son honneur, queMr Alfred L’Ambert n’avait pas vu Ayvaz-Bey, qu’il n’avait voulufrapper ni lui ni personne. Mr L’Ambert avait cru reconnaître deuxdames, et s’était approché vivement pour les saluer.

En portant la main à son chapeau, il avaitheurté violemment, mais sans aucune intention, une personne quiaccourait en sens inverse. C’était un pur accident, une maladresseau pis aller ; mais on ne rend pas raison d’un accident, nimême d’une maladresse. Le rang et l’éducation de Mr L’Ambert nepermettaient à personne de supposer qu’il fût capable de donner uncoup de poing à Ayvaz-Bey. Sa myopie bien connue et lademi-obscurité du passage avaient fait tout le mal. Enfin, MrL’Ambert, d’après le conseil de ses témoins, était tout prêt àdéclarer, devant Ayvaz-Bey, qu’il regrettait de l’avoir heurté paraccident.

Ce raisonnement, assez juste en lui-même,empruntait un surcroît d’autorité à la personne de l’orateur. Mr deVillemaurin était un de ces gentilshommes qui semblent avoir étéoubliés par la mort pour rappeler les âges historiques à notretemps dégénéré. Son acte de naissance ne lui donnait quesoixante-dix-neuf ans ; mais, par les habitudes de l’esprit etdu corps, il appartenait au XVIe siècle. Il pensait, parlait etagissait en homme qui a servi dans l’armée de la Ligue et taillédes croupières au Béarnais. Royaliste convaincu, catholiqueaustère, il apportait dans ses haines et dans ses amitiés unepassion qui outrait tout. Son courage, sa loyauté, sa droiture etmême un certain degré de folie chevaleresque, le donnaient enadmiration à la jeunesse inconsistante d’aujourd’hui. Il ne riaitde rien, comprenait mal la plaisanterie et se blessait d’un bon motcomme d’un manque de respect. C’était le moins tolérant, le moinsaimable et le plus honorable des vieillards. Il avait accompagnéCharles X en Écosse après les journées de juillet ; mais ilquitta Holy-Rood au bout de quinze jours de résidence, scandaliséde voir que la cour de France ne prenait pas le malheur au sérieux.Il donna alors sa démission et coupa pour toujours ses moustaches,qu’il conserva dans une sorte d’écrin avec cette inscription :Mes moustaches de la garde royale. Ses subordonnés,officiers et soldats, l’avaient en grande estime et en grandeterreur. On se racontait à l’oreille que cet homme inflexible avaitmis au cachot son fils unique, jeune soldat de vingt-deux ans, pourun acte d’insubordination. L’enfant, digne fils d’un tel père,refusa obstinément de céder, tomba malade au cachot, et mourut. CeBrutus pleura son fils, lui éleva un tombeau convenable et levisita régulièrement deux fois par semaine sans oublier ce devoiren aucun temps ni à aucun âge ; mais il ne se courba pointsous le fardeau de ses remords. Il marchait droit, avec unecertaine roideur ; ni l’âge ni la douleur n’avaient voûté seslarges épaules.

C’était un petit homme trapu, vigoureux,fidèle à tous les exercices de sa jeunesse ; il comptait surle jeu de paume bien plus que sur le médecin pour entretenir saverte santé. À soixante et dix ans, il avait épousé en secondesnoces une jeune fille noble et pauvre. Il en avait eu deux enfants,et il ne désespérait pas de se voir bientôt grand-père. L’amour dela vie, si puissant sur les vieillards de cet âge, le préoccupaitmédiocrement, quoiqu’il fût heureux ici-bas. Il avait eu sadernière affaire à soixante et douze ans, avec un beau colonel decinq pieds six pouces : histoire de politique selon les uns,de jalousie conjugale selon d’autres. Lorsqu’un homme de ce rang etde ce caractère prenait fait et cause pour Mr L’Ambert, lorsqu’ildéclarait qu’un duel entre le notaire et Ayvaz-Bey serait inutile,compromettant et bourgeois, la paix semblait être signéed’avance.

Tel fut l’avis de Mr Henri Steimbourg, quin’était ni assez jeune, ni assez curieux pour vouloir à tout prixle spectacle d’une affaire ; et les deux Turcs, hommes desens, acceptèrent un instant la réparation qu’on leur offrait. Ilsdemandèrent toutefois à conférer avec Ayvaz, et l’ennemi lesattendit sur pied tandis qu’ils couraient à l’ambassade. Il étaitquatre heures du matin ; mais le marquis ne dormait plus guèreque par acquit de conscience, et il avait à cœur de décider quelquechose avant de se mettre au lit.

Mais le terrible Ayvaz, aux premiers mots deconciliation que ses amis lui firent entendre, se mit dans unecolère turque.

– Suis-je un fou ? s’écria-t-il enbrandissant le chibouk de jasmin qui lui avait tenu compagnie.Prétend-on me persuader que c’est moi qui ai donné un coup de nezdans le poing de Mr L’Ambert ? Il m’a frappé, et la preuve,c’est qu’il offre de me faire des excuses. Mais qu’est-ce que lesparoles, quand il y a du sang répandu ? Puis-je oublier queVictoria et sa mère ont été témoins de ma honte ?… Ô mes amis,il ne me reste plus qu’à mourir si je ne coupe aujourd’hui le nezde l’offenseur !

Bon gré, mal gré, il fallut reprendre lesnégociations sur cette base un peu ridicule. Ahmed et le drogmanavaient l’esprit assez raisonnable pour blâmer leur ami, mais lecœur trop chevaleresque pour l’abandonner en chemin. Sil’ambassadeur, Hamza-Pacha, se fût trouvé à Paris, il eût sansdoute arrêté l’affaire par quelque coup d’autorité.Malheureusement, il cumulait les deux ambassades de France etd’Angleterre, et il était à Londres. Les témoins du bon Ayvazfirent la navette jusqu’à sept heures du matin entre la rue deGrenelle et la rue de Verneuil sans avancer notablement les choses.À sept heures, Mr L’Ambert perdit patience et dit à sestémoins :

– Ce Turc m’ennuie. Il ne lui suffit pas dem’avoir soufflé la petite Tompain ; monsieur trouve plaisantde me faire passer une nuit blanche ! Eh bien, marchons !Il pourrait croire à la fin que j’ai peur de m’aligner avec lui.Mais faisons vite, s’il vous plaît, et tâchons de bâcler l’affairece matin. Je fais atteler en dix minutes, nous allons à deux lieuesde Paris ; je corrige mon Turc en un tour de main et je rentreà l’étude, avant que les petits journaux de scandale aient eu ventde notre histoire !

Le marquis essaya encore une ou deuxobjections ; mais il finit par avouer que Mr L’Ambert avait lamain forcée. L’insistance d’Ayvaz-Bey était du dernier mauvais goûtet méritait une leçon sévère. Personne ne doutait que le belliqueuxnotaire, si avantageusement connu dans les salles d’armes, ne fûtle professeur choisi par la destinée pour enseigner la politessefrançaise à cet Osmanli.

– Mon cher garçon, disait le vieux Villemaurinen frappant sur l’épaule de son client, notre position estexcellente, puisque nous avons mis le bon droit de notre côté. Lereste à la grâce de Dieu ! L’événement n’est pasdouteux ; vous avez le cœur solide et la main vive.Souvenez-vous seulement qu’on ne doit jamais tirer à fond ;car le duel est fait pour corriger les sots et non pour lesdétruire. Il n’y a que les maladroits qui tuent leur homme sousprétexte de lui apprendre à vivre.

Le choix des armes revenait de droit au bonAyvaz ; mais le notaire et ses témoins firent la grimace enapprenant qu’il choisissait le sabre.

– C’est l’arme des soldats, disait le marquis,ou l’arme des bourgeois qui ne veulent pas se battre. Cependant vapour le sabre, si vous y tenez !

Les témoins d’Ayvaz-Bey déclarèrent qu’ils ytenaient beaucoup. On fit chercher deux lattes ou demi-espadons àla caserne du quai d’Orsay, et l’on prit rendez-vous pour dixheures au petit village de Parthenay, vieille route de Sceaux. Ilétait huit heures et demie.

Tous les parisiens connaissent ce joli groupede deux cents maisons, dont les habitants sont plus riches, pluspropres et plus instruits que le commun de nos villageois. Ilscultivent la terre en jardiniers et non en laboureurs, et le ban deleur commune ressemble, tous les printemps, à un petit paradisterrestre. Un champ de fraisiers fleuris s’étend en nappe argentéeentre un champ de groseilliers et un champ de framboisiers. Desarpents tout entiers exhalent le parfum âcre du cassis, agréable àl’odorat des concierges. Paris achète en beaux louis d’or larécolte de Parthenay, et les braves paysans que vous voyez cheminerà pas lents, un arrosoir dans chaque main, sont de petitscapitalistes.

Ils mangent de la viande deux fois par jour,méprisent la poule au pot et préfèrent le poulet à la broche. Ilspayent le traitement d’un instituteur et d’un médecin communal,construisent sans emprunt une mairie et une église et votent pourmon spirituel ami le docteur Véron aux élections du corpslégislatif. Leurs filles sont jolies, si j’ai bonne mémoire. Lesavant archéologue Cubaudet, archiviste de la sous-préfecture deSceaux, assure que Parthenay est une colonie grecque et qu’il tireson nom du mot Parthénos, vierge ou jeune fille (c’esttout un chez les peuples polis). Mais cette discussion nouséloignerait du bon Ayvaz.

Il arriva le premier au rendez-vous, toujourscolère. Comme il arpentait fièrement la place du village, enattendant l’ennemi ! Il cachait sous son manteau deux yatagansformidables, excellentes lames de Damas. Que dis-je, deDamas ? Deux lames japonaises, de celles qui coupent une barrede fer aussi facilement qu’une asperge, pourvu qu’elles soientemmanchées au bout d’un bon bras. Ahmed-Bey et le fidèle drogmansuivaient leur ami et lui donnaient les avis les plus sages :attaquer prudemment, se découvrir le moins possible, rompre ensautant, enfin tout ce qu’on peut dire à un novice qui va sur leterrain sans avoir rien appris.

– Merci de vos conseils, répondaitl’obstiné : il ne faut pas tant de façons pour couper le nezd’un notaire !

L’objet de sa vengeance lui apparut bientôtentre deux verres de lunettes, à la portière d’une voiture demaître. Mais Mr L’Ambert ne descendit point ; il se contentade saluer. Le marquis mit pied à terre et vint dire au grandAhmed-Bey :

– Je connais un excellent terrain à vingtminutes d’ici ; soyez assez bon pour remonter en voiture avecvos amis et me suivre.

Les belligérants prirent un chemin de traverseet descendirent à un kilomètre des habitations.

– Messieurs, dit le marquis, nous pouvonsgagner à pied le petit bois que vous voyez là-bas. Les cochers nousattendront ici. Nous avons oublié de prendre un chirurgien avecnous, mais le valet de pied que j’ai laissé à Parthenay nousamènera le médecin du village.

Le cocher du Turc était un de ces maraudeursparisiens qui circulent passé minuit, sous un numéro decontrebande. Ayvaz l’avait pris à la porte de mademoiselle Tompain,et il l’avait gardé jusqu’à Parthenay. Le vieux routier souritfinement lorsqu’il vit qu’on l’arrêtait en rase campagne et qu’il yavait des sabres sous les manteaux.

– Bonne chance, monsieur ! dit-il aubrave Ayvaz. Oh ! vous ne risquez rien ; je porte bonheurà mes bourgeois. Encore l’an dernier, j’en ai ramené un qui avaitcouché son homme. Il m’a donné vingt-cinq francs depourboire ; vrai, comme je vous le dis.

– Tu en auras cinquante, dit Ayvaz, si Dieupermet que je me venge à mon idée.

Mr L’Ambert était d’une jolie force, mais tropconnu dans les salles pour avoir jamais eu occasion de se battre.Au point de vue du terrain, il était aussi neuf qu’Ayvaz-Bey :aussi, quoiqu’il eût vaincu dans des assauts les maîtres et lesprévôts de plusieurs régiments de cavalerie, il éprouvait unesourde trépidation qui n’était point de la peur, mais quiproduisait des effets analogues. Sa conversation dans la voitureavait été brillante ; il avait montré à ses témoins une gaietésincère et pourtant un peu fébrile. Il avait brûlé trois ou quatrecigares en route, sous prétexte de les fumer. Lorsque tout le mondemit pied à terre, il marcha d’un pas ferme, trop ferme peut-être.Au fond de l’âme, il était en proie à une certaine appréhension,toute virile et toute française : il se défiait de son systèmenerveux et craignait de ne point paraître assez brave.

Il semble que les facultés de l’âme sedoublent dans les moments critiques de la vie. Ainsi, Mr L’Ambertétait sans doute fort occupé du petit drame où il allait jouer unrôle, et cependant les objets les plus insignifiants du mondeextérieur, ceux qui l’auraient le moins frappé en temps ordinaire,attiraient et retenaient son attention par une puissanceirrésistible. À ses yeux, la nature était éclairée d’une lumièrenouvelle, plus nette, plus tranchante, plus crue que la lumièrebanale du soleil. Sa préoccupation soulignait pour ainsi dire toutce qui tombait sous ses regards. Au détour du sentier, il aperçutun chat qui cheminait à petits pas entre deux rangs degroseilliers. C’était un chat comme on en voit beaucoup dans lesvillages : un long chat maigre, au poil blanc tacheté de roux,un de ces animaux demi-sauvages que le maître nourrit généreusementde toutes les souris qu’ils savent prendre. Celui-là jugeait sansdoute que la maison n’était pas assez giboyeuse et cherchait enplein champ un supplément de pitance. Les yeux de maître L’Ambert,après avoir erré quelque temps à l’aventure, se sentirent attiréset comme fascinés par la grimace de ce chat. Il l’observaattentivement, admira la souplesse de ses muscles, le dessinvigoureux de ses mâchoires, et crut faire une découverte denaturaliste en remarquant que le chat est un tigre enminiature.

– Que diable regardez-vous là ? demandale marquis en lui frappant sur l’épaule.

Il revint aussitôt à lui, et répondit du tonle plus dégagé :

– Cette sale bête m’a donné une distraction.Vous ne sauriez croire, monsieur le marquis, le dégât que cescoquins nous font dans une chasse. Ils mangent plus de couvées quenous ne tirons de perdreaux. Si j’avais un fusil !…

Et, joignant le geste à la parole, il couchal’animal en joue en le désignant du doigt. Le chat saisitl’intention, fit une chute en arrière et disparut.

On le revit deux cents pas plus loin. Il sefaisait la barbe au milieu d’une pièce de colza et semblaitattendre les Parisiens.

– Est-ce que tu nous suis ? demanda lenotaire en répétant sa menace.

La bête prudentissime s’enfuit denouveau ; mais elle reparut à l’entrée de la clairière où l’ondevait se battre. Mr L’Ambert, superstitieux comme un joueur qui vaentamer une grosse partie, voulut chasser ce fétiche malfaisant. Illui lança un caillou sans l’atteindre. Le chat grimpa sur un arbreet s’y tint coi.

Déjà les témoins avaient choisi le terrain ettiré les places au sort. La meilleure échu à Mr L’Ambert. Le sortvoulut aussi qu’on se servît de ses armes et non des yatagansjaponais, qui l’auraient peut-être embarrassé.

Ayvaz ne s’embarrassait de rien. Tout sabrelui était bon. Il regardait le nez de son ennemi comme un pêcheurregarde une belle truite suspendue au bout de sa ligne. Il sedépouilla prestement de tous les habits qui n’étaient pasindispensables, jeta sur l’herbe sa calotte rouge et sa redingoteverte et retroussa les manches de sa chemise jusqu’au coude. Ilfaut croire que les Turcs les plus endormis se réveillent aucliquetis des armes. Ce gros garçon, dont la physionomie n’avaitrien que de paterne, apparut comme transfiguré. Sa figures’éclaira, ses yeux lancèrent la flamme. Il prit un sabre des mainsdu marquis, recula de deux pas et entonna en langue turque uneimprovisation poétique que son ami Osman-Bey a bien voulu nousconserver et nous traduire :

– Je me suis armé pour le combat ;malheur au giaour qui m’offense ! Le sang se paye avec dusang. Tu m’as frappé de la main ; moi, Ayvaz, fils de Ruchdi,je te frapperai du sabre. Ton visage mutilé fera rire les bellesfemmes : Schlosser et Mercier, Thibert et Savile sedétourneront avec mépris. Le parfum des roses d’Izmir sera perdupour toi. Que Mahomet me donne la force, je ne demande le courage àpersonne. Hourra ! Je me suis armé pour le combat.

Il dit, et se précipita sur son adversaire.L’attaqua-t-il en tierce ou en quarte, je n’en sais rien, ni luinon plus, ni les témoins, ni Mr L’Ambert. Mais un flot de sangjaillit au bout du sabre, une paire de lunettes glissa sur le sol,et le notaire sentit sa tête allégée par devant de tout le poids deson nez. Il en restait bien quelque chose, mais si peu, qu’envérité je n’en parle que pour mémoire.

Mr L’Ambert se jeta à la renverse et se relevapresque aussitôt pour courir tête baissée, comme un aveugle oucomme un fou. Au même instant, un corps opaque tomba du haut d’unchêne. Une minute plus tard, on vit apparaître un petit hommefluet, le chapeau à la main, suivi d’un grand domestique en livrée.C’était Mr Triquet, officier de santé de la commune deParthenay.

– Soyez le bienvenu, digne monsieurTriquet ! Un brillant notaire de Paris a grand besoin de vosservices. Remettez votre vieux chapeau sur votre crâne dépouillé,essuyez les gouttes de sueur qui brillent sur vos pommettes rougescomme la rosée sur deux pivoines en fleur, et relevez au plus tôtles manches luisantes de votre respectable habit noir !

Mais le bonhomme était trop ému pour se mettred’abord à l’ouvrage. Il parlait, parlait, parlait, d’une petitevoix haletante et chevrotante.

– Bonté divine !… disait-il. Honneur àvous, messieurs ; votre serviteur très humble. Est-il Jésuspermis de se mettre dans des états pareils ? C’est unemutilation ; je vois ce que c’est ! Décidément, il esttrop tard pour apporter ici des paroles conciliantes ; le malest accompli. Ah ! messieurs, messieurs, la jeunesse seratoujours jeune. Moi aussi, j’ai failli me laisser emporter àdétruire ou à mutiler mon semblable. C’était en 1820. Qu’ai-jefait, messieurs ? J’ai fait des excuses. Oui, des excuses, etje m’en honore ; d’autant plus que le bon droit était de moncôté. Vous n’avez donc jamais lu les belles pages de Rousseaucontre le duel ? C’est irréfutable en vérité ; un morceaude chrestomathie littéraire et morale. Et notez bien que Rousseaun’a pas encore tout dit. S’il avait étudié le corps humain, cechef-d’œuvre de la création, cette admirable image de Dieu sur laterre, il vous aurait montré qu’on est bien coupable de détruire unensemble si parfait. Je ne dis pas cela pour la personne qui aporté le coup. À Dieu ne plaise ! Elle avait sans doute sesraisons, que je respecte. Mais si l’on savait quel mal nous nousdonnons, pauvres médecins que nous sommes, pour guérir la moindreblessure ! Il est vrai que nous en vivons, ainsi que desmaladies ; mais n’importe ! j’aimerais mieux me priver debien des choses et vivre d’un morceau de lard sur du pain bis qued’assister aux souffrances de mon semblable.

Le marquis interrompit cette doléance.

– Ah çà ! docteur, s’écria-t-il, nous nesommes pas ici pour philosopher. Voilà un homme qui saigne comme unbœuf. Il s’agit d’arrêter l’hémorragie.

– Oui, monsieur, reprit-il vivement,l’hémorragie ! C’est le mot propre. Heureusement, j’ai toutprévu. Voici un flacon d’eau hémostatique. C’est la préparation deBrocchieri ; je la préfère à la recette de Léchelle.

Il se dirigea, le flacon à la main, vers MrL’Ambert, qui s’était assis au pied d’un arbre et saignaitmélancoliquement.

– Monsieur, lui dit-il avec une granderévérence, croyez que je regrette sincèrement de n’avoir pas eul’honneur de vous connaître à l’occasion d’un événement moinsregrettable.

Maître L’Ambert releva la tête et lui ditd’une voix dolente :

– Docteur, est-ce que je perdrai lenez ?

– Non, monsieur, vous ne le perdrez pas.Hélas ! vous n’avez plus à le perdre, très honorémonsieur : vous l’avez perdu.

Tout en parlant, il versait l’eau deBrocchieri sur une compresse.

– Ciel ! cria-t-il, monsieur, il me vientune idée. Je puis vous rendre l’organe si utile et si agréable quevous avez perdu.

– Parlez, que diable ! Ma fortune est àvous ! Ah ! docteur ! Plutôt que de vivre défiguré,j’aimerais mieux mourir.

– On dit cela… mais, voyons ! Où est lemorceau qu’on vous a coupé ? Je ne suis pas un champion de laforce de Mr Velpeau ou de Mr Huguier ; mais j’essayerai deraccommoder les choses par première intention.

Maître L’Ambert se leva précipitamment etcourut au champ de bataille. Le marquis et Mr Steimbourg lesuivirent ; les Turcs, qui se promenaient ensemble asseztristement (car le feu d’Ayvaz-Bey s’était éteint en une seconde),se rapprochèrent de leurs anciens ennemis. On retrouva sans peinela place où les combattants avaient foulé l’herbe nouvelle ;on retrouva les lunettes d’or ; mais le nez du notaire n’yétait plus. En revanche, on vit un chat, l’horrible chat blanc etjaune, qui léchait avec sensualité ses lèvres sanglantes.

– Jour de Dieu ! s’écria le marquis endésignant la bête.

Tout le monde comprit le geste etl’exclamation.

– Serait-il encore temps ? demanda lenotaire.

– Peut-être, dit le médecin.

Et de courir. Mais le chat n’était pasd’humeur à se laisser prendre. Il courut aussi.

Jamais le petit bois de Parthenay n’avait vu,jamais sans doute il ne reverra chasse pareille. Un marquis, unagent de change, trois diplomates, un médecin de village, un valetde pied en grande livrée et un notaire saignant dans son mouchoirse lancèrent éperdument à la poursuite d’un maigre chat. Courant,criant, lançant des pierres, des branches mortes et tout ce quileur tombait sous la main, ils traversaient les chemins et lesclairières et s’enfonçaient tête baissée dans les fourrés les plusépais. Tantôt groupés ensemble et tantôt dispersés, quelquefoiséchelonnés sur une ligne droite, quelquefois rangés en rond autourde l’ennemi ; battant les buissons, secouant les arbustes,grimpant aux arbres, déchirant leurs brodequins à toutes lessouches et leurs habits à tous les buissons, ils allaient comme unetempête ; mais le chat infernal était plus rapide que le vent.Deux fois on sut l’enfermer dans un cercle ; deux fois ilforça l’enceinte et prit du champ. Un instant il parut dompté parla fatigue ou la douleur. Il était tombé sur le flanc, en voulantsauter d’un arbre à l’autre et suivre le chemin des écureuils. Levalet de Mr L’Ambert courut sur lui à fond de train, l’atteignit enquelques bonds et le saisit par la queue. Mais le tigre enminiature conquit sa liberté d’un coup de griffe et s’élança horsdu bois.

On le poursuivit en plaine. Longue, longueétait déjà la route parcourue ; immense était la plaine, quise découpait en échiquier devant les chasseurs et leur proie.

La chaleur du jour était pesante ; degros nuages noirs s’amoncelaient à l’occident ; la sueurruisselait sur tous les visages ; mais rien n’arrêtal’emportement de ces huit hommes.

Mr L’Ambert, tout sanglant, animait sescompagnons de la voix et du geste. Ceux qui n’ont jamais vu unnotaire à la poursuite de son nez ne pourront se faire une justeidée de son ardeur. Adieu fraises et framboises ! Adieugroseilles et cassis ! Partout où l’avalanche avait passé,l’espoir de la récolte était foulé, détruit, mis à néant ; cen’était plus que fleurs écrasées, bourgeons arrachés, branchescassées, tiges foulées aux pieds. Les villageois, surpris parl’invasion de ce fléau inconnu, jetaient les arrosoirs, appelaientleurs voisins, criaient au garde champêtre, réclamaient le prix dudégât et donnaient la chasse aux chasseurs.

Victoire ! le chat est prisonnier. Ils’est jeté dans un puits. Des seaux ! des cordes ! deséchelles ! On est sûr que le nez de maître Lambert seretrouvera intact, ou à peu près. Mais, hélas ! ce puits n’estpas un puits comme les autres. C’est l’ouverture d’une carrièreabandonnée, dont les galeries forment en tout sens un réseau deplus de dix lieues et se relient aux catacombes de Paris !

On paye les soins de Mr Triquet ; on payeaux villageois toutes les indemnités qu’ils réclament, et l’onreprend, sous une grosse pluie d’orage, le chemin de Parthenay.

Avant de monter en voiture, Ayvaz-Bey, mouillécomme un canard et tout à fait calmé, vint tendre la main à MrL’Ambert.

– Monsieur, lui dit-il, je regrettesincèrement que mon obstination ait poussé les choses si loin. Lapetite Tompain ne vaut pas une seule goutte du sang qui a coulépour elle, et je lui enverrai son congé dès aujourd’hui ; carje ne saurais plus la voir sans penser au malheur qu’elle a causé.Vous êtes témoin que j’ai fait tous mes efforts, avec cesmessieurs, pour vous rendre ce que vous aviez perdu. Maintenant,permettez-moi d’espérer encore que cet accident ne sera pasirréparable. Le médecin du village nous a rappelé qu’il y avait àParis des praticiens plus habiles que lui ; je crois avoirentendu dire que la chirurgie moderne avait des secretsinfaillibles pour restaurer les parties mutilées ou détruites.

Mr L’Ambert accepta d’assez mauvaise grâce lamain loyale qu’on lui tendait, et se fit ramener au faubourgSaint-Germain avec ses deux amis.

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