Le Prisonnier de Zenda

Chapitre 20Le prisonnier du château et le roi

Afin que l’on se rende un compte bien exactdes événements qui venaient de s’accomplir au château de Zenda, ilest nécessaire d’ajouter au récit de ce que j’avais fait et vu parmoi-même en cette nuit mémorable ce que j’appris plus tard parFritz et par Mme de Mauban.

On verra par le récit de cette dernièrecomment le cri qu’elle devait pousser, et qui devait nous servir designal, et la petite scène que nous avions préparée, scène qui,dans ma pensée, n’était que simulée, éclatant trop tôt, avaienttout compromis, mais nous avaient pourtant sauvés en fin decompte.

La malheureuse femme, entraînée, je crois, parle sentiment très sincère qui l’attachait au duc de Strelsau,l’avait suivi en Ruritanie. Le duc était un homme très violent,très entier, mais, au fond, toujours maître de lui.Mme de Mauban, très éprise, n’avait pas tardéà souffrir d’autant plus qu’elle s’était bientôt aperçue qu’elleavait une rivale redoutable en la personne de la princesseFlavie.

Désespérée, tout lui parut bon pour conserverson pouvoir sur le duc. C’est ainsi que lorsque le duc partit pourZenda, elle l’accompagna, se laissa entraîner et se trouva liée àsa fortune. Toutefois, si attachée qu’elle fût au duc, elle neconsentit pas à m’attirer dans le piège où je devais trouver lamort ; d’où les lettres d’avertissement que j’avais reçues.Quant aux lignes envoyées par elle à Flavie, étaient-ellesinspirées par de bons ou de mauvais sentiments, par la jalousie oula pitié ? Je ne sais, mais ici encore elle nous servit.

De ce jour, elle fut avec nous. Ce qui nel’empêchait pas, c’est elle-même qui me l’a dit, d’aimer toujoursMichel. Elle espérait obtenir du roi, en récompense de sesservices, sinon le pardon du duc, au moins sa vie.

Elle ne souhaitait pas la victoire du duc, carelle abhorrait son crime, et plus encore ce qui en devait être larécompense en cas de succès, son mariage avec sa cousine, laprincesse Flavie.

À Zenda, d’autres éléments vinrent encore semêler à l’action et la compliquer, entre autres les sentiments deRupert pour Antoinette. Cette nuit même, Rupert, à l’aide d’uneseconde clef, avait fait irruption tout d’un coup dans la chambred’Antoinette, qu’il avait l’intention, sans doute, d’entraîner horsdu château.

Aux cris de la pauvre femme, le duc étaitaccouru, et là, dans l’obscurité, les deux hommes s’étaientbattus.

Rupert, après avoir blessé mortellement sonmaître, avait sauté par la fenêtre, ainsi que je l’ai déjà dit, aumoment où les domestiques accouraient avec des torches. C’est lesang du duc qui, en rejaillissant, avait inondé la chemise de sonadversaire ; mais Rupert, ne sachant pas qu’il avait tuéMichel, avait eu hâte de mettre fin au combat.

Je ne sais trop ce qu’il comptait faire destrois survivants de sa bande ; peut-être n’y avait-il même paspensé ; la mort de Michel, en tout cas, n’était pointpréméditée.

Antoinette, restée seule avec le duc, avait envain essayé d’arrêter le sang qui s’échappait de sa blessure ;il avait rendu le dernier soupir entre ses bras.

Affolée de douleur, et entendant Rupertaccabler d’injures et de railleries les serviteurs du duc, elleétait sortie avec l’intention de venger sa mort. Elle ne m’avaitpas aperçu ; elle ne me vit que lorsque je sautai dans lefossé, à la poursuite de Rupert.

C’est à ce moment que mes amis entrèrent enscène.

Ils étaient arrivés devant le château àl’heure dite, et avaient attendu devant la porte ; mais Jean,entraîné avec les autres au secours du duc, n’était pas venul’ouvrir ; il avait pris part au combat contre Rupert, faisantpreuve d’une bravoure d’autant plus grande qu’il voulait prévenirtout soupçon, et il avait été blessé, dans l’embrasure de lafenêtre. Sapt avait attendu jusqu’à deux heures et demie ;puis, se conformant aux ordres reçus, il avait envoyé Fritz enreconnaissance sur les bords du fossé.

Ne m’ayant pas trouvé, Fritz s’était hâté derejoindre Sapt, qui voulait regagner Tarlenheim en toute hâte, ce àquoi Fritz se refusa péremptoirement. Il y eut une vive altercationentre eux, à la suite de laquelle Sapt, persuadé par Fritz, sedécida à envoyer un détachement, sous les ordres de Bernenstein, àTarlenheim, avec ordre de ramener le maréchal, pendant que lesautres livreraient l’assaut à la grande porte du château. Ellerésista d’abord et céda enfin au moment même où Antoinette deMauban tirait sur Rupert. Mes amis firent irruption alors au nombrede huit.

En passant par la chambre du duc, ilsl’aperçurent étendu mort sur le seuil, une large blessure à lapoitrine. Cette vue arracha à Sapt une exclamation que j’entendis.Ils s’élancèrent alors sur les serviteurs qui, épouvantés,laissèrent tomber leurs armes, tandis qu’Antoinette se jetait ensanglotant aux pieds de Sapt.

Elle lui expliqua, au milieu de ses larmes,qu’elle m’avait aperçu au bout du pont, que je n’étais pas mort, etque j’avais sauté dans le fossé.

« Et le prisonnier ? » demandaSapt.

Mais elle secoua la tête ; elle ne savaitrien. Alors, Sapt et Fritz, suivis des autres gentilshommes,traversèrent le pont, lentement, prudemment, sans faire de bruit.Ce fut Fritz qui heurta du pied le cadavre de Gautel couché entravers de la porte. Il se baissa et vit qu’il était mort.

Alors ils se consultèrent, écoutantattentivement si aucun bruit ne parvenait du cachot, et ils eurentgrand-peur que les gardes du roi ne l’eussent tué et, ayant jetéson cadavre dans le tuyau, n’eussent fui par le même chemin. Mais,comme on m’avait aperçu au château, ils avaient encore quelqueespoir (c’est, en effet, ce que, dans son amitié, Fritz meconfia).

Alors ils retournèrent auprès de Michel, etécartant Antoinette, qui priait auprès du mort, ils trouvèrent surlui une clef avec laquelle ils ouvrirent la porte que j’avaisfermée. L’escalier était complètement noir ; ils hésitaient àallumer des torches ; c’était dangereux en cas d’attaque.

Mais, sur ces mots de Fritz : « Laporte d’en bas est ouverte ; voyez : on aperçoit de lalumière ! » ils avancèrent hardiment, et, lorsqu’ilsentrèrent dans la première pièce, ils trouvèrent le cadavre deBersonin. Enfin, dans la cellule du roi, mes amis heurtèrent lecorps de Detchard, couché en travers de celui du médecin, pendantque le roi était étendu sur le dos, une chaise renversée à côté delui.

« Il est mort ! » s’écriaFritz.

Sapt, toujours prudent, commença par faireévacuer la cellule, ne gardant que Fritz avec lui, et s’agenouillaauprès du roi. Il était expérimenté : il eut tôt fait de voirque non seulement le roi n’était pas mort, mais que, convenablementsoigné, il ne mourrait pas.

On lui couvrit le visage et on le porta dansla chambre du duc, où on le coucha, et où Antoinette vint luibaigner les tempes avec de l’eau fraîche et panser ses blessures enattendant l’arrivée du docteur.

Sapt se rendit vite compte que tout cela étaitmon œuvre ; ayant entendu le récit d’Antoinette, il envoyaFritz à ma recherche, d’abord dans les fossés, puis dans laforêt.

Fritz trouva mon cheval et me crut mort. En meretrouvant vivant, sa joie, son trouble furent tels qu’il en oubliatout le reste ; il oublia combien il eût été important de sedébarrasser de Rupert. Et, pourtant, je crois que, si Fritz l’avaittué, je lui en aurais voulu.

La délivrance du roi une fois opérée, restaità s’assurer que le secret serait bien gardé, car il fallait quepersonne ne soupçonnât que le roi avait été trois moisprisonnier.

Sapt prit les mesures nécessaires. Antoinettede Mauban et Jean durent jurer de se taire.

Tranquille de ce côté, Fritz prépara laversion officielle de tous ces événements. En voici à peu près lesgrandes lignes :

Un ami du roi était retenu prisonnier par sonfrère. Rodolphe avait voulu le délivrer (ai-je besoin de dire que,dans cette histoire, c’était moi qui devais jouer le rôle duprisonnier ?). Au cours de la bataille, le roi avait étéblessé très grièvement par les geôliers qui gardaient son ami, lesavait finalement terrassés, et maintenant, blessé, mais vivant, ilreposait au château, dans le propre lit du duc Noir. Quant auprisonnier, il avait disparu, après avoir passé comme un éclair surle pont devant les serviteurs du duc. Aussitôt qu’on l’auraitretrouvé, ordre avait été donné de le conduire directement auprèsdu roi, sans le laisser communiquer avec personne.

D’autre part, un courrier partait à fond detrain pour Tarlenheim afin de prier le maréchal de Strakenczd’avertir la princesse que le roi était en sûreté. Quant à laprincesse, elle ne devait, en aucun cas, quitter Tarlenheim, oùelle attendrait la venue de son cousin et ses instructions.

C’est ainsi que le roi rentrait dans sesdroits, après avoir accompli de grandes choses, et échappé auxtentatives criminelles de son frère naturel.

Telle était la combinaison, fort ingénieuse,n’est-il pas vrai ? de mon vieil ami.

Elle réussit, sauf sur un seul point, où ellese heurta contre une force qui déjoue parfois les plans les plusingénieux, je veux parler du bon plaisir d’une femme. Le roi eutbeau ordonner, le cousin eut beau supplier, le maréchal eut beauinsister, la princesse Flavie ne voulut rien entendre.

Pensait-on qu’elle allait rester à Tarlenheim,alors que son fiancé était blessé au château ? Lorsque lemaréchal et son escorte prirent la route de Zenda, la voiture de laprincesse suivait immédiatement derrière.

C’est dans cet appareil que le cortège défiladans les rues de la ville.

Le bruit y avait rapidement circulé que leroi, se rendant la nuit précédente chez son frère pour lui demanderen toute amitié des explications au sujet de l’emprisonnement d’unde ses amis dans le château de Zenda, avait été traîtreusementattaqué ; qu’un combat désespéré avait eu lieu ; que leduc Noir avait été tué avec plusieurs de ses aides de camp, et quele roi, tout blessé qu’il fût, s’était emparé du château de Zenda.Toutes ces nouvelles causèrent, comme on peut le supposer, une viveémotion. Le télégraphe s’en empara aussitôt, et les dépêchesparvinrent à Strelsau juste après que les ordres furent arrivés deconsigner les troupes et d’occuper militairement les quartiers oùpouvait se produire quelque effervescence.

C’est ainsi que la princesse arriva à Zenda.Au moment où la voiture gravissait la colline, le maréchal,suppliant encore une fois la princesse de retourner en arrière,Fritz de Tarlenheim et le « prisonnier » arrivaient surla lisière de la forêt. J’avais repris connaissance et je marchaisappuyé sur le bras de mon fidèle ami ; tout à coup, levant lesyeux et regardant par hasard, j’aperçus à travers les branches laprincesse ! Je compris au regard de mon compagnon que nous nedevions pas nous laisser voir et je me laissai tomber sur lesgenoux derrière un groupe d’arbres. Mais la petite paysanne quinous avait suivis courut au-devant de Flavie :

« Madame, lui cria-t-elle, le roi est là,dans la forêt. Voulez-vous que je vous conduise auprès delui ?

– Quelle sottise dis-tu, enfant ?reprit le vieux Strakencz. Le roi est blessé au château deZenda.

– Oui, monsieur, il est blessé, je lesais ; mais il est ici avec le comte Fritz.

– Comment le roi pourrait-il être en deuxendroits à la fois, à moins qu’il n’y ait deux rois ? fitFlavie étonnée. Et comment se trouverait-il ici ?

– Il poursuivait un seigneur,Madame : ils se sont battus devant moi jusqu’au moment où lecomte Fritz est arrivé, à preuve que l’autre seigneur m’a pris lecheval que je montais, et est parti avec. Je vous jure, Madame, quele roi est là avec le comte Fritz. Y a-t-il dans toute la Ruritanieun homme qu’on puisse confondre avec le roi ?

– Non, mon enfant, dit Flavie doucement(je ne le sus qu’après) et, en souriant, elle lui remit une pièced’or. En tout cas, j’irai, et je verrai ce gentilhomme. »

Et elle se leva pour descendre de voiture. Aumême moment, Sapt arrivait à cheval, venant du château ; enapercevant la princesse, il fit contre fortune bon cœur ; illui cria, de l’air le plus aimable qu’il pût prendre, que le roiétait bien soigné et hors de danger.

« Au château ? fit-elle.

– Où pourrait-il être, Madame ?répondit-il en saluant.

– Mais cette enfant prétend qu’il est là,dans la forêt, avec le comte Fritz. »

Sapt regarda l’enfant en souriant.

« Bah ! pour une jeunesse commecela, tout beau garçon est un roi.

– Je vous assure que celui que j’ai vuressemble au roi comme une goutte d’eau ressemble à une autregoutte d’eau », cria l’enfant ébranlée, mais tenant encore àson dire.

Sapt se détourna vivement. Le visage du vieuxmaréchal était plein d’interrogation, le regard de Flavie non moinséloquent. Le soupçon a des ailes !

« Je vais aller voir par moi-même, ditSapt vivement.

– Je vous accompagnerai, fit laprincesse.

– Venez seule, alors, degrâce ! »

Et la princesse, obéissant à l’étrange prièrequ’elle lisait dans les yeux du vieux soldat, pria le maréchal etsa suite de les attendre.

Sapt et la princesse se dirigèrent à pied versl’endroit où nous étions cachés. Sapt avait fait signe à la petitepaysanne de rester à distance. En les voyant venir, je me laissaitomber sur le gazon et cachai mon visage entre mes mains. Commenttrouver la force de la regarder ?

Fritz, agenouillé auprès de moi, mesoutenait.

« Parlez bas, quoi que vousdisiez ! » suppliait Sapt à l’oreille de laprincesse.

« C’est lui ! Êtes-vousblessé ? »

Elle s’était jetée à genoux, à côté de moi,cherchant à écarter mes mains ; mais je tenais obstinément mesyeux baissés.

« C’est bien le roi ! Dites-moi,colonel, quelle est cette plaisanterie ? Je n’en comprends pasle sel. »

Aucun de nous ne répondait. Nous restionsmuets ; enfin Sapt, n’y tenant plus :

« Non, Madame, dit-il d’une voix rauque,ce n’est pas le roi. »

Elle se recula, et, d’un tonindigné :

« Croyez-vous, dit-elle, que je puisse nepas reconnaître le roi ?

– Ce n’est pas le roi », répéta levieux Sapt.

Fritz fondit en larmes. Ces larmes éclairèrentla princesse.

« Mais je vous dis que c’est le roi,répétait-elle, inquiétée. Je reconnais son visage, sa bague… mabague !…

– Madame, reprit le vieux Sapt, le roiest au château. Ce gentilhomme…

– Regardez-moi, Rodolphe, regardez-moi,criait-elle en me prenant la tête dans ses deux mains. Pourquoileur permettez-vous de me torturer ainsi ? Dites-moi ce quecela signifie. »

Alors je parlai, la regardant dans lesyeux :

« Dieu me pardonne, Madame ! Non, jene suis pas le roi. »

Elle me regarda comme jamais homme, je crois,ne fut regardé. Son regard me brûlait.

Et moi, redevenu muet, je vis dans ses chersyeux naître et grandir le doute, puis l’horreur.

Elle se tourna vers Sapt, vers Fritz, enfinvers moi ; puis, tout à coup, elle se jeta dans mes bras, et,moi, avec un grand cri, je la serrai contre mon cœur. Sapt posa lamain sur mon bras.

Je le regardai, et, étendant la princesseévanouie sur le gazon, je m’éloignai en lui jetant un dernierregard et en maudissant le ciel.

Pourquoi Dieu n’avait-il pas permis, au moins,que l’épée de Rupert m’eût sauvé de ce martyre !

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