Le Ventre de Paris

Chapitre 3

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Trois jours plus tard, les formalités étaient faites, lapréfecture acceptait Florent des mains de monsieur Verlaque,presque les yeux fermés, à simple titre de remplaçant, d’ailleurs.Gavard avait voulu les accompagner. Quand il se retrouva seul avecFlorent, sur le trottoir, il lui donna des coups de coude dans lescôtes, riant sans rien dire, avec des clignements d’yeuxgoguenards. Les sergents de ville qu’il rencontra sur le quai del’Horloge lui parurent sans doute très ridicules&|160;; car, enpassant devant eux, il eut un léger renflement de dos, une moued’homme qui se retient pour ne pas éclater au nez des gens.

Dès le lendemain, monsieur Verlaque commença à mettre le nouvelinspecteur au courant de la besogne. Il devait, pendant quelquesmatinées, le guider au milieu du monde turbulent qu’il allait avoirà surveiller. Ce pauvre Verlaque, comme le nommait Gavard, était unpetit homme pâle, toussant beaucoup, emmailloté de flanelle, defoulards, de cache-nez, se promenant dans l’humidité fraîche etdans les eaux courantes de la poissonnerie, avec des jambes maigresd’enfant maladif.

Le premier matin, lorsque Florent arriva à sept heures, il setrouva perdu, les yeux effarés, la tête cassée. Autour des neufbancs de criée, rôdaient déjà des revendeuses tandis que lesemployés arrivaient avec leurs registres, et que les agents desexpéditeurs, portant en sautoir des gibecières de cuir, attendaientla recette, assis sur des chaises renversées, contre les bureaux devente. On déchargeait, on déballait la marée, dans l’enceintefermée des bancs, et jusque sur les trottoirs. C’était, le long ducarreau, des amoncellements de petites bourriches, un arrivagecontinu de caisses et de paniers, des sacs de moules empiléslaissant couler des rigoles d’eau. Les compteurs-verseurs, trèsaffairés, enjambant les tas, arrachaient d’une poignée la pailledes bourriches, les vidaient, les jetaient, vivement&|160;; et, surles larges mannes rondes, en un seul coup de main, ilsdistribuaient les lots, leur donnaient une tournure avantageuse.Quand les mannes s’étalèrent, Florent put croire qu’un banc depoissons venait d’échouer là, sur ce trottoir, râlant encore, avecles nacres roses, les coraux saignants, les perles laiteuses,toutes les moires et toutes les pâleurs glauques de l’océan.

Pêle-mêle, au hasard du coup de filet, les algues profondes, oùdort la vie mystérieuse des grandes eaux, avaient tout livré&|160;:les cabillauds, les aigrefins, les carrelets, les plies, leslimandes, bêtes communes, d’un gris sale, aux tachesblanchâtres&|160;; les congres, ces grosses couleuvres d’un bleu devase, aux minces yeux noirs, si gluantes qu’elles semblent ramper,vivantes encore&|160;; les raies élargies, à ventre pâle bordé derouge tendre, dont les dos superbes, allongeant les nœuds saillantsde l’échine, se marbrent, jusqu’aux baleines tendues des nageoires,de plaques de cinabre coupées par des zébrures de bronze florentin,d’une bigarrure assombrie de crapaud et de fleur malsaine&|160;;les chiens de mer, horribles, avec leurs têtes rondes, leursbouches largement fendues d’idoles chinoises, leurs courtes ailesde chauves-souris charnues, monstres qui doivent garder de leursabois les trésors des grottes marines. Puis, venaient les beauxpoissons, isolés, un sur chaque plateau d’osier&|160;: les saumons,d’argent guilloché, dont chaque écaille semble un coup de burindans le poli du métal, les mulets, d’écailles plus fortes, deciselures plus grossières&|160;; les grands turbots, les grandesbarbues, d’un grain serré et blanc comme du lait caillé&|160;; lesthons, lisses et vernis, pareils à des sacs de cuir noirâtre&|160;;les bars arrondis, ouvrant une bouche énorme, faisant songer àquelque âme trop grosse, rendue à pleine gorge, dans lastupéfaction de l’agonie. Et, de toutes parts, les soles, parpaires, grises ou blondes, pullulaient&|160;; les équilles minces,raidies, ressemblaient à des rognures d’étain&|160;; les harengs,légèrement tordus, montraient tous, sur leurs robes lamées, lameurtrissure de leurs ouïes saignantes&|160;; les dorades grassesse teintaient d’une pointe de carmin, tandis que les maquereaux,dorés, le dos strié de brunissures verdâtres, faisaient luire lanacre changeante de leurs flancs, et que les grondins roses, àventres blancs, les têtes rangées au centre des mannes, les queuesrayonnantes, épanouissaient d’étranges floraisons, panachées deblanc de perle et de vermillon vif. Il y avait encore des rougetsde roche, à la chair exquise, du rouge enluminé des cyprins, descaisses de merlans aux reflets d’opale, des paniers d’éperlans, depetits paniers propres, jolis comme des paniers de fraises, quilaissaient échapper une odeur puissante de violette. Cependant, lescrevettes roses, les crevettes grises, dans des bourriches,mettaient, au milieu de la douceur effacée de leurs tas, lesimperceptibles boutons de jais de leurs milliers d’yeux&|160;; leslangoustes épineuses, les homards tigrés de noir, vivants encore,se traînant sur leurs pattes cassées, craquaient.

Florent écoutait mal les explications de monsieur Verlaque. Unebarre de soleil, tombant du haut vitrage de la rue couverte, vintallumer ces couleurs précieuses, lavées et attendries par la vague,irisée et fondues dans les tons de chair des coquillages, l’opaledes merlans, la nacre des maquereaux, l’or des rougets, la robelamée des harengs, les grandes pièces d’argenterie des saumons.C’était comme les écrins, vidés à terre, de quelque fille des eaux,des parures inouïes et bizarres, un ruissellement, un entassementde colliers, de bracelets monstrueux, de broches gigantesques, debijoux barbares, dont l’usage échappait. Sur le dos des raies etdes chiens de mer, de grosses pierres sombres, violâtres,verdâtres, s’enchâssaient dans un métal noirci&|160;; et les mincesbarres des équilles, les queues et les nageoires des éperlans,avaient des délicatesses de bijouterie fine.

Mais ce qui montait à la face de Florent, c’était un soufflefrais, un vent de mer qu’il reconnaissait, amer et salé. Il sesouvenait des côtes de la Guyane, des beaux temps de la traversée.Il lui semblait qu’une baie était là, quand l’eau se retire et queles algues fument au soleil&|160;; les roches mises à nus’essuient, le gravier exhale une haleine forte de marée. Autour delui, le poisson, d’une grande fraîcheur, avait un bon parfum, ceparfum un peu âpre et irritant qui déprave l’appétit.

Monsieur Verlaque toussa. L’humidité le pénétrait, il se serraitplus étroitement dans son cache-nez.

–&|160;Maintenant, dit-il, nous allons passer au poisson d’eaudouce.

Là, du côté du pavillon aux fruits, et le dernier vers la rueRambuteau, le banc de la criée est entouré de deux vivierscirculaires, séparés en cases distinctes par des grilles de fonte.Des robinets de cuivre, à col de cygne, jettent de minces filetsd’eau. Dans chaque case, il y a des grouillements confusd’écrevisses, des nappes mouvantes de dos noirâtres de carpes, desnœuds vagues d’anguilles, sans cesse dénoués et renoués. MonsieurVerlaque fut repris d’une toux opiniâtre. L’humidité était plusfade, une odeur molle de rivière, d’eau tiède endormie sur lesable.

L’arrivage des écrevisses d’Allemagne, en boîtes et en paniers,était très fort ce matin-là. Les poissons blancs de Hollande etd’Angleterre encombraient aussi le marché. On déballait les carpesdu Rhin, mordorées, si belles avec leurs roussissures métalliques,et dont les plaques d’écailles ressemblent à des émaux cloisonnéset bronzés&|160;; les grands brochets, allongeant leurs becsféroces, brigands des eaux, rudes, d’un gris de fer&|160;; lestanches, sombres et magnifiques, pareilles à du cuivre rouge tachéde vert-de-gris. Au milieu de ces dorures sévères, les mannes degoujons et de perches, les lots de truites, les tas d’ablettescommunes, de poissons plats pêchés à l’épervier, prenaient desblancheurs vives, des échines bleuâtres d’acier peu à peu amolliesdans la douceur transparente des ventres&|160;; et de grosbarbillons, d’un blanc de neige, étaient la note aiguë de lumièrede cette colossale nature morte. Doucement, dans les viviers, onversait des sacs de jeunes carpes&|160;; les carpes tournaient surelles-mêmes, restaient un instant à plat, puis filaient, seperdaient. Des paniers de petites anguilles se vidaient d’un bloc,tombaient au fond des cases comme un seul nœud de serpents&|160;;tandis que les grosses, celles qui avaient l’épaisseur d’un brasd’enfant, levant la tête, se glissaient d’elles-mêmes sous l’eau,du jet souple des couleuvres qui se cachent dans un buisson. Etcouchés sur l’osier sali des mannes, des poissons dont le râledurait depuis le matin achevaient longuement de mourir, au milieudu tapage des criées&|160;; ils ouvraient la bouche, les flancsserrés, comme pour boire l’humidité de l’air, et ces hoquetssilencieux, toutes les trois secondes, bâillaient démesurément.

Cependant monsieur Verlaque avait ramené Florent aux bancs de lamarée. Il le promenait, lui donnait des détails très compliqués.Aux trois côtés intérieurs du pavillon, autour des neuf bureaux,des flots de foule s’étaient massés, qui faisaient sur chaque borddes tas de têtes moutonnantes, dominées par des employés, assis ethaut perchés, écrivant sur des registres.

–&|160;Mais, demanda Florent, est-ce que ces employésappartiennent tous aux facteurs&|160;?

Alors, monsieur Verlaque, faisant le tour par le trottoir,l’amena dans l’enceinte d’un des bancs de criée. Il lui expliquales cases et le personnel du grand bureau de bois jaune, puant lepoisson, maculé par les éclaboussures des mannes. Tout en haut,dans la cabine vitrée, l’agent des perceptions municipales prenaitles chiffres des enchères. Plus bas, sur des chaises élevées, lespoignets appuyés à d’étroits pupitres, étaient assises les deuxfemmes qui tenaient les tablettes de vente pour le compte dufacteur. Le banc est double&|160;; de chaque côté, à un bout de latable de pierre qui s’allonge devant le bureau, un crieur posaitles mannes, mettait à prix les lots et les grosses pièces&|160;;tandis que la tabletière, au-dessus de lui, la plume aux doigts,attendait l’adjudication. Et il lui montra, en dehors del’enceinte, en face, dans une autre cabine de bois jaune, lacaissière, une vieille et énorme femme, qui rangeait des piles desous et de pièces de cinq francs.

–&|160;Il y a deux contrôles, disait-il, celui de la préfecturede la Seine et celui de la préfecture de police. Cette dernière,qui nomme les facteurs, prétend avoir la charge de les surveiller.L’administration de la Ville, de son côté, entend assister à destransactions qu’elle frappe d’une taxe.

Il continua de sa petite voix froide, racontant tout au long laquerelle des deux préfectures. Florent ne l’écoutait guère. Ilregardait la tabletière qu’il avait en face de lui, sur une deshautes chaises. C’était une grande fille brune, de trente ans, avecde gros yeux noirs, l’air très posé&|160;; elle écrivait, lesdoigts allongés, en demoiselle qui a reçu de l’instruction.

Mais son attention fut détournée par le glapissement du crieur,qui mettait un magnifique turbot aux enchères.

–&|160;Il y a marchand à trente francs&|160;!… à trentefrancs&|160;! à trente francs&|160;!

Il répétait ce chiffre sur tous les tons, montant une gammeétrange, pleine de soubresauts. Il était bossu, la face de travers,les cheveux ébouriffés, avec un grand tablier bleu à bavette. Et lebras tendu, violemment, les yeux jetant des flammes&|160;:

–&|160;Trente-un&|160;! trente-deux&|160;! trente-trois&|160;!trente-trois cinquante&|160;!… trente-trois cinquante&|160;!…

Il reprit haleine, tournant la manne, l’avançant sur la table depierre, tandis que des poissonnières se penchaient, touchaient leturbot, légèrement, du bout du doigt. Puis, il repartit, avec unefurie nouvelle, jetant un chiffre de la main à chaque enchérisseur,surprenant les moindres signes, les doigts levés, les haussementsde sourcils, les avancements de lèvres, les clignementsd’yeux&|160;; et cela avec une telle rapidité, un telbredouillement, que Florent, qui ne pouvait le suivre, restadéconcerté quand le bossu, d’une voix plus chantante, psalmodiad’un ton de chantre qui achève un verset&|160;:

–&|160;Quarante-deux&|160;! quarante-deux&|160;!… àquarante-deux francs le turbot&|160;!

C’était la belle Normande qui avait mis la dernière enchère.Florent la reconnut, sur la ligne des poissonnières, rangées contreles tringles de fer qui fermaient l’enceinte de la criée. Lamatinée était fraîche. Il y avait là une file de palatines, unétalage de grands tabliers blancs, arrondissant des ventres, desgorges, des épaules énormes. Le chignon haut, tout garni defrisons, la chair blanche et délicate, la belle Normande montraitson nœud de dentelle, au milieu des tignasses crépues, coifféesd’un foulard, des nez d’ivrognesses, des bouches insolemmentfendues, des faces égueulées comme des pots cassés. Elle aussireconnut le cousin de madame Quenu, surprise de le voir là, aupoint d’en chuchoter avec ses voisines.

Le vacarme des voix devenait tel, que monsieur Verlaque renonçaà ses explications. Sur le carreau, des hommes annonçaient lesgrands poissons, avec des cris prolongés qui semblaient sortir deporte-voix gigantesques&|160;; un surtout qui hurlait&|160;:«&|160;La moule&|160;! la moule&|160;!&|160;» d’une clameur rauqueet brisée, dont les toitures des Halles tremblaient. Les sacs demoules, renversés, coulaient dans des paniers&|160;; on en vidaitd’autres à la pelle. Les mannes défilaient, les raies, les soles,les maquereaux, les congres, les saumons, apportés et remportés parles compteurs-verseurs, au milieu des bredouillements quiredoublaient, et de l’écrasement des poissonnières qui faisaientcraquer les barres de fer. Le crieur, le bossu, allumé, battantl’air de ses bras maigres, tendait les mâchoires en avant. À lafin, il monta sur un escabeau, fouetté par les chapelets dechiffres qu’il lançait à toute volée, la bouche tordue, les cheveuxen coup de vent, n’arrachant plus à son gosier séché qu’unsifflement inintelligible. En haut, l’employé des perceptionsmunicipales, un petit vieux tout emmitouflé dans un collet de fauxastrakan, ne montrait que son nez, sous sa calotte de veloursnoir&|160;; et la grande tabletière brune, sur sa haute chaise debois, écrivait paisiblement, les yeux calmes dans sa face un peurougie par le froid, sans seulement battre des paupières, auxbruits de crécelle du bossu, qui montaient le long de sesjupes.

–&|160;Ce Logre est superbe, murmura monsieur Verlaque ensouriant. C’est le meilleur crieur du marché… Il vendrait dessemelles de bottes pour des paires de soles.

Il revint avec Florent dans le pavillon. En passant de nouveaudevant la criée du poisson d’eau douce, où les enchères étaientplus froides, il lui dit que cette vente baissait, que la pêchefluviale en France se trouvait fort compromise. Un crieur, de mineblonde et chafouine, sans un geste, adjugeait d’une voix monotonedes lots d’anguilles et d’écrevisses&|160;; tandis que, le long desviviers, les compteurs-verseurs allaient, pêchant avec des filets àmanches courts.

Cependant, la cohue augmentait autour des bureaux de vente.Monsieur Verlaque remplissait en toute conscience son rôled’instructeur, s’ouvrant un passage à coups de coude, continuant àpromener son successeur au plus épais des enchères. Les grandesrevendeuses étaient là, paisibles, attendant les belles pièces,chargeant sur les épaules des porteurs les thons, les turbots, lessaumons. À terre, les marchandes des rues se partageaient desmannes de harengs et de petites limandes, achetées en commun. Il yavait encore des bourgeois, quelques rentiers des quartierslointains, venus à quatre heures du matin pour faire l’empletted’un poisson frais, et qui finissaient par se laisser adjuger toutun lot énorme, quarante à cinquante francs de marée, qu’ilsmettaient ensuite la journée entière à céder aux personnes de leursconnaissances. Des poussées enfonçaient brusquement des coins defoule. Une poissonnière trop serrée se dégagea, les poings levés,le cou gonflé d’ordures. Puis, des murs compacts se formaient.Alors, Florent, qui étouffait, déclara qu’il avait assez vu, qu’ilavait compris.

Comme monsieur Verlaque l’aidait à se dégager, ils se trouvèrentface à face avec la belle Normande. Elle resta plantée devanteux&|160;; et, de son air de reine&|160;:

–&|160;Est-ce que c’est bien décidé, monsieur Verlaque, vousnous quittez&|160;?

–&|160;Oui, oui, répondit le petit homme. Je vais me reposer àla campagne, à Clamart. Il paraît que l’odeur du poisson me faitmal… Tenez, voici monsieur qui me remplace.

Il s’était tourné, en montrant Florent. La belle Normande futsuffoquée. Et comme Florent s’éloignait, il crut l’entendremurmurer à l’oreille de ses voisines, avec des riresétouffés&|160;: «&|160;Ah bien&|160;! nous allons nous amuser,alors&|160;!&|160;»

Les poissonnières faisaient leur étalage. Sur tous les bancs demarbre, les robinets des angles coulaient à la fois, à grande eau.C’était un bruit d’averse, un ruissellement de jets roides quisonnaient et rejaillissaient&|160;; et du bord des bancs inclinés,de grosses gouttes filaient, tombant avec un murmure adouci desource, s’éclaboussant dans les allées, où de petits ruisseauxcouraient, emplissaient d’un lac certains trous, puis repartaienten mille branches, descendaient la pente, vers la rue Rambuteau.Une buée d’humidité montait, une poussière de pluie, qui soufflaitau visage de Florent cette haleine fraîche, ce vent de mer qu’ilreconnaissait, amer et salé&|160;; tandis qu’il retrouvait, dansles premiers poissons étalés, les nacres roses, les corauxsaignants, les perles laiteuses, toutes les moires et toutes lespâleurs glauques de l’océan.

Cette première matinée le laissa très hésitant. Il regrettaitd’avoir cédé à Lisa. Dès le lendemain, échappé à la somnolencegrasse de la cuisine, il s’était accusé de lâcheté avec uneviolence qui avait presque mis des larmes dans ses yeux. Mais iln’osa revenir sur sa parole, Lisa l’effrayait un peu&|160;; ilvoyait le pli de ses lèvres, le reproche muet de son beau visage.Il la traitait en femme trop sérieuse et trop satisfaite pour êtrecontrariée. Gavard, heureusement, lui inspira une idée qui leconsola. Il le prit à part, le soir même du jour où monsieurVerlaque l’avait promené au milieu des criées, lui expliquant, avecbeaucoup de réticences, que «&|160;ce pauvre diable&|160;» n’étaitpas heureux. Puis, après d’autres considérations sur ce gredin degouvernement qui tuait ses employés à la peine, sans leur assurerseulement de quoi mourir, il se décida à faire entendre qu’ilserait charitable d’abandonner une partie des appointements àl’ancien inspecteur. Florent accueillit cette idée avec joie.C’était trop juste, il se considérait comme le remplaçantintérimaire de monsieur Verlaque&|160;; d’ailleurs, lui, n’avaitbesoin de rien, puisqu’il couchait et qu’il mangeait chez sonfrère. Gavard ajouta que, sur les cent cinquante francs mensuels,un abandon de cinquante francs lui paraissait très joli, et, enbaissant la voix, il fit remarquer que ça ne durerait paslongtemps, car le malheureux était vraiment poitrinaire jusqu’auxos. Il fut convenu que Florent verrait la femme, s’entendrait avecelle, pour ne pas blesser le mari. Cette bonne action lesoulageait, il acceptait maintenant l’emploi avec une pensée dedévouement, il restait dans le rôle de toute sa vie. Seulement, ilfit jurer au marchand de volailles de ne parler à personne de cetarrangement. Comme celui-ci avait aussi une vague terreur de Lisa,il garda le secret, chose très méritoire.

Alors, toute la charcuterie fut heureuse. La belle Lisa semontrait très amicale pour son beau-frère&|160;; elle l’envoyait secoucher de bonne heure, afin qu’il pût se lever matin&|160;; ellelui tenait son déjeuner bien chaud&|160;; elle n’avait plus hontede causer avec lui sur le trottoir, maintenant qu’il portait unecasquette galonnée. Quenu, ravi de ces bonnes dispositions, nes’était jamais si carrément attablé, le soir, entre son frère et safemme. Le dîner se prolongeait souvent jusqu’à neuf heures, pendantqu’Augustine restait au comptoir. C’était une longue digestion,coupée des histoires de quartier, des jugements positifs portés parla charcutière sur la politique. Florent devait dire comment avaitmarché la vente de la marée. Il s’abandonnait peu à peu, arrivait àgoûter la béatitude de cette vie réglée. La salle à manger jauneclair avait une netteté et une tiédeur bourgeoises quil’amollissaient dès le seuil. Les bons soins de la belle Lisamettaient autour de lui un duvet chaud, où tous ses membresenfonçaient. Ce fut une heure d’estime et de bonne ententeabsolues.

Mais Gavard jugeait l’intérieur des Quenu-Gradelle trop endormi.Il pardonnait à Lisa ses tendresses pour l’empereur, parce que,disait-il, il ne faut jamais causer politique avec les femmes, etque la belle charcutière était, après tout, une femme très honnêtequi faisait aller joliment son commerce. Seulement, par goût, ilpréférait passer ses soirées chez monsieur Lebigre, où ilretrouvait tout un petit groupe d’amis qui avaient ses opinions.Quand Florent fut nommé inspecteur de la marée, il le débaucha, ill’emmena pendant des heures, le poussant à vivre en garçon,maintenant qu’il avait une place.

Monsieur Lebigre tenait un fort bel établissement, d’un luxetout moderne. Placé à l’encoignure droite de la rue Pirouette, surla rue Rambuteau, flanqué de quatre petits pins de Norvège dans descaisses peintes en vert, il faisait un digne pendant à la grandecharcuterie des Quenu-Gradelle. Les glaces claires laissaient voirla salle, ornée de guirlandes de feuillages, de pampres et degrappes, sur un fond vert tendre. Le dallage était blanc et noir, àgrands carreaux. Au fond, le trou béant de la cave s’ouvrait sousl’escalier tournant, à draperie rouge, qui menait au billard dupremier étage. Mais le comptoir surtout, à droite, était trèsriche, avec son large reflet d’argent poli. Le zinc retombant surle soubassement de marbre blanc et rouge, en une haute borduregondolée, l’entourait d’une moire, d’une nappe de métal, comme unmaître-autel chargé de ses broderies. À l’un des bouts, lesthéières de porcelaine pour le vin chaud et le punch, cerclées decuivre, dormaient sur le fourneau à gaz&|160;; à l’autre bout, unefontaine de marbre, très élevée, très sculptée, laissait tomberperpétuellement dans une cuvette un fil d’eau si continu qu’ilsemblait immobile&|160;; et, au milieu, au centre des trois pentesdu zinc, se creusait un bassin à rafraîchir et à rincer, où deslitres entamés alignaient leurs cols verdâtres. Puis, l’armée desverres, rangée par bandes, occupait les deux côtés&|160;: lespetits verres pour l’eau-de-vie, les gobelets épais pour lescanons, les coupes pour les fruits, les verres à absinthe, leschopes, les grands verres à pied, tous renversés, le cul en l’air,reflétant dans leur pâleur les luisants du comptoir. Il y avaitencore, à gauche, une urne de melchior montée sur un pied quiservait de tronc&|160;; tandis que, à droite, une urne semblable sehérissait d’un éventail de petites cuillers.

D’ordinaire, monsieur Lebigre trônait derrière le comptoir,assis sur une banquette de cuir rouge capitonné. Il avait sous lamain les liqueurs, des flacons de cristal taillé, à moitié enfoncésdans les trous d’une console&|160;; et il appuyait son dos rond àune immense glace tenant tout le panneau, traversée par deuxétagères, deux lames de verre qui supportaient des bocaux et desbouteilles. Sur l’une, les bocaux de fruits, les cerises, lesprunes, les pêches, mettaient leurs taches assombries&|160;; surl’autre, entre des paquets de biscuits symétriques, des fiolesclaires, vert tendre, rouge tendre, jaune tendre, faisaient rêver àdes liqueurs inconnues, à des extraits de fleurs d’une limpiditéexquise. Il semblait que ces fioles fussent suspendues en l’air,éclatantes et comme allumées, dans la grande lueur blanche de laglace.

Pour donner à son établissement un air de café, monsieur Lebigreavait placé, en face du comptoir, contre le mur, deux petitestables de fonte vernie, avec quatre chaises. Un lustre à cinq becset à globes dépolis pendait du plafond. L’œil-de-bœuf, une horlogetoute dorée, était à gauche, au-dessus d’un tourniquet scellé dansla muraille. Puis, au fond, il y avait le cabinet particulier, uncoin de la boutique que séparait une cloison, aux vitres blanchiespar un dessin à petits carreaux&|160;; pendant le jour, une fenêtrequi s’ouvrait sur la rue Pirouette l’éclairait d’une clartélouche&|160;; le soir, un bec de gaz y brûlait, au-dessus de deuxtables peintes en faux marbre. C’était là que Gavard et ses amispolitiques se réunissaient après leur dîner, chaque soir. Ils s’yregardaient comme chez eux, ils avaient habitué le patron à leurréserver la place. Quand le dernier venu avait tiré la porte de lacloison vitrée, ils se savaient si bien gardés, qu’ils parlaienttrès carrément «&|160;du grand coup de balai&|160;». Pas unconsommateur n’aurait osé entrer.

Le premier jour, Gavard donna à Florent quelques détails surmonsieur Lebigre. C’était un brave homme qui venait parfois prendreson café avec eux. On ne se gênait pas devant lui, parce qu’ilavait dit un jour qu’il s’était battu en 48. Il causait peu,paraissait bêta. En passant, avant d’entrer dans le cabinet, chacunde ces messieurs lui donnait une poignée de main silencieuse,par-dessus les verres et les bouteilles. Le plus souvent, il avaità côté de lui, sur la banquette de cuir rouge, une petite femmeblonde, une fille qu’il avait prise pour le service du comptoir,outre le garçon à tablier blanc qui s’occupait des tables et dubillard. Elle se nommait Rose, était très douce, très soumise.Gavard, clignant de l’œil, raconta à Florent qu’elle poussait lasoumission fort loin avec le patron. D’ailleurs, ces messieurs sefaisaient servir par Rose, qui entrait et qui sortait, de son airhumble et heureux, au milieu des plus orageuses discussionspolitiques.

Le jour où le marchand de volailles présenta Florent à ses amis,ils ne trouvèrent, en entrant dans le cabinet vitré, qu’un monsieurd’une cinquantaine d’années, à l’air pensif et doux, avec unchapeau douteux et un grand pardessus marron. Le menton appuyé surla pomme d’ivoire d’un gros jonc, en face d’une chope pleine, ilavait la bouche tellement perdue au fond d’une forte barbe, que saface semblait muette et sans lèvres.

–&|160;Comment va, Robine&|160;? demanda Gavard.

Robine allongea silencieusement une poignée de main, sansrépondre, les yeux adoucis encore par un vague sourire desalut&|160;; puis, il remit le menton sur la pomme de sa canne, etregarda Florent par-dessus sa chope. Celui-ci avait fait jurer àGavard de ne pas conter son histoire, pour éviter les indiscrétionsdangereuses&|160;; il ne lui déplut pas de voir quelque méfiancedans l’attitude prudente de ce monsieur à forte barbe. Mais il setrompait. Jamais Robine ne parlait davantage. Il arrivait toujoursle premier, au coup de huit heures, s’asseyait dans le même coin,sans lâcher sa canne, sans ôter ni son chapeau, ni sonpardessus&|160;; personne n’avait vu Robine sans chapeau sur latête. Il restait là, à écouter les autres, jusqu’à minuit, mettantquatre heures à vider sa chope, regardant successivement ceux quiparlaient, comme s’il eût entendu avec les yeux. Quand Florent,plus tard, questionna Gavard sur Robine, celui-ci parut en faire ungrand cas&|160;; c’était un homme très fort&|160;; sans pouvoirdire nettement où il avait fait ses preuves, il le donna comme undes hommes d’opposition les plus redoutés du gouvernement. Ilhabitait, rue Saint-Denis, un logement où personne ne pénétrait. Lemarchand de volailles racontait pourtant y être allé une fois. Lesparquets cirés étaient garantis par des chemins de toileverte&|160;; il y avait des housses et une pendule d’albâtre àcolonnes. Madame Robine, qu’il croyait avoir vue de dos, entre deuxportes, devait être une vieille dame très comme il faut, coifféeavec des anglaises, sans qu’il pût pourtant l’affirmer. On ignoraitpourquoi le ménage était venu se loger dans le tapage d’un quartiercommerçant&|160;; le mari ne faisait absolument rien, passait sesjournées on ne savait où, vivait d’on ne savait quoi, etapparaissait chaque soir, comme las et ravi d’un voyage sur lessommets de la haute politique.

–&|160;Eh bien, et ce discours du trône, vous l’avez lu&|160;?demanda Gavard, en prenant un journal sur la table.

Robine haussa les épaules. Mais la porte de la cloison vitréeclaqua violemment, un bossu parut. Florent reconnut le bossu de lacriée, les mains lavées, proprement mis, avec un grand cache-nezrouge, dont un bout pendait sur sa bosse, comme le pan d’un manteauvénitien.

–&|160;Ah&|160;! voici Logre, reprit le marchand de volailles.Il va nous dire ce qu’il pense du discours du trône, lui.

Mais Logre était furieux. Il faillit arracher la patère enaccrochant son chapeau et son cache-nez. Il s’assit violemment,donna un coup de poing sur la table, rejeta le journal, endisant&|160;:

–&|160;Est-ce que je lis ça, moi, leurs sacrésmensonges&|160;!

Puis il éclata.

–&|160;A-t-on jamais vu des patrons se ficher du monde commeça&|160;! Il y a deux heures que j’attends mes appointements. Nousétions une dizaine dans le bureau. Ah bien, oui&|160;! faites lepied de grue, mes agneaux… Monsieur Manoury est enfin arrivé, envoiture, de chez quelque gueuse, bien sûr. Ces facteurs, ça vole,ça se goberge… Et encore, il m’a tout donné en grosse monnaie, cecochon-là.

Robine épousait la querelle de Logre, d’un léger mouvement depaupières. Le bossu, brusquement, trouva une victime.

–&|160;Rose&|160;! Rose&|160;! appela-t-il, en se penchant horsdu cabinet.

Et, quand la jeune femme fut en face de lui, toutetremblante&|160;:

–&|160;Eh bien, quoi&|160;! quand vous me regarderez&|160;!…Vous me voyez entrer et vous ne m’apportez pas mon mazagran…

Gavard commanda deux autres mazagrans. Rose se hâta de servirles trois consommations, sous les yeux sévères de Logre, quisemblait étudier les verres et les petits plateaux de sucre. Il butune gorgée, il se calma un peu.

–&|160;C’est Charvet, dit-il au bout d’un instant, qui doit enavoir assez… Il attend Clémence sur le trottoir.

Mais Charvet entra, suivi de Clémence. C’était un grand garçonosseux, soigneusement rasé, avec un nez maigre et des lèvresminces, qui demeurait rue Vavin, derrière le Luxembourg. Il sedisait professeur libre. En politique, il était hébertiste. Lescheveux longs et arrondis, les revers de sa redingote râpéeextrêmement rabattus, il jouait d’ordinaire au conventionnel, avecun flot de paroles aigres, une érudition si étrangement hautaine,qu’il battait d’ordinaire ses adversaires. Gavard en avait peur,sans l’avouer&|160;; il déclarait, quand Charvet n’était pas là,qu’il allait véritablement trop loin. Robine approuvait tout, despaupières. Logre seul tenait quelquefois tête à Charvet, sur laquestion des salaires. Mais Charvet restait le despote du groupe,étant le plus autoritaire et le plus instruit. Depuis plus de dixans, Clémence et lui vivaient maritalement, sur des basesdébattues, selon un contrat strictement observé de part et d’autre.Florent, qui regardait la jeune femme avec quelque étonnement, serappela enfin où il l’avait vue&|160;; elle n’était autre que lagrande tabletière brune qui écrivait, les doigts très allongés, endemoiselle ayant reçu de l’instruction.

Rose parut sur les talons des deux nouveaux venus&|160;; elleposa, sans rien dire, une chope devant Charvet, et un plateaudevant Clémence, qui se mit à préparer posément son grog, versantl’eau chaude sur le citron, qu’elle écrasait à coups de cuiller,sucrant, mettant le rhum en consultant le carafon, pour ne pasdépasser le petit verre réglementaire. Alors, Gavard présentaFlorent à ces messieurs, particulièrement à Charvet. Il les donnal’un à l’autre comme des professeurs, des hommes très capables, quis’entendraient. Mais il était à croire qu’il avait déjà commisquelque indiscrétion, car tous échangèrent des poignées de main, ense serrant les doigts fortement d’une façon maçonnique. Charvetlui-même fut presque aimable. On évita, d’ailleurs, de faire aucuneallusion.

–&|160;Est-ce que Manoury vous a payée en monnaie&|160;? demandaLogre à Clémence.

Elle répondit oui, elle sortit des rouleaux de pièces d’un francet de deux francs, qu’elle déplia. Charvet la regardait&|160;; ilsuivait les rouleaux qu’elle remettait un à un dans sa poche, aprèsen avoir vérifié le contenu.

–&|160;Il faudra faire nos comptes, dit-il à demi-voix.

–&|160;Certainement, ce soir, murmura-t-elle. D’ailleurs, çadoit se balancer. J’ai déjeuné avec toi quatre fois, n’est-cepas&|160;? mais je t’ai prêté cent sous, la semaine dernière.

Florent, surpris, tourna la tête pour ne pas être indiscret. Et,comme Clémence avait fait disparaître le dernier rouleau, elle butune gorgée de grog, s’adossa à la cloison vitrée, et écoutatranquillement les hommes qui parlaient politique. Gavard avaitrepris le journal, lisant, d’une voix qu’il cherchait à rendrecomique, des lambeaux du discours du trône prononcé le matin, àl’ouverture des Chambres. Alors Charvet eut beau jeu, avec cettephraséologie officielle, il n’en laissa pas une ligne debout. Unephrase surtout les amusa énormément&|160;: «&|160;Nous avons laconfiance, messieurs, qu’appuyé sur vos lumières et sur lessentiments conservateurs du pays, nous arriverons à augmenter dejour en jour la prospérité publique.&|160;» Logre, debout, déclamacette phrase&|160;; il imitait très bien avec le nez la voixpâteuse de l’empereur.

–&|160;Elle est belle, sa prospérité, dit Charvet. Tout le mondecrève la faim.

–&|160;Le commerce va très mal, affirma Gavard.

–&|160;Et puis qu’est-ce que c’est que ça, un monsieur«&|160;appuyé sur des lumières&|160;»&|160;? reprit Clémence, quise piquait de littérature.

Robine lui-même laissa échapper un petit rire, du fond de sabarbe. La conversation s’échauffait. On en vint au Corpslégislatif, qu’on traita très mal. Logre ne décolérait pas, Florentretrouvait en lui le beau crieur du pavillon de la marée, lamâchoire en avant, les mains jetant les mots dans le vide,l’attitude ramassée et aboyante&|160;; il causait ordinairementpolitique de l’air furibond dont il mettait une manne de soles auxenchères. Charvet, lui, devenait plus froid, dans la buée des pipeset du gaz, dont s’emplissait l’étroit cabinet&|160;; sa voixprenait des sécheresses de couperet, pendant que Robine dodelinaitdoucement de la tête, sans que son menton quittât l’ivoire de sacanne. Puis, sur un mot de Gavard, on arriva à parler desfemmes.

–&|160;La femme, déclara nettement Charvet, est l’égale del’homme&|160;; et, à ce titre, elle ne doit pas le gêner dans lavie. Le mariage est une association… Tout par moitié, n’est-ce pas,Clémence&|160;?

–&|160;Évidemment, répondit la jeune femme, la tête contre lacloison, les yeux en l’air.

Mais Florent vit entrer le marchand des quatre-saisons,Lacaille, et Alexandre, le fort, l’ami de Claude Lantier. Ces deuxhommes étaient longtemps restés à l’autre table du cabinet&|160;;ils n’appartenaient pas au même monde que ces messieurs. Puis, lapolitique aidant, leurs chaises se rapprochèrent, ils firent partiede la société. Charvet, aux yeux duquel ils représentaient lepeuple, les endoctrina fortement, tandis que Gavard faisait leboutiquier sans préjugés en trinquant avec eux. Alexandre avait unebelle gaieté ronde de colosse, un air de grand enfant heureux.Lacaille, aigri, grisonnant déjà, courbaturé chaque soir par sonéternel voyage dans les rues de Paris, regardait parfois d’un œillouche la placidité bourgeoise, les bons souliers et le grospaletot de Robine. Ils se firent servir chacun un petit verre, etla conversation continua, plus tumultueuse et plus chaude,maintenant que la société était au complet.

Ce soir-là, Florent, par la porte entrebâillée de la cloison,aperçut encore mademoiselle Saget, debout devant le comptoir. Elleavait tiré une bouteille de dessous son tablier, elle regardaitRose, qui l’emplissait d’une grande mesure de cassis et d’unemesure d’eau-de-vie, plus petite. Puis, la bouteille disparut denouveau sous le tablier&|160;; et, les mains cachées, mademoiselleSaget causa, dans le large reflet blanc du comptoir, en face de laglace, où les bocaux et les bouteilles de liqueur semblaientaccrocher des files de lanternes vénitiennes. Le soir,l’établissement surchauffé s’allumait de tout son métal et de tousses cristaux. La vieille fille, avec ses jupes noires, faisait uneétrange tache d’insecte, au milieu de ces clartés crues. Florent,en voyant qu’elle tentait de faire parler Rose, se douta qu’ellel’avait aperçu par l’entrebâillement de la porte. Depuis qu’ilétait entré aux Halles, il la rencontrait à chaque pas, arrêtéesous les rues couvertes, le plus souvent en compagnie de madameLecœur et de la Sarriette, l’examinant toutes trois à la dérobée,paraissant profondément surprises de sa nouvelle positiond’inspecteur. Rose sans doute resta lente de paroles, carmademoiselle Saget tourna un instant, parut vouloir s’approcher demonsieur Lebigre, qui faisait un piquet avec un consommateur surune des tables de fonte vernie. Doucement, elle avait fini par seplacer contre la cloison, lorsque Gavard la reconnut. Il ladétestait.

–&|160;Fermez donc la porte, Florent, dit-il brutalement. On nepeut pas être chez soi.

À minuit, en sortant, Lacaille échangea quelques mots à voixbasse avec monsieur Lebigre. Celui-ci, dans une poignée de main,lui glissa quatre pièces de cinq francs, que personne ne vit, enmurmurant à son oreille&|160;:

–&|160;Vous savez, c’est vingt-deux francs pour demain. Lapersonne qui prête ne veut plus à moins… N’oubliez pas aussi quevous devez trois jours de voiture. Il faudra tout payer.

Monsieur Lebigre souhaita le bonsoir à ces messieurs. Il allaitbien dormir, disait-il&|160;; et il bâillait légèrement, enmontrant de fortes dents, tandis que Rose le contemplait, de sonair de servante soumise. Il la bouscula, il lui commanda d’alleréteindre le gaz, dans le cabinet.

Sur le trottoir, Gavard trébucha, faillit tomber. Comme il étaiten veine d’esprit&|160;:

–&|160;Fichtre&|160;! dit-il, je ne suis pas appuyé sur deslumières, moi&|160;!

Cela parut très drôle, et l’on se sépara. Florent revint,s’acoquina à ce cabinet vitré, dans les silences de Robine, lesemportements de Logre, les haines froides de Charvet. Le soir, enrentrant, il ne se couchait pas tout de suite. Il aimait songrenier, cette chambre de jeune fille, où Augustine avait laissédes bouts de chiffon, des choses tendres et niaises de femme, quitraînaient. Sur la cheminée, il y avait encore des épingles àcheveux, des boîtes de carton doré pleines de boutons et depastilles, des images découpées, des pots de pommade vides sentanttoujours le jasmin&|160;; dans le tiroir de la table, une méchantetable de bois blanc, étaient restés du fil, des aiguilles, unparoissien, à côté d’un exemplaire maculé de la Clef dessonges&|160;; et une robe d’été, blanche, à pois jaunes,pendait, oubliée à un clou, tandis que, sur la planche qui servaitde toilette, derrière le pot à eau, un flacon de bandoline renverséavait laissé une grande tache. Florent eût souffert dans une alcôvede femme&|160;; mais, de toute la pièce, de l’étroit lit de fer,des deux chaises de paille, jusque du papier peint, d’un griseffacé, ne montait qu’une odeur de bêtise naïve, une odeur degrosse fille puérile. Et il était heureux de cette pureté desrideaux, de cet enfantillage des boîtes dorées et de la Clefdes songes, de cette coquetterie maladroite qui tachait lesmurs. Cela le rafraîchissait, le ramenait à des rêves de jeunesse.Il aurait voulu ne pas connaître Augustine, aux durs cheveuxchâtains, croire qu’il était chez une sœur, chez une brave fille,mettant autour de lui, dans les moindres choses, sa grâce de femmenaissante.

Mais, le soir, un grand soulagement pour lui était encore des’accouder à la fenêtre de sa mansarde. Cette fenêtre taillait dansle toit un étroit balcon, à haute rampe de fer, où Augustinesoignait un grenadier en caisse. Florent, depuis que les nuitsdevenaient froides, faisait coucher le grenadier dans la chambre,au pied de son lit. Il restait là quelques minutes, aspirantfortement l’air frais qui lui venait de la Seine, par-dessus lesmaisons de la rue de Rivoli. En bas, confusément, les toitures desHalles étalaient leurs nappes grises. C’était comme des lacsendormis, au milieu desquels le reflet furtif de quelque vitreallumait la lueur argentée d’un flot. Au loin, les toits despavillons de la boucherie et de la Vallée s’assombrissaient encore,n’étaient plus que des entassements de ténèbres reculant l’horizon.Il jouissait du grand morceau de ciel qu’il avait en face de lui,de cet immense développement des Halles, qui lui donnait, au milieudes rues étranglées de Paris, la vision vague d’un bord de mer,avec les eaux mortes et ardoisées d’une baie à peine frissonnantesdu roulement lointain de la houle. Il s’oubliait, il rêvait chaquesoir une côte nouvelle. Cela le rendait très triste et très heureuxà la fois, de retourner dans ces huit années de désespoir qu’ilavait passées hors de France. Puis, tout frissonnant, il refermaitla fenêtre. Souvent, lorsqu’il ôtait son faux col devant lacheminée, la photographie d’Auguste et d’Augustinel’inquiétait&|160;; ils le regardaient se déshabiller, de leursourire blême, la main dans la main.

Les premières semaines que Florent passa au pavillon de la maréefurent très pénibles. Il avait trouvé dans les Méhudin unehostilité ouverte qui le mit en lutte avec le marché entier. Labelle Normande entendait se venger de la belle Lisa, et le cousinétait une victime toute trouvée.

Les Méhudin venaient de Rouen. La mère de Louise racontaitencore comment elle était arrivée à Paris, avec des anguilles dansun panier. Elle ne quitta plus la poissonnerie. Elle y épousa unemployé de l’octroi, qui mourut en lui laissant deux petitesfilles. Ce fut elle, jadis, qui mérita, par ses larges hanches etsa fraîcheur superbe, ce surnom de la belle Normande, dont sa filleaînée avait hérité. Aujourd’hui, tassée, avachie, elle portait sessoixante-cinq ans en matrone dont la marée humide avait enroué lavoix et bleui la peau. Elle était énorme de vie sédentaire, lataille débordante, la tête rejetée en arrière par la force de lagorge et le flot montant de la graisse. Jamais, d’ailleurs, elle nevoulut renoncer aux modes de son temps&|160;; elle conserva la robeà ramages, le fichu jaune, la marmotte des poissonnièresclassiques, avec la voix haute, le geste prompt, les poings auxcôtes, l’engueulade du catéchisme poissard coulant des lèvres. Elleregrettait le marché des Innocents, parlait des anciens droits desdames de la Halle, mêlait à des histoires de coups de poingéchangés avec des inspecteurs de police des récits de visite à lacour, du temps de Charles&|160;X et de Louis-Philippe, en toilettede soie, et de gros bouquets à la main. La mère Méhudin, comme onla nommait, était longtemps restée porte-bannière de la confrériede la Vierge, à Saint-Leu. Aux processions, dans l’église, elleavait une robe et un bonnet de tulle, à rubans de satin, tenanttrès haut, de ses doigts enflés, le bâton doré de l’étendard desoie à frange riche, où était brodée une Mère de Dieu.

La mère Méhudin, selon les commérages du quartier, devait avoirfait une grosse fortune. Il n’y paraissait guère qu’aux bijoux d’ormassif dont elle se chargeait le cou, les bras et la taille, dansles grands jours. Plus tard, ses deux filles ne s’entendirent pas.La cadette, Claire, une blonde paresseuse, se plaignait desbrutalités de Louise, disait de sa voix lente qu’elle ne seraitjamais la bonne de sa sœur. Comme elles auraient certainement finipar se battre, la mère les sépara. Elle céda à Louise son banc demarée. Claire, que l’odeur des raies et des harengs faisaittousser, s’installa à un banc de poissons d’eau douce. Et, tout enayant juré de se retirer, la mère allait d’un banc à l’autre, semêlant encore de la vente, causant de continuels ennuis à sesfilles par ses insolences trop grasses.

Claire était une créature fantasque, très douce, et encontinuelle querelle. Elle n’en faisait jamais qu’à sa tête,disait-on. Elle avait, avec sa figure rêveuse de vierge, unentêtement muet, un esprit d’indépendance qui la poussait à vivre àpart, n’acceptant rien comme les autres, d’une droiture absolue unjour, d’une injustice révoltante le lendemain. À son banc, ellerévolutionnait parfois le marché, haussant ou baissant les prix,sans qu’on s’expliquât pourquoi. Vers la trentaine, sa finesse denature, sa peau mince que l’eau des viviers rafraîchissaitéternellement, sa petite face d’un dessin noyé, ses membressouples, devaient s’épaissir, tomber à l’avachissement d’une saintede vitrail, encanaillée dans les Halles. Mais, à vingt-deux ans,elle restait un Murillo au milieu de ses carpes et de sesanguilles, selon le mot de Claude Lantier, un Murillo décoiffésouvent, avec de gros souliers, des robes taillées à coups de hachequi l’habillaient comme une planche. Elle n’était pascoquette&|160;; elle se montrait très méprisante, quand Louise,étalant ses nœuds de ruban, la plaisantait sur ses fichus noués detravers. On racontait que le fils d’un riche boutiquier du quartiervoyageait de rage, n’ayant pu obtenir d’elle une bonne parole.

Louise, la belle Normande, s’était montrée plus tendre. Sonmariage se trouvait arrêté avec un employé de la Halle au blé,lorsque le malheureux garçon eut les reins cassés par la chute d’unsac de farine. Elle n’en accoucha pas moins sept mois plus tardd’un gros enfant. Dans l’entourage des Méhudin, on considérait labelle Normande comme veuve. La vieille poissonnière disaitparfois&|160;: «&|160;Quand mon gendre vivait…&|160;»

Les Méhudin étaient une puissance. Lorsque monsieur Verlaqueacheva de mettre Florent au courant de ses nouvelles occupations,il lui recommanda de ménager certaines marchandes, s’il ne voulaitse rendre la vie impossible&|160;; il poussa même la sympathiejusqu’à lui apprendre les petits secrets du métier, les tolérancesnécessaires, les sévérités de comédie, les cadeaux acceptables. Uninspecteur est à la fois un commissaire de police et un juge depaix, veillant à la bonne tenue du marché, conciliant lesdifférends entre l’acheteur et le vendeur. Florent, de caractèrefaible, se raidissait, dépassait le but, toutes les fois qu’ildevait faire acte d’autorité&|160;; et il avait de plus contre luil’amertume de ses longues souffrances, sa face sombre de paria.

La tactique de la belle Normande fut de l’attirer dans quelquequerelle. Elle avait juré qu’il ne garderait pas sa place quinzejours.

–&|160;Ah&|160;! bien, dit-elle à madame Lecœur qu’ellerencontra un matin, si la grosse Lisa croit que nous voulons de sesrestes&|160;!… Nous avons plus de goût qu’elle. Il est affreux, sonhomme&|160;!

Après les criées, lorsque Florent commençait son tourd’inspection, à petits pas, le long des allées ruisselantes d’eau,il voyait parfaitement la belle Normande qui le suivait d’un rireeffronté. Son banc, à la deuxième rangée, à gauche, près des bancsde poissons d’eau douce, faisait face à la rue Rambuteau. Elle setournait, ne quittant pas sa victime des yeux, se moquant avec desvoisines. Puis, quand il passait devant elle, examinant lentementles pierres, elle affectait une gaieté immodérée, tapait lespoissons, ouvrait son robinet tout grand, inondait l’allée. Florentrestait impassible.

Mais, un matin, fatalement, la guerre éclata. Ce jour-là,Florent, en arrivant devant le banc de la belle Normande, sentitune puanteur insupportable. Il y avait là, sur le marbre, un saumonsuperbe, entamé, montrant la blondeur rose de sa chair&|160;; desturbots d’une blancheur de crème&|160;; des congres, piqués del’épingle noire qui sert à marquer les tranches&|160;; des pairesde soles, des rougets, des bars, tout un étalage frais. Et, aumilieu de ces poissons à l’œil vif, dont les ouïes saignaientencore, s’étalait une grande raie, rougeâtre, marbrée de tachessombres, magnifique de tons étranges&|160;; la grande raie étaitpourrie, la queue tombait, les baleines des nageoires perçaient lapeau rude.

–&|160;Il faut jeter cette raie, dit Florent ens’approchant.

La belle Normande eut un petit rire. Il leva les yeux, ill’aperçut debout, appuyée au poteau de bronze des deux becs de gazqui éclairent les quatre places de chaque banc. Elle lui parut trèsgrande, montée sur quelque caisse, pour protéger ses pieds del’humidité. Elle pinçait les lèvres, plus belle encore que decoutume, coiffée avec des frisons, la tête sournoise, un peu basse,les mains trop roses dans la blancheur du grand tablier. Jamais ilne lui avait tant vu de bijoux&|160;: elle portait de longuesboucles d’oreilles, une chaîne de cou, une broche, des enfilades debagues à deux doigts de la main gauche et à un doigt de la maindroite.

Comme elle continuait à le regarder en dessous, sans répondre,il reprit&|160;:

–&|160;Vous entendez, faites disparaître cette raie.

Mais il n’avait pas remarqué la mère Méhudin, assise sur unechaise, tassée dans un coin. Elle se leva, avec les cornes de samarmotte&|160;; et, s’appuyant des poings à la table demarbre&|160;:

–&|160;Tiens&|160;! dit-elle insolemment, pourquoi donc qu’ellela jetterait, sa raie&|160;!… Ce n’est pas vous qui la lui payerez,peut-être&|160;!

Alors, Florent comprit. Les autres marchandes ricanaient. Ilsentait, autour de lui, une révolte sourde qui attendait un motpour éclater. Il se contint, tira lui-même, de dessous le banc, leseau aux vidures, y fit tomber la raie. La mère Méhudin mettaitdéjà les poings sur les hanches&|160;; mais la belle Normande, quin’avait pas desserré les lèvres, eut de nouveau un petit rire deméchanceté, et Florent s’en alla au milieu des huées, l’air sévère,feignant de ne pas entendre.

Chaque jour, ce fut une invention nouvelle. L’inspecteur nesuivait plus les allées que l’œil aux aguets, comme en pays ennemi.Il attrapait les éclaboussures des éponges, manquait de tomber surdes vidures étalées sous ses pieds, recevait les mannes desporteurs dans la nuque. Même, un matin, comme deux marchandes sequerellaient, et qu’il était accouru, afin d’empêcher la bataille,il dut se baisser pour éviter d’être souffleté sur les deux jouespar une pluie de petites limandes, qui volèrent au-dessus de satête&|160;; on rit beaucoup, il crut toujours que les deuxmarchandes étaient de la conspiration des Méhudin. Son ancienmétier de professeur crotté l’armait d’une patienceangélique&|160;; il savait garder une froideur magistrale, lorsquela colère montait en lui, et que tout son être saignaitd’humiliation. Mais jamais les gamins de la rue de l’estrapaden’avaient eu cette férocité des dames de la Halle, cet acharnementde femmes énormes, dont les ventres et les gorges sautaient d’unejoie géante, quand il se laissait prendre à quelque piège. Lesfaces rouges le dévisageaient. Dans les inflexions canailles desvoix, dans les hanches hautes, les cous gonflés, les dandinementsdes cuisses, les abandons des mains, il devinait à son adresse toutun flot d’ordures. Gavard, au milieu de ces jupes impudentes etfortes d’odeur, se serait pâmé d’aise, quitte à fesser à droite età gauche, si elles l’avaient serré de trop près. Florent, que lesfemmes intimidaient toujours, se sentait peu à peu perdu dans uncauchemar de filles aux appas prodigieux, qui l’entouraient d’uneronde inquiétante, avec leur enrouement et leurs gros bras nus delutteuses.

Parmi ces femelles lâchées, il avait pourtant une amie. Clairedéclarait nettement que le nouvel inspecteur était un brave homme.Quand il passait, dans les gros mots de ses voisines, elle luisouriait. Elle était là, avec des mèches de cheveux blonds dans lecou et sur les tempes, la robe agrafée de travers, nonchalantederrière son banc. Plus souvent, il la voyait debout, les mains aufond de ses viviers, changeant les poissons de bassins, se plaisantà tourner les petits dauphins de cuivre, qui jettent un fil d’eaupar la gueule. Ce ruissellement lui donnait une grâce frissonnantede baigneuse, au bord d’une source, les vêtements mal rattachésencore.

Un matin, surtout, elle fut très aimable. Elle appelal’inspecteur pour lui montrer une grosse anguille qui avait faitl’étonnement du marché, à la criée. Elle ouvrit la grille, qu’elleavait prudemment refermée sur le bassin, au fond duquel l’anguillesemblait dormir.

–&|160;Attendez, dit-elle, vous allez voir.

Elle entra doucement dans l’eau son bras nu, un bras un peumaigre, dont la peau de soie montrait le bleuissement tendre desveines. Quand l’anguille se sentit touchée, elle se roula surelle-même, en nœuds rapides, emplissant l’auge étroite de la moireverdâtre de ses anneaux. Et, dès qu’elle se rendormait, Claires’amusait à l’irriter de nouveau, du bout des ongles.

–&|160;Elle est énorme, crut devoir dire Florent. J’en airarement vu d’aussi belle.

Alors, elle lui avoua que, dans les commencements, elle avait eupeur des anguilles. Maintenant, elle savait comment il faut serrerla main, pour qu’elles ne puissent pas glisser. Et, à côté, elle enprit une, plus petite. L’anguille, aux deux bouts de son poingfermé, se tordait. Cela la faisait rire. Elle la rejeta, en saisitune autre, fouilla le bassin, remua ce tas de serpents de sesdoigts minces.

Puis, elle resta là un instant à causer de la vente qui n’allaitpas. Les marchands forains, sur le carreau de la rue couverte, leurfaisaient beaucoup de tort. Son bras nu, qu’elle n’avait pasessuyé, ruisselait, frais de la fraîcheur de l’eau. De chaquedoigt, de grosses gouttes tombaient.

–&|160;Ah&|160;! dit-elle brusquement, il faut que je vous fassevoir aussi mes carpes.

Elle ouvrit une troisième grille&|160;; et, à deux mains, elleramena une carpe qui tapait de la queue en râlant. Mais elle enchercha une moins grosse&|160;; celle-là, elle put la tenir d’uneseule main, que le souffle des flancs ouvrait un peu, à chaquerâle. Elle imagina d’introduire son pouce dans un des bâillementsde la bouche.

–&|160;Ça ne mord pas, murmurait-elle avec son doux rire, çan’est pas méchant… C’est comme les écrevisses, moi je ne les crainspas.

Elle avait déjà replongé son bras, elle ramenait, d’une case,pleine d’un grouillement confus, une écrevisse, qui lui avait prisle petit doigt entre ses pinces. Elle la secoua un instant&|160;;mais l’écrevisse la serra sans doute trop rudement, car elle devinttrès rouge et lui cassa la patte, d’un geste prompt de rage, sanscesser de sourire.

–&|160;Par exemple, dit-elle pour cacher son émotion, je ne mefierais pas à un brochet. Il me couperait les doigts comme avec uncouteau.

Et elle montrait, sur des planches lessivées, d’une propretéexcessive, de grands brochets étalés par rang de taille, à côté detanches bronzées et de lots de goujons en petits tas. Maintenant,elle avait les mains toutes grasses de suint des carpes&|160;; elleles écartait, debout dans l’humidité des viviers, au-dessus despoissons mouillés de l’étalage. On l’eût dite enveloppée d’uneodeur de frai, d’une de ces odeurs épaisses qui montent des joncset des nénuphars vaseux, quand les œufs font éclater les ventresdes poissons, pâmés d’amour au soleil. Elle s’essuya les mains àson tablier, souriant toujours, de son air tranquille de grandefille au sang glacé, dans ce frisson des voluptés froides etaffadies des rivières.

Cette sympathie de Claire était une mince consolation pourFlorent. Elle lui attirait des plaisanteries plus sales, quand ils’arrêtait à causer avec la jeune fille. Celle-ci haussait lesépaules, disait que sa mère était une vieille coquine et que sasœur ne valait pas grand-chose. L’injustice du marché enversl’inspecteur l’outrait de colère. La guerre, cependant, continuait,plus cruelle chaque jour. Florent songeait à quitter saplace&|160;; il n’y serait pas resté vingt-quatre heures, s’iln’avait craint de paraître lâche devant Lisa. Il s’inquiétait de cequ’elle dirait, de ce qu’elle penserait. Elle était forcément aucourant du grand combat des poissonnières et de leur inspecteur,dont le bruit emplissait les Halles sonores, et dont le quartierjugeait chaque coup nouveau avec des commentaires sans fin.

–&|160;Ah&|160;! bien, disait-elle souvent, le soir, après ledîner, c’est moi qui me chargerais de les ramener à laraison&|160;! Toutes, des femmes que je ne voudrais pas toucher dubout des doigts, de la canaille, de la saloperie&|160;! CetteNormande est la dernière des dernières… Tenez, je la mettrais àpied, moi&|160;! Il n’y a encore que l’autorité, entendez-vous,Florent. Vous avez tort, avec vos idées. Faites un coup de force,vous verrez comme tout le monde sera sage.

La dernière crise fut terrible. Un matin, la bonne de madameTaboureau, la boulangère, cherchait une barbue, à la poissonnerie.La belle Normande, qui la voyait tourner autour d’elle depuisquelques minutes, lui fit des avances, des cajoleries.

–&|160;Venez donc me voir, je vous arrangerai… Voulez-vous unepaire de soles, un beau turbot&|160;?

Et, comme elle s’approchait enfin, et qu’elle flairait unebarbue, avec la moue rechignée que prennent les clientes pour payermoins cher&|160;:

–&|160;Pesez-moi ça, continua la belle Normande, en lui posantsur la main ouverte la barbue enveloppée d’une feuille de grospapier jaune.

La bonne, une petite Auvergnate toute dolente, soupesait labarbue, lui ouvrait les ouïes, toujours avec sa grimace, sans riendire. Puis, comme à regret&|160;:

–&|160;Et combien&|160;?

–&|160;Quinze francs, répondit la poissonnière.

Alors l’autre remit vite le poisson sur le marbre. Elle parut sesauver. Mais la belle Normande la retint.

–&|160;Voyons, dites votre prix.

–&|160;Non, non, c’est trop cher.

–&|160;Dites toujours.

–&|160;Si vous voulez huit francs&|160;?

La mère Méhudin, qui sembla s’éveiller, eut un rire inquiétant.On croyait donc qu’elles volaient la marchandise.

–&|160;Huit francs, une barbue de cette grosseur&|160;! On t’endonnera, ma petite, pour te tenir la peau fraîche, la nuit.

La belle Normande, d’un air offensé, tournait la tête. Mais labonne revint deux fois, offrit neuf francs, alla jusqu’à dixfrancs. Puis, comme elle partait pour tout de bon&|160;:

–&|160;Allons, venez, lui cria la poissonnière, donnez-moi del’argent.

La bonne se planta devant le banc, causant amicalement avec lamère Méhudin. Madame Taboureau se montrait si exigeante&|160;! Elleavait du monde à dîner, le soir&|160;; des cousins de Blois, unnotaire avec sa dame. La famille de madame Taboureau était trèscomme il faut&|160;; elle-même, bien que boulangère, avait reçu unebelle éducation.

–&|160;Videz-la-moi bien, n’est-ce pas&|160;? dit-elle ens’interrompant.

La belle Normande, d’un coup de doigt, avait vidé la barbue etjeté la vidure dans le seau. Elle glissa un coin de son tabliersous les ouïes, pour enlever quelques grains de sable. Puis,mettant elle-même le poisson dans le panier del’Auvergnate&|160;:

–&|160;Là, ma belle, vous m’en ferez des compliments.

Mais, au bout d’un quart d’heure, la bonne accourut touterouge&|160;; elle avait pleuré, sa petite personne tremblait decolère. Elle jeta la barbue sur le marbre, montrant, du côté duventre, une large déchirure qui entamait la chair jusqu’à l’arête.Un flot de paroles entrecoupées sortit de sa gorge serrée encorepar les larmes.

–&|160;Madame Taboureau n’en veut pas. Elle dit qu’elle ne peutpas la servir. Et elle m’a dit encore que j’étais une imbécile, queje me laissais voler par tout le monde… Vous voyez bien qu’elle estabîmée. Moi, je ne l’ai pas retournée, j’ai eu confiance…Rendez-moi mes dix francs.

–&|160;On regarde la marchandise, répondit tranquillement labelle Normande.

Et, comme l’autre haussait la voix, la mère Méhudin se leva.

–&|160;Vous allez nous ficher la paix, n’est-ce pas&|160;? On nereprend pas un poisson qui a traîné chez les gens. Est-ce qu’onsait où vous l’avez laissé tomber, pour le mettre dans cetétat&|160;?

–&|160;Moi&|160;! moi&|160;!

Elle suffoquait. Puis, éclatant en sanglots&|160;:

–&|160;Vous êtes deux voleuses, oui, deux voleuses&|160;! MadameTaboureau me l’a bien dit.

Alors, ce fut formidable. La mère et la fille, furibondes, lespoings en avant, se soulagèrent. La petite bonne, ahurie, priseentre cette voix rauque et cette voix flûtée, qui se la renvoyaientcomme une balle, sanglotait plus fort.

–&|160;Va donc&|160;! Ta madame Taboureau est moins fraîche queça&|160;; faudrait la raccommoder pour la servir.

–&|160;Un poisson complet pour dix francs, ah&|160;! bien,merci, je n’en tiens pas&|160;!

–&|160;Et tes boucles d’oreilles, combien qu’ellescoûtent&|160;?… On voit que tu gagnes ça sur le dos.

–&|160;Pardi&|160;! elle fait son quart au coin de la rue deMondétour.

Florent, que le gardien du marché était allé chercher, arriva auplus fort de la querelle. Le pavillon s’insurgeait décidément. Lesmarchandes, qui se jalousent terriblement entre elles, quand ils’agit de vendre un hareng de deux sous, s’entendent à merveillecontre les clients. Elles chantaient. «&|160;La boulangère a desécus qui ne lui coûtent guère&|160;»&|160;; elles tapaient despieds, excitaient les Méhudin, comme des bêtes qu’on pousse àmordre, et il y en avait, à l’autre bout de l’allée, qui sejetaient hors de leurs bancs, comme pour sauter au chignon de lapetite bonne, perdue, noyée, roulée, dans cette énormité desinjures.

–&|160;Rendez les dix francs à mademoiselle, dit sévèrementFlorent, mis au courant de l’affaire.

Mais la mère Méhudin était lancée.

–&|160;Toi, mon petit, je t’en… et, tiens&|160;! voilà comme jerends les dix francs&|160;!

Et, à toute volée, elle lança la barbue à la tête del’Auvergnate, qui la reçut en pleine face. Le sang partit du nez,la barbue se décolla, tomba à terre, où elle s’écrasa avec un bruitde torchon mouillé. Cette brutalité jeta Florent hors de lui. Labelle Normande eut peur, recula, pendant qu’il s’écriait&|160;:

–&|160;Je vous mets à pied pour huit jours&|160;! Je vous ferairetirer votre permission, entendez-vous&|160;!

Et, comme on huait derrière lui, il se retourna d’un air simenaçant, que les poissonnières domptées firent les innocentes.Quand les Méhudin eurent rendu les dix francs, il les obligea àcesser la vente immédiatement. La vieille étouffait de rage. Lafille restait muette, toute blanche. Elle, la belle Normande,chassée de son banc&|160;! Claire dit de sa voix tranquille quec’était bien fait, ce qui faillit, le soir, faire prendre les deuxsœurs aux cheveux, chez elles, rue Pirouette. Au bout des huitjours, quand les Méhudin revinrent, elles restèrent sages, trèspincées, très brèves, avec une colère froide. D’ailleurs, ellesretrouvèrent le pavillon calmé, rentré dans l’ordre. La belleNormande, à partir de ce jour, dut nourrir une pensée de vengeanceterrible. Elle sentait que le coup venait de la belle Lisa&|160;;elle l’avait rencontrée, le lendemain de la bataille, la tête sihaute, qu’elle jurait de lui faire payer cher son regard detriomphe. Il y eut, dans les coins des Halles, d’interminablesconciliabules avec mademoiselle Saget, madame Lecœur et laSarriette&|160;; mais, quand elles étaient lasses d’histoires àdormir debout sur les dévergondages de Lisa avec le cousin et surles cheveux qu’on trouvait dans les andouilles de Quenu, cela nepouvait aller plus loin, ni ne la soulageait guère. Elle cherchaitquelque chose de très méchant, qui frappât sa rivale au cœur.

Son enfant grandissait librement au milieu de la poissonnerie.Dès l’âge de trois ans, il restait assis sur un bout de chiffon, enplein dans la marée. Il dormait fraternellement à côté des grandsthons, il s’éveillait parmi les maquereaux et les merlans. Legarnement sentait la caque à faire croire qu’il sortait du ventrede quelque gros poisson. Son jeu favori fut longtemps, quand samère avait le dos tourné, de bâtir des murs et des maisons avec desharengs&|160;; il jouait aussi à la bataille, sur la table demarbre, alignait des grondins en face les uns des autres, lespoussait, leur cognait la tête, imitait avec les lèvres latrompette et le tambour, et finalement les remettait en tas, endisant qu’ils étaient morts. Plus tard, il alla rôder autour de satante Claire, pour avoir les vessies des carpes et des brochetsqu’elle vidait&|160;; il les posait par terre, les faisaitpéter&|160;; cela l’enthousiasmait. À sept ans, il courait lesallées, se fourrait sous les bancs, parmi les caisses de boisgarnies de zinc, était le galopin gâté des poissonnières. Quandelles lui montraient quelque objet nouveau qui le ravissait, iljoignait les mains, balbutiant d’extase&|160;: «&|160;Oh&|160;!c’est rien muche&|160;!&|160;» Et le nom de Muche lui était resté.Muche par-ci, Muche par-là. Toutes l’appelaient. On le retrouvaitpartout, au fond des bureaux des criées, dans les tas debourriches, entre les seaux des vidures. Il était là comme un jeunebarbillon, d’une blancheur rose, frétillant, se coulant, lâché enpleine eau. Il avait pour les eaux ruisselantes des tendresses depetit poisson. Il se traînait dans les mares des allées, recevaitl’égouttement des tables. Souvent, il ouvrait sournoisement unrobinet, heureux de l’éclaboussement du jet. Mais c’était surtoutaux fontaines, au-dessus de l’escalier des caves, que sa mère, lesoir, allait le prendre&|160;; elle l’en ramenait trempé, les mainsbleues, avec de l’eau dans les souliers et jusque dans lespoches.

Muche, à sept ans, était un petit bonhomme joli comme un ange etgrossier comme un routier. Il avait des cheveux châtains crépus, debeaux yeux tendres, une bouche pure qui sacrait, qui disait desmots gros à écorcher un gosier de gendarme. Élevé dans les orduresdes Halles, il épelait le catéchisme poissard, se mettait un poingsur la hanche, faisait la maman Méhudin, quand elle était encolère. Alors les «&|160;salopes&|160;», les «&|160;catins&|160;»,les «&|160;va donc moucher ton homme&|160;», les «&|160;combienqu’on te la paye, ta peau&|160;?&|160;» passaient dans le filet decristal de sa voix d’enfant de chœur. Et il voulait grasseyer, ilencanaillait son enfance exquise de bambin souriant sur les genouxd’une Vierge. Les poissonnières riaient aux larmes. Lui, encouragé,ne plaçait plus deux mots sans mettre un «&|160;nom deDieu&|160;!&|160;» au bout. Mais il restait adorable, ignorant deces saletés, tenu en santé par les souffles frais et les odeursfortes de la marée, récitant son chapelet d’injures graveleusesd’un air ravi, comme il aurait dit ses prières.

L’hiver venait&|160;; Muche fut frileux, cette année-là. Dès lespremiers froids, il se prit d’une vive curiosité pour le bureau del’inspecteur. Le bureau de Florent se trouvait à l’encoignure degauche du pavillon, du côté de la rue Rambuteau. Il était meubléd’une table, d’un casier, d’un fauteuil, de deux chaises et d’unpoêle. C’était de ce poêle dont Muche rêvait. Florent adorait lesenfants. Quand il vit ce petit, les jambes trempées, qui regardaità travers les vitres, il le fit entrer. La première conversation deMuche l’étonna profondément. Il s’était assis devant le poêle, ildisait de sa voix tranquille&|160;:

–&|160;Je vais me rôtir un brin les quilles, tucomprends&|160;?… Il fait un froid du tonnerre de Dieu.

Puis, il avait des rires perlés, en ajoutant&|160;:

–&|160;C’est ma tante Claire qui a l’air d’une carne ce matin…Dis, monsieur, est-ce que c’est vrai que tu vas lui chauffer lespieds, la nuit&|160;?

Florent, consterné, se prit d’un étrange intérêt pour ce gamin.La belle Normande restait pincée, laissait son enfant aller chezlui, sans dire un mot. Alors, il se crut autorisé à lerecevoir&|160;; il l’attira, l’après-midi, peu à peu conduit àl’idée d’en faire un petit bonhomme bien sage. Il lui semblait queson frère Quenu rapetissait, qu’ils se trouvaient encore tous lesdeux dans la grande chambre de la rue Royer-Collard. Sa joie, sonrêve secret de dévouement, était de vivre toujours en compagnied’un être jeune, qui ne grandirait pas, qu’il instruirait, sanscesse, dans l’innocence duquel il aimerait les hommes. Dès letroisième jour, il apporta un alphabet. Muche le ravit par sonintelligence. Il apprit ses lettres avec la verve parisienne d’unenfant des rues. Les images de l’alphabet l’amusaientextraordinairement. Puis, dans l’étroit bureau, il prenait desrécréations formidables, le poêle demeurait son grand ami, un sujetde plaisirs sans fin. Il y fit cuire d’abord des pommes de terre etdes châtaignes&|160;; mais cela lui parut fade. Il vola alors à latante Claire des goujons qu’il mit rôtir un à un, au bout d’un fil,devant la bouche ardente&|160;; il les mangeait avec délices, sanspain. Un jour même, il apporta une carpe&|160;; elle ne voulutjamais cuire, elle empesta le bureau, au point qu’il fallut ouvrirporte et fenêtre. Florent, quand l’odeur de toute cette cuisinedevenait trop forte, jetait les poissons à la rue. Le plus souvent,il riait. Muche, au bout de deux mois, commençait à lirecouramment, et ses cahiers d’écriture étaient très propres.

Cependant, le soir, le gamin cassait la tête de sa mère avec deshistoires sur son bon ami Florent. Le bon ami Florent avait dessinédes arbres et des hommes dans des cabanes. Le bon ami Florent avaitun geste, comme ça, en disant que les hommes seraient meilleurs,s’ils savaient tous lire. Si bien que la Normande vivait dansl’intimité de l’homme qu’elle rêvait d’étrangler. Elle enferma unjour Muche à la maison, pour qu’il n’allât pas chezl’inspecteur&|160;; mais il pleura tellement, qu’elle lui rendit laliberté le lendemain. Elle était très faible, avec sa carrure etson air hardi. Lorsque l’enfant lui racontait qu’il avait eu bienchaud, lorsqu’il lui revenait les vêtements secs, elle éprouvaitune reconnaissance vague, un contentement de le savoir à l’abri,les pieds devant le feu. Plus tard, elle fut très attendrie, quandil lut devant elle un bout de journal maculé qui enveloppait unetranche de congre. Peu à peu, elle en arriva ainsi à penser, sansle dire, que Florent n’était peut-être pas un méchant homme&|160;;elle eut le respect de son instruction, mêlé à une curiositécroissante de le voir de plus près, de pénétrer dans sa vie. Puis,brusquement, elle se donna un prétexte, elle se persuada qu’elletenait sa vengeance&|160;: il fallait être aimable pour le cousin,le brouiller avec la grosse Lisa&|160;; ce serait plus drôle.

–&|160;Est-ce que ton bon ami Florent te parle de moi&|160;?demanda-t-elle un matin à Muche, en l’habillant.

–&|160;Ah&|160;! non, répondit l’enfant. Nous nous amusons.

–&|160;Eh bien, dis-lui que je ne lui en veux plus et que je leremercie de t’apprendre à lire.

Dès lors, l’enfant, chaque jour, eut une commission. Il allaitde sa mère à l’inspecteur, et de l’inspecteur à sa mère, chargé demots aimables, de demandes et de réponses, qu’il répétait sanssavoir&|160;; on lui aurait fait dire les choses les plus énormes.Mais la belle Normande eut peur de paraître timide&|160;; elle vintun jour elle-même, s’assit sur la seconde chaise, pendant que Mucheprenait sa leçon d’écriture. Elle fut très douce, trèscomplimenteuse. Florent resta plus embarrassé qu’elle. Ils neparlèrent que de l’enfant. Comme il témoignait la crainte de nepouvoir continuer les leçons dans le bureau, elle lui offrit devenir chez eux, le soir. Puis, elle parla d’argent. Lui, rougit,déclara qu’il n’irait pas, s’il était question de cela. Alors, ellese promit de le payer en cadeaux, avec de beaux poissons.

Ce fut la paix. La belle Normande prit même Florent sous saprotection. L’inspecteur finissait, d’ailleurs, par êtreaccepté&|160;; les poissonnières le trouvaient meilleur homme quemonsieur Verlaque, malgré ses mauvais yeux. La mère Méhudin seulehaussait les épaules&|160;; elle gardait rancune au «&|160;grandmaigre&|160;», comme elle le nommait d’une façon méprisante. Et, unmatin que Florent s’arrêta avec un sourire devant les viviers deClaire, la jeune fille, lâchant une anguille qu’elle tenait, luitourna le dos, furieuse, toute gonflée et tout empourprée. Il enfut tellement surpris, qu’il en parla à la Normande.

–&|160;Laissez donc&|160;! dit celle-ci, c’est une toquée… Ellen’est jamais de l’avis des autres. C’est pour me faire enrager, cequ’elle a fait là.

Elle triomphait, elle se carrait à son banc, plus coquette, avecdes coiffures extrêmement compliquées. Ayant rencontré la belleLisa, elle lui rendit son regard de dédain, elle lui éclata même derire en plein visage. La certitude qu’elle allait désespérer lacharcutière, en attirant le cousin, lui donnait un beau riresonore, un rire de gorge, dont son cou gras et blanc montrait lefrisson. À ce moment, elle eut l’idée d’habiller Muche trèsjoliment, avec une petite veste écossaise et une toque de velours.Muche n’était jamais allé qu’en blouse débraillée. Or, il arrivaque précisément à cette époque, Muche fut repris d’une grandetendresse pour les fontaines. La glace avait fondu, le temps étaittiède. Il fit prendre un bain à la veste écossaise, laissant coulerl’eau à plein robinet, depuis son coude jusqu’à sa main, ce qu’ilappelait jouer à la gouttière. Sa mère le surprit en compagnie dedeux autres galopins, regardant nager, dans la toque de veloursremplie d’eau, deux petits poissons blancs qu’il avait volés à latante Claire.

Florent vécut près de huit mois dans les Halles, comme pris d’uncontinuel besoin de sommeil. Au sortir de ses sept années desouffrances, il tombait dans un tel calme, dans une vie si bienréglée, qu’il se sentait à peine exister. Il s’abandonnait, la têteun peu vide, continuellement surpris de se retrouver chaque matinsur le même fauteuil, dans l’étroit bureau. Cette pièce luiplaisait, avec sa nudité, sa petitesse de cabine. Il s’y réfugiait,loin du monde, au milieu du grondement continu des Halles, qui lefaisait rêver à quelque grande mer, dont la nappe l’aurait entouréet isolé de toute part. Mais, peu à peu, une inquiétude sourde ledésespéra&|160;; il était mécontent, s’accusait de fautes qu’il neprécisait pas, se révoltait contre ces vides qui lui semblaient secreuser de plus en plus dans sa tête et dans sa poitrine. Puis, dessouffles puants, des haleines de marée gâtée, passèrent sur luiavec de grandes nausées. Ce fut un détraquement lent, un ennuivague qui tourna à une vive surexcitation nerveuse.

Toutes ses journées se ressemblaient. Il marchait dans les mêmesbruits, dans les mêmes odeurs. Le matin, les bourdonnements descriées l’assourdissaient d’une lointaine sonnerie de cloches&|160;;et, souvent, selon la lenteur des arrivages, les criées nefinissaient que très tard. Alors, il restait dans le pavillonjusqu’à midi, dérangé à toute minute par des contestations, desquerelles, au milieu desquelles il s’efforçait de se montrer trèsjuste. Il lui fallait des heures pour sortir de quelque misérablehistoire qui révolutionnait le marché. Il se promenait au milieu dela cohue et du tapage de la vente, suivait les allées à petits pas,s’arrêtait parfois devant les poissonnières dont les bancs bordentla rue Rambuteau. Elles ont de grands tas roses de crevettes, despaniers rouges de langoustes cuites, liées, la queuearrondie&|160;; tandis que des langoustes vivantes se meurent,aplaties sur le marbre. Là il regardait marchander des messieurs,en chapeau et en gants noirs, qui finissaient par emporter unelangouste cuite, enveloppée d’un journal, dans une poche de leurredingote. Plus loin, devant les tables volantes où se vend lepoisson commun, il reconnaissait les femmes du quartier, venant àla même heure, les cheveux nus. Parfois, il s’intéressait à quelquedame bien mise, traînant ses dentelles le long des pierresmouillées, suivie d’une bonne en tablier blanc&|160;; celle-là, ill’accompagnait à quelque distance, en voyant les épaules se hausserderrière ses mines dégoûtées. Ce tohu-bohu de paniers, de sacs decuir, de corbeilles, toutes ces jupes filant dans le ruissellementdes allées, l’occupaient, le menaient jusqu’au déjeuner, heureux del’eau qui coulait, de la fraîcheur qui soufflait, passant del’âpreté marine des coquillages au fumet amer de la saline. C’étaittoujours par la saline qu’il terminait son inspection&|160;; lescaisses de harengs saurs, les sardines de Nantes sur des lits defeuilles, la morue roulée, s’étalant devant de grosses marchandesfades, le faisaient songer à un départ, à un voyage, au milieu debarils de salaisons. Puis, l’après-midi, les Halles se calmaient,s’endormaient. Il s’enfermait dans son bureau, mettait au net sesécritures, goûtait ses meilleures heures. S’il sortait, s’iltraversait la poissonnerie, il la trouvait presque déserte. Cen’était plus l’écrasement, les poussées, le brouhaha de dix heures.Les poissonnières, assises derrière leurs tables vides,tricotaient, le dos renversé&|160;; et de rares ménagères attardéestournaient, regardant de côté, avec ce regard lent, ces lèvrespincées des femmes qui calculent à un sou près le prix du dîner. Lecrépuscule tombait, il y avait un bruit de caisses remuées, lepoisson était couché pour la nuit sur des lits de glace. Alors,Florent, après avoir assisté à la fermeture des grilles, emportaitavec lui la poissonnerie dans ses vêtements, dans sa barbe, dansses cheveux.

Les premiers mois, il ne souffrit pas trop de cette odeurpénétrante. L’hiver était rude&|160;; le verglas changeait lesallées en miroirs, les glaçons mettaient des guipures blanches auxtables de marbre et aux fontaines. Le matin, il fallait allumer depetits réchauds sous les robinets pour obtenir un filet d’eau. Lespoissons, gelés, la queue tordue, ternes et rudes comme des métauxdépolis, sonnaient avec un bruit cassant de fonte pâle. Jusqu’enfévrier, le pavillon resta lamentable, hérissé, désolé, dans sonlinceul de glace. Mais vinrent les dégels, les temps mous, lesbrouillards et les pluies de mars. Alors, les poissonss’amollirent, se noyèrent&|160;; des senteurs de chairs tournées semêlèrent aux souffles fades de boue qui venaient des rues voisines.Puanteur vague encore, douceur écœurante d’humidité, traînant auras du sol. Puis, dans les après-midi ardentes de juin, la puanteurmonta, alourdit l’air d’une buée pestilentielle. On ouvrait lesfenêtres supérieures, de grands stores de toile grise pendaientsous le ciel brûlant, une pluie de feu tombait sur les Halles, leschauffait comme un four de tôle&|160;; et pas un vent ne balayaitcette vapeur de marée pourrie. Les bancs de vente fumaient.

Florent souffrit alors de cet entassement de nourriture, aumilieu duquel il vivait. Les dégoûts de la charcuterie luirevinrent, plus intolérables. Il avait supporté des puanteurs aussiterribles&|160;; mais elles ne venaient pas du ventre. Son estomacétroit d’homme maigre se révoltait, en passant devant ces étalagesde poissons mouillés à grande eau, qu’un coup de chaleur gâtait.Ils le nourrissaient de leurs senteurs fortes, le suffoquaient,comme s’il avait eu une indigestion d’odeurs. Lorsqu’il s’enfermaitdans son bureau, l’écœurement le suivait, pénétrant par lesboiseries mal jointes de la porte et de la fenêtre. Les jours deciel gris, la petite pièce restait toute noire&|160;; c’était commeun long crépuscule, au fond d’un marais nauséabond. Souvent, prisd’anxiétés nerveuses, il avait un besoin de marcher, il descendaitaux caves, par le large escalier qui se creuse au milieu dupavillon. Là, dans l’air renfermé, dans le demi-jour des quelquesbecs de gaz, il retrouvait la fraîcheur de l’eau pure. Ils’arrêtait devant le grand vivier, où les poissons vivants sonttenus en réserve&|160;; il écoutait la chanson continue des quatrefilets d’eau tombant des quatre angles de l’urne centrale, coulanten nappe sous les grilles des bassins fermés à clef, avec le bruitdoux d’un courant perpétuel. Cette source souterraine, ce ruisseaucausant dans l’ombre, le calmait. Il se plaisait aussi, le soir,aux beaux couchers de soleil qui découpaient en noir les finesdentelles des Halles, sur les lueurs rouges du ciel&|160;; lalumière de cinq heures, la poussière volante des derniers rayons,entrait par toutes les baies, par toutes les raies despersiennes&|160;; c’était comme un transparent lumineux et dépoli,où se dessinaient les arêtes minces des piliers, les courbesélégantes des charpentes, les figures géométriques des toitures. Ils’emplissait les yeux de cette immense épure lavée à l’encre deChine sur un vélin phosphorescent, reprenant son rêve de quelquemachine colossale, avec ses roues, ses leviers, ses balanciers,entrevue dans la pourpre sombre du charbon flambant sous lachaudière. À chaque heure, les jeux de lumière changeaient ainsiles profils des Halles, depuis les bleuissements du matin et lesombres noires de midi, jusqu’à l’incendie du soleil couchant,s’éteignant dans la cendre grise du crépuscule. Mais, par lessoirées de flamme, quand les puanteurs montaient, traversant d’unfrisson les grands rayons jaunes, comme des fumées chaudes, lesnausées le secouaient de nouveau, son rêve s’égarait, à s’imaginerdes étuves géantes, des cuves infectes d’équarrisseur où fondait lamauvaise graisse d’un peuple.

Il souffrait encore de ce milieu grossier, dont les paroles etles gestes semblaient avoir pris de l’odeur. Il était bon enfantpourtant, ne s’effarouchait guère. Les femmes seules le gênaient.Il ne se sentait à l’aise qu’avec madame François, qu’il avaitrevue. Elle témoigna une si belle joie de le savoir placé, heureux,tiré de peine, comme elle disait, qu’il en fut tout attendri. Lisa,la Normande, les autres, l’inquiétaient avec leurs rires. À elle,il aurait tout conté. Elle ne riait pas pour se moquer&|160;; elleavait un rire de femme heureuse de la joie d’autrui. Puis, c’étaitune vaillante&|160;; elle faisait un dur métier, l’hiver, les joursde gelée&|160;; les temps de pluie étaient plus pénibles encore.Florent la vit certains matins, par de terribles averses, par despluies qui tombaient depuis la veille, lentes et froides. Les rouesde la voiture, de Nanterre à Paris, étaient entrées dans la bouejusqu’aux moyeux. Balthazar avait de la crotte jusqu’au ventre. Etelle le plaignait, elle s’apitoyait, en l’essuyant avec de vieuxtabliers.

–&|160;Ces bêtes, disait-elle, c’est très douillet&|160;; çaprend des coliques pour un rien… Ah&|160;! mon pauvre vieuxBalthazar&|160;! Quand nous avons passé sur le pont de Neuilly,j’ai cru que nous étions descendus dans la Seine, tant ilpleuvait.

Balthazar allait à l’auberge. Elle, restait sous l’averse, pourvendre ses légumes. Le carreau se changeait en une mare de boueliquide. Les choux, les carottes, les navets, battus par l’eaugrise, se noyaient dans cette coulée de torrent fangeux, roulant àpleine chaussée. Ce n’était plus les verdures superbes des clairesmatinées. Les maraîchers, au fond de leur limousine, gonflaient ledos, sacrant contre l’administration qui, après enquête, a déclaréque la pluie ne fait pas de mal aux légumes, et qu’il n’y a paslieu d’établir des abris.

Alors, les matinées pluvieuses désespérèrent Florent. Ilsongeait à madame François. Il s’échappait, allait causer uninstant avec elle. Mais il ne la trouvait jamais triste. Elle sesecouait comme un caniche, disait qu’elle en avait bien vud’autres, qu’elle n’était pas en sucre, pour fondre comme ça auxpremières gouttes d’eau. Il la forçait à entrer quelques minutessous une rue couverte&|160;; plusieurs fois même il la mena jusquechez monsieur Lebigre, où ils burent du vin chaud. Pendant qu’ellele regardait amicalement, de sa face tranquille, il était toutheureux de cette odeur saine des champs qu’elle lui apportait, dansles mauvaises haleines des Halles. Elle sentait la terre, le foin,le grand air, le grand ciel.

–&|160;Il faudra venir à Nanterre, mon garçon, disait-elle. Vousverrez mon potager&|160;; j’ai mis des bordures de thym partout… Çapue, dans votre gueux de Paris&|160;!

Et elle s’en allait, ruisselante. Florent était tout rafraîchi,quand il la quittait. Il tenta aussi le travail, pour combattre lesangoisses nerveuses dont il souffrait. C’était un esprit méthodiquequi poussait parfois le strict emploi de ses heures jusqu’à lamanie. Il s’enferma deux soirs par semaine, afin d’écrire un grandouvrage sur Cayenne. Sa chambre de pensionnaire était excellente,pensait-il, pour le calmer et le disposer au travail. Il allumaitson feu, voyait si le grenadier, au pied de son lit, se portaitbien&|160;; puis, il approchait la petite table, il restait àtravailler jusqu’à minuit. Il avait repoussé le paroissien etla Clef des songes au fond du tiroir, qui peu à peus’emplit de notes, de feuilles volantes, de manuscrits de toutessortes. L’ouvrage sur Cayenne n’avançait guère, coupé par d’autresprojets, des plans de travaux gigantesques, dont il jetaitl’esquisse en quelques lignes. Successivement, il ébaucha uneréforme absolue du système administratif des Halles, unetransformation des octrois en taxes sur les transactions, unerépartition nouvelle de l’approvisionnement dans les quartierspauvres, enfin une loi humanitaire encore très confuse, quiemmagasinait en commun les arrivages et assurait chaque jour unminimum de provisions à tous les ménages de Paris. L’échine pliée,perdu dans des choses graves, il mettait sa grande ombre noire aumilieu de la douceur effacée de la mansarde. Et, parfois, un pinsonqu’il avait ramassé dans les Halles, par un temps de neige, setrompait en voyant la lumière, jetait son cri dans le silence quetroublait seul le bruit de la plume courant sur le papier.

Fatalement, Florent revint à la politique. Il avait tropsouffert par elle, pour ne pas en faire l’occupation chère de savie. Il fût devenu, sans le milieu et les circonstances, un bonprofesseur de province, heureux de la paix de sa petite ville. Maison l’avait traité en loup, il se trouvait maintenant comme marquépar l’exil pour quelque besogne de combat. Son malaise nerveuxn’était que le réveil des longues songeries de Cayenne, de sesamertumes en face de souffrances imméritées, de ses serments devenger un jour l’humanité traitée à coups de fouet et la justicefoulée aux pieds. Les Halles géantes, les nourritures débordanteset fortes, avaient hâté la crise. Elles lui semblaient la bêtesatisfaite et digérant, Paris entripaillé, cuvant sa graisse,appuyant sourdement l’Empire. Elles mettaient autour de lui desgorges énormes, des reins monstrueux, des faces rondes, comme decontinuels arguments contre sa maigreur de martyr, son visage jaunede mécontent. C’était le ventre boutiquier, le ventre del’honnêteté moyenne, se ballonnant, heureux, luisant au soleil,trouvant que tout allait pour le mieux, que jamais les gens demœurs paisibles n’avaient engraissé si bellement. Alors, il sesentit les poings serrés, prêt à une lutte, plus irrité par lapensée de son exil, qu’il ne l’était en rentrant en France. Lahaine le reprit tout entier. Souvent, il laissait tomber sa plume,il rêvait. Le feu mourant tachait sa face d’une grande flamme, lalampe charbonneuse filait, pendant que le pinson, la tête sousl’aile, se rendormait sur une patte.

Quelquefois, à onze heures, Auguste, voyant de la lumière sousla porte, frappait, avant d’aller se coucher. Florent lui ouvraitavec quelque impatience. Le garçon charcutier s’asseyait, restaitdevant le feu, parlant peu, n’expliquant jamais pourquoi il venait.Tout le temps, il regardait la photographie qui les représentait,Augustine et lui, la main dans la main, endimanchés. Florent crutfinir par comprendre qu’il se plaisait d’une façon particulièredans cette chambre où la jeune fille avait logé. Un soir, ensouriant, il lui demanda s’il avait deviné juste.

–&|160;Peut-être bien, répondit Auguste très surpris de ladécouverte qu’il faisait lui-même. Je n’avais jamais songé à cela.Je venais vous voir sans savoir… Ah bien&|160;! si je disais ça àAugustine, c’est elle qui rirait… Quand on doit se marier, on nesonge guère aux bêtises.

Lorsqu’il se montrait bavard, c’était pour revenir éternellementà la charcuterie qu’il ouvrirait à Plaisance, avec Augustine. Ilsemblait si parfaitement sûr d’arranger sa vie à sa guise, queFlorent finit par éprouver pour lui une sorte de respect mêléd’irritation. En somme, ce garçon était très fort, tout bête qu’ilparaissait&|160;; il allait droit à un but, il l’atteindrait sanssecousses, dans une béatitude parfaite. Ces soirs-là, Florent nepouvait se remettre au travail&|160;; il se couchait mécontent, neretrouvant son équilibre que lorsqu’il venait à penser&|160;:«&|160;Mais cet Auguste est une brute&|160;!&|160;»

Chaque mois, il allait à Clamart voir monsieur Verlaque. C’étaitpresque une joie pour lui. Le pauvre homme traînait, au grandétonnement de Gavard, qui ne lui avait pas donné plus de six mois.À chaque visite de Florent, le malade lui disait qu’il se sentaitmieux, qu’il avait un bien grand désir de reprendre son travail.Mais les jours se passaient, des rechutes se produisaient. Florents’asseyait à côté du lit, causant de la poissonnerie, tâchantd’apporter un peu de gaieté. Il mettait sur la table de nuit lescinquante francs qu’il abandonnait à l’inspecteur en titre&|160;;et celui-ci, bien que ce fût une affaire convenue, se fâchaitchaque fois, ne voulant pas de l’argent. Puis, on parlait d’autrechose, l’argent restait sur la table. Quand Florent partait, madameVerlaque l’accompagnait jusqu’à la porte de la rue. Elle étaitpetite, molle, très larmoyante. Elle ne parlait que de la dépenseoccasionnée par la maladie de son mari, du bouillon de poulet, desviandes saignantes, du bordeaux, et du pharmacien, et du médecin.Cette conversation dolente gênait beaucoup Florent. Les premièresfois, il ne comprit pas. Enfin, comme la pauvre dame pleuraittoujours, en disant que, jadis, ils étaient heureux avec lesdix-huit cents francs de la place d’inspecteur, il lui offrittimidement de lui remettre quelque chose, en cachette de son mari.Elle se défendit&|160;; et sans transition, d’elle-même, elleassura que cinquante francs lui suffiraient. Mais, dans le courantdu mois, elle écrivait souvent à celui qu’elle nommait leursauveur&|160;; elle avait une petite anglaise fine, des phrasesfaciles et humbles, dont elle emplissait juste trois pages, pourdemander dix francs&|160;; si bien que les cent cinquante francs del’employé passaient entièrement au ménage Verlaque. Le maril’ignorait sans doute, la femme lui baisait les mains. Cette bonneaction était sa grande jouissance&|160;; il la cachait comme unplaisir défendu qu’il prenait en égoïste.

–&|160;Ce diable de Verlaque se moque de vous, disait parfoisGavard. Il se dorlote, maintenant que vous lui faites desrentes.

Il finit par répondre, un jour&|160;:

–&|160;C’est arrangé, je ne lui abandonne plus que vingt-cinqfrancs.

D’ailleurs, Florent n’avait aucun besoin. Les Quenu luidonnaient toujours la table et le coucher. Les quelques francs quilui restaient suffisaient à payer sa consommation, le soir, chezmonsieur Lebigre. Peu à peu, sa vie s’était réglée comme unehorloge&|160;: il travaillait dans sa chambre&|160;; continuait sesleçons au petit Muche, deux fois par semaine, de huit à neufheures&|160;; accordait une soirée à la belle Lisa, pour ne pas lafâcher&|160;; et passait le reste de son temps dans le cabinetvitré, en compagnie de Gavard et de ses amis.

Chez les Méhudin, il arrivait avec sa douceur un peu roide deprofesseur. Le vieux logis lui plaisait. En bas, il passait dansles odeurs fades du marchand d’herbes cuites&|160;; des bassinesd’épinards, des terrines d’oseille, refroidissaient, au fond d’unepetite cour. Puis, il montait l’escalier tournant, gras d’humidité,dont les marches, tassées et creusées, penchaient d’une façoninquiétante. Les Méhudin occupaient tout le second étage. Jamais lamère n’avait voulu déménager, lorsque l’aisance était venue, malgréles supplications des deux filles, qui rêvaient d’habiter unemaison neuve, dans une rue large. La vieille s’entêtait, disaitqu’elle avait vécu là, qu’elle mourrait là. D’ailleurs, elle secontentait d’un cabinet noir, laissant les chambres à Claire et àla Normande. Celle-ci, avec son autorité d’aînée, s’était emparéede la pièce qui donnait sur la rue&|160;; c’était la grandechambre, la belle chambre. Claire en fut si vexée, qu’elle refusala pièce voisine, dont la fenêtre ouvrait sur la cour&|160;; ellevoulut aller coucher, de l’autre côté du palier, dans une sorte degaletas qu’elle ne fit pas même blanchir à la chaux. Elle avait saclef, elle était libre&|160;; à la moindre contrariété, elles’enfermait chez elle.

Quand Florent se présentait, les Méhudin achevaient de dîner.Muche lui sautait au cou. Il restait un instant assis, avecl’enfant bavardant entre les jambes. Puis, lorsque la toile ciréeétait essuyée, la leçon commençait, sur un coin de la table. Labelle Normande lui faisait un bon accueil. Elle tricotait ouraccommodait du linge, approchant sa chaise, travaillant à la mêmelampe&|160;; souvent, elle laissait l’aiguille pour écouter laleçon, qui la surprenait. Elle eut bientôt une grande estime pource garçon si savant, qui paraissait doux comme une femme en parlantau petit, et qui avait une patience angélique à répéter toujoursles mêmes conseils. Elle ne le trouvait plus laid du tout. Si bienqu’elle devint comme jalouse de la belle Lisa. Elle avançait sachaise davantage, regardait Florent d’un sourire embarrassant.

–&|160;Mais, maman, tu me pousses le coude, tu m’empêchesd’écrire&|160;! disait Muche en colère. Tiens&|160;! voilà un pâté,maintenant&|160;! Recule-toi donc&|160;!

Peu à peu, elle en vint à dire beaucoup de mal de la belle Lisa.Elle prétendait qu’elle cachait son âge, qu’elle se serrait àétouffer dans ses corsets&|160;; si, dès le matin, la charcutièredescendait, sanglée, vernie, sans qu’un cheveu dépassât l’autre,c’était qu’elle devait être affreuse en déshabillé. Alors, ellelevait un peu les bras, en montrant qu’elle, dans son intérieur, neportait pas de corset&|160;; et elle gardait son sourire,développant son torse superbe, qu’on sentait rouler et vivre, soussa mince camisole mal attachée. La leçon était interrompue. Muche,intéressé, regardait sa mère lever les bras. Florent écoutait,riait même, avec l’idée que les femmes étaient bien drôles. Larivalité de la belle Normande et de la belle Lisa l’amusait.

Muche, cependant, achevait sa page d’écriture. Florent, quiavait une belle main, préparait des modèles, des bandes de papier,sur lesquelles il écrivait, en gros et en demi-gros, des mots trèslongs, tenant toute la ligne. Il affectionnait les mots«&|160;tyranniquement, liberticide, anticonstitutionnel,révolutionnaire&|160;»&|160;; ou bien, il faisait copier à l’enfantdes phrases comme celles-ci&|160;: «&|160;Le jour de la justiceviendra… La souffrance du juste est la condamnation du pervers…Quand l’heure sonnera, le coupable tombera.&|160;» Il obéissaittrès naïvement, en écrivant les modèles d’écriture, aux idées quilui hantaient le cerveau&|160;; il oubliait Muche, la belleNormande, tout ce qui l’entourait. Muche aurait copié leContrat social. Il alignait, pendant des pages entières, des«&|160;tyranniquement&|160;» et des«&|160;anticonstitutionnel&|160;», en dessinant chaque lettre.

Jusqu’au départ du professeur, la mère Méhudin tournait autourde la table, en grondant. Elle continuait à nourrir contre Florentune rancune terrible. Selon elle, il n’y avait pas de bon sens àfaire travailler ainsi le petit, le soir, à l’heure où les enfantsdoivent dormir. Elle aurait certainement jeté «&|160;le grandmaigre&|160;» à la porte, si la belle Normande, après uneexplication très orageuse, ne lui avait nettement déclaré qu’elles’en irait loger ailleurs, si elle n’était pas maîtresse derecevoir chez elle qui bon lui semblait. D’ailleurs, chaque soir,la querelle recommençait.

–&|160;Tu as beau dire, répétait la vieille, il a l’œil faux…Puis, les maigres, je m’en défie. Un homme maigre, c’est capable detout. Jamais je n’en ai rencontré un de bon… Le ventre lui esttombé dans les fesses à celui-là, pour sûr&|160;; car il est platcomme une planche… Et pas beau avec ça&|160;! Moi qui aisoixante-cinq ans passés, je n’en voudrais pas dans ma table denuit.

Elle disait cela, parce qu’elle voyait bien comment tournaientles choses. Et elle parlait avec admiration de monsieur Lebigre,qui se montrait très galant, en effet, pour la belleNormande&|160;; outre qu’il flairait là une grosse dot, il pensaitque la jeune femme serait superbe au comptoir. La vieille netarissait pas&|160;: au moins celui-là n’était pas efflanqué&|160;;il devait être fort comme un Turc&|160;; elle allait jusqu’às’enthousiasmer sur ses mollets, qu’il avait très gros. Mais laNormande haussait les épaules, en répondant aigrement&|160;:

–&|160;Je m’en moque pas mal, de ses mollets&|160;; je n’aibesoin des mollets de personne… Je fais ce qu’il me plaît.

Et, si la mère voulait continuer et devenait tropnette&|160;:

–&|160;Eh bien, quoi&|160;! criait la fille, ça ne vous regardepas… Ce n’est pas vrai, d’ailleurs. Puis, si c’était vrai, je nevous en demanderais pas la permission, n’est-ce pas&|160;?Fichez-moi la paix.

Elle rentrait dans sa chambre en faisant claquer la porte. Elleavait pris dans la maison un pouvoir dont elle abusait. La vieille,la nuit, quand elle croyait surprendre quelque bruit, se levait,nu-pieds, pour écouter à la porte de sa fille si Florent n’étaitpas venu la retrouver. Mais celui-ci avait encore chez les Méhudinune ennemie plus rude. Dès qu’il arrivait, Claire se levait sansdire un mot, prenait un bougeoir, rentrait chez elle, de l’autrecôté du palier. On l’entendait donner les deux tours à la serrure,avec une rage froide. Un soir que sa sœur invita le professeur àdîner, elle fit sa cuisine sur le carré et mangea dans sa chambre.Souvent, elle s’enfermait si étroitement qu’on ne la voyait pasd’une semaine. Elle restait molle toujours, avec des caprices defer, des regards de bête méfiante, sous sa toison fauve pâle. Lamère Méhudin, qui crut pouvoir se soulager avec elle, la renditfurieuse en lui parlant de Florent. Alors, la vieille, exaspérée,cria partout qu’elle s’en irait, si elle n’avait pas peur delaisser ses deux filles se manger entre elles.

Comme Florent se retirait, un soir, il passa devant la porte deClaire, restée grande ouverte. Il la vit très rouge, qui leregardait. L’attitude hostile de la jeune fille lechagrinait&|160;; sa timidité avec les femmes l’empêchait seule deprovoquer une explication. Ce soir-là, il serait certainement entrédans sa chambre, s’il n’avait aperçu, à l’étage supérieur, lapetite face blanche de mademoiselle Saget, penchée sur la rampe. Ilpassa, et il n’avait pas descendu dix marches, que la porte deClaire, violemment refermée derrière son dos, ébranla toute la cagede l’escalier. Ce fut en cette occasion que mademoiselle Saget seconvainquit que le cousin de madame Quenu couchait avec les deuxMéhudin.

Florent ne songeait guère à ces belles filles. Il traitaitd’ordinaire les femmes en homme qui n’a point de succès auprèsd’elles. Puis, il dépensait en rêve trop de sa virilité. Il en vintà éprouver une véritable amitié pour la Normande&|160;; elle avaitun bon cœur, quand elle ne se montait pas la tête. Mais jamais iln’alla plus loin. Le soir, sous la lampe, tandis qu’elle approchaitsa chaise, comme pour se pencher sur la page d’écriture de Muche,il sentait même son corps puissant et tiède à côté de lui avec uncertain malaise. Elle lui semblait colossale, très lourde, presqueinquiétante, avec sa gorge de géante&|160;; il reculait ses coudesaigus, ses épaules sèches, pris de la peur vague d’enfoncer danscette chair. Ses os de maigre avaient une angoisse au contact despoitrines grasses. Il baissait la tête, s’amincissait encore,incommodé par le souffle fort qui montait d’elle. Quand sa camisoles’entrebâillait, il croyait voir sortir, entre deux blancheurs, unefumée de vie, une haleine de santé qui lui passait sur la face,chaude encore, comme relevée d’une pointe de la puanteur desHalles, par les ardentes soirées de juillet. C’était un parfumpersistant, attaché à la peau d’une finesse de soie, un suint demarée coulant des seins superbes, des bras royaux, de la taillesouple, mettant un arôme rude dans son odeur de femme. Elle avaittenté toutes les huiles aromatiques&|160;; elle se lavait à grandeeau&|160;; mais dès que la fraîcheur du bain s’en allait, le sangramenait jusqu’au bout des membres la fadeur des saumons, laviolette musquée des éperlans, les âcretés des harengs et desraies. Alors, le balancement de ses jupes dégageait une buée&|160;;elle marchait au milieu d’une évaporation d’algues vaseuses&|160;;elle était, avec son grand corps de déesse, sa pureté et sa pâleuradmirables, comme un beau marbre ancien roulé par la mer et ramenéà la côte dans le coup de filet d’un pêcheur de sardines. Florentsouffrait&|160;; il ne la désirait point, les sens révoltés par lesaprès-midi de la poissonnerie&|160;; il la trouvait irritante, tropsalée, trop amère, d’une beauté trop large et d’un relent tropfort.

Mademoiselle Saget, quant à elle, jurait ses grands dieux qu’ilétait son amant. Elle s’était fâchée avec la belle Normande, pourune limande de dix sous. Depuis cette brouille, elle témoignait unegrande amitié à la belle Lisa. Elle espérait arriver plus vite àconnaître ainsi ce qu’elle appelait «&|160;le micmac desQuenu&|160;». Florent continuant à lui échapper, elle était uncorps sans âme, comme elle le disait elle-même, sans avouer lacause de ses doléances. Une jeune fille courant après les culottesd’un garçon n’aurait pas été plus désolée que cette terriblevieille, en sentant le secret du cousin lui glisser entre lesdoigts. Elle guettait le cousin, le suivait, le déshabillait, leregardait partout, avec une rage furieuse de ce que sa curiosité enrut ne parvenait pas à le posséder. Depuis qu’il venait chez lesMéhudin, elle ne quittait plus la rampe de l’escalier. Puis, ellecomprit que la belle Lisa était très irritée de voir Florentfréquenter «&|160;ces femmes&|160;». Tous les matins, elle luidonna alors des nouvelles de la rue Pirouette. Elle entrait à lacharcuterie, les jours de froid, ratatinée, rapetissée par lagelée&|160;; elle posait ses mains bleuies sur l’étuve de melchior,se chauffant les doigts, debout devant le comptoir, n’achetantrien, répétant de sa voix fluette&|160;:

–&|160;Il était encore hier chez elles, il n’en sort plus… LaNormande l’a appelé «&|160;mon chéri&|160;» dans l’escalier.

Elle mentait un peu pour rester et se chauffer les mains pluslongtemps. Le lendemain du jour où elle crut voir sortir Florent dela chambre de Claire, elle accourut et fit durer l’histoire unebonne demi-heure. C’était une honte&|160;; maintenant, le cousinallait d’un lit à l’autre.

–&|160;Je l’ai vu, dit-elle. Quand il en a assez avec laNormande, il va trouver la petite blonde sur la pointe des pieds.Hier, il quittait la blonde, et il retournait sans doute auprès dela grande brune, quand il m’a aperçue, ce qui lui a fait rebrousserchemin. Toute la nuit, j’entends les deux portes, ça ne finit pas…Et cette vieille Méhudin qui couche dans un cabinet entre leschambres de ses filles&|160;!

Lisa faisait une moue de mépris. Elle parlait peu,n’encourageant les bavardages de mademoiselle Saget que par sonsilence. Elle écoutait profondément. Quand les détails devenaientpar trop scabreux&|160;:

–&|160;Non, non, murmurait-elle, ce n’est pas permis… Se peut-ilqu’il y ait des femmes comme ça&|160;!

Alors, mademoiselle Saget lui répondait que, dame&|160;! toutesles femmes n’étaient pas honnêtes comme elle. Ensuite, elle sefaisait très tolérante pour le cousin. Un homme, ça court aprèschaque jupon qui passe&|160;; puis, il n’était pas marié,peut-être. Et elle posait des questions sans en avoir l’air. MaisLisa ne jugeait jamais le cousin, haussait les épaules, pinçait leslèvres. Quand mademoiselle Saget était partie, elle regardait,l’air écœuré, le couvercle de l’étuve, où la vieille avait laissé,sur le luisant du métal, la salissure terne de ses deux petitesmains.

–&|160;Augustine, criait-elle, apportez donc un torchon pouressuyer l’étuve. C’est dégoûtant.

La rivalité de la belle Lisa et de la belle Normande devintalors formidable. La belle Normande était persuadée qu’elle avaitenlevé un amant à son ennemie, et la belle Lisa se sentait furieusecontre cette pas-grand-chose qui finirait par les compromettre, enattirant ce sournois de Florent chez elle. Chacune apportait sontempérament dans leur hostilité&|160;; l’une, tranquille,méprisante, avec des mines de femme qui relève ses jupes pour nepas se crotter&|160;; l’autre, plus effrontée, éclatant d’unegaieté insolente, prenant toute la largeur du trottoir, avec lacrânerie d’un duelliste cherchant une affaire. Une de leursrencontres occupait la poissonnerie pendant une journée. La belleNormande, quand elle voyait la belle Lisa sur le seuil de lacharcuterie, faisait un détour pour passer devant elle, pour lafrôler de son tablier&|160;; alors, leurs regards noirs secroisaient comme des épées, avec l’éclair et la pointe rapides del’acier. De son côté, lorsque la belle Lisa venait à lapoissonnerie, elle affectait une grimace de dégoût, en approchantdu banc de la belle Normande&|160;; elle prenait quelque grossepièce, un turbot, un saumon, à une poissonnière voisine, étalantson argent sur le marbre, ayant remarqué que cela touchait au cœur«&|160;la pas-grand-chose&|160;», qui cessait de rire. D’ailleurs,les deux rivales, à les entendre, ne vendaient que du poissonpourri et de la charcuterie gâtée. Mais leur poste de combat étaitsurtout, la belle Normande à son banc, la belle Lisa à soncomptoir, se foudroyant à travers la rue Rambuteau. Elles trônaientalors, dans leurs grands tabliers blancs, avec leurs toilettes etleurs bijoux. Dès le matin, la bataille commençait.

–&|160;Tiens&|160;! la grosse vache est levée&|160;! criait labelle Normande. Elle se ficelle comme ses saucissons, cettefemme-là… Ah bien&|160;! elle a remis son col de samedi, et elleporte encore sa robe de popeline&|160;!

Au même instant, de l’autre côté de la rue, la belle Lisa disaità sa fille de boutique&|160;:

–&|160;Voyez donc, Augustine, cette créature qui nous dévisage,là-bas. Elle est toute déformée, avec la vie qu’elle mène… Est-ceque vous apercevez ses boucles d’oreilles&|160;? Je crois qu’elle ases grandes poires, n’est-ce pas&|160;? Ça fait pitié, desbrillants, à des filles comme ça.

–&|160;Pour ce que ça lui coûte&|160;! répondait complaisammentAugustine.

Quand l’une d’elles avait un bijou nouveau, c’était unevictoire&|160;; l’autre crevait de dépit. Toute la matinée, ellesse jalousaient leurs clients, se montraient très maussades, sielles s’imaginaient que la vente allait mieux chez «&|160;la grandebringue d’en face&|160;». Puis, venait l’espionnage dudéjeuner&|160;; elles savaient ce qu’elles mangeaient, épiaientjusqu’à leur digestion. L’après-midi, assises l’une dans sesviandes cuites, l’autre dans ses poissons, elles posaient,faisaient les belles, se donnaient un mal infini. C’était l’heurequi décidait du succès de la journée. La belle Normande brodait,choisissait des travaux d’aiguille très délicats, ce qui exaspéraitla belle Lisa.

–&|160;Elle ferait mieux, disait-elle, de raccommoder les bas deson garçon, qui va nu-pieds… Voyez-vous cette demoiselle, avec sesmains rouges puant le poisson&|160;!

Elle, tricotait, d’ordinaire.

–&|160;Elle en est toujours à la même chaussette, remarquaitl’autre&|160;; elle dort sur l’ouvrage, elle mange trop… Si soncocu attend ça pour avoir chaud aux pieds&|160;!

Jusqu’au soir, elles restaient implacables, commentant chaquevisite, l’œil si prompt, qu’elles saisissaient les plus mincesdétails de leur personne, lorsque d’autres femmes, à cettedistance, déclaraient ne rien apercevoir du tout. MademoiselleSaget fut dans l’admiration des bons yeux de madame Quenu, un jourque celle-ci distingua une égratignure sur la joue gauche de lapoissonnière. «&|160;Avec des yeux comme ça, disait-elle, onverrait à travers les portes.&|160;» La nuit tombait, et souvent lavictoire était indécise&|160;; parfois, l’une demeurait sur lecarreau&|160;; mais, le lendemain, elle prenait sa revanche. Dansle quartier, on ouvrait des paris pour la belle Lisa ou pour labelle Normande.

Elles en vinrent à défendre à leurs enfants de se parler.Pauline et Muche étaient bons amis, auparavant&|160;; Pauline, avecses jupes raides de demoiselle comme il faut&|160;; Muche,débraillé, jurant, tapant, jouant à merveille au charretier. Quandils s’amusaient ensemble sur le large trottoir, devant le pavillonde la marée, Pauline faisait la charrette. Mais un jour que Muchealla la chercher, tout naïvement, la belle Lisa le mit à la porte,en le traitant de galopin.

–&|160;Est-ce qu’on sait, dit-elle, avec ces enfants malélevés&|160;!… Celui-ci a de si mauvais exemples sous les yeux, queje ne suis pas tranquille, quand il est avec ma fille.

L’enfant avait sept ans. Mademoiselle Saget, qui se trouvait là,ajouta&|160;:

–&|160;Vous avez bien raison. Il est toujours fourré avec lespetites du quartier, ce garnement… On l’a trouvé dans une cave,avec la fille du charbonnier.

La belle Normande, quand Muche vint en pleurant lui raconterl’aventure, entra dans une colère terrible. Elle voulait aller toutcasser chez les Quenu-Gradelle. Puis, elle se contenta de donner lefouet à Muche.

–&|160;Si tu y retournes jamais, cria-t-elle, furieuse, tu aurasaffaire à moi&|160;!

Mais la véritable victime des deux femmes était Florent. Aufond, lui seul les avait mises sur ce pied de guerre, elles ne sebattaient que pour lui. Depuis son arrivée, tout allait de mal enpis&|160;; il compromettait, fâchait, troublait ce monde qui avaitvécu jusque-là dans une paix si grasse. La belle Normande l’auraitvolontiers griffé, quand elle le voyait s’oublier trop longtempschez les Quenu&|160;; c’était pour beaucoup l’ardeur de la luttequi la poussait au désir de cet homme. La belle Lisa gardait uneattitude de juge, devant la mauvaise conduite de son beau-frère,dont les rapports avec les deux Méhudin faisaient le scandale duquartier. Elle était horriblement vexée&|160;; elle s’efforçait dene pas montrer sa jalousie, une jalousie particulière, qui, malgréson dédain de Florent et sa froideur de femme honnête,l’exaspérait, chaque fois qu’il quittait la charcuterie pour allerrue Pirouette, et qu’elle s’imaginait les plaisirs défendus qu’ildevait y goûter.

Le dîner, le soir, chez les Quenu, devenait moins cordial. Lanetteté de la salle à manger prenait un caractère aigu et cassant.Florent sentait un reproche, une sorte de condamnation dans lechêne clair, la lampe trop propre, la natte trop neuve. Il n’osaitpresque plus manger, de peur de laisser tomber des miettes de painet de salir son assiette. Cependant, il avait une belle simplicitéqui l’empêchait de voir. Partout, il vantait la douceur de Lisa.Elle restait très douce, en effet. Elle lui disait, avec unsourire, comme en plaisantant&|160;:

–&|160;C’est singulier, vous ne mangez pas mal, maintenant, etpourtant vous ne devenez pas gras… Ça ne vous profite pas.

Quenu riait plus haut, tapait sur le ventre de son frère, enprétendant que toute la charcuterie y passerait, sans seulementlaisser épais de graisse comme une pièce de deux sous. Mais, dansl’insistance de Lisa, il y avait cette haine, cette méfiance desmaigres que la mère Méhudin témoignait plus brutalement&|160;; il yavait aussi une allusion détournée à la vie de débordements queFlorent menait. Jamais, d’ailleurs, elle ne parlait devant lui dela belle Normande. Quenu ayant fait une plaisanterie, un soir, elleétait devenue si glaciale, que le digne homme ne recommença pas.Après le dessert, ils demeuraient là un instant. Florent, qui avaitremarqué l’humeur de sa belle-sœur, quand il partait trop vite,cherchait un bout de conversation. Elle était tout près de lui. Ilne la trouvait pas tiède et vivante, comme la poissonnière&|160;;elle n’avait pas, non plus, la même odeur de marée, pimentée et dehaut goût&|160;; elle sentait la graisse, la fadeur des bellesviandes. Pas un frisson ne faisait faire un pli à son corsagetendu. Le contact trop ferme de la belle Lisa inquiétait plusencore ses os de maigre que l’approche tendre de la belle Normande.Gavard lui dit une fois, en grande confidence, que madame Quenuétait certainement une belle femme, mais qu’il les aimait«&|160;moins blindées que cela&|160;».

Lisa évitait de parler de Florent à Quenu. Elle faisait,d’habitude, grand étalage de patience. Puis, elle croyait honnêtede ne pas se mettre entre les deux frères, sans avoir de biensérieux motifs. Comme elle le disait, elle était très bonne, maisil ne fallait pas la pousser à bout. Elle en était à la période detolérance, le visage muet, la politesse stricte, l’indifférenceaffectée, évitant encore avec soin tout ce qui aurait pu fairecomprendre à l’employé qu’il couchait et qu’il mangeait chez eux,sans que jamais on vît son argent&|160;; non pas qu’elle eûtaccepté un payement quelconque, elle était au-dessus de cela&|160;;seulement, il aurait pu, vraiment, déjeuner au moins dehors. Ellefit remarquer un jour à Quenu&|160;:

–&|160;On n’est plus seuls. Quand nous voulons nous parler,maintenant, il faut attendre que nous soyons couchés, le soir.

Et, un soir, elle lui dit, sur l’oreiller&|160;:

–&|160;Il gagne cent cinquante francs, n’est-ce pas&|160;? tonfrère… C’est singulier qu’il ne puisse pas mettre quelque chose decôté pour s’acheter du linge. J’ai encore été obligée de lui donnertrois vieilles chemises à toi.

–&|160;Bah&|160;! ça ne fait rien, répondit Quenu, il n’est pasdifficile, mon frère… Il faut lui laisser son argent.

–&|160;Oh&|160;! bien sûr, murmura Lisa, sans insisterdavantage, je ne dis pas ça pour ça… Qu’il le dépense bien ou mal,ce n’est pas notre affaire.

Elle était persuadée qu’il mangeait ses appointements chez lesMéhudin. Elle ne sortit qu’une fois de son attitude calme, de cetteréserve de tempérament et de calcul. La belle Normande avait faitcadeau à Florent d’un saumon, superbe. Celui-ci, très embarrassé deson saumon, n’ayant pas osé le refuser, l’apporta à la belleLisa.

–&|160;Vous en ferez un pâté, dit-il ingénument.

Elle le regardait fixement, les lèvres blanches&|160;; puis,d’une voix qu’elle tâchait de contenir&|160;:

–&|160;Est-ce que vous croyez que nous avons besoin denourriture, par exemple&|160;! Dieu merci&|160;! il y a assez àmanger ici&|160;!… Remportez-le&|160;!

–&|160;Mais faites-le-moi cuire, au moins, reprit Florent,étonné de sa colère&|160;; je le mangerai.

Alors elle éclata.

–&|160;La maison n’est pas une auberge, peut-être&|160;! Ditesaux personnes qui vous l’ont donné de le faire cuire, si ellesveulent. Moi, je n’ai pas envie d’empester mes casseroles…Remportez-le, entendez-vous&|160;!

Elle l’aurait pris et jeté à la rue. Il le porta chez monsieurLebigre, où Rose reçut l’ordre d’en faire un pâté. Et, un soir,dans le cabinet vitré, on mangea le pâté. Gavard paya des huîtres.Florent, peu à peu, venait davantage, ne quittait plus le cabinet.Il y trouvait un milieu surchauffé, où ses fièvres politiquesbattaient à l’aise. Parfois, maintenant, quand il s’enfermait danssa mansarde pour travailler, la douceur de la pièce l’impatientait,la recherche théorique de la liberté ne lui suffisait plus, ilfallait qu’il descendît, qu’il allât se contenter dans les axiomestranchants de Charvet et dans les emportements de Logre. Lespremiers soirs, ce tapage, ce flot de paroles l’avait gêné&|160;;il en sentait encore le vide, mais il éprouvait un besoin des’étourdir, de se fouetter, d’être poussé à quelque résolutionextrême qui calmât ses inquiétudes d’esprit. L’odeur du cabinet,cette odeur liquoreuse, chaude de la fumée du tabac, le grisait,lui donnait une béatitude particulière, un abandon de lui-même,dont le bercement lui faisait accepter sans difficulté des chosestrès grosses. Il en vint à aimer les figures qui étaient là, à lesretrouver, à s’attarder à elles avec le plaisir de l’habitude. Laface douce et barbue de Robine, le profil sérieux de Clémence, lamaigreur blême de Charvet, la bosse de Logre, et Gavard, etAlexandre, et Lacaille, entraient dans sa vie, y prenaient uneplace de plus en plus grande. C’était pour lui comme une jouissancetoute sensuelle. Lorsqu’il posait la main sur le bouton de cuivredu cabinet, il lui semblait sentir ce bouton vivre, lui chaufferles doigts, tourner de lui-même&|160;; il n’eût pas éprouvé unesensation plus vive, en prenant le poignet souple d’une femme.

À la vérité, il se passait des choses très graves dans lecabinet. Un soir, Logre, après avoir tempêté avec plus de violenceque de coutume, donna des coups de poing sur la table, en déclarantque si l’on était des hommes, on flanquerait le gouvernement parterre. Et il ajouta qu’il fallait s’entendre tout de suite, si l’onvoulait être prêt, quand la débâcle arriverait. Puis, les têtesrapprochées, à voix plus basse, on convint de former un petitgroupe prêt à toutes les éventualités. Gavard, à partir de ce jour,fut persuadé qu’il faisait partie d’une société secrète et qu’ilconspirait. Le cercle ne s’étendit pas, mais Logre promit del’aboucher avec d’autres réunions qu’il connaissait. À un moment,quand on tiendrait tout Paris dans la main, on ferait danser lesTuileries. Alors, ce furent des discussions sans fin qui durèrentplusieurs mois&|160;: questions d’organisation, questions de but etde moyens, questions de stratégie et de gouvernement futur. Dès queRose avait apporté le grog de Clémence, les chopes de Charvet et deRobine, les mazagrans de Logre, de Gavard et de Florent, et lespetits verres de Lacaille et d’Alexandre, le cabinet étaitsoigneusement barricadé, la séance était ouverte.

Charvet et Florent restaient naturellement les voix le plusécoutées. Gavard n’avait pu tenir sa langue, contant peu à peutoute l’histoire de Cayenne, ce qui mettait Florent dans une gloirede martyr. Ses paroles devenaient des actes de foi. Un soir, lemarchand de volailles, vexé d’entendre attaquer son ami qui étaitabsent, s’écria&|160;:

–&|160;Ne touchez pas à Florent, il est allé àCayenne&|160;!

Mais Charvet se trouvait très piqué de cet avantage.

–&|160;Cayenne, Cayenne, murmurait-il entre ses dents, on n’yétait pas si mal que ça, après tout&|160;!

Et il tentait de prouver que l’exil n’est rien, que la grandesouffrance consiste à rester dans son pays opprimé, la bouchebâillonnée, en face du despotisme triomphant. Si, d’ailleurs, on nel’avait pas arrêté, au 2 décembre, ce n’était pas sa faute. Illaissait même entendre que ceux qui se font prendre sont desimbéciles. Cette jalousie sourde en fit l’adversaire systématiquede Florent. Les discussions finissaient toujours par secirconscrire entre eux deux. Et ils parlaient encore pendant desheures, au milieu du silence des autres, sans que jamais l’un d’euxse confessât battu.

Une des questions les plus caressées était celle de laréorganisation du pays, au lendemain de la victoire.

–&|160;Nous sommes vainqueurs, n’est-ce pas&|160;?… commençaitGavard.

Et, le triomphe une fois bien entendu, chacun donnait son avis.Il y avait deux camps. Charvet, qui professait l’hébertisme, avaitavec lui Logre et Robine. Florent toujours perdu dans son rêvehumanitaire, se prétendait socialiste et s’appuyait sur Alexandreet sur Lacaille. Quant à Gavard, il ne répugnait pas aux idéesviolentes&|160;; mais, comme on lui reprochait quelquefois safortune, avec d’aigres plaisanteries qui l’émotionnaient, il étaitcommuniste.

–&|160;Il faudra faire table rase, disait Charvet de son tonbref, comme s’il eût donné un coup de hache. Le tronc est pourri,on doit l’abattre.

–&|160;Oui&|160;! oui&|160;! reprenait Logre, se mettant deboutpour être plus grand, ébranlant la cloison sous les bonds de sabosse. Tout sera fichu par terre, c’est moi qui vous le dis… Après,on verra.

Robine approuvait de la barbe. Son silence jouissait, quand lespropositions devenaient tout à fait révolutionnaires. Ses yeuxprenaient une grande douceur au mot de guillotine&|160;; il lesfermait à demi, comme s’il voyait la chose, et qu’elle l’eûtattendri&|160;; et, alors, il grattait légèrement son menton sur lapomme de sa canne, avec un sourd ronronnement de satisfaction.

–&|160;Cependant, disait à son tour Florent, dont la voixgardait un son lointain de tristesse, cependant si vous abattezl’arbre, il sera nécessaire de garder des semences… Je crois, aucontraire, qu’il faut conserver l’arbre pour greffer sur lui la vienouvelle… La révolution politique est faite, voyez-vous&|160;; ilfaut aujourd’hui songer au travailleur, à l’ouvrier&|160;; notremouvement devra être tout social. Et je vous défie bien d’arrêtercette revendication du peuple. Le peuple est las, il veut sapart.

Ces paroles enthousiasmaient Alexandre. Il affirmait, avec sabonne figure réjouie, que c’était vrai, que le peuple étaitlas.

–&|160;Et nous voulons notre part, ajoutait Lacaille, d’un airplus menaçant. Toutes les révolutions, c’est pour les bourgeois. Ily en a assez, à la fin. À la première, ce sera pour nous.

Alors, on ne s’entendait plus. Gavard offrait de partager. Logrerefusait, en jurant qu’il ne tenait pas à l’argent. Puis, peu àpeu, Charvet, dominant le tumulte, continuait tout seul&|160;:

–&|160;L’égoïsme des classes est un des soutiens les plus fermesde la tyrannie. Il est mauvais que le peuple soit égoïste. S’ilnous aide, il aura sa part… Pourquoi voulez-vous que je me battepour l’ouvrier, si l’ouvrier refuse de se battre pour moi&|160;?…Puis, la question n’est pas là. Il faut dix ans de dictaturerévolutionnaire, si l’on veut habituer un pays comme la France àl’exercice de la liberté.

–&|160;D’autant plus, disait nettement Clémence, que l’ouvriern’est pas mûr et qu’il doit être dirigé.

Elle parlait rarement. Cette grande fille grave, perdue aumilieu de tous ces hommes, avait une façon professorale d’écouterparler politique. Elle se renversait contre la cloison, buvait songrog à petits coups, en regardant les interlocuteurs, avec desfroncements de sourcils, des gonflements de narines, toute uneapprobation ou une désapprobation muettes, qui prouvaient qu’ellecomprenait, qu’elle avait des idées très arrêtées sur les matièresles plus compliquées. Parfois, elle roulait une cigarette,soufflait du coin des lèvres des jets de fumée minces, devenaitplus attentive. Il semblait que le débat eût lieu devant elle, etqu’elle dût distribuer des prix à la fin. Elle croyait certainementgarder sa place de femme, en réservant son avis, en ne s’emportantpas comme les hommes. Seulement, au fort des discussions, ellelançait une phrase, elle concluait d’un mot, elle «&|160;rivait leclou&|160;» à Charvet lui-même, selon l’expression de Gavard. Aufond, elle se croyait beaucoup plus forte que ces messieurs. Ellen’avait de respect que pour Robine, dont elle couvait le silence deses grands yeux noirs.

Florent, pas plus que les autres, ne faisait attention àClémence. C’était un homme pour eux. On lui donnait des poignées demain à lui démancher le bras. Un soir, Florent assista aux fameuxcomptes. Comme la jeune femme venait de toucher son argent, Charvetvoulut lui emprunter dix francs. Mais elle dit que non, qu’ilfallait savoir où ils en étaient auparavant. Ils vivaient sur labase du mariage libre et de la fortune libre&|160;; chacun d’euxpayait ses dépenses, strictement&|160;; comme ça, disaient-ils, ilsne se devaient rien, ils n’étaient pas esclaves. Le loyer, lanourriture, le blanchissage, les menus plaisirs, tout se trouvaitécrit, noté, additionné. Ce soir-là, Clémence, vérification faite,prouva à Charvet qu’il lui devait déjà cinq francs. Elle lui remitensuite les dix francs, en lui disant&|160;:

–&|160;Marque que tu m’en dois quinze, maintenant… Tu me lesrendras le 5, sur les leçons du petit Léhudier.

Quand on appelait Rose pour payer, ils tiraient chacun de leurpoche les quelques sous de leur consommation. Charvet traitait mêmeen riant Clémence d’aristocrate, parce qu’elle prenait ungrog&|160;; il disait qu’elle voulait l’humilier, lui faire sentirqu’il gagnait moins qu’elle, ce qui était vrai&|160;; et il yavait, au fond de son rire, une protestation contre ce gain plusélevé, qui le rabaissait, malgré sa théorie de l’égalité dessexes.

Si les discussions n’aboutissaient guère, elles tenaient cesmessieurs en haleine. Il sortait un bruit formidable ducabinet&|160;; les vitres dépolies vibraient comme des peaux detambour. Parfois, le bruit devenait si fort que Rose, avec salangueur, versant au comptoir un canon à quelque blouse, tournaitla tête d’inquiétude.

–&|160;Ah bien&|160;! merci, ils se cognent là-dedans, disait lablouse, en reposant le verre sur le zinc, et en se torchant labouche d’un revers de main.

–&|160;Pas de danger, répondait tranquillement monsieurLebigre&|160;; ce sont des messieurs qui causent.

Monsieur Lebigre, très rude pour les autres consommateurs, leslaissait crier à leur aise, sans jamais leur faire la moindreobservation. Il restait des heures sur la banquette du comptoir, engilet à manches, sa grosse tête ensommeillée appuyée contre laglace, suivant du regard Rose qui débouchait des bouteilles ou quidonnait des coups de torchon. Les jours de belle humeur, quand elleétait devant lui, plongeant des verres dans le bassin aux rinçures,les poignets nus, il la pinçait fortement au gras des jambes, sansqu’on pût le voir, ce qu’elle acceptait avec un sourire d’aise.Elle ne trahissait même pas cette familiarité par un sursaut&|160;;lorsqu’il l’avait pincée au sang, elle disait qu’elle n’était paschatouilleuse. Cependant, monsieur Lebigre, dans l’odeur de vin etle ruissellement de clartés chaudes qui l’assoupissaient, tendaitl’oreille aux bruits du cabinet. Il se levait quand les voixmontaient, allait s’adosser à la cloison&|160;; ou même il poussaitla porte, il entrait, s’asseyait un instant, en donnant une tapesur la cuisse de Gavard. Là, il approuvait tout de la tête. Lemarchand de volailles disait que, si ce diable de Lebigre n’avaitguère l’étoffe d’un orateur, on pouvait compter sur lui «&|160;lejour du grabuge&|160;».

Mais Florent, un matin, aux Halles, dans une querelle affreusequi éclata entre Rose et une poissonnière, à propos d’une bourrichede harengs que celle-ci avait fait tomber d’un coup de coude, sansle vouloir, l’entendit traiter de «&|160;panier à mouchard&|160;»et de «&|160;torchon de la préfecture&|160;». Quand il eut rétablila paix, on lui en dégoisa long sur monsieur Lebigre&|160;: ilétait de la police&|160;; tout le quartier le savait bien&|160;;mademoiselle Saget, avant de se servir chez lui, disait l’avoirrencontré une fois allant au rapport&|160;; puis, c’était un hommed’argent, un usurier qui prêtait à la journée aux marchands desquatre-saisons, et qui leur louait des voitures, en exigeant unintérêt scandaleux. Florent fut très ému. Le soir même, enétouffant la voix, il crut devoir répéter ces choses à cesmessieurs. Ils haussèrent les épaules, rirent beaucoup de sesinquiétudes.

–&|160;Ce pauvre Florent&|160;! dit méchamment Charvet, parcequ’il est allé à Cayenne, il s’imagine que toute la police est àses trousses.

Gavard donna sa parole d’honneur que Lebigre était «&|160;unbon, un pur&|160;». Mais ce fut surtout Logre qui se fâcha. Sachaise craquait&|160;; il déblatérait, il déclarait que ce n’étaitpas possible de continuer comme cela, que si l’on accusait tout lemonde d’être de la police, il aimait mieux rester chez lui et neplus s’occuper de politique. Est-ce qu’on n’avait pas osé direqu’il en était, lui, Logre&|160;! lui qui s’était battu en 48 et en51, qui avait failli être transporté deux fois&|160;! Et, en criantcela, il regardait les autres, la mâchoire en avant, comme s’il eûtvoulu leur clouer violemment et quand même la conviction qu’il«&|160;n’en était pas&|160;». Sous ses regards furibonds, lesautres protestèrent du geste. Cependant, Lacaille, en entendanttraiter monsieur Lebigre d’usurier, avait baissé la tête.

Les discussions noyèrent cet incident. Monsieur Lebigre, depuisque Logre avait lancé l’idée d’un complot, donnait des poignées demain plus rudes aux habitués du cabinet. À la vérité, leurclientèle devait être d’un maigre profit&|160;; ils nerenouvelaient jamais leurs consommations. À l’heure du départ, ilsbuvaient la dernière goutte de leur verre, sagement ménagé pendantles ardeurs des théories politiques et sociales. Le départ, dans lefroid humide de la nuit, était tout frissonnant. Ils restaient uninstant sur le trottoir, les yeux brûlés, les oreilles assourdies,comme surpris par le silence noir de la rue. Derrière eux, Rosemettait les boulons des volets. Puis, quand ils s’étaient serré lesmains, épuisés, ne trouvant plus un mot, ils se séparaient, mâchantencore des arguments, avec le regret de ne pouvoir s’enfoncermutuellement leur conviction dans la gorge. Le dos rond de Robinemoutonnait, disparaissait du côté de la rue Rambuteau&|160;; tandisque Charvet et Clémence s’en allaient par les Halles, jusqu’auLuxembourg, côte à côte, faisant sonner militairement leurs talons,en discutant encore quelque point de politique ou de philosophie,sans jamais se donner le bras.

Le complot mûrissait lentement. Au commencement de l’été, iln’était toujours question que de la nécessité de «&|160;tenter lecoup&|160;». Florent, qui, dans les premiers temps, éprouvait unesorte de méfiance, finit par croire à la possibilité d’un mouvementrévolutionnaire. Il s’en occupait très sérieusement, prenant desnotes, faisant des plans écrits. Les autres parlaient toujours.Lui, peu à peu, concentra sa vie dans l’idée fixe dont il sebattait le crâne chaque soir, au point qu’il mena son frère Quenuchez monsieur Lebigre, naturellement, sans songer à mal. Il letraitait toujours un peu comme son élève, il dut même penser qu’ilavait le devoir de le lancer dans la bonne voie. Quenu étaitabsolument neuf en politique. Mais au bout de cinq ou six soirées,il se trouva à l’unisson. Il montrait une grande docilité, unesorte de respect pour les conseils de son frère, quand la belleLisa n’était pas là. D’ailleurs, ce qui le séduisit, avant tout, cefut la débauche bourgeoise de quitter sa charcuterie, de venirs’enfermer dans ce cabinet où l’on criait si fort, et où laprésence de Clémence mettait pour lui une pointe d’odeur suspecteet délicieuse. Aussi bâclait-il ses andouilles maintenant, afind’accourir plus vite, ne voulant pas perdre un mot de cesdiscussions qui lui semblaient très fortes, sans qu’il pût souventles suivre jusqu’au bout. La belle Lisa s’apercevait très bien desa hâte à s’en aller. Elle ne disait encore rien. Quand Florentl’emmenait, elle venait sur le seuil de la porte les voir entrerchez monsieur Lebigre, un peu pâle, les yeux sévères.

Mademoiselle Saget, un soir, reconnut de sa lucarne l’ombre deQuenu sur les vitres dépolies de la grande fenêtre du cabinetdonnant rue Pirouette. Elle avait trouvé là un poste d’observationexcellent, en face de cette sorte de transparent laiteux, où sedessinaient les silhouettes de ces messieurs, avec des nez subits,des mâchoires tendues qui jaillissaient, des bras énormes quis’allongeaient brusquement, sans qu’on aperçût les corps. Cedémanchement surprenant de membres, ces profils muets et furibondstrahissant au-dehors les discussions ardentes du cabinet, latenaient derrière ses rideaux de mousseline jusqu’à ce que letransparent devînt noir. Elle flairait là «&|160;un coup demistoufle&|160;». Elle avait fini par connaître les ombres, auxmains, aux cheveux, aux vêtements. Dans ce pêle-mêle de poingsfermés, de têtes coléreuses, d’épaules gonflées, qui semblaient sedécoller et rouler les unes sur les autres, elle disaitnettement&|160;: «&|160;Ça, c’est le grand dadais de cousin&|160;;ça, c’est ce vieux grigou de Gavard, et voilà le bossu, et voilàcette perche de Clémence.&|160;» Puis, lorsque les silhouettess’échauffaient, devenaient absolument désordonnées, elle étaitprise d’un besoin irrésistible de descendre, d’aller voir. Elleachetait son cassis le soir, sous le prétexte qu’elle se sentait«&|160;toute chose&|160;», le matin&|160;; il le lui fallait,disait-elle, au saut du lit. Le jour où elle vit la tête lourde deQuenu, barrée à coups nerveux par le mince poignet de Charvet, ellearriva chez monsieur Lebigre très essoufflée, elle fit rincer sapetite bouteille par Rose, afin de gagner du temps. Cependant, elleallait remonter chez elle, lorsqu’elle entendit la voix ducharcutier dire avec une netteté enfantine&|160;:

–&|160;Non, il n’en faut plus… On leur donnera un coup detorchon solide, à ce tas de farceurs de députés et de ministres, àtout le tremblement, enfin&|160;!

Le lendemain, dès huit heures, mademoiselle Saget était à lacharcuterie. Elle y trouva madame Lecœur et la Sarriette, quiplongeaient le nez dans l’étuve, achetant des saucisses chaudespour leur déjeuner. Comme la vieille fille les avait entraînéesdans sa querelle contre la belle Normande, à propos de la limandede dix sous, elles s’étaient du coup remises toutes deux avec labelle Lisa. Maintenant la poissonnière ne valait pas gros comme çade beurre. Et elles tapaient sur les Méhudin, des filles de rienqui n’en voulaient qu’à l’argent des hommes. La vérité était quemademoiselle Saget avait laissé entendre à madame Lecœur queFlorent repassait parfois une des deux sœurs à Gavard, et qu’à euxquatre, ils faisaient des parties à crever chez Baratte, bienentendu avec les pièces de cent sous du marchand de volailles.Madame Lecœur en resta dolente, les yeux jaunes de bile.

Ce matin-là, c’était à madame Quenu que la vieille fille voulaitporter un coup. Elle tourna devant le comptoir&|160;; puis, de savoix la plus douce&|160;:

–&|160;J’ai vu monsieur Quenu hier soir, dit-elle. Ahbien&|160;! allez, ils s’amusent, dans ce cabinet, où ils font tantde bruit.

Lisa s’était tournée du côté de la rue, l’oreille trèsattentive, mais ne voulant sans doute pas écouter de face.Mademoiselle Saget fit une pause, espérant qu’on la questionnerait.Elle ajouta plus bas&|160;:

–&|160;Ils ont une femme avec eux… Oh&|160;! pas monsieur Quenu,je ne dis pas ça, je ne sais pas…

–&|160;C’est Clémence, interrompit la Sarriette, une grandesèche, qui fait la dinde, parce qu’elle est allée en pension. Ellevit avec un professeur râpé… Je les ai vus ensemble&|160;; ils onttoujours l’air de se conduire au poste.

–&|160;Je sais, je sais, reprit la vieille, qui connaissait sonCharvet et sa Clémence à merveille, et qui parlait uniquement pourinquiéter la charcutière.

Celle-ci ne bronchait pas. Elle avait l’air de regarder quelquechose de très intéressant, dans les Halles. Alors, l’autre employales grands moyens. Elle s’adressa à madame Lecœur&|160;:

–&|160;Je voulais vous dire, vous feriez bien de conseiller àvotre beau-frère d’être prudent. Ils crient des choses à fairetrembler, dans ce cabinet. Les hommes, vraiment, ça n’est pasraisonnable, avec leur politique. Si on les entendait, n’est-cepas&|160;? ça pourrait très mal tourner pour eux.

–&|160;Gavard fait ce qui lui plaît, soupira madame Lecœur. Ilne manque plus que ça. L’inquiétude m’achèvera, s’il se fait jamaisjeter en prison.

Et une lueur parut dans ses yeux brouillés. Mais la Sarrietteriait, secouant sa petite figure toute fraîche de l’air dumatin.

–&|160;C’est Jules, dit-elle, qui les arrange, ceux qui disentdu mal de l’Empire… Il faudrait les flanquer tous à la Seine, parceque, comme il me l’a expliqué, il n’y a pas avec eux un seul hommecomme il faut.

–&|160;Oh&|160;! continua mademoiselle Saget, ce n’est pas ungrand mal, tant que les imprudences tombent dans les oreilles d’unepersonne comme moi. Vous savez, je me laisserais plutôt couper lamain… Ainsi, hier soir, monsieur Quenu disait…

Elle s’arrêta encore. Lisa avait eu un léger mouvement.

–&|160;Monsieur Quenu disait qu’il fallait fusiller lesministres, les députés, et tout le tremblement.

Cette fois, la charcutière se tourna brusquement, toute blanche,les mains serrées sur son tablier.

–&|160;Quenu a dit ça&|160;? demanda-t-elle d’une voixbrève.

–&|160;Et d’autres choses encore dont je ne me souviens pas.Vous comprenez, c’est moi qui l’ai entendu… Ne vous tourmentez doncpas comme ça, madame Quenu. Vous savez qu’avec moi, rien nesort&|160;; je suis assez grande fille pour peser ce qui conduiraitun homme trop loin… C’est entre nous.

Lisa s’était remise. Elle avait l’orgueil de la paix honnête deson ménage, elle n’avouait pas le moindre nuage entre elle et sonmari. Aussi finit-elle par hausser les épaules, en murmurant, avecun sourire&|160;:

–&|160;C’est des bêtises à faire rire les enfants.

Quand les trois femmes furent sur le trottoir, elles convinrentque la belle Lisa avait fait une drôle de mine. Tout ça, le cousin,les Méhudin, Gavard, les Quenu, avec leurs histoires auxquellespersonne ne comprenait rien, ça finirait mal. Madame Lecœur demandace qu’on faisait des gens arrêtés «&|160;pour la politique&|160;».Mademoiselle Saget savait seulement qu’ils ne paraissaient plus,plus jamais&|160;; ce qui poussa la Sarriette à dire qu’on lesjetait peut-être à la Seine, comme Jules le demandait.

La charcutière, au déjeuner et au dîner, évita toute allusion.Le soir, quand Florent et Quenu s’en allèrent chez monsieurLebigre, elle ne parut pas avoir plus de sévérité dans les yeux.Mais justement, ce soir là, la question de la prochaineconstitution fut débattue, et il était une heure du matin, lorsqueces messieurs se décidèrent à quitter le cabinet&|160;; les voletsétaient mis, ils durent passer par la petite porte, un à un, enarrondissant l’échine. Quenu rentra, la conscience inquiète. Ilouvrit les trois ou quatre portes du logement, le plus doucementpossible, marchant sur la pointe des pieds, traversant le salon,les bras tendus, pour ne pas heurter les meubles. Tout dormait.Dans la chambre, il fut très contrarié de voir que Lisa avaitlaissé la bougie allumée&|160;; cette bougie brûlait au milieu dugrand silence, avec une flamme haute et triste. Comme il ôtait sessouliers et les posait sur un coin du tapis, la pendule sonna uneheure et demie, d’un timbre si clair, qu’il se retourna consterné,redoutant de faire un mouvement, regardant d’un air de furieuxreproche le Gutenberg doré qui luisait, le doigt sur un livre. Ilne voyait que le dos de Lisa, avec sa tête enfouie dansl’oreiller&|160;; mais il sentait bien qu’elle ne dormait pas,qu’elle devait avoir les yeux tout grands ouverts, sur le mur. Cedos énorme, très gras aux épaules, était blême, d’une colèrecontenue&|160;; il se renflait, gardait l’immobilité et le poidsd’une accusation sans réplique. Quenu, tout à fait décontenancé parl’extrême sévérité de ce dos qui semblait l’examiner avec la faceépaisse d’un juge, se coula sous les couvertures, souffla labougie, se tint sage. Il était resté sur le bord, pour ne pointtoucher sa femme. Elle ne dormait toujours pas, il l’aurait juré.Puis, il céda au sommeil, désespéré de ce qu’elle ne parlait point,n’osant lui dire bonsoir, se trouvant sans force contre cette masseimplacable qui barrait le lit à ses soumissions.

Le lendemain, il dormit tard. Quand il s’éveilla, l’édredon aumenton, vautré au milieu du lit, il vit Lisa, assise devant lesecrétaire, qui mettait des papiers en ordre&|160;; elle s’étaitlevée, sans qu’il s’en aperçût, dans le gros sommeil de sondévergondage de la veille. Il prit courage, il lui dit, du fond del’alcôve&|160;:

–&|160;Tiens&|160;! pourquoi ne m’as-tu pas réveillé&|160;?…Qu’est-ce que tu fais là&|160;?

–&|160;Je range ces tiroirs, répondit-elle, très calme, de savoix ordinaire.

Il se sentit soulagé. Mais elle ajouta&|160;:

–&|160;On ne sait pas ce qui peut arriver&|160;; si la policevenait…

–&|160;Comment, la police&|160;?

–&|160;Certainement, puisque tu t’occupes de politique,maintenant.

Il s’assit sur son séant, hors de lui, frappé en pleine poitrinepar cette attaque rude et imprévue.

–&|160;Je m’occupe de politique, je m’occupe de politique,répétait-il&|160;; la police n’a rien à voir là-dedans, je ne mecompromets pas.

–&|160;Non, reprit Lisa avec un haussement d’épaules, tu parlessimplement de faire fusiller tout le monde.

–&|160;Moi&|160;! moi&|160;!

–&|160;Et tu cries cela chez un marchand de vin… MademoiselleSaget t’a entendu. Tout le quartier, à cette heure, sait que tu esun rouge.

Du coup, il se recoucha. Il n’était pas encore bien éveillé. Lesparoles de Lisa retentissaient, comme s’il eût déjà entendu lesfortes bottes des gendarmes, à la porte de la chambre. Il laregardait, coiffée, serrée dans son corset, sur son pied detoilette habituel, et il s’ahurissait davantage, à la trouver sicorrecte dans cette circonstance dramatique.

–&|160;Tu le sais, je te laisse absolument libre, reprit-elleaprès un silence, tout en continuant à classer les papiers&|160;;je ne veux pas porter les culottes, comme on dit… Tu es le maître,tu peux risquer ta situation, compromettre notre crédit, ruiner lamaison… Moi, je n’aurai plus tard qu’à sauvegarder les intérêts dePauline.

Il protesta, mais elle le fit taire d’un geste, enajoutant&|160;:

–&|160;Non, ne dis rien, ce n’est pas une querelle, pas même uneexplication, que je provoque… Ah&|160;! si tu m’avais demandéconseil, si nous avions causé de ça ensemble, je ne dis pas&|160;!On a tort de croire que les femmes n’entendent rien à la politique…Veux-tu que je te la dise, ma politique, à moi&|160;?

Elle s’était levée, elle allait du lit à la fenêtre, enlevant dudoigt les grains de poussière qu’elle apercevait sur l’acajouluisant de l’armoire à glace et de la toilette-commode.

–&|160;C’est la politique des honnêtes gens… Je suisreconnaissante au gouvernement, quand mon commerce va bien, quandje mange ma soupe tranquille, et que je dors sans être réveilléepar des coups de fusil… C’était du propre, n’est-ce pas, en48&|160;? L’oncle Gradelle, un digne homme, nous a montré seslivres de ce temps-là. Il a perdu plus de six mille francs…Maintenant que nous avons l’Empire, tout marche, tout se vend. Tune peux pas dire le contraire… Alors, qu’est-ce que vousvoulez&|160;? Qu’est-ce que vous aurez de plus, quand vous aurezfusillé tout le monde&|160;?

Elle se planta devant la table de nuit, les mains croisées, enface de Quenu, qui disparaissait sous l’édredon. Il essayad’expliquer ce que ces messieurs voulaient&|160;; mais ils’embarrassait dans les systèmes politiques et sociaux de Charvetet de Florent, il parlait des principes méconnus, de l’avènement dela démocratie, de la régénération des sociétés, mêlant le toutd’une si étrange façon, que Lisa haussa les épaules, sanscomprendre. Enfin, il se sauva en tapant sur l’Empire&|160;:c’était le règne de la débauche, des affaires véreuses, du vol àmain armée.

–&|160;Vois-tu, dit-il en se souvenant d’une phrase de Logre,nous sommes la proie d’une bande d’aventuriers qui pillent, quiviolent, qui assassinent la France… Il n’en faut plus&|160;!

Lisa haussait toujours les épaules.

–&|160;C’est tout ce que tu as à dire&|160;? demanda-t-elle avecson beau sang-froid. Qu’est-ce que ça me fait, ce que tu raconteslà&|160;? Quand ce serait vrai, après&|160;?… Est-ce que je teconseille d’être un malhonnête homme, moi&|160;? Est-ce que je tepousse à ne pas payer tes billets, à tromper les clients, àentasser trop vite des pièces de cent sous mal acquises&|160;?… Tume ferais mettre en colère, à la fin&|160;! Nous sommes de bravesgens, nous autres, qui ne pillons et qui n’assassinons personne.Cela suffit. Les autres, ça ne me regarde pas&|160;; qu’ils soientdes canailles, s’ils veulent&|160;!

Elle était superbe et triomphante. Elle se remit à marcher, lebuste haut, continuant&|160;:

–&|160;Pour faire plaisir à ceux qui n’ont rien, il faudraitalors ne pas gagner sa vie… Certainement que je profite du bonmoment et que je soutiens le gouvernement qui fait aller lecommerce. S’il commet de vilaines choses, je ne veux pas le savoir.Moi, je sais que je n’en commets pas, je ne crains point qu’on memontre au doigt dans le quartier. Ce serait trop bête de se battrecontre des moulins à vent… Tu te souviens, aux élections, Gavarddisait que le candidat de l’empereur était un homme qui avait faitfaillite, qui se trouvait compromis dans de sales histoires. Çapouvait être vrai, je ne dis pas non. Tu n’en as pas moins trèssagement agi en votant pour lui, parce que la question n’était paslà, qu’on ne te demandait pas de prêter de l’argent, ni de fairedes affaires avec ce monsieur, mais de montrer au gouvernement quetu étais satisfait de voir prospérer la charcuterie.

Cependant Quenu se rappelait une phrase de Charvet, cette fois,qui déclarait que «&|160;ces bourgeois empâtés, ces boutiquiersengraissés, prêtant leur soutien à un gouvernement d’indigestiongénérale, devaient être jetés les premiers au cloaque&|160;».C’était grâce à eux, grâce à leur égoïsme du ventre, que ledespotisme s’imposait et rongeait une nation. Il tâchait d’allerjusqu’au bout de la phrase, quand Lisa lui coupa la parole,emportée par l’indignation.

–&|160;Laisse donc&|160;! ma conscience ne me reproche rien. Jene dois pas un sou, je ne suis dans aucun tripotage, j’achète et jevends de bonne marchandise, je ne fais pas payer plus cher que levoisin… C’est bon pour nos cousins, les Saccard, ce que tu dis là.Ils font semblant de ne pas même savoir que je suis à Paris&|160;;mais je suis plus fière qu’eux, je me moque pas mal de leursmillions. On dit que Saccard trafique dans les démolitions, qu’ilvole tout le monde. Ça ne m’étonne pas, il partait pour ça. Il aimel’argent à se rouler dessus, pour le jeter ensuite par lesfenêtres, comme un imbécile… Qu’on mette en cause les hommes de satrempe, qui réalisent des fortunes trop grosses, je le comprends.Moi, si tu veux le savoir, je n’estime pas Saccard… Mais nous, nousqui vivons si tranquilles, qui mettrons quinze ans à amasser uneaisance, nous qui ne nous occupons pas de politique, dont tout lesouci est d’élever notre fille et de mener à bien notrebarque&|160;! allons donc, tu veux rire, nous sommes d’honnêtesgens&|160;!

Elle vint s’asseoir au bord du lit. Quenu était ébranlé.

–&|160;Écoute-moi bien, reprit-elle d’une voix plus profonde. Tune veux pas, je pense, qu’on vienne piller ta boutique, vider tacave, voler ton argent&|160;? Si ces hommes de chez monsieurLebigre triomphaient, crois-tu que, le lendemain, tu seraischaudement couché comme tu es là&|160;? et quand tu descendrais àla cuisine, crois-tu que tu te mettrais paisiblement à tesgalantines, comme tu le feras tout à l’heure&|160;? Non, n’est-cepas&|160;?… Alors, pourquoi parles-tu de renverser le gouvernement,qui te protège et te permet de faire des économies&|160;? Tu as unefemme, tu as une fille, tu te dois à elles avant tout. Tu seraiscoupable, si tu risquais leur bonheur. Il n’y a que les gens sansfeu ni lieu, n’ayant rien à perdre, qui veulent des coups de fusil.Tu n’entends pas être le dindon de la farce, peut-être&|160;! Restedonc chez toi, grande bête, dors bien, mange bien, gagne del’argent, aie la conscience tranquille, dis-toi que la France sedébarbouillera toute seule, si l’Empire la tracasse. Elle n’a pasbesoin de toi, la France&|160;!

Elle riait de son beau rire, Quenu était tout à fait convaincu.Elle avait raison, après tout&|160;; et c’était une belle femme,sur le bord du lit, peignée de si bonne heure, si propre et sifraîche, avec son linge éblouissant. En écoutant Lisa, il regardaitleurs portraits, aux deux côtés de la cheminée&|160;; certainement,ils étaient des gens honnêtes, ils avaient l’air très comme ilfaut, habillés de noir, dans les cadres dorés. La chambre, elleaussi, lui parut une chambre de personnes distinguées&|160;; lescarrés de guipure mettaient une sorte de probité sur leschaises&|160;; le tapis, les rideaux, les vases de porcelaine àpaysages, disaient leur travail et leur goût du confortable. Alors,il s’enfonça davantage sous l’édredon, où il cuisait doucement,dans une chaleur de baignoire. Il lui sembla qu’il avait failliperdre tout cela chez monsieur Lebigre, son lit énorme, sa chambresi bien close, sa charcuterie, à laquelle il songeait maintenantavec des remords attendris. Et, de Lisa, des meubles, de ces chosesdouces qui l’entouraient, montait un bien-être qui l’étouffait unpeu, d’une façon délicieuse.

–&|160;Bêta, lui dit sa femme en le voyant vaincu, tu avais prisun beau chemin. Mais, vois-tu, il aurait fallu nous passer sur lecorps, à Pauline et à moi… Et ne te mêle plus de juger legouvernement, n’est-ce pas&|160;? Tous les gouvernements sont lesmêmes, d’abord. On soutient celui-là, on en soutiendrait un autre,c’est nécessaire. Le tout, quand on est vieux, est de manger sesrentes en paix, avec la certitude de les avoir bien gagnées.

Quenu approuvait de la tête. Il voulut commencer unejustification.

–&|160;C’est Gavard… murmura-t-il.

Mais elle devint sérieuse, elle l’interrompit avecbrusquerie.

–&|160;Non, ce n’est pas Gavard… Je sais qui c’est. Celui-làferait bien de songer à sa propre sûreté, avant de compromettre lesautres.

–&|160;C’est de Florent que tu veux parler&|160;? demandatimidement Quenu, après un silence.

Elle ne répondit pas tout de suite. Elle se leva, retourna ausecrétaire, comme faisant effort pour se contenir. Puis, d’une voixnette&|160;:

–&|160;Oui, de Florent… Tu sais combien je suis patiente. Pourrien au monde, je ne voudrais me mettre entre ton frère et toi. Lesliens de famille, c’est sacré. Mais la mesure est comble, à la fin.Depuis que ton frère est ici, tout va de mal en pis… D’ailleurs,non, je ne veux rien dire, ça vaudra mieux.

Il y eut un nouveau silence. Et, comme son mari regardait leplafond de l’alcôve, l’air embarrassé, elle reprit avec plus deviolence&|160;:

–&|160;Enfin, on ne peut pas dire, il ne semble pas mêmecomprendre ce que nous faisons pour lui. Nous nous sommes gênés,nous lui avons donné la chambre d’Augustine, et la pauvre fillecouche sans se plaindre dans un cabinet où elle manque d’air. Nousle nourrissons matin et soir, nous sommes aux petits soins… Rien.Il accepte cela naturellement. Il gagne de l’argent, et on ne saitseulement pas où ça passe, ou plutôt on ne le sait que trop.

–&|160;Il y a l’héritage, hasarda Quenu, qui souffraitd’entendre accuser son frère.

Lisa resta toute droite, comme étourdie. Sa colère tomba.

–&|160;Tu as raison, il y a l’héritage… Voilà le compte, dans cetiroir. Il n’en a pas voulu, tu étais là, tu te souviens&|160;?Cela prouve que c’est un garçon sans cervelle et sans conduite.S’il avait la moindre idée, il aurait déjà fait quelque chose aveccet argent… Moi, je voudrais bien ne plus l’avoir, ça nousdébarrasserait… Je lui en ai déjà parlé deux fois&|160;; mais ilrefuse de m’écouter. Tu devrais le décider à le prendre, toi… Tâched’en causer avec lui, n’est-ce pas&|160;?

Quenu répondit par un grognement, Lisa évita d’insister, ayantmis, croyait-elle, toute l’honnêteté de son côté.

–&|160;Non, ce n’est pas un garçon comme un autre,recommença-t-elle. Il n’est pas rassurant, que veux-tu&|160;! Je tedis ça, parce que nous en causons… Je ne m’occupe pas de saconduite, qui fait déjà beaucoup jaser sur nous dans le quartier.Qu’il mange, qu’il couche, qu’il nous gêne, on peut le tolérer.Seulement, ce que je ne lui permettrai pas, c’est de nous fourrerdans sa politique. S’il te monte encore la tête, s’il nouscompromet le moins du monde, je t’avertis que je me débarrasseraide lui carrément… Je t’avertis, tu comprends&|160;!

Florent était condamné. Elle faisait un véritable effort pour nepas se soulager, laisser couler le flot de rancune amassée qu’elleavait sur le cœur. Il heurtait tous ses instincts, la blessait,l’épouvantait, la rendait véritablement malheureuse. Elle murmuraencore&|160;:

–&|160;Un homme qui a eu les plus vilaines aventures, qui n’apas su se créer seulement un chez lui… Je comprends qu’il veuilledes coups de fusil. Qu’il aille en recevoir, s’il les aime&|160;;mais qu’il laisse les braves gens à leur famille… Puis il ne meplaît pas, voilà&|160;! Il sent le poisson, le soir, à table. Çam’empêche de manger. Lui, n’en perd pas une bouchée&|160;; et pource que ça lui profite&|160;! Il ne peut pas seulement engraisser,le malheureux, tant il est rongé de méchanceté.

Elle s’était approchée de la fenêtre. Elle vit Florent quitraversait la rue Rambuteau, pour se rendre à la poissonnerie.L’arrivage de la marée débordait, ce matin-là&|160;; les mannesavaient de grandes moires d’argent, les criées grondaient. Lisasuivit les épaules pointues de son beau-frère entrant dans lesodeurs fortes des Halles, l’échine pliée, avec cette nausée del’estomac qui lui montait aux tempes&|160;; et le regard dont ellel’accompagnait était celui d’une combattante, d’une femme résolueau triomphe.

Quand elle se retourna, Quenu se levait. En chemise, les piedsdans la douceur du tapis de mousse, encore tout chaud de la bonnechaleur de l’édredon, il était blême, affligé de la mésintelligencede son frère et de sa femme. Mais Lisa eut un de ses beauxsourires. Elle le toucha beaucoup en lui donnant seschaussettes.

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