Le Signe des quatre

Chapitre 12L’étrange histoire de Jonathan Small

C’était sûrement un trésor de patience que devait posséderl’inspecteur qui m’attendait dans la voiture, car je m’attardailongtemps près de la jeune fille. Mais le visage du policiers’assombrit lorsque je lui montrai le coffre vide.

« Zut ! Voilà la récompense disparue ! fit-ild’un ton maussade. Pas d’argent, pas de prime. Le travail de cettenuit aurait bien rapporté dix shillings chacun à Sam Brown et àmoi, si le trésor avait été retrouvé.

– M. Thaddeus Sholto est riche ! dis-je. Il veillera àce que vous soyez récompensés, même sans trésor. »

Mais l’inspecteur secoua la tête d’un air abattu.

« C’est du mauvais travail ! répéta-t-il. EtM. Athelney pensera la même chose. »

Il ne se trompait pas. Le détective pâlit lorsque, parvenu àBaker Street, je lui montrai le coffre vide. Tous trois, Holmes, leprisonnier et lui, venaient d’arriver ; ils avaient modifiéleurs plans et décidé de se présenter à un commissariat sur leurchemin. Mon ami était vautré dans le fauteuil avec sa nonchalancecoutumière, tandis que Small se tenait droit sur sa chaise. Commej’exhibai le coffre vide, il s’adossa confortablement pour éclaterde rire.

« Voilà encore un de vos méfaits, Small ! fit AthelneyJones furieux.

– Oui ! je l’ai planqué dans un endroit d’où vous nepourrez jamais le sortir ! cria-t-il. Ce trésorm’appartient ; puisque je ne pouvais en jouir, j’ai prisbougrement soin à ce que personne ne le récupère… Je vous dis quepas un être humain au monde n’y a droit en dehors de trois bagnardsen train de pourrir aux Andaman, et de moi-même. Je ne peux pas enjour, et eux non plus. J’ai toujours agi pour eux autant que pourmoi ! Le Signe des quatre a toujours existé entre nous. C’estpourquoi je suis sûr qu’ils m’approuveraient d’avoir jeté le trésordans la Tamise plutôt que de le voir tomber entre les mains d’unparent de Sholto ou de Morstan. Ce n’est tout de même pas pour lesrendre riches qu’Achmet est mort ! Vous trouverez le trésor làoù se trouvent déjà la clef et le petit Tonga. Lorsque j’ai comprisque votre chaloupe nous rattraperait sans faute, j’ai lancé lesjoyaux dans la flotte. Résignez-vous, il n’y aura pas de roupiespour vous !

– Vous essayez de nous tromper, Small ! dit Athelney Jonessévèrement. Si vous aviez voulu jeter le trésor dans la Tamise, ilvous aurait été plus facile d’y jeter tout le coffre.

– Plus facile pour moi de le jeter, mais plus facile pour vousde le repêcher, hein ? rétorqua-t-il avec un regard rusé.L’homme qui était assez droit pour m’attraper l’aurait étésuffisamment encore pour retirer du fond du fleuve un coffre enfer. Ce sera plus difficile maintenant, car ils sont éparpillés surplus de huit kilomètres. Dame, j’ai eu le cœur brisé en lesjetant ! J’étais à moitié fou lorsque j’ai vu que vous allieznous rejoindre. Mais il ne servait à rien de se lamenter. Dans mavie, j’ai connu des hauts et des bas, et j’ai appris à ne paspleurer devant les pots cassés.

– Vous avez fait là une chose très grave, Small ! dit ledétective. Si vous aviez aidé la justice au lieu de la contrarierainsi, vous en auriez bénéficié au cours de votrejugement !

– La justice ! gronda l’ancien bagnard. Une belle justice,oui ! À qui appartient ce butin, si ce n’est pas à nous ?Quelle justice est-ce donc qui demande que je l’abandonne à desgens qui n’y ont aucun droit ? Moi, je l’avais gagné !Vingt longues années dans ces marécages dévastés par la fièvre, autravail tout le jour sous les palétuviers, enchaîné toute la nuitdans des baraques repoussantes de saleté, harcelé par lesmoustiques, secoué par les fièvres, malmené par tous ces gardesnoirs trop heureux de s’en prendre aux Blancs : voilà !Voilà comment j’ai conquis le trésor d’Agra. Et vous venez meparler de justice parce que je ne peux supporter l’idée d’avoirtant souffert à seule fin qu’un autre en profite ? Maisj’aimerais mieux être pendu dix fois ou avoir dans la peau une desfléchettes de Tonga, plutôt que de vivre dans une cellule ensachant qu’un autre homme prend ses aises dans un palais grâce àune fortune qui m’appartient ! »

Small s’était départi de son impassibilité. Laissant libre coursà ses sentiments, débitant son discours en un torrent de motsbousculés, il avait des yeux flamboyants ; ses mainss’agitaient avec passion et les menottes s’entrechoquaientbruyamment. À voir cette fureur déchaînée, je compris que laterreur qui avait saisi le major Sholto à l’annonce de son évasionétait fort bien fondée.

« Vous oubliez que nous ne savons rien de tout cela, ditHolmes tranquillement. Nous n’avons pas entendu votre histoire etne pouvons juger si le bon droit était originellement de votrecôté.

– Monsieur, vous m’avez traité avec humanité. Pourtant, c’est àvous que je suis redevable de ces bracelets… Allez, je ne vous enveux pas ! C’est la règle du jeu… Je n’ai aucune raison devous taire mon histoire si vous désirez la connaître. Ce que jevais vous dire est la vérité du Bon Dieu, je vous l’affirme. Oui,merci, posez le verre à côté de moi ; j’aurai peut-être lagorge sèche.

« Je suis né près de Pershore, dans le Worcestershire. Sivous allez y voir, vous trouverez un tas de Small par là-bas. J’aisouvent eu l’idée d’aller faire un tour dans la région ; mais,comme à la vérité je n’ai jamais été un motif d’orgueil pour mafamille, je me demande si l’on aurait été très heureux de merevoir ! Ce sont tous des petits fermiers bien établis, allantà l’église, bien connus, bien respectés dans les environs. Moi, enrevanche, j’ai toujours été un peu tête-brûlée. Enfin, vers l’âgede dix-huit ans, je ne leur ai plus causé d’ennuis. Mêlé à uneviolente bagarre au sujet d’une fille, je ne pus m’en sortir qu’enm’engageant dans le Troisième des Buffs, qui était sur le point departir pour les Indes.

« Cependant, je n’étais pas destiné à demeurer longtempsmilitaire. J’avais juste fini d’apprendre le pas de l’oie et lemaniement de mon mousqueton, lorsque je fus assez fou pour prendreun bain dans le Gange. Heureusement pour moi, John Holder, lesergent de la Compagnie, était dans l’eau au même moment, etc’était l’un des meilleurs nageurs de l’armée. J’étais à mi-cheminde l’autre rive lorsqu’un crocodile m’attrapa la jambe droite qu’ilsectionna au-dessus du genou aussi proprement qu’un chirurgien. Jeme suis évanoui sous le choc, avec l’hémorragie, et j’aurais coulé,si Holder ne m’avait rattrapé et ramené au rivage. Je suis restécinq mois à l’hôpital. Lorsque enfin j’en suis sorti, boitant avecce pilon de bois attaché à mon moignon, je me suis trouvé réforméet inapte à toute occupation active.

« Comme vous voyez, la malchance déjà ne m’épargnait pas.Je n’étais plus qu’un infirme inutile, et je n’avais pourtant pasencore vingt ans. Cependant mon infortune me valut bientôt unbienfait. Un type, Abel White, qui était venu pour des plantationsd’indigo, cherchait un contremaître pour surveiller les indigèneset les faire travailler. C’était un ami de notre colonel, lequels’intéressait à moi depuis mon accident. Abrégeons une longuehistoire : le colonel appuya chaleureusement ma candidature,et, comme le travail se faisait la plupart du temps à cheval, moninfirmité n’entrait pas en ligne de compte ; mon moignon étaiten effet assez long pour me permettre de rester bien en selle. Montravail consistait à parcourir la plantation à cheval, à surveillerles hommes au travail, et à signaler les fainéants. Le salaireétait convenable, mon logement confortable ; dans l’ensemble,je n’aurais pas été mécontent de passer le reste de ma vie dans laplantation d’indigo. M. Abel White était un homme de cœur. Ilvenait souvent me rendre visite et fumer une pipe avec moi, carlà-bas, les Blancs sont plus amicaux les uns envers les autresqu’on ne le sera jamais chez nous.

« Mais il était dit que je n’aurais jamais longtemps lachance pour moi. Soudain, sans signe précurseur, la grande révolteéclata. Le mois précédent, l’Inde était aussi tranquille etpaisible en apparence que le Surrey ou le Kent. Trente jours plustard, le pays était un véritable enfer livré à deux cent millediables noirs. Évidemment, vous connaissez la question,messieurs ; mieux que moi, probablement, car la lecture n’estpas mon fort ! Je sais seulement ce que j’ai vu de mes propresyeux. Notre plantation était située à Muttra, au bord des provincesdu Nord-Ouest. Nuit après nuit, le ciel s’embrasait à la lueur desbungalows en flammes. Jour après jour, de petites caravanesd’Européens passaient à travers notre propriété avec femmes etenfants, en route pour Agra où se trouvaient les troupes les plusproches. Abel White était un homme têtu. Il s’était mis dans latête que les proportions de la révolte avaient été exagérées, etque celle-ci s’éteindrait aussi soudainement qu’elle s’étaitdéclenchée. Assis dans sa véranda, il sirotait tranquillement sonwhisky, fumait ses cigares, tandis que le pays flambait autour delui. Dawson et moi, nous sommes restés avec lui bien sûr !Dawson et sa femme s’occupaient de l’économat et tenaient leslivres. Et puis, un beau jour, vint la catastrophe. J’avais étéinspecter une plantation assez lointaine ; en revenantlentement dans la soirée, mes yeux tombèrent sur une sorte depaquet qui gisait au fond d’un fossé. Je m’approchai pour voir ceque c’était. Je devins glacé jusqu’aux os en reconnaissant la femmede Dawson, complètement lacérée, et à moitié dévorée par leschacals et les chiens sauvages. Un peu plus loin sur la route, jetrouvai Dawson lui-même, étalé le visage dans la poussière, unrevolver vide dans la main. Devant lui il y avait quatre corps decipayes les uns sur les autres. Je tirai sur mes brides, ne sachantplus de quel côté me diriger, lorsque je vis une épaisse fumées’élever du bungalow d’Abel White ; les flammes commençaientmême à passer à travers le toit. Je sus alors que je ne pouvaisplus être d’aucune aide à mon patron, et que je perdrais ma vie àme mêler de l’histoire. D’où je me tenais, je pouvais voir descentaines de ces démons noirs portant encore leur manteau rouge surle dos qui dansaient et hurlaient autour de la maison en flammes.Quelques-uns me montrèrent du doigt et deux balles sifflèrent à mesoreilles. Je partis à travers les rizières et tard dans la nuitj’arrivai en sécurité à l’intérieur d’Agra.

« Sécurité toute relative d’ailleurs ! Le pays entiers’agitait comme un essaim d’abeilles. Chaque fois qu’ils pouvaientse rassembler, les Anglais se contentaient de tenir le terrain sousle feu de leurs armes. Partout ailleurs, c’étaient des fugitifssans défense. Le combat était inégal : des millions contre descentaines ! Le plus cruel de l’affaire était que ces hommescontre qui nous luttions : fantassins, cavaliers, artilleurs,faisaient tous partie des troupes spécialement sélectionnées,entraînées et équipées par nos soins, et qui maintenant utilisaientnos propres armes et jusqu’à nos propres sonneries de clairon. ÀAgra se trouvait le Troisième fusiliers du Bengale, quelques sikhs,deux sections de cavalerie, et une batterie d’artillerie. Un corpsde volontaires composé de marchands et d’employés avait étéconstitué : je m’y fis admettre, moi et ma jambe de bois. Nouseffectuâmes une sortie pour rencontrer les rebelles à Shahgunge, audébut de juillet et nous les repoussâmes pour un temps, mais lapoudre vint à manquer et il nous fallut nous replier dans laville.

« Les pires nouvelles nous arrivaient de tous les côtés. Cen’est d’ailleurs pas étonnant, car si vous regardez sur une carte,vous verrez que nous étions au cœur de l’insurrection. Lucknow estsitué à un peu plus de cent soixante kilomètres à l’est et Cawnporeà environ la même distance au sud. Aux quatre points cardinaux, cen’étaient que tortures, meurtres et brigandages.

« Agra est une grande ville bondée de fanatiques et defarouches adorateurs de toutes croyances. Parmi les ruellesétroites et tortueuses notre poignée d’hommes était inefficace. Lecommandant décida donc de nous faire traverser la rivière et deprendre position dans le vieux fort d’Agra. Je ne sais si l’un devous, messieurs, a jamais lu ou entendu quelque chose se rapportantà cette vieille citadelle. C’est un endroit très étrange, le plusétrange que j’aie connu ; et pourtant, j’ai été dans bien descoins bizarres ! Tout d’abord, ses dimensions sontgigantesques : plusieurs hectares. Il y a une partie modernedans laquelle se réfugièrent garnison, femmes, enfants, provisionset tout le reste, sans pourtant épuiser toute la place. Mais cecoin-là n’est encore rien à côté de la dimension des vieillesparties du fort. Personne n’y va : elles sont abandonnées auxscorpions et aux mille-pattes. C’est plein de grands halls déserts,de passages tortueux, et d’un long labyrinthe de couloirsserpentant dans toutes les directions. On s’y perdait si facilementqu’il était rare que quelqu’un s’y aventurât. De temps en temps,pourtant, un groupe muni de torches partait en exploration.

« Le fleuve coule devant le vieux fort et le protège. Maissur l’arrière et les côtés, il y avait de nombreuses portes, aussibien dans la vieille citadelle que dans la nouvelle ; ilfallait toutes les garder bien entendu ! Nous manquionsd’hommes. Il y en avait à peine assez pour surveiller les anglesdes remparts et servir les pièces d’artillerie. Il était doncimpossible d’organiser une garde conséquente à chacune desinnombrables poternes. Un détachement de réserve fut organisé aumilieu du fort, et chaque porte fut placée sous la garde d’un hommeblanc et de deux ou trois indigènes. Je fus chargé de lasurveillance, une partie de la nuit, d’une petite poterne isolée ausud-ouest. Deux soldats sikhs furent placés sous moncommandement ; ma consigne était de faire feu de monmousqueton en cas de danger. La garde centrale viendrait aussitôt àmon aide. Mais comme le détachement était à plus de deux cents pas,distance coupée de corridors et de passages sinueux, je doutaisfort qu’il puisse arriver à temps pour me secourir en cas d’unevéritable attaque.

« Eh bien, j’étais assez fier d’être chargé de cette petiteresponsabilité ! Dame, j’étais une toute nouvelle recrue etinfirme par-dessus le marché. Pendant deux nuits, j’ai monté lagarde avec mes Punjaubees : deux grands gaillards au regardfarouche ! Mahomet Singh et Abdullah Khan, ainsi senommaient-ils, étaient deux vétérans de la guerre et ils s’étaientbattus contre nous à Chilian Wallah. Ils parlaient assez bienl’anglais mais je ne pouvais en tirer grand-chose. Ils préféraientse tenir à l’écart et jacasser entre eux toute la nuit dans leurétrange dialecte sikh. Quant à moi, je me tenais au-dessus duportail, regardant le large serpentin du fleuve s’étalant encontrebas, ainsi que les lumières clignotantes de la grande ville.Le roulement des tambours et des tam-tams, les cris et leshurlements des rebelles ivres d’opium et de vacarme, se chargeaientde nous rappeler la nuit durant, le danger qui nous guettait del’autre côté du fleuve. Toutes les deux heures, un officier faisaitla ronde pour s’assurer que tout allait bien.

« Pour ma troisième nuit de garde, le temps étaitsombre : il tombait une pluie fine et pénétrante ;c’était pénible ! J’essayai à maintes reprises d’engager laconversation avec les sikhs, mais sans grand succès. À deux heuresdu matin, la ronde passa, dissipant un moment la fatigue de lanuit. Désespérant de faire parler mes deux hommes, je sortis mapipe et posai mon mousqueton à côté de moi pour gratter uneallumette. En un instant, les deux sikhs furent sur moi. L’uns’empara de mon arme et la pointa sur moi, l’autre brandit un grandcouteau près de ma gorge, jurant entre ses dents qu’il m’égorgeraitsi je faisais un pas.

« Ma première pensée fut qu’ils étaient d’accord avec lesrebelles, et que c’était le commencement d’un assaut. Si notreporte passait entre les mains des cipayes, le fort tombait ;quant aux femmes et aux enfants, ils seraient traités comme àCawnpore. Peut-être allez-vous penser, messieurs, que je veux medonner un beau rôle. Je vous jure pourtant que, pensant à ce queserait un tel massacre, j’ouvris la bouche, bien que sentant lapointe du couteau sur la gorge, avec la femme intention de crier,ne serait-ce qu’une fois pour alerter la garde centrale. L’hommequi me tenait sembla lire mes pensées. Au moment où je prenais monsouffle, il murmura : « Pas un bruit ! Rien àcraindre pour le fort. Il n’y a pas de chiens de rebelles de cecôté » Sa voix sonnait sincère. Je savais que si j’élevais lavoix, j’étais un homme mort. Je pouvais le voir dans les yeux brunsde l’homme. J’attendis donc en silence pour savoir ce qu’ils mevoulaient.

« Écoute-moi, sahib, dit Abdullah Khan, le plus grand et leplus féroce des deux. Maintenant, tu vas choisir : ou avecnous, ou la mort. La chose est trop importante pour nous ;nous n’hésiterons devant rien ! Ou bien tu es avec nous, cœuret âme, et tu le jures sur la croix des chrétiens ; ou bien,nous jetterons ton corps dans le fossé et nous rejoindrons nosfrères dans l’armée rebelle. Il n’y a pas d’autre alternative. Quedécides-tu ? La vie ou la mort ! Nous ne pouvons pas tedonner plus de trois minutes, car il faut que tout soit fini avantla prochaine ronde.

« – Comment puis-je décider ! dis-je. Vous ne m’avez pasdit ce que vous voulez de moi. Mais si la sécurité de la forteresseest en jeu, alors vous pouvez m’égorger tout de suite ! Jepréférerais cela.

« – On n’a absolument rien contre la citadelle ! réponditKhan. Nous te demandons d’œuvrer avec nous pour la même chose quiamène ici tes compatriotes. Nous te demandons d’être riche. Si tuacceptes d’être avec nous ce soir, nous te jurons sur la lame dupoignard et par les trois vœux qu’aucun sikh n’a jamaistransgressés, que tu auras une part équitable du butin : il tereviendra un quart du trésor. Nous ne pouvons mieux te dire.

« – De quel trésor s’agit-il donc ? demandai-je. J’aienvie, autant que vous deux, d’être riche. Montre-moi ce qu’il fautfaire.

« – Alors tu vas jurer sur les ossements de ton père, surl’honneur de ta mère, sur la croix de ta foi, de ne parler contrenous ou de lever la main sur nous ni maintenant ni plus tard.

« – Je le jurerai à la condition que le fort ne soit pas endanger.

« – alors mon camarade et moi te jurerons que tu auras un quartdu trésor, lequel sera divisé également entre nous quatre.

« – Mais nous ne sommes que trois ! dis-je.

« – Non, il y a la part de Dost Akbar. J’ai le temps det’expliquer ce dont il s’agit en l’attendant. Tiens-toi à lapoterne, Mahomet Singh et fais le guet. Je vais tout te raconter,sahib, parce que je sais que les Européens tiennent leurs sermentset que je puis avoir confiance en toi. Si tu avais été un de cesvils Hindous et quand bien même tu aurais prêté serment sur tousles faux dieux de leurs temples, mon couteau serait entré dans tagorge, et ton corps précipité dans le fleuve. Mais le sikh connaîtl’Anglais et l’Anglais comprend le sikh. Écoute donc ce que je vaiste dire.

« – Il existe dans les provinces du Nord, un rajah qui possèdede grandes richesses bien que ses terres soient peu étendues. Il endoit la plus grande partie à son père, mais il en a accumulélui-même, car il est avare et il préfère entasser son or plutôt quede le dépenser. Quand commença la rébellion, il s’arrangea pourrester en bons termes avec le lion et le tigre ; avec lescipayes et les Anglais. Bientôt, pourtant, il lui sembla que leshommes blancs allaient être chassés. De l’Inde entière neparvenaient des nouvelles que de leurs défaites et de leurs morts.Mais c’était un homme prudent, et il s’arrangea de telle sorte que,quel que fût le cours des événements, il ne perde pas plus de lamoitié de son trésor. Il garda l’or et l’argent dans les caves deson palais. Mais il mit dans un coffre de fer ses pierres les plusprécieuses et ses plus belles perles ; il les confia à unserviteur fidèle qui devait se présenter ici comme un marchand etgarder la cassette en attendant que la paix soit rétablie. De cettemanière, si les rebelles triomphaient il lui resterait son or. Maissi les Anglais reprenaient le pouvoir, ses joyaux lui resteraient.Après avoir ainsi divisé son magot, il se rangea du côté descipayes qui étaient en force aux frontières de sa province.Remarque bien, sahib, qu’en faisant ainsi, ses biens revenaient dedroit à ceux qui sont restés fidèles.

« – Ce prétendu marchand qui a voyagé sous le nom de Achmet estmaintenant dans la ville d’Agra ; il désire pénétrer dans laforteresse. Il voyage en compagnie de mon frère de lait, DostAkbar, qui connaît son secret. Celui-ci lui a promis de le conduirecette nuit à une des poternes latérales du fort ; il a choisila nôtre. Ils se présenteront donc d’une minute à l’autre.L’endroit est désert, et personne n’est au courant de sa venue. Lemonde n’entendra plus jamais parler du marchand Achmet ; maisle grand trésor du rajah sera partagé entre nous. Qu’en dis-tu,sahib ? »

« Dans le Worcestershire, la vie d’un homme semble sacrée.Mais on ne raisonne plus sous le même angle lorsque le feu et lesang vous cernent de tous côtés et que la mort vous guette à chaquepas. Que le marchand vive ou soit assassiné m’importait aussi peuque le destin d’un insecte. En revanche, l’idée du trésor meconquit. J’imaginais déjà tout ce que je pourrais faire en rentrantau pays ; la famille regarderait avec étonnement ce vaurienqui rentrait des Indes avec les poches pleines d’or. Ma décisionfut vite prise. Mais Abdullah Khan, pendant que j’hésitais, tentade me convaincre.

« Réfléchis, sahib, que si cet homme est pris par lecommandant, il sera pendu ou fusillé et ses joyaux serontconfisqués par le gouvernement. Personne n’en sera plus riche d’uneroupie ! Mais si nous le capturons, nous confisquerons parnous-mêmes le trésor. Les joyaux seront aussi bien dans nos mainsque dans les coffres du gouvernement. Il y en a assez pour faire dechacun de nous un homme riche et puissant. Personne ne connaîtl’affaire ; nous sommes coupés du reste du monde. Quelsrisques courons-nous ? Allons, sahib, dis-moi maintenant si tues avec nous, ou si nous devons te compter comme un ennemi.

« – Je suis avec vous cœur et âme ! dis-je.

« – Voilà qui est bien ! répondit-il en me tendant monmousqueton. Tu vois que nous avons confiance en toi. Je sais queton serment, pas plus que le nôtre, ne peut être délié. Il ne nousreste plus qu’à attendre la venue de mon frère et du marchand.

« – Ton frère sait donc ce que tu vas faire ?demandai-je.

« – C’est lui qui a conçu ce plan. Allons à la porte partager leguet avec Mahomet Singh. »

« La pluie tombait toujours sans interruption ; lamousson commençait ; des nuages lourds et sombres dérivaient àtravers le ciel. Il était difficile de voir à plus d’un jet depierre. Un fossé s’étendait devant la porte que nous gardions, maisil était presque asséché par endroits et on pouvait le franchirfacilement. Je trouvai bizarre d’être là, à côté de ces deuxsauvages Punjaubees, attendant un homme qui courait à la mort.

« J’aperçus soudain, de l’autre côté du fossé, la lueurd’une lanterne voilée. Elle disparut parmi les monticules, puisredevint visible ; elle se rapprocha de nous.

« Les voici ! m’exclamai-je.

« – Tu lanceras le qui-vive, sahib, comme à l’ordinaire,chuchota Abdullah. Ne lui donnons aucune cause d’inquiétude !Envoie-nous à leur rencontre ; nous nous occuperons de luipendant que tu resteras ici à monter la garde. Tiens-toi prêt àdévoiler la lanterne, afin que nous soyons sûrs que c’est bienl’homme. »

« La lumière s’avançait en vacillant, s’arrêtant parfoispuis revenant à nouveau. Je pus enfin distinguer deux silhouettesde l’autre côté du fossé. Je les laissai dégringoler la riveabrupte, patauger à travers la mare, et remonter à demi l’autreversant, avant de lancer le qui-vive.

« Qui va là ? dis-je d’une voix étouffée.

« – Des amis ! » répondit quelqu’un.

« Je découvris la lanterne, jetant sur eux un filet delumière. Le premier était un sikh gigantesque dont la barbe noiredescendait presque jusqu’à la taille. Ailleurs que dans lescirques, je n’ai jamais vu d’hommes aussi grand. Son compagnonétait petit, rond et gras, porteur d’un grand turban jaune sur latête, et à la main il portait un paquet enveloppé d’un châle. Iltremblait de peur ; ses mains frémissaient comme s’il avait lafièvre et sa tête n’arrêtait pas de tourner de tous côtés sespetits yeux vifs aux aguets, à la manière d’une souris s’aventuranthors de son trou. J’eus froid dans le dos à la pensée de tuer cetinnocent, mais la pensée du trésor me redonna un cœur de marbre.Lorsqu’il s’aperçut que j’étais européen, il poussa une petiteexclamation de joie et se mit à courir vers moi.

« Ta protection, sahib ! haleta-t-il. Ta protectionpour le malheureux marchand Achmet. J’ai voyagé à traversRajpootana afin de me mettre sous la protection du fort d’Agra.J’ai été volé et battu et trompé parce que j’étais l’ami desAnglais. Bénie soit cette nuit qui amène à nouveau la sécurité pourmoi et mes pauvres biens.

« – Qu’y a-t-il dans ce paquet ? demandai-je.

« – Une boîte en fer, répondit-il. Elle ne contient qu’une oudeux affaires de famille ; des choses insignifiantes qui n’ontde valeur pour personne, mais que je serais désolé de perdre.Cependant, je ne suis pas un mendiant et je te récompenserai, jeunesahib et ton gouverneur aussi, s’il me donne l’abri que jedemande. »

« Je n’étais plus assez sûr de moi pour lui parler encore.Plus je regardais ce visage bouffi et apeuré, plus il me semblaitdifficile de le tuer ainsi de sang-froid. Il fallait en finir auplus vite.

« Amenez-le à la garde principale, dis-je »

« Les deux sikhs l’encadrèrent, tandis que le géant suivaitderrière. Ils s’engagèrent ainsi dans le sombre passage. Jamaishomme ne fut plus étroitement enserré par la mort. Je demeurai surles remparts avec la lanterne.

« Je pouvais entendre la cadence des pas résonner le longdu corridor désert. Soudain, ce fut le silence ; puis, desvoix, le bruit confus d’une bagarre, des coups assourdis. Uninstant plus tard, j’entendis à ma grande horreur des pasprécipités se dirigeant dans ma direction et la respirationbruyante d’un homme en train de courir. Je dirigeai ma lanterne enbas vers le long passage rectiligne ; et je vis le gros homme,courant comme le vent, le visage ensanglanté ; le grand sikh àla barbe noire le talonnait, bondissant comme un tigre et la lamed’un couteau brillait dans sa main. Je n’ai jamais vu un hommecourir aussi vite que ce petit marchand : il distançait lesikh ! Je me rendis compte que s’il passait et parvenait àl’air libre, il pourrait encore se sauver. Mon cœur compatit pourlui mais, à nouveau, la pensée du trésor m’endurcit de cynisme. Jelançai mon fusil entre ses jambes quand il fila devant moi et ilboula sur lui-même comme un lapin atteint d’une décharge. Avantqu’il ait pu se relever, le sikh était sur lui et lui plongeait pardeux fois le couteau dans le dos. L’homme ne bougea pas, ne poussapas un seul gémissement ; il demeura là où il était tombé.J’ai pensé depuis qu’il s’était peut-être rompu le cou dans sachute. Vous voyez, messieurs, que je tiens ma promesse. Je vousraconte l’affaire exactement comme elle s’est passée, que ce soitou non en ma faveur. »

Il se tut et tendit ses mains attachées vers le verre de whiskyque Holmes lui avait préparé. J’avoue que personnellement, cethomme m’inspirait la plus grande horreur ; non seulement àcause de ce meurtre accompli de sang-froid auquel il avait étémêlé, mais plus encore par la manière nonchalante et dégagée aveclaquelle il nous en avait fait la narration. Quel que fût lechâtiment qui l’attendait, je ne pourrais jamais ressentir pour luila moindre sympathie ! Assis, les coudes sur les genoux,Sherlock Holmes et Jones paraissaient profondément intéressés parl’histoire ; mais la même répulsion était peinte sur leursvisages. Small le remarqua peut-être, car c’est avec un certaindéfi dans la voix qu’il reprit :

« Bien sûr, bien sûr, tout cela est fort blâmable !Mais je voudrais tout de même savoir combien de gens, à ma place,auraient refusé une part du butin en sachant que pour touterécompense de leur vertu, ils seraient égorgés ! D’ailleursdepuis qu’il avait pénétré dans la forteresse, c’était ma vie ou lasienne. S’il s’en était sorti, toute l’affaire aurait été mise enlumière. Je serais passé devant le tribunal militaire etprobablement fusillé, car en ces temps troublés, les gens n’étaientpas très indulgents.

– Continuez votre histoire, coupa Holmes.

– Eh bien, nous transportâmes le corps, Abdullah, Akbar et moi.Et bon poids qu’il faisait, malgré sa petite taille ! MahometSingh fut laissé en garde de la porte. Les sikhs avaient déjàpréparé un endroit. C’était à quelque distance, à travers untortueux passage donnant sur un grand hall vide dont les murs debrique s’effondraient par endroits. Le sol de terre battue s’étaitaffaissé là pour former une tombe naturelle. Nous y laissâmesAchmet le marchand ; nous le recouvrîmes des briquesdescellées. Puis nous retournâmes au trésor.

« Il était resté à l’endroit où l’homme avait été attaquéen premier lieu. Le coffre, c’est celui qui se trouve sur votretable. Une clef pendait, attachée par une corde en soie à cettepoignée forgée sur le dessus. Nous l’ouvrîmes et la lumière de lalanterne se refléta sur une collection de joyaux comme j’en avaisrêvé ou lu l’histoire quand j’étais un petit garçon à Pershore.Leur éclat nous aveuglait. Après nous être rassasié les yeux de cespectacle, nous sortîmes tout du coffre pour établir la liste deson contenu. Il y avait là cent quarante-trois diamants de la plusbelle eau ; l’un d’eux, appelé, je crois, « Le GrandMongol » est considéré comme la seconde plus grosse pierre dumonde. Il y avait également quatre-vingt-dix-sept émeraudes et centsoixante-dix rubis, mais dont certains étaient de petite taille.Nous dénombrâmes en outre deux cent dis saphirs, soixante et uneagates, et une grande quantité de béryls, onyx, turquoises etautres pierres. Je me suis documenté sur les gemmes, mais à cetteépoque j’ignorais la plupart de ces noms. Enfin il y avait près detrois cents perles, toutes très belles ; douze d’entre ellesétaient serties sur une petite couronne d’or. Je ne sais commentces douze-là furent retirées du coffre ; mais je ne les ai pasretrouvées.

« Après avoir compté nos trésors, nous les replaçâmes dansle coffre que nous apportâmes à la poterne afin de les montrer àMahomet Singh. Là, fut renouvelé le serment solennel de garder lesecret et de ne jamais nous trahir. Il fut convenu que le butinserait planqué dans un endroit sûr jusqu’à ce que la paix soitrevenue dans le pays ; après quoi nous le partagerionségalement entre nous. Il était inutile d’effectuer ce partagemaintenant, car si jamais des gemmes d’une telle valeur étaienttrouvées sur nous, cela paraîtrait suspect ; d’autre part,nous ne disposions pas de logements personnels, ni d’aucun endroitoù nous puissions les cacher. Le coffre fut donc transporté dans lehall où reposait le corps d’Achmet ; un trou fut ménagé dansle mur le mieux conservé et le trésor y fut placé et recouvert pardes briques. Après avoir soigneusement repéré l’emplacement, jedessinai le lendemain quatre plans, un pour chacun d’entre nous etmis au bas Le Signe des Quatre ; nous nous étions en effetpromis que chacun agirait toujours pour le compte de tous, afin quel’égalité soit préservée. Voilà un serment que je n’ai jamaisrompu, je puis le jurer la main sur le cœur.

« Il est inutile, messieurs, de vous raconter ce qu’iladvint de la rébellion. Après que Wilson se fut emparé de Delhi etque Sir Colin eut dégagé Lucknow, la révolte eut les reins brisés.Des renforts ne cessaient d’affluer. Une colonne volante sous lesordres du colonel Greathed parvint jusqu’à Agra, et en chassa lesrebelles. La paix semblait lentement s’étendre sur le pays. Nousespérions tous les quatre que le moment était proche où nouspourrions partir en toute sécurité avec notre part du butin. Maisen un instant, nos espoirs s’effondrèrent. Nous fûmes arrêtés pourle meurtre d’Achmet.

« Voici comment cela se produisit. Le rajah avait remis lesjoyaux entre les mains d’Achmet, parce qu’il savait que celui-ciétait un homme dévoué. Mais en Orient, les gens sont très méfiants.Que fit alors le rajah ? Il prit un deuxième serviteur encoreplus digne de confiance et le chargea d’espionner Achmet, de lesuivre comme une ombre et de ne jamais le perdre de vue. Il lesuivit donc cette nuit-là, et le vit passer la poterne du fort.Pensant évidemment qu’il y avait trouvé refuge, il se fit admettrele jour suivant, mais ne parvint pas à retrouver la trace d’Achmet.Cela lui sembla si étrange qu’il en parla à un sergent qui fitparvenir l’histoire jusqu’aux oreilles du commandant. Une rechercheapprofondie fut rapidement organisée et le corps fut découvert.Ainsi, au moment même où nous croyions tout danger écarté, nousfûmes tous quatre saisis et jugés pour meurtre ; trois d’entrenous, parce que nous avions été de garde cette nuit-là et lequatrième parce que l’on savait qu’il avait été en compagnie de lavictime. Il ne fut pas question des joyaux durant tout le procès.Le rajah avait été déposé et exilé et personne ne portait d’intérêtparticulier à cette question. Les trois sikhs furent condamnés à ladétention perpétuelle et moi à la peine de mort ; ma sentencefut ensuite commuée en détention perpétuelle.

« Nous nous trouvions ainsi dans une situation plutôtbizarre ! Nous étions là, tous quatre, enchaînés par lacheville et presque sans espérance alors que nous connaissions unsecret qui, si nous avions pu l’utiliser, nous aurait permis demener une existence de seigneur. Il y avait de quoi se ronger lecœur d’être à la merci des coups de pied et des coups de poing den’importe quel garde imbécile, de boire de l’eau et de ne mangerque du riz, alors qu’une fortune fabuleuse attendait simplementqu’on veuille bien la prendre. Cela aurait pu me rendre fou. Maisj’ai toujours été plutôt obstiné. J’ai tenu bon, attendant desjours meilleurs.

« Ceux-ci semblèrent enfin se dessiner. Je fus transféréd’Agra à Madras et de là à l’île Blair dans les Andaman. Ce campcomptait très peu de bagnards blancs et, comme je m’étais toujoursbien conduit, j’eus bientôt droit à une sorte de régime privilégié.Il me fut donné une hutte à Hope Town, village situé au flanc dumont Harriet, et on m’y laissa relativement tranquille. C’est unendroit morne, dévasté par les fièvres et cerné de toutes parts parla jungle infestée de sauvages toujours prêts à décocher un deleurs dards empoisonnés lorsque l’occasion d’une cible blanche seprésente. Il y avait des tranchées à creuser, des remblais àconstruire, des plantations à aménager et des dizaines d’autreschoses à faire. Nous trimions donc tout le jour, mais le soir onnous laissait un peu de temps libre. Entre autres fonctions,j’étais chargé de distribuer les médicaments ; j’acquis ainsiquelques connaissances médicales. J’étais sans cesse à l’affûtd’une possibilité d’évasion. Mais la plus proche terre était à descentaines de kilomètres de notre île, et le vent souffle rarementpar là. L’entreprise s’avérait donc très difficile.

« Le médecin, docteur Somerton, était un jeune hommesportif et bon enfant. Les autres jeunes officiers se réunissaientsouvent chez lui dans la soirée pour une partie de cartes.L’infirmerie où je préparais mes drogues était située à côté deleur pièce sur laquelle donnait un petit guichet. Souvent, lorsqueje me sentais seul, j’éteignais la lumière de l’infirmerie et mepostais près du guichet d’où je pouvais les entendre et les voirjouer. Il y avait le major Sholto, le capitaine Morstan et lelieutenant Bromley Brown, tous trois commandants des troupesindigènes. Le médecin était là, naturellement, ainsi que deux outrois administrateurs du pénitencier ; ces derniers, joueurshabiles, endurcis, faisaient des parties adroites et sans risque.Cela donnait des réunions bien agréables.

« Une chose me frappa très vite : les civils gagnaienttoujours aux dépens des militaires. Remarquez que je ne dis pasqu’il y avait tricherie, mais le fait est là. Ces fonctionnaires dela prison n’avaient fait que jouer aux cartes depuis leurnomination aux Andaman et chacun connaissait parfaitement la façonde jouer des autres. Les militaires jouaient juste pour passer letemps et jetaient leurs cartes n’importe comment. Nuit après nuit,les officiers sortaient de table un peu plus pauvres et plus ilsperdaient, plus ils s’acharnaient au jeu. Le major Sholto était leplus atteint. Au début, il jouait de l’argent liquide mais bientôt,il s’endetta lourdement et signa des reconnaissances de dettes. Ilgagnait parfois quelques mains, histoire de reprendre courage, puisla chance se retournait à nouveau contre lui : pire qu’avant.Il errait tout le jour, sombre comme un orage ; et il se mit àboire plus qu’il n’aurait dû.

« Une nuit, il perdit encore davantage qu’à l’ordinaire.J’étais assis dans ma hutte lorsque le capitaine Morstan et lui,regagnant leur demeure, passèrent à proximité. C’étaient des amisde cœur, ces deux-là ! On les voyait toujours ensemble. Lemajor se lamentait sur ses pertes.

« C’est la fin, Morstan ! soupira-t-il en passantdevant ma hutte. Il va falloir que je démissionne. Je suis un hommeruiné.

« – Allons, ne dites pas de bêtises, mon vieux ! ditl’autre en lui tapant sur l’épaule. J’ai aussi de la déveine,moi-même, mais… »

« C’est tout ce que je pus entendre ; cela me donna àréfléchir. Deux jours plus tard, le major se promenait sur le bordde la plage ; je tentai ma chance.

« Je désire avoir votre avis, major, dis-je.

« – Oui ! Eh bien, à quel sujet ? demanda-t-il enretirant son cigare de la bouche.

« – Je voudrais vous demander, monsieur, à quelles autoritésdevrait être remis un trésor caché ? Je sais où se trouve plusd’un demi-million. Comme je ne puis l’utiliser moi-même, je penseque la meilleure chose à faire est sans doute de le remettre auxautorités. Ce geste me vaudrait peut-être une réduction depeine ?

« – Un demi-million, Small ? balbutia-t-il tout enm’observant avec attention pour voir si je parlaissérieusement.

« – Au moins cela, monsieur ; en perles et pierresprécieuses. Il est à la portée de n’importe qui. Le plus curieuxest que le vrai propriétaire ayant été proscrit, il n’a plus aucuntitre sur ce trésor, qui appartient ainsi au premier venu.

« – Au gouvernement, Small ! bégaya-t-il. Augouvernement.¨ »

« Mais il le dit d’une manière si peu convaincue que je susavoir gagné la partie.

« Vous pensez, monsieur, que je devrais donc donner tousles renseignements au gouverneur général ? dis-jetranquillement.

« – Ah ! mais il ne faut pas agir avec précipitation ;vous pourriez le regretter. Racontez-moi tout, Small. Quels sontles faits ? »

« Je lui racontai toute l’histoire, changeant toutefoisquelques détails afin qu’il ne puisse identifier les endroits.Lorsque j’eus fini, il resta immobile, perdu dans ses pensées. Jepouvais voir par ses lèvres crispées qu’un combat se déroulait enlui.

« C’est une affaire très importante, Small, dit-il enfin.N’en parlez à personne. Je vous reverrai bientôt. »

« Quarante-huit heures plus tard, le capitaine Morstan etlui vinrent, lanterne à la main, me voir dans ma hutte au plusprofond de la nuit.

« Je voudrais que le capitaine entende l’histoire de votrepropre bouche, Small », dit-il.

« Cela sonne juste, eh ? dit-il. Cela vaut la peined’essayer, non ?

« Le capitaine Morstan opina de la tête.

« Écoutez-moi, Small, dit le major. Nous en avons parlé,mon ami et moi, et nous avons conclu qu’un tel secret ne concernaitvraiment pas le gouvernement. Il me semble que cela vous regardeseul, et que vous avez le droit d’en disposer comme il vous plaît.La question qui se pose est maintenant celle-ci : quelles sontvos conditions ? Nous pourrions peut-être les accepter, outout au moins en discuter pour voir si l’on peut parvenir à unarrangement. »

« Il s’efforçait de parler d’une manière froide etdétachée, mais ses yeux brillaient de convoitise etd’excitation.

« À ce sujet, messieurs, un homme dans ma situation ne peutdemander qu’une seule chose, répondis-je, m’efforçant moi aussi aucalme, mais tout aussi excité que lui. Je vous demanderai dem’aider à gagner ma liberté et celle de mes trois compagnons. Nousvous donnerions alors un cinquième du trésor à vous partager.

« – Hum ! dit-il. Un cinquième ! Cela n’est pas trèstentant.

« – Cela représente tout de même cinquante mille livreschacun ! dis-je.

« – Mais comment pouvons-nous vous donner la liberté ? Voussavez très bien que vous demandez l’impossible.

« – Pas du tout, répondis-je. J’ai réfléchi à la question jusquedans les moindres détails. Le seul obstacle à notre évasion estl’impossibilité d’obtenir un bateau capable d’un tel voyage et desprovisions en quantité suffisante. Or, il y a à Calcutta ou Madrasnombre de petits yachts ou yoles qui nous conviendraientparfaitement. Il vous suffira d’en amener un. Nous monterons à bordpendant la nuit ; et vous n’auriez rien d’autre à faire qu’ànous laisser en un point quelconque de la côte indienne.

« – S’il n’y avait que l’un de vous… murmura-t-il.

« – Ce sera tous les quatre ou personne ! nous l’avonsjuré. Nous devons toujours agir ensemble tous les quatre.

« – Vous voyez, Morstan, dit-il, Small tient ses promesses. Ilreste fidèle à ses amis. Je pense que nous pouvons avoirentièrement confiance en lui.

« – C’est une sale affaire ! répondit l’autre. Mais commevous dites, l’argent nous dédommagera largement de notrecarrière.

« – Eh bien, Small, dit le major, nous devons, je pense, essayerde remplir vos conditions. Mais, bien entendu, il nous faut d’abordêtre certains de la véracité de votre histoire. Dites-moi où estcaché le coffre ; j’obtiendrai une permission et je prendraile navire de ravitaillement pour aller voir sur place.

« – Pas si vite ! protestai-je, car je devenais plusaudacieux à mesure qu’il s’échauffait. Je dois obtenir leconsentement de mes trois camarades. Je vous le dis ; c’estnous quatre ou personne.

« – C’est ridicule ! s’écria-t-il. Qu’est-ce que ces troisNoirs ont à faire avec notre convention ?

« – Noirs ou bleus, dis-je, ils sont avec moi, et nous faisonstout ensemble. »

« Eh bien, l’affaire se termina par une deuxième entrevue àlaquelle participaient Mahomet Singh, Abdullah Khan et Dost Akbar.Nous discutâmes à nouveau la question et les détails furent enfinarrangés. Nous donnerions à chacun des deux officiers un plan de lapartie du fort d’Agra qui nous intéressait, en indiquant le mur etl’emplacement du trésor. Le major Sholto se rendrait aux Indes pourvérifier notre histoire. S’il trouvait le coffre, il devait lelaisser en place et envoyer un petit yacht approvisionné pour unvoyage. L’embarcation mouillerait à quelque distance de l’îleRutland à laquelle il nous faudrait parvenir. Après quoi, le majorreviendrait prendre ses fonctions. Le capitaine Morstan demanderaità son tour une permission pour nous rencontrer à Agra. Le partagefinal du trésor aurait alors lieu là-bas. L’officier prendrait sapart et celle de Sholto. Les plus solennels serments que l’espritpeut concevoir et la bouche proférer scellèrent notre accord. Munide papier et d’encre, je travaillai toute la nuit. Au matin, lesdeux plans étaient faits et paraphés du Signe des Quatre,c’est-à-dire, Abdullah, Akbar, Mahomet et moi.

« Je dois vous lasser avec ma longue histoire, messieurs.Je sais que mon ami, M. Jones, est impatient de me mettre encellule ; aussi je serai aussi bref que possible. L’infâmeSholto partit pour l’Inde, mais ne revint jamais. Le capitaineMorstan, peu de temps après son départ, me montra son nom sur uneliste de passagers en route pour l’Angleterre. Son oncle étaitmort, lui laissant une fortune ; il avait quitté l’armée. Etpourtant, voilà comment il s’abaissa à traiter cinq hommes !Morstan partit pour Agra quelque temps plus tard et découvrir,comme nous le pensions, que le trésor n’était plus là. Le gredinl’avait volé sans remplir les conditions en échange desquelles nouslui avions livré le secret. Depuis ce jour, j’ai vécu seulementpour me venger. J’y pensais le jour et j’en rêvais la nuit. Celadevint chez moi une obsession dévorante. Plus rien nem’importait ; ni les lois, ni la pendaison. M’évader,retrouver Sholto, glisser ma main autour de son cou, je n’avais quecette pensée en tête. Le trésor d’Agra, en comparaison de la hainemeurtrière que je vouais à Sholto, perdait à mes yeux de sonimportance.

« Eh bien, je me suis fixé pas mal de buts dans ma vie, etje les ai toujours atteints ! Mais de longues, longues annéespassèrent avant que l’occasion puisse se présenter. Je vous ai ditque j’avais un peu appris à soigner. Un jour que le docteurSomerton était couché avec les fièvres, un groupe de prisonniersramassa dans les bois un petit insulaire andaman et me l’amena.Gravement malade, il s’était rendu en un endroit isolé pour mourir.Bien qu’il fût aussi venimeux qu’un jeune serpent, je le pris enmain et parvins à le guérir. Deux mois après il parvenait à marchermais, s’étant attaché à moi, il repartit sans plaisir dans les boiset revint sans cesse rôder autour de ma hutte. J’appris un peu sondialecte, ce qui ne fit qu’accroître son affection.

« Tonga, c’est ainsi qu’il s’appelait, possédait un grandcanoë qu’il utilisait à merveille. Lorsque je fus convaincu que cepetit homme m’était tout dévoué et qu’il était prêt à fairen’importe quoi pour me servir, j’entrevis une possibilitéd’évasion. Je lui en parlai. Il lui faudrait amener son bateau lanuit près d’un débarcadère désaffecté qui n’était jamais gardé etemporter plusieurs outres d’eau, le plus possible de yams, noix decoco et patates douces.

« Il était fidèle et sincère, ce petit Tonga ! Jamaishomme n’eut compagnon plus dévoué. Il amena son embarcation au quaila nuit indiquée. Mais le hasard voulut qu’un garde se trouvâtlà ; c’était un vil Pathan qui n’avait cessé de m’insulter etde me nuire. J’avais fait le vœu de me venger et maintenant lachance s’offrait à moi. C’était comme si le destin l’avaitexpressément placé sur mon chemin afin que je puisse payer ma detteavant de quitter l’île. Il se tenait sur le remblai, me tournant ledos, sa carabine en bandoulière. Je cherchai autour de moi un rocavec lequel lui casser la tête, mais je n’en vis aucun.

« Une étrange pensée me traversa alors l’esprit. Je m’assissans bruit dans l’obscurité et défis ma jambe de bois. En troisgrands sauts, je fus sur lui. Il mit sa carabine à l’épaule, maisje le frappai de plein fouet et lui défonçai le crâne. Le pilon estfendu à l’endroit où j’ai tapé, vous pouvez voir. Nous nousécroulâmes tous les deux, car je ne pus garder mon équilibre. Maisquand je me relevai, lui resta étendu. Je me dirigeai vers lebateau ; une heure plus tard nous étions déjà loin en mer.Tonga avait emmené tout ce qu’il possédait sur terre, ses armes etses dieux. Il avait entre autres, une longue lance en bambou etquelques nattes en fibre de cocotier, avec lesquelles jeconfectionnai une sorte de voile. Dix jours durant, nous naviguâmesau hasard, espérant que la chance nous sourirait. Le onzième, uncargo nous récupéra. Il transportait des pèlerins malais deSingapour à Jiddah. C’était une foule étrange ! Tonga et moiparvînmes bientôt à nous mêler à eux. Ils avaient en commun uneprécieuse qualité : ils ne posaient pas de questions et nouslaissaient tranquilles.

« Mais s’il fallait vous raconter toutes les aventures parlesquelles nous sommes passés, mon petit copain et moi, vousdemanderiez grâce, car il me faudrait vous garder ici jusqu’aumatin. Nous voyageâmes un peu partout dans le monde. Il surgissaittoujours quelque chose pour nous empêcher d’arriver à Londres. Maisjamais durant ce temps, je ne perdais de vue mon but. Je rêvais deSholto la nuit. Pourtant, enfin, nous nous trouvâmes un jour enAngleterre ; il y a de cela trois ou quatre ans. Il ne fut pastrès difficile de découvrir où il vivait et je me mis en quête desavoir s’il avait vendu le trésor ou s’il le possédait encore. Jeme liai avec quelqu’un qui pouvait m’aider. Je ne donne pas denoms, car je ne tiens pas à mettre qui que ce soit dans le bain.J’appris bientôt que Sholto avait encore les joyaux. Je tentai debien des façons de parvenir jusqu’à lui ; mais il était rusé,méfiant, et il y avait toujours deux anciens boxeurs, en plus deses fils et de son khitmutgar, pour le garder.

« Puis un jour, j’appris qu’il se mourait. Je me précipitaidans le jardin, furieux qu’il échappe ainsi à mes griffes.Regardant par la fenêtre, je le vis, étendu sur son lit, ses deuxfils de chaque côté. Je serais entré et j’aurais tenté le tout pourle tout contre eux trois, mais je vis sa mâchoire tomber et je susqu’il venait de mourir. Je pénétrai dans sa chambre pendant la nuitpour fouiller ses papiers dans l’espoir d’y trouver une indicationconcernant le trésor. Il n’y avait pas un mot là-dessus ! Jem’en retournai amer et furieux comme vous pouvez le penser. Maisavant de partir, je pensai que mes amis sikhs seraient contents desavoir que j’avais laissé une preuve de notre haine. J’inscrivisdonc le Signe des quatre, comme il était marqué sur les plans, etl’accrochai sur sa poitrine. Ainsi, au moins Sholto ne serait pasenseveli sans être marqué par les hommes qu’il avait volés ettrahis.

« Pour gagner notre vie à cette époque, nous parcourionsles foires et autres endroits où j’exhibais le pauvre Tonga, leNoir cannibale. Il mangeait de la viande crue et exécutait sesdanses guerrières. Nous parvenions ainsi à toujours remplir depetite monnaie mon chapeau en une journée de travail. J’avaisrégulièrement des nouvelles de Pondichery Lodge. Quelques annéespassèrent sans rien d’important ; on cherchait toujours letrésor. Enfin vint le jour attendu si longtemps. Le coffre venaitd’être trouvé dans un faux grenier, au-dessus du laboratoire deM. Bartholomew Sholto. J’accourus immédiatement et inspectailes lieux. Mais je ne voyais pas comment, avec ma jambe de bois, jepourrais me hisser jusque-là. La tabatière sur le toit me donna lasolution. Il m’apparut que la chose serait facile avec l’aide deTonga. Calculant tout en fonction de l’heure du dîner deBartholomew Sholto, j’amenai mon petit copain et lui enroulai unelongue corde autour de la taille. Il pouvait grimper comme un chatet il parvint rapidement sur le toit. La malchance voulut queBartholomew Sholto fût encore dans sa chambre ; cela lui coûtala vie. Tonga crut qu’en le tuant, il faisait quelque chose de trèsbien ; en effet, lorsque je parvins dans la pièce, il sepromenait fier comme un paon. Il fut tout étonné lorsque je meprécipitai sur lui, corde en main et que je le maudis en letraitant de petit démon sanguinaire. Je m’emparai du coffre autrésor, le fis descendre par la fenêtre et suivis le même cheminaprès avoir laissé sur la table Le Signe des Quatre pour montrerque les joyaux était enfin revenus à ceux qui y avaient droit. PuisTonga ramena la corde à l’intérieur, ferma la fenêtre et reprit lechemin par lequel il était venu.

« Je ne vois rien d’autre à vous dire. J’avais entendu unmarin vanter la vitesse de la chaloupe de Smith, l’Aurore.Je pensai qu’elle serait bien pratique pour notre évasion. Jem’arrangeai avec le vieux Smith qui devait recevoir une grossesomme s’il nous amenait en sûreté jusqu’à notre navire. Il sedoutait évidemment qu’il y avait quelque chose de louche, mais sansrien savoir de précis. Tout ceci est la vérité, messieurs. Et si jevous fais ce récit, ce n’est pas pour vous distraire ; je n’aipas à être complaisant après ce que vous m’avez fait. Je penseseulement que la meilleure défense que je puisse adopter est lavérité absolue et sans réticence. Il faut que tout le monde sachecombien le major Sholto m’a abusé et que je suis innocent de lamort de son fils.

– Voilà une histoire remarquable ! dit Sherlock Holmes. Etdont les péripéties concordent parfaitement. Je n’ai absolumentrien appris de neuf dans la dernière partie de votre récit, sinonque vous aviez apporté vous-même la corde ; cela jel’ignorais. Incidemment, j’avais espéré que Tonga avait perdu tousses dards, mais il nous en a décoché un sur le bateau.

– Il les avait tous perdu, monsieur. Mais il lui restait celuiqui se trouvait alors dans sa sarbacane.

– Ah ! oui, bien sûr ! dit Holmes. Je n’avais passongé à cela.

– Avez-vous d’autres questions à me poser ? demandaaffablement le prisonnier.

– Je ne pense pas, merci ! répondit mon compagnon.

– Eh bien, Holmes ! dit Athelney Jones. Vous êtes un hommeà qui on aime faire plaisir et nous avons tous que vous êtes un finconnaisseur du crime. Mais le devoir est le devoir et j’aitransgressé bien des règles pour faire ce que vous et votre amim’avez demandé. Je me sentirai soulagé lorsque notre narrateur seraen sûreté derrière les verrous. La voiture attend toujours et il ya deux inspecteurs en bas. Je vous suis très obligé pour l’aide quevous m’avez apportée tous les deux. Bien entendu, votre présencesera requise lors du procès. Je vous souhaite le bonsoir.

– Bonsoir, messieurs ! dit Small.

– Vous d’abord, Small ! lança Jones prudemment comme ilsquittaient la pièce. Je ne veux pas vous laisser la chanced’utiliser à nouveau votre jambe de bois comme vous l’avez faitavec cet homme aux îles Andaman.

– Eh bien, voilà notre petit drame parvenu à sa conclusion,remarquai-je après un instant de silence. Mais je crains, Holmes,que ceci soit notre dernière affaire : Mlle Morstan m’a faitl’honneur de m’accepter comme son futur mari. »

Il poussa un grognement des plus lugubres.

« J’en avais peur ! dit-il. Je ne peux vraiment pasvous féliciter. »

Je fus un peu peiné.

« Avez-vous quelque raison de trouver mon choixmauvais ? demandai-je.

– Absolument pas : c’est une des plus charmantes jeunesfemmes que j’aie jamais rencontrées ! Je pense qu’elle auraitpu être très utile dans le genre de travail que nous faisons. Ellea certainement des dispositions ; témoin la façon dont elle aconservé ce plan d’Agra entre tous les autres papiers de son père.Mais l’amour est tout d’émotion. Et l’émotivité s’oppose toujours àcette froide et véridique raison que je place au-dessus de tout.Personnellement, je ne me marierai jamais de peur que mes jugementsn’en soient faussés.

– J’espère pourtant que ma raison surmontera cette épreuve,dis-je en riant. Mais vous avez l’air fatigué, Holmes !

– La réaction ! Je vais être comme une épave toute unesemaine.

– Il est étrange, dis-je, que ce que j’appellerais paresse chezun autre homme, alterne chez vous avec ces accès de vigueur etd’énergie, débordantes.

– Oui, répondit-il. Il y a en moi un oisif parfait et ungaillard plein d’allant. Je pense souvent à ces vers du vieuxGœthe : Schade dass die Natur nur einen Mensch aus dirschuf. Den zum würdigen Mann war und üm Schelmen der Stoff.(« Il est dommage que la nature n’ait fait de toi qu’un seulhomme. Toi qui avais l’étoffe d’un saint et d’un brigand. » N.D. T.)

– Mais pendant que j’y pense, Watson, à propos de cette affairede Norwood, vous voyez qu’ils avaient un complice dans la maison.Ce ne peut être que Lal Rao, le maître d’hôtel. Ainsi, Jones pourrase vanter d’avoir capturé tout seul un poisson dans son grand coupde filet.

– Le partage semble plutôt injuste ! C’est vous qui avezfait tout le travail dans cette affaire. À moi, il échoit uneépouse ; à Jones, les honneurs. Que vous reste-t-il donc, s’ilvous plaît ?

– À moi ? répéta Sherlock Holmes. Mais il me reste lacocaïne, docteur !

Et il allongea sa longue main blanche pour se servir.

 

FIN

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