Le Nez d’un notaire

Chapitre 6Histoire d’une paire de lunettes et conséquences d’un rhume decerveau

Jamais aucun prédicateur, jamais Bossuet ouFénelon, jamais Massillon ou Fléchier, jamais Mr Mermilliodlui-même ne dépensa dans sa chaire une éloquence plus forte et plusonctueuse à la fois que Mr Alfred L’Ambert au chevet de Romagné. Ils’adressa d’abord à la raison, puis à la conscience, et finalementau cœur de son malade. Il mit en œuvre le profane et le sacré, citales textes saints et les philosophes. Il fut puissant et doux,sévère et paternel, logique, caressant et même plaisant. Il luiprouva que le suicide est le plus honteux de tous les crimes, etqu’il faut être bien lâche pour affronter volontairement la mort.Il risqua même une métaphore aussi nouvelle que hardie en comparantle suicidé au déserteur qui abandonne son poste sans la permissiondu caporal.

L’Auvergnat, qui n’avait rien pris depuisvingt-quatre heures, paraissait buté à son idée. Il se tenaitimmobile et têtu devant la mort comme un âne devant un pont. Auxarguments les plus serrés, il répondait avec une douceurimpassible :

– Ch’est pas la peine, mouchu L’Ambert ;y a trop de migère en che monde.

– Eh ! mon ami, mon pauvre ami ! lamisère est d’institution divine. Elle est créée tout exprès pourexciter la charité chez les riches et la résignation chez lespauvres.

– Les riches ? J’ai demandé de l’ouvrage,et tout le monde m’en a refugé. J’ai demandé la charité, on m’amenaché du chargent de ville !

– Que ne vous adressiez-vous à vos amis ?À moi, par exemple ! à moi qui vous veux du bien ! à moiqui ai de votre sang dans les veines !

– Ch’est cha ! Pour que vous me fâchiezencore flanquer à la porte !

– Ma porte vous sera toujours ouverte, commema bourse, comme mon cœur !

– Chi vous m’aviez cheulement donné chinquantefrancs pour racheter un tonneau d’occagion !

– Mais, animal !… cher animal, veux-jedire… permets-moi de te rudoyer un peu, comme dans les temps où tupartageais mon lit et ma table ! Ce n’est pas cinquante francsque je te donnerai, c’est mille, deux mille, dix mille ! C’estma fortune entière que je veux partager avec toi… au prorata de nosbesoins respectifs. Il faut que tu vives ! Il faut que tu soisheureux ! Voici le printemps qui revient, avec son cortège defleurs et la douce musique des oiseaux dans les branches. Aurais-tubien le cœur d’abandonner tout cela ? Songe à la douleur detes braves parents, de ton vieux père, qui t’attend au pays ;de tes frères et de tes sœurs ! Songe à ta mère, monami ! Celle-là ne te survivrait pas. Tu les reverrastous ! Ou plutôt non : tu dois rester à Paris, sous mesyeux, dans mon intimité la plus étroite. Je veux te voir heureux,marié à une bonne petite femme, père de deux ou trois jolisenfants. Tu souris ! Prends ce potage.

– Merchi bien, mouchu L’Ambert. Gardez lachoupe ; il n’en faut plus. Y a trop de migère en chemonde !

– Mais quand je te jure que tes mauvais jourssont finis ! Quand je me charge de ton avenir, foi denotaire ! Si tu consens à vivre, tu ne souffriras plus, tu netravailleras plus, tes années se composeront de trois centsoixante-cinq dimanches !

– Et pas de lundis ?

– De lundis, si tu le préfères. Tu mangeras,tu boiras, tu fumeras des cabanas à trente sous pièce ! Tuseras mon commensal, mon inséparable, un autre moi-même. Veux-tuvivre, Romagné, pour être un autre moi-même ?

– Non ! tant pis. Pichque j’ai commenchéà mourir, autant finir tout de chuite.

– Ah ! c’est ainsi ! Eh bien, je tedirai, triple brute ! à quel destin tu te condamnes ! Ilne s’agit pas seulement des peines éternelles que chaque minute deton obstination rapproche de toi. Mais, en ce monde, ici même,demain, aujourd’hui peut-être, avant d’aller pourrir dans la fossecommune, tu seras porté à l’amphithéâtre. On te jettera sur unetable de pierre, on découpera ton corps en morceaux. Un carabinfendra à coups de hache ta grosse tête de mulet ; un autrefouillera ta poitrine à grands coups de scalpel pour vérifier s’ily a un cœur dans cette stupide enveloppe ; un autre…

– Grâche, grâche, mouchu L’Ambert ! Je neveux pas être coupé en morcheaux ! J’aime mieux manger lachoupe !

Trois jours de soupe et la force de saconstitution le tirèrent de ce mauvais pas. On put le transporteren voiture jusqu’à l’hôtel de la rue de Verneuil. Mr L’Ambert l’yinstalla lui-même, avec des attentions maternelles. Il lui donna lelogement de son propre valet de chambre, pour l’avoir plus près delui. Durant un mois, il remplit les fonctions de garde-malade etpassa même plusieurs nuits.

Ces fatigues, au lieu d’altérer sa santé,rendirent la fraîcheur et l’éclat à son visage. Plus il s’exténuaità soigner le pauvre diable, plus son nez reprenait de couleur et deforce. Sa vie se partageait entre l’étude, l’Auvergnat et lemiroir. C’est dans cette période qu’il écrivit un jour pardistraction sur le brouillon d’un acte de vente : « Ilest doux de faire le bien ! » Maxime un peu vieille enelle-même, mais tout à fait nouvelle pour lui.

Lorsque Romagné fut décidément enconvalescence, son hôte et son sauveur, qui lui avait taillé tantde mouillettes et découpé tant de biftecks, lui dit :

– À partir d’aujourd’hui, nous dînerons tousles jours ensemble. Si pourtant tu préférais manger à l’office, tuy serais aussi bien nourri, et tu t’amuserais davantage.

Romagné, en homme de bon sens, opta pourl’office.

Il y prit ses habitudes et s’y conduisit defaçon à gagner tous les cœurs. Au lieu de se prévaloir de l’amitiédu maître, il fut plus modeste et plus doux que le petit marmiton.C’était un domestique que Mr L’Ambert avait donné à ses gens. Toutle monde usait de lui, raillait son accent, et lui allongeait destapes amicales : personne ne songeait à lui payer des gages.Mr L’Ambert le surprit quelquefois tirant de l’eau, déplaçant degros meubles ou frottant les parquets. Dans ces occasions, ce bonmaître lui tirait l’oreille et lui disait :

– Amuse-toi, j’y consens ; mais ne tefatigue pas trop !

Le pauvre garçon était confus de tant debontés et se retirait dans sa chambre pour pleurer detendresse.

Il ne put la garder longtemps, cettechambrette propre et commode qui touchait à l’appartement dumaître. Mr L’Ambert fit entendre délicatement que son valet dechambre lui manquait beaucoup, et Romagné demanda lui-même lapermission de loger sous les combles. On s’empressa de faire droità sa requête ; il obtint un chenil dont les filles de cuisinen’avaient jamais voulu.

Un sage a dit : « Heureux lespeuples qui n’ont pas d’histoire ! » Sébastien Romagnéfut heureux trois mois. C’est au commencement de juin qu’il eut unehistoire. Son cœur, longtemps invulnérable, fut entamé par lesflèches de l’amour. L’ancien porteur d’eau se livra pieds et poingsliés au dieu qui perdit Troie. Il s’aperçut, en épluchant deslégumes, que la cuisinière avait de beaux petits yeux gris avec debelles grosses joues écarlates. Un soupir à renverser les tablesfut le premier symptôme de son mal. Il voulut s’expliquer ; laparole lui mourut dans la gorge. À peine s’il osa prendre sadulcinée par la taille et l’embrasser sur les lèvres, tant satimidité était excessive.

On le comprit à demi-mot. La cuisinière étaitune personne capable, plus âgée que lui de sept à huit ans, etmoins dépaysée sur la carte du Tendre.

– Je vois ce que c’est, lui dit-elle :vous avez envie de vous marier avec moi. Eh bien, mon garçon, nouspouvons nous entendre, si vous avez quelque chose devant vous.

Il répondit naïvement qu’il avait devant luitout ce qu’on peut demander à un homme, c’est-à-dire deux brasrobustes et accoutumés au travail. Demoiselle Jeannette lui rit aunez et parla plus clairement ; il éclata de rire à son tour etdit avec la plus aimable confiance :

– Ch’est de l’argent qu’il faut pourcha ? Vous auriez dû le dire tout de chuite. J’en ai groscomme moi, de l’argent ! Combien ch’est-il que vous envoulez ? Dites la chomme. Par eggemple, la moitié de lafortune de mouchu L’Ambert, cha cherait-il chuffigeant ?

– Moitié de la fortune de monsieur ?

– Chertainement. Il me l’a dit plus de chentfois. J’ai la moitié de cha fortune, mais nous n’avons pas encorepartagé l’argent : il me le garde.

– Des bêtises !

– Des bétiges ? Tenez, le voichi quirentre. Je vas lui demander mon compte, et je vous apporte les groschous à la cuigine.

Pauvre innocent ! Il obtint de son maîtreune bonne leçon de haute grammaire sociale. Mr L’Ambert luienseigna que promettre et tenir ne sont point synonymes ; ildaigna lui expliquer (car il était en belle humeur) les mérites etles dangers de la figure appelée hyperbole. Finalement, il lui ditavec une douceur ferme et qui n’admettait point deréplique :

– Romagné, j’ai beaucoup fait pour vous ;je veux faire davantage encore en vous éloignant de cet hôtel. Lesimple bon sens vous dit que vous n’y êtes pas en qualité demaître ; j’ai trop de bonté pour admettre que vous y restiezcomme valet ; enfin, je croirais vous rendre un mauvaisservice en vous maintenant dans une situation mal définie quipervertirait vos habitudes et fausserait votre esprit. Encore uneannée de cette vie oisive et parasite, et vous perdrez le goût dutravail. Vous deviendrez un déclassé. Or, je dois vous dire que lesdéclassés sont le fléau de notre époque. Mettez la main sur votreconscience, et dites-moi si vous consentiriez à devenir le fléau devotre époque ? Pauvre malheureux ! N’avez-vous pasregretté plus d’une fois le titre d’ouvrier, votre noblesse àvous ? Car vous êtes de ceux que Dieu a créés pour s’ennoblirpar les sueurs utiles ; vous appartenez à l’aristocratie dutravail. Travaillez donc ; non plus comme autrefois, dans lesprivations et le doute, mais dans une sécurité que je garantis etdans une abondance proportionnée à vos modestes besoins. C’est moiqui fournirai aux dépenses du premier établissement, c’est moi quivous procurerai de l’ouvrage. Si, par impossible, les moyensd’existence venaient à vous manquer, vous trouveriez des ressourceschez moi. Mais renoncez à l’absurde projet d’épouser ma cuisinière,car vous ne devez pas lier votre sort au sort d’une servante, et jene veux pas d’enfants dans la maison !

L’infortuné pleura de tous ses yeux et serépandit en actions de grâces. Je dois dire, à la décharge de MrL’Ambert, qu’il fit les choses assez proprement. Il habilla Romagnétout à neuf, meubla pour lui une chambre au cinquième, dans unevieille maison de la rue du Cherche-Midi, et lui donna cinq centsfrancs pour vivre en attendant l’ouvrage. Et huit jours nes’étaient pas écoulés, qu’il le fit entrer comme manœuvre chez unfort miroitier de la rue de Sèvres.

Il se passa longtemps, six mois peut-être,sans que le nez du notaire donnât aucune nouvelle de sonfournisseur. Mais, un jour que l’officier ministériel, en compagniede son maître clerc, déchiffrait les parchemins d’une noble etriche famille, ses lunettes d’or se brisèrent par le milieu ettombèrent sur la table.

Ce petit accident le dérangea fort peu. Ilprit un pince-nez à ressort d’acier et fit changer les lunettes surle quai des Orfèvres. Son opticien ordinaire, Mr Luna, s’empressad’envoyer mille excuses, avec une paire de lunettes neuves qui sebrisèrent au même endroit, dans les vingt-quatre heures.

Une troisième paire eut le même sort ;une quatrième vint ensuite et se brisa pareillement. L’opticien nesavait plus quelle formule d’excuse il devait prendre. Dans le fondde son âme, il était persuadé que Mr L’Ambert avait tort. Il disaità sa femme, en lui montrant le dégât des quatre journées :

– Ce jeune homme n’est pas raisonnable ;il porte des verres numéro 4, qui sont forcément très lourds ;il veut, par coquetterie, une monture mince comme un fil, et jesuis sûr qu’il brutalise ses lunettes comme si elles étaient de ferbattu. Si je lui fais une observation, il se fâchera ; mais jevais lui envoyer quelque chose de plus fort en monture.

Madame Luna trouva l’idée excellente ;mais la cinquième paire de lunettes eut le sort des quatrepremières. Cette fois, Mr L’Ambert se fâcha tout rouge, quoiqu’onne lui eût fait aucune observation, et transporta sa clientèle àune maison rivale.

Mais on aurait dit que tous les opticiens deParis s’étaient donnés le mot pour casser leurs lunettes sur le nezdu pauvre millionnaire. Une douzaine de paires y passa. Et le plusmerveilleux de l’affaire, c’est que le pince-nez à ressort d’acierqui remplissait les interrègnes se maintint ferme et vigoureux.

Vous savez que la patience n’était pas lavertu favorite de Mr Alfred L’Ambert. Il trépignait un jour sur unepaire de lunettes, qu’il écrasait à coups de talon, quand ledocteur Bernier se fit annoncer chez lui.

– Parbleu ! s’écria le notaire, vousarrivez à point. Je suis ensorcelé, le diable m’emporte !

Les regards du docteur se portèrentnaturellement sur le nez de son malade. L’objet lui parut sain, debonne mine, et frais comme une rose.

– Il me semble, dit-il, que nous allons tout àfait bien.

– Moi ? sans doute ; mais cesmaudites lunettes ne veulent pas aller !

Il conta son histoire, et Mr Bernier devintrêveur.

– Il y a de l’Auvergnat dans votre affaire.Avez-vous ici une monture brisée ?

– En voici une sous mes pieds.

Mr Bernier la ramassa, l’examina à la loupe etcrut voir que l’or était comme argenté aux environs de lacassure.

– Diable ! dit-il. Est-ce que Romagnéaurait fait des sottises ?

– Quelles sottises voulez-vous qu’ilfasse ?

– Il est toujours chez vous ?

– Non ; le drôle m’a quitté. Il travailleen ville.

– J’espère que, cette fois, vous avez pris sonadresse.

– Sans doute. Voulez-vous le voir ?

– Le plus tôt sera le mieux.

– Il y a donc péril en la demeure ?Cependant je me porte bien !

– Allons d’abord chez Romagné.

Un quart d’heure après, ces messieursdescendirent à la porte de MM. Taillade et Cie, rue de Sèvres.Une grande enseigne découpée dans des morceaux de glace indiquaitle genre d’industrie pratiqué dans la maison.

– Nous y voici, dit le notaire.

– Quoi ! votre homme est-il donc employélà-dedans ?

– Sans doute. C’est moi qui l’y ai faitentrer.

– Allons, il y a moins de mal que je nepensais. Mais, c’est égal, vous avez commis une fièreimprudence !

– Que voulez-vous dire ?

– Entrons d’abord.

Le premier individu qu’ils rencontrèrent dansl’atelier fut l’Auvergnat en bras de chemise, manches retroussées,étamant une glace.

– La ! dit le docteur, je l’avais bienprévu.

– Mais quoi donc ?

– On étame les glaces avec une couche demercure emprisonnée sous une feuille d’étain.Comprenez-vous ?

– Pas encore.

– Votre animal est fourré là-dedans jusqu’auxcoudes. Que dis-je ! Il en a bien jusqu’aux aisselles.

– Je ne vois pas la liaison…

– Vous ne voyez pas que votre nez étant unefraction de son bras, et l’or ayant une tendance déplorable às’amalgamer avec le mercure, il vous sera toujours impossible degarder vos lunettes ?

– Sapristi !

– Mais vous avez la ressource de porter deslunettes d’acier.

– Je n’y tiens pas.

– À ce prix, vous ne risquez rien, saufpeut-être quelques accidents mercuriels.

– Ah ! mais non ! J’aime mieux queRomagné fasse autre chose. Ici, Romagné ! Laisse-moi tabesogne et viens-t’en vite avec nous ! Mais veux-tu bienfinir, animal ! Tu ne sais pas à quoi tu m’exposes !

Le patron de l’atelier était accouru au bruit.Mr L’Ambert se nomma d’un ton d’importance et rappela qu’il avaitrecommandé cet homme par l’entremise de son tapissier. Mr Tailladerépondit qu’il s’en souvenait parfaitement. C’était même pour serendre agréable à Mr L’Ambert et mériter sa bienveillance, qu’ilavait promu son manœuvre au grade d’étameur.

– Depuis quinze jours ? s’écriaL’Ambert.

– Oui, monsieur. Vous le saviezdonc ?

– Je ne le sais que trop ! Ah !monsieur, comment peut-on jouer avec des choses sisacrées ?

– J’ai… ?

– Non, rien. Mais, dans mon intérêt, dans levôtre, dans l’intérêt de la société tout entière, remettez-le où ilétait ! Ou plutôt, non ; rendez-le-moi, que je l’emmène.Je payerai ce qu’il faudra, mais le temps presse. Ordonnance dumédecin !… Romagné, mon ami, il faut me suivre. Votre fortuneest faite ; tout ce que j’ai vous appartient !…non ! Mais venez quand même ; je vous jure que vous serezcontent de moi !

Il lui laissa à peine le temps de se vêtir etl’entraîna comme une proie. Mr Taillade et ses ouvriers le prirentpour un fou. Le bon Romagné levait les yeux au ciel et sedemandait, tout en marchant, ce qu’on voulait encore de lui.

Son destin fut débattu dans la voiture, tandisqu’il gobait les mouches auprès du cocher.

– Mon cher malade, disait le docteur aumillionnaire, il faut garder à vue ce garçon-là. Je comprends quevous l’ayez renvoyé de chez vous, car il n’est pas d’un commercetrès agréable ; mais il ne fallait pas le placer si loin, nirester si longtemps sans faire prendre de ses nouvelles. Logez-lerue de Beaune ou rue de l’Université, à proximité de votre hôtel.Donnez-lui un état moins dangereux pour vous, ou plutôt, si vousvoulez bien faire, servez-lui une petite pension sans lui donneraucun état : s’il travaille, il se fatigue, il s’expose ;je ne connais pas de métier où l’homme ne risque sa peau ; unaccident est si vite arrivé ! Donnez-lui de quoi vivre sansrien faire. Toutefois, gardez-vous bien de le mettre trop àl’aise ! Il boirait encore, et vous savez ce qui vous enrevient. Une centaine de francs par mois, le loyer payé, voilà cequ’il lui faut.

– C’est peut-être beaucoup… non pour lasomme ; mais je voudrais lui donner de quoi manger sans luidonner de quoi boire.

– Va donc pour quatre louis, payables enquatre fois, le mardi de chaque semaine.

On offrit à Romagné une pension dequatre-vingts francs par mois ; mais, pour le coup, il se fittirer l’oreille.

– Tout cha ? dit-il avec mépris. Chétaitpas la peine de m’ôter de la rue de Chèvres ; j’avais troisfrancs dix chous par jour et j’envoyais de l’argent à ma famille.Laichez-moi travailler dans les glaches, ou donnez-moi trois francsdix chous !

Il fallut bien en passer par là, puisqu’ilétait le maître de la situation.

Mr L’Ambert s’aperçut bientôt qu’il avait prisle bon parti. L’année s’écoula sans accident d’aucune sorte. Onpayait Romagné toutes les semaines et on le surveillait tous lesjours. Il vivait honnêtement, doucement, sans autre passion que lejeu de quilles. Et les beaux yeux de mademoiselle Irma Steimbourgse reposaient avec une complaisance visible sur le nez rose etblanc de l’heureux millionnaire.

Ces deux jeunes gens dansèrent ensemble tousles cotillons de l’hiver. Aussi le monde les mariait. Un soir, à lasortie du Théâtre-Italien, le vieux marquis de Villemaurin arrêtaL’Ambert sous le péristyle :

– Eh bien, lui dit-il, à quand lanoce ?

– Mais, monsieur le marquis, je n’ai encoreouï parler de rien.

– Attendez-vous donc qu’on vous demande enmariage ? C’est à l’homme à parler, morbleu ! Le petitduc de Lignant, un vrai gentilhomme et un bon, n’a pas attendu queje lui offrisse ma fille, lui ! Il est venu, il a plu, c’estconclu. D’aujourd’hui en huit, nous signons le contrat. Vous savez,mon cher garçon, que cette affaire vous regarde. Laissez-moi mettreces dames en voiture et nous irons jusqu’au cercle en causant. Maiscouvrez-vous donc, que diable ! Je ne voyais pas que vousteniez votre chapeau à la main. Il y a de quoi s’enrhumer vingtfois pour une !

Le vieillard et le jeune homme cheminèrentcôte à côte jusqu’au boulevard, l’un parlant, l’autre écoutant. EtL’Ambert rentra chez lui pour rédiger de mémoire le contrat demademoiselle Charlotte-Auguste de Villemaurin. Mais il s’était belet bien enrhumé ; il n’y avait plus à s’en dédire. L’acte futminuté par le maître clerc, revu par les hommes d’affaires des deuxfiancés et transcrit définitivement sur un beau cahier de papiertimbré où il ne manquait plus que les signatures.

Au jour dit, Mr L’Ambert, esclave du devoir,se transporta en personne à l’hôtel de Villemaurin, malgré uncoryza persistant qui lui faisait sortir les yeux de la tête. Il semoucha une dernière fois dans l’antichambre, et les laquaistressaillirent sur leurs banquettes, comme s’ils avaient entendu latrompette du jugement dernier.

On annonça Mr L’Ambert. Il avait ses lunettesd’or et souriait gravement, comme il sied en pareilleoccurrence.

Bien cravaté, ganté juste, chaussé d’escarpinscomme un danseur, le chapeau sous le bras gauche, le contrat dansla main droite, il vint rendre ses devoirs à la marquise, fenditmodestement le cercle dont elle était environnée, s’inclina devantelle et lui dit :

– Madame la marquige, j’apporte le contrat devochtre damigelle.

Madame de Villemaurin leva sur lui deux grandsyeux ébahis. Un léger murmure circula dans l’auditoire. Mr L’Ambertsalua de nouveau et reprit :

– Chaprichti ! madame la marquige, ch’estcha qui va-têtre un beau jour pour la june perchonne !

Une main vigoureuse le saisit par le brasgauche et le fit pirouetter sur lui-même. À cette pantomime, ilreconnut la vigueur du marquis.

– Mon cher notaire, lui dit le vieillard en letraînant dans un coin, le carnaval permet sans doute bien deschoses ; mais rappelez-vous chez qui vous êtes et changez deton, s’il vous plaît.

– Mais, mouchu le marquis…

– Encore !… Vous voyez que je suispatient ; n’abusez pas. Allez faire vos excuses à la marquise,lisez-nous votre contrat, et bonsoir.

– Pourquoi des échecuges, et pourquoi lebonchoir ? On dirait que j’ai fait des bêtiges,fouchtra !

Le marquis ne répondit rien, mais il fit unsigne aux valets qui circulaient dans le salon. La porte d’entrées’ouvrit, et l’on entendit une voix qui criait dansl’antichambre :

– Les gens de Mr L’Ambert !

Étourdi, confus, hors de lui, le pauvremillionnaire sortit en faisant des révérences et se trouva bientôtdans sa voiture, sans savoir pourquoi ni comment. Il se frappait lefront, s’arrachait les cheveux et se pinçait les bras pours’éveiller lui-même, dans le cas assez probable où il aurait été lejouet d’un mauvais rêve. Mais non ! Il ne dormait pas ;il voyait l’heure à sa montre, il lisait le nom des rues à laclarté du gaz, il reconnaissait l’enseigne des boutiques.Qu’avait-il dit ? Qu’avait-il fait ? Quelles convenancesavait-il violées ? Quelle maladresse ou quelle sottise avaitpu lui attirer ce traitement ? Car enfin le doute n’était paspossible : on l’avait bien mis à la porte de chez Mr deVillemaurin. Et le contrat de mariage était là, dans sa main !Ce contrat, rédigé avec tant de soin, en si bon style, et dont onn’avait pas entendu la lecture !

Il était dans sa cour avant d’avoir trouvé lasolution de ce problème. La figure de son concierge lui inspira uneidée lumineuse :

– Chinguet ! cria-t-il.

Le petit Singuet maigre accourut.

– Chinguet, chent francs pour toi chi tut medit chinchèrement la vérité ; chent coups de pied au derrièrechi tu me caches quelque choge !

Singuet le regarda avec surprise et sourittimidement.

– Tu chouris, chans cœur ! pourquoichouris-tu ? Réponds-moi tout de chuite !

– Mon Dieu ! monsieur, dit le pauvrediable ! Je me suis permis… monsieur m’excusera… mais monsieurimite si bien l’accent de Romagné !

– L’acchent de Romagné ! Moi, je parlecomme Romagné, comme un Oubergnat ?

– Monsieur le sait bien. Voilà huit jours quecela dure.

– Mais non, fouchtra ! Je ne le chaispas.

Singuet leva les yeux au ciel. Il pensa queson maître était devenu fou. Mais Mr L’Ambert, à part ce mauditaccent, jouissait de la plénitude de ses facultés. Il questionnases gens les uns après les autres, et se persuada de sonmalheur.

– Ah ! schélérat de porteur d’eau !s’écria-t-il, je chuis chûr qu’il aura fait quelque chottise !Qu’on le trouve ! Ou plutôt non, ch’est moi qui vais lechecouer moi-même !

Il courut à pied jusque chez son pensionnaire,grimpa les cinq étages, frappa sans l’éveiller, fit rage, et, endésespoir de cause, jeta la porte en dedans.

– Mouchu L’Ambert ! s’écria Romagné.

– Chacripant d’Oubergnat ! répondit lenotaire.

– Fouchtra !

– Fouchtra !

Ils étaient à deux de jeu pour écorcher lalangue française. Leur discussion se prolongea un bon quartd’heure, dans le plus pur charabia, sans éclaircir le mystère. L’unse plaignait amèrement comme une victime ; l’autre sedéfendait avec éloquence comme un innocent.

– Attends-moi ichi, dit Mr L’Ambert pourconclure. Mouchu Bernier, le médechin, me dira, che choir même, cheque tu as fait.

Il éveilla Mr Bernier et lui conta, dans lestyle que vous savez, l’emploi de sa soirée. Le docteur se mit àrire et lui dit :

– Voilà bien du bruit pour une bagatelle.Romagné est innocent ; ne vous en prenez qu’à vous-même. Vousêtes resté nu-tête à la sortie des Italiens ; tout le malvient de là. Vous êtes enrhumé du cerveau ; donc, vous parlezdu nez ; donc, vous parlez auvergnat. C’est logique. Rentrezchez vous, aspirez de l’aconit, tenez-vous les pieds chauds et latête couverte, et prenez vos précautions contre le coryza ;car vous savez désormais ce qui vous pend au nez.

Le malheureux revint à son hôtel en maugréantcomme un beau diable.

– Ainchi donc, disait-il tout haut, mesprécauchions chont inutiles ! J’ai beau loger, nourrir etchurveiller che chavoyard de porteur d’eau, il me fera toujours desfarches et je cherai cha victime chans pouvoir l’accuger derien ; alors pourquoi tant de dépenches ? Ma foi, tantpis ! J’économige cha penchion !

Aussitôt dit, aussitôt fait. Le lendemain,quand le pauvre Romagné, encore tout ahuri, vint pour toucherl’argent de sa semaine, Singuet le mit à la porte et lui annonçaqu’on ne voulait plus rien faire pour lui. Il levaphilosophiquement les épaules, en homme qui, sans avoir lu lesépîtres d’Horace, pratique par instinct le Nil admirari.Singuet, qui lui voulait du bien, lui demanda ce qu’il comptaitfaire. Il répondit qu’il allait chercher de l’ouvrage. Aussi bien,cette oisiveté forcée lui pesait depuis longtemps.

Mr L’Ambert guérit de son coryza ets’applaudit d’avoir effacé au budget l’article Romagné. Aucunaccident ne vint plus interrompre le cours de son bonheur. Il fitla paix avec le marquis de Villemaurin et avec toute sa clientèledu faubourg, qu’il avait un peu scandalisée. Libre de tout souci,il put se livrer sans contrainte au doux penchant qui l’attiraitvers la dot de mademoiselle Steimbourg. Heureux L’Ambert ! Ilouvrit son cœur à deux battants et montra les sentiments chastes etlégitimes dont il était rempli. La belle et savante jeune fille luitendit la main à l’anglaise, et lui dit :

– C’est une affaire faite. Mes parents sontd’accord avec moi ; je vous donnerai mes instructions pour lacorbeille. Tâchons d’abréger les formalités pour aller en Italieavant la fin de l’hiver.

L’amour lui prêta des ailes. Il acheta lacorbeille sans marchander, livra aux tapissiers l’appartement demadame, commanda une voiture neuve, choisit deux chevaux alezans dela plus rare beauté, et hâta la publication des bans. Le dînerd’adieu qu’il offrit à ses amis est inscrit dans les fastes du caféAnglais. Ses maîtresses reçurent ses adieux et ses bracelets avecune émotion contenue.

Les lettres de part annonçaient que labénédiction nuptiale serait donnée à Saint-Thomas-d’Aquin, le 3mars, à une heure précise. Inutile de dire qu’on avait lemaître-autel et toute la mise en scène des mariages de premièreclasse.

Le 3 mars, à huit heures du matin, Mr L’Amberts’éveilla de lui-même, sourit aux premiers rayons d’un beau jour,prit un mouchoir sous son oreiller et le porta à son nez, afin des’éclaircir les idées. Mais son nez n’était plus là, et le mouchoirde batiste ne rencontra que le vide.

En un bond, le notaire fut devant une glace.Horreur et malédiction (comme on dit dans les romans de la vieilleécole) ! Il se vit aussi défiguré que s’il revenait encore deParthenay. Courir à son lit, fouiller les draps et les couvertures,explorer la ruelle, sonder les matelas et le sommier, secouer lesmeubles voisins et mettre toute la chambre en l’air, fut pour luiune affaire de deux minutes.

Rien ! rien ! rien !

Il se pendit aux cordons de sonnette, appelases gens à la rescousse et jura de les chasser tous comme deschiens si ce nez ne se retrouvait pas. Inutile menace ! Le nezétait plus introuvable que la Chambre de 1816.

Deux heures se passèrent dans l’agitation, ledésordre et le bruit. Cependant, le père Steimbourg endossait sonhabit bleu à boutons d’or ; madame Steimbourg, en toilette degala, surveillait deux femmes de chambre et trois couturièresallant, venant, tournant autour de la belle Irma. La blanchefiancée, barbouillée de poudre de riz comme un goujon avant lafriture, piétinait d’impatience et malmenait tout le monde avec uneadmirable impartialité. Et le maire du dixième arrondissement,sanglé de son écharpe, se promenait dans une grande salle nue enpréparant une petite improvisation. Et les mendiants privilégiés deSaint-Thomas-d’Aquin donnaient la chasse à deux ou trois intrigantsvenus on ne sait d’où pour leur disputer la bonne aubaine. Et MrHenri Steimbourg, qui mâchait un cigare depuis une demi-heure dansle fumoir de son père, s’étonnait que le cher Alfred ne fût pasencore au rendez-vous.

Il perdit patience à la fin, courut à la ruede Sartine et trouva son beau-frère futur dans le désespoir et dansles larmes. Que pouvait-il lui dire pour le consoler d’un telmalheur ? Il se promena longtemps autour de lui en répétant lemot sacrebleu ! Il se fit conter deux fois le fatal événement,et sema la conversation de quelques sentences philosophiques.

Et ce maudit chirurgien qui ne venaitpas ! On l’avait mandé d’urgence ; on avait envoyé chezlui, à son hôpital et partout. Il arriva pourtant, et comprit àpremière vue que Romagné était mort.

– Je m’en doutais, dit le notaire avec unredoublement de larmes. Animal coquin de Romagné !

Ce fut l’oraison funèbre du malheureuxAuvergnat.

– Et maintenant, docteur, qu’allons-nousfaire ?

– On peut trouver un nouveau Romagné etrecommencer l’expérience ; mais vous avez éprouvé lesinconvénients de ce système, et, si vous m’en croyez, nousreviendrons à la méthode indienne.

– La peau du front ? Jamais ! Mieuxvaut encore un nez d’argent.

– On en fait aujourd’hui de bien élégants, ditle docteur.

– Reste à savoir si mademoiselle IrmaSteimbourg consentirait à épouser un invalide au nezd’argent ? Henri, mon bien bon ! Que vous ensemble ?

Henri Steimbourg hochait la tête et nerépondait point. Il alla porter la nouvelle à sa famille et prendreles ordres de mademoiselle Irma. Cette aimable personne eut unmouvement héroïque lorsqu’elle apprit le malheur de son fiancé.

– Croyez-vous donc, s’écria-t-elle, que jel’épouse pour sa figure ? À ce compte, j’aurais pris moncousin Rodrigue, le maître des requêtes : Rodrigue était moinsriche, mais beaucoup mieux que lui ! J’ai donné ma main à MrL’Ambert parce qu’il est un galant homme, admirablement posé dansle monde, parce que son caractère, son hôtel, ses chevaux, sonesprit, son tailleur, tout en lui me plaît et m’enchante.D’ailleurs, ma toilette est faite, et ce mariage manqué me perdraitde réputation. Courons chez lui, ma mère ; je le prends telqu’il est !

Mais, lorsqu’elle fut en présence du mutilé,ce bel enthousiasme ne tint pas. Elle s’évanouit ; on la forçade revenir à elle, mais ce fut pour fondre en larmes. Au milieu deses sanglots, on entendit un cri qui semblait partir del’âme :

– Ô Rodrigue ! disait-elle ; j’aiété bien injuste envers vous !

Mr L’Ambert resta garçon. Il se fit faire unnez d’argent émaillé, et céda son étude au maître clerc. Une petitemaison de modeste apparence était à vendre auprès desInvalides ; il l’acheta. Quelques amis, bons vivants,égayèrent sa retraite. Il se fit une cave de choix et se consolacomme il put. Les plus fines bouteilles du Château-Yquem, lesmeilleures années du clos Vougeot sont pour lui. Il dit quelquefoisen plaisantant :

– J’ai un privilège sur les autreshommes : je puis boire à discrétion sans me rougir lenez !

Il est resté fidèle à sa foi politique, il litles bons journaux et fait des vœux pour le succès deChiavone ; mais il ne lui envoie pas d’argent. Le plaisird’entasser des écus lui procure une ivresse assez douce. Il vitentre deux vins et entre deux millions.

Un soir de la semaine dernière, comme ilcheminait doucement, la canne à la main, sur le trottoir de la rueÉblé, il poussa un cri de surprise. L’ombre de Romagné en costumede velours bleu s’était dressée devant lui !

Était-ce bien réellement une ombre ? Lesombres ne portent rien, et celle-là portait une malle sur descrochets.

– Romagné ! s’écria le notaire.

L’autre leva les yeux et répondit de sa voixlourde et tranquille :

– Bonchoir, mouchu L’Ambert.

– Tu parles ! donc, tu vis !

– Chertainement que je vis !

– Misérable !… mais alors qu’as-tu faitde mon nez ?

Tout en parlant ainsi, il l’avait saisi aucollet et le secouait d’importance. L’Auvergnat se dégagea non sanspeine, et lui dit :

– Laichez-moi donc tranquille ! Est-cheque je peux me défendre, fouchtra ! Vous voyez bien que jechuis manchot ! Quand vous m’avez chupprimé ma penchion, jechuis entré chez un mécanichien, et j’ai eu le bras pinché dans unengrenage !

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