Le Ventre de Paris

Chapitre 2

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Florent venait de commencer son droit à Paris, lorsque sa mèremourut. Elle habitait Le Vigan, dans le Gard. Elle avait épousé ensecondes noces un Normand, un Quenu, d’Yvetot, qu’un sous-préfetavait amené et oublié dans le Midi. Il était resté employé à lasous-préfecture, trouvant le pays charmant, le vin bon, les femmesaimables. Une indigestion, trois ans après le mariage, l’emporta.Il laissait pour tout héritage à sa femme un gros garçon qui luiressemblait. La mère payait déjà très difficilement les mois decollège de son aîné, Florent, l’enfant du premier lit. Il luidonnait de grandes satisfactions&|160;: il était très doux,travaillait avec ardeur, remportait les premiers prix. Ce fut surlui qu’elle mit toutes ses tendresses, tous ses espoirs. Peut-êtrepréférait-elle, dans ce garçon pâle et mince, son premier mari, unde ces Provençaux d’une mollesse caressante, qui l’avait aimée à enmourir. Peut-être Quenu, dont la bonne humeur l’avait d’abordséduite, s’était-il montré trop gras, trop satisfait, trop certainde tirer de lui-même ses meilleures joies. Elle décida que sondernier-né, le cadet, celui que les familles méridionalessacrifient souvent encore, ne ferait jamais rien de bon&|160;; ellese contenta de l’envoyer à l’école, chez une vieille fille savoisine, où le petit n’apprit guère qu’à galopiner. Les deux frèresgrandirent loin l’un de l’autre, en étrangers.

Quand Florent arriva au Vigan, sa mère était enterrée. Elleavait exigé qu’on lui cachât sa maladie jusqu’au dernier moment,pour ne pas le déranger dans ses études. Il trouva le petit Quenu,qui avait douze ans, sanglotant tout seul au milieu de la cuisine,assis sur une table. Un marchand de meubles, un voisin, lui contal’agonie de la malheureuse mère. Elle en était à ses dernièresressources, elle s’était tuée au travail pour que son fils pûtfaire son droit. À un petit commerce de rubans d’un médiocrerapport, elle avait dû joindre d’autres métiers qui l’occupaientfort tard. L’idée fixe de voir son Florent avocat, bien posé dansla ville, finissait par la rendre dure, avare, impitoyable pourelle-même et pour les autres. Le petit Quenu allait avec desculottes percées, des blouses dont les manchess’effiloquaient&|160;; il ne se servait jamais à table, ilattendait que sa mère lui eût coupé sa part de pain. Elle setaillait des tranches tout aussi minces. C’était à ce régimequ’elle avait succombé, avec le désespoir immense de ne pas acheversa tâche.

Cette histoire fit une impression terrible sur le caractèretendre de Florent. Les larmes l’étouffaient. Il prit son frère dansses bras, le tint serré, le baisa comme pour lui rendre l’affectiondont il l’avait privé. Et il regardait ses pauvres souliers crevés,ses coudes troués, ses mains sales, toute cette misère d’enfantabandonné. Il lui répétait qu’il allait l’emmener, qu’il seraitheureux avec lui. Le lendemain, quand il examina la situation, ileut peur de ne pouvoir même réserver la somme nécessaire pourretourner à Paris. À aucun prix, il ne voulait rester au Vigan. Ilcéda heureusement la petite boutique de rubans, ce qui lui permitde payer les dettes que sa mère, très rigide sur les questionsd’argent, s’était pourtant laissée peu à peu entraîner àcontracter. Et comme il ne lui restait rien, le voisin, le marchandde meubles, lui offrit cinq cents francs du mobilier et du linge dela défunte. Il faisait une bonne affaire. Le jeune homme leremercia, les larmes aux yeux. Il habilla son frère à neuf,l’emmena, le soir même.

À Paris, il ne pouvait plus être question de suivre les cours del’École de droit. Florent remit à plus tard toute ambition. Iltrouva quelques leçons, s’installa avec Quenu, rue Royer-Collard,au coin de la rue Saint-Jacques, dans une grande chambre qu’ilmeubla de deux lits de fer, d’une armoire, d’une table et de quatrechaises. Dès lors, il eut un enfant. Sa paternité le charmait. Dansles premiers temps, le soir, quand il rentrait, il essayait dedonner des leçons au petit&|160;; mais celui-ci n’écoutaitguère&|160;; il avait la tête dure, refusait d’apprendre,sanglotant, regrettant l’époque où sa mère le laissait courir lesrues. Florent, désespéré, cessait la leçon, le consolait, luipromettait des vacances indéfinies. Et pour s’excuser de safaiblesse, il se disait qu’il n’avait pas pris le cher enfant aveclui dans le but de le contrarier. Ce fut sa règle de conduite, leregarder grandir en joie. Il l’adorait, était ravi de ses rires,goûtait des douceurs infinies à le sentir autour de lui, bienportant, ignorant de tout souci. Florent restait mince dans sespaletots noirs râpés, et son visage commençait à jaunir, au milieudes taquineries cruelles de l’enseignement. Quenu devenait un petitbonhomme tout rond, un peu bêta, sachant à peine lire et écrire,mais d’une belle humeur inaltérable qui emplissait de gaieté lagrande chambre sombre de la rue Royer-Collard.

Cependant, les années passaient. Florent, qui avait hérité desdévouements de sa mère, gardait Quenu au logis comme une grandefille paresseuse. Il lui évitait jusqu’aux menus soins del’intérieur&|160;; c’était lui qui allait chercher les provisions,qui faisait le ménage et la cuisine. Cela, disait-il, le tirait deses mauvaises pensées. Il était sombre d’ordinaire, se croyaitméchant. Le soir, quand il rentrait, crotté, la tête basse de lahaine des enfants des autres, il était tout attendri parl’embrassade de ce gros et grand garçon, qu’il trouvait en train dejouer à la toupie, sur le carreau de la chambre. Quenu riait de samaladresse à faire les omelettes et de la façon sérieuse dont ilmettait le pot-au-feu. La lampe éteinte, Florent redevenait triste,parfois, dans son lit. Il songeait à reprendre ses études de droit,il s’ingéniait pour disposer son temps de façon à suivre les coursde la faculté. Il y parvint, fut parfaitement heureux. Mais unepetite fièvre qui le retint huit jours à la maison creusa un teltrou dans leur budget et l’inquiéta à un tel point qu’il abandonnatoute idée de terminer ses études. Son enfant grandissait. Il entracomme professeur dans une pension de la rue de l’estrapade, auxappointements de dix-huit cents francs. C’était une fortune. Avecde l’économie, il allait mettre de l’argent de côté pour établirQuenu. À dix-huit ans, il le traitait encore en demoiselle qu’ilfaut doter.

Pendant la courte maladie de son frère, Quenu, lui aussi, avaitfait des réflexions. Un matin, il déclara qu’il voulait travailler,qu’il était assez grand pour gagner sa vie. Florent futprofondément touché. Il y avait, en face d’eux, de l’autre côté dela rue, un horloger en chambre que l’enfant voyait toute lajournée, dans la clarté crue de la fenêtre, penché sur sa petitetable, maniant des choses délicates, les regardant à la loupe,patiemment. Il fut séduit, il prétendit qu’il avait du goût pourl’horlogerie. Mais, au bout de quinze jours, il devint inquiet, ilpleura comme un garçon de dix ans, trouvant que c’était tropcompliqué, que jamais il ne saurait «&|160;toutes les petitesbêtises qui entrent dans une montre&|160;». Maintenant, ilpréférerait être serrurier. La serrurerie le fatigua. En deuxannées, il tenta plus de dix métiers. Florent pensait qu’il avaitraison, qu’il ne faut pas se mettre dans un état à contrecœur.Seulement, le beau dévouement de Quenu, qui voulait gagner sa vie,coûtait cher au ménage des deux jeunes gens. Depuis qu’il couraitles ateliers, c’était sans cesse des dépenses nouvelles, des fraisde vêtements, de nourriture prise au-dehors, de bienvenue payée auxcamarades. Les dix-huit cents francs de Florent ne suffisaientplus. Il avait dû prendre deux leçons qu’il donnait le soir.Pendant huit ans, il porta la même redingote.

Les deux frères s’étaient fait un ami. La maison avait unefaçade sur la rue Saint-Jacques, et là s’ouvrait une granderôtisserie, tenue par un digne homme nommé Gavard, dont la femme semourait de la poitrine, au milieu de l’odeur grasse des volailles.Quand Florent rentrait trop tard pour faire cuire quelque bout deviande, il achetait en bas un morceau de dinde ou un morceau d’oiede douze sous. C’était des jours de grand régal. Gavard finit pars’intéresser à ce garçon maigre, il connut son histoire, il attirale petit. Et bientôt Quenu ne quitta plus la rôtisserie. Dès queson frère partait, il descendait, il s’installait au fond de laboutique, ravi des quatre broches gigantesques qui tournaient avecun bruit doux, devant les hautes flammes claires.

Les larges cuivres de la cheminée luisaient, les volaillesfumaient, la graisse chantait dans la lèchefrite, les brochesfinissaient par causer entre elles, par adresser des mots aimablesà Quenu, qui, une longue cuiller à la main, arrosait dévotement lesventres dorés des oies rondes et des grandes dindes. Il restait desheures, tout rouge des clartés dansantes de la flambée, un peuabêti, riant vaguement aux grosses bêtes qui cuisaient&|160;; et ilne se réveillait que lorsqu’on débrochait. Les volailles tombaientdans les plats&|160;; les broches sortaient des ventres, toutesfumantes&|160;; les ventres se vidaient, laissant couler le jus parles trous du derrière et de la gorge, emplissant la boutique d’uneodeur forte de rôti. Alors, l’enfant, debout, suivant des yeuxl’opération, battait des mains, parlait aux volailles, leur disaitqu’elles étaient bien bonnes, qu’on les mangerait, que les chatsn’auraient que les os. Et il tressautait, quand Gavard lui donnaitune tartine de pain, qu’il mettait mijoter dans la lèchefrite,pendant une demi-heure.

Ce fut là sans doute que Quenu prit l’amour de la cuisine. Plustard, après avoir essayé tous les métiers, il revint fatalement auxbêtes qu’on débroche, aux jus qui forcent à se lécher les doigts.Il craignait d’abord de contrarier son frère, petit mangeur parlantdes bonnes choses avec un dédain d’homme ignorant. Puis, voyantFlorent l’écouter, lorsqu’il lui expliquait quelque plat trèscompliqué, il lui avoua sa vocation, il entra dans un grandrestaurant. Dès lors, la vie des deux frères fut réglée. Ilscontinuèrent à habiter la chambre de la rue Royer-Collard, où ilsse retrouvaient chaque soir&|160;: l’un, la face réjouie par sesfourneaux&|160;; l’autre, le visage battu de sa misère deprofesseur crotté. Florent gardait sa défroque noire, s’oubliaitsur les devoirs de ses élèves, tandis que Quenu, pour se mettre àl’aise, reprenait son tablier, sa veste blanche et son bonnet blancde marmiton, tournant autour du poêle, s’amusant à quelquefriandise cuite au four. Et parfois ils souriaient de se voirainsi, l’un tout blanc, l’autre tout noir. La vaste pièce semblaitmoitié fâchée, moitié joyeuse, de ce deuil et de cette gaieté.Jamais ménage plus disparate ne s’entendit mieux. L’aîné avait beaumaigrir, brûlé par les ardeurs de son père, le cadet avait beauengraisser, en digne fils de Normand&|160;; ils s’aimaient dansleur mère commune, dans cette femme qui n’était que tendresse.

Ils avaient un parent, à Paris, un frère de leur mère, unGradelle, établi charcutier, rue Pirouette, dans le quartier desHalles. C’était un gros avare, un homme brutal, qui les reçut commedes meurt-de-faim, la première fois qu’ils se présentèrent chezlui. Ils y retournèrent rarement. Le jour de la fête du bonhomme,Quenu lui portait un bouquet, et en recevait une pièce de dix sous.Florent, d’une fierté maladive, souffrait, lorsque Gradelleexaminait sa redingote mince, de l’œil inquiet et soupçonneux d’unladre qui flaire la demande d’un dîner ou d’une pièce de cent sous.Il eut la naïveté, un jour, de changer chez son oncle un billet decent francs. L’oncle eut moins peur, en voyant venir les petits,comme il les appelait. Mais les amitiés en restèrent là.

Ces années furent pour Florent un long rêve doux et triste. Ilgoûta toutes les joies amères du dévouement. Au logis, il n’avaitque des tendresses. Dehors, dans les humiliations de ses élèves,dans le coudoiement des trottoirs, il se sentait devenir mauvais.Ses ambitions mortes s’aigrissaient. Il lui fallut de longs moispour plier les épaules et accepter ses souffrances d’homme laid,médiocre et pauvre. Voulant échapper aux tentations de méchanceté,il se jeta en pleine bonté idéale, il se créa un refuge de justiceet de vérité absolues. Ce fut alors qu’il devint républicain&|160;;il entra dans la république comme les filles désespérées entrent aucouvent. Et ne trouvant pas une république assez tiède, assezsilencieuse, pour endormir ses maux, il s’en créa une. Les livreslui déplaisaient&|160;; tout ce papier noirci, au milieu duquel ilvivait, lui rappelait la classe puante, les boulettes de papiermâché des gamins, la torture des longues heures stériles. Puis, leslivres ne lui parlaient que de révolte, le poussaient à l’orgueil,et c’était d’oubli et de paix dont il se sentait l’impérieuxbesoin. Se bercer, s’endormir, rêver qu’il était parfaitementheureux, que le monde allait le devenir, bâtir la cité républicaineoù il aurait voulu vivre&|160;: telle fut sa récréation, l’œuvreéternellement reprise de ses heures libres. Il ne lisait plus, endehors des nécessités de l’enseignement&|160;; il remontait la rueSaint-Jacques, jusqu’aux boulevards extérieurs, faisait une grandecourse parfois, revenait par la barrière d’Italie&|160;; et, toutle long de la route, les yeux sur le quartier Mouffetard étalé àses pieds, il arrangeait des mesures morales, des projets de loihumanitaires, qui auraient changé cette ville souffrante en uneville de béatitude. Quand les journées de février ensanglantèrentParis, il fut navré, il courut les clubs, demandant le rachat de cesang «&|160;par le baiser fraternel des républicains du mondeentier&|160;». Il devint un de ces orateurs illuminés quiprêchèrent la révolution comme une religion nouvelle, toute dedouceur et de rédemption. Il fallut les journées de décembre pourle tirer de sa tendresse universelle. Il était désarmé. Il selaissa prendre comme un mouton, et fut traité en loup. Quand ils’éveilla de son sermon sur la fraternité, il crevait la faim surla dalle froide d’une casemate de Bicêtre.

Quenu, qui avait alors vingt-deux ans, fut pris d’une angoissemortelle, en ne voyant pas rentrer son frère. Le lendemain, il allachercher, au cimetière Montmartre, parmi les morts du boulevard,qu’on avait alignés sous de la paille&|160;; les têtes passaient,affreuses. Le cœur lui manquait, les larmes l’aveuglaient, il dutrevenir à deux reprises, le long de la file. Enfin, à la préfecturede police, au bout de huit grands jours, il apprit que son frèreétait prisonnier. Il ne put le voir. Comme il insistait, on lemenaça de l’arrêter lui-même. Il courut alors chez l’oncleGradelle, qui était un personnage pour lui, espérant le déterminerà sauver Florent. Mais l’oncle Gradelle s’emporta, prétendit quec’était bien fait, que ce grand imbécile n’avait pas besoin de sefourrer avec ces canailles de républicains&|160;; il ajouta mêmeque Florent devait mal tourner, que cela était écrit sur sa figure.Quenu pleurait toutes les larmes de son corps. Il restait là,suffoquant. L’oncle, un peu honteux, sentant qu’il devait fairequelque chose pour ce pauvre garçon, lui offrit de le prendre aveclui. Il le savait bon cuisinier, et avait besoin d’un aide. Quenuredoutait tellement de rentrer seul dans la grande chambre de larue Royer-Collard qu’il accepta. Il coucha chez son oncle, le soirmême, tout en haut, au fond d’un trou noir où il pouvait à peines’allonger. Il y pleura moins qu’il n’aurait pleuré en face du litvide de son frère.

Il réussit enfin à voir Florent. Mais, en revenant de Bicêtre,il dut se coucher&|160;; une fièvre le tint pendant près de troissemaines dans une somnolence hébétée. Ce fut sa première et saseule maladie. Gradelle envoyait son républicain de neveu à tousles diables. Quand il connut son départ pour Cayenne, un matin, iltapa dans les mains de Quenu, l’éveilla, lui annonça brutalementcette nouvelle, provoqua une telle crise, que le lendemain le jeunehomme était debout. Sa douleur se fondit&|160;; ses chairs mollessemblèrent boire ses dernières larmes. Un mois plus tard, il riait,s’irritait, tout triste d’avoir ri&|160;; puis la belle humeurl’emportait, et il riait sans savoir.

Il apprit la charcuterie. Il y goûtait plus de jouissancesencore que dans la cuisine. Mais l’oncle Gradelle lui disait qu’ilne devait pas trop négliger ses casseroles, qu’un charcutier boncuisinier était rare, que c’était une chance d’avoir passé par unrestaurant avant d’entrer chez lui. Il utilisait ses talents,d’ailleurs&|160;; il lui faisait faire des dîners pour la ville, lechargeait particulièrement des grillades et des côtelettes de porcaux cornichons. Comme le jeune homme lui rendait de réels services,il l’aima à sa manière, lui pinçant les bras, les jours de bellehumeur. Il avait vendu le pauvre mobilier de la rue Royer-Collard,et en gardait l’argent, quarante et quelques francs, pour que cefarceur de Quenu, disait-il, ne le jetât pas par les fenêtres. Ilfinit pourtant par lui donner chaque mois six francs pour ses menusplaisirs.

Quenu, serré d’argent, brutalisé parfois, était parfaitementheureux. Il aimait qu’on lui mâchât sa vie. Florent l’avait tropélevé en fille paresseuse. Puis, il s’était fait une amie chezl’oncle Gradelle. Quand celui-ci perdit sa femme, il dut prendreune fille, pour le comptoir. Il la choisit bien portante,appétissante, sachant que cela égaye le client et fait honneur auxviandes cuites&|160;; il connaissait, rue Cuvier, près du jardindes Plantes, une dame veuve, dont le mari avait eu la direction despostes à Plassans, une sous-préfecture du Midi. Cette dame, quivivait d’une petite rente viagère, très modestement, avait amené decette ville une grosse et belle enfant, qu’elle traitait comme sapropre fille. Lisa la soignait d’un air placide, avec une humeurégale, un peu sérieuse, tout à fait belle quand elle souriait. Songrand charme venait de la façon exquise dont elle plaçait son raresourire. Alors, son regard était une caresse, sa gravité ordinairedonnait un prix inestimable à cette science soudaine de séduction.La vieille dame disait souvent qu’un sourire de Lisa la conduiraiten enfer. Lorsqu’un asthme l’emporta, elle laissa à sa filled’adoption toutes ses économies, une dizaine de mille francs. Lisaresta huit jours seule dans le logement de la rue Cuvier&|160;; cefut là que Gradelle vint la chercher. Il la connaissait pourl’avoir souvent vue avec sa maîtresse, quand cette dernière luirendait visite, rue Pirouette. Mais, à l’enterrement, elle luiparut si embellie, si solidement bâtie, qu’il alla jusqu’aucimetière. Pendant qu’on descendait le cercueil, il réfléchissaitqu’elle serait superbe dans la charcuterie. Il se tâtait, se disaitqu’il lui offrirait bien trente francs par mois, avec le logementet la nourriture. Lorsqu’il lui fit des propositions, elle demandavingt-quatre heures pour lui rendre réponse. Puis, un matin, ellearriva avec son petit paquet, et ses dix mille francs, dans soncorsage. Un mois plus tard, la maison lui appartenait, Gradelle,Quenu, jusqu’au dernier des marmitons. Quenu, surtout, se seraithaché les doigts pour elle. Quand elle venait à sourire, il restaitlà, riant d’aise lui-même à la regarder.

Lisa, qui était la fille aînée des Macquart, de Plassans, avaitencore son père. Elle le disait à l’étranger, ne lui écrivaitjamais. Parfois, elle laissait seulement échapper que sa mèreétait, de son vivant, une rude travailleuse, et qu’elle tenaitd’elle. Elle se montrait, en effet, très patiente au travail. Maiselle ajoutait que la brave femme avait eu une belle constance de setuer pour faire aller le ménage. Elle parlait alors des devoirs dela femme et des devoirs du mari, très sagement, d’une façonhonnête, qui ravissait Quenu. Il lui affirmait qu’il avaitabsolument ses idées. Les idées de Lisa étaient que tout le mondedoit travailler pour manger&|160;; que chacun est chargé de sonpropre bonheur&|160;; qu’on fait le mal en encourageant laparesse&|160;; enfin que, s’il y a des malheureux, c’est tant pispour les fainéants. C’était là une condamnation très nette del’ivrognerie, des flâneries légendaires du vieux Macquart. Et, àson insu, Macquart parlait haut en elle&|160;; elle n’était qu’uneMacquart rangée, raisonnable, logique avec ses besoins debien-être, ayant compris que la meilleure façon de s’endormir dansune tiédeur heureuse est encore de se faire soi-même un lit debéatitude. Elle donnait à cette couche moelleuse toutes ses heures,toutes ses pensées. Dès l’âge de six ans, elle consentait à resterbien sage sur sa petite chaise, la journée entière, à la conditionqu’on la récompenserait d’un gâteau le soir.

Chez le charcutier Gradelle, Lisa continua sa vie calme,régulière, éclairée par ses beaux sourires. Elle n’avait pasaccepté l’offre du bonhomme à l’aventure&|160;; elle savait trouveren lui un chaperon, elle pressentait peut-être, dans cette boutiquesombre de la rue Pirouette, avec le flair des personnes chanceuses,l’avenir solide qu’elle rêvait, une vie de jouissances saines, untravail sans fatigue, dont chaque heure amenât la récompense. Ellesoigna son comptoir avec les soins tranquilles qu’elle avait donnésà la veuve du directeur des postes. Bientôt, la propreté destabliers de Lisa fut proverbiale dans le quartier. L’oncle Gradelleétait si content de cette belle fille, qu’il disait parfois àQuenu, en ficelant ses saucissons&|160;:

–&|160;Si je n’avais pas soixante ans passés, ma paroled’honneur, je ferais la bêtise de l’épouser… C’est de l’or enbarre, mon garçon, une femme comme ça dans le commerce.

Quenu réfléchissait. Il rit pourtant à belles dents, un jourqu’un voisin l’accusa d’être amoureux de Lisa. Cela ne letourmentait guère. Ils étaient très bons amis. Le soir, ilsmontaient ensemble se coucher. Lisa occupait, à côté du trou noiroù s’allongeait le jeune homme, une petite chambre qu’elle avaitrendue toute claire, en l’ornant partout de rideaux de mousseline.Ils restaient là, un instant, sur le palier, leur bougeoir à lamain, causant, mettant la clef dans la serrure. Et ils refermaientleur porte, disant amicalement&|160;:

–&|160;Bonsoir, mademoiselle Lisa.

–&|160;Bonsoir, monsieur Quenu.

Quenu se mettait au lit en écoutant Lisa faire son petit ménage.La cloison était si mince, qu’il pouvait suivre chacun de sesmouvements. Il pensait&|160;: «&|160;Tiens, elle tire les rideauxde sa fenêtre. Qu’est-ce qu’elle peut bien faire devant sacommode&|160;? La voilà qui s’assoit et qui ôte ses bottines. Mafoi, bonsoir, elle a soufflé sa bougie. Dormons.&|160;» Et, s’ilentendait craquer le lit, il murmurait en riant&|160;:«&|160;Fichtre&|160;! elle n’est pas légère, mademoiselleLisa.&|160;» Cette idée l’égayait&|160;; il finissait pars’endormir, en songeant aux jambons et aux bandes de petit saléqu’il devait préparer le lendemain.

Cela dura un an, sans une rougeur de Lisa, sans un embarras deQuenu. Le matin, au fort du travail, lorsque la jeune fille venaità la cuisine, leurs mains se rencontraient au milieu des hachis.Elle l’aidait parfois, elle tenait les boyaux de ses doigtspotelés, pendant qu’il les bourrait de viandes et de lardons. Oubien ils goûtaient ensemble la chair crue des saucisses, du bout dela langue, pour voir si elle était convenablement épicée. Elleétait de bon conseil, connaissait des recettes du Midi, qu’ilexpérimenta avec succès. Souvent, il la sentait derrière sonépaule, regardant au fond des marmites, s’approchant si près, qu’ilavait sa forte gorge dans le dos. Elle lui passait une cuiller, unplat. Le grand feu leur mettait le sang sous la peau. Lui, pourrien au monde, n’aurait cessé de tourner les bouillies grasses quis’épaississaient sur le fourneau&|160;; tandis que, toute grave,elle discutait le degré de cuisson. L’après-midi, lorsque laboutique se vidait, ils causaient tranquillement, pendant desheures. Elle restait dans son comptoir, un peu renversée, tricotantd’une façon douce et régulière. Il s’asseyait sur un billot, lesjambes ballantes, tapant des talons contre le bloc de chêne. Et ilss’entendaient à merveille&|160;; ils parlaient de tout, le plusordinairement de cuisine, et puis de l’oncle Gradelle, et encore duquartier. Elle lui racontait des histoires comme à un enfant&|160;;elle en savait de très jolies, des légendes miraculeuses, pleinesd’agneaux et de petits anges, qu’elle disait d’une voix flûtée,avec son grand air sérieux. Si quelque cliente entrait, pour ne passe déranger, elle demandait au jeune homme le pot du saindoux ou laboîte des escargots. À onze heures, ils remontaient se coucher,lentement, comme la veille. Puis, en refermant leur porte, de leurvoix calme&|160;:

–&|160;Bonsoir, mademoiselle Lisa.

–&|160;Bonsoir, monsieur Quenu.

Un matin, l’oncle Gradelle fut foudroyé par une attaqued’apoplexie, en préparant une galantine. Il tomba le nez sur latable à hacher. Lisa ne perdit pas son sang-froid. Elle dit qu’ilne fallait pas laisser le mort au beau milieu de la cuisine&|160;;elle le fit porter au fond, dans un cabinet où l’oncle couchait.Puis, elle arrangea une histoire avec les garçons&|160;; l’oncledevait être mort dans son lit, si l’on ne voulait pas dégoûter lequartier et perdre la clientèle. Quenu aida à porter le mort,stupide, très étonné de ne pas trouver de larmes. Plus tard, Lisaet lui pleurèrent ensemble. Il était seul héritier, avec son frèreFlorent. Les commères des rues voisines donnaient au vieux Gradelleune fortune considérable. La vérité fut qu’on ne découvrit pas unécu d’argent sonnant. Lisa resta inquiète. Quenu la voyaitréfléchir, regarder autour d’elle du matin au soir, comme si elleavait perdu quelque chose. Enfin, elle décida un grand nettoyage,prétendant qu’on jasait, que l’histoire de la mort du vieuxcourait, qu’il fallait montrer une grande propreté. Une après-midi,comme elle était depuis deux heures à la cave, où elle lavaitelle-même les cuves à saler, elle reparut, tenant quelque chosedans son tablier. Quenu hachait des foies de cochon. Elle attenditqu’il eût fini, causant avec lui d’une voix indifférente. Mais sesyeux avaient un éclat extraordinaire, elle sourit de son beausourire, en lui disant qu’elle voulait lui parler. Elle montal’escalier, péniblement, les cuisses gênées par la chose qu’elleportait, et qui tendait son tablier à le crever. Au troisièmeétage, elle soufflait, elle dut s’appuyer un instant contre larampe. Quenu, étonné, la suivit sans mot dire, jusque dans sachambre. C’était la première fois qu’elle l’invitait à y entrer.Elle ferma la porte&|160;; et, lâchant les coins du tablier que sesdoigts roidis ne pouvaient plus tenir, elle laissa rouler doucementsur son lit une pluie de pièces d’argent et de pièces d’or. Elleavait trouvé, au fond d’un saloir, le trésor de l’oncle Gradelle.Le tas fit un grand trou, dans ce lit délicat et moelleux de jeunefille.

La joie de Lisa et de Quenu fut recueillie. Ils s’assirent surle bord du lit, Lisa à la tête, Quenu au pied, aux deux côtés dutas&|160;; et ils comptèrent l’argent sur la couverture, pour nepas faire de bruit. Il y avait quarante mille francs d’or, troismille francs d’argent, et, dans un étui de fer-blanc, quarante-deuxmille francs en billets de banque. Ils mirent deux bonnes heurespour additionner tout cela. Les mains de Quenu tremblaient un peu.Ce fut Lisa qui fit le plus de besogne. Ils rangeaient les pilesd’or sur l’oreiller, laissant l’argent dans le trou de lacouverture. Quand ils eurent trouvé le chiffre, énorme pour eux, dequatre-vingt-cinq mille francs, ils causèrent. Naturellement, ilsparlèrent de l’avenir, de leur mariage, sans qu’il eût jamais étéquestion d’amour entre eux. Cet argent semblait leur délier lalangue. Ils s’étaient enfoncés davantage, s’adossant au mur de laruelle, sous les rideaux de mousseline blanche, les jambes un peuallongées&|160;; et comme, en bavardant, leurs mains fouillaientl’argent, elles s’y étaient rencontrées, s’oubliant l’une dansl’autre, au milieu des pièces de cent sous. Le crépuscule lessurprit. Alors seulement Lisa rougit de se voir à côté de cegarçon. Ils avaient bouleversé le lit, les draps pendaient, l’or,sur l’oreiller qui les séparait, faisait des creux, comme si destêtes s’y étaient roulées, chaudes de passion.

Ils se levèrent gênés, de l’air confus de deux amoureux quiviennent de commettre une première faute. Ce lit défait, avec toutcet argent, les accusait d’une joie défendue, qu’ils avaientgoûtée, la porte close. Ce fut leur chute, à eux. Lisa, quirattachait ses vêtements comme si elle avait fait le mal, allachercher ses dix mille francs. Quenu voulut qu’elle les mît avecles quatre-vingt-cinq mille francs de l’oncle&|160;; il mêla lesdeux sommes en riant, en disant que l’argent, lui aussi, devait sefiancer&|160;; et il fut convenu que ce serait Lisa qui garderait«&|160;le magot&|160;» dans sa commode. Quand elle l’eut serré etqu’elle eut refait le lit, ils descendirent paisiblement. Ilsétaient mari et femme.

Le mariage eut lieu le mois suivant. Le quartier le trouvanaturel, tout à fait convenable. On connaissait vaguementl’histoire du trésor, la probité de Lisa était un sujet d’élogessans fin&|160;; après tout, elle pouvait ne rien dire à Quenu,garder les écus pour elle&|160;; si elle avait parlé, c’était parhonnêteté pure, puisque personne ne l’avait vue. Elle méritait bienque Quenu l’épousât. Ce Quenu avait de la chance, il n’était pasbeau, et il trouvait une belle femme qui lui déterrait une fortune.L’admiration alla si loin, qu’on finit par dire tout bas que«&|160;Lisa était vraiment bête d’avoir fait ce qu’elle avaitfait&|160;». Lisa souriait, quand on lui parlait de ces choses àmots couverts. Elle et son mari vivaient comme auparavant, dans unebonne amitié, dans une paix heureuse. Elle l’aidait, rencontraitses mains au milieu des hachis, se penchait au-dessus de son épaulepour visiter d’un coup d’œil les marmites. Et ce n’était toujoursque le grand feu de la cuisine qui leur mettait le sang sous lapeau.

Cependant, Lisa était une femme intelligente qui comprit vite lasottise de laisser dormir leurs quatre-vingt-quinze mille francsdans le tiroir de la commode. Quenu les aurait volontiers remis aufond du saloir, en attendant d’en avoir gagné autant&|160;; ils seseraient alors retirés à Suresnes, un coin de la banlieue qu’ilsaimaient. Mais elle avait d’autres ambitions. La rue Pirouetteblessait ses idées de propreté, son besoin d’air, de lumière, desanté robuste. La boutique, où l’oncle Gradelle avait amassé sontrésor, sou à sou, était une sorte de boyau noir, une de cescharcuteries douteuses des vieux quartiers, dont les dalles uséesgardent l’odeur forte des viandes, malgré les lavages&|160;; et lajeune femme rêvait une de ces claires boutiques modernes, d’unerichesse de salon, mettant la limpidité de leurs glaces sur letrottoir d’une large rue. Ce n’était pas, d’ailleurs, l’enviemesquine de faire la dame, derrière un comptoir&|160;; elle avaitune conscience très nette des nécessités luxueuses du nouveaucommerce. Quenu fut effrayé, la première fois, quand elle lui parlade déménager et de dépenser une partie de leur argent à décorer unmagasin. Elle haussait doucement les épaules, en souriant.

Un jour, comme la nuit tombait et que la charcuterie étaitnoire, le deux époux entendirent, devant leur porte, une femme duquartier qui disait à une autre&|160;:

–&|160;Ah bien&|160;! non, je ne me fournis plus chez eux, je neleur prendrais pas un bout de boudin, voyez-vous, ma chère… Il y aeu un mort dans leur cuisine.

Quenu en pleura. Cette histoire d’un mort dans sa cuisinefaisait du chemin. Il finissait par rougir devant les clients,quand il les voyait flairer de trop près sa marchandise. Ce fut luiqui reparla à sa femme de son idée de déménagement. Elle s’étaitoccupée, sans rien dire, de la nouvelle boutique&|160;; elle enavait trouvé une à deux pas, rue Rambuteau, situéemerveilleusement. Les Halles centrales qu’on ouvrait en facetripleraient la clientèle, feraient connaître la maison des quatrecoins de Paris. Quenu se laissa entraîner à des dépensesfolles&|160;; il mit plus de trente mille francs en marbres, englaces et en dorures. Lisa passait des heures avec les ouvriers,donnait son avis sur les plus minces détails. Quand elle put enfins’installer dans son comptoir, on vint en procession acheter chezeux, uniquement pour voir la boutique. Le revêtement des murs étaittout en marbre blanc&|160;; au plafond, une immense glace carrées’encadrait dans un large lambris doré et très orné, laissantpendre, au milieu, un lustre à quatre branches&|160;; et, derrièrele comptoir, tenant le panneau entier, à gauche encore, et au fond,d’autres glaces, prises entre les plaques de marbre, mettaient deslacs de clarté, des portes qui semblaient s’ouvrir sur d’autressalles, à l’infini, toutes emplies des viandes étalées. À droite,le comptoir, très grand, fut surtout trouvé d’un beautravail&|160;; des losanges de marbre rose y dessinaient desmédaillons symétriques. À terre, il y avait, comme dallage, descarreaux blancs et roses, alternés, avec une grecque rouge sombrepour bordure. Le quartier fut fier de sa charcuterie, personne nesongea plus à parler de la cuisine de la rue Pirouette, où il yavait eu un mort. Pendant un mois, les voisines s’arrêtèrent sur letrottoir, pour regarder Lisa, à travers les cervelas et lescrépines de l’étalage. On s’émerveillait de sa chair blanche etrosée, autant que des marbres. Elle parut l’âme, la clarté vivante,l’idole saine et solide de la charcuterie&|160;; et on ne la nommaplus que la belle Lisa.

À droite de la boutique, se trouvait la salle à manger, unepièce très propre, avec un buffet, une table et des chaises cannéesde chêne clair. La natte qui couvrait le parquet, le papier jaunetendre, la toile cirée imitant le chêne, la rendaient un peufroide, égayée seulement par les luisants d’une suspension decuivre tombant du plafond, élargissant, au-dessus de la table, songrand abat-jour de porcelaine transparente. Une porte de la salle àmanger donnait dans la vaste cuisine carrée. Et, au bout decelle-ci, il y avait une petite cour dallée, qui servait dedébarras, encombrée de terrines, de tonneaux, d’ustensiles horsd’usage&|160;; à gauche de la fontaine, les pots de fleurs fanéesde l’étalage achevaient d’agoniser, le long de la gargouille oùl’on jetait les eaux grasses.

Les affaires furent excellentes. Quenu, que les avances avaientépouvanté, éprouvait presque du respect pour sa femme, qui, selonlui, «&|160;était une forte tête&|160;». Au bout de cinq ans, ilsavaient près de quatre-vingt mille francs placés en bonnes rentes.Lisa expliquait qu’ils n’étaient pas ambitieux, qu’ils ne tenaientpas à entasser trop vite&|160;; sans cela, elle aurait fait gagnerà son mari «&|160;des mille et des cents&|160;», en le poussantdans le commerce en gros des cochons. Ils étaient jeunes encore,ils avaient du temps devant eux&|160;; puis, ils n’aimaient pas letravail salopé, ils voulaient travailler à leur aise, sans semaigrir de soucis, en bonnes gens qui tiennent bien à vivre.

–&|160;Tenez, ajoutait Lisa, dans ses heures d’expansion, j’aiun cousin à Paris… Je ne le vois pas, les deux familles sontbrouillées. Il a pris le nom de Saccard, pour faire oubliercertaines choses… Eh bien, ce cousin, m’a-t-on dit, gagne desmillions. Ça ne vit pas, ça se brûle le sang, c’est toujours parvoies et par chemins, au milieu de trafics d’enfer. Il estimpossible, n’est-ce pas&|160;? que ça mange tranquillement sondîner, le soir. Nous autres, nous savons au moins ce que nousmangeons, nous n’avons pas ces tracasseries. On n’aime l’argent queparce qu’il en faut pour vivre. On tient au bien-être, c’estnaturel. Quant à gagner pour gagner, à se donner plus de mal qu’onne goûtera ensuite de plaisir, ma parole, j’aimerais mieux mecroiser les bras… Et puis, je voudrais bien les voir ses millions,à mon cousin. Je ne crois pas aux millions comme ça. Je l’aiaperçu, l’autre jour, en voiture&|160;; il était tout jaune, ilavait l’air joliment sournois. Un homme qui gagne de l’argent n’apas une mine de cette couleur-là. Enfin, ça le regarde… Nouspréférons ne gagner que cent sous, et profiter des cent sous.

Le ménage profitait, en effet. Ils avaient eu une fille, dès lapremière année de leur mariage. À eux trois, ils réjouissaient lesyeux. La maison allait largement, heureusement, sans trop defatigue, comme le voulait Lisa. Elle avait soigneusement écartétoutes les causes possibles de trouble, laissant couler lesjournées au milieu de cet air gras, de cette prospérité alourdie.C’était un coin de bonheur raisonné, une mangeoire confortable, oùla mère, le père et la fille s’étaient mis à l’engrais. Quenu seulavait des tristesses parfois, quand il songeait à son pauvreFlorent. Jusqu’en 1856, il reçut des lettres de lui, de loin enloin. Puis, les lettres cessèrent&|160;; il apprit par un journalque trois déportés avaient voulu s’évader de l’île du Diable ets’étaient noyés avant d’atteindre la côte. À la préfecture depolice, on ne put lui donner de renseignements précis&|160;; sonfrère devait être mort. Il conserva pourtant quelque espoir, maisles mois se passèrent. Florent, qui battait la Guyane hollandaise,se gardait d’écrire, espérant toujours rentrer en France. Quenufinit par le pleurer comme un mort auquel on n’a pu dire adieu.Lisa ne connaissait pas Florent. Elle trouvait de très bonnesparoles toutes les fois que son mari se désespérait devantelle&|160;; elle le laissait lui raconter pour la centième fois deshistoires de jeunesse, la grande chambre de la rue Royer-Collard,les trente-six métiers qu’il avait appris, les friandises qu’ilfaisait cuire dans le poêle, tout habillé de blanc tandis queFlorent était tout habillé de noir. Elle l’écoutait tranquillement,avec des complaisances infinies.

Ce fut au milieu de ces joies sagement cultivées et mûries queFlorent tomba, un matin de septembre, à l’heure où Lisa prenait sonbain de soleil matinal, et où Quenu, les yeux gros encore desommeil, mettait paresseusement les doigts dans les graisses figéesde la veille. La charcuterie fut toute bouleversée. Gavard voulutqu’on cachât «&|160;le proscrit&|160;», comme il le nommait, engonflant un peu les joues. Lisa, plus pâle et plus grave qued’ordinaire, le fit enfin monter au cinquième, où elle lui donna lachambre de sa fille de boutique. Quenu avait coupé du pain et dujambon. Mais Florent put à peine manger&|160;; il était pris devertiges et de nausées&|160;; il se coucha, resta cinq jours aulit, avec un gros délire, un commencement de fièvre cérébrale, quifut heureusement combattu avec énergie. Quand il revint à lui, ilaperçut Lisa à son chevet, remuant sans bruit une cuiller dans unetasse. Comme il voulait la remercier, elle lui dit qu’il devait setenir tranquille, qu’on causerait plus tard. Au bout de troisjours, le malade fut sur pied. Alors, un matin, Quenu monta lechercher en lui disant que Lisa les attendait, au premier, dans sachambre.

Ils occupaient là un petit appartement, trois pièces et uncabinet. Il fallait traverser une pièce nue, où il n’y avait quedes chaises, puis un petit salon, dont le meuble, caché sous deshousses blanches, dormait discrètement dans le demi-jour despersiennes toujours tirées, pour que la clarté trop vive ne mangeâtpas le bleu tendre du reps, et l’on arrivait à la chambre àcoucher, la seule pièce habitée, meublée d’acajou, trèsconfortable. Le lit surtout était surprenant, avec ses quatrematelas, ses quatre oreillers, ses épaisseurs de couvertures, sonédredon, son assoupissement ventru au fond de l’alcôve moite.C’était un lit fait pour dormir. L’armoire à glace, latoilette-commode, le guéridon couvert d’une dentelle au crochet,les chaises protégées par des carrés de guipure, mettaient là unluxe bourgeois net et solide. Contre le mur de gauche, aux deuxcôtés de la cheminée, garnie de vases à paysages montés sur cuivre,et d’une pendule représentant un Gutenberg pensif, tout doré, ledoigt appuyé sur un livre, étaient pendus les portraits à l’huilede Quenu et de Lisa, dans des cadres ovales, très chargésd’ornements. Quenu souriait&|160;; Lisa avait l’air comme ilfaut&|160;; tous deux en noir, la figure lavée, délayée, d’un rosefluide et d’un dessin flatteur. Une moquette où des rosacescompliquées se mêlaient à des étoiles cachait le parquet. Devant lelit, s’allongeait un de ces tapis de mousse, fait de longs brins delaine frisés, œuvre de patience que la belle charcutière avaittricotée dans son comptoir. Mais ce qui étonnait, au milieu de ceschoses neuves, c’était, adossé au mur de droite, un grandsecrétaire, carré, trapu, qu’on avait fait revernir, sans pouvoirréparer les ébréchures du marbre, ni cacher les éraflures del’acajou noir de vieillesse. Lisa avait voulu conserver ce meuble,dont l’oncle Gradelle s’était servi pendant plus de quaranteans&|160;; elle disait qu’il leur porterait bonheur. À la vérité,il avait des ferrures terribles, une serrure de prison, et il étaitsi lourd qu’on ne pouvait le bouger de place.

Lorsque Florent et Quenu entrèrent, Lisa, assise devant letablier baissé du secrétaire, écrivait, alignait des chiffres,d’une grosse écriture ronde, très lisible. Elle fit un signe pourqu’on ne la dérangeât pas. Les deux hommes s’assirent. Florent,surpris, regardait la chambre, les deux portraits, la pendule, lelit.

–&|160;Voici, dit enfin Lisa, après avoir vérifié posément touteune page de calculs. Écoutez-moi… Nous avons des comptes à vousrendre, mon cher Florent.

C’était la première fois qu’elle le nommait ainsi. Elle prit lapage de calculs et continua&|160;:

–&|160;Votre oncle Gradelle est mort sans testament&|160;; vousétiez, vous et votre frère, les deux seuls héritiers… Aujourd’hui,nous devons vous donner votre part.

–&|160;Mais je ne demande rien, s’écria Florent, je ne veuxrien&|160;!

Quenu devait ignorer les intentions de sa femme. Il était devenuun peu pâle, il la regardait d’un air fâché. Vraiment, il aimaitbien son frère&|160;; mais il était inutile de lui jeter ainsil’héritage de l’oncle à la tête. On aurait vu plus tard.

–&|160;Je sais bien, mon cher Florent, reprit Lisa, que vousn’êtes pas revenu pour nous réclamer ce qui vous appartient.Seulement, les affaires sont les affaires&|160;; il vaut mieux enfinir tout de suite… Les économies de votre oncle se montaient àquatre-vingt-cinq mille francs. J’ai donc porté à votre comptequarante-deux mille cinq cents francs. Les voici.

Elle lui montra le chiffre sur la feuille de papier.

–&|160;Il n’est pas aussi facile malheureusement d’évaluer laboutique, matériel, marchandises, clientèle. Je n’ai pu mettre quedes sommes approximatives&|160;; mais je crois avoir compté tout,très largement… Je suis arrivée au total de quinze mille trois centdix francs, ce qui fait pour vous sept mille six centcinquante-cinq francs, et en tout cinquante mille centcinquante-cinq francs… Vous vérifierez, n’est-ce pas&|160;?

Elle avait épelé les chiffres d’une voix nette, et elle luitendit la feuille de papier, qu’il dut prendre.

–&|160;Mais, cria Quenu, jamais la charcuterie du vieux n’a valuquinze mille francs&|160;! Je n’en aurais pas donné dix mille,moi&|160;!

Sa femme l’exaspérait, à la fin. On ne pousse pas l’honnêteté àce point. Est-ce que Florent lui parlait de la charcuterie&|160;?D’ailleurs, il ne voulait rien, il l’avait dit.

–&|160;La charcuterie valait quinze mille trois cent dix francs,répéta tranquillement Lisa… Vous comprenez, mon cher Florent, ilest inutile de mettre un notaire là-dedans. C’est à nous de fairenotre partage, puisque vous ressuscitez… Dès votre arrivée, j’ainécessairement songé à cela, et pendant que vous aviez la fièvre,là-haut, j’ai tâché de dresser ce bout d’inventaire tant bien quemal… Vous voyez, tout y est détaillé. J’ai fouillé nos ancienslivres, j’ai fait appel à mes souvenirs. Lisez à voix haute, jevous donnerai les renseignements que vous pourriez désirer.

Florent avait fini par sourire. Il était ému de cette probitéaisée et comme naturelle. Il posa la page de calculs sur les genouxde la jeune femme&|160;; puis, lui prenant la main&|160;:

–&|160;Ma chère Lisa, dit-il, je suis heureux de voir que vousfaites de bonnes affaires&|160;; mais je ne veux pas de votreargent. L’héritage est à mon frère et à vous, qui avez soignél’oncle jusqu’à la fin… Je n’ai besoin de rien, je n’entends pasvous déranger dans votre commerce.

Elle insista, se fâcha même, tandis que, sans parler, secontenant, Quenu mordait ses pouces.

–&|160;Eh&|160;! reprit Florent en riant, si l’oncle Gradellevous entendait, il serait capable de venir vous reprendre l’argent…Il ne m’aimait guère, l’oncle Gradelle.

–&|160;Ah&|160;! pour ça, non, il ne t’aimait guère, murmuraQuenu à bout de forces.

Mais Lisa discutait encore. Elle disait qu’elle ne voulait pasavoir dans son secrétaire de l’argent qui ne fût pas à elle, quecela la troublerait, qu’elle n’allait plus vivre tranquille aveccette pensée. Alors Florent, continuant à plaisanter, lui offrit deplacer son argent chez elle, dans sa charcuterie. D’ailleurs, il nerefusait pas leurs services&|160;; il ne trouverait sans doute pasdu travail tout de suite&|160;; puis il n’était guère présentable,il lui faudrait un habillement complet.

–&|160;Pardieu&|160;! s’écria Quenu, tu coucheras chez nous, tumangeras chez nous, et nous allons t’acheter le nécessaire. C’estune affaire entendue… Tu sais bien que nous ne te laisserons passur le pavé, que diable&|160;!

Il était tout attendri. Il avait même quelque honte d’avoir eupeur de donner une grosse somme, en un coup. Il trouva desplaisanteries&|160;; il dit à son frère qu’il se chargeait de lerendre gras. Celui-ci hocha doucement la tête. Cependant, Lisapliait la page de calculs. Elle la mit dans un tiroir dusecrétaire.

–&|160;Vous avez tort, dit-elle, comme pour conclure. J’ai faitce que je devais faire. Maintenant, ce sera comme vous voudrez…Moi, voyez-vous, je n’aurais pas vécu en paix. Les mauvaisespensées me dérangent trop.

Ils parlèrent d’autre chose. Il fallait expliquer la présence deFlorent, en évitant de donner l’éveil à la police. Il leur appritqu’il était rentré en France, grâce aux papiers d’un pauvre diable,mort entre ses bras de la fièvre jaune, à Surinam. Par unerencontre singulière, ce garçon se nommait également Florent, maisde son prénom. Florent Laquerrière n’avait laissé qu’une cousine àParis, dont on lui avait écrit la mort en Amérique&|160;; rienn’était plus facile que de jouer son rôle. Lisa s’offritd’elle-même pour être la cousine. Il fut entendu qu’on raconteraitune histoire de cousin revenu de l’étranger, à la suite detentatives malheureuses, et recueilli par les Quenu-Gradelle, commeon nommait le ménage dans le quartier, en attendant qu’il pûttrouver une position. Quand tout fut réglé, Quenu voulut que sonfrère visitât le logement&|160;; il ne lui fit pas grâce du moindretabouret. Dans la pièce nue, où il n’y avait que des chaises, Lisapoussa une porte, lui montra un cabinet, en disant que la fille deboutique coucherait là, et que lui garderait la chambre ducinquième.

Le soir, Florent était tout habillé de neuf. Il s’était entêté àprendre encore un paletot et un pantalon noirs, malgré les conseilsde Quenu, que cette couleur attristait. On ne le cacha plus, Lisaconta à qui voulut l’entendre l’histoire du cousin. Il vivait dansla charcuterie, s’oubliait sur une chaise de la cuisine, revenaits’adosser contre les marbres de la boutique. À table, Quenu lebourrait de nourriture, se fâchait parce qu’il était petit mangeuret qu’il laissait la moitié des viandes dont on lui emplissait sonassiette. Lisa avait repris ses allures lentes et béates&|160;;elle le tolérait, même le matin, quand il gênait le service&|160;;elle l’oubliait, puis, lorsqu’elle le rencontrait, noir devantelle, elle avait un léger sursaut, et elle trouvait un de ses beauxsourires pourtant, afin de ne point le blesser. Le désintéressementde cet homme maigre l’avait frappée&|160;; elle éprouvait pour luiune sorte de respect, mêlé d’une peur vague. Florent ne sentaitqu’une grande affection autour de lui.

À l’heure du coucher, il montait, un peu las de sa journée vide,avec les deux garçons de la charcuterie, qui occupaient desmansardes voisines de la sienne. L’apprenti, Léon, n’avait guèreplus de quinze ans&|160;; c’était un enfant, mince, l’air trèsdoux, qui volait les entames de jambon et les bouts de saucissonsoubliés&|160;; il les cachait sous son oreiller, les mangeait, lanuit, sans pain. Plusieurs fois, Florent crut comprendre que Léondonnait à souper, vers une heure du matin&|160;; des voix contenueschuchotaient, puis venaient des bruits de mâchoires, desfroissements de papier, et il y avait un rire perlé, un rire degamine qui ressemblait à un trille adouci de flageolet, dans legrand silence de la maison endormie. L’autre garçon, AugusteLandois, était de Troyes&|160;; gras d’une mauvaise graisse, latête trop grosse, et chauve déjà, il n’avait que vingt-huit ans. Lepremier soir, en montant, il conta son histoire à Florent, d’unefaçon longue et confuse. Il n’était d’abord venu à Paris que pourse perfectionner et retourner ouvrir une charcuterie à Troyes, oùsa cousine germaine, Augustine Landois, l’attendait. Ils avaient eule même parrain, ils portaient le même prénom. Puis l’ambition leprit, il rêva de s’établir à Paris avec l’héritage de sa mère qu’ilavait déposé chez un notaire, avant de quitter la Champagne. Là,comme ils étaient arrivés au cinquième, Auguste retint Florent, enlui disant beaucoup de bien de madame Quenu. Elle avait consenti àfaire venir Augustine Landois, pour remplacer une fille de boutiquequi avait mal tourné. Lui, savait son métier à présent&|160;; elleachevait d’apprendre le commerce. Dans un an, dix-huit mois, ilss’épouseraient&|160;; ils auraient une charcuterie, sans doute àPlaisance, à quelque bout populeux de Paris. Ils n’étaient paspressés de se marier, parce que les lards ne valaient rien, cetteannée-là. Il raconta encore qu’ils s’étaient fait photographierensemble, à une fête de Saint-Ouen. Alors, il entra dans lamansarde, désireux de revoir la photographie qu’elle n’avait pascru devoir enlever de la cheminée, pour que le cousin de madameQuenu eût une jolie chambre. Il s’oublia un instant, blafard dansla lueur jaune de son bougeoir, regardant la pièce encore toutepleine de la jeune fille, s’approchant du lit, demandant à Florents’il était bien couché. Elle, Augustine, couchait en bas,maintenant&|160;; elle serait mieux, les mansardes étaient trèsfroides, l’hiver. Enfin, il s’en alla, laissant Florent seul avecle lit et en face de la photographie. Auguste était un Quenublême&|160;; Augustine, une Lisa pas mûre.

Florent, ami des garçons, gâté par son frère, accepté par Lisa,finit par s’ennuyer terriblement. Il avait cherché des leçons sanspouvoir en trouver. Il évitait, d’ailleurs, d’aller dans lequartier des Écoles, où il craignait d’être reconnu. Lisa,doucement, lui disait qu’il ferait bien de s’adresser aux maisonsde commerce&|160;; il pouvait faire la correspondance, tenir lesécritures. Elle revenait toujours à cette idée, et finit pars’offrir pour lui trouver une place. Elle s’irritait peu à peu dele rencontrer sans cesse dans ses jambes, oisif, ne sachant quefaire de son corps. D’abord, ce ne fut qu’une haine raisonnée desgens qui se croisent les bras et qui mangent, sans qu’elle songeâtencore à lui reprocher de manger chez elle. Elle luidisait&|160;:

–&|160;Moi, je ne pourrais pas vivre à rêvasser toute lajournée. Vous ne devez pas avoir faim, le soir… Il faut vousfatiguer, voyez-vous.

Gavard, de son côté, cherchait une place pour Florent. Mais ilcherchait d’une façon extraordinaire et tout à fait souterraine. Ilaurait voulu trouver quelque emploi dramatique ou simplement d’uneironie amère, qui convînt à «&|160;un proscrit&|160;». Gavard étaitun homme d’opposition. Il venait de dépasser la cinquantaine, et sevantait d’avoir déjà dit leur fait à quatre gouvernements.Charles&|160;X, les prêtres, les nobles, toute cette racaille qu’ilavait flanquée à la porte, lui faisaient encore hausser lesépaules&|160;; Louis-Philippe était un imbécile, avec sesbourgeois, et il racontait l’histoire des bas de laine, danslesquels le roi citoyen cachait ses gros sous&|160;; quant à larépublique de 48, c’était une farce, les ouvriers l’avaienttrompé&|160;; mais il n’avouait plus qu’il avait applaudi au 2Décembre, parce que, maintenant, il regardait Napoléon&|160;IIIcomme son ennemi personnel, une canaille qui s’enfermait avec deMorny et les autres, pour faire des «&|160;gueuletons&|160;». Surce chapitre, il ne tarissait pas&|160;; il baissait un peu la voix,il affirmait que, tous les soirs, des voitures fermées amenaientdes femmes aux Tuileries, et que lui, lui qui vous parlait, avait,une nuit, de la place du Carrousel, entendu le bruit de l’orgie. Lareligion de Gavard était d’être le plus désagréable possible augouvernement. Il lui faisait des farces atroces, dont il riait endessous pendant des mois. D’abord, il votait pour le candidat quidevait «&|160;embêter les ministres&|160;» au Corps législatif.Puis, s’il pouvait voler le fisc, mettre la police en déroute,amener quelque échauffourée, il travaillait à rendre l’aventuretrès insurrectionnelle. Il mentait, d’ailleurs, se posait en hommedangereux, parlait comme si la «&|160;séquelle des Tuileries&|160;»l’eût connu et eût tremblé devant lui, disait qu’il fallaitguillotiner la moitié de ces gredins et déporter l’autre moitié«&|160;au prochain coup de chien&|160;». Toute sa politique bavardeet violente se nourrissait de la sorte de hâbleries, de contes àdormir debout, de ce besoin goguenard de tapage et de drôleries quipousse un boutiquier parisien à ouvrir ses volets, un jour debarricades, pour voir les morts. Aussi, quand Florent revint deCayenne, flaira-t-il un tour abominable, cherchant de quelle façon,particulièrement spirituelle, il allait pouvoir se moquer del’empereur, du ministère, des hommes en place, jusqu’au dernier dessergents de ville.

L’attitude de Gavard devant Florent était pleine d’une joiedéfendue. Il le couvait avec des clignements d’yeux, lui parlaitbas pour lui dire les choses les plus simples du monde, mettaitdans ses poignées de main des confidences maçonniques. Enfin, ilavait donc rencontré une aventure&|160;; il tenait un camaraderéellement compromis&|160;; il pouvait, sans trop mentir, parlerdes dangers qu’il courait. Il éprouvait certainement une peurinavouée en face de ce garçon qui revenait du bagne, et dont lamaigreur disait les longues souffrances&|160;; mais cette peurdélicieuse le grandissait lui-même, lui persuadait qu’il faisait unacte très étonnant, en accueillant en ami un homme des plusdangereux. Florent devint sacré&|160;; il ne jura que parFlorent&|160;; il nommait Florent, quand les arguments luimanquaient, et qu’il voulait écraser le gouvernement une fois pourtoutes.

Gavard avait perdu sa femme, rue Saint-Jacques, quelques moisaprès le coup d’État. Il garda la rôtisserie jusqu’en 1856. À cetteépoque, le bruit courut qu’il avait gagné des sommes considérablesen s’associant avec un épicier son voisin, chargé d’une fourniturede légumes secs pour l’armée d’Orient. La vérité fut qu’après avoirvendu la rôtisserie, il vécut de ses rentes pendant un an. Mais iln’aimait pas parler de l’origine de sa fortune&|160;; cela legênait, l’empêchait de dire tout net son opinion sur la guerre deCrimée, qu’il traitait d’expédition aventureuse, «&|160;faiteuniquement pour consolider le trône et emplir certainespoches&|160;». Au bout d’un an, il s’ennuya mortellement dans sonlogement de garçon. Comme il rendait visite aux Quenu-Gradellepresque journellement, il se rapprocha d’eux, vint habiter rue dela Cossonnerie. Ce fut là que les Halles le séduisirent, avec leurvacarme, leurs commérages énormes. Il se décida à louer une placeau pavillon de la volaille, uniquement pour se distraire, pouroccuper ses journées vides des cancans du marché. Alors, il vécutdans des jacasseries sans fin, au courant des plus minces scandalesdu quartier, la tête bourdonnante du continuel glapissement de voixqui l’entourait. Il y goûtait mille joies chatouillantes, béat,ayant trouvé son élément, s’y enfonçant avec des voluptés de carpenageant au soleil. Florent allait parfois lui serrer la main, à saboutique. Les après-midi étaient encore très chaudes. Le long desallées étroites, les femmes, assises, plumaient. Des rais de soleiltombaient entre les tentes relevées, les plumes volaient sous lesdoigts, pareilles à une neige dansante, dans l’air ardent, dans lapoussière d’or des rayons. Des appels, toute une traînée d’offreset de caresses, suivaient Florent. «&|160;Un beau canard,monsieur&|160;?… Venez me voir… J’ai de bien jolis poulets gras…Monsieur, monsieur, achetez-moi cette paire de pigeons…&|160;» Ilse dégageait, gêné, assourdi. Les femmes continuaient à plumer ense le disputant, et des vols de fin duvet s’abattaient, lesuffoquaient d’une fumée, comme chauffée et épaissie encore parl’odeur forte des volailles. Enfin, au milieu de l’allée, près desfontaines, il trouvait Gavard, en manches de chemise, les brascroisés sur la bavette de son tablier bleu, pérorant devant saboutique. Là, Gavard régnait, avec des mines de bon prince, aumilieu d’un groupe de dix à douze femmes. Il était le seul homme dumarché. Il avait la langue tellement longue, qu’après s’être fâchéavec les cinq ou six filles qu’il prit successivement pour tenir saboutique, il se décida à vendre sa marchandise lui-même, disantnaïvement que ces pécores passaient leur sainte journée à cancaner,et qu’il ne pouvait en venir à bout. Comme il fallait pourtant quequelqu’un gardât sa place, lorsqu’il s’absentait, il recueillitMarjolin qui battait le pavé, après avoir tenté tous les menusmétiers des Halles. Et Florent restait parfois une heure avecGavard, émerveillé de son intarissable commérage, de sa carrure etde son aisance parmi tous ses jupons, coupant la parole à l’une, sequerellant avec une autre, à dix boutiques de distance, arrachantun client à une troisième, faisant plus de bruit à lui seul que lescent et quelques bavardes ses voisines, dont la clameur secouaitles plaques de fonte du pavillon d’un frisson sonore detam-tam.

Le marchand de volailles, pour toute famille, n’avait plusqu’une belle-sœur et une nièce. Quand sa femme mourut, la sœuraînée de celle-ci, madame Lecœur, qui était veuve depuis un an, lapleura d’une façon exagérée, en allant presque chaque soir porterses consolations au malheureux mari. Elle dut nourrir, à cetteépoque, le projet de lui plaire et de prendre la place encorechaude de la morte. Mais Gavard détestait les femmes maigres&|160;;il disait que cela lui faisait de la peine de sentir les os sous lapeau&|160;; il ne caressait jamais que les chats et les chiens trèsgras, goûtant une satisfaction personnelle aux échines rondes etnourries. Madame Lecœur, blessée, furieuse de voir les pièces decent sous du rôtisseur lui échapper, amassa une rancune mortelle.Son beau-frère fut l’ennemi dont elle occupa toutes ses heures.Lorsqu’elle le vit s’établir aux Halles, à deux pas du pavillon oùelle vendait du beurre, des fromages et des œufs, elle l’accusad’avoir «&|160;inventé ça pour la taquiner et lui porter mauvaisechance&|160;». Dès lors, elle se lamenta, jaunit encore, se frappatellement l’esprit, qu’elle finit réellement par perdre saclientèle et faire de mauvaises affaires. Elle avait gardélongtemps avec elle la fille d’une de ses sœurs, une paysanne quilui envoya la petite, sans plus s’en occuper. L’enfant grandit aumilieu des Halles. Comme elle se nommait Sarriet de son nom defamille, on ne l’appela bientôt plus que la Sarriette. À seize ans,la Sarriette était une jeune coquine si délurée, que des messieursvenaient acheter des fromages uniquement pour la voir. Elle nevoulut pas des messieurs, elle était populacière, avec son visagepâle de vierge brune et ses yeux qui brûlaient comme des tisons. Cefut un porteur qu’elle choisit, un garçon de Ménilmontant quifaisait les commissions de sa tante. Lorsque, à vingt ans, elles’établit marchande de fruit, avec quelques avances dont on neconnut jamais bien la source, son amant, qu’on appelait monsieurJules, se soigna les mains, ne porta plus que des blouses propreset une casquette de velours, vint seulement aux Hallesl’après-midi, en pantoufles. Ils logeaient ensemble, rueVauvilliers, au troisième étage d’une grande maison, dont un caféborgne occupait le rez-de-chaussée. L’ingratitude de la Sarrietteacheva d’aigrir madame Lecœur, qui la traitait avec une furie deparoles ordurières. Elles se fâchèrent, la tante exaspérée, lanièce inventant avec monsieur Jules des histoires qu’il allaitraconter dans le pavillon aux beurres. Gavard trouvait la Sarriettedrôle&|160;; il se montrait plein d’indulgence pour elle, il luitapait sur les joues, quand il la rencontrait&|160;: elle étaitdodue et exquise de chair.

Un après-midi, comme Florent était assis dans la charcuterie,fatigué de courses vaines qu’il avait faites le matin à larecherche d’un emploi, Marjolin entra. Ce grand garçon, d’uneépaisseur et d’une douceur flamandes, était le protégé de Lisa.Elle le disait pas méchant, un peu bêta, d’une force de cheval,tout à fait intéressant, d’ailleurs, puisqu’on ne lui connaissaitni père, ni mère. C’était elle qui l’avait placé chez Gavard.

Lisa était au comptoir, agacée par les souliers crottés deFlorent, qui tachaient le dallage blanc et rose&|160;; deux foisdéjà elle s’était levée pour jeter de la sciure dans la boutique.Elle sourit à Marjolin.

–&|160;Monsieur Gavard, dit le jeune homme, m’envoie pour vousdemander…

Il s’arrêta, regarda autour de lui, et baissant lavoix&|160;:

–&|160;Il m’a bien recommandé d’attendre qu’il n’y eût personneet de vous répéter ces paroles, qu’il m’a fait apprendre parcœur&|160;: «&|160;Demande-leur s’il n’y a aucun danger, et si jepuis aller causer avec eux de ce qu’ils savent.&|160;»

–&|160;Dis à monsieur Gavard que nous l’attendons, réponditLisa, habituée aux allures mystérieuses du marchand devolailles.

Mais Marjolin ne s’en alla pas&|160;; il restait en extasedevant la belle charcutière, d’un air de soumission câline. Commetouchée de cette adoration muette, elle reprit&|160;:

–&|160;Te plais-tu chez monsieur Gavard&|160;? Ce n’est pas unméchant homme, tu feras bien de le contenter.

–&|160;Oui, madame Lisa.

–&|160;Seulement, tu n’es pas raisonnable, je t’ai encore vu surles toits des Halles, hier&|160;; puis, tu fréquentes un tas degueux et de gueuses. Te voilà homme, maintenant&|160;; il fautpourtant que tu songes à l’avenir.

–&|160;Oui, madame Lisa.

Elle dut répondre à une dame qui venait commander une livre decôtelettes aux cornichons. Elle quitta le comptoir, alla devant lebillot, au fond de la boutique. Là, avec un couteau mince, ellesépara trois côtelettes d’un carré de porc&|160;; et, levant uncouperet, de son poignet nu et solide, elle donna trois coups secs.Derrière, à chaque coup, sa robe de mérinos noir se levaitlégèrement&|160;; tandis que les baleines de son corset marquaientsur l’étoffe tendue du corsage. Elle avait un grand sérieux, leslèvres pincées, les yeux clairs, ramassant les côtelettes et lespesant d’une main lente.

Quand la dame fut partie et qu’elle aperçut Marjolin ravi de luiavoir vu donner ces trois coups de couperet, si nets et siroides&|160;:

–&|160;Comment&|160;! tu es encore là&|160;? cria-t-elle.

Et il allait sortir de la boutique, lorsqu’elle le retint.

–&|160;Écoute, lui dit-elle, si je te revois encore avec cepetit torchon de Cadine… Ne dis pas non. Ce matin, vous étiezencore ensemble à la triperie, à regarder casser des têtes demouton… Je ne comprends pas comment un bel homme comme toi puissese plaire avec cette traînée, cette sauterelle… Allons, va, dis àmonsieur Gavard qu’il vienne tout de suite, pendant qu’il n’y apersonne.

Marjolin s’en alla confus, l’air désespéré, sans répondre.

La belle Lisa resta debout dans son comptoir, la tête un peutournée du côté des Halles&|160;; et Florent la contemplait, muet,étonné de la trouver si belle. Il l’avait mal vue jusque-là, il nesavait pas regarder les femmes. Elle lui apparaissait au-dessus desviandes du comptoir. Devant elle, s’étalaient, dans des plats deporcelaine blanche, les saucissons d’Arles et de Lyon entamés, leslangues et les morceaux de petit salé cuits à l’eau, la tête decochon noyée de gelée, un pot de rillettes ouvert et une boîte desardines dont le métal crevé montrait un lac d’huile&|160;; puis, àdroite et à gauche, sur des planches, des pains de fromage d’Italieet de fromage de cochon, un jambon ordinaire d’un rose pâle, unjambon d’York à la chair saignante, sous une large bande degraisse. Et il y avait encore des plats ronds et ovales, les platsde la langue fourrée, de la galantine truffée, de la hure auxpistaches&|160;; tandis que, tout près d’elle, sous sa main,étaient le veau piqué, le pâté de foie, le pâté de lièvre, dans desterrines jaunes. Comme Gavard ne venait pas, elle rangea le lard depoitrine sur la petite étagère de marbre, au bout ducomptoir&|160;; elle aligna le pot de saindoux et le pot de graissede rôti, essuya les plateaux des deux balances de melchior, tâtal’étuve dont le réchaud mourait&|160;; et, silencieuse, elle tournala tête de nouveau, elle se remit à regarder au fond des Halles. Lefumet des viandes montait, elle était comme prise, dans sa paixlourde, par l’odeur des truffes. Ce jour-là, elle avait unefraîcheur superbe&|160;; la blancheur de son tablier et de sesmanches continuait la blancheur des plats, jusqu’à son cou gras, àses joues rosées, où revivaient les tons tendres des jambons et lespâleurs des graisses transparentes. Intimidé à mesure qu’il laregardait, inquiété par cette carrure correcte, Florent finit parl’examiner à la dérobée, dans les glaces, autour de la boutique.Elle s’y reflétait de dos, de face, de côté&|160;; même au plafond,il la retrouvait, la tête en bas, avec son chignon serré, sesminces bandeaux, collés sur les tempes. C’était toute une foule deLisa, montrant la largeur des épaules, l’emmanchement puissant desbras, la poitrine arrondie, si muette et si tendue, qu’ellen’éveillait aucune pensée charnelle et qu’elle ressemblait à unventre. Il s’arrêta, il se plut surtout à un de ses profils, qu’ilavait dans une glace, à côté de lui, entre deux moitiés de porcs.Tout le long des marbres et des glaces, accrochés aux barres àdents de loup, des porcs et des bandes de lard à piquerpendaient&|160;; et le profil de Lisa, avec sa forte encolure, seslignes rondes, sa gorge qui avançait, mettait une effigie de reineempâtée, au milieu de ce lard et de ces chairs crues. Puis, labelle charcutière se pencha, sourit d’une façon amicale aux deuxpoissons rouges qui nageaient dans l’aquarium de l’étalage,continuellement.

Gavard entrait. Il alla chercher Quenu dans la cuisine, l’airimportant. Quand il se fut assis de biais sur une petite table demarbre, laissant Florent sur sa chaise, Lisa dans son comptoir, etQuenu adossé contre un demi-porc, il annonça enfin qu’il avaittrouvé une place pour Florent, et qu’on allait rire, et que legouvernement serait joliment pincé&|160;!

Mais il s’interrompit brusquement, en voyant entrer mademoiselleSaget, qui avait poussé la porte de la boutique, après avoir aperçude la chaussée la nombreuse société causant chez lesQuenu-Gradelle. La petite vieille, en robe déteinte, accompagnée del’éternel cabas noir qu’elle portait au bras, coiffée du chapeau depaille noire, sans rubans, qui mettait sa face blanche au fondd’une ombre sournoise, eut un léger salut pour les hommes et unsourire pointu pour Lisa. C’était une connaissance&|160;; ellehabitait encore la maison de la rue Pirouette, où elle vivaitdepuis quarante ans, sans doute d’une petite rente dont elle neparlait pas. Un jour, pourtant, elle avait nommé Cherbourg, enajoutant qu’elle y était née. On n’en sut jamais davantage. Elle necausait que des autres, racontait leur vie jusqu’à dire le nombrede chemises qu’ils faisaient blanchir par mois, poussait le besoinde pénétrer dans l’existence des voisins, au point d’écouter auxportes et de décacheter les lettres. Sa langue était redoutée, dela rue Saint-Denis à la rue Jean-Jacques Rousseau, et de la rueSaint-Honoré à la rue Mauconseil. Tout le long du jour, elle s’enallait avec son cabas vide, sous le prétexte de faire desprovisions, n’achetant rien, colportant des nouvelles, se tenant aucourant des plus minces faits, arrivant ainsi à loger dans sa têtel’histoire complète des maisons, des étages, des gens du quartier.Quenu l’avait toujours accusée d’avoir ébruité la mort de l’oncleGradelle sur la planche à hacher&|160;; depuis ce temps, il luitenait rancune. Elle était très ferrée, d’ailleurs, sur l’oncleGradelle et sur les Quenu&|160;; elle les détaillait, les prenaitpar tous les bouts, les savait «&|160;par cœur&|160;». Mais depuisune quinzaine de jours, l’arrivée de Florent la désorientait, labrûlait d’une véritable fièvre de curiosité. Elle tombait malade,quand il se produisait quelque trou imprévu dans ses notes. Etpourtant elle jurait qu’elle avait déjà vu ce grand escogriffequelque part.

Elle resta devant le comptoir, regardant les plats, les unsaprès les autres, disant de sa voix fluette&|160;:

–&|160;On ne sait plus que manger. Quand l’après-midi arrive, jesuis comme une âme en peine pour mon dîner… Puis, je n’ai envie derien… Est-ce qu’il vous reste des côtelettes panées, madameQuenu&|160;?

Sans attendre la réponse, elle souleva un des couvercles del’étuve de melchior. C’était le côté des andouilles, de saucisseset des boudins. Le réchaud était froid, il n’y avait plus qu’unesaucisse plate, oubliée sur la grille.

–&|160;Voyez de l’autre côté, mademoiselle Saget, dit lacharcutière. Je crois qu’il reste une côtelette.

–&|160;Non, ça ne me dit pas, murmura la petite vieille, quiglissa toutefois son nez sous le second couvercle. J’avais uncaprice, mais les côtelettes panées, le soir, c’est trop lourd…J’aime mieux quelque chose que je ne sois pas même obligée de fairechauffer.

Elle s’était tournée du côté de Florent, elle le regardait, elleregardait Gavard, qui battait la retraite du bout de ses doigts,sur la table de marbre&|160;; et elle les invitait d’un sourire àcontinuer la conversation.

–&|160;Pourquoi n’achetez-vous pas un morceau de petitsalé&|160;? demanda Lisa.

–&|160;Un morceau de petit salé, oui, tout de même…

Elle prit la fourchette à manche de métal blanc posée au bord duplat, chipotant, piquant chaque morceau de petit salé. Elle donnaitde légers coups sur les os pour juger de leur épaisseur, lesretournait, examinait les quelques lambeaux de viande rose, enrépétant&|160;:

–&|160;Non, non, ça ne me dit pas.

–&|160;Alors, prenez une langue, un morceau de tête de cochon,une tranche de veau piqué, dit la charcutière patiemment.

Mais mademoiselle Saget branlait la tête. Elle resta là encoreun instant, faisant des mines dégoûtées au-dessus des plats&|160;;puis, voyant que décidément on se taisait et qu’elle ne sauraitrien, elle s’en alla, en disant&|160;:

–&|160;Non, voyez-vous, j’avais envie d’une côtelette panée,mais celle qui vous reste est trop grasse… Ce sera pour une autrefois.

Lisa se pencha pour la suivre du regard, entre les crépines del’étalage. Elle la vit traverser la chaussée et entrer dans lepavillon aux fruits.

–&|160;La vieille bique&|160;! grogna Gavard.

Et, comme ils étaient seuls, il raconta quelle place il avaittrouvée pour Florent. Ce fut toute une histoire. Un de ses amis,monsieur Verlaque, inspecteur à la marée, était tellementsouffrant, qu’il se trouvait forcé de prendre un congé. Le matinmême, le pauvre homme lui disait qu’il serait bien aise de proposerlui-même son remplaçant, pour se ménager la place, s’il venait àguérir.

–&|160;Vous comprenez, ajouta Gavard, Verlaque n’en a pas poursix mois. Florent gardera la place. C’est une jolie situation… Etnous mettons la police dedans&|160;! La place dépend de lapréfecture. Hein&|160;! Sera-ce assez amusant, quand Florent iratoucher l’argent de ces argousins&|160;!

Il riait d’aise, il trouvait cela profondément comique.

–&|160;Je ne veux pas de cette place, dit nettement Florent. Jeme suis juré de ne rien accepter de l’Empire. Je crèverais de faim,que je n’entrerais pas à la préfecture. C’est impossible,entendez-vous, Gavard&|160;!

Gavard entendait et restait un peu gêné. Quenu avait baissé latête. Mais Lisa s’était tournée, regardait fixement Florent, le cougonflé, la gorge crevant le corsage. Elle allait ouvrir la bouche,quand la Sarriette entra. Il y eut un nouveau silence.

–&|160;Ah bien&|160;! s’écria la Sarriette avec son rire tendre,j’allais oublier d’acheter du lard… Madame Quenu, coupez-moi douzebardes, mais bien minces, n’est-ce pas&|160;? pour des alouettes…C’est Jules qui a voulu manger des alouettes… Tiens, vous allezbien, mon oncle&|160;?

Elle emplissait la boutique de ses jupes folles. Elle souriait àtout le monde, d’une fraîcheur de lait, décoiffée d’un côté par levent des Halles. Gavard lui avait pris les mains&|160;; et elle,avec son effronterie&|160;:

–&|160;Je parie que vous parliez de moi, quand je suis entrée.Qu’est-ce que vous disiez donc, mon oncle&|160;?

Lisa l’appela.

–&|160;Voyez, est-ce assez mince comme cela&|160;?

Sur un bout de planche, devant elle, elle coupait les bardes,délicatement. Puis, en les enveloppant&|160;:

–&|160;Il ne vous faut rien autre chose&|160;?

–&|160;Ma foi, puisque je me suis dérangée, dit la Sarriette,donnez-moi une livre de saindoux… Moi, j’adore les pommes de terrefrites, je fais un déjeuner avec deux sous de pommes de terrefrites et une botte de radis… Oui, une livre de saindoux, madameQuenu.

La charcutière avait mis une feuille de papier fort sur unebalance. Elle prenait le saindoux dans le pot, sous l’étagère, avecune spatule de buis, augmentant à petits coups, d’une main douce,le tas de graisse qui s’étalait un peu. Quand la balance tomba,elle enleva le papier, le plia, le corna vivement, du bout desdoigts.

–&|160;C’est vingt-quatre sous, dit-elle, et six sous de bardes,ça fait trente sous… Il ne vous faut rien autre chose&|160;?

La Sarriette dit que non. Elle paya, riant toujours, montrantses dents, regardant les hommes en face, avec sa jupe grise quiavait tourné, son fichu rouge mal attaché, qui laissait voir uneligne blanche de sa gorge, au milieu. Avant de sortir, elle allamenacer Gavard en répétant&|160;:

–&|160;Alors vous ne voulez pas me dire ce que vous racontiezquand je suis entrée&|160;? Je vous ai vu rire, du milieu de larue… Oh&|160;! le sournois. Tenez je ne vous aime plus.

Elle quitta la boutique, elle traversa la rue en courant. Labelle Lisa dit sèchement&|160;:

–&|160;C’est mademoiselle Saget qui nous l’a envoyée.

Puis le silence continua. Gavard était consterné de l’accueilque Florent faisait à sa proposition. Ce fut la charcutière quireprit la première, d’une voix très amicale&|160;:

–&|160;Vous avez tort, Florent, de refuser cette placed’inspecteur à la marée… Vous savez combien les emplois sontpénibles à trouver. Vous êtes dans une position à ne pas vousmontrer difficile.

–&|160;J’ai dit mes raisons, répondit-il.

Elle haussa les épaules.

–&|160;Voyons, ce n’est pas sérieux… Je comprends à la rigueurque vous n’aimiez pas le gouvernement. Mais ça n’empêche pas degagner son pain, ce serait trop bête… Et puis, l’empereur n’est pasun méchant homme, mon cher. Je vous laisse dire quand vous racontezvos souffrances. Est-ce qu’il le savait seulement, lui, si vousmangiez du pain moisi et de la viande gâtée&|160;? Il ne peut pasêtre à tout, cet homme… Vous voyez que, nous autres, il ne nous apas empêchés de faire nos affaires… Vous n’êtes pas juste, non, pasjuste du tout.

Gavard était de plus en plus gêné. Il ne pouvait tolérer devantlui ces éloges de l’empereur.

–&|160;Ah&|160;! non, non, madame Quenu, murmura-t-il, vousallez trop loin. C’est tout de la canaille…

–&|160;Oh&|160;! vous, interrompit la belle Lisa en s’animant,vous ne serez content que le jour où vous vous serez fait voler etmassacrer avec vos histoires. Ne parlons pas politique, parce queça me mettrait en colère… Il ne s’agit que de Florent, n’est-cepas&|160;? Eh bien, je dis qu’il doit absolument accepter la placed’inspecteur. Ce n’est pas ton avis, Quenu&|160;?

Quenu, qui ne soufflait mot, fut très ennuyé de la questionbrusque de sa femme.

–&|160;C’est une bonne place, dit-il sans se compromettre.

Et, comme un nouveau silence embarrassé se faisait&|160;:

–&|160;Je vous en prie, laissons cela, reprit Florent. Marésolution est bien arrêtée. J’attendrai.

–&|160;Vous attendrez&|160;! s’écria Lisa perdant patience.

Deux flammes roses étaient montées à ses joues. Les hanchesélargies, plantée debout dans son tablier blanc, elle se contenaitpour ne pas laisser échapper une mauvaise parole. Une nouvellepersonne entra, qui détourna sa colère. C’était madame Lecœur.

–&|160;Pourriez-vous me donner une assiette assortie d’unedemi-livre, à cinquante sous la livre&|160;? demanda-t-elle.

Elle feignit d’abord de ne pas voir son beau-frère&|160;; puis,elle le salua d’un signe de tête, sans parler. Elle examinait lestrois hommes de la tête aux pieds, espérant sans doute surprendreleur secret, à la façon dont ils attendaient qu’elle ne fût pluslà. Elle sentait qu’elle les dérangeait&|160;; cela la rendait plusanguleuse, plus aigre, dans ses jupes tombantes, avec ses grandsbras d’araignée, ses mains nouées qu’elle tenait sous son tablier.Comme elle avait une légère toux&|160;:

–&|160;Est-ce que vous êtes enrhumée&|160;? dit Gavard gêné parle silence.

Elle répondit un non bien sec. Aux endroits où les os perçaientson visage, la peau, tendue, était d’un rouge brique, et la flammesourde qui brûlait ses paupières annonçait quelque maladie de foie,couvant dans ses aigreurs jalouses. Elle se retourna vers lecomptoir, suivit chaque geste de Lisa qui la servait, de cet œilméfiant d’une cliente persuadée qu’on va la voler.

–&|160;Ne me donnez pas de cervelas, dit-elle, je n’aime pasça.

Lisa avait pris un couteau mince et coupait des tranches desaucisson. Elle passa au jambon fumé et au jambon ordinaire,détachant des filets délicats, un peu courbée, les yeux sur lecouteau. Ses mains potelées, d’un rose vif, qui touchaient auxviandes avec des légèretés molles, en gardaient une sorte desouplesse grasse, des doigts ventrus aux phalanges. Elle avança uneterrine, en demandant&|160;:

–&|160;Vous voulez du veau piqué, n’est-ce pas&|160;?

Madame Lecœur parut se consulter longuement&|160;; puis elleaccepta. La charcutière coupait maintenant dans des terrines. Elleprenait sur le bout d’un couteau à large lame des tranches de veaupiqué et de pâté de lièvre. Et elle posait chaque tranche au milieude la feuille de papier, sur les balances.

–&|160;Vous ne me donnez pas de la hure aux pistaches&|160;? fitremarquer madame Lecœur, de sa voix mauvaise.

Elle dut donner de la hure aux pistaches. Mais la marchande debeurre devenait exigeante. Elle voulut deux tranches degalantine&|160;; elle aimait ça. Lisa, irritée déjà, jouantd’impatience avec le manche des couteaux, eut beau lui dire que lagalantine était truffée, qu’elle ne pouvait en mettre que dans lesassiettes assorties à trois francs la livre. L’autre continuait àfouiller les plats, cherchant ce qu’elle allait demander encore.Quand l’assiette assortie fut pesée, il fallut que la charcutièreajoutât de la gelée et des cornichons. Le bloc de gelée, qui avaitla forme d’un gâteau de Savoie, au milieu d’une plaque deporcelaine, trembla sous sa main brutale de colère&|160;; et ellefit jaillir le vinaigre, en prenant, du bout des doigts, deux groscornichons dans le pot, derrière l’étuve.

–&|160;C’est vingt-cinq sous, n’est-ce pas&|160;? dit madameLecœur, sans se presser.

Elle voyait parfaitement la sourde irritation de Lisa. Elle enjouissait, tirant sa monnaie avec lenteur, comme perdue dans lesgros sous de sa poche. Elle regardait Gavard en dessous, goûtait lesilence embarrassé que sa présence prolongeait, jurant qu’elle nes’en irait pas, puisqu’on faisait «&|160;des cachotteries&|160;»avec elle. La charcutière lui mit enfin son paquet dans la main, etelle dut se retirer. Elle s’en alla, sans dire un mot, avec un longregard, tout autour de la boutique.

Quand elle ne fut plus là, Lisa éclata.

–&|160;C’est encore la Saget qui nous l’a envoyée,celle-là&|160;! Est-ce que cette vieille gueuse va faire défilertoutes les Halles ici, pour savoir ce que nous disons&|160;!… Etcomme elles sont malignes&|160;! A-t-on jamais vu acheter descôtelettes panées et des assiettes assorties à cinq heures dusoir&|160;! Elles se donneraient des indigestions, plutôt que de nepas savoir… Par exemple, si la Saget m’en renvoie une autre, vousallez voir comme je la recevrai. Ce serait ma sœur, que je laflanquerais à la porte.

Devant la colère de Lisa, les trois hommes se taisaient. Gavardétait venu s’accouder sur la balustrade de l’étalage, à rampe decuivre&|160;; il s’absorbait, faisait tourner un des balustres decristal taillé, détaché de sa tringle de laiton. Puis, levant latête&|160;:

–&|160;Moi, dit-il, j’avais regardé ça comme une farce.

–&|160;Quoi donc&|160;? demanda Lisa encore toute secouée.

–&|160;La place d’inspecteur à la marée.

Elle leva les mains, regarda Florent une dernière fois, s’assitsur la banquette rembourrée du comptoir, ne desserra plus lesdents. Gavard expliquait tout au long son idée&|160;: le plusattrapé, en somme, ce serait le gouvernement qui donnerait sesécus. Il répétait avec complaisance&|160;:

–&|160;Mon cher, ces gueux-là vous ont laissé crever de faim,n’est-ce pas&|160;? Eh bien, il faut vous faire nourrir par eux,maintenant… C’est très fort, ça m’a séduit tout de suite.

Florent souriait, disait toujours non. Quenu, pour faire plaisirà sa femme, tenta de trouver de bons conseils. Mais celle-cisemblait ne plus écouter. Depuis un instant, elle regardait avecattention du côté des Halles. Brusquement, elle se remit debout, ens’écriant&|160;:

–&|160;Ah&|160;! c’est la Normande qu’on envoie maintenant. Tantpis&|160;! la Normande payera pour les autres.

Une grande brune poussait la porte de la boutique. C’était labelle poissonnière, Louise Méhudin, dite la Normande. Elle avaitune beauté hardie, très blanche et délicate de peau, presque aussiforte que Lisa, mais d’œil plus effronté et de poitrine plusvivante. Elle entra, cavalière, avec sa chaîne d’or sonnant sur sontablier, ses cheveux nus peignés à la mode, son nœud de gorge, unnœud de dentelle qui faisait d’elle une des reines coquettes desHalles. Elle portait une vague odeur de marée&|160;; et, sur une deses mains, près du petit doigt, il y avait une écaille de hareng,qui mettait là une mouche de nacre. Les deux femmes, ayant habitéla même maison, rue Pirouette, étaient des amies intimes, trèsliées par une pointe de rivalité qui les faisait s’occuper l’une del’autre, continuellement. Dans le quartier, on disait la belleNormande, comme on disait la belle Lisa. Cela les opposait, lescomparait, les forçait à soutenir chacune sa renommée de beauté. Ense penchant un peu, la charcutière, de son comptoir, apercevaitdans le pavillon, en face, la poissonnière, au milieu de sessaumons et de ses turbots. Elles se surveillaient toutes deux. Labelle Lisa se serrait davantage dans ses corsets. La belle Normandeajoutait des bagues à ses doigts et des nœuds à ses épaules. Quandelles se rencontraient, elles étaient très douces, trèscomplimenteuses, l’œil furtif sous la paupière à demi close,cherchant les défauts. Elles affectaient de se servir l’une chezl’autre et de s’aimer beaucoup.

–&|160;Dites, c’est bien demain soir que vous faites leboudin&|160;? demanda la Normande de son air riant.

Lisa resta froide. La colère, très rare chez elle, était tenaceet implacable. Elle répondit oui, sèchement, du bout deslèvres.

–&|160;C’est que, voyez-vous, j’adore le boudin chaud, quand ilsort de la marmite… Je viendrai vous en chercher.

Elle avait conscience du mauvais accueil de sa rivale. Elleregarda Florent, qui semblait l’intéresser&|160;; puis, comme ellene voulait pas s’en aller sans dire quelque chose, sans avoir ledernier mot, elle eut l’imprudence d’ajouter&|160;:

–&|160;Je vous en ai acheté avant-hier, du boudin… Il n’étaitpas bien frais.

–&|160;Pas bien frais&|160;! répéta la charcutière, touteblanche, les lèvres tremblantes.

Elle se serait peut-être contenue encore, pour que la Normandene crût pas qu’elle prenait du dépit, à cause de son nœud dedentelle. Mais on ne se contentait pas de l’espionner, on venaitl’insulter, cela dépassait la mesure. Elle se courba, les poingssur son comptoir&|160;; et, d’une voix un peu rauque&|160;:

–&|160;Dites donc, la semaine dernière, quand vous m’avez venducette paire de soles, vous savez, est-ce que je suis allée vousdire qu’elles étaient pourries devant le monde&|160;!

–&|160;Pourries&|160;!… mes soles pourries&|160;!… s’écria lapoissonnière, la face empourprée.

Elles restèrent un instant suffoquées, muettes et terribles,au-dessus des viandes. Toute leur belle amitié s’en allait&|160;;un mot avait suffi pour montrer les dents aiguës sous lesourire.

–&|160;Vous êtes une grossière, dit la belle Normande. Si jamaisje remets les pieds ici, par exemple&|160;!

–&|160;Allez donc, allez donc, dit la belle Lisa. On sait bien àqui on a affaire.

La poissonnière sortit, sur un gros mot qui laissa lacharcutière toute tremblante. La scène s’était passée sirapidement, que les trois hommes, abasourdis, n’avaient pas eu letemps d’intervenir. Lisa se remit bientôt. Elle reprenait laconversation, sans faire aucune allusion à ce qui venait de sepasser, lorsque Augustine, la fille de boutique, rentra de course.Alors, elle dit à Gavard, en le prenant en particulier, de ne pasrendre réponse à monsieur Verlaque&|160;; elle se chargeait dedécider son beau-frère, elle demandait deux jours, au plus. Quenuretourna à la cuisine. Comme Gavard emmenait Florent, et qu’ilsentraient prendre un vermouth chez monsieur Lebigre, il lui montratrois femmes, sous la rue couverte, entre le pavillon de la maréeet le pavillon de la volaille.

–&|160;Elles en débitent&|160;! murmura-t-il, d’un airenvieux.

Les Halles se vidaient, et il y avait là, en effet, mademoiselleSaget, madame Lecœur et la Sarriette, au bord du trottoir. Lavieille fille pérorait.

–&|160;Quand je vous le disais, madame Lecœur, votre beau-frèreest toujours fourré dans leur boutique… Vous l’avez vu, n’est-cepas&|160;?

–&|160;Oh&|160;! de mes yeux vu&|160;! Il était assis sur unetable. Il semblait chez lui.

–&|160;Moi, interrompit la Sarriette, je n’ai rien entendu demal… Je ne sais pas pourquoi vous vous montez la tête.

Mademoiselle Saget haussa les épaules.

–&|160;Ah&|160;! bien, reprit-elle, vous êtes encore d’une bonnepâte, vous, ma belle&|160;!… Vous ne voyez donc pas pourquoi lesQuenu attirent monsieur Gavard&|160;?… Je parie, moi, qu’illaissera tout ce qu’il possède à la petite Pauline.

–&|160;Vous croyez cela&|160;! s’écria madame Lecœur, blême defureur.

Puis, elle reprit d’une voix dolente, comme si elle venait derecevoir un grand coup&|160;:

–&|160;Je suis toute seule, je n’ai pas de défense, il peut bienfaire ce qu’il voudra, cet homme… Vous avez entendu, sa nièce estpour lui. Elle a oublié ce qu’elle m’a coûté, elle me livreraitpieds et poings liés.

–&|160;Mais non, ma tante, dit la Sarriette, c’est vous quin’avez jamais eu que de vilaines paroles pour moi.

Elles se réconcilièrent sur-le-champ, elles s’embrassèrent. Lanièce promit de ne plus être taquine&|160;; la tante jura, sur cequ’elle avait de plus sacré, qu’elle regardait la Sarriette commesa propre fille. Alors mademoiselle Saget leur donna des conseilssur la façon dont elles devaient se conduire pour forcer Gavard àne pas gaspiller son bien.

Il fut convenu que les Quenu-Gradelle étaient despas-grand-chose, et qu’on les surveillerait.

–&|160;Je ne sais quel micmac il y a chez eux, dit la vieillefille, mais ça ne sent pas bon… Ce Florent, ce cousin de madameQuenu, qu’est-ce que vous en pensez, vous autres&|160;?

Les trois femmes se rapprochèrent, baissant la voix.

–&|160;Vous savez bien, reprit madame Lecœur, que nous l’avonsvu, un matin, les souliers percés, les habits couverts depoussière, avec l’air d’un voleur qui a fait un mauvais coup… Il mefait peur, ce garçon-là.

–&|160;Non, il est maigre, mais il n’est pas vilain homme,murmura la Sarriette.

Mademoiselle Saget réfléchissait. Elle pensait tout haut.

–&|160;Je cherche depuis quinze jours, je donne ma langue auxchiens… Monsieur Gavard le connaît certainement… J’ai dû lerencontrer quelque part, je me souviens plus…

Elle fouillait encore sa mémoire, quand la Normande arriva commeune tempête. Elle sortait de la charcuterie.

–&|160;Elle est polie, cette grande bête de Quenu&|160;!s’écria-t-elle, heureuse de se soulager. Est-ce qu’elle ne vientpas de me dire que je ne vendais que du poisson pourri&|160;!Ah&|160;! je vous l’ai arrangée&|160;!… En voilà une baraque, avecleurs cochonneries gâtées qui empoisonnent le monde&|160;!

–&|160;Qu’est-ce que vous lui aviez donc dit&|160;? demanda lavieille, toute frétillante, enchantée d’apprendre que les deuxfemmes s’étaient disputées.

–&|160;Moi&|160;! mais rien du tout&|160;! pas ça, tenez&|160;!…J’étais entrée très poliment la prévenir que je prendrais du boudindemain soir, et alors elle m’a agonie de sottises… Fichuehypocrite, va, avec ses airs d’honnêteté&|160;! Elle payera ça pluscher qu’elle ne pense.

Les trois femmes sentaient que la Normande ne disait pas lavérité&|160;; mais elles n’en épousèrent pas moins sa querelle avecun flot de paroles mauvaises. Elles se tournaient du côté de la rueRambuteau, insultantes, inventant des histoires sur la saleté de lacuisine des Quenu, trouvant des accusations vraiment prodigieuses.Ils auraient vendu de la chair humaine que l’explosion de leurcolère n’aurait pas été plus menaçante. Il fallut que lapoissonnière recommençât trois fois son récit.

–&|160;Et le cousin, qu’est-ce qu’il a dit&|160;? demandaméchamment mademoiselle Saget.

–&|160;Le cousin&|160;! répondit la Normande d’une voie aiguë,vous croyez au cousin, vous&|160;!… Quelque amoureux, ce granddadais&|160;!

Les trois autres commères se récrièrent. L’honnêteté de Lisaétait un des actes de foi du quartier.

–&|160;Laissez donc&|160;! Est-ce qu’on sait jamais, avec cesgrosses saintes nitouches, qui ne sont que graisse&|160;? Jevoudrais bien la voir sans chemise, sa vertu&|160;!… Elle a un maritrop serin pour ne pas le faire cocu.

Mademoiselle Saget hochait la tête, comme pour dire qu’ellen’était pas éloignée de se ranger à cette opinion. Elle repritdoucement&|160;:

–&|160;D’autant plus que le cousin est tombé on ne sait d’où, etque l’histoire racontée par les Quenu est bien louche.

–&|160;Et&|160;! c’est l’amant de la grosse&|160;! affirma denouveau la poissonnière. Quelque vaurien, quelque rouleur qu’elleaura ramassé dans la rue. Ça se voit bien.

–&|160;Les hommes maigres sont de rudes hommes, déclara laSarriette d’un air convaincu.

–&|160;Elle l’a habillé tout à neuf, fit remarquer madameLecœur. Il doit lui coûter bon.

–&|160;Oui, oui, vous pourriez avoir raison, murmura la vieilledemoiselle. Il faudra savoir…

Alors, elles s’engagèrent à se tenir au courant de ce qui sepasserait dans la baraque des Quenu-Gradelle. La marchande debeurre prétendait qu’elle voulait ouvrir les yeux de son beau-frèresur les maisons qu’il fréquentait. Cependant, la Normande s’étaitun peu calmée&|160;; elle s’en alla, bonne fille au fond, lasséed’en avoir trop conté. Quand elle ne fut plus là, madame Lecœur ditsournoisement&|160;:

–&|160;Je suis sûre que la Normande aura été insolente&|160;;c’est son habitude… Elle ferait bien de ne pas parler des cousinsqui tombent du ciel, elle qui a trouvé un enfant dans sa boutique àpoissons.

Elles se regardèrent en riant toutes les trois. Puis, lorsquemadame Lecœur se fut éloignée à son tour&|160;:

–&|160;Ma tante a tort de s’occuper de ces histoires, ça lamaigrit, reprit la Sarriette. Elle me battait quand les hommes meregardaient. Allez, elle peut chercher, elle ne trouvera pas demioche sous son traversin, ma tante.

Mademoiselle Saget eut un nouveau rire. Et quand elle fut seule,comme elle retournait rue Pirouette, elle pensa que «&|160;cestrois pécores&|160;» ne valaient pas la corde pour les pendre.D’ailleurs, on avait pu la voir, il serait très mauvais de sebrouiller avec les Quenu-Gradelle, des gens riches et estimés aprèstout. Elle fit un détour, alla rue Turbigo, à la boulangerieTaboureau, la plus belle boulangerie du quartier. Madame Taboureau,qui était une amie intime de Lisa, avait, sur toutes choses, uneautorité incontestée. Quand on disait&|160;: «&|160;MadameTaboureau a dit ceci, madame Taboureau a dit cela&|160;», il n’yavait plus qu’à s’incliner. La vieille demoiselle, sous prétexte,ce jour-là, de savoir à quelle heure le four était chaud, pourapporter un plat de poires, dit le plus grand bien de lacharcutière, se répandit en éloges sur la propreté et surl’excellence de son boudin. Puis, contente de cet alibi moral,enchantée d’avoir soufflé sur l’ardente bataille qu’elle flairait,sans s’être fâchée avec personne, elle rentra décidément, l’espritplus libre, retournant cent fois dans sa mémoire l’image du cousinde madame Quenu.

Ce même jour, le soir, après le dîner, Florent sortit, sepromena quelque temps, sous une des rues couvertes des Halles. Unfin brouillard montait, les pavillons vides avaient une tristessegrise, piquée des larmes jaunes du gaz. Pour la première fois,Florent se sentait importun&|160;; il avait conscience de la façonmalapprise dont il était tombé au milieu de ce monde gras, enmaigre naïf&|160;; il s’avouait nettement qu’il dérangeait tout lequartier, qu’il devenait une gêne pour les Quenu, un cousin decontrebande, de mine par trop compromettante. Ces réflexions lerendaient fort triste, non pas qu’il eût remarqué chez son frère ouchez Lisa la moindre dureté&|160;; il souffrait de leur bontémême&|160;; il s’accusait de manquer de délicatesse en s’installantainsi chez eux. Des doutes lui venaient. Le souvenir de laconversation dans la boutique, l’après-midi, lui causait un malaisevague. Il était comme envahi par cette odeur des viandes ducomptoir, il se sentait glisser à une lâcheté molle et repue.Peut-être avait-il eu tort de refuser cette place d’inspecteurqu’on lui offrait. Cette pensée mettait en lui une grandelutte&|160;; il fallait qu’il se secouât pour retrouver sesroideurs de conscience. Mais un vent humide s’était levé, soufflantsous la rue couverte. Il reprit quelque calme et quelque certitude,lorsqu’il fut obligé de boutonner sa redingote. Le vent emportaitde ses vêtements cette senteur grasse de la charcuterie, dont ilétait tout alangui.

Il rentrait, quand il rencontra Claude Lantier. Le peintre,renfermé au fond de son paletot verdâtre, avait la voix sourde,pleine de colère. Il s’emporta contre la peinture, dit que c’étaitun métier de chien, jura qu’il ne toucherait de sa vie à unpinceau. L’après-midi, il avait crevé d’un coup de pied une têted’étude qu’il faisait d’après cette gueuse de Cadine. Il étaitsujet à ces emportements d’artiste impuissant en face des œuvressolides et vivantes qu’il rêvait. Alors, rien n’existait plus pourlui, il battait les rues, voyait noir, attendait le lendemain commeune résurrection. D’ordinaire, il disait qu’il se sentait gai lematin et horriblement malheureux le soir&|160;; chacune de sesjournées était un long effort désespéré. Florent eut peine àreconnaître le flâneur insouciant des nuits de la Halle. Ilss’étaient déjà retrouvés à la charcuterie. Claude, qui connaissaitl’histoire du déporté, lui avait serré la main, en lui disant qu’ilétait un brave homme. Il allait, d’ailleurs, très rarement chez lesQuenu.

–&|160;Vous êtes toujours chez ma tante&|160;? dit Claude. Je nesais pas comment vous faites pour rester au milieu de cettecuisine. Ça pue là-dedans. Quand j’y passe une heure, il me sembleque j’ai assez mangé pour trois jours. J’ai eu tort d’y entrer cematin&|160;; c’est ça qui m’a fait manquer mon étude.

Et, au bout de quelques pas faits en silence&|160;:

–&|160;Ah&|160;! les braves gens&|160;! reprit-il. Ils me fontde la peine, tant ils se portent bien. J’avais songé à faire leursportraits, mais je n’ai jamais su dessiner ces figures rondes où iln’y a pas d’os… Allez, ce n’est pas ma tante Lisa qui donnerait descoups de pied dans ses casseroles. Suis-je assez bête d’avoir crevéla tête de Cadine&|160;! Maintenant, quand j’y songe, elle n’étaitpeut-être pas mal.

Alors, ils causèrent de la tante Lisa. Claude dit que sa mère nevoyait plus la charcutière depuis longtemps. Il donna à entendreque celle-ci avait quelque honte de sa sœur mariée à unouvrier&|160;; d’ailleurs, elle n’aimait pas les gens malheureux.Quant à lui, il raconta qu’un brave homme s’était imaginé del’envoyer au collège, séduit par les ânes et les bonnes femmesqu’il dessinait, dès l’âge de huit ans&|160;; le brave homme étaitmort, en lui laissant mille francs de rente, ce qui l’empêchait demourir de faim.

–&|160;N’importe, continua-t-il, j’aurais mieux aimé être unouvrier… Tenez, menuisier, par exemple. Ils sont très heureux, lesmenuisiers. Ils ont une table à faire, n’est-ce pas&|160;? ils lafont, et ils se couchent, heureux d’avoir fini leur table,absolument satisfaits… Moi, je ne dors guère la nuit. Toutes cessacrées études que je ne peux achever me trottent dans la tête. Jen’ai jamais fini, jamais, jamais.

Sa voix se brisait presque dans des sanglots. Puis il essaya derire. Il jurait, cherchait des mots orduriers, s’abîmait en pleineboue, avec la rage froide d’un esprit tendre et exquis qui doute delui et qui rêve de se salir. Il finit par s’accroupir devant un desregards donnant sur les caves des Halles, où le gaz brûleéternellement. Là, dans ces profondeurs, il montra à FlorentMarjolin et Cadine qui soupaient tranquillement, assis sur une despierres d’abattage des resserres aux volailles. Les gamins avaientdes moyens à eux pour se cacher et habiter les caves, après lafermeture des grilles.

–&|160;Hein&|160;! quelle brute, quelle belle brute&|160;!répétait Claude en parlant de Marjolin avec une admirationenvieuse. Et dire que cet animal-là est heureux&|160;!… Quand ilsvont avoir achevé leurs pommes, ils se coucheront ensemble dans unde ces grands paniers pleins de plumes. C’est une vie ça, aumoins&|160;!… Ma foi, vous avez raison de rester dans lacharcuterie&|160;; peut-être que ça vous engraissera.

Il partit brusquement. Florent remonta à sa mansarde, troublépar ces inquiétudes nerveuses qui réveillaient ses propresincertitudes. Il évita, le lendemain, de passer la matinée à lacharcuterie&|160;; il fit une grande promenade le long des quais.Mais, au déjeuner, il fut repris par la douceur fondante de Lisa.Elle lui reparla de la place d’inspecteur à la marée, sans tropinsister, comme d’une chose qui méritait réflexion. Il l’écoutait,l’assiette pleine, gagné malgré lui par la propreté dévote de lasalle à manger&|160;; la natte mettait une mollesse sous sespieds&|160;; les luisants de la suspension de cuivre, le jaunetendre du papier peint et du chêne clair des meubles, lepénétraient d’un sentiment d’honnêteté dans le bien-être, quitroublait ses idées du faux et du vrai. Il eut cependant la forcede refuser encore, en répétant ses raisons, tout en ayantconscience du mauvais goût qu’il y avait à faire un étalage brutalde ses entêtements et de ses rancunes, en un pareil lieu. Lisa nese fâcha pas&|160;; elle souriait au contraire, d’un beau sourirequi embarrassait plus Florent que la sourde irritation de laveille. Au dîner, on ne causa que des grandes salaisons d’hiver,qui allaient tenir tout le personnel de la charcuterie surpied.

Les soirées devenaient froides. Dès qu’on avait dîné, on passaitdans la cuisine. Il y faisait très chaud. Elle était si vaste,d’ailleurs, que plusieurs personnes y tenaient à l’aise, sans gênerle service, autour d’une table carrée, placée au milieu. Les mursde la pièce éclairée au gaz étaient recouverts de plaques defaïence blanches et bleues, à hauteur d’homme. À gauche, setrouvait le grand fourneau de fonte, percé de trois trous, danslesquels trois marmites trapues enfonçaient leurs culs noirs de lasuie du charbon de terre&|160;; au bout, une petite cheminée,montée sur un four et garnie d’un fumoir, servait pour lesgrillades&|160;; et, au-dessus du fourneau, plus haut que lesécumoires, les cuillers, les fourchettes à longs manches, dans unerangée de tiroirs numérotés, s’alignaient les chapelures, la fineet la grosse, les mies de pain pour paner, les épices, le girofle,la muscade, les poivres. À droite, la table à hacher, énorme blocde chêne appuyé contre la muraille, s’appesantissait, toutecouturée et toute creusée&|160;; tandis que plusieurs appareils,fixés sur le bloc, une pompe à injecter, une machine à pousser, unehacheuse mécanique, mettaient là, avec leurs rouages et leursmanivelles, l’idée mystérieuse et inquiétante de quelque cuisine del’enfer. Puis, tout autour des murs, sur des planches, et jusquesous les tables, s’entassaient des pots, des terrines, des seaux,des plats, des ustensiles de fer-blanc, une batterie de casserolesprofondes, d’entonnoirs élargis, des râteliers de couteaux et decouperets, des files de lardoires et d’aiguilles, tout un mondenoyé dans la graisse. La graisse débordait, malgré la propretéexcessive, suintait entre les plaques de faïence, cirait lescarreaux rouges du sol, donnait un reflet grisâtre à la fonte dufourneau, polissait les bords de la table à hacher d’un luisant etd’une transparence de chêne verni. Et, au milieu de cette buéeamassée goutte à goutte, de cette évaporation continue des troismarmites, où fondaient les cochons, il n’était certainement pas, duplancher au plafond, un clou qui ne pissât la graisse.

Les Quenu-Gradelle fabriquaient tout chez eux. Ils ne faisaientguère venir du dehors que les terrines des maisons renommées, lesrillettes, les bocaux de conserve, les sardines, les fromages, lesescargots. Aussi, dès septembre, s’agissait-il de remplir la cave,vidée pendant l’été. Les veillées se prolongeaient même après lafermeture de la boutique. Quenu, aidé d’Auguste et de Léon,emballait les saucissons, préparait les jambons, fondait lessaindoux, faisait les lards de poitrine, les lards maigres, leslards à piquer. C’était un bruit formidable de marmites et dehachoirs, des odeurs de cuisine qui montaient dans la maisonentière. Cela sans préjudice de la charcuterie courante, de lacharcuterie fraîche, les pâtés de foie et de lièvre, lesgalantines, les saucisses et les boudins.

Ce soir-là, vers onze heures, Quenu, qui avait mis en train deuxmarmites de saindoux, dut s’occuper du boudin. Auguste l’aida. À uncoin de la table carrée, Lisa et Augustine raccommodaient dulinge&|160;; tandis que, devant elles, de l’autre côté de la table,Florent était assis, la face tournée vers le fourneau, souriant àla petite Pauline qui, montée sur ses pieds, voulait qu’il la fît«&|160;sauter en l’air&|160;». Derrière eux, Léon hachait de lachair à saucisse, sur le bloc de chêne, à coups lents etréguliers.

Auguste alla d’abord chercher dans la cour deux brocs pleins desang de cochon. C’était lui qui saignait à l’abattoir. Il prenaitle sang et l’intérieur des bêtes, laissant aux garçons d’échaudoirle soin d’apporter, l’après-midi, les porcs tout préparés dans leurvoiture. Quenu prétendait qu’Auguste saignait comme pas un garçoncharcutier de Paris. La vérité était qu’Auguste se connaissait àmerveille à la qualité du sang&|160;; le boudin était bon, toutesles fois qu’il disait&|160;: «&|160;Le boudin sera bon.&|160;»

–&|160;Eh bien, aurons-nous du bon boudin&|160;? demandaLisa.

Il déposa ses deux brocs, et, lentement&|160;:

–&|160;Je le crois, madame Quenu, oui, je le crois… Je voisd’abord ça à la façon dont le sang coule. Quand je retire lecouteau, si le sang part trop doucement, ce n’est pas un bon signe,ça prouve qu’il est pauvre…

–&|160;Mais, interrompit Quenu, c’est aussi selon comme lecouteau a été enfoncé.

La face blême d’Auguste eut un sourire.

–&|160;Non, non, répondit-il, j’enfonce toujours quatre doigtsdu couteau&|160;; c’est la mesure… Mais, voyez-vous, le meilleursigne, c’est encore lorsque le sang coule et que je le reçois en lebattant avec la main, dans le seau. Il faut qu’il soit d’une bonnechaleur, crémeux, sans être trop épais.

Augustine avait laissé son aiguille. Les yeux levés, elleregardait Auguste. Sa figure rougeaude, aux durs cheveux châtains,prenait un air d’attention profonde. D’ailleurs, Lisa, et la petitePauline elle-même, écoutaient également avec un grand intérêt.

–&|160;Je bats, je bats, je bats, n’est-ce pas&|160;? continuale garçon, en faisant aller sa main dans le vide, comme s’ilfouettait une crème. Eh bien, quand je retire ma main et que je laregarde, il faut qu’elle soit comme graissée par le sang, de façonà ce que le gant rouge soit bien du même rouge partout… Alors, onpeut dire sans se tromper&|160;: «&|160;Le boudin serabon.&|160;»

Il resta un instant la main en l’air, complaisamment, l’attitudemolle&|160;; cette main qui vivait dans des seaux de sang étaittoute rose, avec des ongles vifs, au bout de la manche blanche.Quenu avait approuvé de la tête. Il y eut un silence. Léon hachaittoujours. Pauline, qui était restée songeuse, remonta sur les piedsde son cousin, en criant de sa voix claire&|160;:

–&|160;Dis, cousin, raconte-moi l’histoire du monsieur qui a étémangé par les bêtes.

Sans doute, dans cette tête de gamine, l’idée du sang descochons avait éveillé celle «&|160;du monsieur mangé par lesbêtes&|160;». Florent ne comprenait pas, demandait quel monsieur.Lisa se mit à rire.

–&|160;Elle demande l’histoire de ce malheureux, vous savez,cette histoire que vous avez dite un soir à Gavard. Elle l’auraentendue.

Florent était devenu tout grave. La petite alla prendre dans sesbras le gros chat jaune, l’apporta sur les genoux du cousin, endisant que Mouton, lui aussi, voulait écouter l’histoire. MaisMouton sauta sur la table. Il resta là, assis, le dos arrondi,contemplant ce grand garçon maigre qui, depuis quinze jours,semblait être pour lui un continuel sujet de profondes réflexions.Cependant, Pauline se fâchait, elle tapait des pieds, elle voulaitl’histoire. Comme elle était vraiment insupportable&|160;:

–&|160;Eh&|160;! racontez-lui donc ce qu’elle demande, dit Lisaà Florent, elle nous laissera tranquille.

Florent garda le silence un instant encore. Il avait les yeux àterre. Puis, levant la tête lentement, il s’arrêta aux deux femmesqui tiraient leurs aiguilles, regarda Quenu et Auguste quipréparaient la marmite pour le boudin. Le gaz brûlait tranquille,la chaleur du fourneau était très douce, toute la graisse de lacuisine luisait dans un bien-être de digestion large. Alors, ilposa la petite Pauline sur l’un de ses genoux, et, souriant d’unsourire triste, s’adressant à l’enfant&|160;:

–&|160;Il était une fois un pauvre homme. On l’envoya très loin,très loin, de l’autre côté de la mer… Sur le bateau quil’emportait, il y avait quatre cents forçats avec lesquels on lejeta. Il dut vivre cinq semaines au milieu de ces bandits, vêtucomme eux de toile à voile, mangeant à leur gamelle. De gros pouxle dévoraient, des sueurs terribles le laissaient sans force. Lacuisine, la boulangerie, la machine du bateau, chauffaienttellement les faux-ponts, que dix des forçats moururent de chaleur.Dans la journée, on les faisait monter cinquante à la fois, pourleur permettre de prendre l’air de la mer&|160;; et, comme on avaitpeur d’eux, deux canons étaient braqués sur l’étroit plancher oùils se promenaient. Le pauvre homme était bien content, quandarrivait son tour. Ses sueurs se calmaient un peu. Il ne mangeaitplus, il était très malade. La nuit, lorsqu’on l’avait remis auxfers, et que le gros temps le roulait entre ses deux voisins, il sesentait lâche, il pleurait, heureux de pleurer sans être vu…

Pauline écoutait, les yeux agrandis, ses deux petites mainscroisées dévotement.

–&|160;Mais, interrompit-elle, ce n’est pas l’histoire dumonsieur qui a été mangé par les bêtes… C’est une autre histoire,dis, mon cousin&|160;?

–&|160;Attends, tu verras, répondit doucement Florent. J’yarriverai, à l’histoire du monsieur… Je te raconte l’histoire toutentière.

–&|160;Ah&|160;! bien, murmura l’enfant d’un air heureux.

Pourtant elle resta pensive, visiblement préoccupée par quelquegrosse difficulté qu’elle ne pouvait résoudre. Enfin, elle sedécida.

–&|160;Qu’est-ce qu’il avait donc fait, le pauvre homme,demanda-t-elle, pour qu’on le renvoyât et qu’on le mît dans lebateau&|160;?

Lisa et Augustine eurent un sourire. L’esprit de l’enfant lesravissait. Et Lisa, sans répondre directement, profita de lacirconstance pour lui faire la morale&|160;; elle la frappabeaucoup, en lui disant qu’on mettait aussi dans le bateau lesenfants qui n’étaient pas sages.

–&|160;Alors, fit remarquer judicieusement Pauline, c’était bienfait, si le pauvre homme de mon cousin pleurait la nuit.

Lisa reprit sa couture, en baissant les épaules. Quenu n’avaitpas entendu. Il venait de couper dans la marmite des rondellesd’oignon qui prenaient, sur le feu, des petites voix claires etaiguës de cigales pâmées de chaleur. Ça sentait très bon. Lamarmite, lorsque Quenu y plongeait sa grande cuiller de bois,chantait plus fort, emplissant la cuisine de l’odeur pénétrante del’oignon cuit. Auguste préparait, dans un plat, des gras de lard.Et le hachoir de Léon allait à coups plus vifs, raclant la tablepar moments, pour ramener la chair à saucisse qui commençait à semettre en pâte.

–&|160;Quand on fut arrivé, continua Florent, on conduisitl’homme dans une île nommée l’île du Diable. Il était là avecd’autres camarades qu’on avait aussi chassés de leur pays. Tousfurent très malheureux. On les obligea d’abord à travailler commedes forçats. Le gendarme qui les gardait les comptait trois foispar jour, pour être bien sûr qu’il ne manquait personne. Plus tard,on les laissa libres de faire ce qu’ils voulaient&|160;; on lesenfermait seulement la nuit, dans une grande cabane de bois, où ilsdormaient sur des hamacs tendus entre deux barres. Au bout d’un an,ils allaient nu-pieds, et leurs vêtements étaient si déchirés,qu’ils montraient leur peau. Ils s’étaient construit des huttesavec des troncs d’arbre, pour s’abriter contre le soleil, dont laflamme brûle tout dans ce pays-là&|160;; mais les huttes nepouvaient les préserver des moustiques qui, la nuit, les couvraientde boutons et d’enflures. Il en mourut plusieurs&|160;; les autresdevinrent tout jaunes, si secs, si abandonnés, avec leurs grandesbarbes, qu’ils faisaient pitié…

–&|160;Auguste, donnez-moi les gras, cria Quenu.

Et lorsqu’il tint le plat, il fit glisser doucement dans lamarmite les gras de lard, en les délayant du bout de la cuiller.Les gras fondaient. Une vapeur plus épaisse monta du fourneau.

–&|160;Qu’est-ce qu’on leur donnait à manger&|160;? demanda lapetite Pauline profondément intéressée.

–&|160;On leur donnait du riz plein de vers et de la viande quisentait mauvais, répondit Florent, dont la voix s’assourdissait. Ilfallait enlever les vers pour manger le riz. La viande, rôtie ettrès cuite, s’avalait encore&|160;; mais bouillie, elle puaittellement, qu’elle donnait souvent des coliques.

–&|160;Moi, j’aime mieux être au pain sec, dit l’enfant aprèss’être consultée.

Léon, ayant fini de hacher, apporta la chair à saucisse dans unplat, sur la table carrée. Mouton, qui était resté assis, les yeuxsur Florent, comme extrêmement surpris par l’histoire, dut sereculer un peu, ce qu’il fit de très mauvaise grâce. Il sepelotonna, ronronnant, le nez sur la chair à saucisse. Cependant,Lisa paraissait ne pouvoir cacher son étonnement ni sondégoût&|160;; le riz plein de vers et la viande qui sentait mauvaislui semblaient sûrement des saletés à peine croyables, tout à faitdéshonorantes pour celui qui les avait mangées. Et, sur son beauvisage calme, dans le gonflement de son cou, il y avait une vagueépouvante, en face de cet homme nourri de choses immondes.

–&|160;Non, ce n’était pas un lieu de délices, reprit-il,oubliant la petite Pauline, les yeux vagues sur la marmite quifumait. Chaque jour des vexations nouvelles, un écrasement continu,une violation de toute justice, un mépris de la charité humaine,qui exaspéraient les prisonniers et les brûlaient lentement d’unefièvre de rancune maladive. On vivait en bête, avec le fouetéternellement levé sur les épaules. Ces misérables voulaient tuerl’homme… On ne peut pas oublier, non ce n’est pas possible. Cessouffrances crieront vengeance un jour.

Il avait baissé la voix, et les lardons qui sifflaientjoyeusement dans la marmite la couvraient de leur bruit de friturebouillante. Mais Lisa l’entendait, effrayée de l’expressionimplacable que son visage avait prise brusquement. Elle le jugeahypocrite, avec cet air doux qu’il savait feindre.

Le ton sourd de Florent avait mis le comble au plaisir dePauline. Elle s’agitait sur le genou du cousin, enchantée del’histoire.

–&|160;Et l’homme, et l’homme&|160;? murmurait-elle.

Florent regarda la petite Pauline, parut se souvenir, retrouvason sourire triste.

–&|160;L’homme, dit-il, n’était pas content d’être dans l’île.Il n’avait qu’une idée, s’en aller, traverser la mer pour atteindrela côte, dont on voyait, par les beaux temps, la ligne blanche àl’horizon. Mais ce n’était pas commode. Il fallait construire unradeau. Comme des prisonniers s’étaient sauvés déjà, on avaitabattu tous les arbres de l’île, afin que les autres ne pussent seprocurer du bois. L’île était toute pelée, si nue, si aride sousles grands soleils, que le séjour en devenait plus dangereux etplus affreux encore. Alors l’homme eut l’idée, avec deux de sescamarades, de se servir des troncs d’arbres de leurs huttes. Unsoir, ils partirent sur quelques mauvaises poutres qu’ils avaientliées avec des branches sèches. Le vent les portait vers la côte.Le jour allait paraître, quand leur radeau échoua sur un banc desable, avec une telle violence, que les troncs d’arbres détachésfurent emportés par les vagues. Les trois malheureux faillirentrester dans le sable&|160;; ils enfonçaient jusqu’à laceinture&|160;; même il y en eut un qui disparut jusqu’au menton,et que les deux autres durent retirer. Enfin ils atteignirent unrocher, où ils avaient à peine assez de place pour s’asseoir. Quandle soleil se leva, ils aperçurent en face d’eux la côte, une barrede falaises grises tenant tout un côté de l’horizon. Deux, quisavaient nager, se décidèrent à gagner ces falaises. Ils aimaientmieux risquer de se noyer tout de suite que de mourir lentement defaim sur leur écueil. Ils promirent à leur compagnon de venir lechercher, lorsqu’ils auraient touché terre et qu’ils se seraientprocuré une barque.

–&|160;Ah&|160;! voilà, je sais maintenant&|160;! cria la petitePauline, tapant de joie dans ses mains. C’est l’histoire dumonsieur qui a été mangé par les bêtes.

–&|160;Ils purent atteindre la côte, poursuivit Florent&|160;;mais elle était déserte, ils ne trouvèrent une barque qu’au bout dequatre jours… Quand ils revinrent à l’écueil, ils virent leurcompagnon étendu sur le dos, les pieds et les mains dévorés, laface rongée, le ventre plein d’un grouillement de crabes quiagitaient la peau des flancs, comme si un râle furieux eût traverséce cadavre à moitié mangé et frais encore.

Un murmure de répugnance échappa à Lisa et à Augustine. Léon,qui préparait des boyaux de porc pour le boudin, fit une grimace.Quenu s’arrêta dans son travail, regarda Auguste pris de nausées.Et il n’y avait que Pauline qui riait. Ce ventre, plein d’ungrouillement de crabes, s’étalait étrangement au milieu de lacuisine, mêlait des odeurs suspectes aux parfums du lard et del’oignon.

–&|160;Passez-moi le sang&|160;! cria Quenu, qui, d’ailleurs, nesuivait pas l’histoire.

Auguste apporta les deux brocs. Et, lentement, il versa le sangdans la marmite, par minces filets rouges, tandis que Quenu lerecevait, en tournant furieusement la bouillie qui s’épaississait.Lorsque les brocs furent vides, ce dernier, atteignant un à un lestiroirs, au-dessus du fourneau, prit des pincées d’épices. Ilpoivra surtout fortement.

–&|160;Ils le laissèrent là, n’est-ce pas&|160;? demanda Lisa.Ils revinrent sans danger&|160;?

–&|160;Comme ils revenaient, répondit Florent, le vent tourna,ils furent poussés en pleine mer. Une vague leur enleva une rame,et l’eau entrait à chaque souffle, si furieusement, qu’ilsn’étaient occupés qu’à vider la barque avec leurs mains. Ilsroulèrent ainsi en face des côtes, emportés par une rafale, ramenéspar la marée, ayant achevé leurs quelques provisions, sans unebouchée de pain. Cela dura trois jours.

–&|160;Trois jours&|160;! s’écria la charcutière stupéfaite,trois jours sans manger&|160;!

–&|160;Oui, trois jours sans manger. Quand le vent d’est lespoussa enfin à terre, l’un d’eux était si affaibli, qu’il resta surle sable toute une matinée. Il mourut le soir. Son compagnon avaitvainement essayé de lui faire mâcher des feuilles d’arbre.

À cet endroit, Augustine eut un léger rire&|160;; puis, confused’avoir ri, ne voulant pas qu’on pût croire qu’elle manquait decœur&|160;:

–&|160;Non, non, balbutia-t-elle, ce n’est pas de ça que je ris.C’est de Mouton… Regardez donc Mouton, madame.

Lisa, à son tour, s’égaya. Mouton, qui avait toujours sous lenez le plat de chair à saucisse, se trouvait probablement incommodéet dégoûté par toute cette viande.

Il s’était levé, grattant la table de la patte, comme pourcouvrir le plat, avec la hâte des chats qui veulent enterrer leursordures. Puis il tourna le dos au plat, il s’allongea sur le flanc,en s’étirant, les yeux demi-clos, la tête roulée dans une caressebéate. Alors tout le monde complimenta Mouton&|160;; on affirma quejamais il ne volait, qu’on pouvait laisser la viande à sa portée.Pauline racontait très confusément qu’il lui léchait les doigts etqu’il la débarbouillait, après le dîner, sans la mordre.

Mais Lisa revint à la question de savoir si l’on peut restertrois jours sans manger. Ce n’était pas possible.

–&|160;Non&|160;! dit-elle, je ne crois pas ça… D’ailleurs, iln’y a personne qui soit resté trois jours sans manger. Quand ondit&|160;: «&|160;Un tel crève de faim&|160;», c’est une façon deparler. On mange toujours, plus ou moins… Il faudrait desmisérables tout à fait abandonnés, des gens perdus…

Elle allait dire sans doute «&|160;des canailles sansaveu&|160;»&|160;; mais elle se retint, en regardant Florent. Et lamoue méprisante de ses lèvres, son regard clair avouaient carrémentque les gredins seuls jeûnaient de cette façon désordonnée. Unhomme capable d’être resté trois jours sans manger était pour elleun être absolument dangereux. Car, enfin, jamais les honnêtes gensne se mettent dans des positions pareilles.

Florent étouffait maintenant. En face de lui, le fourneau danslequel Léon venait de jeter plusieurs pelletées de charbon ronflaitcomme un chantre dormant au soleil. La chaleur devenait très forte.Auguste, qui s’était chargé des marmites de saindoux, lessurveillait, tout en sueur&|160;; tandis que, s’épongeant le frontavec sa manche, Quenu attendait que le sang se fût bien délayé. Unassoupissement de nourriture, un air chargé d’indigestionflottait.

–&|160;Quand l’homme eut enterré son camarade dans le sable,reprit Florent lentement, il s’en alla seul, droit devant lui. LaGuyane hollandaise, où il se trouvait, est un pays de forêts, coupéde fleuves et de marécages. L’homme marcha pendant plus de huitjours, sans rencontrer une habitation. Tout autour de lui, ilsentait la mort qui l’attendait. Souvent, l’estomac tenaillé par lafaim, il n’osait mordre aux fruits éclatants qui pendaient desarbres&|160;; il avait peur de ces baies aux reflets métalliques,dont les bosses noueuses suaient le poison. Pendant des journéesentières, il marchait sous des voûtes de branches épaisses, sansapercevoir un coin de ciel, au milieu d’une ombre verdâtre, toutepleine d’une horreur vivante. De grands oiseaux s’envolaient sur satête, avec un bruit d’ailes terrible et des cris subits quiressemblaient à des râles de mort&|160;; des sauts de singes, desgalops de bêtes traversaient les fourrés, devant lui, pliant lestiges, faisant tomber une pluie de feuilles, comme sous un coup devent&|160;; et c’était surtout les serpents qui le glaçaient, quandil posait le pied sur le sol mouvant de feuilles sèches, et qu’ilvoyait des têtes minces filer entre les enlacements monstrueux desracines. Certains coins, les coins d’ombre humide, grouillaientd’un pullulement de reptiles, noirs, jaunes, violacés, zébrés,tigrés, pareils à des herbes mortes, brusquement réveillées etfuyantes. Alors, il s’arrêtait, il cherchait une pierre pour sortirde cette terre molle où il enfonçait&|160;; il restait là desheures, avec l’épouvante de quelque boa, entrevu au fond d’uneclairière, la queue roulée, la tête droite, se balançant comme untronc énorme, taché de plaques d’or. La nuit, il dormait sur lesarbres, inquiété par le moindre frôlement, croyant entendre desécailles sans fin glisser dans les ténèbres. Il étouffait sous cesfeuillages interminables&|160;; l’ombre y prenait une chaleurrenfermée de fournaise, une moiteur d’humidité, une sueurpestilentielle, chargée des arômes rudes des bois odorants et desfleurs puantes. Puis, lorsqu’il se dégageait enfin, lorsque, aubout de longues heures de marche, il revoyait le ciel, l’homme setrouvait en face de larges rivières qui lui barraient laroute&|160;; il les descendait, surveillant les échines grises descaïmans, fouillant du regard les herbes charriées, passant à lanage, quand il avait trouvé des eaux plus rassurantes. Au-delà, lesforêts recommençaient. D’autres fois, c’était de vastes plainesgrasses, des lieues couvertes d’une végétation drue, bleuies deloin en loin du miroir clair d’un petit lac. Alors, l’homme faisaitun grand détour, il n’avançait plus qu’en tâtant le terrain, ayantfailli mourir, enseveli sous une de ces plaines riantes qu’ilentendait craquer à chaque pas. L’herbe géante, nourrie par l’humusamassé, recouvre des marécages empestés, des profondeurs de boueliquide&|160;; et il n’y a, parmi les nappes de verdure,s’allongeant sur l’immensité glauque, jusqu’au bord de l’horizon,que d’étroites jetées de terre ferme qu’il faut connaître si l’onne veut pas disparaître à jamais. L’homme, un soir, s’était enfoncéjusqu’au ventre. À chaque secousse qu’il tentait pour se dégager,la boue semblait monter à sa bouche. Il resta tranquille pendantprès de deux heures. Comme la lune se levait, il put heureusementsaisir une branche d’arbre, au-dessus de sa tête. Le jour où ilarriva à une habitation, ses pieds et ses mains saignaient,meurtris, gonflés par des piqûres mauvaises. Il était si pitoyable,si affamé, qu’on eut peur de lui. On lui jeta à manger à cinquantepas de la maison, pendant que le maître gardait sa porte avec unfusil.

Florent se tut, la voix coupée, les regards au loin. Il semblaitne plus parler que pour lui. La petite Pauline, que le sommeilprenait, s’abandonnait, la tête renversée, faisant des efforts pourtenir ouverts ses yeux émerveillés. Et Quenu se fâchait.

–&|160;Mais, animal&|160;! criait-il à Léon, tu ne sais donc pastenir un boyau… Quand tu me regarderas&|160;! Ce n’est pas moiqu’il faut regarder, c’est le boyau… Là, comme cela. Ne bouge plus,maintenant.

Léon, de la main droite, soulevait un long bout de boyau vide,dans l’extrémité duquel un entonnoir très évasé était adapté&|160;;et, de la main gauche, il enroulait le boudin autour d’un bassin,d’un plat rond de métal, à mesure que le charcutier emplissaitl’entonnoir à grandes cuillerées. La bouillie coulait, toute noireet toute fumante, gonflant peu à peu le boyau, qui retombaitventru, avec des courbes molles. Comme Quenu avait retiré lamarmite du feu, ils apparaissaient tous deux, lui et Léon,l’enfant, d’un profil mince, lui, d’une face large, dans l’ardentelueur du brasier, qui chauffait leurs visages pâles et leursvêtements blancs d’un ton rose.

Lisa et Augustine s’intéressaient à l’opération, Lisa surtout,qui gronda à son tour Léon, parce qu’il pinçait trop le boyau avecles doigts, ce qui produisait des nœuds, disait-elle. Quand leboudin fut emballé, Quenu le glissa doucement dans une marmited’eau bouillante. Il parut tout soulagé, il n’avait plus qu’à lelaisser cuire.

–&|160;Et l’homme, et l’homme&|160;? murmura de nouveau Pauline,rouvrant les yeux, surprise de ne plus entendre le cousinparler.

Florent la berçait sur son genou, ralentissant encore son récit,le murmurant comme un chant de nourrice.

–&|160;L’homme, dit-il, parvint à une grande ville. On le pritd’abord pour un forçat évadé&|160;; il fut retenu plusieurs mois enprison… Puis on le relâcha, il fit toutes sortes de métiers, tintdes comptes, apprit à lire aux enfants&|160;; un jour même, ilentra, comme homme de peine, dans des travaux de terrassement…L’homme rêvait toujours de revenir dans son pays. Il avaitéconomisé l’argent nécessaire, lorsqu’il eut la fièvre jaune. On lecrut mort, on s’était partagé ses habits&|160;; et quand il enréchappa, il ne retrouva pas même une chemise… Il fallutrecommencer. L’homme était très malade. Il avait peur de resterlà-bas… Enfin, l’homme put partir, l’homme revint.

La voix avait baissé de plus en plus. Elle mourut, dans undernier frisson des lèvres. La petite Pauline dormait, ensommeilléepar la fin de l’histoire, la tête abandonnée sur l’épaule ducousin. Il la soutenait du bras, il la berçait encore du genou,insensiblement, d’une façon douce. Et, comme on ne faisait plusattention à lui, il resta là, sans bouger, avec cette enfantendormie.

C’était le grand coup de feu, comme disait Quenu. Il retirait leboudin de la marmite. Pour ne point crever ni nouer les boutsensemble, il les prenait avec un bâton, les enroulait, les portaitdans la cour, où ils devaient sécher rapidement sur des claies.Léon l’aidait, soutenait les bouts trop longs. Ces guirlandes deboudin, qui traversaient la cuisine, toutes suantes, laissaient destraînées d’une fumée forte qui achevaient d’épaissir l’air.Auguste, donnant un dernier coup d’œil à la fonte du saindoux,avait, de son côté, découvert les deux marmites, où les graissesbouillaient lourdement, en laissant échapper, de chacun de leursbouillons crevés, une légère explosion d’âcre vapeur. Le flot grasavait monté depuis le commencement de la veillée&|160;; maintenantil noyait le gaz, emplissait la pièce, coulait partout, mettantdans un brouillard les blancheurs roussies de Quenu et de ses deuxgarçons. Lisa et Augustine s’étaient levées. Tous soufflaient commes’ils venaient de trop manger.

Augustine monta sur ses bras Pauline endormie. Quenu, qui aimaità fermer lui-même la cuisine, congédia Auguste et Léon, en disantqu’il rentrerait le boudin. L’apprenti se retira très rouge&|160;;il avait glissé dans sa chemise près d’un mètre de boudin, quidevait le griller. Puis, les Quenu et Florent, restés seuls,gardèrent le silence. Lisa, debout, mangeait un morceau de boudintout chaud, qu’elle mordait à petits coups de dents, écartant sesbelles lèvres pour ne pas les brûler&|160;; et le bout noir s’enallait peu à peu dans tout ce rose.

–&|160;Ah bien&|160;! dit-elle, la Normande a eu tort d’être malpolie… Il est bon, aujourd’hui, le boudin.

On frappa à la porte de l’allée, Gavard entra. Il restait tousles soirs chez monsieur Lebigre jusqu’à minuit. Il venait pouravoir une réponse définitive, au sujet de la place d’inspecteur àla marée.

–&|160;Vous comprenez, expliqua-t-il, monsieur Verlaque ne peutattendre davantage, il est vraiment trop malade… Il faut queFlorent se décide. J’ai promis de donner une réponse demain, à lapremière heure.

–&|160;Mais Florent accepte, répondit tranquillement Lisa, endonnant un nouveau coup de dents dans son boudin.

Florent, qui n’avait pas quitté sa chaise, pris d’un étrangeaccablement, essaya vainement de se lever et de protester.

–&|160;Non, non, reprit la charcutière, c’est chose entendue…Voyons, mon cher Florent, vous avez assez souffert. Ça fait frémir,ce que vous racontiez tout à l’heure… Il est temps que vous vousrangiez. Vous appartenez à une famille honorable, vous avez reçu del’éducation, et c’est peu convenable vraiment, de courir leschemins, en véritable gueux… À votre âge, les enfantillages ne sontplus permis… Vous avez fait des folies, eh bien, on les oubliera,on vous les pardonnera. Vous rentrerez dans votre classe, dans laclasse des honnêtes gens, vous vivrez comme tout le monde,enfin.

Florent l’écoutait, étonné, ne trouvant pas une parole. Elleavait raison, sans doute. Elle était si saine, si tranquille,qu’elle ne pouvait vouloir le mal. C’était lui, le maigre, leprofil noir et louche, qui devait être mauvais et rêver des chosesinavouables. Il ne savait plus pourquoi il avait résistéjusque-là.

Mais elle continua, abondamment, le gourmandant comme un petitgarçon qui a fait des fautes et qu’on menace des gendarmes. Elleétait très maternelle, elle trouvait des raisons trèsconvaincantes. Puis, comme dernier argument&|160;:

–&|160;Faites-le pour nous, Florent, dit-elle. Nous tenons unecertaine position dans le quartier, qui nous force à beaucoup deménagements… J’ai peur qu’on ne jase, là, entre nous. Cette placearrangera tout, vous serez quelqu’un, même vous nous ferezhonneur.

Elle devenait caressante. Une plénitude emplissaitFlorent&|160;; il était comme pénétré par cette odeur de lacuisine, qui le nourrissait de toute la nourriture dont l’air étaitchargé&|160;; il glissait à la lâcheté heureuse de cette digestioncontinue du milieu gras où il vivait depuis quinze jours. C’était,à fleur de peau, mille chatouillements de graisse naissante, unlent envahissement de l’être entier, une douceur molle etboutiquière. À cette heure avancée de la nuit, dans la chaleur decette pièce, ses âpretés, ses volontés se fondaient en lui&|160;;il se sentait si alangui par cette soirée calme, par les parfums duboudin et du saindoux, par cette grosse Pauline endormie sur sesgenoux, qu’il se surprit à vouloir passer d’autres soiréessemblables, des soirées sans fin, qui l’engraisseraient. Mais cefut surtout Mouton qui le détermina. Mouton dormait profondément,le ventre en l’air, une patte sur son nez, la queue ramenée contreses flancs comme pour lui servir d’édredon&|160;; et il dormaitavec un tel bonheur de chat, que Florent murmura, en leregardant&|160;:

–&|160;Non&|160;! c’est trop bête, à la fin… J’accepte. Ditesque j’accepte, Gavard&|160;!

Alors, Lisa acheva son boudin, s’essuyant les doigts, doucement,au bord de son tablier. Elle voulut préparer le bougeoir de sonbeau-frère, pendant que Gavard et Quenu le félicitaient de sadétermination. Il fallait faire une fin après tout&|160;; lescasse-cou de la politique ne nourrissent pas. Et elle, debout, lebougeoir allumé, regardait Florent d’un air satisfait, avec sabelle face tranquille de vache sacrée.

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