Le Nez d’un notaire

Chapitre 3Où le notaire défend sa peau avec plus de succès

Un homme heureux sans restriction, c’était lecocher d’Ayvaz-Bey. Ce vieux gamin de Paris fut peut-être moinssensible au pourboire de cinquante francs qu’au plaisir d’avoirconduit son bourgeois à la victoire.

– Excusez ! dit-il au bon Ayvaz, voilàcomme vous arrangez les personnes ? C’est bon à savoir. Sijamais je vous marche sur le pied, je me dépêcherai de vousdemander pardon. Ce pauvre monsieur serait bien embarrassé deprendre une prise. Allons, allons ! si on soutient encoredevant moi que les Turcs sont des empotés, j’aurai de quoirépondre. Quand je vous le disais, que je vous porteraisbonheur ! Eh bien, mon prince, je connais un vieux de chezBrion que c’est tout le contraire. Il porte la guigne à sesvoyageurs. Autant il en mène sur le terrain, autant de flambés…Hue, cocotte ! En route pour la gloire ! Les chevaux ducarrousel ne sont pas tes cousins aujourd’hui !

Ces lazzi tant soit peu cruels ne parvinrentpas à dérider les trois Turcs, et le cocher n’amusa quelui-même.

Dans une voiture infiniment plus brillante etmieux attelée, le notaire se lamentait en présence de ses deuxamis.

– C’en est fait, disait-il, je suisl’équivalent d’un homme mort ; il ne me reste plus qu’à mebrûler la cervelle. Je ne saurais plus aller dans le monde, ni àl’Opéra, ni dans aucun théâtre. Voulez-vous que j’étale aux yeux del’univers une figure grotesque et lamentable, qui excitera le rirechez les uns et la pitié chez les autres ?

– Bah ! répondit le marquis, le monde sefait à tout. Et, d’ailleurs, au pis aller, si l’on a peur du monde,on reste chez soi.

– Rester chez moi, le bel avenir !Pensez-vous donc que les femmes viendront me relancer à domicile,dans le bel état où je suis ?

– Vous vous marierez ! J’ai connu unlieutenant de cuirassiers qui avait perdu un bras, une jambe et unœil. Il n’était pas la coqueluche des femmes, d’accord ; maisil épousa une brave fille, ni laide ni jolie, qui l’aima de toutson cœur et le rendit parfaitement heureux.

Mr L’Ambert trouva sans doute que cetteperspective n’était pas des plus consolantes, car il s’écria d’unton de désespoir :

– Ô les femmes ! les femmes ! lesfemmes !

– Jour de Dieu ! reprit le marquis, commevous avez la girouette tournée au féminin ! Mais les femmes nesont pas tout ; il y a autre chose en ce monde. On fait sonsalut, que diable ! On amende son âme, on cultive son esprit,on rend service au prochain, on remplit les devoirs de son état. Iln’est pas nécessaire d’avoir un si long nez pour être bon chrétien,bon citoyen et bon notaire !

– Notaire ! reprit-il avec une amertumepeu déguisée, notaire ! En effet, je suis encore cela. Hier,j’étais un homme, un homme du monde, un gentleman, et même, je puisle dire sans fausse modestie, un cavalier assez apprécié dans lameilleure compagnie. Aujourd’hui, je ne suis plus qu’un notaire. Etqui sait si je le serai demain ? Il ne faut qu’uneindiscrétion de valet pour ébruiter cette sotte affaire. Qu’unjournal en dise deux mots, le parquet est forcé de poursuivre monadversaire, et ses témoins, et vous-mêmes, messieurs. Nousvoyez-vous en police correctionnelle, racontant au tribunal où etpourquoi j’ai poursuivi mademoiselle Victorine Tompain !Supposez un tel scandale et dites si le notaire y survivrait.

– Mon cher garçon, répondit le marquis, vousvous effrayez de dangers imaginaires. Les gens de notre monde, etvous en êtes un peu, ont le droit de se couper la gorge impunément.Le ministère public ferme les yeux sur nos querelles, et c’estjustice. Je comprends qu’on inquiète un peu les journalistes, lesartistes et autres individus de condition inférieure lorsqu’ils sepermettent de toucher une épée : il convient de rappeler à cesgens-là qu’ils ont des poings pour se battre, et que cette armesuffit parfaitement à venger l’espèce d’honneur qu’ils ont. Maisqu’un gentilhomme se conduise en gentilhomme, le parquet n’a rien àdire et ne dit rien. J’ai eu quinze ou vingt affaires depuis quej’ai quitté le service, et quelques-unes assez malheureuses pourmes adversaires. Avez-vous jamais lu mon nom dans la Gazettedes Tribunaux ?

Mr Steimbourg était moins lié avec Mr L’Ambertque le marquis de Villemaurin ; il n’avait pas, comme lui,tous ses titres de propriété dans l’étude de la rue de Verneuildepuis quatre ou cinq générations. Il ne connaissait guère ces deuxmessieurs que par le cercle et la partie de whist ; peut-êtreaussi par quelques courtages que le notaire lui avait fait gagner.Mais il était bon garçon et homme de sens ; il fit donc à sontour quelque dépense de paroles pour raisonner et consoler cemalheureux. À son gré, Mr de Villemaurin mettait les choses aupis ; il y avait plus de ressource. Dire que Mr L’Ambertresterait défiguré toute sa vie, c’était désespérer trop tôt de lascience.

– À quoi nous servirait-il d’être nés au XIXesiècle, si le moindre accident devait être, comme autrefois, unmalheur irréparable ? Quelle supériorité aurions-nous sur leshommes de l’âge d’or ? Ne blasphémons pas le saint nom duprogrès. La chirurgie opératoire est, grâce à Dieu, plusflorissante que jamais dans la patrie d’Ambroise Paré. Le bonhommede Parthenay nous a cité quelques-uns des maîtres qui raccommodentvictorieusement le corps humain. Nous voici aux portes de Paris,nous enverrons à la plus prochaine pharmacie, on nous y donneral’adresse de Velpeau ou d’Huguier ; votre valet de pied courrachez le grand homme et l’amènera chez vous. Je suis sûr d’avoirentendu dire que les chirurgiens refaisaient une lèvre, unepaupière, un bout d’oreille : est-il donc plus difficile derestaurer un bout de nez ?

Cette espérance était bien vague ; elleranima pourtant le pauvre notaire, qui, depuis une demi-heure, nesaignait plus. L’idée de redevenir ce qu’il était et de reprendrele cours de sa vie, le jetait dans une sorte de délire. Tant il estvrai qu’on n’apprécie le bonheur d’être complet que lorsqu’on l’aperdu.

– Ah ! mes amis, s’écriait-il en tordantses mains l’une dans l’autre, ma fortune appartient à l’homme quime guérira ! Quels que soient les tourments qu’il me faudraendurer, j’y souscris de grand cœur si l’on m’assure dusuccès ; je ne regarderai pas plus à la souffrance qu’à ladépense !

C’est dans ces sentiments qu’il regagna la ruede Verneuil, tandis que son valet de pied cherchait l’adresse deschirurgiens célèbres. Le marquis et Mr Steimbourg le ramenèrentjusque dans sa chambre et prirent congé de lui, l’un pour allerrassurer sa femme et ses filles, qu’il n’avait pas vues depuis laveille au soir, l’autre pour courir à la Bourse.

Seul avec lui-même, en face d’un grand miroirde Venise qui lui renvoyait sans pitié sa nouvelle image, AlfredL’Ambert tomba dans un accablement profond. Cet homme fort, qui nepleurait jamais au théâtre parce que c’est peuple, ce gentleman aufront d’airain qui avait enterré son père et sa mère avec la plussereine impassibilité, pleura sur la mutilation de sa joliepersonne et se baigna de larmes égoïstes.

Son valet de pied fit diversion à cettedouleur amère en lui promettant la visite de Mr Bernier, chirurgiende l’Hôtel-Dieu, membre de la Société de chirurgie et de l’Académiede médecine, professeur de clinique, etc., etc. Le domestique avaitcouru au plus près, rue du Bac, et il n’était pas mal tombé :Mr Bernier, s’il ne va point de pair avec les Velpeau, les Manec etles Huguier, occupe immédiatement au-dessous d’eux un rang trèshonorable.

– Qu’il vienne ! s’écria Mr L’Ambert.Pourquoi n’est-il pas encore ici ? Croit-il donc que je soisfait pour attendre ?

Il se reprit à pleurer de plus belle. Pleurerdevant ses gens ! Se peut-il qu’un simple coup de sabremodifie à tel point les mœurs d’un homme ? Assurément, ilfallait que l’arme du bon Ayvaz, en tranchant le canal nasal, eûtébranlé le sac lacrymal et les tubercules eux-mêmes.

Le notaire sécha ses yeux pour regarder unfort volume in-12, qu’on apportait en grande hâte de la part de MrSteimbourg. C’était la Chirurgie opératoire de Ringuet, manuelexcellent et enrichi d’environ trois cents gravures. Mr Steimbourgavait acheté le livre en allant à la Bourse, et il l’envoyait à sonclient, pour le rassurer sans doute. Mais l’effet de cette lecturefut tout autre qu’on ne l’espérait. Quand le notaire eut feuilletédeux cents pages, quand il eut vu défiler sous ses yeux la sérielamentable des ligatures, des amputations, des résections et descautérisations, il laissa tomber le livre et se jeta dans unfauteuil en fermant les yeux. Il fermait les yeux et pourtant ilvoyait des peaux incisées, des muscles écartés par des érignes, desmembres disséqués à grands coups de couteau, des os sciés par lesmains d’opérateurs invisibles. La figure des patients luiapparaissait, telle qu’on la voit dans les dessins d’anatomie,calme, stoïque, indifférente à la douleur, et il se demandait siune telle dose de courage avait jamais pu entrer dans des âmeshumaines. Il revoyait surtout le petit chirurgien de la page 89,tout de noir habillé, avec un collet de velours à son habit. Cetêtre fantastique a la tête ronde, un peu forte, le frontdégarni : sa physionomie est sérieuse ; il scieattentivement les deux os d’une jambe vivante.

– Monstre ! s’écria Mr L’Ambert.

Au même instant, il vit entrer le monstre enpersonne et l’on annonça Mr Bernier.

Le notaire s’enfuit à reculons jusque dansl’angle le plus obscur de sa chambre, ouvrant des yeux hagards ettendant les mains en avant comme pour écarter un ennemi. Ses dentsclaquaient ; il murmurait d’une voix étouffée, comme dans lesromans de Mr Xavier de Montépin, le mot : « Lui !lui ! lui ! »

– Monsieur, dit le docteur, je regrette devous avoir fait attendre, et je vous supplie de vous calmer. Jesais l’accident qui vous est arrivé, et je ne crois pas que le malsoit sans remède. Mais nous ne ferons rien de bon si vous avez peurde moi.

Peur est un mot qui sonne désagréablement auxoreilles françaises. Mr L’Ambert frappa du pied, marcha droit audocteur et lui dit avec un petit rire trop nerveux pour êtrenaturel :

– Parbleu ! docteur, vous me la baillezbelle. Est-ce que j’ai l’air d’un homme qui a peur ? Sij’étais un poltron, je ne me serais pas fait décompléter ce matind’une si étrange manière. Mais, en vous attendant, je feuilletaisun livre de chirurgie. Je viens tout justement d’y voir une figurequi vous ressemble, et vous m’êtes un peu apparu comme un revenant.Ajoutez à cette surprise les émotions de la matinée, peut-être mêmeun léger mouvement de fièvre, et vous excuserez ce qu’il y ad’étrange dans mon accueil.

– À la bonne heure ! dit Mr Bernier enramassant le livre. Ah ! vous lisiez Ringuet ! C’est unde mes amis. Je me rappelle, en effet, qu’il m’a fait graver toutvif, d’après un croquis de Léveillé. Mais asseyez-vous, je vous enprie.

Le notaire se remit un peu et raconta lesévénements de la journée, sans oublier l’épisode du chat qui luiavait, pour ainsi dire, fait perdre le nez une seconde fois.

– C’est un malheur, dit le chirurgien ;mais on peut le réparer en un mois. Puisque vous avez le petitlivre de Ringuet, vous n’êtes pas sans quelque notion de lachirurgie ?

Mr L’Ambert avoua qu’il n’était point alléjusqu’à ce chapitre-là.

– Eh bien, reprit Mr Bernier, je vais vous lerésumer en quatre mots. La rhinoplastie est l’art de refaire un nezaux imprudents qui l’ont perdu.

– Il est donc vrai, docteur !… le miracleest possible ?… la chirurgie a trouvé une méthodepour… ?

– Elle en a trouvé trois. Mais j’écarte laméthode française, qui n’est point applicable au cas présent. Si laperte de substance était moins considérable, je pourrais décollerles bords de la plaie, les aviver, les mettre en contact et lesréunir par première intention. Il n’y faut pas songer.

– Et j’en suis bien aise, reprit le blessé.Vous ne sauriez croire, docteur, à quel point ces mots de plaiedécollée, avivée, me donnaient sur les nerfs. Passons à des moyensplus doux, je vous en prie !

– Les chirurgiens procèdent rarement par ladouceur. Mais, enfin, vous avez le choix entre la méthode indienneet la méthode italienne. La première consiste à découper dans lapeau de votre front une sorte de triangle, la pointe en bas, labase en haut. C’est l’étoffe du nouveau nez. On décolle ce lambeaudans toute son étendue, sauf le pédicule inférieur qui doit resteradhérent. On le tord sur lui-même de façon à laisser l’épiderme endehors, et on le coud par ses bords aux limites correspondantes dela plaie. En autres termes, je puis vous refaire un nez assezprésentable aux dépens de votre front. Le succès de l’opération estpresque sûr ; mais le front gardera toujours une largecicatrice.

– Je ne veux point de cicatrice, docteur. Jen’en veux à aucun prix. J’ajoute même (passez-moi cette faiblesse)que je ne voudrais point d’opération. J’en ai déjà subi uneaujourd’hui, par les mains de ce maudit Turc ; je n’ensouhaite pas d’autre. Au simple souvenir de cette sensation, monsang se glace. J’ai pourtant du courage autant qu’homme dumonde ; mais j’ai des nerfs aussi. Je ne crains pas lamort ; j’ai horreur de la souffrance. Tuez-moi si vousvoulez ; mais, pour Dieu ! ne m’entaillez plus !

– Monsieur, reprit le docteur avec un peud’ironie, si vous avez un tel parti pris contre les opérations, ilfallait appeler non pas un chirurgien, mais un homéopathe.

– Ne vous moquez pas de moi. Je n’ai pas su memaîtriser à l’idée de cette opération indienne. Les Indiens sontdes sauvages ; leur chirurgie est digne d’eux. Ne m’avez-vouspoint parlé d’une méthode italienne ? Je n’aime pas lesItaliens, en politique. C’est un peuple ingrat, qui a tenu laconduite la plus noire envers ses maîtres légitimes ; mais, enmatière de science, je n’ai pas trop mauvaise idée de cescoquins-là.

– Soit. Optez donc pour la méthode italienne.Elle réussit quelquefois ; mais elle exige une patience et uneimmobilité dont vous ne serez peut-être point capable.

– S’il ne faut que de la patience et del’immobilité, je vous réponds de moi.

– Êtes-vous homme à rester trente jours dansune position extrêmement gênante ?

– Oui.

– Le nez cousu au bras gauche ?

– Oui.

– Eh bien, je vous taillerai sur le bras unlambeau triangulaire de quinze à seize centimètres de longueur surdix ou onze de largeur ; je…

– Vous me taillerez cela, à moi ?

– Sans doute.

– Mais c’est horrible, docteur !M’écorcher vif ! Tailler des lanières dans la peau d’un hommevivant ! C’est barbare, c’est moyen âge, c’est digne deShylock, le juif de Venise !

– La plaie du bras n’est rien. Le difficileest de rester cousu à vous-même pendant une trentaine de jours.

– Et moi, je ne redoute absolument que le coupde scalpel. Lorsqu’on a senti le froid du fer entrant dans la chairvivante, on en a pour le reste de ses jours, mon cherdocteur ; on n’y revient plus.

– Cela étant, monsieur, je n’ai rien à faireici, et vous resterez sans nez toute la vie.

Cette espèce de condamnation plongea le pauvrenotaire dans une consternation profonde. Il arrachait ses beauxcheveux blonds et se démenait comme un fou par la chambre.

– Mutilé ! disait-il en pleurant ;mutilé pour toujours ! Et rien ne peut remédier à monsort ! S’il y avait quelque drogue, quelque topique mystérieuxdont la vertu rendît le nez à ceux qui l’ont perdu, je l’achèteraisau poids de l’or ! Je l’enverrais chercher jusqu’au bout dumonde ! Oui, j’armerais un vaisseau, s’il le fallaitabsolument. Mais rien ! à quoi me sert-il d’être riche ?À quoi vous sert-il d’être un praticien illustre, puisque toutevotre habileté et tous mes sacrifices aboutissent à ce stupidenéant ? Richesse, science, vains mots !

Mr Bernier lui répondait de temps à autre,avec un calme imperturbable :

– Laissez-moi vous tailler un lambeau sur lebras, et je vous refais le nez.

Un instant Mr L’Ambert parut décidé. Il mithabit bas et releva la manche de sa chemise. Mais, quand il vit latrousse ouverte, quand l’acier poli de trente instruments desupplice étincela sous ses yeux, il pâlit, faiblit et tomba commepâmé sur une chaise. Quelques gouttes d’eau vinaigrée lui rendirentle sentiment, mais non la résolution.

– Il n’y faut plus penser, dit-il en serajustant. Notre génération a toutes les espèces de courage, maiselle est faible devant la douleur. C’est la faute de nos parents,qui nous ont élevés dans le coton.

Quelques minutes plus tard, ce jeune homme,imbu des principes les plus religieux, se prit à blasphémer laProvidence.

– En vérité, s’écria-t-il, le monde est unebelle pétaudière, et j’en fais compliment au Créateur ! J’aideux cent mille francs de rente, et je resterai aussi camus qu’unetête de mort, tandis que mon portier, qui n’a pas dix écus devantlui, aura le nez de l’Apollon du Belvédère ! La sagesse qui aprévu tant de choses, n’a pas prévu que j’aurais le nez coupé parun Turc pour avoir salué mademoiselle Victorine Tompain ! Il ya en France trois millions de gueux dont toute la personne ne vautpas dix sous, et je ne peux pas acheter à prix d’or le nez d’un deces misérables !… Mais, au fait, pourquoi pas ?

Sa figure s’illumina d’un rayon d’espérance,et il poursuivit d’un ton plus doux :

– Mon vieil oncle de Poitiers, dans sadernière maladie, s’est fait injecter cent grammes de sang bretondans la veine médiane céphalique ! Un fidèle serviteur avaitfait les frais de l’expérience. Ma belle tante de Giromagny, dutemps qu’elle était encore belle, fit arracher une incisive à saplus jolie chambrière pour remplacer une dent qu’elle venait deperdre. Cette bouture prit fort bien, et ne coûta pas plus de troislouis. Docteur, vous m’avez dit que, sans la scélératesse de cemaudit chat, vous auriez pu recoudre mon nez tout chaud à lafigure. Me l’avez-vous dit, oui ou non ?

– Sans doute, et je le dis encore.

– Eh bien, si j’achetais le nez de quelquepauvre diable, vous pourriez tout aussi bien le greffer au milieude mon visage ?

– Je le pourrais…

– Bravo !

– Mais je ne le ferai point, et aucun de mesconfrères ne le fera non plus que moi.

– Et pourquoi donc, s’il vous plaît ?

– Parce que mutiler un homme sain est uncrime, le patient fût-il assez stupide ou assez affamé pour yconsentir.

– En vérité, docteur, vous confondez toutesmes notions du juste et de l’injuste. Je me suis fait remplacermoyennant une centaine de louis par une espèce d’Alsacien, souspoil alezan brûlé. Mon homme (il était bien à moi) a eu la têteemportée par un boulet le 30 avril 1849. Comme le boulet enquestion m’était incontestablement destiné par le sort, je puisdire que l’Alsacien m’a vendu sa tête et toute sa personne pourcent louis, peut-être cent quarante. L’État a non seulement toléré,mais approuvé cette combinaison ; vous n’y trouvez rien àredire ; peut-être avez-vous acheté vous-même, au même prix,un homme entier, qui se sera fait tuer pour vous. Et quand j’offrede donner le double au premier coquin venu, pour un simple bout denez, vous criez au scandale !

Le docteur s’arrêta un instant à chercher uneréponse logique. Mais, n’ayant point trouvé ce qu’il voulait, ildit à maître L’Ambert :

– Si ma conscience ne me permet pas dedéfigurer un homme à votre profit, il me semble que je pourrais,sans crime, prélever sur le bras d’un malheureux les quelquescentimètres carrés de peau qui vous manquent.

– Eh ! cher docteur, prenez-les où bonvous semblera, pourvu que vous répariez cet accident stupide !Trouvons bien vite un homme de bonne volonté, et vive la méthodeitalienne !

– Je vous préviens encore une fois que vousserez tout un mois à la gêne.

– Eh ! que m’importe la gêne ! Jeserai, dans un mois, au foyer de l’Opéra !

– Soit. Avez-vous un homme en vue ? Ceconcierge dont vous parliez tout à l’heure ?…

– Très bien ! On l’achèterait avec safemme et ses enfants pour cent écus. Lorsque Barbereau, mon ancien,s’est retiré je ne sais où pour vivre de ses rentes, un client m’arecommandé celui-là, qui mourait littéralement de faim.

Mr L’Ambert sonna un valet de chambre etordonna qu’on fît monter Singuet, le nouveau concierge.

L’homme accourut ; il poussa un crid’effroi en voyant la figure de son maître.

C’était un vrai type du pauvre diableparisien, le plus pauvre de tous les diables : un petit hommede trente-cinq ans, à qui vous en auriez donné soixante, tant ilétait sec, jaune et rabougri.

Mr Bernier l’examina sur toutes les coutureset le renvoya bientôt à sa loge.

– La peau de cet homme-là n’est bonne à rien,dit le docteur. Rappelez-vous que les jardiniers prennent leursgreffes sur les arbres les plus sains et les plus vigoureux.Choisissez-moi un gaillard solide parmi les gens de votremaison ; il y en a.

– Oui ; mais vous en parlez bien à votreaise. Les gens de ma maison sont tous des messieurs. Ils ont descapitaux, des valeurs en portefeuille ; ils spéculent sur lahausse et la baisse, comme tous les domestiques de bonne maison. Jen’en connais pas un qui voulût acheter, au prix de son sang, unmétal qui se gagne si couramment à la Bourse.

– Mais peut-être en trouveriez-vous un qui,par dévouement…

– Du dévouement chez ces gens-là ? Vousvous moquez, docteur ! Nos pères avaient des serviteursdévoués : nous n’avons plus que de méchants valets ; et,dans le fond, nous y gagnons peut-être. Nos pères, étant aimés deleurs gens, se croyaient obligés de les payer d’un tendre retour.Ils supportaient leurs défauts, les soignaient dans leurs maladies,les nourrissaient dans leur vieillesse ; c’était le diable.Moi, je paye mes gens pour faire leur service, et, quand le servicene se fait pas bien, je n’ai pas besoin d’examiner si c’est mauvaisvouloir, vieillesse ou maladie ; je les chasse.

– Alors, nous ne trouverons pas chez vousl’homme qu’il nous faut. Avez-vous quelqu’un en vue ?

– Moi ? Personne. Mais tout estbon ; le premier venu, le commissionnaire du coin, le porteurd’eau que j’entends crier dans la rue !

Il tira ses lunettes de sa poche, écartalégèrement le rideau, lorgna dans la rue de Beaune, et dit audocteur :

– Voici un garçon qui n’a pas mauvaise mine.Ayez donc la bonté de lui faire un signe, car je n’ose pas montrerma figure aux passants.

Mr Bernier ouvrit la fenêtre au moment où lavictime désignée criait à pleins poumons :

– Eau !… eau !… eau !…

– Mon garçon, lui dit le docteur, laissez làvotre tonneau et montez ici par la rue de Verneuil ! Il y a del’argent à gagner.

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