Le Nez d’un notaire

Chapitre 5Grandeur et décadence

Mr L’Ambert rentra dans le monde avecsuccès ; on pourrait dire avec gloire. Ses témoins luirendaient très ample justice en disant qu’il s’était battu comme unlion. Les vieux notaires se trouvaient rajeunis par soncourage.

– Eh ! eh ! voilà comme nous sommesquand on nous pousse aux extrémités ; pour être notaire, onn’en est pas moins homme ! Maître L’Ambert a été trahi par lafortune des armes ; mais il est beau de tomber ainsi ;c’est un Waterloo. Nous sommes encore des lurons, quoi qu’ondise !

Ainsi parlaient le respectable maîtreClopineau, et le digne maître Labrique, et l’onctueux maîtreBontoux, et tous les nestors du notariat. Les jeunes maîtrestenaient à peu près le même langage, avec certaines variantesinspirées par la jalousie :

– Nous ne voulons pas renier maîtreL’Ambert : il nous honore, assurément, quoiqu’il nouscompromette un peu – chacun de nous montrerait autant de cœur, etpeut-être moins de maladresse. – Un officier ministériel ne doitpas se laisser marcher sur le pied : reste à savoir s’il doitse donner les premiers torts. On ne devrait aller sur le terrainque pour des motifs avouables. Si j’étais père de famille,j’aimerais mieux confier mes affaires à un sage qu’à un hérosd’aventures, etc., etc.

Mais l’opinion des femmes, qui fait loi,s’était prononcée pour le héros de Parthenay. Peut-être eût-elleété moins unanime si l’on avait connu l’épisode du chat ;peut-être même le sexe injuste et charmant aurait-il donné tort àMr L’Ambert s’il s’était permis de reparaître sans nez sur la scènedu monde. Mais tous les témoins avaient été discrets sur leridicule incident ; mais Mr L’Ambert, loin d’être défiguré,paraissait avoir gagné au change. Une baronne remarqua que saphysionomie était beaucoup plus douce depuis qu’il portait un nezdroit. Une vieille chanoinesse, confite en malices, demanda auprince de B… s’il n’irait pas bientôt chercher querelle auTurc ? L’aquilin du prince de B… jouissait d’une réputationhyperbolique.

On se demandera comment les femmes du vraimonde pouvaient s’intéresser à des dangers qu’on n’avait pointcourus pour elles ? Les habitudes de maître L’Ambert étaientconnues et l’on savait quelle part de son temps et de son cœur sedépensait à l’Opéra. Mais le monde pardonne aisément cesdistractions aux hommes qui ne s’y livrent point tout entiers. Ilfait la part du feu, et se contente du peu qu’on lui donne. Onsavait gré à Mr L’Ambert de n’être qu’à moitié perdu, lorsque tantd’hommes de son âge le sont tout à fait. Il ne négligeait point lesmaisons honorables, il causait avec les douairières, il dansaitavec les jeunes filles et faisait, à l’occasion, de la musiquepassable ; il ne parlait point des chevaux à la mode. Cesmérites, assez rares chez les jeunes millionnaires du faubourg, luiconciliaient la bienveillance des dames. On dit même que plus d’uneavait cru faire œuvre pie en le disputant au foyer de la danse. Unejolie dévote, madame de L…, lui avait prouvé, trois mois durant,que les plaisirs les plus vifs ne sont pas dans le scandale et ladissipation.

Toutefois, il n’avait jamais rompu avec lecorps de ballet ; la sévère leçon qu’il avait reçue ne luiinspira aucune horreur pour cette hydre à cent jolies têtes. Une deses premières visites fut pour le foyer où brillait mademoiselleVictorine Tompain. C’est là qu’on lui fit une belle rentrée !Avec quelle curiosité amicale on courut à lui ! Comme onl’appela très cher et bien bon !

Quelles poignées de main cordiales !Quels jolis petits becs se tendirent vers lui pour recevoir unbaiser d’ami, sans conséquence ! Il rayonnait. Tous ses amisdes jours pairs, tous les dignitaires de la franc-maçonnerie duplaisir, lui firent compliment de sa guérison miraculeuse. Il régnadurant tout un entracte dans cet agréable royaume. On écouta lerécit de son affaire ; on lui fit raconter le traitement dudocteur Bernier ; on admira la finesse des points de suturequi ne se voyaient presque plus !

– Figurez-vous, disait-il, que cet excellentMr Bernier m’a complété avec la peau d’un Auvergnat. Et de quelAuvergnat, bon Dieu ! Le plus stupide, le plus épais, le plussale de l’Auvergne ! On ne s’en douterait pas à voir lelambeau qu’il m’a vendu. Ah ! l’animal m’a fait passer biendes quarts d’heure désagréables !… Les commissionnaires ducoin des rues sont des dandies auprès de lui. Mais j’en suisquitte, grâce au ciel ! Le jour où je l’ai payé et jeté à laporte, je me suis soulagé d’un grand poids. Il s’appelait Romagné,un joli nom ! Ne le prononcez jamais devant moi. Qu’on ne meparle pas de Romagné, si l’on veut que je vive !Romagné !…

Mademoiselle Victorine Tompain ne fut pas ladernière à complimenter le héros. Ayvaz-Bey l’avait indignementabandonnée en lui laissant quatre fois plus d’argent qu’elle nevalait. Le beau notaire se montra doux et clément envers elle.

– Je ne vous en veux pas, lui dit-il ; jen’ai pas même de rancune contre ce brave Turc. Je n’ai qu’un ennemiau monde, c’est un Auvergnat du nom de Romagné.

Il disait Romagné avec une intonation comiquequi fit fortune. Et je crois que, même aujourd’hui, la plupart deces demoiselles disent : « Mon Romagné, » en parlant deleur porteur d’eau.

Trois mois se passèrent ; trois moisd’été. La saison fut belle ; il resta peu de monde à Paris.L’Opéra fut envahi par les étrangers et les gens de province ;Mr L’Ambert y parut moins souvent.

Presque tous les jours, à six heures, ildépouillait la gravité du notaire et s’enfuyait à Maisons-Laffitte,où il avait loué un chalet. Ses amis l’y venaient voir, et même sespetites amies. On jouait, dans le jardin, à toute sorte de jeuxchampêtres, et je vous prie de croire que la balançoire ne chômaitpas.

Un des hôtes les plus assidus et les plus gaisétait Mr Steimbourg, agent de change. L’affaire de Parthenayl’avait lié plus étroitement avec Mr L’Ambert. Mr Steimbourgappartenait à une bonne famille d’israélites convertis ; sacharge valait deux millions, et il en possédait un quart à lui toutseul : on pouvait donc contracter amitié avec lui. Lesmaîtresses des deux amis s’accordaient assez bien ensemble,c’est-à-dire qu’elles se querellaient au plus une fois par semaine.Que c’est beau, quatre cœurs qui battent à l’unisson ! Leshommes montaient à cheval, lisaient le Figaro, ouracontaient les cancans de la ville ; les dames se tiraientles cartes à tour de rôle avec infiniment d’esprit : l’âged’or en miniature !

Mr Steimbourg se fit un devoir de présenterson ami dans sa famille. Il le conduisit à Biéville, où le pèreSteimbourg s’était fait construire un château. Mr L’Ambert y futreçu cordialement par un vieillard très vert, une dame decinquante-deux ans qui n’avait pas encore abdiqué, et deux jeunesfilles tout à fait coquettes. Il reconnut au premier coup d’œilqu’il n’entrait pas chez des fossiles. Non ; c’était bien lafamille moderne et perfectionnée. Le père et le fils étaient deuxcamarades qui se plaisantaient réciproquement sur leurs fredaines.Les jeunes filles avaient vu tout ce qui se joue sur le théâtre etlu tout ce qui s’écrit. Peu de gens connaissaient mieux qu’elles lachronique élégante de Paris ; on leur avait montré, auspectacle et au bois de Boulogne, les beautés les plus célèbres detous les mondes ; on les avait conduites aux ventes des richesmobiliers, et elles dissertaient fort agréablement sur lesémeraudes de mademoiselle X… et les perles de mademoiselle Z…L’aînée, mademoiselle Irma Steimbourg, copiait avec passion lestoilettes de mademoiselle Fargueil ; la cadette avait envoyéun de ses amis chez mademoiselle Figeac pour demander l’adresse desa modiste. L’une et l’autre étaient riches et bien dotées. Irmaplut à Mr L’Ambert. Le beau notaire se disait de temps en tempsqu’un demi-million de dot et une femme qui sait porter la toilettene sont pas choses à dédaigner. On se vit assez souvent, presqueune fois par semaine, jusqu’aux premières gelées de novembre.

Après un automne doux et brillant, l’hivertomba comme une tuile. C’est un fait assez commun dans nosclimats ; mais le nez de Mr L’Ambert fit preuve en cetteoccasion d’une sensibilité peu commune. Il rougit un peu, puisbeaucoup ; il s’enfla par degrés, au point de devenir presquedifforme. Après une partie de chasse égayée par le vent du nord, lenotaire éprouva des démangeaisons intolérables. Il se regarda dansun miroir d’auberge et la couleur de son nez lui déplut. Vousauriez dit une engelure mal placée.

Il se consolait en pensant qu’un bon feu defagots lui rendrait sa figure naturelle, et, de fait, la chaleur lesoulagea et le déteignit en peu d’instants. Mais la démangeaison seréveilla le lendemain, et les tissus se gonflèrent de plus belle,et la couleur rouge reparut avec une légère addition de violet.Huit jours passés au logis, devant la cheminée, effacèrent lateinte fatale. Elle reparut à la première sortie, en dépit desfourrures de renard bleu.

Pour le coup, Mr L’Ambert prit peur ; ilmanda Mr Bernier en toute hâte. Le docteur accourut, constata unelégère inflammation et prescrivit des compresses d’eau glacée. Onrafraîchit le nez, mais on ne le guérit point. Mr Bernier futétonné de la persistance du mal.

– Après tout, dit-il, Dieffenbach a peut-êtreraison. Il prétend que le lambeau peut mourir par excès de sang etqu’on y doit appliquer des sangsues. Essayons !

Le notaire se suspendit une sangsue au bout dunez. Lorsqu’elle tomba, gorgée de sang, on la remplaça par uneautre et ainsi de suite, durant deux jours et deux nuits. L’enflureet la coloration disparurent pour un temps ; mais ce mieux nefut pas de longue durée. Il fallut chercher autre chose. Mr Bernierdemanda vingt-quatre heures de réflexion, et en pritquarante-huit.

Lorsqu’il revint à l’hôtel de la rue deVerneuil, il était soucieux et même timide. Il dut faire un effortsur lui-même avant de dire à Mr L’Ambert :

– La médecine ne rend pas compte de tous lesphénomènes naturels, et je viens vous soumettre une théorie qui n’aaucun caractère scientifique. Mes confrères se moqueraientpeut-être de moi si je leur disais qu’un lambeau détaché du corpsd’un homme peut rester sous l’influence de son ancien possesseur.C’est votre sang, lancé par votre cœur, sous l’action de votrecerveau, qui afflue si malheureusement à votre nez. Et pourtant jesuis tenté de croire que cet imbécile d’Auvergnat n’est pasétranger à l’événement.

Mr L’Ambert se récria bien haut. Dire qu’unvil mercenaire que l’on avait payé, à qui l’on ne devait rien,pouvait exercer une influence occulte sur le nez d’un officierministériel, c’était presque de l’impertinence !

– C’est bien pis, répondit le docteur, c’estde l’absurdité. Et pourtant je vous demande la permission dechercher le Romagné. J’ai besoin de le voir aujourd’hui, ne fût-ceque pour me convaincre de mon erreur. Avez-vous gardé sonadresse ?

– À Dieu ne plaise !

– Eh bien, je vais me mettre en quête. Prenezpatience, gardez la chambre, et ne vous traitez plus.

Il chercha quinze jours. La police lui vint enaide et l’égara durant trois semaines. On mit la main sur unedemi-douzaine de Romagné. Un agent subtil et plein d’expériencedécouvrit tous les Romagné de Paris, excepté celui qu’on demandait.On trouva un invalide, un marchand de peaux de lapin, un avocat, unvoleur, un commis de mercerie, un gendarme et un millionnaire. MrL’Ambert grillait d’impatience au coin du feu, et contemplait avecdésespoir son nez écarlate. Enfin, l’on découvrit le domicile duporteur d’eau, mais il n’y demeurait plus. Les voisins racontèrentqu’il avait fait fortune et vendu son tonneau pour jouir de lavie.

Mr Bernier battit les cabarets et autres lieuxde plaisir, tandis que son malade restait plongé dans lamélancolie.

Le 2 février, à dix heures du matin, le beaunotaire se chauffait tristement les pieds et contemplait enlouchant cette pivoine fleurie au milieu de son visage, lorsqu’untumulte joyeux ébranla toute la maison. Les portes s’ouvrirent avecfracas, les valets crièrent de surprise, et l’on vit paraître ledocteur, traînant Romagné par la main.

C’était le vrai Romagné, mais bien différentde lui-même ! Sale, abruti, hideux, l’œil éteint, l’haleinefétide, puant le vin et le tabac, rouge de la tête aux pieds commeun homard cuit : c’était moins un homme qu’un érysipèlevivant.

– Monstre ! lui dit Mr Bernier, tudevrais mourir de honte. Tu t’es ravalé au-dessous de la brute. Situ as encore le visage d’un homme, tu n’en as déjà plus la couleur.À quoi as-tu employé la petite fortune que nous t’avionsfaite ? Tu t’es roulé dans les bas-fonds de la débauche, et jet’ai trouvé au delà des fortifications de Paris, vautré comme unporc au seuil du plus immonde des cabarets !

L’Auvergnat leva ses gros yeux sur le docteuret lui dit avec son aimable accent, embelli d’une intonationfaubourienne :

– Eh bien, quoi ! J’ai fait lanoche ! Ch’est pas une raigeon pour me dire des chottiges.

– Qui est-ce qui te dit des sottises ? Onte reproche tes turpitudes, voilà tout. Pourquoi n’as-tu pas placéton argent au lieu de le boire ?

– Ch’est lui qui m’a dit de m’amuger.

– Drôle ! s’écria le notaire, est-ce moiqui t’ai conseillé de te soûler à la barrière avec de l’eau-de-vieet du vin bleu ?

– On ch’amuse comme on peut… je chuis été avecles camarades.

Le médecin bondit de colère…

– Ils sont jolis, tes camarades !Comment ! je fais une cure merveilleuse qui répand ma gloiredans Paris, qui m’ouvrira un jour ou l’autre les portes del’Institut, et tu vas, avec quelques ivrognes de ton espèce, gâtermon plus divin ouvrage ! S’il ne s’agissait que de toi,parbleu ! Nous te laisserions faire. C’est un suicide physiqueet moral ; mais un Auvergnat de plus ou de moins n’importeguère à la société. Il s’agit d’un homme du monde, d’un riche, deton bienfaiteur, de mon malade ! Tu l’as compromis, défiguré,assassiné par ton inconduite. Regarde dans quel état lamentable tuas mis la figure de monsieur !

Le pauvre diable contempla le nez qu’il avaitfourni, et se mit à fondre en larmes.

– Ch’est bien malheureux, mouchuBernier ; mais j’attechte le bon Dieu que ch’est pas ma faute.Le nez ch’est gâté tout cheul. Chaprichti ! Je chuis unhonnête homme, et je vous jure que je n’y ai pas cheulementtouché !

– Imbécile ! dit Mr L’Ambert, tu necomprendras jamais… et, d’ailleurs, tu n’as pas besoin decomprendre ! Il s’agit de nous dire sans détour si tu veuxchanger de conduite et renoncer à cette vie de débauche, qui me tuepar contrecoup ? Je te préviens que j’ai le bras long et que,si tu t’obstinais dans tes vices, je saurais te faire mettre enlieu sûr.

– En prigeon ?

– En prison.

– En prigeon avec les schélérats ?Grâche, mouchu L’Ambert ! Cha cherait le déjonneur de mafamille !

– Boiras-tu encore, oui ou non ?

– Eh ! bon diou ! Comment boirequand on n’a plus le chou ? J’ai tout dépenché, mouchuL’Ambert. J’ai bu les deux mille francs, j’ai bu mon tonneau ettout le fonds de boutique, et personne ne veut plus me faire créditchur la churfache de la terre !

– Tant mieux, drôle ! c’est bienfait.

– Il faudra bien que je devienne chage !Voichi la migère qui vient, mouchu L’Ambert !

– À la bonne heure !

– Mouchu L’Ambert !

– Quoi ?

– Chi ch’était un effet de votre bonté de meracheter un tonneau pour gagner ma pauvre vie, je vous jure que jeredeviendrais un bon chujet !

– Allons donc ! Tu le vendrais pourboire.

– Non, mouchu L’Ambert, foi d’honnêtegarchon !

– Serment d’ivrogne !

– Mais vous voulez donc que je meure de faimet de choif ! Une chentaine de francs, mon bon mouchuL’Ambert !

– Pas un centime ! C’est la Providencequi t’a mis sur la paille pour me rendre ma figure naturelle. Boisde l’eau, mange du pain sec, prive-toi du nécessaire, meurs de faimsi tu peux : c’est à ce prix que je recouvrerai mes avantageset que je redeviendrai moi-même !

Romagné courba la tête et se retira, traînantle pied et saluant la compagnie.

Le notaire était dans la joie et le médecindans la gloire.

– Je ne veux pas faire mon éloge, disaitmodestement Mr Bernier, mais Leverrier trouvant une planète par laforce du calcul n’a pas fait un plus grand miracle que moi.Deviner, à l’aspect de votre nez, qu’un Auvergnat absent et perdudans Paris se livre à la débauche, c’est remonter de l’effet à lacause par des chemins que l’audace humaine n’avait pas encoretentés. Quant au traitement de votre mal, il est indiqué par lacirconstance. La diète appliquée à Romagné est le seul remède quivous puisse guérir. Le hasard nous sert à merveille, puisque cetanimal a mangé son dernier sou. Vous avez bien fait de lui refuserle secours qu’il demandait : tous les efforts de l’art serontvains tant que cet homme aura de quoi boire.

– Mais, docteur, interrompit Mr L’Ambert, simon mal ne venait point de là ? Si vous étiez le jouet d’unecoïncidence fortuite ? Ne m’avez-vous pas dit vous-même que lathéorie… ?

– J’ai dit et je maintiens que, dans l’étatactuel de nos connaissances, votre cas n’admet aucune explicationlogique. C’est un fait dont la loi reste à trouver. Le rapport quenous observons aujourd’hui entre la santé de votre nez et laconduite de cet Auvergnat nous ouvre une perspective peut-êtretrompeuse, mais à coup sûr immense. Attendons quelques jours :si votre nez guérit à mesure que Romagné se range, ma théorierecevra le renfort d’une nouvelle probabilité. Je ne réponds derien ; mais je pressens une loi physiologique, inconnuejusqu’à nous, et que je serais heureux de formuler. Le monde de lascience est plein de phénomènes visibles produits par des causesinconnues. Pourquoi madame de L…, que vous connaissez comme moi,porte-t-elle une cerise admirablement peinte sur l’épaulegauche ? Est-ce, comme on le dit, parce que sa mère, étantgrosse, a convoité violemment un panier de cerises à l’étalage deChevet ? Quel artiste invisible a dessiné ce fruit sur lecorps d’un fœtus de six semaines, gros comme une crevette demoyenne taille ? Comment expliquer cette action spéciale dumoral sur le physique ? Et pourquoi la cerise de madame de L…devient-elle sensible et douloureuse au mois d’avril de chaqueannée, lorsque les cerisiers sont en fleur ? Voilà des faitscertains, évidents, palpables, et tout aussi inexpliqués quel’enflure et la rougeur de votre nez. Mais patience !

Deux jours après, le nez de Mr L’Ambertdésenfla d’une façon visible, mais la couleur rouge tenait bon.Vers la fin de la semaine, son volume était réduit d’un bon tiers.Au bout de quinze jours, il pela horriblement, fit peau neuve etreprit sa forme et sa couleur primitives.

Le docteur triomphait.

– Mon seul regret, disait-il, c’est que nousn’ayons point gardé le Romagné dans une cage pour observer sur luicomme sur vous les effets du traitement. Je suis sûr que, durantsept ou huit jours, il a été couvert d’écailles comme unecouleuvre.

– Qu’il aille au diable ! ajoutachrétiennement Mr L’Ambert.

Dès ce jour, il reprit ses habitudes :sortit en voiture, à cheval, à pied ; dansa dans les bals dufaubourg et embellit de sa présence le foyer de l’Opéra. Toutes lesfemmes lui firent bon accueil dans le monde et hors du monde. Unede celles qui le félicitèrent le plus tendrement de sa guérison futla sœur aînée de l’ami Steimbourg.

Cette aimable personne avait coutume deregarder les hommes dans le blanc des yeux. Elle remarqua trèsjudicieusement que Mr L’Ambert était sorti plus beau de cettedernière crise. Oui, vraiment, il semblait que deux ou trois moisde souffrances eussent donné à son visage je ne sais quoi d’achevé.Le nez surtout, ce nez droit, qui venait de rentrer dans seslimites après une dilatation cuisante, paraissait plus fin, plusblanc et plus aristocratique que jamais.

Telle était aussi l’opinion du joli notaire,et il se contemplait dans toutes les glaces avec une admirationtoujours nouvelle. C’était plaisir de le voir, face à face aveclui-même, et souriant à son propre nez.

Mais, au retour du printemps, dans le secondequinzaine de mars, tandis que la sève généreuse enflait lesbourgeons des lilas, Mr L’Ambert eut lieu de croire que son nezseul était privé des bienfaits de la saison et des bontés de lanature. Au milieu du rajeunissement de toutes choses, il pâlissaitcomme une feuille d’automne. Les ailes amincies et comme desséchéespar le souffle d’un sirocco invisible, s’aplatissaient contre lacloison.

– Mort de ma vie ! disait le notaire enfaisant la grimace au miroir, la distinction est une belle chose,comme la vertu ; mais pas trop n’en faut. Mon nez devientd’une élégance inquiétante, et bientôt il ne sera plus qu’une ombresi je ne lui rends la force et la couleur !

Il y mit un peu de rouge. Mais le fard neservait qu’à faire ressortir la finesse incroyable de cette lignedroite et sans épaisseur qui lui séparait la figure en deux. Telleon voit une lame de fer battu se dresser mince et coupante aumilieu d’un cadran solaire ; tel était le nez fantastique dunotaire désespéré.

En vain le riche indigène de la rue deVerneuil se mit au régime le plus substantiel. Considérant que labonne nourriture, digérée par un estomac solide, profite à peu prèségalement à toutes les parties du corps, il s’imposa la douce loide prendre force consommés, force coulis, et quantité de viandessaignantes arrosées des vins les plus généreux. Dire que cesaliments choisis ne lui profitèrent en rien serait nier l’évidenceet blasphémer la bonne chère. Mr L’Ambert se fit, en peu de temps,de belles joues rouges, un beau cou de taureau apoplectique et unjoli petit ventre rondelet. Mais le nez était comme un associénégligent ou désintéressé, qui ne vient pas toucher sesdividendes.

Lorsqu’un malade ne peut manger ni boire, onle soutient quelquefois par des bains nourrissants qui pénètrent àtravers la peau jusqu’aux sources de la vie. Mr L’Ambert traita sonnez comme un malade qu’il faut nourrir à part et coûte que coûte.Il commanda pour lui seul une petite baignoire de vermeil. Six foispar jour il le plongea et le maintint patiemment dans des bains delait, de vin de Bourgogne, de bouillon gras et même de sauce auxtomates. Peine perdue ! le malade sortait du bain aussi pâle,aussi maigre, aussi déplorable qu’il y était entré.

Toute espérance semblait perdue, lorsqu’unjour Mr Bernier se frappa le front et s’écria :

– Nous avons fait une énorme faute ! unevéritable bévue d’écoliers ! Et c’est moi !… lorsque cefait apportait à ma théorie une si éclatante confirmation !…N’en doutez pas, monsieur : l’Auvergnat est malade, et c’estlui qu’il nous faut traiter pour que vous soyez guéri.

Le pauvre L’Ambert s’arracha les cheveux.C’est pour le coup qu’il regretta d’avoir mis Romagné à la porte etde lui avoir refusé le secours qu’il demandait, et d’avoir oubliéde prendre son adresse ! Il se représentait le pauvre diablelanguissant sur un grabat, sans pain, sans rosbif et sans vin deChâteau-Margaux. À cette idée, son cœur se brisait. Il s’associaitaux douleurs du pauvre mercenaire. Pour la première fois de sa vie,il fut ému du malheur d’autrui :

– Docteur, cher docteur, s’écria-t-il enserrant la main de Mr Bernier, je donnerais tout mon bien poursauver ce brave jeune homme !

Cinq jours après, le mal avait encore empiré.Le nez n’était plus qu’une pellicule flexible, pliant sous le poidsdes lunettes, lorsque Mr Bernier vint dire qu’il avait trouvél’Auvergnat.

– Victoire ! s’écria Mr L’Ambert.

Le chirurgien haussa les épaules et réponditque la victoire lui paraissait au moins douteuse.

– Ma théorie, dit-il, est pleinementconfirmée, et, comme physiologiste, j’ai tout lieu de me déclarersatisfait ; mais, comme médecin, je voudrais vous guérir, etl’état où j’ai trouvé ce malheureux me laisse peu d’espérance.

– Vous le sauverez, cher docteur !

– D’abord, il ne m’appartient pas. Il est dansle service d’un de mes confrères, qui l’étudie avec une certainecuriosité.

– On vous le cédera ! nous l’achèterons,s’il le faut.

– Y songez-vous ! Un médecin ne vend passes malades. Il les tue quelquefois, dans l’intérêt de la science,pour voir ce qu’ils ont dans le corps. Mais en faire un objet decommerce, jamais ! Mon ami Fogatier me donnera peut-être votreAuvergnat ; mais le drôle est bien malade, et, pour comble dedisgrâce, il a pris la vie en tel dégoût qu’il ne veut pas guérir.Il jette tous les médicaments. Quant à la nourriture, tantôt il seplaint de n’en pas avoir assez, et réclame à grands cris la portionentière, tantôt il refuse ce qu’on lui donne et demande à mourir defaim.

– Mais c’est un crime ! Je luiparlerai ! Je lui ferai entendre le langage de la morale et dela religion ! Où est-il ?

– À l’hôtel-Dieu, salle Saint-Paul, numéro10.

– Vous avez votre voiture en bas ?

– Oui.

– Eh bien, partons. Ah ! le scélérat quiveut mourir ! Il ne sait donc pas que tous les hommes sontfrères !

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