Le Prisonnier de Zenda

Chapitre 13L’échelle de Jacob

Le lendemain du jour où j’avais juré de medébarrasser des Six, j’avais, le matin, donné quelquesordres ; après quoi, je me reposais plus content et plustranquille que je ne l’avais été depuis longtemps. Si bien queSapt, qui devenait fiévreux, s’émerveilla de me trouver enfoncédans un fauteuil, au soleil, écoutant un de mes amis qui mechantait d’une voix mélodieuse des romances faisant naître en moila plus douce mélancolie. Telles étaient nos occupations quand lejeune Rupert Hentzau parut. Le coquin ne craignait ni Dieu nidiable ; il venait de traverser tout notre territoire aussitranquillement que s’il avait galopé dans le parc de Strelsau. Ils’approcha de l’endroit où nous nous tenions, et, me saluant avecun respect affecté, me pria de bien vouloir l’entendre sanstémoins. Il était porteur d’un message du duc. Je fis signe auxgens de ma suite de se retirer, et il s’assit près de moi.

« Puisque nous sommes seuls, soyonssérieux, Rassendyll. » Je me dressai vivement sur monfauteuil.

« Qu’y a-t-il ? interrogea-t-il.

– Monsieur, j’allais appeler un de mesgentilshommes pour lui dire de vous amener votre cheval. Si vous nesavez pas comment on doit parler au roi, je prierai mon frère dechercher un autre ambassadeur.

– Pourquoi prolonger cette comédie ?fit-il, en époussetant négligemment sa botte avec son gant.

– Parce que nous ne sommes pas encore audernier acte ; et, en attendant, je prétends prendre le nomqui me convient.

– Comme vous voudrez. Ce que j’en disais,c’était dans votre propre intérêt, car vous êtes un homme comme jeles aime ; vous me plaisez, mordieu !

– Ma foi, cher monsieur, si vous aimezles hommes qui n’ont jamais manqué à leur parole d’honneur, je suisvotre homme. »

Il me jeta un mauvais regard.

« Avez-vous encore votre mère ?demandai-je.

– Non, répondit-il ; elle estmorte.

– C’est une grâce du Ciel »,murmurai-je. Je l’entendis qui jurait entre ses dents.

« Quel est donc ce message dont vous êtesporteur ? » En lui parlant de sa mère, je l’avais blesséau vif : tout le monde savait que la pauvre femme était mortede chagrin, le misérable l’ayant poussée au plus extrême désespoirpar sa perpétuelle vie de désordres. Un instant, il fut désarçonnéet perdit son assurance.

« Le duc est plus généreux que je ne leserais moi-même, reprit-il, d’un ton bourru. Une bonne corde aucou, voilà, pour ma part, ce que j’avais proposé de réserver àVotre Majesté. Le duc vous offre un sauf-conduit jusqu’à lafrontière et un million de couronnes.

– Si j’étais obligé de choisir entre lesdeux, je préférerais encore la corde.

– Vous refusez ?

– Bien entendu.

– J’avais bien dit à Michel que vousrefuseriez. »

Et le coquin, radieux, me gratifia du plusaimable de ses sourires.

« Le fait est, ceci entre nous,reprit-il, que Michel ne se doute pas de ce que c’est qu’ungentilhomme. »

Je me mis à rire.

« Et vous ? fis-je.

– Moi, je le sais. Eh bien ! alors,va pour la corde !

– Je suis seulement désolé de penser quevous ne vivrez pas assez pour me voir pendre.

– Votre Majesté me ferait-elle l’honneurde me provoquer ?

– Pas pour l’instant… Je regrette quevous n’ayez pas quelques années de plus.

– Bah ! Dieu donne des années ;mais c’est le diable qui donne la force, dit-il en riant.

– Comment est votre prisonnier ?demandai-je.

– Le r… ?

– Votre prisonnier ?

– Ah ! oui, j’oubliais vos ordres,Sire. Eh bien ! il est encore de ce monde. »

Hentzau se leva, je l’imitai ; puis, avecun sourire, il ajouta :

« Et la jolie princesse ? Sur mafoi, je gage que… »

Je ne laissai pas achever, je m’élançai surlui la main levée. Il ne broncha pas ; un sourire insolentretroussa le coin de sa lèvre.

« Va-t’en, criai-je, va-t’en, si tu tiensà ta peau ! »

Alors se passa la plus audacieuse chose quej’aie vue de ma vie.

Mes amis n’étaient pas à plus de vingt-cinq outrente mètres. Rupert fit signe au groom de lui amener soncheval ; puis il le congédia, en lui mettant une demi-couronnedans la main. Le cheval était tout près ; j’étais debout àcôté, ne soupçonnant rien. Rupert fit mine d’enfourcher samonture ; puis, tout à coup, se tournant vers moi, la maingauche passée dans sa ceinture, il me tendit la droite.

« Une poignée de main ? »fit-il.

Je m’inclinai, faisant ce qu’il avait bienprévu que je ferais, c’est-à-dire mettant mes deux mains derrièremon dos.

Alors avec la rapidité de l’éclair, de la maingauche, il tira un court poignard et m’en frappa. Je sentis lapointe de la lame au défaut de l’épaule gauche ; sans unmouvement instinctif que je fis, et qui me sauva, je recevais lecoup en plein cœur. Je chancelais en poussant un cri ; lui,sans toucher l’étrier, s’élança sur son cheval et partit comme uneflèche, poursuivi par des cris, des coups de feu, les uns aussiinutiles que les autres.

Le sang coulait abondamment de mablessure : je m’affaissai sur mon fauteuil ; de là, jevis ce fils du diable disparaître au tournant de la longue avenue.Mes amis se pressaient autour de moi ; je les voyaisconfusément comme dans un nuage ; enfin je m’évanouis.

L’on m’emporta alors sur mon lit, où je fus delongues heures dans un état de demi-conscience. La nuit était toutà fait venue quand je repris connaissance.

Fritz veillait à mon chevet. J’étais très las,très faible et assez découragé.

Le lendemain, Jean, le garde du duc, tombadans le piège si habilement tendu par moi, et, à l’heure venue, ilétait au château.

« Le plus drôle, continua Fritz, c’estqu’il ne paraît pas fâché d’être ici ; il semble penser que,lorsque le duc Noir aura fait son coup, il ne fera pas bon d’êtremêlé à toute cette cuisine. »

Cette observation, qui dénotait de la finesseet de l’esprit chez notre homme, me porta à fonder les plus grandesespérances sur son concours. Je donnai l’ordre qu’on mel’amenât.

Sapt l’introduisit.

Le malheureux baissait la tête et jetaitautour de lui des regards effrayés. Il est vrai que, mis sur nosgardes par l’aventure du jeune Rupert, nous n’avions pas une biengracieuse façon de recevoir les gens.

Sapt, un revolver au poing, tenait leprisonnier en respect, et l’empêchait de s’approcher trop près demon lit. De plus, on lui avait mis aux mains les menottes ;mais je donnai l’ordre qu’on les lui enlevât.

Inutile d’énumérer les promesses, lessauf-conduits, les récompenses que nous fîmes luire à ses yeux.Disons tout de suite que nous avons tenu exactement tous nosengagements, si bien qu’il vit maintenant dans l’aisance : onm’excusera de ne pas dire où. Nous pûmes agir d’autant plusfranchement avec lui que nous vîmes très vite que nous avionsaffaire à un garçon faible plutôt que méchant, et que, s’il avaittenu un rôle dans toute cette affaire, c’était beaucoup plus parcrainte du duc et de son propre frère Max que par sympathie pour lacause qu’il servait. Toutefois il les avait tous convaincus de sonloyalisme, et, bien qu’il ne fût pas admis dans leurs conseilssecrets, sa connaissance de ce qui se passait à l’intérieur duchâteau nous mettait à même de pénétrer jusqu’au cœur même de leursdesseins. Voici, en quelques mots, l’histoire que Jean nousconta.

« Au-dessous du niveau du château,dit-il, en contrebas, il existe deux petites chambres taillées dansle roc, auxquelles on accède par quelques marches de pierre, aubout du pont-levis. La première n’a pas de fenêtres ; il ybrûle toujours une lampe ; la seconde a une fenêtre carrée quidonne sur le fossé. Dans la première pièce, jour et nuit, trois desterribles Six montent la garde. Par ordre du duc Michel, ilsdoivent, en cas d’attaque, défendre la porte aussi longtemps quepossible. Dès que la porte sera en danger d’être forcée, RupertHentzau ou Detchard (ils sont toujours là, l’un ou l’autre) doitlaisser les deux autres défendre l’entrée, passer dans la secondechambre, et, sans plus de façon, tuer le roi, qu’on tient enfermélà, sans armes, les bras liés au corps par de fines chaînesdacier, qui ne lui permettent pas de les écarter de soncorps de plus de trois pouces. À cela près, il est bientraité. » Donc, avant que l’on eût enfoncé la première porte,le roi serait mort.

– Et le cadavre, que compte-t-on enfaire ? interrogeai-je. Le roi mort est presque aussicompromettant que vivant.

– N’ayez crainte, monsieur, reprit Jean,le duc a pensé à tout. Pendant que ses deux acolytes continuent àdéfendre l’entrée de la première pièce, celui qui a tué le roi doitouvrir la fenêtre carrée et en écarter les gros barreaux (ilstournent sur un pivot). Cette fenêtre, pour le moment, ne donneaucun jour ; son ouverture est bouchée par un tuyau, une sortede large conduit en poterie, juste assez spacieux pour que le corpsd’un homme y puisse passer. Ce tuyau aboutit dans le fossé, à fleurd’eau.

« Une fois le roi mort, son assassin,sans perdre une minute, doit attacher une grosse pierre au cadavre,le traîner jusqu’à la fenêtre et le hisser à l’aide d’une poulie, –c’est Detchard qui a eu l’idée de cette poulie – jusqu’au niveau del’entrée du tuyau. Le cadavre, une fois introduit dans le conduit,glissera sans bruit, tombera dans l’eau et coulera au fond dufossé, qui en cet endroit a plus de vingt pieds de profondeur. Lachose faite, l’assassin doit crier : « Tout vabien ! » et se laisser à son tour glisser par letuyau ; les deux autres, s’ils le peuvent et si l’attaquen’est pas trop chaude, se retireront alors dans la seconde pièce enbarricadant la porte, et, eux aussi, se glisseront dehors par lemême chemin et gagneront à la nage l’autre bord, où des hommes ontordre de les attendre avec des chevaux tout préparés à leurintention.

« Si les choses vont mal, le duc lesrejoindra et cherchera son salut dans la fuite ; si, aucontraire, tout va bien, on tournera le château afin de prendrel’ennemi entre deux feux. Voilà le plan de Sa Seigneurie pour sedébarrasser du roi en cas de nécessité. Mais on ne doit y avoirrecours qu’à la dernière extrémité, car chacun sait que le duc n’aintérêt à tuer le roi qu’autant qu’il sera sûr de pouvoir sedébarrasser de vous, Monsieur. Je vous ai dit toute la vérité, j’enprends Dieu à témoin, et je vous supplie de me soustraire à lavengeance du duc Michel. Si, après ce que j’ai fait, je tombaisentre ses mains, je n’aurais qu’à implorer une grâce, celle demourir vite… et je ne l’obtiendrais pas… »

L’homme paraissait sincère. Son récit étaitdécousu et sans apprêt : nos questions lui firent dire lereste. Tout ce qu’il nous avait raconté avait bien trait à uneattaque armée. Mais, si des soupçons venaient, à naître et quesurvînt contre eux une force accablante comme celle que moi, leroi, par exemple, je pouvais leur opposer, l’idée de la résistanceserait abandonnée et le prisonnier de Zenda serait tranquillementmis à mort et glissé dans le tuyau. Et, ici, venait une ingénieusecombinaison : un des Six prendrait sa place et, à l’arrivéedes perquisiteurs, réclamerait hautement sa liberté.

« Michel, cité à comparaître, avoueraitavoir agi avec trop de hâte, de précipitation. Il avait eu tort,concéderait-il, mais cet homme l’avait irrité en cherchant à sefaire bien voir d’une certaine dame, son hôtesse (qui n’était autrequ’Antoinette de Mauban) ; il l’avait enfermé dans ce cachot,usant, abusant peut-être du droit qu’il croyait avoir commeseigneur de Zenda. Mais il était prêt à accepter ses excuses, à luirendre la liberté et à taire cesser ainsi les bruits qui avaientcouru sur l’existence d’un prisonnier retenu contre son gré auchâteau de Zenda, bruits qui lui avaient valu la visite de cesmessieurs.

« Ceux-ci, déçus, se retireraient, etMichel aurait tout le loisir de se débarrasser du corps duroi. »

Sapt, Fritz et moi, toujours au lit, nous nousregardions, confondus de tant de ruse et de cruauté froide.

Que j’eusse des desseins pacifiques ouguerriers, que je me présentasse ouvertement à la tête d’un corpsde troupes ou que j’eusse recours à un assaut clandestin, le roiserait mort avant que je puisse l’approcher. Dans le cas où Michelserait le plus fort et nous vaincrait, il y aurait une solution.Mais, si c’était moi qui devais le battre, je n’avais aucun moyende lui infliger une punition, aucun moyen de prouver son crime,sans prouver du même coup le mien. D’autre part, je demeurerais roi(ah ! pour un moment, mon pouls battit plus fort) et ce seraità l’avenir d’assurer le combat définitif entre lui et moi. Ilparaissait bien que la possibilité de son triomphe s’aggravait del’impossibilité de sa défaite. Car, en mettant les choses au pis,il demeurerait ce qu’il était avant que je ne me fusse mis sur sonchemin, avec un autre homme entre le trône et lui, et cet hommen’était qu’un imposteur ! Et, si tout allait bien pour lui aucontraire, il ne resterait plus aucun adversaire en face de lui.J’avais commencé à croire que le duc Noir désirait vivement laisserle soin de se battre à ses amis ; maintenant, je comprenaisqu’il était la tête, sinon le bras, de la conspiration.

« Le roi est-il au courant du sort quilui est réservé ? demandai-je.

– C’est moi et mon frère, répondit Jean,qui avons posé le tuyau sous la direction de Mgr de Hentzau. Le roia demandé à celui-ci à quoi cela devait servir :

« Sire, a-t-il répondu en riant d’un airdégagé, c’est une nouvelle invention, un perfectionnement que nousavons apporté à l’échelle de Jacob par laquelle – vous n’êtes passans avoir lu cela, Sire – les hommes passent de ce monde enl’autre. Nous avons pensé qu’il ne serait pas convenable, au cas oùVotre Majesté aurait à faire ce voyage, qu’elle le fît par lechemin des simples mortels. Nous vous avons préparé un chemincouvert, où vous pourrez passer en toute tranquillité, à l’abri desregards indiscrets de la foule. Voilà, Sire, à quoi doit servir cetuyau. » Puis, riant toujours et s’inclinant très bas :« Votre Majesté veut-elle me permettre de lui remplir sonverre ? » Le roi était en train de souper. Quoique trèsbrave comme tous ceux de sa maison, il devint rouge, puis trèspâle ; il examinait alternativement le tuyau et le diaboliquecoquin qui se moquait de lui.

« Je vous assure, continua Jean, enfrissonnant, qu’il n’est pas aisé de dormir tranquille à Zenda. Ilssont là un tas de bandits pour lesquels couper la gorge d’un hommen’est pas une plus grosse affaire que faire une partie de cartes.Quant à Mgr Rupert, je crois bien qu’il n’y a pas de passe-tempsqui soit plus de son goût. »

Lorsque notre homme eut terminé son récit, jepriai Fritz de le reconduire et de veiller à ce qu’il fût mis sousbonne garde. Au moment où il sortait, je me tournai vers lui etj’ajoutai :

« Si quelqu’un ici te demande s’il y a unprisonnier au château de Zenda, tu peux répondre :« Oui » ; mais si on te demande qui est ceprisonnier, ne le dis pas. Toutes les assurances que tu as reçuesde nous ne te sauveraient pas si on apprenait la vérité. Prends-ygarde, et dis-toi que je te tuerai comme un chien si tu laissestranspercer la moindre chose. » Lorsqu’il fut parti, jeregardai Sapt.

« La chose est compliquée, fis-je.

– Si compliquée, répondit-il en secouantsa tête grise, que je crois qu’à pareille époque, l’an prochain,vous serez encore sur le trône de Ruritanie ! »

Et il éclata en imprécations contre Michel,envoyant à tous les diables sa fourberie et son astuce.

Je m’étais rejeté sur mes oreillers.

« Je ne vois, repris-je, que deux moyensde faire sortir le roi vivant du château. Le premier serait latrahison de quelqu’un des serviteurs du duc.

– Vous pouvez laisser celui-là de côté,dit Sapt.

– J’espère bien que non, repris-je, carcelui que j’allais mentionner en second, c’est l’intervention duCiel, c’est un miracle ! »

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